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Première séance du mercredi 4 février 2004

150e séance de la session ordinaire 2003-2004


PRÉSIDENCE DE M. JEAN-LOUIS DEBRÉ

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quinze heures.)

1

QUESTIONS AU GOUVERNEMENT

M. le président. L'ordre du jour appelle les questions au Gouvernement.

Comme chaque premier mercredi du mois, les quatre premières questions seront en principe réservées à des thèmes européens.

PARTICIPATION DE L'EUROPE À LA RECHERCHED'UN VACCIN CONTRE LE SIDA

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Lefort, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.

M. Jean-Claude Lefort. Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, une Europe qui serait à la pointe de la lutte contre le sida, cela ne devrait pas être un rêve mais une réalité. Ce n'est pourtant pas le cas comme ont pu le constater, au fil des auditions, les membres du groupe d'études sur le sida de notre assemblée.

L'insuffisance du soutien à la recherche d'un vaccin est soulignée par tous.

Certes, au niveau national, l'Agence nationale de recherche sur le sida - l'ANRS - lui affecte un budget de 8 millions d'euros, mais les instituts américains comparables y consacrent 750 millions de dollars, soit près de cent fois plus.

Au niveau européen, des recommandations ont été faites pour favoriser l'avancée du consortium EuroVac, qui rassemble des chercheurs de plusieurs pays de l'Union. Pourtant, depuis septembre 2000, l'Europe n'a proposé aucun plan concret d'organisation et de mobilisation sur ce sujet majeur. Ce n'est plus tenable.

L'ANRS comme EuroVac sont aujourd'hui conduits à se tourner vers des financements non communautaires et souvent privés. Insuffisants et aléatoires, ces financements ne peuvent en aucun cas se substituer à l'engagement public nécessaire de l'Europe en ce domaine.

L'Union européenne est en effet un espace pertinent qui devrait permettre d'élever singulièrement notre engagement à la hauteur des enjeux multiples que représente la recherche sur le vaccin contre le sida.

Monsieur le ministre de la santé, quelles décisions allez-vous prendre pour engager rapidement l'Europe dans une lutte obstinée et déterminée contre le sida, notamment en matière de recherche vaccinale ? Quand un plan de recherche Sida-Europe sera-t-il mis en œuvre ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

M. le président. La parole est M. le ministre de la santé, de la famille, et des personnes handicapées.

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. Monsieur le député, je veux comme vous souligner le dynamisme de l'Agence nationale de recherche sur le SIDA qui mène en France les recherches sur le vaccin contre cette terrible maladie. Elle ne le fait d'ailleurs pas de manière isolée mais au travers de contacts et d'échanges internationaux. Douze pour cent de son budget sont consacrés à la recherche sur le vaccin et, en 2004, Mme la ministre déléguée à la recherche mettra tout en œuvre pour que ces recherches continuent dans de bonnes conditions.

C'est d'autant plus nécessaire que les résultats sont encourageants : depuis 1999, douze essais ont été conduits avec des réponses immunitaires chez plus de 80 % des volontaires.

Mais, vous avez raison, ces efforts sont encore insuffisants. Alors que les Etats-Unis ont engagé des moyens sans précédent, il faut reconnaître que l'Union européenne n'a pas été capable de mobiliser plus de quelques dizaines de millions dans cinq ou six pays susceptibles de mener des recherches en ce domaine.

Une impulsion claire semblait s'être dessinée au mois de septembre 2000. Mais force est de constater qu'elle n'a été suivie d'aucune avancée réelle. Le Président de la République s'en est d'ailleurs ému, le 1er décembre, en s'adressant aux chercheurs luttant contre le sida.

La France a à nouveau saisi la Commission européenne à ce sujet. Il faut en effet que celle-ci ouvre dans ses priorités thématiques la possibilité de recherches cliniques de phase II et de phase III. Il ne serait pas compréhensible que l'Union européenne soit absente de ce défi, car du vaccin dépend le destin de millions d'hommes, de femmes et d'enfants, notamment dans les pays les plus pauvres.

Ne doutez pas un seul instant, monsieur le député, de la détermination du Gouvernement. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

FONDS STRUCTURELS EUROPÉENS

M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Warsmann, pour le groupe de l'Union pour un mouvement populaire.

M. Jean-Luc Warsmann. Monsieur le ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de l'aménagement du territoire, les fonds structurels européens sont essentiels pour la France, car ils lui permettent d'obtenir des milliards d'euros afin de subventionner des projets d'investissement sur l'ensemble de son territoire.

Je peux témoigner que, dans ma région de Champagne-Ardenne, ces fonds contribuent à des réalisations très concrètes : zones d'activité économique, soutien à l'investissement dans les petites et moyennes entreprises industrielles, aménagement de sites touristiques.

Or, pendant l'été 2002, vous nous avez annoncé que la Commission européenne risquait d'annuler une partie de ces crédits parce que nous ne les consommions pas assez vite, du fait notamment de lourdeurs administratives propres à notre pays.

Permettez-moi de vous poser deux questions à ce propos :

A-t-on réussi à écarter la menace des annulations de crédits liée à l'application de la règle dite du « dégagement d'office » ?

Par ailleurs, alors que l'Union européenne s'élargit, dix nouveaux pays vont désormais bénéficier des fonds structurels. Quelles garanties peut-on avoir que les régions françaises, en particulier celles qui sont en voie de restructuration économique, continueront à recevoir ces fonds ?

M. le président. La parole est à M. le ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de l'aménagement du territoire.

M. Jean-Paul Delevoye, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'État et de l'aménagement du territoire. Monsieur le député, vous avez eu raison d'indiquer qu'à notre arrivée, nous risquions de perdre le bénéfice des fonds européens car le taux de programmation se situait à 15 % au lieu des 30 % souhaitables.

Cette situation était totalement inacceptable et, sous l'impulsion du Premier ministre, j'ai présenté au conseil des ministres une série de mesures visant à modifier profondément les procédures : délégation de crédits à l'échelon régional, simplification administrative, soutien aux porteurs de projets.

Quels en sont les résultats ? En un an et demi, nous sommes passés de 15 % à 55 % de taux de programmation, pour atteindre plus de 3 milliards d'euros. Beaucoup de projets émergent, certaines régions craignant même le trop-plein après avoir redouté le trop peu.

Nous avons aussi obtenu la possibilité de financer les nouvelles technologies, la téléphonie mobile, ce qui a permis d'élargir l'utilisation des fonds structurels au service des développements.

Enfin, au 31 décembre 2003, nous pouvons vous confirmer qu'aucune région ne sera frappée du dégagement d'office. Qui plus est, l'Europe attribuera à la France une dotation complémentaire au titre des réserves de performance, dont nous arrêterons l'affectation, sous l'autorité du Premier ministre, dans les jours qui viennent.

Ce bilan confirme l'efficacité de l'Etat quand il simplifie les procédures et qu'il fait confiance aux acteurs de terrain.

Vous avez aussi évoqué l'élargissement de l'Europe. Nous sommes parfaitement conscients de la fragilité de l'éligibilité de certaines zones, notamment métropolitaines, compte tenu du seuil de 75 % du PIB, et de l'intérêt que nous avons à poursuivre la politique de cohésion territoriale.

Le 27 février prochain, sous la présidence irlandaise, je confirmerai la position française en montrant la pertinence de cette politique. Je vous informerai alors de l'évolution de ce dossier. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

POLITIQUE BUDGÉTAIRE

M. le président. La parole est à M. Didier Migaud, pour le groupe socialiste.

M. Didier Migaud. Monsieur le Premier ministre, les résultats de votre gestion en 2003 sont aujourd'hui connus. Ils sont malheureusement très mauvais : le déficit et la dette publique explosent et tous les records historiques sont battus. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Georges Tron. Et avant !

M. Didier Migaud. Les dérapages des comptes se poursuivent malgré des réductions sans précédent de droits sociaux et 6 milliards d'euros d'annulations de crédits.

M. Richard Mallié. Vous savez ce que vous avez préparé !

M. Didier Migaud. 2003 a été l'année des mauvais records et des tristes reculs. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe socialiste.- Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Pour 2004, les premiers signes sont inquiétants : le chômage continue d'augmenter, notre économie stagne toujours, alors que la prévision de croissance mondiale est revue à la hausse avec un taux de plus de 4 %. La France, elle, est à la traîne, en panne de croissance.

Tout cela, monsieur le Premier ministre, est le résultat...

Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Des 35 heures !

M. Didier Migaud. ...d'une loi de finances insincère et de votre politique à contre-emploi, douce pour les forts et dure pour les plus faibles.

Déjà, vos comptes et vos prévisions irréalistes sont pointés du doigt par la Commission européenne. De nouveaux sacrifices seront vraisemblablement imposés aux Français par votre gouvernement. Le ministre de l'économie et des finances parle d'une augmentation possible de la CSG. Les impôts et prélèvements vont en 2004 comme en 2003 augmenter pour la plus grande majorité de nos concitoyens.

