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Rapport sur l'aval du cycle nucléaire
Par M. Christian Bataille et Robert Galley
Députés
Tome II : Les coûts de production de l’électricité

Chapitre II (partie II)

II. Les difficultés méthodologiques de la comparaison des filières de production de l’électricité 111

A. La question centrale du taux d’actualisation 113

1. Pour un taux d’actualisation à 40 ans  de 5 % 114

2. Pour un taux d’actualisation intergénérationnel faible mais non nul 118

3.Le raccordement du taux d’actualisation à 40 ans au taux intergénérationnel 122

B. Les biais méthodologiques résultant des inégalités de contrainte réglementaire pesant sur les différentes filières, en particulier sur l’aval du cycle 123

C. La myopie des méthodes de choix d’investissement 125

II. Les difficultés méthodologiques de la comparaison des filières de production de l’électricité

Lorsqu’on calcule un coût de production de l’électricité, il faut déterminer les charges à imputer au kWh, et donc fixer le périmètre des coûts que l’on intègre.

Ce choix est essentiel pour la portée du résultat et la pertinence de la hiérarchie des coûts qui en résulte.

Deux types de contraintes pèsent sur la définition de ce périmètre.

La première est celle de la réglementation. Le nucléaire, par exemple, doit par hypothèse gérer ses déchets. Il est donc logique d’intégrer au coût du kWh le coût de l’aval du cycle.

La deuxième contrainte est celle de la disponibilité de sources statistiques. Dans le cas d’évaluations officielles, la condition mise par les administrations pour intégrer des coûts est que ces derniers soient retracés par des données statistiques officielles ou par des données dont la valeur fait l’objet d’un large consensus. Sinon, les coûts ne sont pas pris en considération.

C’est ainsi que les coûts de l’aval du cycle pour les filières gaz et charbon ne sont pas encore déterminés par des instances officielles. Donc ils ne sont pas intégrés.

Il résulte de ces deux éléments que les catégories de coûts considérées pour chacune des filières ne sont pas les mêmes.

Par ailleurs, les comparaisons actuelles des coûts de production de l’électricité sont fondées sur la méthode dite des coûts moyens de production actualisés.

L’actualisation, au demeurant nécessaire lorsque l’on raisonne dans le temps, se traduit par une réduction des valeurs d’autant plus fortes que celles-ci apparaissent loin dans le futur et que le taux d’actualisation est fort (voir graphique suivant). Au total, le taux d’actualisation a une influence complexe.

Certaines dépenses contribuant au coût du kWh, comme celles relatives au stockage des déchets nucléaires, sont à très long terme. Elles peuvent être « écrasées », c’est-à-dire devenir négligeables, si l’on choisit un taux d’actualisation élevé.

De manière moins intuitive, une technologie comme le nucléaire voit son coût moyen actualisé baisser lorsque le taux d’actualisation diminue, alors même qu’elle exige des investissements lourds et demande des délais de construction particulièrement longs.

Ce résultat s’explique en considérant la méthode de calcul même. Pour calculer en effet le coût moyen de production actualisé, on divise le total des dépenses actualisées par celui des productions actualisées. Une réduction du taux d’actualisation accroît le poids des dépenses et des recettes de production. Mais les dépenses augmentent moins que les recettes.

Autrement dit, par cette même méthode, et suivant le même mécanisme, la production de long terme est dévalorisée par rapport à la production à court-moyen terme.

Dans la comparaison nucléaire / gaz, cela veut dire qu’un taux d’actualisation élevé diminue l’importance relative des dépenses à long terme, ce qui favorise le nucléaire. Mais un taux d’actualisation élevé dévalorise également la production à long terme et renforce l’importance de la production immédiate.

On voit donc que le choix du taux d’actualisation a un impact certain sur le résultat final. Il faut garder ce fait à l’esprit.

Différentes considérations militent en faveur du choix d’un taux d’actualisation de 5 %.

