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TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS

LES TEMOIGNAGES DES EXPERTS
Les témoignages sur la notion de groupe (suite)

Messieurs Hervé LE FLOC'H-LOUBOUTIN, Directeur à la direction générale des Impôts (DGI) et Philippe DURAND, Sous directeur de la législation fiscale (9 février 1999)

Avertissement

Conformément aux alinéas 1er et 3 de l'article 142 du règlement de l'Assemblée nationale qui disposent que « les personnes entendues par une commission d'enquête sont admises à prendre connaissance du compte-rendu de leur audition », (les intéressés ayant la faculté de produire des observations par écrit), toutes les personnalités entendues ont été invitées à faire part des observations éventuelles que pouvait appeler de leur part le procès-verbal de leur audition.
Certaines n'ayant pas cru devoir donner suite à cette invitation, la Commission a été amenée à considérer que leur silence valait approbation et le procès-verbal les concernant est publié dans le texte qui leur a été soumis.
En outre, un certain nombre de personnalités ont eu l'obligeance de transmettre à la Commission divers documents, soit avant, soit à l'issue de leur audition. Le volume de ces dépôts ou de ces envois est tel qu'il a été matériellement impossible de les reproduire au sein du présent rapport qui s'en tient strictement aux procès-verbaux des auditions.
Seul le relevé des aides reçues par le groupe Moulinex, tel qu'il a été fourni par sa direction, fait exception dans la mesure où ce relevé constitue une information essentielle à la réflexion de la commission d'enquête, celle-ci regrettant que les autres groupes n'aient pu fournir les mêmes renseignements avec autant de précision.

Le témoignage de la Direction Générale des Impôts et l'approche fiscale

Audition de MM. Hervé LE FLOC'H-LOUBOUTIN,
Directeur et

Philippe DURAND,
Sous directeur de la législation fiscale

à la direction générale des impôts (DGI),

(extrait du procès verbal de la séance du 9 février 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Hervé Le Floc'h-Louboutin et Philippe Durand sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Hervé
Le Floc'h-Louboutin et Philippe Durand prêtent serment.

M. Hervé LE FLOC'H-LOUBOUTIN : Je vais vous donner le point de vue d'un fiscaliste et il me semble que je peux, en me centrant sur deux thèmes, répondre au moins pour partie à vos préoccupations.

D'abord en portant un jugement sur la compétitivité et l'attractivité de notre fiscalité directe sur les entreprises, en insistant notamment sur les régimes spécifiques aux groupes de sociétés (puisqu'ils sont au coeur de votre réflexion), en disant en quoi ces régimes sont ou non comparables à ceux de nos principaux partenaires.

Ensuite en analysant le processus de délocalisation : quels sont les outils dont dispose le fiscaliste pour lutter contre lui ? Où en est le débat sur la compétition fiscale dommageable entre les États et ses incidences pour les pays qui la pratiquent moins que d'autres ?

Je ne parlerai que de la fiscalité des entreprises et non de celle des personnes physiques même si les sujets sont liés. Je n'évoquerai pas non plus les prélèvements sociaux et le coût du travail.

Premier thème : que dire de la compétitivité/attractivité de notre système de prélèvement fiscal direct sur les entreprises ?

Le constat est schématiquement le suivant.

L'impôt français sur les sociétés a un poids relatif qui reste modéré par rapport à celui de nos principaux partenaires de l'Union européenne mais très curieusement le chiffres dont nous disposons ne sont pas très bons : ce sont essentiellement les statistiques de l'OCDE et c'est sur elles que je me fonderai pour porter mon appréciation.

La moyenne par rapport au PIB tourne autour de 3 % en 1996. La France se situe à 1,7 %, l'Allemagne à 1,1, les États-Unis à 2,7, la Grande-Bretagne à 3,6  : l'ensemble est donc assez disparate et il faut considérer ces chiffres avec prudence parce qu'on n'est jamais sûr de comparer des éléments comparables. Par exemple, l'Allemagne inclut un peu de fiscalité locale. Aux États-Unis , une partie de l'impôt sur les sociétés va à l'État fédéral et l'autre aux Etats fédérés et cette partie correspond en conséquence à notre fiscalité locale. Par contre, dans le pourcentage français, il n'y a pas les impôts locaux.