M. Georges Tron. Il faut payer votre facture !

M. Didier Migaud. Il est vraisemblable que ces mesures douloureuses ne seront annoncées qu'après les élections régionales et cantonales.

Plusieurs députés du groupe socialiste. Eh oui !

M. Didier Migaud. Vous préparez également une nouvelle « régulation budgétaire », terme bien technocratique employé pour désigner de nouvelles annulations budgétaires et synonyme de remise en cause de politiques publiques déjà mises à mal en 2003.

M. Georges Tron. Vous avez laissé 300 milliards de déficit !

M. Didier Migaud. Si les ministères régaliens, ceux de l'intérieur et de la justice, sont épargnés, sur quelles politiques publiques porteront ces coupes budgétaires ? A nouveau sur la recherche, sur l'éducation, encore sur l'emploi, toujours sur le logement ?

Monsieur le Premier ministre, à la suite des observations faites par la Commission européenne, j'aurai trois questions précises à vous poser. (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Posez-les tout de suite, monsieur Migaud !

M. Didier Migaud. Premièrement, préparez-vous de nouvelles annulations de crédits ?

Plusieurs députés du groupe socialiste. Oui !

M. Didier Migaud. Si oui, de quels montants seront-elles et quand le Parlement en sera-t-il informé ?

Deuxièmement, allez-vous présenter un collectif budgétaire afin de répondre aux attentes des chercheurs, comme l'ont souhaité le groupe et le parti socialiste, et de corriger, entre autres, les carences de votre budget en matière de logement ?

Troisièmement, allez-vous enfin tirer les conséquences de vos mauvais résultats et renoncer à votre politique économique qui génère chômage et exclusion et qui met malheureusement la France en panne de croissance ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. -Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire.

M. Alain Lambert, ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire. Monsieur le député, si je n'avais autant d'estime pour vous, je m'enfoncerais immédiatement dans le champ de la controverse inutile que vous venez d'ouvrir. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

Parce que vous êtes un bon spécialiste des finances publiques, vous devriez au contraire féliciter le Gouvernement de la rapidité avec laquelle il est venu, devant la commission des finances, rendre compte de la gestion qu'il a faite des autorisations que la majorité lui avait données.

Pour la première fois, depuis bien longtemps....

M. François Hollande. ...le déficit n'a jamais été aussi élevé !

M. le ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire. ...en période de ralentissement économique, les dépenses ne se sont pas accrues d'un euro de plus que ce qui avait été autorisé. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

S'agissant des déficits publics, comme ils comprennent non seulement les comptes de l'Etat mais aussi les comptes de la sécurité sociale, des collectivités locales et des administrations centrales, leur montant ne pourra être connu qu'au 1er mars prochain. A l'heure actuelle, nous ne sommes pas en mesure de vous donner la totalité des chiffres.

Pour 2004, mesdames et messieurs le députés, le Gouvernement réitère solennellement devant vous l'engagement qu'il a pris de ne pas dépenser un euro de plus que ce que vous avez autorisé. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

Pour y parvenir, une démarche collective est actuellement engagée dans le cadre d'une concertation interministérielle qui portera ses fruits dans les semaines qui viennent.

Cela étant, monsieur le député, qu'il me soit permis de vous dire qu'en matière de records, vous semblez avoir la mémoire courte. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Très bien !

M. François Hollande. Attention, vous tombez dans la controverse !

M. le ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire. Je vous rappelle qu'en 1993, lors de la passation des pouvoirs, le gouvernement de gauche laissait à la France un déficit public s'élevant à 6 % du produit intérieur brut. En d'autres termes, vous avez confirmé l'adage qu'il n'est pas bon de vous succéder. (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.- Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Julien Dray. Et le déficit Balladur ?

GRIPPE AVIAIRE

M. le président. La parole est à M. Stéphane Demilly, pour le groupe Union pour la démocratie française.

M. Stéphane Demilly. Ma question s'adresse à M. le ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.

Monsieur le ministre, les États membres de l'Union européenne ont décidé hier de prolonger jusqu'au mois d'août l'embargo sur les importations d'oiseaux de compagnie et de produits à base de poulet en provenance des pays d'Asie touchés par l'épidémie de grippe aviaire.

Nos concitoyens se posent de nombreuses questions et, devant l'extension apparemment non maîtrisée du virus, l'inquiétude s'accroît au même rythme que le nombre des victimes. Vous avez vous-même, ce matin, qualifié cette épidémie de « réelle menace sanitaire mondiale. »

Ce contexte de crise appelle deux questions simples. Au-delà de l'embargo sur les produits suspects, quelles mesures précises l'Union européenne et la France ont-elles d'ores et déjà arrêtées pour prévenir une éventuelle diffusion en Europe de l'épidémie ? Pouvez-vous faire le point sur l'état actuel des connaissances scientifiques relatives à la transmission du virus à l'homme ainsi que sur les risques possibles encourus par nos compatriotes ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. Monsieur le député, l'Union européenne, depuis son origine, n'a jamais véritablement intégré la dimension sanitaire et de santé publique dans ses compétences communes ou même partagées, en dépit de l'article 152 du traité de Maastricht. Les différentes crises successives - l'encéphalopathie spongiforme bovine ou le SRAS au printemps dernier - ont suscité une nouvelle réflexion à laquelle la France a pris une part déterminante. C'est ainsi que notre pays a souhaité que les compétences de l'Union européenne en matière de santé publique soient étendues et a obtenu la création en 2005 d'un centre européen de prévention et de contrôle des maladies transmissibles. C'est une grande première.

Dans le cas précis de la grippe aviaire, la France est en contact régulier avec les pays de l'Union européenne et avec la Commission, en liaison avec l'Organisation mondiale de la santé.

Il importe de régler ensemble les problèmes aux frontières, notamment ceux liés aux déplacements des personnes et des marchandises, ainsi que les problèmes inhérents à l'harmonisation des stratégies de prévention, à la mutualisation des traitements préventifs - les médicaments efficaces seront d'autant plus rares que l'on en aura plus besoin -, à la recherche et à la production de vaccins.

La France s'apprête à saisir la Commission européenne pour la réunion sur ce thème d'un Conseil des ministres de la santé, comme elle l'a fait au printemps dernier pour le SRAS. Il nous appartient d'assumer ensemble un destin commun. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

CORSE

M. le président. La parole est à M. Camille de Rocca Serra, pour le groupe UMP.

M. Camille de Rocca Serra. Ma question s'adresse à M. le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales.

Monsieur le ministre, nous connaissons la volonté de l'ensemble des membres du Gouvernement de résoudre les difficultés auxquelles la Corse est confrontée. Nous pouvons notamment saluer la fermeté dont vous faites preuve à l'égard des clandestins et dans la lutte contre les systèmes mafieux. L'immense majorité des Corses, ainsi que leurs élus, sont derrière vous.

Cependant, ce dont la Corse a le plus besoin, c'est d'une mobilisation de toutes et de tous en vue d'assurer son développement économique, culturel et social.

M. François Goulard. Très bien !

M. Camille de Rocca Serra. Ainsi, vous avez présidé, la semaine dernière, une réunion sur le développement culturel à la préfecture d'Ajaccio. A Bastia, vous avez assisté à une réunion avec les agriculteurs sur la question du désendettement. Quel est le bilan de votre déplacement ? (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales.

M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales. Monsieur le député, la question est celle de la place de la Corse dans la République. Cette question n'est pas simple : tous les gouvernements, depuis les événements d'Aléria, ont pu s'en rendre compte.

Néanmoins, trois signes autorisent un certain optimisme.

Le premier tient au fait que le système mafieux commence à rendre des comptes à la justice de notre pays.

M. François Goulard. Très bien !

M. le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales. Ce n'est pas suffisant, ce n'est pas abouti mais, d'ores et déjà, en s'attaquant non plus simplement et directement aux poseurs de bombes, mais aussi à l'argent des poseurs de bombes, la police et la justice ont mis au jour une partie de ce système mafieux. Monsieur le député, ce n'est qu'un début et le Gouvernement s'y est engagé : l'assainissement de l'économie corse concernera tous les secteurs et l'action de la justice ne s'arrêtera pas.

M. Jérôme Lambert. Ceux qui seront pris n'auront qu'à faire appel !

M. le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales. Les Corses l'ont compris : c'est le deuxième signe d'optimisme. Les Corses ne se sentent plus abandonnés par l'État. Ils commencent donc à parler. Comment vouliez-vous prendre la parole sur une île où chacun avait, depuis tant d'années, le sentiment que l'État n'était pas durablement décidé à assainir la situation ? Les Corses relèvent la tête parce que la peur recule sur l'île même si, j'en ai parfaitement conscience, bien des gens ont encore peur et se demandent, après tant d'années de déception, si cette fois-ci est la bonne et si l'action du Gouvernement se poursuivra avec la même détermination.

