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TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS
LES TEMOIGNAGES DE LA REPRESENTATION PERMANENTE DE LA FRANCE AUPRES DE L'UNION EUROPENNE, DE LA COMMISSION ET DE SES SERVICES (1)

Les témoignages des Commissaires

__  Monsieur Karel VAN MIERT, Commissaire européen, chargé de la concurrence (16 février 1999).
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Monsieur Mario MONTI, Commissaire européen, chargé de la fiscalité (16 février 1999).

__  Monsieur Yves-Thibault de SILGUY, Commissaire européen, chargé des questions monétaires (16 février 1999).

__  Madame Edith CRESSON, Commissaire européenne, chargée de la recherche et de l'éducation (17 février 1999)

Avertissement

Conformément aux alinéas 1er et 3 de l'article 142 du règlement de l'Assemblée nationale qui disposent que « les personnes entendues par une commission d'enquête sont admises à prendre connaissance du compte-rendu de leur audition », (les intéressés ayant la faculté de produire des observations par écrit), toutes les personnalités entendues ont été invitées à faire part des observations éventuelles que pouvait appeler de leur part le procès-verbal de leur audition.
Certaines n'ayant pas cru devoir donner suite à cette invitation, la Commission a été amenée à considérer que leur silence valait approbation et le procès-verbal les concernant est publié dans le texte qui leur a été soumis.
En outre, un certain nombre de personnalités ont eu l'obligeance de transmettre à la Commission divers documents, soit avant, soit à l'issue de leur audition. Le volume de ces dépôts ou de ces envois est tel qu'il a été matériellement impossible de les reproduire au sein du présent rapport qui s'en tient strictement aux procès-verbaux des auditions.
Seul le relevé des aides reçues par le groupe Moulinex, tel qu'il a été fourni par sa direction, fait exception dans la mesure où ce relevé constitue une information essentielle à la réflexion de la commission d'enquête, celle-ci regrettant que les autres groupes n'aient pu fournir les mêmes renseignements avec autant de précision.
(1) Les auditions ayant été effectuées à Bruxelles et concernant plusieurs Commissaires européens et leurs directeurs de service, le Président de la commission d'enquête a estimé qu'il n'était pas en droit de faire prêter serment hors du territoire national à des personnalités responsables d'une organisation internationale.
Le même régime a été appliqué aux membres de la représentation permanente de la France auprès de l'union europénne.

Audition de M. Karel VAN MIERT,
Commissaire européen chargé de la concurrence

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 février 1999 à Bruxelles)

Présidence de M.  Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Karel VAN MIERT : C'est avec grand plaisir que j'ai accepté votre invitation à avoir un échange de vues dans le cadre de votre mission sur un certain nombre de problèmes et de phénomènes tels que la délocalisation, le comportement d'entreprises multinationales qui s'organisent de plus en plus au niveau mondial par le biais d'acquisitions ou de concentrations ou encore par des alliances.

Ce mouvement est dans l'air du temps. L'année dernière, dans le seul domaine de la concentration d'entreprises, nous avons examiné 250 cas, là où il y avait voilà quelques années encore 60 cas par an. L'évolution est assez phénoménale, et il semble bien que nous allons dépasser ces chiffres cette année. Dans ce cadre-là, nous sommes amenés parfois à examiner des aspects d'aides publiques, sous l'angle de l'aide à la recherche et au développement.

Dans mon introduction, je souhaiterais me concentrer sur un aspect qui a surgi en France et dans d'autres pays de l'Union européenne au cours de ces dernières années, aspect qui a été débattu deux fois lors du Conseil de l'industrie et au Parlement européen, c'est-à-dire le phénomène des délocalisations. Bien entendu, je suis à votre disposition pour discuter d'autres aspects de la politique d'aides publiques et des règles que la Commission est amenée à appliquer. Mais j'ai cru comprendre que les aspects qui vous intéressent plus particulièrement concernent les délocalisations.

La plupart du temps, il me semble - nous avons une étude sur ce point - que les mouvements de délocalisation ou de recentrage de l'activité des entreprises s'expliquent par d'autres éléments que les aides. Il peut y avoir toutes sortes de raisons pour lesquelles l'entreprise ferme tel ou tel site, se concentre sur d'autres, les développe. Il faut donc faire la part des choses quand on est amené à examiner ce phénomène. Il est vrai aussi que le fait de recevoir des aides considérables ou des avantages fiscaux peut contribuer à ce que les délocalisations aient lieu.

En particulier, nous avons examiné le régime fiscal attractif de l'Irlande où les compagnies ne payaient que 10 % de taxes. Qu'avons nous fait pour résoudre le problème de ces aides publiques qui provoquent des délocalisations ?

Nous avons pris les mesures suivantes : tout d'abord, dans le cadre du nouveau régime qui entrera en vigueur à partir de l'an 2000, nous avons considérablement baissé l'intensité des aides que les pouvoirs publics peuvent accorder dans les régions éligibles.

Aujourd'hui encore, dans certaines régions, qui ont certes de graves problèmes de développement quand on compare leur situation avec d'autres, on peut aller jusqu'à une aide atteignant 75 % de l'investissement. Il s'agit d'une intensité d'aide considérable. Dans les régions C, on peut aller jusqu'à 30 %. Les entreprises se déplacent d'une région à l'autre à l'intérieur d'un pays ou d'un pays à l'autre en fonction de l'intensité des aides pouvant être accordées.

Par exemple, en Allemagne, certaines entreprises se sont établies dans les nouveaux Länder puisqu'on peut y donner jusqu'à 35 % d'aides publiques, alors que dans d'autres régions, à l'Ouest, l'aide est nettement moindre, voire nulle.

Par conséquent, nous avons considéré que cette différence dans les intensités d'aides n'était plus de mise ; dans le nouveau régime, nous avons donc réduit le maximum à 40 % et exceptionnellement à 50 %. Un régime un peu spécial reste appliqué pour les régions ultra périphériques dans le Nord ou les îles lointaines.

Le régime normal, pour les régions A, conformément à la nouvelle politique de la Commission, sera de 40 % et exceptionnellement davantage. Pour les régions C, le maximum sera de 20 au lieu de 30 %. On diminue ainsi le danger de délocalisation pour cause d'aides publiques.

Autre instrument que l'on vient de mettre en place : l'encadrement multisectoriel. Il s'agit d'investissements considérables dans des régions éligibles. Nous essayons, par ce nouvel instrument, de vérifier si l'aide élevée que les autorités publiques sont amenées à accorder à ce genre d'investissement, ne va pas au-delà de ce qui est raisonnable par rapport à certains critères comme l'emploi, mais aussi par rapport à l'existence ou non de surcapacité dans le secteur en question.

Par exemple, le fait que les pouvoirs publics accordent des aides considérables pour augmenter une capacité dans un secteur donné déjà surcapacitaire, n'a pas de sens. Nous serons alors amenés à appliquer une politique plus stricte, également dans le but d'éviter que l'on ne délocalise.

On vient également d'introduire une clause pour les fonds structurels et les aides publiques nationales et régionales. Dès lors qu'une aide publique est accordée, l'investissement doit perdurer pendant un minimum de cinq ans ; le bénéficiaire ne peut pas se déplacer en fonction des offres plus attrayantes au-delà des frontières. La durée de cinq ans me paraît un minimum à cet égard.

Il y a un nouvel élément supplémentaire : nous sommes amenés à examiner aujourd'hui avec davantage de sévérité les aides fiscales. On a déjà traité le cas irlandais. Il était clair que dans certains cas, le fait de disposer d'un régime aussi attrayant du point de vue fiscal expliquait certains mouvements. Si ce régime a été autorisé dans le passé, nous avons fait comprendre au gouvernement irlandais que l'on ne pouvait plus continuer ainsi ; ce régime n'étant pas général, il faut le changer. Les autorités irlandaises ont finalement accepté après une négociation difficile.

Le problème se posera maintenant à un autre niveau. Dès lors que le gouvernement irlandais généralise le système - ce n'est pas la Direction chargée de la concurrence qui s'occupe de ce dossier -, il faut trouver des solutions par le biais de l'harmonisation fiscale. Vous savez les difficultés que cela implique en raison du vote à l'unanimité.

Un code a été élaboré par M. Mario Monti en collaboration très étroite avec les Etats membres. On essaie, chemin faisant, d'appréhender ce problème par un minimum d'harmonisation et de coordination, mais, dès lors qu'il ne s'agit pas de mesures générales, c'est la Direction chargée de la concurrence qui s'en occupe.

Aujourd'hui, nous examinons une trentaine de cas dans plusieurs Etats membres qui pratiquent certains avantages spécifiques du point de vue fiscal vis-à-vis de tel ou tel secteur ou vis-à-vis de tel ou tel type d'entreprise. Il convient de regarder ces cas de plus près, car cela peut expliquer que l'entreprise s'établisse plutôt d'un côté d'une frontière que de l'autre. Une série de mesures a donc été conçue et développée ces dernières années pour combattre les délocalisations artificielles.

Pour le reste, on ne peut pas empêcher les délocalisations. Il n'est pas dans nos intentions d'intervenir dans la politique même de la direction d'une entreprise ; ce n'est pas notre rôle. Nous devons nous limiter à essayer d'encadrer les choses de façon telle que l'on puisse éviter les délocalisations artificielles ou qui se font sur le critère de l'aide reçue.

Le problème se pose de plus en plus en dehors de l'Union européenne. Par exemple, la Pologne a créé des zones économiques où l'on ne paie pas d'impôt. Même par rapport à ce que l'on peut recevoir dans l'Est de l'Allemagne, voire en Hongrie ou ailleurs, il y a surenchère dans l'offre d'aides. Là aussi, nous sommes obligés d'imposer un minimum de discipline vis-à-vis des aides publiques dans les Etats candidats à l'adhésion à l'Union européenne.

Voilà donc en quelques mots ce que nous avons déjà préparé, ce qui est en cours de réalisation, et les problèmes qui risquent de se poser dans les prochaines années.

Je suis maintenant à la disposition des membres de votre commission d'enquête pour qu'ils me posent des questions plus précises sur ce domaine ou sur d'autres. Il me paraît préférable en effet de répondre aussi exactement que possible à vos interrogations. Merci de cette occasion de nous engager dans un dialogue.

M. le Rapporteur : Quelle différence pourrait-on faire entre des aides accordées à des entreprises réellement en difficulté, dans des régions où l'emploi est vraiment menacé, et des aides accordées à des entreprises ou des groupes qui ont une structure financière saine, mais situés dans les mêmes zones ? 

On sait que beaucoup d'entreprises ont un taux d'autofinancement très élevé et pourraient sans doute se passer d'aides. Il y a là une « égalité » qui me paraît « inégale », si je puis dire.

Je viens d'une région où un chantier naval est en difficulté. Vous avez signé une lettre il y a quelques jours concernant les Ateliers et Chantiers du Havre, qui ont bénéficié d'une aide publique très forte. Il y a 2.000 emplois à la clef. Je ne vais pas faire des ACH un exemple particulier, mais dans le cadre européen où l'emploi est la préoccupation prioritaire, de quelle manière pourrait-on faire la différence entre des entreprises ou des groupes qui connaissent des difficultés souvent passagères mais réelles, et des établissements qui ne se heurtent pas à de telles difficultés car ils bénéficient d'une situation plus favorable ou d'une maison mère en mesure de les soutenir ?

M. Karel VAN MIERT : Cela me permet de rappeler brièvement certaines règles du jeu de la politique de concurrence dans le domaine des aides publiques. Tout à l'heure, j'ai surtout parlé des aides régionales au titre de la politique régionale, dans des régions éligibles des zones A ou C. Je n'ai pas parlé des fonds structurels qui relèvent d'une autre problématique.

Bien entendu, la politique en matière d'aides publiques est beaucoup plus large. Il y a certains secteurs où le conseil des ministres a décidé qu'on ne peut plus accorder d'aides. Vous vous souvenez qu'il y a dix ans encore, on pouvait donner jusqu'à 29 % d'aides au fonctionnement des chantiers navals. Or, l'Europe est surcapacitaire dans ce domaine : il y avait beaucoup de chantiers et peu de contrats.

Il a alors été décidé d'accorder des aides pour la restructuration, afin de conduire certains chantiers navals à sortir de ce secteur, et de continuer à accorder des aides aux contrats, mais de façon dégressive. Aujourd'hui, le montant de l'aide est de 9 % pour les grands bateaux et de 4,5 % pour les petits bateaux. Le Conseil a décidé que, d'ici à la fin de l'an 2000, les aides au fonctionnement devaient être éliminées.

En revanche, il y a encore certaines possibilités dans les régions éligibles, notamment pour moderniser les investissements sans pour autant élargir la capacité, étant donné le problème de surcapacité. Il ne sert à rien de continuer à donner des aides, surtout quand il s'agit de chantiers qui en ont déjà beaucoup reçues.

La Belgique par exemple n'a plus de chantiers navals ; quoique ce secteur ait reçu des milliards d'aides pendant des années, il n'a pas pu être sauvé. Par conséquent, si un secteur a déjà bénéficié d'aides conséquentes sans avoir réussi à se restructurer de façon à devenir viable, la Commission n'a plus à accorder des aides supplémentaires.

La même règle s'applique dans le secteur sidérurgique. Il y a deux ans environ, après la grave crise précédente - aujourd'hui, on vit une crise non encore déclarée -, il y a eu une série d'opérations d'aides à la restructuration d'entreprises en Italie, en Espagne, en Allemagne. Il a été décidé de ne plus autoriser les aides au secteur sidérurgique car on a estimé que, dorénavant, toutes les entreprises européennes devraient se battre à armes égales.

Cela m'a amené à proposer une décision négative pour les Forges de Clabecq en Belgique, il y a deux ans. Cela a fait beaucoup de vagues. Le premier à demander que l'on soit dur était Usinor. En effet, si l'on continue à maintenir en vie artificiellement les entreprises dans un secteur encore surcapacitaire, en cas de renversement de tendance, l'ensemble du secteur risque de retomber dans une crise profonde avec des conséquences sociales autrement graves.

Pour éviter que la crise ne se propage à l'ensemble du secteur et ne rende les choses plus difficiles, il faut parfois prendre des décisions impopulaires. Je peux en parler : pendant des mois, mon domicile a été menacé de toutes sortes d'actions de la part des travailleurs des Forges de Clabecq. On peut les comprendre. Mais si, à ce moment-là, on ne prend pas ce genre de mesure, tous les secteurs risquent de demander le même traitement de faveur. Si une entreprise reçoit des aides non autorisées, une autre entreprise qui rencontrera des difficultés suivra son exemple et frappera à la porte du gouvernement en citant les aides accordées à d'autres. Bien entendu, les pouvoirs publics ne pourront pas refuser et le problème deviendra autrement important et profond.

Voilà pourquoi dans ces deux secteurs, la Commission est amenée à être très stricte, d'autant plus stricte d'ailleurs que c'est le Conseil des ministres qui a décidé cette rigueur sur proposition, il est vrai, de la Commission.

Encore une fois, si l'on recommence dans un pays à donner des aides publiques, après quelques mois, ce sera le cas partout. Finalement, plus personne n'y gagne. Ainsi, souvent, on rend les choses encore plus difficiles.

M. le Rapporteur :  Vous parliez de surcapacité. Comment sont-elles évaluées ? Le sont-elles au plan national, au plan communautaire ou au plan international ? 

Dans le cas où elles sont évaluées au plan international ou même au plan communautaire, comment justifier que, pour lutter contre la crise dans le sud-est asiatique, des aides massives aient été accordées dans le secteur de la construction navale, en Corée en particulier, alors qu'il ne fait guère de doute que les pays asiatiques vont en profiter pour baisser de façon massive les prix de la construction navale et casser le système de concurrence que l'on veut justement défendre.

Par ailleurs, en Allemagne par exemple, on sait que la relation entre les entreprises et les banques n'est pas du tout la même qu'en France et dans d'autres pays. N'y a-t-il pas là distorsion ou possibilité de distorsion de concurrence ?

M. Karel VAN MIERT : En ce qui concerne l'Allemagne, il faut faire la distinction entre l'Est et l'Ouest. L'Ouest est dans la même situation que la France ou les autres Etats membres. L'Est bénéficie, ou a bénéficié, d'aides publiques assez considérables pour réduire la capacité, ce qui a été fait. Nous avons fixé des limites dont nous continuons à surveiller le respect. Nous sommes ainsi sur le point de prendre des mesures de sanction contre un chantier naval qui a dépassé la limite des capacités retenue.

Cette opération a été acceptée à l'époque en échange d'une réduction considérable de capacités et d'engagements stricts au niveau de chaque chantier naval. Mais nous continuons notre travail de surveillance pour que les engagements soient bien tenus. Si ce n'est pas le cas, nous réagissons, y compris en imposant des amendes.

Notre objectif est largement atteint en Allemagne de l'Est ; les chantiers ont été privatisés. Reste à savoir s'ils vont survivre. Dans le cadre des négociations qui ont conduit à un projet d'accord de l'OCDE - projet d'accord seulement parce que cet accord n'a pas été appliqué par les États-Unis en particulier -, les autorités espagnoles ont dû prendre des engagements en termes de capacités maximales et de plafonds d'aides publiques pouvant être accordées aux chantiers navals. Mais comme les chantiers en Espagne ont à nouveau des problèmes considérables, cela risque de créer très bientôt un problème politique très grave, sachant que nous devrons exiger de l'Espagne qu'elle respecte ses engagements.

Au niveau international, la situation a changé depuis six mois. Au début de la crise, le phénomène suivant s'est développé : pendant quelques mois, les chantiers sud-coréens n'ont plus eu de contrats et nos chantiers en ont obtenu un grand nombre à cause des incertitudes sur ce qui allait se passer. Depuis, on assiste à un renversement de situation presque complet car, à nouveau, les chantiers sud-coréens ont signé de nombreux contrats à des prix très bas, si bien que nos chantiers ne sont plus compétitifs.

La situation sera discutée au Conseil de l'industrie fin mars ou début avril, car il s'agit de savoir comment réagir vis-à-vis de ce problème.

M. le Rapporteur :  Vous n'avez pas répondu à la question relative à l'évaluation des surcapacités.

Que ce soit pour les chantiers navals ou d'autres domaines dans lesquels le problème est le même, comment évaluer les surcapacités dans le cadre européen, notamment dans les domaines manufacturiers ? Est-ce au niveau national, communautaire ou international ? Qu'en est-il des groupes qui dépendent d'une maison mère et qui ont un certain nombre de filiales aussi bien en Europe qu'ailleurs ?

M. Karel VAN MIERT : En Europe, on constate depuis un certain temps déjà un problème très aigu de surcapacité. En Grande-Bretagne, on a fermé 70 % des surcapacités ; en France aussi, on en a supprimé ; en Belgique, elles ont complètement disparu ; en Espagne et dans la partie Est de l'Allemagne, le problème persiste en partie. On a dû constater, à la lumière de ce qui se passait sur le marché, qu'il y avait surcapacité et qu'elle demeurait considérable.

Comment est-on intervenu pour essayer de réduire ces surcapacités ?

Les aides d'État ont toujours été liées à des limitations ou des réductions de capacité pour contribuer à assainir la situation sur le marché. Mais quand vous êtes entrepreneur ou propriétaire d'un chantier naval et que vous ne pouvez pas obtenir d'aides publiques, vous pouvez élargir votre capacité. Nous ne pouvons pas l'empêcher.

La problème, c'est que lors de la négociation de cet accord OCDE, les Coréens n'ont pas voulu prendre d'engagement en termes de limitation de capacités. Nous avons alors considéré que nous pouvions inclure en contrepartie une clause anti-dumping, mais comme l'accord n'a pas été ratifié, on ne l'a pas mise en oeuvre. Maintenant, la question se pose de savoir si, cette clause existant sur le papier, on ne pourrait pas l'appliquer tout de même.