L’une des principales est la tendance à la baisse des taux d’intérêt à long terme. A titre indicatif, le taux à 30 ans était, début 1999, égal à 4,6 % en France et en Allemagne, à 4,2 % en Grande-Bretagne.

Par ailleurs, la hausse de prix semble devoir rester durablement modérée même si le chiffre de 1998 – 0,3 % en glissement -, est pour une part due au second contre-choc pétrolier. Dans ces circonstances, l’application d’un taux d’actualisation de 8 % correspondrait à des taux d’intérêt réels extraordinairement élevés. Conserver ce taux traduirait une préférence très forte pour le présent, signifiant en réalité un renoncement aux équipements fortement capitalistiques à retour sur investissement lent.

Il apparaît que les pays industrialisés de développement comparable à celui de la France utilisent le taux de 5 %. C’est ainsi le cas des Etats-Unis, du Canada, du Danemark et des Pays-Bas, en particulier.

C’est pour ces raisons que les Rapporteurs préconisent que le taux d’actualisation retenu pour les calculs de coût de production de l’électricité, sur les durées de vie des équipements, soit pris égal à 5%.

Par ailleurs, ils reconnaissent la spécificité du très long terme en matière d’actualisation. Ils considèrent que l’on peut utiliser l’actualisation pour le très long terme, à condition de déterminer l’évolution probable des coûts à cet horizon à l’aune du rythme séculaire du progrès technique.

Au terme d’un raisonnement explicité ci-après, les Rapporteurs préconisent l’utilisation d’un taux d’actualisation à très long terme, dit intergénérationnel, égal à 0,5 %, au-delà de la durée de vie des équipements.

A. La question centrale du taux d’actualisation

Les évaluations des coûts de production du KWh des différentes filières font toutes ressortir l’importance capitale du choix du taux d’actualisation. Dans l’ensemble des études citées, le choix du taux d’actualisation influence d’une manière déterminante les résultats et la hiérarchie de coûts de production du kWh selon la filière considérée.

C’est le cas de l’étude Digec 1997 dont les auteurs proposent et utilisent deux taux d’actualisation, à savoir 5% et 8 %, pour l’ensemble de leurs évaluations.

C’est le cas aussi de l’AEN/AIE-OCDE 1998 qui adoptent les taux de 5% et de 10% qui semblent encadrer les choix des pays de l’enquête.

Par ailleurs, dans les calculs transmis aux Rapporteurs1, EDF adopte le seul taux d’actualisation de 8%, ce qui constitue un choix qui n’est pas sans influence sur les hiérarchies de coût de production mises en évidence.

En réalité, un double choix est nécessaire, s’agissant du taux d’actualisation. Il est nécessaire en premier lieu de définir sur des critères précis et clair le taux utilisable pour la durée de vie des équipements, c’est-à-dire à l’horizon de 30 à 40 années. A cet égard, de nombreuses références existent car il s’agit d’un cas classique de choix d’investissement et de la confrontation avec les taux d’intérêt à long terme peut se révéler fructueuse.

Tout autre est la question d’un taux d’actualisation pour une période d’une centaine d’années, voire plus, qu’il est nécessaire d’envisager pour l’aval du cycle du combustible, les installations à prendre en compte devant, dans certains cas, avoir une longévité courant bien au-delà de la durée de vie technique des centrales électriques.

La question du taux d’actualisation intergénérationnel doit à cet égard être posée et résolue. Quel taux d’actualisation adopter pour les dépenses à très long terme ?

En effet, un taux de 5 à 10 %, utilisé pour les 40 premières années, s’il était en effet appliqué aussi à l’horizon d’une centaine d’années par exemple, annulerait quasiment la valeur actuelle des dépenses correspondantes. La méthode de l’actualisation des coûts n’est ainsi d’aucune utilité pour le très long terme.

Ces deux questions fondamentales pour la comparaison des coûts de production du kWh selon les différentes filières sont abordées dans les développements qui suivent.