M. Patrick Lemasle. Zorro est arrivé !

M. François Brottes. Ce sont les juges qui agissent.

M. le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales. Le troisième signe d'optimisme tient au développement. Nous avons, sous l'autorité du Premier ministre, signé un accord avec 85 % des organisations agricoles de l'île sur le désendettement des agriculteurs. Nous avons également signé une convention avec l'université de Corte afin d'assurer son avenir. Il le sera lorsque des jeunes qui n'habitent pas sur l'île souhaiteront s'inscrire à l'université de Corte et que chacun aura compris que l'identité insulaire n'est pas synonyme d'enfermement mais invite à l'ouverture. Je mentionnerai enfin le projet de création d'une télévision numérique sur l'île que Jean-Jacques Aillagon et moi-même conduisons.

Tout n'est pas fait, monsieur le député. Mais pour la première fois depuis longtemps, on peut reprendre espoir. Le Gouvernement a tiré toutes les conséquences de la réponse des Corses au référendum et cette politique ne s'arrêtera pas. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

PRÉVENTION DE LA GRIPPE AVIAIRE

M. le président. La parole est à M. Pierre Morange, pour le groupe UMP.

M. Pierre Morange. Ma question, qui prolonge celle de notre collègue du groupe UDF Stéphane Demilly, s'adresse à M. le ministre de la santé, de la famille, et des personnes handicapées.

Monsieur le ministre, les autorités de dix pays touchés par l'épizootie de la grippe aviaire ont déjà abattu des millions de poulets. Elles craignent que la maladie ne se soit propagée à l'homme en Thaïlande et au Vietnam, causant la mort de douze personnes au moins.

Une vingtaine de spécialistes internationaux de la santé et de l'alimentation des animaux sont réunis depuis mardi, à Rome, au siège de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, la FAO. Le plan d'aide aux pays affectés visant à répondre à l'urgence et à prévenir des retours éventuels de la maladie s'articule-t-il au dispositif que vous nous avez décrit ?

M. le président. La parole est à M. le ministre de la santé, de la famille, et des personnes handicapées

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. Monsieur Morange, le développement de la grippe aviaire en Asie constitue une réelle menace sanitaire mondiale.

M. Christian Bataille. Envoyez Sarko !

M. le ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. Certes, la contamination interhumaine n'est pas encore démontrée. Mais la France, en liaison avec les pays voisins et des organisations internationales telles que l'Organisation mondiale de la santé, la FAO ou l'Organisation internationale des épidémies animales, se prépare à faire face à une éventuelle extension de l'épidémie.

Des mesures interministérielles ont très rapidement été prises, notamment par le ministère de l'agriculture, le ministère de la consommation et le ministère de la santé : veille sanitaire accrue, restriction des importations en provenance d'Asie et diffusion d'une information régulière destinée à l'opinion publique et aux professionnels concernés.

Ce sont là les premières phases d'un plan global de prévention et de lutte contre cette nouvelle maladie. À côté des autres services de l'État et des experts nationaux et internationaux, les services du ministère de la santé, direction générale de la santé et institut de veille sanitaire, sont totalement mobilisés. Monsieur le député, une vigilance active est de rigueur. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

EMPLOI

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Bateux, pour le groupe socialiste.

M. Jean-Claude Bateux. Ma question, relative à la situation de l'emploi, s'adresse à M. le Premier ministre.

M. Jean Glavany. Va-t-il répondre ?

M. Jean-Claude Bateux. Monsieur le Premier ministre, l'année 2003 a été très mauvaise pour l'emploi en France. Le chômage a enregistré une détestable progression de 6 % en douze mois. Le même rythme en décembre contredit les affirmations gouvernementales, qui sont la manifestation d'un optimisme de façade à usage médiatique.

Après une très forte augmentation du chômage en 2002 - 100 000 chômeurs en plus -, l'année 2003 a vu 140 000 de nos concitoyens rejoindre les sans-emploi. À l'heure actuelle, 2 870 000 Français sont sans travail ou ne bénéficient que d'une activité réduite.

M. Jean-Marc Nudant. Qu'avez-vous fait ?

M. Jean-Claude Bateux. Le chômage de longue durée - plus de deux ans - a augmenté de 13 %. et celui des moins de vingt-cinq ans de 7 %. De plus, 80 % des emplois proposés sont des emplois précaires. Depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement UMP-UDF il y a dix-huit mois, on dénombre chaque mois 10 000 chômeurs de plus.

M. François Goulard. Qu'est-ce que Jospin a fait de la croissance ?

M. Jean-Claude Bateux Vos décisions privent, depuis janvier, 140 000 chômeurs des allocations ASSEDIC. Nombreux sont ceux qui basculent dans le RMI. Les associations caritatives sont débordées devant la misère qui s'accroît.

Hélas, la dégradation continue. Les grands groupes poursuivent leurs restructurations, laissant leurs salariés sur le carreau. Ainsi, le plan de réduction d'effectifs de Schneider à Grenoble, Dijon, Rueil ou Gardy Barentin en Seine-Maritime, prépare un millier de chômeurs supplémentaires. De même, l'OPA Sanofi-Synthélabo commence par la mise en vente de son établissement de Notre-Dame-de-Bondeville en Seine-Maritime.

Non, monsieur le Premier ministre, ce n'est pas la suspension de la loi de modernisation sociale, la remise en cause des 35 heures ou du code du travail, ni la satisfaction des volontés du MEDEF qui donnent aux Français des motifs d'espérer. La démonstration, en dix-huit mois, en est faite. La prochaine loi de mobilisation pour l'emploi n'améliorera pas non plus les résultats de dix-huit mois de libéralisme débridé. Au contraire, c'est la précarité qui attend les Français. (« La question ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Ma question sera simple : monsieur le Premier ministre, allez-vous enfin prendre conscience de la réalité et engager une véritable politique de lutte pour l'emploi ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle.

Mme Nicole Ameline, ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle. Monsieur le député, permettez-moi de vous répondre au nom de François Fillon, qui traite actuellement au Sénat l'important dossier du droit individuel à la formation, l'une des meilleures réponses au problème de l'investissement en capital humain dont la France et l'économie moderne ont besoin.

M. François Goulard. Très bien !

Mme la ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle. Permettez-moi d'abord de vous rappeler que c'est votre politique qui a conduit la France à l'immobilisme (Protestations sur les bancs du groupe socialiste) et qui ne lui a pas permis de répondre au ralentissement de la croissance et à la progression du chômage à partir de 2001. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Aujourd'hui, je le confirme, les premiers signes du retour de la croissance sont bien là. J'en veux pour preuve l'inflexion, que nous avons constatée, de l'augmentation du chômage. En 2003, les nouvelles demandes d'emploi sont passées de 95 000 au premier semestre à 44 000 au second. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

Cependant, si le retour de la croissance est bien réel, l'observation des cycles passés révèle qu'un décalage de plusieurs mois est inévitable entre les signes de la reprise et sa traduction en matière de création d'emplois. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) C'est pourquoi le Gouvernement n'a ménagé aucun effort pour activer le retour à l'emploi.

M. Jean Glavany. Vous ne faites rien !

Mme la ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle. En témoignent le dispositif de l'activation des dépenses sociales ou l'accord courageux et responsable passé par les partenaires sociaux pour pérenniser et moderniser notre système d'assurance-chômage.

Mme Martine David. Pitoyable !

Mme la ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle. C'est également le sens de l'exonération de la taxe professionnelle, mesure essentielle qui est déjà en application pour les dix-huit prochains mois et qui servira directement les investissements productifs. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) C'est enfin le sens de la loi relative à la mobilisation pour l'emploi.

Je voudrais vous répondre, pour conclure, sur les deux dossiers qui concernent votre circonscription.

S'agissant de Schneider, un accord de méthode reposant sur le départ volontaire de 600 personnes dans les deux ans qui viennent a été passé, comme vous le savez, avec les partenaires sociaux. Nous suivons ce dossier avec la plus grande attention.

S'agissant de Sanofi-Synthélabo, la cession envisagée est en effet importante. Nous sommes là aussi soucieux du bon fonctionnement du dialogue social. Mais cette opération témoigne également de la puissance industrielle de votre région dans ce domaine. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Mme Martine David et M. Christian Paul. Réponse pitoyable !

CRISE PORCINE

M. le président. La parole est à M. Yves Simon, pour le groupe UMP.

M. Yves Simon. Monsieur le président, mes chers collègues, ma question s'adresse au ministre de l'agriculture.

Monsieur le ministre, depuis votre entrée en fonction, vous avez affronté de nombreuses crises agricoles. Certaines étaient liées à la conjoncture, mais d'autres faisaient suite à des accords passés ou à d'anciennes orientations politiques défavorables à l'agriculture. Le monde agricole apprécie la qualité de votre écoute et la rapidité de vos décisions. Vous ne laissez pas dégénérer les situations délicates : au contraire, vous y répondez en mettant en place des dispositifs appropriés et en engageant des réformes de long terme.

Si un dispositif de soutien n'est pas mis en place, la crise porcine menacera l'ensemble de la production et on peut craindre que le marché européen ne soit envahi par des viandes en provenance de pays tiers.