S'agissant de l'impôt sur les sociétés, la France est donc à un niveau - en première analyse - relativement modéré quoique sensiblement supérieur à l'Allemagne puisque - hors taxe professionnelle - nous sommes à 1,7 point de PIB alors que l'Allemagne - fiscalité locale en partie comprise - n'est qu'à 1,1.

Quel est le taux d'impôt français sur les sociétés ? Compte tenu des majorations qui subsistent encore, il est environ de 40 % et se situe dans le haut de la fourchette par rapport à nos principaux partenaires de l'Union européenne ou de l'OCDE. Le Japon est très au-dessus. Les États-Unis , comme les Pays Bas, sont - avec 35 % - comparables à la France. L'Allemagne a deux taux d'imposition sur les sociétés : 30 et 40 %. La Grande-Bretagne a un taux progressif qui commence à 20 et se termine à 30. Les Pays-Bas sont à 35, la Suède à 28. L'Italie pratique un double taux qui oscille entre 19 et 37 mais, en réalité, tend vers 27 %

En fait, sur les dix-sept grands pays, le taux moyen mathématique est de l'ordre de 33  tandis que la France est à 40.

Il est clair que, depuis le milieu des années quatre-vingt, on constate un mouvement général de baisse des taux d'impôt sur les sociétés dans l'OCDE. Il faut être conscient que ce mouvement se poursuit dans certains pays : l'Angleterre continue de baisser son taux d'imposition sur les sociétés, l'Italie aussi et de beaucoup, le Japon également. Très près de nous, un pays membre de l'Union européenne prépare une réforme qui préoccupe l'ensemble des Etats : c'est l'Irlande qui envisage d'instituer en 2003 un taux d'impôt sur les sociétés à 12,5 %. En fait ce pays a un double système : un taux normal d'imposition sur les sociétés comparable à celui de la Grande-Bretagne - c'est à dire un taux progressif dont la fourchette se situe entre 22 et 34 % - et un taux de 10 % pour des activités manufacturières localisées dans diverses zones préférentielles. Mais comme les Irlandais savent qu'ils vont être condamnés pour compétition fiscale déloyale, ils comptent anticiper en fusionnant tous leurs régimes sur la base d'un taux unique de 12,5 %.

Toutefois ce mouvement orienté à la baisse est compensé par un élargissement de l'assiette.

Que penser de la situation française en la matière ?

L'exercice est beaucoup plus difficile à mener car les règles sont assez disparates au sein de l'Union européenne. Comment définir des références ? Selon les cas, nous sommes en position plus ou moins favorable mais un jugement qualitatif d'ensemble reste assez difficile à porter.

De manière schématique, nous sommes plus sévères que nos partenaires sur les plus-values à long terme : en France, il existe un régime de taxation des plus-values soit au taux normal de l'impôt sur les sociétés, soit au taux de 19 %. Or la règle, pour la plupart de nos partenaires de l'Union européenne est l'exonération, ce qui constitue un véritable problème, notamment pour ce qui concerne la localisation des holdings. Sur ce plan, nous ne sommes pas en situation de compétition optimum.

Sur les règles d'évaluation des stocks, nous ne suivons pas la règle LIFO et nous sommes donc en position plutôt moins favorable que nos partenaires. La même situation prévaut en matière de déduction des frais généraux.

En revanche, les règles d'amortissement, nous mettent plutôt, me semble-t-il, en bonne position ; peut-être un peu moins que les Britanniques qui sont sans doute plus souples, mais notre régime de l'amortissement dégressif est assez favorable à l'investissement.

Nos règles relatives au report déficitaire sont également favorables et en termes de provisionnement, nous ne sommes pas trop mal positionnés non plus.