Dans le domaine des chantiers navals, il n'y a pas de politique globale de réduction des capacités comme dans le secteur sidérurgique. Il y a cinq ans, on avait développé un plan pour la sidérurgie à la Commission européenne. On a discuté avec le secteur pour obtenir une réduction des capacités de 30 millions de tonnes, afin de l'assainir structurellement. Malheureusement, on n'a pas pu aller jusqu'au bout car, quand il y a eu retournement positif de la conjoncture, les entreprises étaient moins disposées à réduire leurs capacités. Mais dans ce cas, on avait un plan pour l'ensemble de l'Union européenne. Dans le secteur des chantiers navals, il n'y en a pas. On agit sur certains éléments et en particulier quand il y a des opérations d'aides publiques.

M. Louis GUEDON : Vous avez expliqué que la Communauté européenne était pleine de bonnes intentions, qu'elle souhaitait, dans le cadre des délocalisations, aider les régions et entreprises en difficulté, combattre les dérives, supprimer les aides à ceux qui abusaient du soutien de l'Europe. Tout cela est généreux, cohérent et acceptable.

Pourriez-vous nous expliquer par quels moyens se font les contrôles des entreprises ? Quelles sont les administrations qui les effectuent ? Comment pouvez-vous avoir, au niveau de la Communauté européenne, une juste vision des erreurs que vous souhaitez dénoncer ?

M. Karel VAN MIERT : Excellente question ! Cela nous préoccupe beaucoup. Au titre du Traité même, il y a une obligation de nous notifier toute opération d'aides publiques.

M. Louis GUEDON : Sur qui cette obligation pèse-t-elle ?

M. Karel VAN MIERT : Tout cela se passe par le biais des autorités nationales, même si des régions, des localités ou des villes accordent aussi des aides. Quand il y a un problème en France, nous nous adressons au gouvernement car c'est à lui de le résoudre. Encore qu'il ne faille pas méconnaître la complexité des choses. Par exemple, nous sommes en train de prendre une décision négative concernant une opération d'aide publique au Pays basque espagnol dans un secteur surcapacitaire, sur plainte d'une autre région espagnole concernant une société sud-coréenne.

Il s'est avéré que les autorités avaient accordé des aides à un niveau supérieur à celui que l'on pouvait admettre. Cette région étant éligible, on peut donner des aides, mais jusqu'à une certaine limite. La Commission décide donc que ce qui dépasse cette limite est illégal. Je ne vous cache pas que ce genre de dossier n'est pas facile à traiter. Le Pays basque a un pouvoir fiscal, et il s'agissait justement d'avantages fiscaux.

Il y a des plaintes justifiées de plusieurs entreprises. Ce cas n'a pas été notifié par les autorités basques. Nous l'avons découvert parce que des concurrents nous ont écrit : ce sont des voisins catalans qui ont attiré notre attention. Voilà comment les choses se passent très fréquemment.

Il y a de toute façon obligation de notification. Nous avons pourtant constaté l'année dernière que 20% des aides n'avaient pas été notifiées. On a donc parfois accordé des aides illégalement. Nous découvrons ces cas de plus en plus souvent grâce à des concurrents qui ne se laissent pas faire, et parce l'on finit toujours par apprendre qu'une autorité a fait un geste en faveur d'une entreprise.

On arrive à découvrir pratiquement tous les cas qui posent problème. Un exemple récent pour vous dire comment cela fonctionne : l'an dernier, on a appris qu'une entreprise sidérurgique allemande a bénéficié depuis 1986 d'aides de promotion spécifiques au titre du programme régional, alors que le secteur sidérurgique n'est pas éligible à ces dispositifs. Nous avons donc découvert que, pendant des années, ce genre d'aides illégales a été pratiqué. Le dossier est aujourd'hui à l'instruction ; l'entreprise va devoir rembourser les aides illégalement reçues, avec des intérêts.

M. le Rapporteur :  Même si l'entreprise a changé ? Y compris si la structure du capital a subi des modifications ?

M. Karel VAN MIERT : Oui. L'entreprise a changé plusieurs fois de propriétaire. Actuellement, cette entreprise est à nouveau à vendre et on a averti, par les instruments adéquats, les repreneurs éventuels qu'ils vont devoir rembourser. Même si les faits sont anciens - nous devons bien entendu être en mesure de prouver qu'ils sont avérés -, la décision s'impose.

A propos de la surveillance dans certains secteurs, elle est effective pendant plusieurs années. C'est le cas des secteurs des chantiers navals et de la sidérurgie. Parmi les conditions qui ont été imposées, il y a la liquidation physique de tel ou tel site pour ne pas laisser en état la capacité de production. Nous allons vérifier sur place le respect des engagements. En Allemagne comme en Espagne, on a envoyé quelques fonctionnaires avec nos experts dans les chantiers navals pour s'assurer que les limites de capacité n'avaient pas été dépassées.

En Allemagne, un chantier est en infraction. En conséquence, il y aura le recouvrement d'une partie de l'aide, y compris les intérêts.

M. Louis GUEDON : Je vous suis reconnaissant d'avoir répondu à cette question et d'avoir pris comme exemple le Pays basque. C'est précisément l'exemple auquel je pensais quand je vous ai posé la question.

M. Karel VAN MIERT : Je l'ignorais.

M. Louis GUEDON : Cela renvoie au grave problème de la Communauté européenne en matière de pêche dans le golfe de Gascogne où le Pays basque espagnol règne en maître.

Vos propos sont très satisfaisants sur le plan des principes ; ils sont inattaquables. Ils seraient excellents s'ils pouvaient être intégralement appliqués, mais ce n'est pas le cas ! Car si les contrôles effectués par la France montrent que c'est un bon élève en matière de contrôle et de respect des règlements européens, ce n'est pas le cas du Pays basque espagnol où les contrôles ne sont jamais effectués ; il en est de même pour l'Irlande, voire pour l'Angleterre où, dans le domaine de la pêche en particulier, on a assisté à un oubli total des règlements européens sans que l'Europe ait été en mesure de faire appliquer rigoureusement les principes généreux que vous venez de nous présenter.

M. Karel VAN MIERT : En matière de pêche, je n'ai pas de responsabilité directe. La responsable est Mme Bonino qui a des compétences en matière d'agriculture, de pêche, de transport et d'énergie. Cela relève des responsables des secteurs en question. Malheureusement, je ne suis pas assez informé pour répondre à votre question, mais je ne manquerai pas d'en parler à Mme Bonino.

M. Louis GUEDON : La réponse que nous souhaiterions, nous, citoyens européens, c'est que les Etats ne soient pas amenés à faire leur auto-surveillance, mais qu'il y ait des surveillances croisées. Ce serait une certaine garantie. Le seul moyen pour vous est d'attendre des délations d'Etats victimes d'agissements d'autres Etats. C'est très désagréable de devoir fonder une action politique sur la délation. Il faudrait une action positive par des contrôles croisés pour que les Etats ne soient pas amenés à s'auto-surveiller.

M. Karel VAN MIERT : Par expérience, je peux confirmer que l'auto-contrôle des Etats ne fonctionne pas en général. Du reste, je connais peu le système dans le secteur de la pêche, mais je ne manquerai pas de signaler à Mme Bobino le problème auquel vous faites allusion.

M. Alain COUSIN : Dans le prolongement de ce qui vient d'être dit, vous avez bien établi les règles du jeu. Il n'y a pas de fonctionnement démocratique sans règle du jeu précise, lisible et appliquée.

Dans l'application de cette règle du jeu que vous avez évoquée, vous avez pris deux exemples : d'une part l'Allemagne et d'autre part l'Espagne avec le Pays basque. Or, vous indiquiez que les notifications doivent être faites par les Etats membres.

Je constate - c'est peut-être une coïncidence - que les deux pays que vous avez cités ont une organisation fédérale : la centralisation des informations y est moins évidente que dans d'autres Etats membres. Est-il plus difficile, quand les pays sont organisés de cette manière, comme l'Allemagne et l'Espagne, d'obtenir des informations, tout simplement parce que l'organisation centrale ne les a pas ? Rencontrez-vous plus de difficultés pour contrôler la bonne application des règles du jeu dans ces pays que dans les autres ?

M. Karel VAN MIERT : C'est le cas en effet. Quand les régions sont autonomes, comme en Belgique, elles essaient d'utiliser leurs propres instruments d'aides publiques. Parfois, quand elles sont en compétition entre elles - ce qui arrive de plus en plus souvent - ou avec des Etats membres, ou encore avec des Etats hors de l'Union européenne, elles font tout leur possible pour attirer un investissement, même au détriment de nos règles.

J'ai quelques exemples de telles situations. Mme Aubry m'a envoyé un dossier disant qu'un investisseur avait renoncé à s'implanter en France parce qu'ailleurs - je suppose que c'est en Belgique ou aux Pays-Bas - des conditions particulières lui avaient été offertes. Je pense que Mme Aubry était convaincue que les règles du jeu n'avaient pas été respectées.

A nous de vérifier ! Si tel est le cas, nous n'hésitons pas à prendre des décisions négatives. L'an dernier, nous en avons pris près de quarante. C'est en forte augmentation ; il y a quelques années, il y avait six ou sept décisions négatives par an.

La discipline se développe, mais les dossiers sont parfois horriblement complexes. Je ne dois pas vous rappeler le dossier Crédit Lyonnais ! Fixer une fourchette en termes de milliards d'aides publiques, au cours des années, était pratiquement impossible. La fourchette était large : entre 102 et 146 milliards. C'était considérable.

C'est vrai également dans d'autres dossiers. Nous avons aussi un cas très complexe, politiquement sensible : le dossier Elf en Allemagne. Le groupe y a investi des sommes énormes et reçu des aides publiques très élevées (il s'agit de milliards de francs français).

Dans un premier temps, nous avions donné notre autorisation mais il s'est avéré possible que le montant de base qui a servi au calcul du maximum d'aides autorisées ait été surévalué volontairement. Nous examinons ce dossier. Il a été géré par un Land allemand. Depuis que nous l'avons réouvert, nous nous heurtons à de grosses difficultés pour obtenir les informations nécessaires. Nous continuons néanmoins.

Maintenant, nous envoyons aux autorités allemandes une « injonction » - instrument que nous pouvons utiliser - précisant que, dans le délai d'un mois ou de quelques semaines, toutes les informations doivent nous être communiquées. Si ce n'est pas fait, nous pouvons prendre une décision, même sur un dossier incomplet.

Cela reste très complexe et je ne peux que confirmer que dans des Etats de type fédéral, les procédures sont souvent plus longues. Nous nous adressons par exemple à Madrid qui s'adresse ensuite au Pays basque ou à la Catalogne ; cela prend du temps. De plus, l'État central n'est pas toujours sûr de recevoir toutes les informations.

Nous connaissons un certain nombre de dossiers où le gouvernement central, de bonne foi, nous avait communiqué des informations dont il s'est avéré qu'elles avaient été manipulées par les autorités locales.

M. le Rapporteur :  En Allemagne, en particulier.

M. Karel VAN MIERT : Mais nous ne sommes pas naïfs...

M. le Rapporteur :  On peut penser que l'évolution vers l'autonomie écossaise risque de conduire aux mêmes abus...

M. Karel VAN MIERT : En Belgique aussi, après les élections, le pouvoir fiscal des régions sera à l'ordre du jour. On sous-estime le défi qui se pose de plus en plus à l'Union européenne en termes de régions. Institutionnellement, il nous faudra trouver une solution.

M. le Rapporteur :  D'où la nécessité de construire une Europe des nations.

M. René MANGIN : En Lorraine, dont je suis l'élu, on vient de vivre des expériences malheureuses dans le cadre de la restructuration ou de la reconversion d'entités asiatiques comme JVC et Panasonic qui, après avoir bénéficié de nombreuses aides locales, européennes ou même nationales, quittent la région au bout de sept ans. Elles disparaissent ou se délocalisent ; il est vrai qu'elles ne sont pas pour autant en infraction avec les règles européennes ou régionales.

Ce n'est pas forcément une expérience malheureuse dans la mesure où, pendant sept ans, cela a apporté du travail, une certaine richesse et permis de conserver un dynamisme économique dans ce secteur. Le bilan n'est donc pas totalement négatif, même si toute fermeture provoque un traumatisme dans cette région qui a récemment souffert de la disparition du secteur sidérurgique.

J'aimerais savoir si les nouvelles règles qui seront imposées à partir de l'an 2000 seront plus strictes concernant ce type de déménagement, qui ne devrait être toléré que si l'entreprise est obsolète et doit fermer.

En outre, ne peut-on pas imaginer que, dans le cadre de telles aides, on ne se contente pas d'attirer des usines qui ne sont que des ateliers de montage et que soit imposé à ces structures, qui viennent piller la richesse ou la capacité de richesse européenne, un minimum de règles qui permettraient que viennent se fixer dans le pays de l'ingéniérie et du savoir faire ?

Deuxième question : vous avez abordé le problème des zones hors fiscalité, ce que nous appelons les zones franches en France. Je suis très dubitatif en ce qui les concerne : je ne suis pas sûr que cela crée des emplois. J'aimerais avoir votre opinion « européenne » sur le sujet.

Dernier point qui me paraît tout aussi délicat : dans ma région, une grosse entreprise de fonderie fait régulièrement 10 milliards de bénéfices après impôts. Elle n'est pas la seule - il y a certaines fonderies, japonaises notamment, dans la même situation - mais elle est l'une des premières au monde. Pour se restructurer, elle utilise largement les aides nationales, dans le cadre du FNE, de l'ARPE : son objectif est de réduire à terme ses effectifs de 350 à 600 emplois dans la seule zone Est du pays.

J'aimerais savoir comment il est possible, pour l'Europe, de savoir si les aides ne sont pas utilisées pour financer des mesures prises plus pour satisfaire les actionnaires que pour de réels impératifs économiques.

C'est une grande question que nous devons nous poser. Je comprends que les entreprises doivent être rentables, économiquement performantes. Tout cela est évident, mais quand la performance économique est là et que l'on continue à restructurer uniquement pour faire plaisir aux fonds de pensions ou à l'actionnariat, il faut se méfier des conséquences sociales dramatiques.

M. Karel VAN MIERT : Pour répondre à la dernière question, il est vrai qu'en Europe aussi, il y a une tendance en faveur des actionnaires : le shareholder's value. Une série de concentrations d'entreprises s'explique aussi par cela.

Apparemment, les autres moyens de développer l'entreprise sont limités. Je ne suis pas du tout convaincu de la nécessité économique de certaines opérations. Ce n'est pas à la Commission de porter un jugement ; je donne ici un avis personnel.

Il faut voir jusqu'où cela peut aller. Je m'inquiète de plus en plus de mouvements de concentration dans certains secteurs où il ne reste plus que quelques entreprises au niveau mondial.

Tout à l'heure, je rencontre une délégation de l'une des quatre dernières entreprises au niveau mondial qui produisent des moteurs d'avions. Les deux grands américains, General Electric - qui est lié à la SNECMA - et Pratt & Witney, travaillent ensemble au développement d'un moteur. Il ne reste plus beaucoup de concurrence dans certains secteurs. C'est vrai aussi pour les grandes entreprises de consulting.

Il y a là une tendance qui, à la fois du point de vue de la politique de la concurrence et en termes de questions plus essentielles encore, commence à m'inquiéter personnellement. Mais c'est un point qui me semble un peu extérieur à notre débat.

M. le Président :  Je ne suis pas sûr que ce soit hors de notre propos.

M. Karel VAN MIERT : Il s'agit d'un point de vue personnel. Effectivement, je dirais volontiers que, même sur le plan de la concurrence, je ne suis pas convaincu que ce genre d'opération soit vraiment nécessaire ou soit encore acceptable dans certains cas. Les règles étant ce qu'elles sont, nous ne pouvons l'interdire que lorsqu'il y a création ou renforcement d'une position dominante.

Sur les aides que les autorités accordent parfois, nous pouvons nous demander si la finalité de ce genre d'actions est vraiment bien réfléchie. Je n'en suis pas convaincu. Là encore, c'est une opinion plutôt personnelle que je n'exprime pas forcément au nom de la Commission.

M. le Rapporteur :  Ne peut-on imaginer une réflexion qui aille plus loin ? Il y a plusieurs concentrations dont la presse fait état : Rhône-Poulenc avec un groupe allemand, entre deux compagnies pétrolières, l'une française et l'autre belge.

M. Karel VAN MIERT : Pour l'instant, nous nous limitons à certains secteurs et aux cas qui semblent suspects : par exemple Usinor qui a repris Cockerill Sambre. Il s'est avéré que cette nouvelle entité risquait d'obtenir une position dominante, en France, pour les profilés de construction de hangars et de bâtiments industriels clefs en main. Il a fallu demander un désinvestissement partiel.

C'est le cas aussi pour les centres de distribution de produits sidérurgiques. Là aussi, il y avait un risque de parvenir à une position par trop dominante. Nous essayons donc de remédier à certaines conséquences inacceptables, en tous cas pour le bon fonctionnement de l'économie du marché ou pour la concurrence.

Vous avez mentionné le secteur pétrolier ; nous avons la même attitude. Concernant Pétrofina et Total, nous examinons si la capacité de stockage de l'ensemble du groupe dans certaines régions ne mène pas à une situation telle qu'il serait difficile de ne pas s'adresser à eux. Du point de vue de la concurrence, il pourrait y avoir un déséquilibre par trop marqué.

Si ces problèmes se confirment, nous demanderons des efforts de la part des entreprises. Je ne peux pas préjuger des conséquences, mais c'est la façon dont nous agissons.

Dans le secteur pharmaceutique, nous avons quelques cas en examen. Il s'est avéré que dans certains sous-secteurs de l'activité, une nouvelle entité risque d'avoir une position dominante. Nous demanderons alors un désinvestissement. Si nous ne l'obtenons pas, nous pourrions être amenés à interdire l'opération. C'est d'ailleurs arrivé dans toute une série de cas.

Voilà comment les choses fonctionnent. Si l'opération ne mène pas à une position dominante, la Commission ne peut pas l'interdire. Pour l'opinion publique, notre attitude peut parfois paraître étonnante quand certaines grandes entreprises, en fusionnant, deviennent encore plus importantes et imposantes. Mais s'il n'y a pas création ou renforcement de position dominante, la Commission ne peut rien interdire.

Voilà comment les choses se présentent de ce point de vue. Mais, indiscutablement, pour certaines opérations de concentration, le but est en même temps d'augmenter la valeur pour les actionnaires et, par le biais des fusions, de réduire l'emploi. Il suffit de regarder de plus près les cas qui se présentent.

Cela dit, il y a des opérations tout à fait défendables, mais aussi, souvent, des éléments contestables.

M. le Rapporteur :  On assiste, depuis quelques années, à une accélération de ce type de regroupement d'entreprises, elles-mêmes produits de regroupements. Vous évoquiez l'aéronautique et les moteurs, secteurs qui concernent aussi ma région.

Nous pouvons être amenés à poser le problème de l'intérêt de ce type de fusion d'un point de vue macroéconomique, indépendamment du fait que cela serve les actionnaires. Or il apparaît souvent que l'unique justification repose dans les niveaux très élevés de rentabilité exigés par les actionnaires.

M. Karel VAN MIERT : On verra en bout de course. On se trouve dans une phase où cela peut faire partie d'un phénomène de mode. Cela dit, quand je vois combien il est difficile pour certaines grandes entreprises de bien gérer leurs affaires...

M. René MANGIN : Cela devient difficile.

M. Karel VAN MIERT : Je pourrais prendre quelques exemples. Pour sortir des difficultés, la fusion apparaît souvent comme la solution. La logique de tels raisonnements m'échappe, sauf à court terme. PRB est aujourd'hui en difficulté, alors que la fusion semblait très judicieuse il y a un an.

C'est la situation générale. D'ici quelques années, nous nous trouverons dans une autre phase du développement. Mais il est vrai qu'au niveau de l'Union européenne, le grand marché est en train de s'achever. Dans le secteur bancaire notamment, il y a de multiples mouvements de concentration. A juste titre ! Il y a tellement de banques que cela devient logique. Il faut donc l'accepter. En même temps, cela doit amener une certaine rationalisation.