Si la crise touche l'ensemble du territoire, toutes les régions françaises ne sont pas, pour autant, logées à la même enseigne. Dans mon département, le nombre de coopératives porcines a été divisé par six en vingt ans. La seule coopérative restante couvre une quinzaine de départements. Or, paradoxalement, l'Auvergne ne produit pas assez de viande de porc pour ses salaisons.

Ma question est double.

Premièrement, pourriez-vous nous indiquer les grandes lignes de votre plan d'action, qu'il s'agisse de l'image de cette production, des perspectives d'amont et d'aval, ou encore de l'adaptation de l'offre et des structures ?

Deuxièmement, permettez-moi de souligner la faiblesse de notre filière. Alors qu'au Danemark, aux Pays-Bas et en Espagne, la filière contrôle l'abattage, la découpe et la transformation, en France elle ne contrôle généralement que les deux premières fonctions, les moins rentables. Dans ces conditions, comment peut-on envisager l'avenir et faire comprendre aux distributeurs que la soustraction ne peut plus s'opérer uniquement au détriment du producteur ? (Applaudissements de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales.

M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales. Monsieur le député Yves Simon, il est exact que la filière porcine connaît depuis plus de deux ans une grave crise.

Nous avons déjà pris un certain nombre de mesures d'ordre conjoncturel. C'est ainsi que nous avons obtenu de Bruxelles des mesures de stockage privé et, la semaine dernière, des subventions à l'exportation indispensables à l'équilibre du marché.

Au-delà, des mesures d'ordre structurel s'imposent. J'ai annoncé la semaine dernière aux professionnels un plan d'action doté de 15 millions d'euros par l'Etat, somme que compléteront les contributions consenties par les conseils régionaux et généraux concernés.

Ce plan est organisé autour de plusieurs axes.

Tout d'abord, la sauvegarde de l'emploi et le maintien du potentiel de production : contrairement à une idée reçue, nous ne sommes pas surproducteurs, puisque ce que nous produisons équivaut à peu près à ce que nous consommons.

Deuxièmement, l'allégement des charges par l'amélioration des circuits de commercialisation et par le regroupement des organisations de producteurs.

Troisièmement, l'inscription de la production dans une perspective de développement durable, en conciliant préservation de l'environnement et amélioration de la communication : c'est ce qu'attendent les consommateurs aussi bien que les agriculteurs. Roselyne Bachelot et moi-même avons donc travaillé à la simplification des procédures.

Enfin, nous avons mis en place des outils destinés à permettre la reconversion des agriculteurs qui souhaiteraient quitter cette production.

Le problème, pour le porc comme pour la volaille, est que ces productions ne sont pas encadrées par des règles de marché européennes. J'ai obtenu le 26 juin dernier à Luxembourg que la Commission fasse des propositions avant la fin de 2004 sur la gestion de crise. Nous ferons des propositions à Bruxelles dans les prochaines semaines, après concertation avec les professionnels, pour obtenir enfin des mécanismes de gestion de crise en faveur des productions qui ne sont pas sous organisation commune de marché.

Tels sont, monsieur le député, les éléments d'information que je voulais vous livrer. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

STATUT DES ASSISTANTES MATERNELLES

M. le président. La parole est à Mme Brigitte Barèges, pour le groupe UMP.

Mme Brigitte Barèges. Ma question s'adresse à M. le ministre délégué à la famille.

Monsieur le ministre, vous avez présenté ce matin au conseil des ministres un projet de loi visant à réformer le statut des assistantes maternelles. (« Allô ? Allô ? » sur les bancs du groupe socialiste.) C'est un texte très attendu, tant par les nourrices, comme on les appelle dans le langage courant, que par celles et ceux qui accueillent des enfants placés au titre de la protection de l'enfance.

Cette réforme ambitieuse a pour objectif d'améliorer l'attractivité d'un métier qui appartient à un secteur en plein développement et qui concerne de près ou de loin un très grand nombre de familles.

Pourriez-vous nous indiquer ce que vous proposez pour développer ces métiers et ce qui va changer demain pour les familles qui recherchent ou qui emploient une assistante maternelle ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Albert Facon. Dites-nous surtout qui va payer !

M. le président. Je vous remercie, madame, pour cette question courte et précise.

La parole est à M. le ministre délégué à la famille.

M. Christian Jacob, ministre délégué à la famille. Madame la députée, le Premier Ministre, s'adressant à la Conférence de la famille, avait fait part de son souhait de développer l'offre collective et individuelle de garde et d'accueil des jeunes enfants.

Nous avons lancé dès le 1er janvier un nouveau plan crèches qui va permettre la création de 20 000 nouvelles places. Il nous fallait développer parallèlement les modes de garde individualisés.  Le Premier ministre a donc souhaité que cette réforme confère un véritable statut aux assistantes maternelles, qui le réclamaient depuis longtemps sans avoir été entendues. Outre la réforme de leur agrément, les assistantes maternelles pourront bénéficier d'un véritable contrat de travail écrit et de la création d'une caisse de prévoyance maladie et accidents du travail. Elles auront également la possibilité de valider les acquis de leur expérience et d'obtenir l'équivalent d'un CAP petite enfance. Ce titre leur permettra d'accéder à d'autres métiers de la petite enfance et leur ouvrira les concours de la fonction publique.

Cette réforme, vous l'avez souligné, était très attendue. Elle a, je crois, été appréciée par les organisations syndicales et professionnelles. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

GRÈVE DES JOURNALISTES DE RADIO FRANCE

M. le président. La parole est à M. Didier Mathus, pour le groupe socialiste.

M. Didier Mathus. Ma question s'adresse au ministre de la culture et de la communication. Je précise, Monsieur le ministre, qu'il s'agit bien d'une question d'actualité portant sur votre politique. Je vous remercie donc, par avance, de ne pas céder au tic habituel du Gouvernement, qui consiste à se défausser de ses responsabilités et à rechercher systématiquement la polémique partisane. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. - Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

Le coup de l'héritage, c'est comme le fusil à éléphant : ça ne sert qu'une seule fois ! En conséquence, merci de me répondre sans remonter à Léon Blum ou à Gracchus Babeuf... (Rires sur les bancs du groupe socialiste.)

Depuis neuf jours, les journalistes de toutes les antennes de la radio publique sont en grève. (« Et alors ? » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) France Inter, France Info, France Culture, France Musiques, toutes les radios locales, ainsi que RFO, sont concernées. Après avoir refusé la nomination d'un médiateur, vous avez renvoyé la responsabilité des négociations au président de Radio France, lequel semble ne disposer d'aucune marge de manœuvre budgétaire.

Hier soir, ces négociations ont échoué. Le conflit est désormais dans une impasse totale. Il risque de durer encore longtemps si vous ne vous décidez pas à prendre une initiative.

Votre immobilisme sur cette question, après deux ans d'attaques incessantes contre la télévision publique (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), nous amène inéluctablement à la conclusion - et les cris que j'entends sur les bancs de la majorité en témoignent - que vous n'aimez pas vraiment le service public de l'audiovisuel et que son sort vous est, au mieux, indifférent. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Thierry Mariani. Quelle caricature !

M. Didier Mathus. La radio est pourtant une des grandes réussites du service public à la française.

Par ailleurs, vous savez comme nous tous que le budget de la communication adopté il y a deux mois n'est qu'un affichage théorique, puisqu'il manque aujourd'hui une dizaine de millions d'euros pour qu'il puisse être normalement exécuté. Dans de telles conditions, on comprend les difficultés de la direction de Radio France. (« La question ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Pourriez-vous poser votre question, mon cher collègue ?

M. Didier Mathus. J'y viens, monsieur le président.

La radio publique n'a, si je puis dire, qu'un seul actionnaire : l'Etat. C'est donc de vous qu'il s'agit, monsieur le ministre. Vous ne pourrez pas jouer longtemps les Ponce Pilate dans cette affaire !

Monsieur le ministre, quand prendrez-vous enfin vos responsabilités ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de la culture et de la communication.

M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture et de la communication. En matière de polémiques partisanes, M. le député de Saône-et-Loire est un maître ! J'aimerais pouvoir l'imiter et être aussi peu rigoureux que lui (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

Sur le fond, monsieur Mathus, je vous répondrai tout d'abord que la concertation entre la direction de Radio France et les organisations syndicales se poursuit. Elle entre désormais dans une phase décisive et nous devons la soutenir.

Je l'ai dit hier, la nomination d'un médiateur n'est pas une bonne chose, car la tutelle fragiliserait du même coup l'autorité des directions. Le dialogue social trouve son espace dans le cadre des entreprises, y compris des entreprises publiques. (« C'est vrai ! » et applau-dissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Invoquer sans cesse le dialogue social en le plaçant au niveau des cabinets ministériels est une erreur à mes yeux : je ne joue pas les Ponce Pilate !

Plusieurs questions se posent.