1. Pour un taux d’actualisation à 40 ans  de 5 %

· Taux d’actualisation et préférence temporelle

Le taux d’actualisation rend compte de la valeur-temps de l’argent. Une recette et une dépense d’un montant donné, perçue ou faite dans le passé ou dans l’avenir, n’ont pas la même valeur qu’un montant identique gagné ou dépensé aujourd’hui. Cette notion est liée à celle de taux d’intérêt en ce qu’elle exprime aussi une préférence temporelle.

Les calculs de coûts de production du kWh recourent à la méthodologie des coûts actualisés. Ceci signifie qu’on définit une année de référence, en général l’année en cours.

La chronologie des dépenses et éventuellement des recettes, est ensuite établie. On applique ensuite aux dépenses nettes un coefficient fondé sur le taux d’actualisation qui varie selon l’année considérée. La même méthode est appliquée à la production d’électricité de chacune année. Le coût de production moyen actualisé du kWh pendant la durée de vie de l’installation est le rapport des deux éléments précédents.

Au total, le coût de production moyen s’exprime de la manière suivante :

CPE = Sn [ (In + Mn + Fn) (1 + ract)-n ] / Sn[ En (1 + ract)-n ] (A)

avec :

CPE : coût de production moyen actualisé du kWh pendant la durée de vie de l’installation

Sn cumul sur la période

In dépenses d’investissement de l’année n

Mn dépenses d’exploitation et de maintenance de l’année n

Fn dépenses de combustible de l’année n

En production d’électricité de l’année n

ract taux d’actualisation

n année considérée

· Les mécanismes d’action du taux d’actualisation sur le calcul du coût de production de l’électricité

Dans la méthode du coût moyen actualisé, l’application du taux d’actualisation se fait tout à la fois aux dépenses d’investissement, d’exploitation et de maintenance et au coût du combustible, mais aussi, et c’est là un effet majeur, à la production d’électricité de chacune des années considérées.

L’augmentation du taux d’actualisation conduit à déprécier les dépenses à long terme. On pourrait donc penser que cette méthode atténue l’impact du coût du capital plus élevé dans une centrale nucléaire (7000 F/kW pour la seule construction) par rapport au coût correspondant d’une centrale à cycle combiné à gaz (3500 F/kW).

Il est clair que l’actualisation atténue ce poids plus lourd du capital. En d’autres termes, plus le taux d’actualisation est élevé et plus cette diminution relative est forte. Mais un autre effet intervient, celui de la durée de la construction.

La durée de construction d’une centrale nucléaire est de l’ordre de 6 ans2. Celle d’une centrale à cycle combiné au gaz est de 3 ans3. Ceci veut dire que la centrale au gaz commence à produire dès la 4ème année. Il faut attendre au contraire la 7ème année pour que la centrale nucléaire commence à produire.

Or la méthode du coût moyen de production actualisé implique, comme l’indique la formule donnée plus haut, que la production de kWh annuelle est lui aussi actualisé.

Ceci veut dire que les kWh produits dans les premières années pèsent « plus lourd » que ceux produits dans les dernières années. Plus le taux d’actualisation est élevé, plus les kWh produits à brève échéance ont d’importance. Plus le dénominateur de la formule (A) est grand. Ce qui conduit à avantager tout moyen de production rentrant rapidement en production, donc, en l’espèce le cycle combiné gaz par rapport au nucléaire.

· Fonctions du taux d’actualisation

Le taux d’actualisation a dans la pratique des fonctions et donc des niveaux différents, suivant la nature institutionnelle et les buts de son utilisateur.

a) le taux d’actualisation équivalent à un taux de rendement interne

Ainsi, dans le cas d’investisseurs privés, le taux d’actualisation correspond à un taux de rendement interne. La DGEMP estimait en 1998 que le taux de rendement interne des entreprises privées intervenant sur le marché de l’énergie en France était à cette date de 12 %. Selon l’AEN/AIE-OCDE4, le taux de rendement interne aux Etats-Unis dans le domaine de l’énergie est de 15 %.