En ce qui concerne les zones franches, pour être sincère, je suis moi aussi plus que réticent. Cela a parfois été fait au niveau de certains Etats. Néanmoins, dans la logique du grand marché, il vaudrait mieux essayer de réduire ce genre de situation. Tout comme les traitement d'exception que l'on a accordés dans le passé à Dublin, à Trieste, à certaines îles qui bénéficient d'avantages. Je ne parle pas de la Corse où l'on a fait un effort il y a quelques années pour essayer de diminuer certaines spécificités. Je parle des régimes très avantageux du point de vue fiscal dans certains endroits. Je crois qu'il faut mieux être plus stricts que dans le passé.

M. le Rapporteur :  Au début de votre intervention, vous avez fait état d'études de la Commission européenne sur les délocalisations. Serait-il possible d'avoir communication de ces études pour éclairer la commission d'enquête ?

M. Karel VAN MIERT : Je me suis peut-être mal exprimé. Nous avons fait une enquête sur les cas qui se sont présentés lors des dernières années et qui ont posé des problèmes afin d'essayer de mieux appréhender le phénomène. Mais ce n'était pas une véritable étude.

M. le Rapporteur : Ces enquêtes peuvent-elles nous être communiquées ?

M. Karel VAN MIERT : Je dois vérifier. Il y a un document de travail que nous avons transmis au Conseil. Je ne vois aucun inconvénient à vous le communiquer. C'était un travail interne à la DG IV, destiné à permettre de porter un jugement plus averti sur les cas qui se sont présentés. Je dois regarder ce que nous pouvons retrouver. Nous allons vérifier si nous disposons encore de certains éléments d'information.

M. le Rapporteur : Sur les aides, la Commission a établi un document qui nous a été transmis par la Représentation permanente. Ce document date du 6 juillet 1998.

M. Karel VAN MIERT : Il y aura bientôt un septième rapport actualisé.

M. le Rapporteur : Ce rapport donne le sentiment qu'il y a beaucoup d'aides, que la situation est très variable selon les États et que vous avez une difficulté manifeste à maîtriser l'information.

M. Karel VAN MIERT : C'est exact. Nous sommes tributaires des informations que nous recevons des États membres. Il y avait un décalage considérable entre ces informations et la réalité. Aussi, nous avons décidé de faire un rapport très régulièrement pour être plus proches de la réalité. Cela commence à s'améliorer sérieusement, mais il est vrai que dans le passé ce type de rapport reflétait beaucoup d'incertitudes. Cela reste quand même très instructif.

M. le Rapporteur : Un autre document a retenu notre attention. Il est plus récent puisqu'il date du 25 janvier de cette année. Il s'agit du rapport sur la compétitivité des entreprises européennes face à la mondialisation. Il est dit que : « l'Union est actuellement le seul membre de la triade appliquant un système interne de contrôle des subventions. » Or, dans une économie mondiale largement ouverte, nous risquons, nous Européens, d'être dans une situation éminemment défavorable.

M. Karel VAN MIERT : Il existe déjà un embryon de règles au niveau de l'OMC, notamment pour la recherche et le développement. Nous avons modifié nos règles. Par exemple, si les États-Unis accordent davantage d'aides, quant à l'intensité, à tel ou tel projet de recherche et de développement, nous pouvons faire de même. Nous essayons donc d'appliquer notre dispositif de façon à ce qu'il n'y ait pas de distorsions de concurrence.

Les États-Unis ne connaissent pas ce genre de problème, non pas parce qu'il n'y a pas d'aides, même s'il y en a moins, mais il y en a beaucoup pour la recherche et le développement. Le problème se situe dans certains secteurs. Dans l'ensemble des Etats membres de l'Union la tradition consiste plutôt à aider les entreprises en difficulté, à quelque secteur qu'elles appartiennent.

Il existe aussi des spécificités nationales que nous devons combattre : en Italie par exemple, il y avait un système qui permettait aux entreprises publiques de faire faillite presque chaque année, la collectivité continuant à essuyer les pertes. Elles pouvaient emprunter à n'importe quelle banque privée ; le prêt était couvert à 100 % par l'Etat. Aujourd'hui, nous avons obligé les Italiens à couper ce lien. Cela explique qu'ils soient en train de liquider complètement l'IRI. Il y a un engagement de l'État italien pour que l'IRI ait disparu à la fin du premier semestre de l'an 2000.

C'était un système incroyable. C'est pourquoi l'ILVA, qui était encore public, a fait à trois reprises faillite ; en fait, il n'a pas fait faillite réellement, mais il perdait tellement d'argent que chaque fois, l'État était appelé à combler les trous.

M. le Rapporteur :  Il ne faudrait pas que la France soit la meilleure élève en Europe et l'Europe la meilleure élève dans le monde.

M. Karel VAN MIERT : On en n'est pas encore là ! On constate de manière assez frappante que les pays qui accordent les aides d'État les plus importantes sont la France, l'Allemagne et l'Italie. Pour l'Allemagne, l'accent a été mis sur les nouveaux Länder : les aides vont être amenées à décroître.

Dans quelque temps, nous vous communiquerons le rapport actualisé ; il sortira avant

M. le Rapporteur :  Mais toutes les aides ne sont pas comparables.

M. Karel VAN MIERT : Non. Mais le montant donne quand même une certaine indication.

M. Yvon ABIVEN : Avec l'élargissement à des pays ayant un niveau de vie moins élevé, ne pensez-vous pas qu'il y ait des risques de délocalisation vers ces zones ? 

La seule possibilité pour d'autres régions périphériques ou d'autres pays périphériques de l'Europe actuelle - on a cité le cas de l'Ecosse, de l'Irlande -, est de jouer sur les aides fiscales.

A quand l'harmonisation fiscale de l'Europe qui était prévue pour 1997 ? C'était un objectif au début des années 90. Depuis nos premières auditions, on nous parle beaucoup de l'Irlande. Pourquoi attire-t-elle tant d'investisseurs ? Est-elle en conformité avec les règlements européens ?

M. Karel VAN MIERT : C'est une question d'une grande actualité. Tout d'abord, je vous ferai part de mes réactions vis-à-vis de votre première question relative aux pays de l'Europe de l'Est. Il y a de plus en plus de cas où il s'avère que tel ou tel investisseur pèse le pour et le contre pour s'établir dans un pays de l'Union européenne, en Allemagne par exemple, en Hongrie ou en Pologne. Parfois, les promesses qui sont faites du côté hongrois, du côté polonais ou tchèque sont telles que les intensités d'aides - une exonération fiscale pendant quinze ans notamment - défient toute concurrence.

La Commission n'ayant pas de responsabilité directe dans ces pays tant qu'ils ne sont pas membres, nous essayons d'agir au niveau politique en même temps que nous imposons à ces pays un régime de contrôle de leurs aides publiques.

Vous direz qu'il est étrange de demander à l'autorité qui donne les aides de les contrôler. Mais nous essayons d'obtenir que les autorités chargées de la concurrence, qui existent déjà dans certains de ces pays et qui font plus ou moins bien leur travail, en soient chargées. Il faut que ce soit une autorité plus indépendante et nous exigeons des rapports sur la transparence de la situation des aides.

Cela dit, je dois avouer que dans ce genre de pays, les mentalités évoluent très lentement. La plupart des ministres trouvent étrange que je leur demande de renoncer à certaines pratiques. J'ai fait le tour de trois pays : la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. Un des ministres des finances était très étonné de ne plus pouvoir prodiguer de largesses à certaines entreprises selon des choix discrétionnaires ! Je leur ai recommandé d'appliquer dorénavant une règle générale. Sinon ce sont des cas abusifs et nous serions amenés à intervenir.

L'évolution n'est donc que progressive, mais on a connu les mêmes lenteurs au sein de l'Union européenne. Nous y travaillons et nous lions de plus en plus des critères de ce type au progrès des négociations pour l'élargissement. Il y en a deux exemples dans le secteur des chantiers navals et de la sidérurgie notamment.

Pour reprendre l'exemple irlandais, il y a 25 ans, quand l'Irlande a rejoint la Communauté européenne, elle connaissait un retard assez marqué en matière de développement économique. Les autorités du pays ont utilisé au maximum les instruments communautaires comme les fonds structurels ; ils ont créé des régimes avantageux.

A l'époque, on ne faisait pas trop attention ; c'était un petit pays. Mais l'Irlande a continué à se développer rapidement et est devenu un pays attractif pour les investisseurs. Si bien qu'aujourd'hui, il faut opérer des ajustements en ce qui concerne les fonds structurels. Les Irlandais savent qu'ils vont recevoir moins d'argent. L'ensemble du territoire ne constitue plus une région A, même si des redécoupages internes sont en cours pour que certaines zones demeurent éligibles.

En tout état de cause, l'Irlande, moyennant une période transitoire, recevra beaucoup moins d'aides au titre des fonds structurels.

Deuxièmement, dans le cadre de l'opération que j'ai indiquée tout à l'heure, nous avons été amenés à réduire considérablement les intensités d'aides que les Irlandais peuvent accorder dans les régions. Si l'Irlande devient une région C, après une période transitoire de dégressivité, elle ne pourra plus donner que 20 % au maximum. A moins que l'on ne redécoupe maintenant des zones et qu'elles restent des régions classées A. En tout état de cause, il y a un mouvement qui réduit considérablement les possibilités d'aides au terme de la période transitoire.

En outre, il y a un autre problème typiquement politique. Beaucoup disent qu'ils ont volontiers aidé les Irlandais, mais qu'il ne faudrait pas que ces derniers puissent se permettre d'avoir désormais un impôt sur les sociétés à 12 % tandis que les autres appliquent un taux de 35 à 37 %.

Cela explique la pression vis-à-vis de l'Irlande pour qu'elle mette fin à certains régimes favorables ou à des facilités accordées dans le passé.

M. Yvon ABIVEN : L'Irlande est donc libre de fixer le niveau de l'impôt sur les sociétés ?

M. Karel VAN MIERT : Oui. Si la France élimine les impôts sur les sociétés parce qu'elle en a les moyens, elle peut le faire à condition que ce soit une mesure générale. Encore que dans le cadre de l'harmonisation, les ministres des finances discuteront d'une fourchette, sans doute large, pour essayer de limiter les disparités. Ainsi, il y a une pression sur l'Irlande pour qu'elle ait un taux minimum qui ne soit pas trop éloigné des autres.

Cela dit, l'Irlande est un pays qui a bien utilisé les instruments d'aide. Il faut le reconnaître. Ils étaient conçus pour aider les pays à rattraper leur décalage par rapport aux autres. Mais maintenant, il y a nécessité de mettre fin à certaines pratiques et de réduire les possibilités qui existaient par le passé. C'est en cours.

M. le Rapporteur :  Quels sont les moyens dont dispose la Communauté à l'égard d'un pays qui déciderait de maintenir son impôt sur les sociétés au tarif le plus bas, sa protection sociale au niveau le plus bas, les salaires au plus bas ? 

Il ne s'agit pas d'avoir un taux d'impôt de 10 % en Irlande au lieu de 35 ou 40 % en France, mais d'être au plus bas de la fourchette, de façon à attirer en permanence les investisseurs et donc de créer ainsi des distorsions, de faire du dumping. Quels sont les moyens dont peut disposer l'Europe, qu'elle soit à quinze, vingt ou plus, à l'égard de tels pays ?

M. Karel VAN MIERT : S'il s'agit de cas que l'on peut considérer comme faisant partie de la discipline de cet Etat, c'est alors la Commission qui agit et qui met fin à ce genre de régime, moyennant des mesures utiles. Cela nécessite aussi une période transitoire.

Il peut s'agir d'aides ad hoc, ne relevant pas d'un régime à proprement parler. Le plan textile en France est un exemple de cette nature. C'est aussi le cas de l'opération Maribel en Belgique. Il a fallu constater que c'était illégal, d'autant plus que nous avions averti à temps les Etats : il convient de récupérer les aides indûment payées. C'est vrai également pour certaines aides fiscales. Si on a déjà accordé illégalement ce genre d'aides, il faut les récupérer.

Quand il s'agit de mesures générales, cela se fait par le biais de la concertation et de la coopération entre les ministres des finances et entre gouvernements. Nous avons aussi la possibilité de jouer sur d'autres éléments tels les fonds structurels.

Les Irlandais savent parfaitement qu'il faudra accepter des coupes considérables.

Pour le reste, il y a parfois des différences de salaires entre certaines régions. En Allemagne, dans la région de Brême, les salaires sont de 25 % moins élevés qu'à Stuttgart. Cela n'est pas anormal. Ce qu'il faut surveiller - il y a d'ailleurs une directive en la matière -, ce sont des entreprises de construction portugaises par exemple qui viendraient travailler aux conditions qui s'appliquent dans le Sud en Allemagne, en Belgique : cela aurait pour conséquence une concurrence déloyale à tous les niveaux, éliminant des compagnies performantes qui s'acquittaient de leurs devoirs en termes de contributions sociales, de fiscalité, etc..

Ces directives ont donc été introduites ; elles limitent les possibilités de tels abus. Après un mois, les entreprises doivent s'adapter aux conditions du pays en question. Ce genre de solution a été trouvé après des années de discussion. Mais réfléchissez à ce qui risque de se passer avec l'élargissement vers l'Europe de l'Est !

M. le Rapporteur : Durant les travaux de la commission d'enquête, un terme est revenu très souvent : l'attractivité des territoires. De votre point de vue, comment jugez-vous l'attractivité du territoire français par rapport aux autres territoires européens ?

M. Karel VAN MIERT : Cela dépend de quelle attractivité nous voulons parler. Je peux vous donner une série de raisons qui m'amènent à passer mes vacances en France ! En termes économiques, la France reste extrêmement attractive. Je sais que l'on parle toujours des 35 heures et de tel ou tel point. Mais tous les pays ont leurs handicaps. Cela dit, le problème de la compétitivité est réel. Il faut y veiller. Mais, de plus en plus, l'Union européenne s'en occupe par le biais de la politique de la concurrence, par l'Union économique et monétaire.

Le bon fonctionnement de l'Union économique et monétaire amène implicitement à ce que, en temps voulu, les mesures soient prises pour sauvegarder la compétitivité. Cela suppose aussi qu'en même temps, là où il y a lieu, soient développées des politiques d'accompagnement. Y compris au niveau social.

Voilà l'équilibre à respecter !

Je pourrais vous donner quelques exemples. Quand on a libéralisé le transport routier, où l'on sait que la concurrence est extrêmement vive, il a été indispensable d'imposer un minimum de règles sociales en matière de sécurité.

Voilà le défi devant lequel on se trouve au sein de l'Union européenne. On a fait beaucoup en termes de restructurations et en termes de libéralisation.

Par exemple, le secteur des télécommunications est un grand succès pour les consommateurs ainsi que pour les citoyens, et ce dans le respect du service universel. Cela amène à la création de centaines de nouvelles entreprises, souvent des PME, à la pointe du développement technologique. Dans le contexte de la société de l'information, tout cela était absolument nécessaire.

En même temps, il faudrait veiller à ce que l'on respecte le principe même du service public - nous préférons utiliser l'expression de service universel -, mais en libéralisant certaines activités. Il faut que l'on prenne au niveau politique les dispositions nécessaires pour que cela se fasse correctement. Ce n'est pas toujours le cas. Il faut en convenir.

M. Alain COUSIN : M. le Commissaire, je reviens sur un terme que vous avez employé : la règle du jeu. C'est l'équilibre que vous cherchez à mettre en _uvre sur l'ensemble des Etats de l'Union européenne. Vous avez le souci de discuter avec les Etats lorsqu'il y a dumping fiscal - nous évoquions l'Irlande tout à l'heure et certaines îles ; vous avez exprimé vos réticences relatives aux zones franches - vous vous intéressez à cela pour trouver un nouvel équilibre.

Certains Etats prennent des mesures qui nuisent à la compétitivité des entreprises. Si vous intervenez dans un sens, notamment pour trouver l'équilibre que vous cherchez, vous arrive-t-il d'intervenir dans l'autre sens quand vous considérez que des Etats prennent des dispositions susceptibles d'entraver la compétitivité et l'équilibre recherchés ?

M. Karel VAN MIERT : Oui, dans les limites de nos compétences. Quand il s'agit de la sécurité sociale, cela ne nous regarde pas, sauf si on l'utilise pour créer des avantages qui ne sont pas des mesures générales. Le plan textile ou le plan Maribel sont là pour le prouver. Pour le reste, nous n'avons rien à dire.

En revanche, là où nous intervenons - le domaine des télécommunications est là pour le prouver aussi - nous le faisons au bénéfice de notre économie, pour que les tarifs soient attrayants, que le service soit excellent. Il fallait qu'on améliore le service des télécommunications dans de nombreux Etats membres, comme on doit le faire pour les services postaux dans certains pays.

A ce niveau-là, nous intervenons à plusieurs titres, notamment pour améliorer la compétitivité. Quand on a lancé la libéralisation du secteur des télécommunications, cela s'est fait sur la base d'une série d'études et nous avions constaté que les tarifs des télécoms en Europe étaient de 40 % plus élevés qu'aux États-Unis. Il y avait un vrai problème de compétitivité étant donnée l'importance du service des télécommunications.

M. René MANGIN : Mais le service est meilleur en Europe qu'aux États-Unis ...

M. Karel VAN MIERT : On a pu éliminer ce handicap. Il s'agit de rester vigilant. Il y a d'autres développements encore. Ainsi il y a eu l'an dernier concentration entre deux grandes entreprises de télécommunications américaines, Worldcom et MCI, qui ont quelques activités au sein de l'Union européenne, mais sont loin de créer une position dominante au sein de notre marché.

Par contre, nous avons découvert en examinant le cas - car la notification des fusions à la Commission est obligatoire, même pour des compagnies américaines - qu'elles étaient sur le point d'occuper une position dominante dans le secteur d'Internet, pour ce qui constitue l'épine dorsale du système en termes d'infrastructure. C'est très important car une entreprise américaine était en train de conquérir une position dominante dans un secteur très stratégique. Il a fallu insister pour que l'une des deux compagnies vende absolument toutes ses activités Internet. MCI l'a fait en les cédant à une autre entreprise afin de maintenir assez de concurrence.

Voilà comment les choses se présentent quand on est amené à examiner des cas spécifiques. Je vous dis cela car même ce genre de situation, finalement, aide à maintenir la compétitivité. Il est utile aussi, pour nos entreprises qui sont amenées à utiliser un tel service en passant par de grandes compagnies, que le marché reste suffisamment ouvert et qu'elles n'en soient pas pénalisées.

Il y a donc toute une série d'éléments qui interviennent pour maintenir la compétitivité.

Pour le reste, il faut veiller à éviter les dérapages du point de vue social. C'est pourquoi la Commission a fait des propositions pour assurer un équilibre.

M. le Rapporteur :  Pour Internet par exemple, la position dominante s'entend-elle dès lors qu'on exerce réellement une domination dans le secteur ? 

M. Karel VAN MIERT : Dans ce cas, il s'agissait d'un aspect spécifique ; le problème ne se posait pas sur le marché des services télécoms en tant que tels. Mais pratiquement tous les autres intervenants du secteur, même au plus haut niveau, étaient des sociétés qui vendaient des services et qui étaient obligées d'avoir recours à l'une des deux entreprises qui venaient de fusionner.

C'est le genre de problème que les Etats nationaux ne peuvent plus résoudre. Il n'y a que l'Union européenne, par le biais de la Commission, qui possède les instruments et le pouvoir de contraindre les compagnies concernées à accepter nos conditions, sans quoi leur activité ne sera pas autorisée chez nous et deviendrait illégale. Imaginez ce qui se passe, même pour des compagnies américaines, si l'opération de fusion est considérée comme illégale chez nous ! 

Dans un autre domaine, ce qui a conduit Boeing à renoncer à la fusion annoncée c'est la perspective que l'opération, tout en ayant été approuvée aux États-Unis , allait être considérée comme illégale chez nous.

M. le Rapporteur :  Je reviens à la construction navale. L'Europe va-t-elle appliquer l'accord OCDE, même sans la signature des États-Unis  ?