Premièrement, la revendication d'un alignement des situations salariales de l'ensemble des entreprises de l'audiovisuel public est-elle pertinente ? Je ne le crois pas. Du reste, la convention collective applicable à ce secteur ne le prévoit pas : elle ne fait que fixer des minima, lesquels sont respectés.

M. Christian Bataille. C'est faux !

M. le ministre de la culture et de la communication. Vous savez bien que les métiers de la radio et ceux de la télévision ont évolué d'une façon telle que la revendication de convergence des salaires apparaît dénuée de fondement.

Deuxièmement, la situation salariale des journalistes de Radio France s'est-elle dégradée au cours des dernières années ? Non ! (« Si ! » sur les bancs du groupe socialiste.) S'il n'y a pas eu de réévaluation du point indiciaire, l'ensemble des mesures personnelles, des mesures collectives, des mesures automatiques, a permis de maintenir l'évolution de la situation moyenne des journalistes de Radio France à un niveau élevé, supérieur à celui de l'ensemble des entreprises de l'audiovisuel public. (« On n'y comprend rien ! » sur les bancs du groupe socialiste.)

Troisièmement, la négociation actuelle entre Radio France et les journalistes peut-elle se situer en dehors du cadrage budgétaire ? Non, monsieur le député, ce n'est pas possible, pour des raisons que chacun ici peut parfaitement comprendre ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'FUnion pour un mouvement populaire.)

CONTINUITÉ TERRITORIALE AVEC L'OUTRE-MER

M. le président. La parole est à M. Joël Beaugendre, pour le groupe UMP.

M. Joël Beaugendre. Ma question s'adresse à Mme le ministre de l'outre-mer.

Madame le ministre, la continuité territoriale entre les neuf collectivités de l'outre-mer et l'hexagone est un principe dont la mise en œuvre a été voulue par le Président de la République. Il répond à une forte attente des populations, qui ont à pâtir du coût exorbitant du transport aérien.

En effet, à l'exception de la Guyane, toutes les collectivités d'outre-mer sont des îles ou des archipels. Seul un pont aérien les relie à la métropole.

Le gouvernement Raffarin a fait en dix-neuf mois plus que tout autre pour désenclaver l'outre-mer. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste. - « Eh oui ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Après le passeport mobilité destiné à notre jeunesse, encore étendu cette année aux sportifs ultramarins, après l'adoption de la loi-programme, qui réaffirme le principe de continuité territoriale et le met en œuvre en prévoyant, par exemple, des exonérations de charges sociales dans le transport aérien, au moment enfin où la région Guadeloupe vient d'adopter un cahier des charges visant à accompagner l'application de ce principe novateur, pourriez-vous, madame la ministre, dresser à l'intention de la représentation nationale un bilan d'étape sur la mise en œuvre de la dotation de continuité territoriale ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre de l'outre-mer.

Mme Brigitte Girardin, ministre de l'outre-mer. Monsieur le député, je vous remercie d'évoquer le problème de la continuité territoriale, devenu réellement insupportable pour nos compatriotes d'outre-mer, comme pour ceux d'entre eux qui résident en métropole. Vous l'avez rappelé, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin est le premier à avoir pris des mesures concrètes en la matière, à travers trois dispositions essentielles.

D'abord, le passeport mobilité prend en charge 100 % du transport aérien vers la métropole pour les jeunes de dix-huit ans à trente ans. L'an dernier, 11 000 jeunes en ont bénéficié.

Ensuite, les compagnies aériennes qui desservent l'outre-mer bénéficient d'exonérations de charges sociales. Nous avons voulu rendre cette desserte attractive, briser le monopole. Les premiers résultats sont là : quatre compagnies desservent maintenant La Réunion, une compagnie supplémentaire assure, depuis quelques semaines, la liaison avec les Antilles-Guyane. Le rapport d'information parlementaire qui vous a été confié par la commission des affaires économiques nous aidera à poursuivre notre action dans ce sens et à faire baisser les tarifs aériens, tant pour les passagers que pour le fret.

Enfin, la dotation de continuité territoriale qui figure dans la loi programme a fait l'objet d'un décret d'application publié au Journal officiel le 31 janvier. L'arrêté qui répartit cette dotation entre les neuf collectivités a également été pris. Il revient maintenant aux assemblées locales de fixer les critères à retenir pour identifier les bénéficiaires de cette aide.

Je sais que la région Guadeloupe a énormément travaillé, notamment dans le cadre des groupes de travail mis en place, à ma demande, par les préfets et les hauts-commissaires de l'ensemble des collectivités, depuis le mois d'octobre. Je déplore que d'autres régions, notamment La Réunion, n'aient pas suivi la même démarche.

Mme Huguette Bello. Mensonge !

Mme la ministre de l'outre-mer. Dès que je serai saisie des délibérations des assemblées locales, les dotations seront versées, sachant que, pour les quatre http://www.assemblee-nationale.fr/12/tribun/fiches_id/267859.aspdépartements d'outre-mer, une notification à Bruxelles sera préalablement nécessaire.

Grâce à cette dotation de continuité territoriale, plus de 200 000 passagers vont pouvoir bénéficier chaque année d'une réduction d'environ 30 % sur un trajet entre la métropole et l'outre-mer. Ce n'est pas rien, mesdames et messieurs les députés de l'opposition.

Mme Huguette Bello. Nous en jugerons !

Mme la ministre de l'outre-mer. Sur ce dossier, vous n'avez strictement rien fait lorsque vous étiez au pouvoir. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) Vos protestations ne sont pas crédibles. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

AGRICULTURE BIOLOGIQUE

M. le président. La parole est à M. Antoine Herth, pour le groupe UMP.

M. Antoine Herth. Ma question s'adresse à M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales.

L'agriculture biologique est un mode de production particulièrement respectueux de l'environnement, qui s'inscrit parfaitement dans une logique de développement durable. Elle est fortement plébiscitée par les Français. On ne compte plus les marchés du terroir, les magasins d'alimentation qui proposent des produits bio, reconnaissables au label « AB ». Toutefois, ce constat de succès ne résiste pas à une analyse plus poussée.

Dans un rapport qui vous a été remis en juillet 2003, Martial Saddier, député de Haute-Savoie, souligne les faiblesses d'une filière mal organisée et imparfaitement soutenue. Alors que la France, premier pays agricole européen, était logiquement en tête dans les années quatre-vingt, elle se place aujourd'hui au treizième rang européen, avec seulement 1,4 % de sa surface agricole consacrée à la production biologique. Ce mode d'élaboration de nos aliments constitue pourtant un véritable outil de promotion et de développement économique de nos territoires ruraux.

Monsieur le ministre, vous avez annoncé lundi, à Herbeys dans l'Isère, un plan en faveur du bio. Pouvez-vous nous préciser vos choix pour encourager ce type d'agriculture ? Quels sont les moyens que vous comptez mobiliser en sa faveur ? (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales.

M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales. Monsieur le député, vous avez tout dit : la France est le premier pays agricole européen et nous sommes pourtant au treizième rang en matière de production bio, alors même que nous avions été, il y a vingt ans, des précurseurs.

M. Patrick Lemasle. Vous avez supprimé les subventions !

M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales. Le Premier ministre a confié une mission à M. Saddier, député de la Haute-Savoie, qui nous a remis son rapport au mois de juillet de l'année dernière.

Le plan d'action pour la filière bio que nous avons décidé de mettre en œuvre consiste, d'abord, à favoriser la conversion par le biais des contrats d'agriculture durable. Il faut, ensuite, maintenir la production bio. A cet égard, nous avons un travail très important à faire avec l'Union européenne pour harmoniser les soutiens à l'agriculture biologique. L'accent doit également être mis sur la communication, notamment sur l'utilisation du logo, qui est déjà très connu. C'est un outil particulièrement efficace et une campagne va être lancée à ce sujet. Nous avons, en outre, décidé d'orienter davantage l'enseignement et la recherche agricole vers le bio. Enfin, il faut une approche interprofessionnelle. Un amendement de M. Saddier, que vous avez soutenu lors de la discussion de la loi sur le développement des territoires ruraux, prévoit que chaque interprofession aura une section bio.

Au total, plus de 62 millions d'euros sont mobilisés pour la filière bio. Nous avons bon espoir que ce plan permette de reconquérir la place que nous avons perdue. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Nous avons terminé les questions au Gouvernement.

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à quinze heures cinquante, est reprise à seize heures cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

2

APPLICATION DU PRINCIPE DE LAÏCITÉ DANS LES ÉCOLES, COLLÈGES ET LYCÉES PUBLICS

Suite de la discussion d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi relatif à l'application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics (n°s 1378, 1381).

Discussion générale (suite)

M. le président. Hier soir, l'Assemblée a commencé d'entendre les orateurs inscrits dans la discussion générale.

La parole est à M. Patrick Braouezec.

M. Patrick Braouezec. Monsieur le président, monsieur le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, monsieur le ministre délégué à l'enseignement scolaire, madame la ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle, mes chers collègues, je le dis d'emblée : je ne pense pas que cette loi sur la laïcité soit opportune ni de nature à régler les questions auxquelles elle est censée s'attaquer.