La définition du taux prend alors en considération d’une part le coût de l’endettement à long terme, si la firme doit emprunter pour investir et, d’autre part, le taux de rémunération des placements alternatifs qu’elle peut faire au cas où elle renonce à investir alors que sa capacité d’autofinancement le lui permettrait.

b) le taux d’actualisation pour le choix d’investissements d’intérêt public

Le taux d’actualisation peut aussi servir au choix d’investissements non pas privés mais publics. Son niveau est alors fonction d’une analyse macroéconomique nationale. Il ne peut alors s’agir d’un taux de rendement interne d’un entreprise privée mais d’un taux permettant la meilleure allocation possible pour l’économie nationale de ressources fiscales ou d’emprunt public.

Le choix du taux est alors compliqué par le fait que bien souvent, la totalité des externalités générées par les projets alternatifs sont difficiles à appréhender et que la tentation existe d’internaliser ces externalités par le choix d’un niveau spécifique du taux d’actualisation.

Dans ce cas, comme dans le cas d’investissements privés, mais dans une moindre mesure, le niveau des taux d’intérêt à long terme doit être pris en considération.

c) le taux d’actualisation en cas d’impact à long terme sur les générations futures

Un investissement a pour but la production d’un surplus dont le calcul d’actualisation tente d’estimer la valeur actuelle. Mais il génère aussi dans la plupart des cas des externalités qui ne sont pas prises en compte par la méthodologie des coûts et bénéfices actualisés. C’est notamment le cas lorsque des atteintes à l’environnement se produisent, durables ou non, réversibles ou non.

Dans ce cas, un récent rapport au ministre de l’environnement recommande « de choisir pour taux d’actualisation, le taux social de préférence pour le présent, (préférence pure pour le présent et effet-richesse) plutôt que le taux de rentabilité du capital, plutôt réservé à un souci de rendement financier »5.

En l’absence de méthode explicite et directe de détermination du taux d’actualisation, il semble que le choix de ce taux emprunte aux trois considérations et objectifs décrits précédemment.

· Le choix d’un taux d’actualisation de 5%

Les différentes considérations abordées plus haut militent en faveur du choix d’un taux d’actualisation de 5 %.

L’une des principales est la tendance à la baisse des taux d’intérêt à long terme. A titre indicatif, le taux à 30 ans était, début 1999, égal à 4,6 % en France et en Allemagne, à 4,2 % en Grande-Bretagne. L’arbitrage entre des choix d’investissement, y compris pour les investissements des entreprises publiques, doit nécessairement tenir compte du coût potentiel de la ressource. Or les taux d’intérêt à long terme semblent durablement à des niveaux inférieurs à 8 %.

Par ailleurs, la hausse de prix semble durablement modérée même si le chiffre de 1998 – 0,3 % en glissement -, est pour une part due au second choc pétrolier. Dans ces circonstances, l’application d’un taux d’actualisation de 8 % correspond à des taux d’intérêt réels extraordinairement élevés et pour tout dire injustifiés. La pérennité de ce taux traduirait en réalité un renoncement aux équipements fortement capitalistiques à retour sur investissement lent et reviendrait donc à donner une préférence exagérée au présent.

Le tableau suivant présente les taux d’actualisation utilisées par différents pays de l’OCDE en 1997.

Il apparaît que les pays industrialisés de développement comparable à celui de la France utilisent le taux de 5 %. C’est ainsi le cas des Etats-Unis, du Canada, du Danemark et des Pays-Bas, en particulier.

C’est pour ces raisons que les Rapporteurs préconisent que le taux d’actualisation retenu pour les calculs de coût de production de l’électricité soit de 5 %.