Le régime de la distribution et de la circulation des dividendes est assez favorable entre mère et fille mais, en revanche, s'agissant de la distribution de dividendes aux personnes physiques, notre régime n'est pas le plus performant de l'Union européenne.

La mécanique de l'avoir fiscal se défend même si elle prête parfois à confusion ; mais, compte tenu d'un taux d'impôt sur les sociétés qui est plutôt en haut de la fourchette et d'un taux d'impôt sur le revenu relativement élevé, la taxation des dividendes distribués aux personnes physiques est assez forte par rapport à certains de nos partenaires même si elle n'est pas parmi les plus pénalisantes.

Au total, en dehors du problème des plus-values à long terme qu'il faudra essayer de régler dans le cadre de discussions communautaires - même si c'est très difficile - il n'y a pas de sujet qui constitue une préoccupation majeure à l'exception de deux handicaps - en terme d'attractivité fiscale - que je veux mettre en évidence.

Le premier est le poids des impôts locaux que supportent les entreprises. En France, il est grosso modo de 2,5 points de PIB, soit en 1996 150 milliards de francs - taxe professionnelle et quote-part du foncier bâti -. Le ratio comparable en Allemagne est de 1,34, en Belgique de 1,20, en Espagne de 0,7, aux États-Unis de 1,6, en Grande-Bretagne de 2 % environ.

La particularité des impôts locaux et leur rythme de progression constituent aussi des problèmes importants mais ce qui les rend plus pénalisants encore, par rapport à l'impôt sur les sociétés, c'est leur caractère de coût fixe. Le taux d'imposition sur les sociétés peut être élevé mais, s'il n'y a pas de bénéfice, il n'y a pas d'imposition, tandis que les impôts locaux sont toujours dus. C'est, à mes yeux, le problème majeur de la taxe professionnelle qu'on n'a jamais voulu, ou pu, ou su prendre en compte et c'est l'un des intérêts de la réforme de la taxe professionnelle entreprise dans loi de finances pour 1999. J'insiste sur cet aspect coût fixe. Les Allemands ont une taxe professionnelle, les Italiens aussi. Dans le premier cas, elle est assise sur les bénéfices, dans le second sur la valeur ajoutée, donc sur des concepts économiques et comptables variables. Mais admettre la variabilité de l'assiette, c'est admettre aussi l'instabilité des ressources des collectivités locales et c'est une des raisons pour lesquelles nul n'a souhaité en France s'engager dans cette direction.

Le deuxième problème moins connu mais tout aussi évident réside dans la taxation des activités mobiles : à la différence de certains pays - de l'Union européenne en particulier - la France n'a pas véritablement développé de régime susceptible d'attirer les activités non-résidentes. Ces activités mobiles recouvrent de manière très schématique soit certains compartiments de l'activité entreprenariale - quartier général, centre de coordination, centre de distribution, société de financement intragroupe, holding de groupes, etc.- soit des secteurs d'activité telle que la réassurance...

Certes la France a fini par mettre en place un régime spécifique des quartiers généraux, au point d'en attirer cent soixante ce qui n'est pas médiocre en termes de résultat, mais elle n'a pas mené de politique générale - et c'est tout à son honneur - de compétition fiscale visant les activités mobiles. Il est vrai qu'à la différence des pays qui l'ont mené, nous avons une base économique suffisamment diversifiée pour ne pas avoir besoin de cette espèce de stratégie de niches.

Fondamentalement, et telle a été l'option des ministres des finances successifs, la France n'a jamais vraiment accepté - intellectuellement et politiquement - d'entrer dans une logique du moins-disant fiscal quoique - depuis le début des années quatre-vingt - la suppression du contrôle des changes et l'ouverture des économies nous en menacent comme tendent à le prouver les travaux menés au sein de l'Union européenne et de l'OCDE sur le Code de bonne conduite et sur la compétition fiscale dommageable.