À un an du centième anniversaire de la loi de 1905, il aurait été préférable d'engager un grand débat sur les effets des mutations de notre société sur la laïcité. S'il était apparu, à l'issue de ce débat, que la loi devait être refondée, nous l'aurions fait alors dans un autre contexte, en dehors de tout enjeu et de tout calcul politicien et électoraliste, et avec la seule volonté d'y intégrer ce qui avait changé dans les fondamentaux de notre société.

Vous me permettrez de préciser, tant il se dit et s'écrit n'importe quoi aujourd'hui sur cette question, que la laïcité n'est pas un droit de l'homme fondamental non plus que la négation des religions. Bien au contraire, elle a pour principe de préserver l'égalité de traitement des cultes et leur liberté d'expression, dans le respect de la séparation de l'église - ou plutôt maintenant des églises - et de l'État.

Même si la République est porteuse de nos valeurs essentielles, elle peut ne pas constituer le seul référent. La religion, comme tout autre idéal, peut en être le supplément d'âme.

De la même façon, il serait absurde de considérer la laïcité comme marquant une séparation absolue entre le domaine public et l'espace privé. Comment, sauf à la condamner à la schizophrénie, demander à une personne ayant des convictions religieuses de renier une part de son identité pour ne montrer publiquement que ce qui la réunit, l'identifie, voire la modèle ou la formate à l'autre ? A contrario, la laïcité doit permettre que toutes formes de singularités, de modes, de religions, de cultures puissent s'exprimer sans entraver la liberté d'autrui ni remettre en cause les principes du vivre ensemble.

Au demeurant, un vrai débat de fond nous aurait permis de traiter de toutes les formes d'aliénation - puisque c'est aussi de cela qu'il s'agit - de l'enfant et de l'adolescent, de la jeune fille comme du jeune homme, et de toutes les formes d'exhibition, dont les origines ne sont pas que religieuses. Faute de temps, je ne peux développer ce point. Mais je fais miens les propos tenus par Huguette Bello sur les signes ostensibles ou ostentatoires liés au marchandising ou à la « cléricature de l'argent ».

La volonté du Gouvernement était-elle vraiment que le débat porte sur l'ensemble des questions liées au principe de laïcité ? Je ne le crois pas, car cela aurait supposé que l'on s'interroge aussi sur la réalité des trois principes républicains - liberté, égalité, fraternité -, principes de plus en plus virtuels et formels, et sans lesquels, pourtant, la laïcité n'aurait plus de sens.

Non, sous un habillage sémantique, la question est bien celle du foulard ou du voile porté par des jeunes filles musulmanes au sein des établissements scolaires. L'habillage sémantique se double d'ailleurs d'une bonne dose d'hypocrisie et de tartufferie, car la seule vraie question, celle de la liberté de la femme dans notre société de disposer de son être, corps et âme, n'est pas traitée de la bonne manière. Non seulement ce texte ne réglera en rien le problème de la condition de la femme, mais il l'aggravera.

Vous tentez aussi de réduire la question à un « pour ou contre le voile », ce qui, dans l'opinion publique, tend rapidement à se déformer en « ceux qui sont contre la loi sont pour le voile », de la même façon que d'autres tentent de démontrer que ceux qui s'opposent à la politique américaine ou à celle de Sharon sont du côté des terroristes et des antisémites. Nous ne pouvons pas nous laisser, et je ne me laisserai pas enfermer dans ce faux choix. Je suis d'ailleurs persuadé que la quasi-totalité d'entre nous est partagée entre deux opinions entre lesquelles il est difficile de trancher. La méthode que vous employez ne permet pas de le faire dans de bonnes conditions.

Ces deux opinions, quelles sont-elles ? Je les illustrerai par deux citations relevées dans le même hebdomadaire le 15 mai dernier.

Wassila Tamzali, présidente du Forum des femmes de la Méditerranée-Algérie lançait cette mise en garde : « Ce voile ostentatoire cache des positions idéologiques réactionnaires contre l'émancipation des femmes, contre la libération des individus, contre les autres cultures. (...) Sur une question aussi grave que l'avortement, est-ce que le Gouvernement a fait semblant d'écouter les intégristes ? Non. Il a été ferme sur sa position. Pourquoi ne le serait-il pas sur l'interdiction du voile à l'école afin de garantir aux filles l'égalité des chances devant l'éducation ? »

Farhad Khosrokhavar, sociologue spécialiste de l'islam écrivait, quant à elle : « Ne fantasmons pas sur la déferlante islamique dont le foulard serait le symbole triomphant ! Le retour du religieux est une réalité, l'islam a le vent en poupe, il a souvent l'attrait du fruit défendu. Mais, sur le long terme, partout en Occident, c'est la sécularisation qui gagne du terrain. (...) Une partie de la population se sent aujourd'hui cantonnée aux marges et se recroqueville sur des identités fermées. Les filles portant le foulard ne sont pas si éloignées des mouvements régionalistes, homosexuels ou féministes. Le foulard est pour elles un moyen de s'enraciner dans une identité intermédiaire entre l'identité personnelle qui ne suffit pas et l'appartenance nationale devenue floue. (...) Être plus tolérant me paraît le meilleur moyen de ne pas rejeter nos adolescentes musulmanes dans les bras des intégristes. »

Pour opposées qu'elles apparaissent, ces deux opinions convergent sur la nécessité de combattre tout ce qui est de nature à asservir l'homme ou la femme. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans ce texte de loi. C'est pourquoi, à mes yeux, il relève de l'hypocrisie ou de la tartufferie.

Oui ! légiférons sur les violences faites aux femmes ou bien sur l'âge légal du mariage pour les jeunes filles, qui, je le rappelle, est encore de quinze ans en France au lieu de dix-huit ans pour les jeunes gens.

Chacun mesure, je l'espère, que cette loi en entraînera d'autres, car d'aucuns trouveront normal de la prolonger dans d'autres espaces publics que l'école. Elle ne fera qu'accroître les incompréhensions, les rejets et les tensions. Elle sera difficilement applicable, notamment dans les lycées, où bon nombre de jeunes gens sont majeurs. Elle est discriminatoire envers les jeunes filles et en ce sens, monsieur le ministre, je partage votre réflexion sur le port ostensible de la barbe pour certains jeunes gens. On voit bien là qu'on entre dans le subjectif et l'absurde le plus total.

Je pense que cette loi n'est pas raisonnable, au sens premier et profond du terme, parce qu'elle ne fait pas appel à la raison. La raison devrait, au contraire, nous amener à nous interroger sur le rôle émancipateur de l'école, sur le respect de la diversité et de la pluralité dans notre société, sur une réelle égalité de traitement de chaque individu. C'est dans de nouvelles réponses à ces questions, véritable socle de notre société, plutôt que dans cette loi de circonstance, inadaptable, discriminatoire et potentiellement totalitaire, que l'on avancera sur la question de la laïcité. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

M. le président. La parole est à M. Alain Juppé. (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Alain Juppé. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le débat qui nous réunit aujourd'hui est un débat fondamental, au sens propre du terme, car c'est un débat sur la République, sur ses valeurs fondamentales, sur les droits de la personne humaine.

La République française - nous le savons - est laïque, car c'est le choix de la France. C'est le pacte qui unit les Françaises et les Français.

Il est vrai que nous avons parfois un peu de mal à faire comprendre autour de nous, notamment à l'étranger, ce que ce mot de « laïcité » veut dire, et ce que le concept porte de valeur.

La laïcité, à nos yeux, ce n'est pas un combat ; c'est le respect. Et au risque de surprendre, je serais prêt à souscrire à la définition qu'en donne, dans un discours récent, le pape Jean-Paul II : « La laïcité, c'est le respect de toutes les croyances de la part de l'Etat qui assure le libre exercice des activités spirituelles, culturelles et caritatives des communautés de croyants. »

C'est bien ce que nous pensons, dès lors qu'il s'agit de toutes les religions, y compris bien sûr l'islam, grande religion de France. Je voudrais le répéter à cette tribune, le redire à tous les musulmans de France, comme je l'ai dit en recevant récemment le bureau du Conseil français du culte musulman : « La loi sur les signes religieux à l'école n'est pas une loi de combat contre l'islam. »

Mais la laïcité, c'est aussi la séparation de la sphère politique et de la sphère religieuse. Cette idée ne date pas d'hier. Elle remonte même à quelques siècles : « Rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette séparation a conduit, au xixe siècle et au début du xxsiècle à un conflit rude avec l'église catholique, heureusement dépassé, aujourd'hui. Elle nous fait, au xxie siècle, obligation de nous opposer à ceux qui prétendent, à nouveau, imposer le mélange des genres, le mélange du politique et du religieux.

Nous refusons toute conception théocratique du pouvoir politique. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Jacques Myard. Très bien !