Tableau : Taux d’actualisation utilisés par les pays de l’enquête AEN/AIE-OCDE sur les coûts de production de l’électricité6

pays

taux d’actualisation utilisé(s)

Canada

5 %

Danemark

5 %

Etats-Unis

5 %

Pays-Bas

5 %

France

8 %

Hongrie

8 %

Portugal

8 %

Turquie

8 %

Corée du Sud

8,5 %

Belgique

8,6 %

Brésil

10 %

Chine

10 %

Inde

10 %

Italie

12

Espagne

5-10

Japon

5-10

2. Pour un taux d’actualisation intergénérationnel faible mais non nul

Le taux d’actualisation intergénérationnel est souvent présenté comme devant être compris entre 3 et 6 %. En réalité, de tels niveaux conduisent à diminuer l’importance relative des dépenses à long terme.

C’est la méthode d’actualisation, telle qu’elle a été exposée précédemment, qui produit un tel résultat.

· L’effacement des dépenses à très long terme avec un taux d’actualisation élevé

La valeur actuelle de 100 francs dépensés dans 100 ans est de 36,97 francs avec un taux d’actualisation de 1 %. La valeur actuelle de ces mêmes 100 francs dépensés dans 100 ans n’est plus que de 0,76 franc avec un taux d’actualisation de 5 %. Elle diminue à 0,01 franc avec un taux d’actualisation de 10 %.

Le graphique ci-après illustre ce phénomène. Le tableau suivant donne les valeurs correspondantes.

Figure : Valeur actuelle d’une dépense de 100 francs faites à différentes échéances selon différents taux d’actualisation

Tableau : Valeurs actuelles de dépenses à très long terme pour plusieurs taux d’actualisation

   

valeur actuelle

   

taux d’actualisation

année

dépense de l’année

0,5 %

1 %

3 %

5 %

6 %

10 %

10

100

95,13

90,53

74,41

61,39

55,84

38,55

20

100

90,51

81,95

55,37

37,69

31,18

14,86

30

100

86,10

74,19

41,20

23,14

17,41

5,73

40

100

81,91

67,17

30,66

14,20

9,72

2,21

50

100

77,93

60,80

22,81

8,72

5,43

0,85

60

100

74,14

55,04

16,97

5,35

3,03

0,33

70

100

70,53

49,83

12,63

3,29

1,69

0,13

80

100

67,10

45,11

9,40

2,02

0,95

0,05

90

100

63,83

40,84

6,99

1,24

0,53

0,02

100

100

60,73

36,97

5,20

0,76

0,29

0,01

C’est pourquoi nombreux sont ceux qui considèrent que pour le très long terme, il est nécessaire de ne pas recourir à la méthode de l’actualisation.7

C’est en particulier le cas de la DIGEC, qui n’actualise pas les coûts des laboratoires souterrains et ceux du stockage souterrain. Cette approche contestable pour les laboratoires souterrains, compte tenu du fait que l’intervalle de temps va de 1994 à 2006, peut en revanche se justifier pour un projet de stockage en couche géologique profonde dont la durée de vie est par construction de plusieurs centaines d’années.

Pour autant, l’abandon de toute notion d’actualisation pour le très long terme semble critiquable. Il signifie l’abandon de toute valeur donnée au temps, alors que pour la durée de vie des centrales électriques, les comparaisons font précisément intervenir les différences de calendrier de dépenses.

Par souci de cohérence, il paraît préférable de rechercher une valeur correcte du taux d’actualisation pour les dépenses à très long terme, plutôt que de renoncer à la méthode d’actualisation pour un horizon de temps mais pas pour un autre.

· La nécessité de considérer l’évolution des coûts

Contrairement à la pratique habituelle, il est indispensable d’examiner avec précision le scénario d’évolution des dépenses avant de procéder à l’actualisation de celles-ci. Autrement dit, avant d’actualiser un coût, il est nécessaire d’évaluer son montant8.

Ainsi que l’indique A. RABL, si l’on fait l’hypothèse conservatoire d’un taux de croissance rc constant du coût, un coût payé à l’année n est calculé en appliquant un facteur (1 + rc )n au montant initial C0 du coût.