M. Karel VAN MIERT : Je l'ignore. C'est l'une des options dont on discute. Mais je serais étonné qu'une majorité qualifiée au Conseil accepte cette solution.

M. le Rapporteur :  Où en est la question de la fin annoncée du duty free ?

M. Karel VAN MIERT : Il va disparaître entre Etats de l'Union. Pour ce qui est des voyages vers d'autres Etats, la facilité demeure. Les ministres des finances ont pris unanimement cette décision et une période transitoire très longue a été accordée.

M. Yvon ABIVEN : C'est donc l'arrêt brutal du duty free au 1er juillet ?

M. Karel VAN MIERT : Comme on se trouvera en période de vacances, il y aura une certaine latitude.

M. Yvon ABIVEN : Il avait été question d'accorder une période supplémentaire de transition de trois ans.

M. Karel VAN MIERT : Ce n'est pas la position de la Commission or la décision ne peut être changée que moyennant une proposition de la Commission, acceptée à l'unanimité. Donc, c'est peu probable, voire exclu.

Audition de M. Mario MONTI,
Commissaire européen chargé de la fiscalité

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 février 1999 à Bruxelles)

Présidence de M.  Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Mario MONTI : Je salue l'opportunité qui m'est offerte de vous rencontrer et d'entrer en contact directement avec le travail de votre commission d'enquête que nous considérons comme particulièrement important, et révélateur de préoccupations non seulement françaises, mais qui touchent à des problèmes clés du marché unique.

Avant tout, je souhaite vous informer d'un élément d'actualité relatif à l'emploi : demain, je soumets au collègue des Commissaires une proposition qui, une fois adoptée par la Commission et par le Conseil, permettra aux États membres d'appliquer un taux réduit de TVA sur les services à haute intensité de main-d'oeuvre.

Il y a eu en France un débat nourri sur le lien entre fiscalité et emploi. Nous allons d'ailleurs discuter de concurrence fiscale dommageable et d'emplois. Je suis convaincu qu'il faut utiliser tous les instruments de la fiscalité, de façon cohérente, en vue de développer l'emploi en Europe. Bien que nous soyons convaincus qu'il ne s'agit pas de la voie principale, la TVA peut toutefois y contribuer. C'est dans cet esprit que nous avons l'intention de soumettre cette directive au conseil Ecofin, pour offrir aux États membres la possibilité d'expérimenter un taux de TVA réduit.

Seront évidemment posés des critères et des limites visant à ce que ne soit pas admise cette possibilité pour des services ayant une grande importance transfrontalière car cela perturberait le marché unique et serait source de problèmes si un État membre était en mesure de le faire et pas un autre. Mais pour les secteurs qui n'ont pratiquement pas de portée intracommunautaire, nous considérons cette possibilité offerte aux États membres comme pleinement compatible avec le fonctionnement du marché.

Cela traduit le souci constant de la Commission d'utiliser tous les instruments possibles pour l'emploi et montre qu'il est possible que le marché unique ait un visage humain et contribue à la lutte contre le chômage.

Le marché unique est parfois considéré comme plus profitable aux entreprises qu'aux consommateurs et aux travailleurs : je suis convaincu que ce n'est pas le cas.

Je dirai quelques mots à caractère plus général en soulignant que, le plus souvent, les entreprises et les institutions financières ont eu beaucoup de problèmes d'ajustement à la suite de l'entrée en vigueur de divers éléments du marché unique, puisque la concurrence s'est fortement accrue. Ce sont plutôt les consommateurs et, de façon moins évidente, mais nous en sommes aussi convaincus, les travailleurs, qui en bénéficient.

Je suis conscient de la problématique des délocalisations. Cette Commission s'est caractérisée, depuis le début de son activité il y a quatre ans, par le souci d'éviter que des instruments de politique économique ne soient utilisés pour favoriser les délocalisations. Plus particulièrement, concernant le domaine des aides d'État et de la fiscalité, on a beaucoup travaillé pour éviter par exemple les phénomènes de concurrence fiscale dommageable qui vont à l'encontre des exigences de l'emploi.

Quelques chiffres le prouvent. La concurrence fiscale incontrôlée, avant la coordination que nous sommes en train de mettre en _uvre, se traduisait par des avantages aux bases imposables les plus mobiles, notamment le capital. Au cours des quinze dernières années, on a assisté, en moyenne européenne, à une diminution de la pression fiscale sur le capital de dix points, et à une augmentation de 7 % sur les revenus du travail !

Selon certaines études menées par la Banque mondiale, cette divergence serait responsable d'un tiers du chômage en Europe.

C'est ce qui justifie notre action en faveur d'une coordination fiscale, pour renverser cette situation et lutter contre la concurrence fiscale dommageable qui ne se contente pas de perturber le fonctionnement du marché unique, mais est la cause principale de cette tendance des systèmes fiscaux à jouer contre les exigences de l'emploi.

Un élément que vous avez certainement à l'esprit, mais qui me frappe, notamment lorsqu'on voit les chiffres pour les différents États membres et que l'on discute des conséquences de l'internationalisation des activités économiques, est relatif aux flux d'investissements : ce phénomène est très différent dans le cadre européen et dans le contexte mondial. Le cas de la France en est un bon exemple.

En 1997, le solde net d'investissements directs entre la France et le reste du monde était négatif : 28 milliards d'écus quittaient la France vers le reste du monde, alors que les investissements du reste du monde sur le territoire français n'étaient que de 20 milliards d'écus. Mais si nous regardons l'Union européenne, le solde de la France en termes d'investissements directs vis-à-vis du reste de l'Union était positif : 12,7 milliards d'écus investis par la France dans le reste de l'Union tandis que les investissements en provenance des quatorze États membres s'élevaient à plus de 14 milliards d'écus.

Je le dis, non pas pour souscrire à une certaine vision selon laquelle les investissements directs à l'étranger seraient mauvais, mais pour souligner que même si on avait cette vision simpliste, le bilan des relations entre la France et le reste de l'Union européenne en matière d'investissements directs serait positif.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous expliciter la démarche envisagée vis-à-vis de l'Irlande et de l'impôt sur les sociétés ?

M. Mario MONTI : Il y a deux volets différents et complémentaires d'action de la part de la Commission à cet égard : le volet aides d'État et le volet code de conduite sur la fiscalité des entreprises.

Concernant les aides d'État, il s'agit des compétences classiques qui sont dans le traité de l'Union européenne et qui donnent à la Commission un pouvoir d'intervention directe pour autoriser ou non certaines aides d'État.

Concernant le code de conduite, il s'agit d'un des trois éléments composant le paquet adopté par le conseil Ecofin, le 1er décembre 1997, contre la concurrence fiscale dommageable.

Il existe trois éléments dans ce paquet : le code de conduite sur la fiscalité des entreprises et des principes agréés par les États membres sur la base desquels la Commission a formulé, ensuite, deux propositions de directive : l'une pour éliminer la double imposition sur les paiements d'intérêts et redevances entre les entreprises associées, et l'autre, plus importante, la directive sur la fiscalité de l'épargne.

S'agissant de l'Irlande, le code de conduite sur la fiscalité des entreprises a établi qu'il ne fallait pas combattre le fait qu'un État membre puisse avoir un taux d'imposition bas - voire très bas - sur les sociétés, mais lutter contre le fait qu'il y ait des traitements préférentiels concernant, par exemple, les entreprises en provenance de l'étranger par rapport aux entreprises du pays concerné.

A la suite d'un grand débat, il a été décidé de ne pas considérer comme contraire au code de bonne conduite le fait qu'un État membre pratique une imposition très basse, pourvu qu'elle soit généralisée. En Irlande, traditionnellement, le taux d'imposition sur les entreprises n'était pas particulièrement bas, mais il existait des régimes préférentiels pour les Dublin's Docks et l'industrie manufacturière, au taux de 10 %.

Ce régime irlandais, ainsi que quelque 85 autres régimes appartenant à tous les autres États membres de l'Union, ont été identifiés comme devant être examinés par le groupe chargé au Conseil d'appliquer ce code de conduite sur la fiscalité des entreprises. Ce groupe, dans lequel la France est représentée par M. Sauter, procède de façon déterminée en vue d'obtenir des résultats intérimaires pour le conseil Ecofin de mai et un résultat définitif pour celui de novembre.

Ces régimes irlandais font partie des nombreux régimes faisant l'objet de l'examen. Sur proposition de M. Van Miert, la Commission a aussi conclu un accord avec les autorités irlandaises dans le sens de la convergence vers un taux d'imposition sur les entreprises, à un niveau très bas (12 %) mais unique, l'élément préférentiel étant donc éliminé.

Lors d'une phase ultérieure du débat au sein de l'Union européenne, il faudra décider si les États membres souhaitent, ou non, aller plus loin, c'est-à-dire fixer un taux minimum au-dessous duquel aucun d'entre eux ne soit autorisé à baisser sa fiscalité sur les entreprises.

L'accord actuel parmi les États membres est ne pas aller aussi loin et ne pas combattre la concurrence fiscale en tant que telle, mais seulement les formes dommageables ou déloyales de concurrence fiscale, identifiées dans les régimes préférentiels.

M. Yvon ABIVEN : M. le Commissaire, nous avons été sensibles à vos propos concernant la possibilité d'une instauration d'un taux de TVA réduit pour les activités à forte intensité de main-d'oeuvre. Ceci devrait avoir des conséquences positives sur l'emploi.

Par ailleurs, on attend des conséquences dommageables pour l'emploi dans certaines régions en raison de la fin du duty free au 1er juillet, ce qui va favoriser la concentration de certaines entreprises.

Certes, depuis 7 ans et demi, les compagnies, et notamment celles assurant le trafic sur la Manche, ont eu toute possibilité de se préparer. Pourtant, au début des années 90, il y a eu plusieurs reports d'application, parce que l'harmonisation fiscale n'était pas faite. Comme elle ne l'est toujours pas, des compagnies maritimes risquent de se retrouver en grandes difficultés, voire de disparaître (cela risque d'être le cas de Sea France dans le Nord-Pas-de-Calais), ce qui va provoquer une concentration de compagnies, dans ce département, et des difficultés pour d'autres compagnies qui travaillent aussi en Bretagne, dont la compagnie Brittany Ferries.

Même si on était informé depuis longtemps de cette application de la TVA au 1er juillet, n'aurait-il pas été plus simple, , de prévoir une progression des taux d'accises sur trois ou cinq ans, comme l'avait envisagé un certain nombre d'États ?

M. Mario MONTI : Demain, je soumettrai une communication de la Commission au conseil Ecofin qui se penchera le 15 mars sur le dossier des duty free.

La décision a été prise en 1991, alors que l'on préparait l'entrée en vigueur du marché unique pour le 1er janvier 1993, de donner une période transitoire particulièrement longue à ce secteur spécifique. Dès cette époque, l'échéance avait été fixée au 30 juin 1999, et par la suite, il n'y a pas eu de report.

La date butoir approchant, on en a discuté au conseil Ecofin et au Conseil européen. Si l'on examine les actes et les décisions de 1991, jamais il n'a été fait état d'un lien avec l'harmonisation fiscale. Si cette dernière est si difficile dans l'Union européenne, c'est essentiellement en raison de la règle de l'unanimité.

Cette décision avait été prise à l'unanimité en 1991, accordant une période transitoire très longue, mais limitée dans le temps. La cause de l'harmonisation ne serait pas aidée par une remise en cause d'une décision prise à l'époque à l'unanimité.

Cela dit, nous sommes très sensibles aux implications de la disparition des duty free sur l'emploi. Demain, nous présenterons des considérations analytiques à cet égard, dont principalement deux éléments.

Tout d'abord, dans de nombreux cas, il n'y aura pas une chute considérable de la demande. L'expérience des États-Unis le montre. Dans les aéroports américains alors qu'il n'y a aucune vente duty free sur les vols intérieurs, les shopping halls prospèrent.

M. Yvon ABIVEN : Je pensais plus aux ferries qu'aux aéroports.

M. Mario MONTI : Ce problème est beaucoup plus spécifique. Le deuxième élément concerne le fait que d'autres moyens de transport et d'autres modalités de distribution de produits se plaignent de l'existence du duty free. Le commerce ordinaire souffre, en termes d'emplois, de l'exception constituée par les duty free.

Dans notre document futur, à la requête du Conseil, nous présenterons toute une série d'instruments, utilisables immédiatement, qui aideraient à surmonter d'éventuelles conséquences négatives sur l'emploi. Cela avait déjà été fait, par exemple en 1991 et dans les années ultérieures, à l'égard de certaines professions qui allaient complètement disparaître en raison de l'introduction du marché unique, tels que les agents douaniers.

Les instruments que nous présenterons demain sont des aides d'État, mais des aides transparentes - car les duty free sont des aides d'État non déclarées et opaques -, financées sur les fonds structurels. Le Nord-Pas-de-Calais en particulier est une région qui possède toutes les caractéristiques pour être éligible aux fonds structurels. Nous envisageons également la possibilité, si le Conseil en est d'accord, d'instaurer une ligne budgétaire spécifique, ayant pour but de favoriser la reconversion de certains emplois.

Mais nous avons aussi considéré l'hypothèse de M. Capet, dans son rapport au Premier ministre. Nos conclusions ne vont pas dans le sens de cette proposition, bien qu'elle soit intéressante et articulée.

M. Alain COUSIN : S'agissant du trafic trans-Manche, le problème réel qui se pose notamment pour les armements français est aussi la conséquence de régimes sociaux très différents, selon que l'on est d'un côté ou de l'autre du Channel.

En réalité, le duty free compensait - en particulier pour Sea France et Britanny Ferry - une difficulté d'ordre social, concernant le personnel embarqué. Quelle est votre observation sur ce point ?

M. Mario MONTI : Il peut s'avérer qu'il y ait des situations telles que vous les décrivez. D'ailleurs dans le marché unique, en considération des divergences de régimes sociaux, plusieurs ne sont pas compensées par l'utilisation d'aides publiques. D'ailleurs, le Danemark, seul État membre ayant produit une étude complète en la matière, montre que si les recettes fiscales, qui manquent aujourd'hui et qui seraient là demain après suppression du duty free, étaient utilisées pour stimuler l'emploi, l'effet net serait positif.

Cela ne signifie pas qu'il n'y aurait pas de problèmes spécifiques temporaires dans certaines régions ou sur certaines lignes. C'est pourquoi, en novembre dernier, nous avons envoyé aux États membres un document de travail indiquant toutes ces possibilités. Leur réaction a été plutôt de concentrer la pression pour obtenir une prorogation, au lieu de réfléchir de façon pragmatique à l'utilisation de ces instruments. Nous espérons pouvoir éliminer certaines polémiques encore présentes et passer à cette phase plus réaliste et pragmatique.

Vous êtes très sensibles aux exigences de l'emploi et vous êtes d'avis que la coordination fiscale est l'un des instruments essentiels pour l'emploi. Vous partagez donc l'idée que la lutte contre les paradis fiscaux, la concurrence fiscale dommageable, est un élément important. La Commission fait, avec l'appui du gouvernement français et d'autres, des efforts considérables pour avancer vers cette coordination fiscale, vers l'élimination des paradis fiscaux. Serait-il cohérent, en même temps, de maintenir certaines formes localisées de paradis fiscaux, de concurrence fiscale dommageable ?

M. Alain COUSIN : On pourrait peut-être attendre de la Commission qu'elle organise un minimum de coordination sociale, notamment sur le problème qui nous préoccupe maintenant.

M. le Rapporteur : Il risque de s'avérer que, finalement, ce soit la compagnie qui a la plus mauvaise politique sociale sur le trafic trans-Manche, P & O Ferries, qui demeure. Pour elle, la perte du duty free aura relativement peu de conséquences.

M. Mario MONTI : Je n'ai pas eu cette impression en les entendant. (Rires.)

M. le Rapporteur : Ils se plaignent aussi certes. Mais les autres compagnies citées, qui ont une surface beaucoup plus réduite et une politique sociale plus généreuse, risquent tout simplement de disparaître.

Le problème ne se pose pas en termes de reconversion des emplois concernés directement par le duty free, mais en termes de préservation des compagnies maritimes pour lesquelles le duty free représente, selon les chiffres qui nous ont été communiqués, environ 30 % du chiffre d'affaires.

M. Mario MONTI : C'est pourquoi l'un des instruments proposés dans la communication est précisément un régime d'aide d'État spécifique dans le domaine des transports.

Je ne peux pas entrer dans les détails maintenant, mais ne serait-il pas envisageable que le gouvernement français, en relation avec la Commission - car cela requiert des autorisations - prévoie des aides d'État explicites, au lieu de maintenir des aides d'État déguisées telles que le duty free ?

M. Louis GUÉDON : M. le Commissaire, pouvez-vous revenir sur un point précédemment évoquée concernant la fiscalité ? J'ai cru comprendre qu'en matière d'harmonisation fiscale, vous entendiez combattre les pays qui instauraient, par leur fiscalité, une préférence concurrentielle et que vous alliez néanmoins laisser les pays libres d'instaurer leur propre fiscalité, dès lors qu'elle n'établit pas de préférence. Est-ce bien ainsi ?

M. Mario MONTI : Je crois que oui. Il ne s'agit pas, pour l'heure, de fixer une limite au-dessous de laquelle un pays ne pourrait descendre concernant la fiscalité des entreprises, mais il s'agit d'exiger qu'il n'y ait pas de traitements différenciés.

M. Louis GUÉDON : Il n'y a donc aucune mesure visant à harmoniser les fiscalités, mais seulement des dispositions destinées à lutter contre les abus les plus graves.

M. Mario MONTI : C'est à peu près exact, dans la mesure où la fiscalité directe n'a jamais été considérée comme un domaine communautaire. Elle a toujours été vue comme le c_ur de la souveraineté fiscale nationale.

A l'inverse, en matière de fiscalité indirecte (TVA, accises), il existe, dans le Traité, des bases plus explicites et une tradition, rendue très difficile par la règle de l'unanimité certes, mais à l'origine d'un préjugé favorable aux démarches d'harmonisation.

Les observateurs ont souligné comme assez exceptionnel que les États membres, évidemment stimulés par l'argument de l'emploi et les chiffres évoqués précédemment, se soient mis d'accord pour adopter un code de conduite, bien qu'il ne s'agisse pas d'un instrument juridiquement contraignant comme une directive. Je comprends que l'on pourrait imaginer des objectifs plus ambitieux d'harmonisation complète...

M. Louis GUÉDON : Avec des délais.

M. Mario MONTI : En effet, le Conseil a demandé à la Commission de mener, cette année, une étude sur la fiscalité des entreprises pour lui fournir une base de décision sur la marche à suivre après l'application du code de bonne conduite : faut-il ou non aller plus loin ?

Néanmoins, actuellement, même les États membres les plus ambitieux dans le domaine de l'harmonisation, tels que la France ou l'Allemagne, se sont déclarés satisfaits de la mise en application efficace de ce code qui se réfère donc à l'élimination, non pas de la concurrence fiscale, mais de ses formes dommageables ou « unfair ».

M. Louis GUÉDON : J'ai posé la question à la suite du débat sur l'Irlande où l'imposition normale des entreprises voisine les 10 ou 12 %, alors qu'en France, elle atteint 35 %, voire davantage. La délocalisation légale et sans concurrence préférentielle sera donc toujours possible.

M. Mario MONTI : La position de la Commission est de ne pas être favorable à une harmonisation complète dans le domaine des sociétés, en particulier parce qu'il n'y aurait pas de sens à décider d'un taux minimum d'impôt sur les sociétés s'il n'y avait pas eu au préalable harmonisation de la base imposable.

Par ailleurs, même s'il reste très hypothétique que les États membres soient en position de se mettre d'accord sur un taux minimum, serait-il opportun que l'on construise un cartel des États membres vis-à-vis des marchés ? Sur ce point, les positions divergent.

La Commission est en faveur d'une ligne moyenne, c'est-à-dire de laisser jouer un peu la concurrence fiscale sur un continent plutôt trop taxé par rapport à d'autres parties du monde, mais d'essayer d'éliminer les formes clairement incompatibles avec une Union européenne et donc dommageables.