M. Alain Juppé. Ce n'est pas Dieu qui est à l'origine du pouvoir politique.

Et nous refusons l'envahissement de la religion par les menées politiques.

Or ce n'est pas faire preuve de paranoïa que de dire que nous sommes confrontés, aujourd'hui, à la montée d'un fanatisme politico-religieux qui veut précisément faire de la loi religieuse la loi civile et fonder à nouveau la légitimité du pouvoir politique sur la foi religieuse. Cette vision est incompatible avec la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.) Elle conduit à des dérives inacceptables : l'antisémitisme, le révisionnisme ou le négationnisme historique, le racisme, dont nous voyons, hélas ! se manifester à nouveau des formes intolérables. Il est nécessaire de donner un coup d'arrêt à ces dérives et c'est cela qui a inspiré le travail de réflexion qui nous conduit aujourd'hui à légiférer.

Cette loi n'y suffira pas, nous objecte-t-on. Evidemment ! Ce n'est pas par un texte de quelques lignes qu'on va régler un problème aussi profond et aussi grave que celui que je viens d'évoquer et qui met en cause bien des ressorts de la société française et pas simplement de la société française.

Mais ce n'est pas parce que cette loi ne sera pas suffisante qu'elle n'est pas nécessaire. C'est un signal, un symbole nécessaire, d'autant plus qu'elle s'applique à des lieux : les écoles, les collèges, les lycées de l'enseignement public, où s'impose plus particulièrement le respect des consciences, parce que ces consciences sont jeunes et qu'elles sont en train de forger leur esprit critique et leur libre arbitre.

Cette loi vise l'affirmation d'un prosélytisme religieux, dont j'ai souligné la porosité avec le militantisme politique. Elle doit être appliquée - je crois qu'il faut que nous le rappelions - dans un esprit de dialogue et d'apaisement. Je répète ce que je disais en commençant : ce n'est pas un texte de combat ; c'est un texte de respect. L'histoire de la loi de 1905 - farouchement combattue par ceux-là mêmes qui aujourd'hui en font un exemple et un texte de référence - nous montre qu'une telle évolution est possible.

Une deuxième valeur fondamentale de la République est en cause dans ce débat : l'égalité des sexes et la dignité de la femme. Nous avons tous entendu, dans nos rues, des femmes musulmanes nous dire : « Mais pourquoi nous stigmatiser, au motif que nous avons choisi de porter le voile, par conviction religieuse ? Pourquoi allez-vous interdire le port du voile ? » Il ne s'agit pas d'interdire le port du voile dans la société française. Il s'agit de créer, ou de rétablir, des espaces de neutralité et de paix, où l'affirmation ostensible d'une appartenance religieuse n'a pas sa place. Et c'est évidemment le cas à l'école.

Mais lorsqu'on essaie d'entendre ce que dit la rue, il faut tout entendre. J'ai aussi entendu beaucoup de femmes musulmanes nous dire : « Aidez-nous ! Aidez-nous à résister aux pressions dont nous sommes l'objet quand nous refusons de nous voiler ! »

M. Maurice Leroy. Très bien !

M. Alain Juppé. « Aidez nous à partager cette valeur commune qui est l'égalité de l'homme et de la femme et la dignité de notre sexe. » (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

Mes chers collègues, la République ne peut pas rester sourde à cet appel de milliers et de milliers de femmes françaises.

M. Pierre Lellouche. Très bien !

M. Alain Juppé. Notre réponse est attendue à travers le monde.

Mme Sylvia Bassot. Absolument !

M. Alain Juppé. On nous a beaucoup répété que, en légiférant ainsi, la France allait choquer le monde arabo-musulman et se mettre à dos toute une série de pays, dans lesquels elle a beaucoup d'influence (« Ce n'est pas vrai ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Je crois que ceci ne correspond pas à la réalité. Je répète à nouveau que cette loi n'est pas une loi d'hostilité à l'égard de l'islam. Au cours des derniers mois, je me suis rendu à plusieurs reprises au Maghreb. J'ai été au Maroc, en Tunisie, en Algérie, et j'ai entendu beaucoup d'hommes et de femmes me dire : « Donnez-nous un signal. Nous avons payé, parfois dans des circonstances épouvantables - comme en Algérie -, la montée de ce fanatisme religieux qui voulait nous ramener au Moyen-Age. Nous comptons sur la France pour rappeler les grands principes des Lumières et de la laïcité. » (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

J'en reviens à ce que je disais il y a un instant : loi nécessaire, mais pas suffisante. Notre action, en effet, ne saurait être purement défensive. Quelle crédibilité aurait notre discours sur une laïcité respectueuse de toutes les convictions religieuses, si nous laissions dans le même temps perdurer d'inacceptables discriminations entre des Français, selon leur origine religieuse ou géographique ?

Mme Claude Greff. Nous ne le pouvons pas !

M. Alain Juppé. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : ces discriminations existent. Il y a en France, aujourd'hui, des discriminations à l'emploi, des discriminations au logement, des discriminations dans les loisirs. Et le délit de « sale gueule » existe, hélas ! dans la société française.

Voilà pourquoi nous devons mener de pair et dans le même espace de temps, l'action législative, que nous entreprenons aujourd'hui, et la mise en place d'une Haute autorité qui aura pour mission d'assurer l'intégration et l'égalité républicaine des chances entre les Françaises et les Français. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

Mes chers collègues, j'ai voulu être court dans ce débat où beaucoup d'entre vous s'expriment. Il me reste à dire que la façon dont nous avons préparé ce texte me semble exemplaire. Il y a eu une vraie réflexion et je veux rendre hommage au travail de la commission Stasi qui a auditionné un grand nombre de responsables politiques ou religieux et d'intellectuels. Il y a eu une vraie concertation. Il y a eu un vrai dialogue. Il y a eu une mission parlementaire. C'est tout cela qui nous permet, je crois, d'aboutir à un texte d'équilibre.

Je voudrais donc formuler un souhait pour conclure : et si nous arrivions, pour une fois, à dépasser les clivages partisans ?... Puisque, sur tous les bancs de cette assemblée, nous éprouvons le même attachement à la République et à ses valeurs fondamentales, notre vote, s'il était massif, serait sans aucun doute le meilleur signal de cohésion et de détermination républicaine que nous pourrions donner à la nation tout entière. (Applaudissements vifs et prolongés sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. (« Et M. Fabius ? » sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

Mes chers collègues, le Gouvernement m'a demandé la parole.

M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, j'aimerais, si vous le voulez bien, commencer par rendre hommage à la qualité des interventions qui ont eu lieu dans cette enceinte depuis hier, jusques et y compris fort tard le soir. ( Vives exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. Mes chers collègues, je vous en prie ! Le Gouvernement intervient quand il veut. Laissez parler M. le ministre ! ( Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste, dont de nombreux députés quittent l'hémicycle.)

M. Paul Quilès. Quelle élégance de répondre avant que notre groupe ne se soit exprimé !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Rassurez-vous, je serai très bref.

Je tiens d'abord à rendre hommage, comme vient de le faire Alain Juppé, à la qualité des travaux qui ont eu lieu dans les deux commissions présidées par Jean-Louis Debré et par Bernard Stasi.

Mais la raison pour laquelle j'interviens maintenant, mesdames et messieurs de l'opposition - et je n'y vois aucun motif de se sauver... - c'est que je veux vous dire que j'ai bien entendu, hier, les réserves, voire les réticences de ceux qui estimaient, d'un côté, que la loi allait trop loin, qu'elle était peut-être inutile, qu'il fallait en rester à la jurisprudence du Conseil d'Etat de 1989, et de l'autre côté, le vôtre, que la loi n'allait pas assez loin et qu'il fallait encore en clarifier les termes.

Je tiens donc à vous exposer les trois principaux arguments qui, personnellement, m'ont convaincu et qui, me semble-t-il, permettent de comprendre la rédaction, la légitimité et la justification de ce projet de loi. Je voudrais pour le faire, si vous le voulez bien, partir du présent, c'est-à-dire du contexte dans lequel cette loi intervient, puis revenir au passé, à la tradition républicaine qui l'inspire, et montrer enfin comment elle nous permettra, dans nos établissements, de relever un certain nombre de défis qui nous sont posés pour l'avenir.

Je sais très bien que les réticences que j'évoquais à l'instant sont des réticences de fond, qu'elles sont parfois exprimées en toute bonne foi, avec intelligence, et qu'il est important de leur répondre, si possible, de façon convaincante.

Je partirai, je l'ai dit, du contexte. Comme l'a souligné le Président de la République dans son discours du 17 décembre dernier, le communautarisme ne peut pas être le choix de la France. Beaucoup d'entre vous l'ont rappelé à cette tribune et je crois qu'ils ont raison.

Cependant, pour dissiper certains malentendus qui persistent notamment à l'étranger, je tiens à préciser que la tradition républicaine française n'est pas hostile au communautarisme en tant que tel ; elle rejette seulement les dérives communautaristes parce qu'elles aboutissent au dogmatisme, au repli sur soi, à l'enfermement des individus. C'est cela qui est contesté dans notre pays, en particulier dans nos écoles.