Pour avoir la valeur actuelle de ce coût, on divise ensuite le résultat par (1 + ract)n.

A. Rabl démontre qu’au final, la valeur actuelle peut être approximée par l’expression suivante :

Valeur actuelle de Cn @ C0 / [1 + (ract - rc )]n (B)

C’est donc finalement le taux net reff qui importe, avec ;

reff = ract - rc (C)

Au total, ce qui importe en réalité dans toute évaluation à très long terme, c’est le taux d’actualisation net, c’est-à-dire la différence entre le taux d’actualisation et le taux de croissance du coût. Or il est ordinairement donné peu d’attention à la valeur du taux de croissance du coût.

Dans de nombreux domaines de l’évaluation des coûts environnementaux intergénérationnels, en particulier pour les impacts sur la santé et le changement climatique, il est possible d’établir une valeur plausible pour le taux d’actualisation (ract). Ce taux d’actualisation doit être de l’ordre du taux de croissance à long terme de l’économie, c’est-à-dire de 2 à 3 %.

Quant à l’évolution des coûts, elle ne peut être considéré comme négligeable. A cet égard, il faut distinguer les différentes composantes.

Le cas particulier, au demeurant fondamental, des dépenses de santé peut être examiné en distinguant deux catégories d’évolutions.

On distingue l’accès aux soins et les dépenses de soins proprement dites, selon :

rc = rrd + rth (D)

avec :

r: taux de croissance du coût des dépenses de santé

rrd :taux de croissance de l’accès aux soins

rth : taux de croissance des dépenses thérapeutiques

Le premier paramètre rrd est lié à l’accès aux soins d’un nombre croissant des personnes, au fur et à mesure du développement économique, ce qui augmente les dépenses. Une bonne façon d’évaluer cet impact sur l’évolution des coûts est de considérer qu’il est de l’ordre de grandeur du consentement à payer, lui-même peu différent de l’évolution du PIB/habitant.

Le deuxième paramètre rth est celui des progrès thérapeutiques qui font diminuer les dépenses. Comment évaluer la valeur actuelle des dépenses de traitement des maladies par exemple dans 100 ans ?

Il est vraisemblable, compte tenu du progrès technique, que ces dépenses auront diminué, alors que leur efficacité aura augmenté.

A. Rabl prend l’exemple du traitement du cancer9. Il y a un siècle, aucun cancer ne pouvait être guéri. En 1999, environ la moitié des cancers peuvent être guéri. Ceci correspond à un taux de croissance négatif de 0,7 %. D’autres observations montrent qu’un taux de croissance négatif des dépenses thérapeutiques de l’ordre de 0,5 % est cohérent avec les données économiques concernant le progrès médical.

La valeur du taux d’actualisation résultant des considérations précédentes apparaît comme la suivante :

reff = ract - rc = ract – (rrd + rth)

= ract – rrd - rth

Or à très long terme, on peut considérer que le taux de croissance de l’économie auquel est égal ract, est peu différent de rrd, taux de croissance du revenu disponible par habitant. Il reste donc que :

reff = - rth

rth = - 0,007

avec rth négatif, de l’ordre de –0,7 %.

Donc,

reff = + 0,007 = 0,7 % (E)

Par précaution, A. Rabl propose une valeur de l’ordre de 0,5 % pour le taux d’actualisation intergénérationnel.

Cette valeur paraît être une proposition intéressante qui pourrait utilisée, en parallèle avec d’autres méthodes, dans les calculs du coût de production du kWh prenant en compte les dépenses à très long terme.

3. Le raccordement du taux d’actualisation à 40 ans au taux intergénérationnel

Si l’on adopte le taux d’actualisation de 5 % pour la durée de vie des équipements, c’est-à-dire 40 ans, et un taux intergénérationnel de 0,5 % pour le très long terme, comment passer de l’un à l’autre ?