L'idée étant que si l'on parvient à éliminer ces paradis fiscaux, qui ne doivent pas seulement être conçus de façon localisée - par exemple, on peut avoir un paradis fiscal pour le capital par rapport au travail -, il y aura d'une part moins de paradis fiscaux, mais aussi un niveau de fiscalité moindre dans les autres pays. En effet, les États membres, en éliminant certaines niches et points de taxation zéro, seraient en mesure de réduire la pression fiscale générale.

M. Alain COUSIN : S'agissant toujours de l'Irlande, l'importance des fonds structurels intervenus dans un tel pays, ne démultiplie-t-elle pas en quelque sorte ce qui s'y passe, compte tenu de sa fiscalité très basse. Cette importance n'a-t-elle justement pas été excessive ? Si le rôle de la Commission et du Conseil est d'obtenir une meilleure cohésion régionale, nous avons le sentiment que, au cours de ces dix dernières années, cela a particulièrement bien réussi en Irlande.

M. Mario MONTI : Je comprends la complexité du sujet. Mais il faut admettre que l'Irlande a très bien géré les aides reçues, en termes de politiques macro-économiques, de politiques structurelles, de formation et de flexibilité des marchés.

J'ai donc une certaine admiration pour ce que l'Irlande a accompli. Il est vrai qu'il y a un certain décalage institutionnel entre les instruments offerts aux États membres en relation avec leur niveau de développement et leur capacité de rattrapage. L'Irlande est un exemple très efficace d'un pays qui a progressé rapidement et qui maintenant doit faire face à une remise en cause de certains instruments.

Dans l'Agenda 2000, les fonds structurels sont remodelés. Il suffit de lire la presse irlandaise pour voir combien l'Irlande se sent soumise à un changement de son cadre d'opération du fait de l'action plus déterminée concernant les aides d'État, le code de conduite, la révision des fonds structurels...

M. le Président : M. de Silguy disait que le premier chantier était la mise en place de l'euro et que le second serait celui de l'harmonisation fiscale.

L'une des questions que se pose de notre commission d'enquête est relative aux moyens qui peuvent être mis en _uvre pour évaluer la véritable assiette de l'impôt, que le jeu des maisons mères et des filiales rend opaque. Un débat est déjà en cours sur la définition de groupe national ou multinational, ne serait-ce qu'en droit fiscal français.

La question des prix imposés aux filiales est un autre problème. Je le vis dans ma région. Une verrerie a l'ordre de produire du verre pour le groupe italien, filiale de la maison mère suisse, à un prix moindre que le coût du marché : elle perd donc volontairement de l'argent. La Commission travaille-t-elle, dans le cadre de l'harmonisation, à régler des difficultés plus larges que celles relatives aux seuls taux ?

M. le Rapporteur : La Commission envisage-t-elle de se pencher sur la possibilité, pour un groupe, de volontairement mettre en difficulté l'une de ses filiales afin que ses pertes compensent les bénéfices d'une autre de ses filiales, de manière à ne pas payer d'impôt ?

M. Mario MONTI : Quelques éléments de réponse sur le recouvrement des impôts.

Il y a là également un espace à exploiter pour une coopération administrative plus poussée entre les administrations fiscales des différents États membres. Nous avons présenté, en juillet 1998, une proposition de directive qui sera bientôt discutée au Conseil pour favoriser la coopération administrative à cet égard.

Aujourd'hui, il est difficile pour les administrations d'effectuer le recouvrement des impôts dus et non payés par des ressortissants situés hors de leurs frontières. S'agissant de la vie à l'intérieur des groupes d'entreprises, nous ne prétendons pas avoir de réponse, en particulier parce qu'il n'est pas facilement admis par les États membres que la fiscalité directe puisse relever de la compétence communautaire.

Le point particulier que vous avez souligné, concernant le prix des transferts à l'intérieur d'un groupe, figure dans notre code de conduite comme étant l'un des cinq critères susceptibles de matérialiser des formes de concurrence fiscale déloyale. L'un des critères est de savoir si, à l'intérieur d'un groupe, les modalités définies par l'OCDE concernant le prix des transferts sont appliquées ou non. Il y a là un moyen pour vérifier ce phénomène et le faire entrer dans un même code de conduite sur la fiscalité des entreprises.

Dans l'étude à laquelle je fais référence sur ce thème que la Commission vient d'entreprendre à la suite de la requête du conseil Ecofin, nous devons également examiner ce problème des groupes.

Par ailleurs, peut-être cette année, voire avant la fin de la présidence allemande, pourrait enfin aboutir un dossier datant de près de trente ans, celui du statut de la société européenne. Cela donnerait une impulsion aux travaux sur la fiscalité des entreprises.

M. le Président : Est-il trop tôt pour vous demander dans quel sens la Commission travaille sur la fiscalité des entreprises ? Par ailleurs, si le chantier trentenaire du statut des sociétés européennes devait aboutir, n'irait-on pas inéluctablement vers une fiscalité identique dans tous les pays de l'Union européenne ?

M. Mario MONTI : J'aimerais pouvoir imaginer une marche inéluctable dans le domaine de la fiscalité. Si l'on devait réussir dans le statut de la société européenne, il y aurait toute une dynamique particulière qui aiderait cette progression.

Notre étude sur la fiscalité des entreprises doit permettre de faire des comparaisons plus significatives entre les taux de fiscalité sur les sociétés de différents États membres, en considérant l'assiette et en comparant la pression fiscale effective et pas seulement nominale.

Je suis convaincu que cette démarche devrait être favorablement vue par les États membres qui souhaitent ensuite avoir une harmonisation des taux mais sans un examen comparé des assiettes, cela n'aurait aucun sens - ainsi qu'avec les États membres qui souhaitent continuer avec la concurrence fiscale, pourvu qu'elle soit loyale. Même les entreprises apprécieront d'être en mesure de faire des comparaisons pour savoir où est la fiscalité la plus basse.

Il y a aussi la possibilité, présentée au conseil Ecofin par le ministre italien des Finances, M. Visco, de donner à chaque entreprise de chaque État membre une option entre une fiscalité européenne et sa propre fiscalité nationale. Ce serait une sorte de statut fiscal européen où les taux continueraient à être déterminés au niveau national. Pour ce qui est de l'assiette, le choix serait possible entre le système communautaire et le système national.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les administrations nationales auraient plus ou moins de difficultés à appliquer les deux systèmes en parallèle. Cette idée a été jugée intéressante et digne de retenir l'attention du conseil Ecofin.

M. le Rapporteur : Vos études en sont-elles au stade de l'ébauche ou avez-vous déjà des conclusions qui pourraient être transmises à la commission d'enquête ?

M. Mario MONTI : Si nous disposions de conclusions, je serais heureux de vous en faire part, mais nous en sommes tout au début.

M. René MANGIN : Vous venez d'aborder un projet qui serait une forme de différenciation entre une taxation européenne et une taxation locale ou d'État. Quand il y a une forme de dumping fiscal, tel qu'en Irlande ou d'autres pays, comme cela qui existait auparavant par le biais des dévaluations compétitives, ne pourrait-on imaginer que l'Europe accorde des aides différenciées en fonction de ces disparités, pour les compenser ? Pourrait-on concevoir réglementairement une forme de différenciation dans l'aide apportée selon les fiscalités locales ou d'autres paramètres ?

Par ailleurs, l'Europe peut-elle jouer un rôle pour combattre le transfert rapide des capitaux qui parfois déstabilise les économies nationales ?

M. Mario MONTI : L'Europe devrait jouer un rôle plus incisif dans la gestion du système financier international. D'ailleurs, le ministre français de l'Economie et des Finances a présenté, il y a quelques mois, des idées fort intéressantes sur l'architecture du système.

S'agissant de la différenciation des aides pour compenser les différents traitements de fiscalité des entreprises, il vaut mieux, comme cela commence à se faire, agir directement sur les causes de disparité.

Audition de M. Yves-Thibault de SILGUY,
Commissaire européen chargé des questions monétaires

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 février 1999 à Bruxelles)

Présidence de M.  Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Yves-Thibault de SILGUY : Bien que je ne sois pas directement au fait des aides de l'État et de la concurrence, j'ai préparé cette audition en m'efforçant de répondre à trois questions que je voudrais développer devant vous : le concept de délocalisation, les conséquences de l'arrivée de l'euro, et le cadre communautaire existant relatif aux délocalisations.

Le phénomène de délocalisation est difficile à appréhender en raison de sa complexité, et il est souvent difficile de faire le lien entre la fermeture d'un site et l'ouverture d'un autre site. Il y a certes des cas emblématiques, telle que l'affaire Renault à Vilvoorde. C'est un cas peu fréquent, la fermeture d'un site n'étant généralement pas étroitement liée à l'ouverture d'un nouveau site ou le développement d'un site existant dans la mesure où il n'y a pas forcément concordance dans le temps et identité des activités.

Ensuite, on ne saurait faire l'amalgame entre une délocalisation à l'extérieur de la Communauté et une relocalisation au sein de la Communauté. D'un point de vue communautaire, il est vrai que les délocalisations à l'extérieur de l'Union européenne sont une perte sèche de substance économique et, par conséquent, d'emplois. Il convient donc de les limiter et de les arrêter. En revanche, la relocalisation au sein de l'Union européenne est plus difficile à appréhender par la Commission dans la mesure où c'est souvent une réallocation d'actifs, qui doit conduire à un gain net en termes de compétitivité européenne.

J'ai essayé de quantifier le phénomène, mais on se heurte à une difficulté : nous avons bien les chiffres sur les investissements directs à l'étranger (IDE), mais ils me paraissent plus larges que le seul effet des délocalisations.

J'ai examiné les derniers chiffres d'Eurostat qui sont à votre disposition. Si on totalise l'ensemble des IDE de chacun des États membres, en 1997, on arrive à 172 milliards d'euros, dont 45 % à destination d'un autre pays de l'Union européenne, 23 % à destination des États-Unis et 32 % à d'autres destinations mais ce chiffre est difficile à manipuler. De l'autre côté, vous avez les IDE qui rentrent dans l'Union européenne, de l'ordre de 100 milliards d'euros par an dont 60 % viennent d'un autre pays de l'Union européenne et 40 % de l'extérieur.

Dans les 172 milliards d'euros d'IDE qui vont à l'étranger, 45 % restent en fait dans l'Union européenne. Cela signifie que 95 milliards sortent de l'Union européenne, mais rapportent 12 milliards d'euros par an qui reviennent dans l'Union européenne. Il est donc difficile de quantifier. Par ailleurs, tous ces investissements ne sont pas des IDE.

Tous les investissements réalisés dans l'Union européenne ne sont pas des investissements venant directement de l'étranger, puisque le montant total des investissements réalisés par les entreprises dans l'Union européenne est de l'ordre de 1 300 milliards par an. Les investissements à l'étranger doivent représenter un peu moins de 15 % du total des investissements européens.

C'est un phénomène visible et douloureux mais qui, par rapport au flux global d'investissement, est relativement limité.

Deuxièmement, globalement, le territoire européen reste attractif en matière d'investissements. Avec l'arrivée de l'euro, on assiste plutôt à une accélération et à un retour des investissements vers l'Europe, alors que dans le passé, les investissements quittaient l'Europe pour l'Asie. Le phénomène inverse semble être en train de s'amorcer.

D'un point de vue macro-économique, l'objectif des politiques européennes est connu : une croissance forte, non inflationniste et créatrice d'emploi. Il faut développer une économie forte et compétitive, capable de rivaliser avec celle de nos grands concurrents mondiaux. Le deuxième objectif est d'assurer une cohésion économique et sociale entre les territoires.

Globalement, on peut dire que l'Europe est la première puissance commerciale du monde : 720 milliards d'euros d'exportation, soit environ 20 % des exportations mondiales. Elle enregistre une balance commerciale très positive de l'ordre de 50 milliards d'euros par an.

D'après nos calculs, 8 millions sur les 138 millions de travailleurs européens travaillent pour l'exportation hors Union européenne, c'est-à-dire 6 %, ce qui n'est pas énorme. Mais c'est un résultat de l'existence de l'euro qui a pour conséquence de refermer l'espace européen puisque la même monnaie a cours sur un espace plus large.

La politique économique menée est équilibrée. L'année 1998 a été particulièrement bonne : 3 % de croissance, 3,5 % de gains en salaire réel. En Europe, 1,7 million d'emplois nets ont été créés en 1998. Ce chiffre est encourageant si vous le comparez à celui de 1993, la plus mauvaise année de la décennie pendant laquelle avaient été détruit 2,7 millions d'emplois nets.

Pour 1999, je ne suis pas foncièrement pessimiste car, même si l'Europe est touchée par la crise financière internationale, les fondamentaux économiques européens sont bons, en particulier en France. Le problème se pose pour l'Italie et l'Allemagne mais en France, la situation économique n'est pas malsaine.

Même si on doit revoir à la baisse les prévisions économiques pour 1999, la minoration sera moindre que ce que certains ont pu penser. Dans ce contexte, il est clair que l'euro permet à l'économie européenne d'être plus compétitive : il supprime les frais de change, ainsi que la nécessité de se couvrir contre les fluctuations monétaires, ce qui permet des économies importantes pour les entreprises. La stabilité monétaire, au sein de l'Union européenne, est un élément essentiel. En 1995, les fameuses dévaluations compétitives, qui avaient été dénoncées par la France, se sont traduites par environ deux points de perte de croissance au niveau européen et 1,5 million d'emplois détruits. De plus, les taux d'intérêt sont aujourd'hui à un niveau historiquement bas.

L'euro va accroître l'intégration du marché unique, avec un avantage notamment pour nos PME. Beaucoup d'entre elles, qui ne travaillaient pas à l'exportation vers un autre pays européen à cause des difficultés liées aux différentes devises, aux coûts et aux risques de change, aux dépenses de couverture et de commission bancaire, vont chercher à être beaucoup plus présentes. Cela va dynamiser le tissu des PME européennes.

L'euro va supprimer une des raisons qui poussaient les entreprises à se délocaliser. Certaines transféraient une partie de leur production dans un autre État membre pour éviter les fluctuations de change. Dès lors qu'il n'y en a plus qu'une seule monnaie, l'euro, le lien entre politique commerciale et politique industrielle au sein de l'entreprise change totalement.

L'euro va nécessairement constituer une impulsion pour que les entreprises recherchent des possibilités de s'adapter et devenir plus compétitives. En définitive, l'euro doit être un moyen d'appréhender le problème des délocalisations sous un angle positif, en parlant plutôt de relocalisation.

Comment l'environnement économique créé par l'euro peut-il faciliter les relocalisations ? Un site d'implantation est choisi en fonction de la prise en compte de facteurs et de paramètres qui vont devenir essentiels : la qualification et le coût de la main d'_uvre, la présence de sous-traitants et d'un tissu industriel, d'une capacité technologique, notamment en matière de recherche, les charges administratives, la pression fiscale, la flexibilité du travail, le réseau des infrastructures et la qualité de vie.

Dans ce monde européen où n'existera plus qu'une seule monnaie, les relocalisations seront de plus en plus motivées par des avantages structurels et non plus par des aspects monétaires.

Troisième question : dans ce contexte, est-il souhaitable de favoriser les relocalisations par des aides publiques ? Est-ce une bonne utilisation de l'argent public ? La réponse n'est pas claire. D'un côté, si on interdit les aides publiques, ce sont les objectifs de cohésion et d'aménagement du territoire qui seront affectés ; si, d'un autre côté, on autorise largement et sans discrimination les aides, on assiste alors à une surenchère entre les différents territoires, ce qui conduit à gaspiller l'argent public sans réelle efficacité économique.

Il faut donc un système équilibré autorisant les aides nécessaires, strictement nécessaires, à l'objectif de cohésion.

Quels sont les principes qui encadrent les aides à la relocalisation ? Les aides d'État sont destinées à l'investissement, encadrées à Bruxelles par les dispositions relatives aux aides d'État à finalité régionale. Seules sont autorisées deux catégories d'aide d'État.

L'article 92-3a permet d'accorder des aides dans les régions dans lesquelles le niveau de croissance est anormalement bas et où il y a un très fort sous-emploi. Cette dérogation a été interprétée, de manière constante, selon le critère de 75 % de la moyenne communautaire. C'est-à-dire qu'en dessous de 75 % de la moyenne communautaire, les aides sont autorisées.

En France, cela concerne les DOM et la Corse, en Belgique, le Hainaut. S'agissant des deux derniers, compte tenu du rattrapage, ils doivent être aujourd'hui au-dessus des 75 %. Dans le cadre de l'Agenda 2000, seuls les DOM seront encore bénéficiaires.

L'article 92-3c permet de donner des aides quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges d'une manière contraire à l'intérêt commun. Cette dérogation a été utilisée pour aider certaines régions de la Communauté choisies par les États membres.

La limite fixée dans le paquet défini en 1992 à Édimbourg était que les régions dans lesquelles étaient données les aides régionales ne pouvaient pas représenter plus de 46,7 % de la population de l'Union européenne. Ce cadre restera valable jusqu'au nouveau paquet inclus dans l'Agenda 2000. Mais il apparaît que les aides ne bénéficient pas prioritairement aux régions les plus défavorisées comme le montre le rapport de la Commission. Par ailleurs, l'intensité des aides, à savoir le montant de l'aide par rapport à l'investissement, est en général trop importante et crée de réelles distorsions de concurrence.

Quelle est l'évolution possible du cadre juridique ?

La Commission a proposé en 1998, dans le cadre d'une révision de l'encadrement des aides d'État à finalité régionale, de concentrer l'effort sur un moins grand nombre de zones. Elle suggère de ramener ce chiffre de population couverte de 46,7 % à 42,7 %. De plus, elle est favorable à une réduction des intensités maximales autorisées, avec des suppléments pour les PME.

Ces propositions de la Commission ne sont pas encore adoptées, mais figurent déjà dans l'Agenda 2000... Cette limitation a pour but de réduire les effets pervers observés jusqu'à présent.

Un autre problème apparaît à cet égard : celui des grands projets industriels dont la valeur est symbolique et dont l'importance économique est très grande pour les territoires. La Commission s'est rendu compte qu'ils donnaient lieu à une surenchère très forte entre les régions.

Elle a récemment instauré un nouveau système pour traiter, de manière spécifique, ces aides aux grands projets en décidant un encadrement multisectoriel, applicable depuis septembre dernier et permettant le contrôle des aides d'État apportées aux grands projets industriels, c'est-à-dire ceux qui comprennent un investissement de plus de 50 millions d'euros.

Cette procédure est très lourde, ce qui explique qu'elle ne soit applicable qu'aux grands projets. On accepte l'aide pour l'ajuster aux handicaps réels constatés dans la région en cause. Au moyen de comparaisons est mesurée la différence des charges d'installations et l'aide est autorisée à due proportion.

Peut-on aller plus loin ? On a tendance à répondre qu'il convient déjà de mettre en _uvre les propositions de 1998, étant entendu qu'il y a une difficulté particulière car le contrôle communautaire des aides d'État ne propose pas actuellement de traitement spécifique pour les délocalisations. Lorsqu'une aide est approuvée, la Commission ne cherche pas à savoir si le projet soutenu est ou non une délocalisation puisque les instruments au sein de la Commission traitent seulement des questions de concurrence et non de questions d'opportunité politique.

Au-delà, nous ne pouvons, ni ne savons rien faire. Comment interdire à une région donnée d'accorder une aide parce qu'il y aurait un lien - dont il faudrait, au demeurant, prouver le caractère évident - avec une fermeture d'établissement dans un autre État ou une autre région ? L'outil concurrence, le seul entre les mains la Commission, n'est pas adapté. Il peut mettre à jour une distorsion de concurrence du fait des aides, mais n'aborde pas le problème de l'opportunité de fermer un site pour en ouvrir un autre ailleurs.

Pour mieux appréhender le problème des délocalisation, il faut essayer d'améliorer l'échange d'informations entre les États membres et la Commission, repérer et décourager les véritables chasseurs de primes. Or, trop souvent, l'information se fait mal parce que chaque région préfère ne pas faire étalage de ce qu'elle a donné, ce qui peut se comprendre. L'intérêt à court terme d'une région peut être de cacher les aides, mais l'intérêt à long terme de ladite région et a fortiori l'intérêt de l'ensemble de l'Union n'est certainement pas de se livrer à de la surenchère, puisque cela augmente de manière inutile et illicite le montant des aides.