J'ajouterai quelques mots sur les régimes de fiscalité de groupe en essayant de répondre à la question : y a-t-il, dans ce domaine, une spécificité française ? Le fisc a-t-il une faiblesse particulière pour les groupes ?

Mon raisonnement portera sur les trois types de fiscalité : la circulation des dividendes et le régime mère-fille, le régime de l'intégration fiscale et le régime du consolidé qui sont trois régimes d'intégration croissante, la vraie fiscalité de groupe se trouvant au niveau de l'intégration fiscale et du régime du consolidé, le régime mère-fille constituant un régime d'intégration limité à la circulation des dividendes.

Le régime mère-fille de circulation des dividendes permet à une société mère de bénéficier de l'exonération des dividendes qui remontent de ses filiales. L'avantage donné à la société mère est un avantage de trésorerie : au moment où cette société redistribue les dividendes provenant de ses filiales, une mécanique de taxation s'enclenche - souvent jugée infernale et difficile à comprendre - à savoir la mise en place d'un système de précompte. Les résultats sont initialement exonérés au niveau de la filiale puis taxés au niveau de la mère où la distribution des dividendes ouvre droit à l'avoir fiscal. Par ailleurs, c'est un régime neutre au regard de la nationalité des filiales, qui ne crée pas de distorsion au profit ou au détriment de telle ou telle catégorie de filiales, qui s'applique indistinctement et indifféremment aux produits remontant des filiales étrangères ou françaises.

Ce régime est assez comparable à celui de nos partenaires européens même si, en fait, il existe chez eux deux régimes. Certains appliquent des régimes du type régime mère-fille, c'est-à-dire l'exonération puis la taxation au moment de la redistribution par la mère : ainsi du Danemark, de l'Espagne, du Luxembourg, des Pays-Bas. D'autres pays appliquent un système dans lequel les dividendes de filiales sont taxés. Si ces filiales sont de sociétés étrangères, un crédit d'impôt égal à l'impôt sur les sociétés supporté à l'étranger est ristourné à la société-mère, ristourne en général plafonné dans la limite de l'impôt sur les sociétés payé dans l'État de résidence. C'est le régime britannique qui revient, en fait, au même que le régime d'exonération de type mère-fille. Ce régime mère-fille est, en fait, d'application générale au sein des pays de l'Union européenne ou de l'OCDE.

Les régimes d'intégration fiscale permettent quant à eux, au sein d'un groupe constitué selon la définition française de filiales détenues à plus de 95 %, de compenser de manière instantanée les pertes et les bénéfices des différentes filiales. Il en est de même pour les plus ou moins-values. Ce régime procure, comme le régime précédent, un avantage qui est d'abord un avantage de trésorerie. Il permet à la société mère d'imputer immédiatement sur le bénéfice de sa filiale «A» les pertes de sa filiale «B» même si ces dernières étaient de toute manière reportables en amont.

Le régime de fiscalité de groupe autorise une compensation immédiate entre des pertes et des bénéfices. Sans lui, les pertes auraient été compensées toute façon mais deux ou trois ans plus tard.

Ce régime ne s'applique qu'aux filiales françaises d'un groupe intégré et crée ainsi une « discrimination positive » en faveur des filiales françaises. Il est assez largement répandu en France puisque, d'après les statistiques, 6 000 groupes au sens fiscal du terme - c'est-à-dire ceux formés de filiales détenues à 95 % au moins par la société-mère - bénéficient de ce régime qui concernent ainsi 23 000 sociétés.(vérifier ce dernier chiffre)

Ce régime va très au-delà des grands groupes et s'applique tant aux groupes de petite taille qu'aux grandes PME puisque 90 % des 6 000 groupes concernés ont moins de cinq filiales et que la moitié n'en a qu'une. Il est assez comparable à celui de nos partenaires qui, en général, le réservent à leurs filiales résidentes détenues à plus de 90 %.