La première méthode consisterait à faire décroître linéairement au-delà des 40 ans et sur 10 ans par exemple, le taux d’actualisation pour le faire passer de 5 % à 0,5 % sur cette période. Une telle méthode présenterait l’inconvénient de réduire l’importance relative des dépenses de la période de 10 ans.

Une autre solution serait d’accepter un seuil avec une réduction brutale de 5 à 0,5 % à la 41ème année. Cette approche peut être choisie par précaution.

B. Les biais méthodologiques résultant des inégalités de contrainte réglementaire pesant sur les différentes filières, en particulier sur l’aval du cycle

Les différences de traitement statistique pour les différentes filières de production de l’électricité sont fréquentes dans les études citées ci-dessus. En raison de difficultés de méthode ou de divergences de réglementation, les bases d’imputation des coûts de production sur le coût final du kWh peuvent varier d’une filière à l’autre.

Ceci constitue une limitation importante aux évaluations. La plus importante des limites provient de l’intégration des coûts de l’aval du cycle au kWh nucléaire, alors que ce n’est pas le cas pour les autres filières.

Ainsi les coûts de traitement des déchets radioactifs, depuis le retraitement des combustibles jusqu’au stockage pourtant virtuel à la date de réalisation des études, sont intégrés au coût du kWh nucléaire.

Au contraire, les coûts des rejets de polluants atmosphériques « classiques » comme le SO2 ou les NOx ne sont pas imputés au coût du kWh produit dans les centrales thermiques fonctionnant au charbon ou au gaz.

Les émissions de CO2 ne sont pas non plus prises en compte pour le charbon et le gaz.

Or la convention de Kyoto a vu les pays industrialisés prendre des engagements de réduction de leurs émissions de CO2, en raison des risques que fait peser sur l’évolution du climat l’augmentation de la concentration de l’atmosphère en gaz à effet de serre.

On sait que les engagements de Kyoto ne pourront être tenus que si des taxes sur les rejets de CO2 ou des permis d’émission sont imposés en particulier aux producteurs d’électricité. Ces taxes ou les permis auront un effet direct d’augmentation du coût de production du kWh produit avec des combustibles fossiles.

La distorsion de méthode entre les différentes filières est donc incontestable. Le cas de l’étude Digec est analysé en détail dans la suite.

· Les biais méthodologiques de l’étude Digec 1997

Le tableau ci-après répertorie, dans le cas de l’étude Digec 1997, les différences de méthode pour les filières nucléaire, charbon et gaz.

Tableau : Ecarts des méthodes statistiques utilisées par l’étude Digec 1997 pour le calcul du kWh produit avec les trois principaux types de centrales

catégorie

nucléaire

charbon

gaz

dépenses de recherche et développement intégrées dans le coût du kWh nucléaire non intégrées dans le coût du kWh charbon non intégrées dans le coût du kWh gaz
coûts de l’aval du cycle coûts de :

- retraitement du combustible usé

- recherche et développement sur les laboratoires souterrains

- construction et exploitation d’un centre de stockage profond

pris en compte

coûts externes des :

- rejets de SO2, NOx et CO2

- cendres de charbon

non pris en compte

coûts externes des rejets de NOx et de CO2 :

non pris en compte

démantèlement - coûts de démantèlement des installations du cycle non pris en compte car comprises dans le coût du combustible

- coûts de démantèlement des centrales nucléaires

pris en compte

coût de démantèlement des centrales :

non pris en compte

coût de démantèlement des centrales :

non pris en compte

externalités positives · impact sur la balance commercial non pris en compte

· impact sur l’emploi non pris en compte

· impact sur la croissance économique et la compétitivité globale non pris en compte

C. La myopie des méthodes de choix d’investissement

Deux limitations générales existent concernant les méthodes de choix d’investissement : leur difficulté à intégrer les risques et leur incapacité à prendre en compte l’aspect immatériel de l’investissement. C’est pourquoi on peut recourir à la notion d’opportunité d’investissement.