Vu de Bruxelles, il faut appliquer strictement les mêmes règles du jeu à tous, c'est-à-dire imposer à tous le même encadrement des aides. Cela suppose un contrôle de l'État et de la Commission sur les subventions que certaines collectivités peuvent être tentées de donner dans une totale illégalité.

Dernière remarque : quels sont les autres moyens à la disposition des pouvoirs publics pour concilier l'efficacité économique et la solidarité ? La première piste consiste à favoriser les investissements publics ou privés qui aident indirectement l'entreprise dans les régions défavorisées, quand ces investissements sont utiles pour rendre le territoire plus attractif et compétitif.

Cela concerne tout ce qui est financement de centres de recherche et de technologie, efforts de formation initiale et continue, financement d'infrastructures pour le désenclavement des régions, que ce soit des infrastructures de transport, en matière d'énergie ou de télécommunication. C'est pourquoi le projet des réseaux transeuropéens est très important et ce qu'a proposé la Commission dans Agenda 2000 est un minimum si l'on veut que ces grands réseaux voient le jour.

Une partie des investissements, non seulement en biens d'équipement mais aussi au sens immatériel du terme, peut être favorisée sans poser de problème particulier avec les règles de concurrence communautaire.

Une autre piste importante est l'harmonisation fiscale : il est clair qu'il faudrait rendre les régimes fiscaux moins disparates. De nombreuses relocalisations sont motivées par des différences aberrantes entre les fiscalités. Ces effets indésirables pourraient être évités si l'on progressait dans ce domaine, ce qui est un sujet majeur après la mise en place de l'euro.

La troisième piste concerne l'application, de manière uniforme, des réglementations en matière de contrôle des aides. La France aidant moins que l'Allemagne ou l'Italie, elle n'a pas intérêt à se lancer dans un jeu de surenchère. Cet élément fausse la relocalisation et ne permet pas aux avantages naturels de s'exprimer ce qui peut donc pénaliser la France.

Une dernière piste est le prix de transport. Celui-ci ne reflète pas aujourd'hui les coûts que le transport génère et dont une bonne partie est supportée par la société : congestion, accidents, environnement, bruits. Aujourd'hui, il y a une surutilisation des transports et un prix trop bas qui facilite les délocalisations. La Commission a publié récemment un livre blanc, posant le principe de l'utilisateur-payeur en matière de transport. Cette question mérite d'être approfondie car une bonne application de ce principe rationaliserait l'utilisation du transport et découragerait certaines relocalisations intempestives.

M. le Rapporteur : Quelle appréciation portez-vous sur les phénomènes de fusion et de regroupement d'entreprises qui ont lieu depuis quelques années ? Cela concerne plus directement les compétences qui sont les vôtres au sein de la Commission. Autant on peut penser que certaines opérations ont pu être dictées auparavant par des raisons industrielles, autant on a le sentiment, depuis quelque temps, que c'est la finance qui mène un certain nombre d'opérations dont on ne voit pas très bien les raisons d'un point de vue strictement industriel.

Par ailleurs, le niveau d'autofinancement des grands groupes n'a jamais été aussi élevé que depuis quelques années. Cela signifie qu'il y a dans ces grands groupes, une accumulation de moyens financiers qui sont, dans certains cas, autant de « trésors de guerre », sans que cela ne serve l'emploi. Au contraire, une foi le maximum de capitaux accumulé, ils sont utilisés au détriment de l'emploi. J'aimerais avoir votre point de vue.

M. Yves-Thibault de SILGUY : Les fusions-concentrations répondent à un souci et un besoin d'atteindre la taille critique dans un monde globalisé. La concurrence devient de plus à plus âpre et, pour lui résister, il faut avoir une taille suffisante.

Cela répond à une nécessité qui dépasse largement le problème européen : avec la société de l'information, la mondialisation des échanges, l'uniformisation des produits, des besoins, la concurrence devient de plus en plus mondiale. A l'échelle européenne, l'euro permet, en supprimant certains coûts, de faciliter la compétitivité. Il suffit de voir l'évolution des Anglais quant à l'euro. En termes de compétitivité pour leurs entreprises, ils constatent qu'ils auront un handicap à cause de leur position marginale.

Les phénomènes de concentration, en général, ne sont pas bons pour l'emploi. En revanche, si l'on veut développer l'emploi, on devrait pouvoir miser beaucoup plus sur les PME. Quand je compare les différents pays, le réservoir d'emplois est incontestablement dans les PME, mais le coût du travail est trop élevé. Il ne faut pas baisser les salaires, mais les charges qui pèsent sur les salaires. Il faut bien que quelqu'un les paie, si ce ne sont pas les entreprises, cela ne peut être que l'Etat. C'est donc un problème de possibilité financière, un problème politique.

Si l'Europe dit qu'il faut assainir les finances publiques, c'est pour redonner de la marge budgétaire afin de rendre possibles des choix politiques qui peuvent consister à baisser les impôts ou les charges sociales.

Il convient aussi d'alléger les contraintes administratives qui pèsent sur les entreprises. Celui qui veut créer une PME dans un pays européen rencontre 20 à 25 obstacles administratifs et a besoin de cent jours. En prenant le modèle américain, avec Internet, un fax et un téléphone, une entreprise est fondée en une heure. Il y a donc bien un problème de rigidité en Europe.

Le troisième problème est l'accès aux financements, aux facilités financières, par les entreprises. Nous avons lancé quelques idées récemment, qui n'avancent pas assez vite à mon gré, en matière de capital-risque notamment sur lequel j'appelle votre attention. Le but est de faciliter l'accès des entreprises, non seulement aux crédits, mais également à des fonds propres en quantité suffisante. Là aussi, un obstacle empêche le développement.

D'autres éléments peuvent être ajoutés, comme la recherche, où l'on prend du retard par rapport notamment aux États-Unis, l'éducation et la formation professionnelle, et le marché du travail qui n'est pas assez souple, mais ce n'est pas ici l'essentiel.

Il est clair que les fusions-concentrations sont une réponse à un phénomène de globalisation, ce qui a des impacts sur l'emploi. Mais la réponse n'est pas là, elle est dans les PME. Il faut créer un cadre plus souple, moins contraignant, pour le développement de l'entreprise.

Les concentrations sont contrôlées au niveau européen, mais seulement du point de vue de la concurrence même si le facteur emploi peut être pris en compte.

S'agissant de l'accumulation des moyens financiers des grands groupes, je ne peux pas porter de jugement général. Il est clair qu'il vaut mieux avoir des entreprises qui soient prospères et qui gagnent de l'argent. On a aussi intérêt à faire en sorte qu'elles réinvestissent leur argent sur le territoire communautaire ce qu'elles ne le feront que s'il y a un marché et une croissance suffisante.

Je ne suis pas pessimiste à moyen terme. Je pense qu'on assiste à un regain d'intérêt pour l'Europe, à un redémarrage de l'économie européenne qui s'explique par plusieurs facteurs. En France, et en Europe en général, la bonne tenue de la consommation, la reprise du marché de l'immobilier sont des éléments importants de soutien. Nous devons nous employer à faire en sorte que les entreprises aient intérêt à réinvestir en Europe.

Dans un monde où les capitaux circulent librement, où on ne peut décréter la valeur d'une monnaie, c'est plus en jouant sur ses atouts naturels, ses avantages structurels, l'environnement économique, fiscal et social, que l'on créera une capacité d'attraction suffisante. Je ne pense pas que l'on puisse s'opposer à des mouvements qui, de par les moyens de communication très modernes dont on dispose, échappent au contrôle des autorités publiques.

M. le Rapporteur : Peut-on parler de fatalité ?

M. Yves-Thibault de SILGUY : Je ne le prends pas comme une fatalité. Je suis surpris de voir comment les Français sous-estiment leurs capacités. Nous sommes bien meilleurs collectivement que nous ne le pensons. La France est un pays extraordinaire qui, au centre de l'Europe, a une capacité d'attraction et d'imagination fantastique.

Je ne suis pas inquiet. Si l'on sait se servir de ces atouts, le plus grand bénéfice peut en être tiré, même dans un processus de globalisation. A la fin des négociations de l'Uruguay Round, je me souviens du sentiment ambiant qui prévalait en France et même des réticences à l'égard des accords de Marrakech. Pourtant, depuis, nous n'avons jamais eu une balance commerciale aussi positive. Cela prouve que les entreprises ne sont pas si mauvaises ; elles ont gagné en termes commerciaux.

M. le Président : Ce que vous dites à propos du rôle des PME dans les créations d'emplois rejoint ce que nos interlocuteurs précédents ont affirmé.

D'autre part, différents pays de l'Union européenne et hors UE pratiquent aussi la concurrence fiscale. Comment peut-on accélérer le processus d'harmonisation fiscale ? Quel rôle la monnaie unique joue-t-elle dans ce cadre ?

M. Yves-Thibault de SILGUY : L'euro constitue un avantage majeur pour les entreprises en assurant la stabilité monétaire intra-européenne. Aujourd'hui, nous serions hors d'état de supporter ce que l'on a subi entre 1992 et 1995. Comme il y a un phénomène d'intégration croissante du marché européen, des variations de 20 à 40 % entre les monnaies seraient intolérables. On en a vu les effets au printemps 1995, lors des dévaluations compétitives.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que l'Europe ait la capacité de peser pour limiter les flux et reflux financiers qui peuvent mettre à mal les économies ? Pensez-vous qu'il soit possible de taxer ces mouvements ou que l'Europe soit en mesure de montrer l'exemple ? Pensez-vous que l'attractivité européenne ne place pas l'Europe en position de force pour obtenir une limitation de ce type ?

M. Yves-Thibault de SILGUY : Je pense que ce serait une mauvaise chose. En effet, nos entreprises ont besoin de capitaux pour se développer. Elles n'ont pas besoin qu'on entrave l'arrivée des capitaux. Aujourd'hui, on se réjouit d'avoir des taux d'intérêt très bas et d'être même en surliquidité en Europe. L'objectif est que ces capitaux restent et s'investissent dans des opérations utiles.

La question n'est pas de rendre plus difficile l'arrivée des capitaux, mais de faire en sorte qu'ils s'allouent au mieux, selon des critères objectifs. Dans cette hypothèse, nous sommes bien placés. Si on s'orientait vers des systèmes de limitation des flux, on créerait des difficultés totalement insurmontables par les pays en voie de développement, qui ont des déficits importants et un besoin absolu de capitaux pour financer leurs déficits courants.

Avec de telles taxes, on aurait empêché une bonne partie des pays africains et des pays en développement de survivre et de se développer.

Le problème est que la libéralisation des mouvements de capitaux dans les pays à structure financière faible, qui n'ont ni règles prudentielles, ni contrôle bancaire, s'est faite en priorité au profit des capitaux à court terme et non à long terme. J'aurais plutôt tendance à dire qu'il faut imposer à tous des règles de surveillance financière, prudentielle, comme au sein du G 7 ou du G 10.

Par ailleurs, il ne faut pas libéraliser de manière brutale les mouvements de capitaux à court terme comme cela a été fait. C'est ce qui est à l'origine du problème car ils se sont donc déplacés vers des marchés spéculatifs. Comme ces pays ne libéralisaient pas non plus leurs investissements à long terme pour des raisons de nationalisation et de propriété, l'argent ne s'est pas porté sur les investissements productifs. Il faut donc libéraliser progressivement les mouvements de court terme et faciliter rapidement ceux de long terme.

Une région comme l'Europe a tout à perdre à aller vers une taxation des mouvements de capitaux. En anglais, on appelle la fuite des capitaux « the fly to quality », c'est-à-dire que l'argent va vers la qualité, à savoir l'Europe et les États-Unis aujourd'hui. Il est inutile de nous pénaliser et de faire monter nos taux d'intérêt par une taxation. En revanche, il faut être vigilant sur la manière dont se fait la libéralisation dans les pays émergents et sur les règles de structures financières et de surveillance prudentielle et bancaire.

On essaie de développer certaines actions pour renforcer, dans ces pays, le contrôle bancaire, les règles de surveillance financière et prudentielle. Ce n'est pas simple, mais il faut y parvenir.

S'agissant de la compétition fiscale, dès lors que l'euro est présent, la priorité est la fiscalité de l'épargne. Il faut progresser sur ce point parce qu'on ne peut pas laisser des havres fiscaux, dans lesquels s'installe toute une partie de l'épargne sans aucune imposition, notamment pour les non résidents. C'est la première source de distorsion.

Le deuxième élément est l'impôt sur les sociétés à l'origine de distorsions importantes, comme par exemple en Irlande. La troisième source de distorsion concerne les problèmes de TVA.

S'agissant de la fiscalité personnelle, seuls 1  à 2 % des Européens ne vivent pas dans leur pays de naissance. Ce n'est pas une priorité, au contraire de la fiscalité de l'épargne. La Commission a fait des propositions mais la difficulté est qu'il faut un vote à l'unanimité et donc que tout le monde soit d'accord. D'où l'idée, dans les négociations globales de l'Agenda 2000 ou de l'ouverture des marchés financiers, de constituer des « paquets » suffisamment équilibrés pour obtenir une fiscalité de l'épargne « harmonisée ». Pour ma part, je la considère comme la priorité aujourd'hui et c'est l'intention affichée de plusieurs gouvernements et de la Commission.

M. René MANGIN : Je ne partage pas votre sentiment sur la taxation des flux de capitaux. Autant il n'est pas question de contester votre analyse relative aux investissements, autant on ne peut admettre qu'en un dixième de seconde, des milliards de dollars soient échangés. Le problème se trouve dans ce jeu intercontinental qui se fait par l'informatique et ne se traduit pas en termes de production.

Pour tout citoyen, le fait que quelque grand financier puisse détruire ainsi une économie dans son ensemble en quelques secondes apparaît très choquant. S'il n'est pas question de pénaliser les investissements et le retour d'investissement en France, notre vieille nation devrait néanmoins montrer l'exemple et proposer des pistes de réflexion qui permettent d'éviter de tels abus.

Pour ce qui est des aides publiques, on ne considère pas que 50 % des entrepreneurs sont des « chasseurs de primes » malhonnêtes, mais ne seraient-ils que 1 %, ce serait déjà trop. Il me semble qu'on ne différencie pas suffisamment les destinataires des aides notamment selon qu'ils appartiennent ou non à un groupe.

Il est certes parfois délicat de ne pas apporter d'aides, comme par exemple aux chantiers navals du Havre, et de déterminer quand il faut y mettre un terme, comme cela a été fait dans ma région avec la sidérurgie, même si on continue à financer les préretraites ; mais il est aussi difficilement admissible que l'aide soit apportée presque systématiquement dès lors que les critères sont remplis alors que ne figurent jamais parmi ces critères les fonds propres, la capitalisation ou les moyens boursiers de l'entreprise.

M. Yves-Thibault de SILGUY : Sur le premier point, je ne suis toujours pas d'accord avec vous. Ce serait impraticable et vous créeriez des super paradis fiscaux qui eux ne taxeraient pas les flux de capitaux. Ce serait une source de spéculations et de contournement encore plus grande. Par ailleurs, quoiqu'on puisse le regretter, personne ne maîtrise ni les moyens d'information, ni tout ce qui est lié aux technologies de l'information, ni tous les produits dérivés qui peuvent voir le jour.

Si, en outre, on crée ce type de système qui n'est pas absolument généralisé dans le monde entier, on crée des échappatoires tels que le système devient ingérable. C'est ce qui se passe en Europe avec certains territoires défiscalisés et havres fiscaux concernant la fiscalité de l'épargne.

Au début de mon mandat, je prenais des positions sur la fiscalité de l'épargne. Des responsables de plusieurs pays m'ont expliqué que certains territoires constituaient des soupapes de sécurité et que l'argent, au lieu de partir dans les Caraïbes, se recyclait, par leur intermédiaire, dans les fonds de pension en Europe. Une fiscalité de l'épargne non harmonisée en Europe fait déjà courir un risque de fuite de capitaux. Quoique dans un espace de 290 millions d'habitants, avec la richesse et le poids de l'Europe, le risque soit minime, mais comme on ne peut pas généraliser la fiscalité de l'épargne au niveau mondial, il y a un risque de fuite de l'argent, phénomène qui est difficilement réversible.

On ne peut pas résoudre le problème par ce biais, mais on peut faire en sorte que l'épargne s'investisse de manière durable, ce qui est alors positif pour tout le monde.

Sur le deuxième point, je serais assez d'accord avec vous. Vous pourriez poser la question à M. Landaduru car ce sont ses services qui allouent les aides pour leur partie européenne. Je ne crois pas que la Commission choisisse ceux à qui elles sont données.

Peut-on imposer des critères au niveau européen ? J'avoue mon incompétence sur ce sujet. J'ai rencontré ce problème dans un autre domaines, à propos des prêts de la BEI, une banque publique chargée de faire du développement régional et dont le rôle est de financer des projets, la Commission donnant son accord ou non.

Mais, la BEI se met désormais à accorder des prêts globaux à des entreprises, ce qui me semble une dérive regrettable. En effet, à quoi bon prêter des fonds à un grand groupe qui n'a pas besoin de la BEI pour obtenir un prêt, même si, en contrepartie, il s'est engagé à faire des investissements dans certaines zones en retard de développement... Il est vrai que les prêts globaux sont plus faciles à gérer que les prêts par projet. Cela va plus vite et permet à la BEI d'avoir un volume d'affaires plus important et des taux d'intérêt plus bas. Celan étant, cette pratique ne répond pas à l'objectif de la BEI et constitue même de la concurrence déloyale pour les banques privées.

M. le Rapporteur : On accroît ainsi le capital d'une entreprise qui pourra utiliser cet argent à son gré, même si elle va ensuite dans une région en retard, en Italie du sud ou en Irlande. On favorise ainsi systématiquement la capitalisation de l'entreprise, alors que ce sont souvent les mêmes grands groupes qui accroissent leur capital et détruisent des emplois.

M. Yves-Thibault de SILGUY : Mais dans l'exemple que je vous ai cité, ils se seraient recapitalisés sur les marchés financiers, probablement au même coût.

M. le Rapporteur : Je voudrais évoquer deux autres problèmes. Vous avez cité un certain nombre de documents écrits et rapports. Serait-il possible, via la Représentation française, de disposer de ces documents au moment de l'élaboration du rapport ? (Assentiment de M. de Silguy.)

Dans la réforme de la fiscalité, incluez-vous la fiscalité locale et notamment la réforme de la taxe professionnelle ? Ce point a souvent été évoqué devant la Commission.

M. Yves-Thibault de SILGUY : Je ne crois pas que la question soit traitée au niveau européen mais vous pourrez posez la question à M. Monti qui est en charge de la fiscalité.

M. le Rapporteur : La plupart des experts disent comme vous que les créations d'emploi passent par les PME, mais personne ne dit pourquoi. N'y a-t-il pas une relation entre l'externalisation et la création d'emplois au sein de PME, avec des salariés qui se retrouvent dans une position sociale fragilisée ?

M. Yves-Thibault de SILGUY : J'ai travaillé dans le grand groupe Usinor-Sacilor par le passé. Ce sont des productions dont les prix évoluent fortement, ce qui provoque des compressions d'effectifs terribles. Ces entreprises sont obligées d'investir pour moderniser et être de plus en plus compétitives, ce qui n'est pas bon pour l'emploi.

Pour les PME, la situation est différente. Il y a un potentiel dans les secteurs des services, notamment dans les télécommunications, où toute une série de possibilités de développement d'activités tient au fait que l'on a un projet et qu'il y a une demande. Le problème actuel est que cette idée et ce projet ne peuvent être concrétisés à cause des difficultés que rencontre tout créateur d'entreprise.

Ce n'est pas une question de fragilité, de droit du citoyen ou du travailleur moins protégé. L'important aujourd'hui est de créer des emplois. Plus la PME est petite, plus elle a un côté convivial et les droits de chacun peuvent être respectés.