Enfin, le régime dit du bénéfice consolidé est propre à la France. En termes de territorialité de l'impôt sur les sociétés la France a, en effet, une approche plus restrictive que la plupart de nos partenaires européens ou des pays de l'OCDE. Le principe généralement admis en la matière est celui du bénéfice mondial. On consolide dans le pays de résidence - au cas particulier, la France - les résultats de la société française et ceux de ses succursales étrangères. Mais pour des raisons historiques et intellectuelles, la France n'a jamais voulu vraiment entrer dans cette logique. Probablement parce qu'elle s'est fondée sur un raisonnement plus économique que juridique, elle n'a jamais estimé qu'il fallait créer une telle distorsion en termes fiscaux entre des filiales et des succursales.

En conséquence, elle a toujours maintenu ce principe de spécificité des règles de territorialité de l'impôt sur les sociétés et s'est toujours limitée à une notion de territorialité assez restrictive. Cela explique qu'elle n'ait ouvert qu'à un nombre de cas, au demeurant très limité, un régime qui constitue une totale dérogation aux règles de territorialité : c'est le fameux régime du bénéfice consolidé qui permet à un groupe de sociétés constitué de filiales détenues à plus de 50 % par la société-mère de consolider les pertes et les bénéfices de l'ensemble de ses filiales ou succursales sur le plan mondial, c'est à dire de filiales qui, pour certaines, ne sont pas résidentes.

Il serait logique que ce régime, assez original, attire un grand nombre de groupes ; or, paradoxalement, une quinzaine de groupes seulement en bénéficient aujourd'hui. Pourquoi ? A cela, plusieurs raisons. Ce dispositif fiscal représente des coûts de gestion élevés pour les entreprises-mères puisqu'il suppose qu'elles retraitent les résultats de toutes leurs filiales dans le monde selon la méthode française. Il peut conduire à taxer en France des résultats obtenus dans des pays où l'impôt sur les sociétés est sensiblement inférieur ce qu'une politique d'optimisation fiscale conduit à écarter.

Pour y trouver un intérêt il faut, par construction, réaliser des pertes à l'étranger et pouvoir les imputer sur les bénéfices réalisés en Françe, donc, ce régime n'a d'intérêt qu'en période d'initialisation ou de redéploiement de l'activité d'un groupe dans le monde. Par exemple, un groupe décide de partir à la conquête de l'Asie. Il sait que, dans un premier temps, il va perdre de l'argent et que le retour sur investissement ne peut être envisagé que dans quelques années. Le régime du consolidé peut permettre de traiter ce type de problème. Encore faut-il être dans cette situation, c'est-à-dire avoir des foyers de pertes significatifs hors de France. Bref ce régime, conceptuellement intéressant, ne l'est pas toujours en pratique et de grands groupes français ont demandé à l'abandonner parce qu'il devenait fiscalement pénalisant.

En dehors de ce régime consolidé, il n'y a pas dans notre fiscalité des groupes de différences très significatives par rapport à celles de nos partenaires. Nous sommes à peu près en phase et si le régime du consolidé peut créer une distorsion fiscale en faveur des délocalisations il apparaît que les groupes qui en bénéficient n'ont nullement délocalisé leur activité.

J'en viens ainsi au second thème : la lutte contre la délocalisation pour raison fiscale et la compétition fiscale dommageable.

De quels outils disposons-nous dans ce domaine ?

Nous sommes dans une phase d'ouverture des marchés, d'émergence de nouveaux pôles économiques dans le monde ce qui s'est traduit par un accroissement - depuis le début des années quatre vingt - de la compétition entre les entreprises et les Etats, notamment de la compétition fiscale. Les entreprises elles-mêmes se mondialisent, prennent conscience de leur intérêt à adapter au mieux leur gestion en fonction de la fiscalité, ont à son égard une attitude moins passive que précédemment et recrutent pour ce faire des experts fiscaux de plus en plus «pointus».

Comment les Etats eux-mêmes réagissent-ils ?