· L’opportunité d’investir ou les paramètres immatériels des choix

La notion d’opportunité d’investissement englobe les paramètres classiques des choix d’investissement, à savoir les coûts et bénéfices attendus de la construction d’un équipement. Mais elle y ajoute les notions de risque et de coûts et bénéfices immatériels.

Les incertitudes relatives à la durée de vie économique, au coût d’investissement, à la disponibilité, au coût du combustible, n’épuisent pas le champ des risques et des gains caractérisant un investissement à prendre en compte.

a) les risques à prendre en compte

Parmi les risques à prendre en compte, figurent :

- le risque d’évolution de la réglementation

- les risques liés au fonctionnement de l’économie : évolution des prix à la consommation, modification de la structure du financement de l’économie

- les risques de changement de politique économique ou énergétique

b) les coûts et bénéfices immatériels

L’investissement immatériel est mal retracé par la comptabilité privée ou la comptabilité nationale.

Pour autant, le choix d’un investissement ne peut ignorer les composantes immatérielles d’un choix d’investissement, comme par exemple :

- la dynamique de l’innovation technologique dans les disciplines de la recherche et développement connexes

- l’adéquation du projet à la culture d’entreprise et l’image du projet parmi les salariés

- l’image du projet sur le marché visé et sur la population touchée par l’investissement

· L’intégration du contexte économique d’ensemble

Il est à cet égard indispensable de remarquer que la modification des contextes économiques d’ensemble conduit à bouleverser totalement la perception de l’importance relative que l’on peut avoir des divers critères de choix.

Les différences de situation économique sont éclatantes entre les choix faits au début des années 1970 et les choix tels qu’on peut les envisager en 1999. Le tableau ci-après en fait le recensement.

Tableau : Modifications du contexte économique d’ensemble entre 1970 et 1999

paramètres économiques généraux

choix de 1970

choix de 1999

importance du long terme par rapport au court terme

forte

faible

hausse des prix

forte

faible

taux d’intérêt nominal

fort

faible

taux d’intérêt réel

faible

fort

coût du capital

faible

fort

niveau des prix du combustible

fort

faible

incertitude sur les prix des combustibles fossiles

forte

faible

nombre d’énergies de substitution

faible

fort

parité de la devise nationale par rapport à la monnaie de facturation des achats de combustible

faible

forte

En conséquence, l’analyse poussée de la structure du coût du kWh revêt une importance décisive.

Il est naturel, dans ces conditions, qu’en 1999, les investissements dont le temps de retour est faible, comme le cycle combiné à gaz, présentent des avantages décisifs, alors que leurs inconvénients sont fortement minorés par la réalité économique et par la perception que les acteurs en ont.

*

Les limites des méthodes actuelles étant posées, il est nécessaire d’examiner les bases de calculs utilisées pour les différentes filières, afin de déterminer si tous les coûts sont correctement pris en compte et d’évaluer, autant que faire se peut, leur dynamique.

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Les différentes filières de production de l'électricité: réexamen des coûts et perspectives : A. Le nucléaire: des coûts correctement évalués et des perspectives encourageantes

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1 EDF,audition du 7 janvier 1999.

2 69 mois dans l’étude Digec 1997 pour le palier N4 2ème train 1450 MWe.

3 34 mois dans l’étude Digec 1997 pour un cycle combiné à gaz de 650 MWe.

4 Audition des représentants de l’AEN/AIE-OCDE, 10 décembre 1998.

5 M. Cohen de Lara D. Dron, Evaluation économique et environnement dans les décisions publiques, Documentation française, Paris, 1997.

6 Prévisions des coûts de production de l’électricité, AEN/AIE-OCDE, Paris, décembre 1998.

7 ou donc de prendre un taux d’actualisation égal à 0%.

8 A. RABL, Ecological Economics, 17 (1996), 137-145, Elsevier.

9 A. Rabl, audition du 10 décembre 1998.



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