En fait, dans les PME, il y a une très grande capacité d'adaptation et de réaction. Une PME peut théoriquement être créée très rapidement, ce dont témoigne l'exemple des États-Unis ou d'autres pays européens, notamment les Pays-Bas où, avec quelques idées, de l'esprit d'initiative et une incitation, sont développées des activités qui peuvent marcher. Certes, certaines échouent mais si, sur cent entreprises qui se créent, cinq ans plus tard, il en reste 80 ou 50, c'est déjà très bien.

Au vu de toutes les études menées, il est clair que la solution à la crise de l'emploi passe par les PME. Toutefois, un grand groupe qui marche bien développe énormément de sous-traitance. On a donc intérêt à avoir de grands groupes en bonne santé financière. Quand Usinor-Sacilor, suite à une mauvaise conjoncture, diminuait de 20 à 30 % ses dépenses d'investissement ou de recherche, le réseau de sous-traitance en souffrait énormément. Il faut un équilibre entre les grands groupes qui sont puissants, financièrement solides et qui irriguent un réseau de sous-traitants et de PME, et le développement des PME. Il y a de la place pour toute une gamme de services qui ne demandent qu'à émerger.

L'exemple des télécommunications est prodigieux. Il y a quelques années encore, on ne pouvait s'adresser qu'à France Télécom pour avoir un téléphone. Ce secteur a été libéralisé, ce qui va créer des millions d'emplois dans les cinq années à venir.

Vous pouvez objecter que je prends le seul exemple qui marche, mais ce secteur crée énormément d'emplois en Europe.

Audition de Mme Edith CRESSON,
Commissaire européen chargé de la recherche et de l'éducation

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 février 1999 à Bruxelles)

Présidence de M.  Alain FABRE-PUJOL, Président

Mme Edith CRESSON : Pour répondre aux préoccupations qui ont motivé la création de votre commission d'enquête, je voudrais défendre et illustrer l'idée suivante : « loin d'aider les grandes entreprises françaises à délocaliser leurs activités, les programmes de recherche de l'Union européenne contribuent à maintenir et créer de l'activité économique et de l'emploi en Europe et en France. »

J'appuierai cette affirmation sur trois observations concernant respectivement :

- la nature des bénéficiaires français des programmes européens de recherche, qui sont loin de se réduire aux seules grandes entreprises ;

- les dispositions prises dans ces programmes pour garantir la protection des intérêts européens ;

- l'impact des projets de recherche européens en termes de compétitivité et d'emploi.

Dans chaque cas, mes remarques porteront sur la situation présente mais aussi sur l'avenir. L'effet des programmes de recherche de l'Union sur l'emploi en Europe et en France devrait en effet être plus prononcé encore dans les années qui viennent.

Ceci n'est pas fortuit. L'ambition du 5ème programme-cadre de recherche et développement technologique, que j'ai conçu et lancé, est de mettre l'effort de recherche européen au service du citoyen.

Les thèmes de ce nouveau programme-cadre sont donc étroitement liés aux grands objectifs politiques, économiques et sociaux de l'Union européenne, à commencer par le renforcement de la compétitivité européenne et l'amélioration de la situation de l'emploi.

Première observation : les programmes de recherche européens, en France comme ailleurs, ne bénéficient pas qu'aux seules grandes entreprises, mais à une large gamme d'acteurs dont de plus en plus de PME.

Le principe de base de ces programmes est d'associer dans des projets communs des centres de recherche, des universités et des entreprises de pays européens différents. Ceci permet aux différents catégories de partenaires de combiner leurs capacités complémentaires. Cette formule a aussi pour effet de stimuler le transfert des connaissances et des technologies et l'exploitation des résultats.

Dans les consortia ainsi constitués apparaissent très souvent des PME. Plus de 13 000 d'entre elles ont participé aux programmes européens de recherche à ce jour. Leur proportion dans le total des participants a continuellement augmenté.

Cette évolution caractérise notamment la participation française. Bien sûr, on trouve dans les programmes européens les plus grands entreprises publiques et privées de notre pays : l'Aérospatiale, Thomson, Renault, PSA, la SNECMA, Dassault, Alcatel, Rhône-Poulenc ou Elf-Aquitaine.

Ceci n'est que le reflet de leur poids dans le système de recherche français et du rôle qu'elles jouent dans ce domaine.

Leur présence n'a pas empêché la proportion de PME dans l'ensemble des participants français de s'accroître régulièrement et de manière importante. En 1987, on comptait 26 participations de PME à des projets, soit 7 % du total des participations ; en 1998, elles atteignent 20 % du total.

Sur toute la période, les PME françaises ont participé à plus de 1 700 projets.

Les PME peuvent bénéficier de mesures spécialement conçues en fonction de leurs besoins. Celles qui ne possèdent pas de capacités de recherche ont la possibilité, pour résoudre leurs problèmes technologiques, de confier en commun à des universités ou des instituts de recherche l'exécution des travaux nécessaires.

Ces mesures ont permis à de nombreuses PME opérant dans des domaines traditionnels comme l'habillement, le cuir ou la construction, de développer de nouveaux produits et procédés.

Parallèlement, de jeunes entreprises de haute technologie ont mis au point et commercialisé des produits inédits pour des marchés porteurs. Je pense par exemple au système d'imagerie médicale développé par la société Biospace sur la base des travaux du prix Nobel Georges Charpak.

Je pense aussi à des soutiens à des projets présentés par des entreprises récemment créées qui se sont avérées en forte croissance et créatrices d'emploi. Par exemple en France Eurofins (analyse de la composition des aliments), Alphamos (senseurs), Sopra (services informatiques), Cybernétix (automation), Corneal (implants oculaires), pour n'en citer que quelques unes.

Cette évolution s'accentuera avec le 5ème programme-cadre, dont un des programmes « horizontaux » est spécifiquement consacré aux PME et à l'innovation. Il comprend une gramme de mesures destinées à faciliter l'accès des PME au financement de l'innovation, plus particulièrement au capital risque, ainsi qu'en matière de transfert de technologies, d'intelligence économique et de propriété intellectuelle.

Il a par ailleurs été décidé que les PME devront obligatoirement bénéficier de 10 % minimum des moyens de chaque programme thématique. Jusqu'ici, leur participation s'est concentrée dans certains programmes, plus particulièrement celui des technologies industrielles.

Deuxième observation : plusieurs dispositions régissant le fonctionnement des programmes européens ont pour but de garantir que leur exécution se fasse au bénéfice de l'Union, notamment en termes d'emploi.

C'était déjà le cas avec le 4ème programme-cadre. Ce sera encore accentué dans le 5ème.

Avec celui-ci, de nouveaux critères de sélection des projets de caractère économique et social ont été introduits, en premier lieu l'impact sur la compétitivité et l'emploi.

Il est par ailleurs stipulé que la majeure partie des travaux de recherche concernés doivent être effectués sur le territoire des états membres.

Depuis un certain temps, il est aussi exigé que la valorisation des connaissances s'opère « dans l'intérêt de la Communauté ». Avec le 5ème programme-cadre, l'objectif de « privilégier  de manière adéquate le maintien et la création d'emplois dans la Communauté » apparaît parmi les éléments entrant dans la définition de cet intérêt.

Le degré auquel cet aspect est pris en compte est apprécié par la Commission sur la base du « Plan de mise en _uvre technologique » associé à chaque projet.

Cet élément d'appréciation est indispensable. L'exploitation des connaissances, par exemple, ne doit pas à tout prix se faire sur le territoire européen. Une exploitation dans un pays tiers, parce qu'elle a pour effet de leur ouvrir un marché extérieur, peut bénéficier aux entreprises européennes et conduire à la création d'emplois en Europe.

Les éventuelles sociétés-mères d'entreprises participantes basées dans des pays tiers, n'ont de surcroît pas de droit automatique d'accès à l'exploitation des connaissances produites par les projets. Les activités de coopération scientifique et technologique de l'Union avec les pays tiers sont conduites dans le même esprit. Le principe de base des accords de coopération avec les pays auxquels l'Union est associée en matière de recherche, comme aujourd'hui les états-Unis et bientôt la Chine et certains pays à « économie émergente », est celui du bénéfice mutuel et de la réciprocité d'accès aux programmes des deux parties. Dans la négociation de l'accord avec les états-Unis, nous nous sommes ainsi montrés particulièrement vigilants en matière de propriété intellectuelle.

Troisième et dernière observation : les programmes de recherche de l'Union ont un impact positif sur la compétitivité européenne et l'emploi.

Les économistes et les sociologues de l'innovation ont longtemps discuté de l'effet de la recherche et de la technologie sur l'emploi.

Aujourd'hui, il est très largement reconnu que :

- premièrement, un effet important du progrès technologique est un glissement des emplois les moins qualifiés vers les emplois les plus qualifiés. C'est ce qui rend si nécessaire un effort soutenu de formation tout au long de la vie ;

- deuxièmement, le progrès des connaissances contribue à la création d'emplois nouveaux, directement, mais surtout indirectement par son impact positif sur la compétitivité des entreprises et le développement de nouveaux marchés pour de nouveaux produits et services.

Les besoins sociaux correspondant à ces nouveaux marchés se situent plus particulièrement dans les domaines de la santé, des transports, des communications et de l'environnement. Et les technologies concernées sont notamment les technologies de l'information et de la communication, les biotechnologies et les technologies propres.

Aux états-Unis, une partie importante des 19 millions d'emplois créés depuis 1991 l'ont ainsi été dans les secteurs de haute technologie, en premier lieu les technologies de l'information. En Europe, 50 % des nouveaux emplois ont vu le jour dans un petit nombre de PME à fort potentiel de croissance, et l'explosion de la téléphonie mobile a d'ores et déjà abouti à la création de 300 000 emplois, directs et indirects.

Il est difficile d'établir un bilan complet de l'impact des programmes de recherche européens sur l'emploi. Mais de nombreux éléments appuient l'idée que cet impact s'est souvent avéré très positif. C'est plus particulièrement le cas pour les PME.

Un projet de mise au point d'un procédé de conception de chaussures orthopédiques par ordinateur, par exemple, coordonné par la PME française Gabilly, devrait conduire à moyen terme à la création d'une trentaine d'emplois.

La société toulousaine Alpha MOS, que j'ai cité tout à l'heure, impliquée dans un projet de développement de capteurs dans le secteur agro-alimentaire, ne comptait que 5 personnes en 1994. Elle emploie aujourd'hui 37 salariés, et ce chiffre pourrait doubler d'ici 2 ou 3 ans.

Cet impact positif devrait augmenter substantiellement avec le 5ème programme-cadre.

Bâtissant sur l'acquis et les résultats de ses prédécesseurs, celui-ci innove en effet radicalement sur plusieurs plans.

Il met en _uvre une nouvelle approche de la recherche. Au lieu d'être organisés selon la division traditionnelle en domaines et disciplines scientifiques, les programmes le sont en fonction des grands problèmes auxquels l'Europe est aujourd'hui confrontée.

L'instrument majeur de cette nouvelle approche de la recherche est constitué par une série « d'actions-clés » multidisciplinaires, qui abordent les problèmes auxquels elles sont consacrées dans leur différentes dimensions. Ces actions-clés ont par exemple pour thèmes : « Santé et alimentation » ; « Le vieillissement de la population » ; « Nouvelles méthodes de travail et commerce électronique » ; « La ville de demain et le patrimoine culturel ». Leur exécution aidera à développer l'emploi dans les nombreux domaines affectés.

Complémentaire au 5ème programme-cadre de recherche, le « Premier plan d'action pour l'innovation eu Europe », que j'ai lancé en 1997, comprend de son côté une série de mesures destinées à stimuler la création de sociétés « start-ups ».

Elles concernent notamment le capital-risque. Pour encourager l'orientation des fonds de capital à risque vers l'innovation, j'ai ainsi lancé il y a 2 ans une initiative pilote nommée I-TEC.

28 fonds ont déjà été sélectionnés dans ce cadre, qui permettront d'investir 1,3 milliards d'euros dans le capital d'entreprises, dont 500 millions dans des entreprises nouvelles de haute technologie.

C'est donc sur une note résolument confiante que je voudrais conclure.

Au mois de décembre 1998, le Conseil des ministres et le Parlement européen ont adopté le 5ème programme-cadre. Il est doté d'un budget de près de 15 milliards d'euros pour les années (1999-2002), soit 4,6 % d'augmentation par rapport au précédent.

Le fait mérite d'être noté, à l'heure où nos concurrents se montrent décidés à renforcer leur effort de recherche. Le Président Clinton vient ainsi de proposer au Congrès d'augmenter significativement l'effort public de recherche américain, plus particulièrement dans les domaines de la santé et des technologies de l'information.

Les programmes de recherche de l'Union européenne complètent et stimulent les efforts nationaux. Ils contribuent déjà, et contribueront davantage encore dans l'avenir, à renforcer notre compétitivité et la qualité de la vie en Europe.

La communication adoptée le mois dernier par la Commission sur ma proposition sur le thème « La compétitivité des entreprises européennes face à la mondialisation - Comment l'encourager » confirme que la Commission est consciente de l'enjeu pour l'emploi en Europe, et du rôle stratégique de la recherche et de l'éducation pour faire face à la compétition mondiale. Cette communication indique également plusieurs pistes que j'ai défendues pour que l'Europe reste un lieu de création, de richesses et d'emploi et un lieu où nos valeurs éthiques et sociales pourront continuer à se développer.

La réorientation des aides nationales vers l'investissement immatériel, la promotion de règles du jeu équitables sur le plan mondial, la défense de l'exception culturelle et la promotion des industries culturelles, sont par exemple des éléments fondamentaux de cette nouvelle politique que je défends depuis quatre ans à Bruxelles, à la fois au travers des politiques dont je suis directement responsable, mais aussi par ma contribution à la définition collégiale des orientations de la Commission.

Pour ce qui concerne les orientations et les modalités de mise en _uvre de la recherche communautaire, je suis fière que celles-ci aident de façon efficace à maintenir dans l'Union, donc en France, un niveau élevé d'activité économique et d'emploi.

J'espère que les conclusions de vos travaux refléteront ces éléments encourageants.

M. le Président : N'observe-t-on pas que ce sont en fait trois pays qui bénéficient pour l'essentiel des aides à la recherche ?

Mme Edith CRESSON : La Grande-Bretagne est le premier bénéficiaire, devant la France puis l'Allemagne. Viennent ensuite l'Italie, les Pays-Bas et, loin derrière, le Portugal.

Pour bénéficier des aides à la recherche, il faut, par définition, faire de la recherche. Cela paraît évident. L'entreprise doit répondre à un appel d'offre au sein d'un consortium qui doit être plurinational, comportant des membres venant, soit des instituts de recherche, soit des universités, soit des entreprises.

Dans ce cadre, les PME ont leur place. Depuis que je suis ici, j'ai augmenté de 30 % le nombre de PME qui bénéficient de l'argent de la recherche. Dans le cinquième programme pour la recherche qui vient d'être adopté à l'unanimité par le Conseil des ministres, figure l'objectif qu'il y ait 10 % de PME dans chaque réponse aux appels d'offres. C'est un minimum.

Je pense que le budget consacré à la recherche - soit 100 milliards de francs sur cinq ans -, qui est le troisième budget de l'union européenne, est de nature à aider l'emploi. En effet, aux états-Unis, les deux tiers des emplois qui ont été créés au cours des dernières années viennent des technologies nouvelles.

L'accent a été mis sur deux thèmes : premièrement, placer l'homme au centre de la recherche, c'est-à-dire s'intéresser aux individus et donc à l'emploi et, deuxièmement, répondre aux préoccupations qui apparaissent à l'heure actuelle dans le domaine des biotechnologies, de l'évolution de la science.

Il y a donc quatre grands chapitres. Le premier concerne les biotechnologies, la santé, tout ce qui touche aux sciences du vivant, le deuxième les technologies de la communication, le troisième touche la compétitivité, et le quatrième, l'énergie et l'environnement, à la demande du Parlement européen.

Nous avons défini une vingtaine d'actions clefs, horizontales, relatives au vieillissement de la population, par exemple, qui posent à la fois des problèmes de santé, naturellement, mais aussi industriels, de logement, socio-économiques, etc.

La recherche couvre tout ce champ et pas seulement les sciences exactes. Ces actions concernent aussi la ville de demain, la santé et l'alimentation, etc.

Parallèlement à l'argent consacré à ces travaux de recherche, nous possédons aussi des centres de recherche. J'ai d'ailleurs créé un institut de la consommation dans le centre de recherche d'Ispra, en Italie, pour disposer d'une instance neutre qui puisse donner son avis sur ce qu'on mange, dire si les organismes génétiquement modifiés sont vraiment mauvais ou peuvent être bons dans certains cas...

Une action très déterminée a été menée en faveur des PME. Nous allons d'abord créer un guichet unique pour elles dans le cinquième programme ce qui va leur permettre de ne pas perdre de temps en errance à travers les dédales administratifs.

Ensuite, j'ai débloqué un milliard d'euros à la Banque européenne d'investissements au Luxembourg, qui ne finançait jusqu'ici que des infrastructures, comme les autoroutes au Portugal par exemple, et qui va désormais financer des entreprises petites et naissantes dans les nouvelles technologies, à travers les organismes de capital risque.

Le problème, c'est que les établissements prétendument de capital-risque en Europe, et notamment en France, ne financent pas le risque en général, mais des secteurs plutôt traditionnels, des rachats plus que des créations d'entreprises.

Les sommes d'argent dédiées au capital-risque en Europe et aux états-Unis sont équivalentes. Mais, dans l'Union, ce volume n'est pas dirigé vers des entreprises de technologies nouvelles et des créations d'entreprise.

Il y a aussi tous les autres facteurs culturels comme l'interdiction pour les chercheurs de créer leur entreprise, que M. Allègre va prochainement supprimer.

Le principal déficit de l'Europe en matière de création d'emploi, c'est, à mon avis, le fossé qui sépare la découverte de la production, problème financier mais aussi largement culturel.

Dans une université américaine ou israélienne, quand un groupe de chercheurs fait une découverte, il y a aussitôt autour d'eux des personnes pour les conseiller sur leurs produits, leur dire ce qu'il faut améliorer en termes de marketing, de marché, comment il faut se positionner, pour leur trouver des alliances et de l'argent.

Cela n'existe pas en France alors que, aux états-Unis, cela se passe à l'intérieur même des universités. Il ne faut donc pas s'étonner du fait qu'Internet a été inventé en Europe, à Genève, et développé aux états-Unis. On pourrait multiplier les exemples de ce type.

Dans ces conditions, il est logique que nos chercheurs partent outre Atlantique. Ce n'est pas uniquement pour des raisons financières mais parce qu'ils vivront là-bas dans un contexte qui leur permettra de développer leurs projet. Ils veulent simplement bénéficier d'un environnement favorable et de la chance de voir leur travail aboutir.

On a donc consenti beaucoup d'efforts en matière d'innovation : de grands colloques sur ce thème ont été organisés à Paris, à Luxembourg, à Coventry et à Vienne. Des entreprises innovantes y ont été conviées et on a créé l'association des entreprises de technologies nouvelles, qui constituent désormais un réseau.

Nous nous occupons aussi des chercheurs qui travaillent dans les entreprises. Nous proposons des bourses pour la mobilité des chercheurs et pour les jeunes chercheurs, les bourses Marie Curie (il y en a 5 000 par an, pour tous les pays européens), afin que ces chercheurs puissent aller dans un autre pays de l'Union pour faire de la recherche dans un laboratoire mais aussi, depuis le dernier programme, dans une entreprise. Nous sommes aidés dans l'orientation des appels d'offre par un groupes de 350 spécialistes.

Bien sûr, nous savons que ce sont les grandes entreprises qui bénéficient le plus de l'argent de la recherche, c'est bien normal, et on a d'ailleurs débloqué 700 millions d'euros pour l'aéronautique et l'espace parce qu'il y allait de notre intérêt.