Ils ont d'abord, selon une méthode classique, renforcé en «interne» leurs propres outils de lutte contre la délocalisation fiscale. Ensuite, selon une méthode plus nouvelle et sans doute plus porteuse d'avenir, ils ont commencé à mettre en place des instruments collectifs de lutte contre la compétition fiscale dommageable. La lutte solitaire contre les paradis fiscaux a, en effet, ses limites. Elle n'empêche guère la compétition fiscale de s'accroître. Aussi le milieu des années quatre vingt dix a-t-il conduit à rechercher des solutions collectives.

Je vais développer ces deux points.

J'évoquerai quelques-unes des mesure unilatérales que nous avons prises, qui se retrouvent chez la plupart de nos partenaires, ce qui est assez logique puisqu'ils sont confrontés aux mêmes difficultés.

Des entreprises peuvent d'abord délocaliser leurs résultats en jouant sur leur facturation interne, pratique facilement utilisable sous réserve des contraintes que susccitent le contrôle interne de leur propre gestion. Aussi avons-nous mis en place des dispositifs qui permettent de corriger les prix internes de transfert et l'article 57 du Code général des impôts permet à l'administration fiscale, en tant que de besoin, de corriger ou de réintégrer dans les résultats d'une entreprise résidente les pertes ou bénéfices résultant de manipulation des prix de transfert et ce dispositif a été renforcé, comme les autres d'ailleurs, au cours des années récentes, notamment par l'allongement du délai de reprise de l'administration dans le cadre d'une procédure qui fait souvent appel à l'assistance fiscale internationale.

Des entreprises peuvent également délocaliser leurs bénéfices vers des pays à fiscalité privilégiée. Or, l'article 209 B du Code général des impôts permet à l'administration fiscale - lorsqu'elle s'aperçoit qu'une entreprise possède une filiale localisée dans un pays où l'impôt sur les sociétés est un tiers inférieur au moins à celui de la France - de rapatrier, nonobstant les règles de territorialité, la quote-part des résultats de cette filiale au prorata de sa participation dans ladite société. Ce dispositif est extrêmement utile puisqu'il s'applique non seulement aux paradis fiscaux mais aussi, le cas échéant, à des pays qui pratiquent des régimes fiscaux privilégiés - en clair, il peut être utilisé pour taxer une holding située aux Pays-Bas ou au Luxembourg - mais, un jour ou l'autre, on «butera» sur des problèmes de compatibilité juridique entre ce légitime emploi des instruments fiscaux de lutte contre des pratiques fiscales dommageables et d'autres principes généraux du droit communautaire tels que la liberté d'établissement. A titre d'exemple, l'article 209 B a été utilisé 119 fois en 1995 et 219 fois en 1997.

Enfin, l'article 238 bis permet de rapatrier les résultats d'une entreprise qui confie à un trust, situé en n'importe quel point de la planète, une partie de ses actifs à charge de les faire fructifier, les fruits étant destinés à couvrir, à terme, ses engagements.

Mais ces mécanismes, par construction, reposent sur la négation des règles de territorialité qui sont «oubliées» quand il s'agit de lutter contre des pratiques qu'à tort ou à raison nous estimons, sous le contrôle du juge, dommageables et non conformes à la loi.

Nous sommes assez en avance pour ce qui concerne la taxation des trusts puisque nous sommes les seuls avec les Anglais à bénéficier d'un dispositif. En revanche, beaucoup de pays de l'Union européenne ont à leur disposition des régimes de taxation à l'encontre des pays à fiscalité privilégiée à l'exception notable des Pays-Bas et de l'Italie. Toutefois, il faut être conscient des limites de l'utilisation de ces dispositifs, la bonne réaction face aux problèmes de délocalisation étant de se réunir et d'essayer de régler en amont certaines difficultés.