Pour les petites entreprises, en matière de recherche, je crois qu'il faudra mettre l'accent surtout sur l'information, afin de les aider à entrer dans le système, dans un consortium, et à répondre aux appels d'offres avec des chances d'être retenues.

M. le Rapporteur : Parce que, jusqu'ici, ce sont les grandes entreprises qui en bénéficient le plus ?

Mme Edith CRESSON : Oui.

M. le Rapporteur : Quelles grandes entreprises ? Les entreprises européennes ?

Mme Edith CRESSON : Uniquement européennes. Il peut y avoir des filiales de sociétés non européennes, mais en général, c'est très limité parce qu'il faut un consortium de plusieurs entreprises, et donc l'accord des autres.

En d'autres termes, lorsque Toyota veut participer, on lui demande de se mettre d'accord avec les autres constructeurs automobiles européens. De toute façon, la recherche doit être faite en Europe. Même si c'est une filiale d'un groupe étranger, il faut qu'elle ait une dimension européenne car la recherche doit correspondre à l'intérêt communautaire.

Le cas des états-Unis est spécial puisqu'un accord de coopération a été conclu. Pour que les entreprises américaines participent à un consortium, est prévu un système de double clef, c'est-à-dire qu'il faut l'accord du côté européen et du côté américain, ainsi que celui de l'ensemble des partenaires, bien entendu.

Un autre problème qui est un frein pour le développement des entreprises, notamment des petites, c'est celui de la propriété intellectuelle, c'est-à-dire la protection des brevets. En Europe, on dépense en général huit fois plus de temps et d'argent pour déposer un brevet qu'aux états-Unis, pour une raison très simple : l'office des brevets européens est situé à Munich et le conseil d'administration est composé des offices nationaux des états membres.

Le directeur est complètement prisonnier de ce conseil d'administration qui n'a qu'une seule idée, celle de faire restituer l'argent tiré d'un brevet à l'état d'origine. De plus, il faut traduire en neuf langues des quantités de documents. C'est aujourd'hui la règle, et c'est un frein majeur.

Il faut arriver à simplifier, c'est-à-dire à faire en sorte que les instituts qui s'occupent des brevets dans les états membres soient des relais de l'office national, et n'accaparent pas la moitié de l'argent comme c'est le cas aujourd'hui puisque 50 % reviennent à la structure nationale.

Si on arrive à avoir plus d'argent, à ne plus traduire en neuf langues mais dans les trois langues officielles, français, anglais, allemand, plus la langue d'origine - ce qui ferait quatre au maximum -, ce serait déjà un net progrès, et suffirait à toucher toute la communauté scientifique, ainsi que tous les industriels.

Voilà vers quoi on essaie de s'orienter. Le Commissaire Monti est davantage chargé de ce problème mais nous l'étudions ensemble.

La Commission vient d'adopter une communication selon les lignes que je vous ai indiquées, en particulier sur les aspects de traduction, d'unicité du brevet, et reprenant également les dispositions spéciales prévues pour les PME, et notamment deux choses :

- d'une part, diviser par deux les frais pour les PME ; on les diminue pour tout le monde et plus encore pour les entrepreneurs individuels ou les PME ;

- d'autre part, on s'oriente vers ce qu'on appelle une technique de dépôt provisoire. C'est un système intermédiaire très compliqué entre le délai de grâce, système américain, et le système actuel. Avec le délai de grâce américain, en effet, si un chercheur communique ce qu'il a trouvé dans un congrès, personne ne peut lui prendre son idée pendant un an.

Les Européens n'ont pas ce système, c'est-à-dire qu'on peut retrouver et utiliser l'idée d'un chercheur par recoupement de plusieurs communications ou en lisant des revues.

M. le Rapporteur : Lorsque le Commissariat général du plan a été auditionné par la Commission, il a fait remarquer que la recherche scientifique en France était très largement financée par le ministère de la Défense, que cela donnait un élan considérable à certains grands groupes, et que non seulement ces grands groupes avaient cet élan grâce aux crédits militaires, mais encore qu'ils polarisaient une grande partie de la recherche civile.

Bien entendu, cette priorité aux grands groupes se traduisait par un assèchement des crédits destinés aux PME.

J'ai une seconde question : comment savoir si une petite entreprise n'est pas la sous-filiale d'un grand groupe ?

Mme Edith CRESSON : C'est très difficile à savoir évidemment. De toute façon, les ministères s'occupent très rarement des PME, sauf le Secrétariat d'état qui leur est consacré.

Il est vrai qu'une petite entreprise peut être une sous-filiale de groupe. S'agissant de votre première question, la différence entre le militaire et le civil est très ténue, c'est-à-dire que beaucoup de technologies sont duales, tout ce qui est relatif à la transmission, aux nouveaux matériaux...

Aux états-Unis, des fonds provenant des budgets militaires, par exemple dans l'aéronautique, ont été transférés franchement et clairement au civil.

Mais à la Commission, certains esprits « libéraux » sont opposés aux aides à la recherche. Je me suis heurté sur ce point à l'opposition du Commissaire Monti. Chaque fois qu'une entreprise peut être aidée par un état - par exemple SGS Thomson, que l'état italien voulait soutenir en matière de recherche -, il se montre réticent.

Je gère mon budget et j'ai le droit d'aider la recherche par cette procédure d'appel d'offres, mais l'aide directe aux entreprises est clairement dénoncée, et avec véhémence.

M. Yvon ABIVEN : Hier, en rencontrant l'un de vos collègues, à propos de la réforme des fonds structurels, nous avons fait le constat que les aides ne profitent pas aux régions défavorisées.

Comme concilier l'efficacité économique et la solidarité ? Comment peut-on aider les zones défavorisées de cette façon ? En ne favorisant que les investissements immatériels, les centres de recherche et de technologie.

Mme Edith CRESSON : Tout à fait. Le Portugal a certainement besoin d'être encore équipé.

M. Louis GUEDON : En France, il y a une forte inégalité régionale dans les domaines routiers ou ferroviaires.

Mme Edith CRESSON : C'est vrai. Mais pour créer des emplois, mis à part le problème du désenclavement des régions, l'investissement immatériel est aujourd'hui le plus porteur dans les pays développés.

Evidemment, il peut y avoir des zones plus défavorisées où il faut encore tracer des routes, notamment des transversales. Mais nous essayons surtout d'encourager les projets immatériels.

Pour que les fonds régionaux puissent avoir accès au capital-risque, c'est-à-dire se présenter à la Banque européenne d'investissement, une seule région ne suffit pas. Il faut donc encourager les régions à s'unir, comme je l'ai fait pour les pays de Loire et la Bretagne.

M. René MANGIN : Une des questions qui a été récurrente et souvent soulevée pendant ces deux jours est celle des entreprises qui reçoivent des aides de l'Europe et repartent dès que les délais minimaux se sont écoulés, ce qui est facile pour les usines dont la production se limite à des opérations de montage.

Ne pourrait-on pas trouver au niveau de l'Europe un système qui, sinon oblige, tout au moins permette de développer un « potentiel recherche » dans le cadre d'un certain type de production ? En la matière, l'université lorraine n'a jamais été utilisée, alors que les entreprises auraient pu en faire le fondement d'un pôle de recherche.

L'Europe ne pourrait-elle pas travailler à favoriser ce type de synergies ?

Mme Edith CRESSON : C'est plutôt du domaine des états que du domaine européen. Si un état souhaite accueillir une entreprise qui veut monter une usine, il est parfaitement libre de la faire. Les états posent généralement peu de conditions. Nous pouvons seulement tenter de les encourager à se montrer plus exigeants. Je sais par exemple qu'en Alsace, des entreprises japonaises participent à la recherche dans le domaine médical.

Nous pouvons également agir indirectement en interdisant certains types d'aides. A contrario, cela encourage certaines autres formes. Si on est beaucoup plus restrictif sur les aides à l'investissement « sec », qui crée souvent des surcapacités dans des secteurs sensibles, on aboutit à favoriser davantage des formes d'aides à l'investissement environnemental, à la recherche, etc... C'est là que se situe le vrai débat.

Dans l'affaire de la fermeture de Renault Vilvoorde, ce qui est apparu choquant c'est le fait qu'une industrie déjà en surcapacité aille construire des usines en Espagne avec le soutien communautaire après avoir fermé ses usines dans des pays où la main d'oeuvre est plus chère.

C'est un vrai problème qui a été clairement posé pour la première fois à cette occasion, mais qui est loin d'être réglé.

La solution proposée initialement consistait non pas à interdire totalement l'aide mais à la comparer, dans l'encadrement automobile, à un autre investissement crédible.

On a dit qu'il fallait présenter une alternative, c'est-à-dire prouver que l'investissement pouvait s'effectuer sur un autre site ; il fallait ne pas accorder d'aide trop élevée et prouver qu'on ne donnait pas plus que le strict nécessaire.

Mais le problème est venu du fait qu'on a accepté d'avoir comme point de comparaison, non seulement l'Union européenne, mais également certaines zones extérieures, notamment les pays de l'Est.

Etant donnés les coûts de main d'oeuvre dans les pays de l'Est, pour maintenir l'emploi en Europe, on obtenait un niveau d'aide très élevé. Ce problème ayant été identifié, il pourra être résolu dans l'avenir.

M. René MANGIN : L'aide finance ainsi en partie le coût social.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous faire part de mon sentiment, un peu en marge de la discussion. Dans le cadre d'une mission d'information commune portant sur le secteur automobile, j'ai rencontré à Bruxelles, voici environ dix-huit mois, le Commissaire Bangemann, qui tenait un discours très libéral.

Il me semble qu'une prise de conscience est désormais en cours. Comment faire pour réguler le libéralisme à tous crins, qui conduit à ce que les décisions reposent sur des considérations financières plus qu'industrielles ?

Je me demande si ceux qui se préoccupent depuis longtemps des questions sociales et de leur inscription dans la construction européenne n'auraient pas intérêt à profiter de la dénonciation de ces abus pour progresser plus nettement.

Dans la recherche, j'ai le sentiment que des efforts sont faits, quoique probablement encore d'une manière ni suffisamment sélective ni suffisamment importante.

Il me semble que les retards accumulés, par rapport aux états-Unis en particulier, sont tels que nous ne pourrons les réduire sans une volonté politique plus affirmée.

Faut-il pour cela supprimer les aides directes des états en matière industrielle à partir du moment où on pense qu'elles ne sont guère créatrices d'emplois, et consacrer plus d'effort à la recherche, immatérielle notamment ? Faut-il mettre en place un financement particulier pour abonder les crédits nécessaires à la recherche ?

Mme Edith CRESSON : Il est vrai qu'une réflexion commence à émerger sur le rôle des financiers dans les choix des entreprises. Qu'y faire ? Il faut, pour certains, supprimer les paradis fiscaux, pour d'autres, établir une taxe sur les mouvements de capitaux. Cette dernière idée peut être bonne, à condition que tous les pays l'adoptent. Techniquement, il n'y a aucune impossibilité, c'est seulement une question de volonté politique.

Pour ce qui est des grandes orientations de la politique économique, la Commission commence à revoir ses priorités. Elle envisage une réorientation de la dépense publique vers l'investissement d'infrastructures productives et l'investissement immatériel.

M. le Rapporteur : Mais on ne peut se contenter d'accompagner cette prise de conscience.

C'est la raison pour laquelle je propose des solutions plus radicales. La taxe de Tobin à un taux de 0,5% effraie tout le monde : je me contenterais de 0,1 %. Le jour où la taxe de 0,1 % sera acquise, l'essentiel sera fait. Le premier pas est toujours le plus difficile.

Mme Edith CRESSON : Je pense que c'est une manière intéressante de voir les choses. Mais il y a de nombreux paradis fiscaux, des moyens de contourner le système...

Nous défendons, notamment dans le domaine de la recherche, la volonté de développer les emplois en générant des activités qui n'existent pas aujourd'hui, soit dans des métiers traditionnels adaptés aux technologies nouvelles, soit dans des métiers nouveaux, en particulier dans le domaine des services, et en faisant appel à ces nouvelles technologies.

M. Louis GUEDON : Toute cette politique vis-à-vis des PME est excellente dans le cadre de la recherche, puisqu'on dit qu'elles sont souvent la principale source d'emplois.

Mme Edith CRESSON : Absolument, et c'est même la seule.

M Louis GUEDON : Que pensez-vous de la formation en alternance ?

Mme Edith CRESSON : J'y ai toujours été très favorable. Je suis d'ailleurs à l'origine de « l'apprentissage tournant ». Je souhaite établir l'équivalent des programmes « Erasmus » pour la formation des étudiants, et l'étendre aux apprentis, afin qu'ils puissent suivre le même cursus que les étudiants qui passent une année universitaire dans un autre pays.

Il y a aujourd'hui 70 000 apprentis qui voyagent à travers l'Europe, et je voudrais que ce chiffre augmente, ce qui va être possible grâce à l'augmentation des budgets consacrés à l'éducation. C'est un point tout à fait prioritaire à mes yeux.

De même, j'ai lancé les « écoles de la deuxième chance », dont le prototype pour la France est installé à Marseille, et qui ont pour objectif le rattrapage des adolescents qui sortent du système sans aucune formation ni diplôme. En nous inspirant d'un certain nombre d'expériences non européennes, nous voulons arriver à leur donner les connaissances de base (lire, écrire, compter et s'exprimer), en utilisant les multimédias qui leur permettent de se tromper, de revenir en arrière, sans avoir à subir le regard du professeur qui les juge.

L'école de Marseille sera fantastique. Elle va s'implanter dans les anciens abattoirs du quartier nord et comportera un internat. L'école qui fonctionne actuellement, et qui a de très bons résultats, en sera une annexe.

M. Louis GUEDON : Quel est le cursus de cette école ?

Mme Edith CRESSON : La formation dure trois ans. De plus, des entreprises accueillent les élèves en stage et leur assurent un débouché à la sortie.

M. Louis GUEDON : Conduit-on l'élève au brevet d'enseignement professionnel ?

Mme Edith CRESSON : Non, le principe est de ne pas faire passer d'examens. L'essentiel est que les élèves sachent lire, écrire, compter, s'exprimer, se débrouiller. Il y a même une micro-entreprise à l'intérieur de l'école, où on assure la réparation de vélos entre autres.

Les élèves s'initient à tout cela puis vont dans de grandes entreprises au niveau national ou dans de petites entreprises locales. La Chambre des métiers et la Chambre de commerce et d'industrie de Marseille travaillent avec elles.

Vingt villes de France souhaiteraient disposer d'une telle école. On a pu financer totalement celle de Marseille, mais pas les autres, qui reçoivent néanmoins des aides. Le Fonds social européen n'est pas entièrement dépensé en France, faute de projets, et on peut donc y avoir recours dans ce cas.

Ce manque de projets est lié à un excès de centralisation et à un manque d'informations. Mais cela marche très bien à partir du moment où une municipalité, un département ou une région veut se lancer dans un tel projet et s'en occupe réellement.

Les gouvernements anglais et italiens ont décidé de créer chacun trente écoles de ce type.

M. Louis GUEDON : Le temps de scolarité est-il partagé, en alternance, entre l'acquisition des connaissances de base à l'école et une activité dans une entreprise ?

Mme Edith CRESSON : C'est cela, en mettant l'accent sur le multimédia, la diversité des disciplines, une espèce d'autogestion du temps, beaucoup d'activités comme la rédaction d'un journal, la micro-entreprise, des initiatives variées...

Un des changements fondamentaux de ce type d'école par rapport au système traditionnel, c'est que l'objet n'est pas le diplôme mais la qualification et l'insertion, le savoir-faire.

Nous avons aussi lancé un système d'accréditation des compétences pour ceux qui ont quitté l'université ou l'école depuis de nombreuses années, et qui peuvent ainsi connaître leur niveau en anglais commercial, en droit du travail, en droit des sociétés, etc..

Un diplôme n'est jamais qu'une moyenne. On a tous obtenu des diplômes avec de mauvaises et de très bonnes notes.

Les employeurs veulent maintenant des salariés ayant une connaissance « pointue » dans un secteur. On peut donc obtenir sa carte d'accréditation des compétences à l'issue de tests passés dans des lieux agréés, par exemple les chambres de commerce. Des personnes qui n'ont pas fait de longues études, qui ont appris seules ou par le biais de la formation professionnelle, pourront se faire accréditer.

Nous avons mis cela en place en collaboration avec les sociétés européennes de mathématiques notamment, ce qui nous à permis d'obtenir un système très performant. Nous travaillons d'ailleurs avec quarante branches professionnelles, l'union européenne des banques et des syndicats professionnels européens. La Banque mondiale nous a demandé la possibilité d'utiliser nos systèmes

M. le Président : En ce qui concerne la recherche, on parle beaucoup du transfert de technologies entre les entreprises.

L'objet de notre étude porte surtout sur les grands groupes, et une des questions - relativement annexe mais qui compte aussi dans le développement économique - est celle de la protection des marques.

On sait à peu près protéger une invention avec des systèmes de brevets, même si c'est très complexe, et on s'aperçoit aujourd'hui, à travers la vitesse des flux financiers et donc des changement de propriété des entreprises, que cet élément assez traditionnel dans la production française est ébranlé.

Mme Edith CRESSON : Si la marque est défendue et si on ne vend pas trop de licences sans discernement, il ne doit pas y avoir de problème. Je trouve que les Français font un usage habile des marques. C'est un pays de production de luxe, et donc de marques, ce qui rend particulièrement nécessaire la lutte contre les copies mais elle est très difficile à mener car les polices locales ne coopèrent guère.

Aussi, le cinquième programme de recherche fait de la lutte contre la fraude une priorité. Une puce incorporée, qui sonne au moment du passage à la douane, permet désormais de signaler les faux

M. le Rapporteur : Pourriez-vous revenir sur la question du capital-risque ?

Mme Edith CRESSON : Ce qu'on appelle le capital-risque, en montant global, est à peu près aussi élevé en Europe qu'aux états-Unis. Mais en Europe, le capital-risque ne va pas au risque mais sert généralement à acheter des entreprises existantes dans des secteurs traditionnels. Il est rarement destiné aux secteurs innovants, comme les biotechnologies ou les technologies de la communication qui sont les grands secteurs qui généreront des emplois demain, et aux entreprises qui se créent.

M. Louis GUEDON : Pour quelles raisons ? La frilosité des banquiers ?

Mme Edith CRESSON : C'est tout un état d'esprit, qui conduit à la peur des risques.

M. Louis GUEDON : De la part du demandeur ou de celui qui donne les fonds ?

Mme Edith CRESSON : Des deux côtés. En Europe, l'échec est dramatique. Aux états-Unis, la faillite n'est pas infamante et n'empêche pas l'entrepreneur malheureux de se voir offrir une nouvelle chance, contrairement à ce qui se passe en Europe.

Les gens hésitent et trouvent plus confortable de rentrer dans une grande structure où leur avenir est tracé. Ils n'ont pas ce côté aventureux.

M. le Rapporteur : Comment faire ? Je crois avoir lu quelque part que les sociétés de capital-risque cherchaient des garanties, des couvertures, des cautions auprès de collectivités locales, de fonds européens ou de fonds régionaux, ce qui revient à dire que le capital risque se couvre auprès de fonds publics.

Mme Edith CRESSON : C'est vrai, ce n'est donc plus tout à fait du capital-risque.

M. Louis GUEDON : La frilosité des banquiers est-elle spécifiquement française ou générale ?

Mme Edith CRESSON : Elle est surtout française. Les personnes qui ont des projets les réalisent souvent en Angleterre, d'une part pour des raisons fiscales et, d'autre part, parce qu'il est beaucoup plus simple d'y créer une entreprise.

M. le Rapporteur : Comment pensez-vous que la France puisse se défendre contre l'influence des fonds de pension américains ?

Mme Edith CRESSON : En créant elle aussi des fonds de pension !

Je crois que c'est nécessaire pour être moins dépendants des choix des fonds de pension américains, et pour créer plus d'activité. Ils constitueraient en plus un complément indispensable pour les retraites, sans que ces dernières soient pour autant remises en cause.

Je ne doute pas que la France les autorise d'ici à cinq ans.

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