C'est le deuxième thème que je veux évoquer : celui de la lutte contre la compétition fiscale dommageable. Au milieu des années quatre vingt dix est apparu une espèce de consensus entre des pays de sensibilités très différentes sur l'impossibilité de jouer la logique de moins-disant fiscal, au risque d'avoir une déformation des systèmes fiscaux conduisant à alléger l'impôt sur ce qui est mobile et à l'accroître sur ce qui ne l'est pas.

C'est ainsi que l'on a vu, au sein de l'Union européenne - je le dis sans aucune polémique - la fiscalité sur le capital s'alléger sensiblement au cours des années quatre vingt et corrélativement celle sur le travail augmenter quoique - phénomène beaucoup plus subtil - il y ait aussi le risque de délocalisation du travail hautement qualifié.

Tout le monde est plus ou moins conscient de ces difficultés. Certains réagissent plutôt en termes d'équité, d'autres en termes de neutralité des systèmes fiscaux mais il existe une espèce de consensus sur l'impossibilité d'aller jusqu'au bout de la logique du moins-disant fiscal entre des Etats de sensibilités fort différentes. Ce consensus réunit, en effet, au sein de l'OCDE des pays comme le Japon, le Canada, l'Australie. Il n'est pas absent des préoccupations de l'Union européenne où le débat sur la compétition fiscale dommageable intervient comme une espèce de succédané à celui de l'harmonisation fiscale. Il en a été question pendant vingt ans sans grand résultat, pour diverses raisons, et curieusement, le débat sur la compétition fiscale dommageable redonne vie à celui sur l'harmonisation fiscale, parce que c'est sans doute aujourd'hui l'angle le plus opérationnel.

Ce consensus a commencé à donner des résultats. L'OCDE a établi un rapport sur la compétition fiscale dommageable et a fait des recommandations. Elle a constitué sur le sujet un forum qui se réunit régulièrement, qui recense les paradis fiscaux, les régimes de compétition fiscale et qui doit faire des propositions aux Etats. Simultanément et parallèlement, de manière un peu compétitive, l'Union européenne agit de même, mais va plus vite. Elle a adopté en décembre 1997 le Code de conduite. Les discussions se poursuivent à un rythme assez accéléré à Bruxelles. Les Etats membres, lors du dernier ECOFIN et du Conseil européen de Vienne, ont pris l'engagement de mener à leur terme les travaux sur le Code de conduite pour le Conseil d'Helsinki à la fin de l'année 1999.

Ce Code de conduite a un objectif : démanteler à l'horizon de cinq ans les régimes fiscaux relatifs aux entreprises qui ont une incidence sur la localisation des activités au sein de l'Union européenne et sont potentiellement dommageables. La définition d'un régime fiscalement dommageable - étroitement inspirée des travaux de l'OCDE - étant assez claire dans le Code de conduite, je ne la reprend pas. Il comporte parallèlement une procédure.

C'est ainsi que les Etats ont recensé tous les régimes qui, au sein de l'Union européenne, sont potentiellement dommageables : environ 230 régimes de compétition fiscale existent, répartis en 5 catégories :

- les régimes de groupe (quartiers généraux, holdings, centres de coordination, etc.) ;

- les régimes dits financiers (réassurance, sociétés de financement intragroupe) ;

- les régimes dits sectoriels (régimes fiscaux spécifiques à certains secteurs économiques, financement de l'audiovisuel, etc...) ;

- les régimes dits régionaux, avec les différents types d'incitations fiscales en faveur de l'aménagement du territoire; ceux du type de la zone de Shannon en Irlande qui ne visent pas le même type d'entreprises n'entrant pas dans cette catégorie;

- enfin, les régimes divers.

L'exercice consiste à examiner si ces régimes sont véritablement dommageables. Actuellement trente d'entre eux ont été examinés qui correspondent aux catégories 1 et 2 et qui sont, du point de vue de la France, de vrais régimes de compétition fiscale. Ces trente régimes ont tous été considérés comme non conformes au Code.

Dans la foulée de l'ECOFIN - en liaison avec d'autres sujets fiscaux qui procèdent de la même logique - il y aura également à Bruxelles, dans le courant du second semestre, une discussion moins technique et plus politique entre les quinze pays.

C'est un exercice assez nouveau et difficile pour les Etats membres de l'Union qui ont présenté assez spontanément leurs régimes même si tous n'ont sans doute pas été présentés et si tous ne sont pas connus. C'est aussi un exercice un peu compliqué mais auquel nous sommes attachés, non pas par souci de «casser» la compétitivité d'autres Etats membres mais par celui de refuser la logique du moins-disant fiscal pour aboutir à la neutralité des régimes fiscaux applicables aux non résidents. Après tout, il n'y a pas de raison de pouvoir constituer une holding seulement au Luxembourg ou aux Pays-Bas !

M. le Président : La précision de votre étude nécessiterait un exposé plus exhaustif encore.

Vous avez évoqué les différents régimes fiscaux qui s'appliquent aux groupes. Il serait intéressant que nous puissions en avoir une évaluation plus précise par le jeu d'une communication écrite.

Vous indiquez que trente régimes de compétition fiscale ont été étudiés. Il serait bon de pouvoir en prendre connaissance par la même voie.

M. Hervé LE FLOC'H-LOUBOUTIN : Nous vous donnerons les éléments sur le coût de ces régimes. Je rappelle qu'ils comportent des avantages en trésorerie. Le coût à l'entrée est élevé dans certains cas, mais il faut le considérer dans la durée.

En revanche, votre deuxième question me pose un problème que je ne sais absolument pas résoudre. J'aurais dû le dire en introduction ; le Conseil des Communautés demande la plus grande confidentialité pour ce qui concerne le Code de bonne conduite. La fameuse liste des 230 régimes n'a jamais circulé. A la demande des pays menacés dans cet exercice, elle ne figure même pas dans le rapport du dernier ECOFIN.

M. le Président : Si, pour lever un doute dans votre esprit, il faut que nous nous adressions à votre ministre, nous le ferons mais je dois rappeler qu'une commission d'enquête dispose de tous pouvoirs sur pièces et sur place.

M. le Rapporteur : Votre exposé a été très riche et détaillé. Il est important. Il exige une nouvelle audition à moins que, si nous n'en avons pas le temps, nous procédions par le jeu de questions et de réponses écrites.

M. Jean-Michel MARCHAND : M'autorisez-vous néanmoins à poser une question ne relevant pas complètement du sujet d'aujourd'hui ? Il s'agit des services fiscaux qui vont désormais utiliser le numéro de Sécurité sociale pour connecter les fichiers fiscaux et sociaux. Vous connaissez notre sentiment.

Mes trois questions sont les suivantes : le système actuel de contrôle fiscal informatisé n'est-il pas suffisant ? N'y a-t-il pas un risque, à terme, que ces fichiers puissent être utilisés par des groupes privés nationaux ou multinationaux ? Quelles sont les garanties données sur ce point ?

M. Hervé LE FLOC'H-LOUBOUTIN : Une réponse rapide : le système actuel n'est-il pas suffisant ? Non, il existait une espèce de confusion. Les organismes de Sécurité sociale effaçaient le numéro sur tous les documents communiqués à l'administration fiscale, celle-ci passait du temps à recréer son propre numéro d'identification, c'était un vrai gâchis en termes de fonctionnement administratif tout en courant le risque de faire du « bricolage ».

Les garanties que prévoit le texte adopté par le Parlement sont extrêmement importantes. Le débat a été très riche au Sénat sur ce dispositif. Il est entouré de toutes les garanties nécessaires. Je vous rappelle que le président de la CNIL peut donner injonction de détruire le fichier dans certains cas. Il y a donc une garantie de non-utilisation par des tiers. Le dispositif est assez bien «verrouillé» puisque le Conseil constitutionnel a considèré qu'il présente des garanties suffisantes. Il est le juge suprême. Il a étudié le dispositif , il en connaît les risques et les dangers. Il a considéré que les garanties nécessaires étaient suffisantes.

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