Les trois arguments que je voudrais vous présenter sont les suivants.

Premièrement, lorsque l'on parle d'un contexte de montée des communautarismes, il faut avoir les chiffres présents à l'esprit. Ils montrent que ce phénomène n'est pas un phantasme mais bel et bien une réalité. Nous avons connu entre 2000 et 2002 une multiplication par plus de vingt des actes antisémites en France tandis que les actes à caractère raciste non antisémites marquaient une progression de 205 % !

Je le dis très solennellement : dans un tel contexte, il est de la responsabilité des adultes - car c'est bien de cela qu'il s'agit - de faire en sorte que, dans les établissements scolaires, nos enfants ne se regroupent pas par communautés d'appartenance religieuse ou politique. Il n'est pas normal, j'ai eu l'occasion de le dire devant la commission présidée par M. Bernard Stasi, qu'un professeur ou même un élève entrant dans une classe observe que celle-ci se structure en communautés prêtes à s'affronter, parfois même de manière violente, à la moindre occasion, particulièrement lorsque les échos d'un conflit international viennent à résonner jusqu'à l'intérieur de nos établissements.

Voilà, me semble-t-il, la finalité première, peut-être même la seule et unique finalité de cette loi. Il ne s'agit pas de viser une religion, pas davantage l'expression religieuse : il s'agit de viser les dérives communautaires en tant que telles, d'empêcher nos enfants de s'affronter dans leurs classes par communautés d'appartenance militantes.

Le deuxième argument complète le premier : il s'agit de répondre à la demande des chefs d'établissement. Il a été évoqué hier par plusieurs intervenants, dont Guy Geoffroy, mais je le complèterai parune petite précision.

J'ai rencontré, pour préparer ce débat, environ un millier de chefs d'établissement. Tous m'ont fait part de la même demande : voir clarifier la situation actuelle qui les mettait dans une très grande difficulté, dont je veux vous préciser la nature exacte.

Cette difficulté ne tient pas, à proprement parler, au fait que tel ou tel élève porte des signes religieux, même ostensibles, mais bien aux conflits qu'entraînait la présence de ces signes religieux avec les enseignants. Or, dans l'état actuel du droit, tel que l'avait interprété l'avis du Conseil d'Etat de 1989, la logique juridique voulait que les chefs d'établissement soient parfois amenés à désavouer plutôt leurs professeurs que les élèves, au risque évidemment de faire exploser la communauté éducative. C'était très précisément le problème des chefs d'établissement, et c'est bien pour cela que ceux qui pensent que la loi ne changera rien se trompent.

M. Jean Glavany. Et vous, ne vous arrive-t-il jamais de vous tromper ?

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. L'avis du Conseil d'Etat de 1989, quels que soient ses mérites, aboutissait à autoriser de droit certains signes religieux. Dorénavant, ils seront clairement interdits et la circulaire de 1994 qu'avait rédigée François Bayrou aura enfin force de loi et ne pourra plus être désavouée en cas de recours. La situation sera alors totalement différente pour les chefs d'établissement et la règle de droit pourra être appliquée beaucoup plus aisément que par le passé.

M. Julien Dray. Il est rasoir ! Donnez-nous Darcos !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Troisièmement, enfin, comme l'a évoqué Alain Juppé, un certain nombre de jeunes filles, croyantes sans pour autant porter de signes religieux, subissaient des pressions de la part des autres, qui leur faisaient observer que, si elles étaient d'excellentes croyantes, elles auraient dû les porter... Là encore, l'autorité républicaine se devait de faire cesser ces pressions.

M. Julien Dray. Vous ne dites rien sur la pilosité ?

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Tels sont les trois arguments liés au contexte, qui me paraissent justifier en très grande partie ce projet de loi.

M. Philippe Vuilque. Décidément, vous avez bien fait d'intervenir !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Il faut prendre également en compte la singularité française. Je sais que notre position est parfois difficile à faire comprendre à l'étranger. Très souvent contestée, elle apparaît comme une exception. Mais nous n'avons aucune culpabilité, aucune honte à ressentir ; au contraire, nous devons tirer fierté de cette exception française, et j'entends vous le montrer brièvement.

La laïcité à la française repose sur trois piliers apparus en même temps que la Révolution française et qui forment ensemble un véritable modèle, peut-être unique dans le concert des nations.

Le premier est né avec la création du Parlement, de l'Assemblée nationale, lorsqu'il a été clairement posé que la source de la loi n'était plus religieuse mais humaine. La loi, en France, se fonde sur la volonté et sur la raison des individus que vous êtes en tant que représentants de la nation. C'en est fini de ce que les philosophes appelaient le « théologico-politique ».

Le deuxième pilier de cette laïcité à la française est directement issu de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui à cet égard ne ressemble à aucune autre : elle pose le principe que la dignité des êtres humains, le respect qui leur est dû, n'est pas lié à une appartenance communautaire, quelle qu'elle soit. La dignité des êtres humains dépasse toutes les appartenances communautaires : c'est cela que l'on a appelé, à juste titre, « l'humanisme abstrait », dans la mesure où il fait abstraction des enracinements communautaires.

M. Philippe Vuilque. C'est vous qui êtes abstrait !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Le troisième pilier, enfin, apparaît avec la nuit du 4 août et tout ce qu'elle symbolise : l'abolition des privilèges, le fait que le droit n'est pas lié à des appartenances communautaires et que l'on ne peut fonder, à ce titre, un droit spécifique à certains individus.

Ce modèle français de laïcité doit s'appliquer à l'école. Il est parfaitement légitime et nous ne devons avoir aucune honte ni aucune culpabilité à le défendre vis-à-vis d'un interlocuteur étranger.

Pour amorcer ma conclusion (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste), rassurez-vous, mesdames et messieurs de l'opposition...

M. Jean Glavany. Rassurez plutôt votre majorité ! C'est elle qui se pose de plus en plus de questions.

M. le président. Laissez le ministre conclure !

Monsieur le ministre, si vous pouviez conclure rapidement, cela permettrait à la discussion de se poursuivre. Vous aurez tout loisir d'intervenir à nouveau.

M. Julien Dray. Au Sénat ! Il est d'un rasoir !

M. le président. Allons ! C'est déjà suffisamment compliqué comme cela !

M. Christophe Caresche. Ce que le ministre vient de faire ne s'était jamais vu !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. L'autorisation des signes discrets est conforme à la tradition républicaine française. En raison même de l'article X de la Déclaration des droits de l'homme, nous ne pouvons interdire des signes discrets dès lors qu'ils ne portent pas atteinte à l'ordre public. Ajoutons que la grande tradition républicaine française nous amène non seulement à tolérer, mais également à respecter les signes religieux, à les garantir et à les protéger, dès lors qu'ils ne troublent pas l'ordre public.

De ce fait, les inévitables problèmes qui surviendront dans l'application de la loi seront résolus si nous acceptons de proposer aux religions de passer des signes ostensibles aux signes discrets et, partant, de quitter l'espace des signes communautaires pour entrer dans celui des signes personnels, de sortir de l'espace public pour rejoindre l'espace privé. Ce sera l'un des enjeux de l'application de cette loi.

Pour conclure,...

Plusieurs députés du groupe socialiste. Ah ! Enfin !

M. Jean Glavany. Revenons aux choses sérieuses !

M. le président. Je vous en prie !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. ...je ferai trois observations, la première ayant trait précisément à l'application de la loi.

Le dialogue, la pédagogie et la concertation resteront le principe et je suis tout à fait favorable à ce que cette idée soit inscrite dans la loi, comme le propose un des amendements adoptés par la commission. J'ai donné en ce sens des instructions aux recteurs, mais également aux chefs d'établissement. Je note également que la loi ne s'appliquera qu'à partir de la rentrée 2004 ; nous aurons ainsi le temps de préparer une circulaire d'application et je recevrai dans cette optique toutes les communautés concernées.

J'indique également que l'interdit n'est évidemment pas le seul moyen de faire passer l'idéal républicain dans nos établissements. Je proposerai bientôt un nouvel outil pédagogique destiné à renouveler nos cours d'éducation civique, sous la forme d'un « guide républicain » qui proposera une vision nouvelle, à bien des égards, de l'éducation civique.

M. Jacques Myard. Très bien !

M. Yves Durand. Faites-le vite !

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Enfin, comme je l'avais déjà fait en tant que président du conseil national des programmes en 1997, il faudra développer dans nos programmes scolaires l'enseignement du fait religieux, qui permet à nos élèves de comprendre que chacune des grandes traditions religieuses a participé de plain-pied à la construction de notre espace républicain.

M. Jean Glavany. Et la laïcité ? Vous ne voulez pas l'enseigner ?

M.  le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Mesdames et messieurs les députés, par-delà les divergences sémantiques qui peuvent exister entre nous, ce qui nous unit sur late question de la laïcité est beaucoup plus important que ce qui nous sépare. C'est la raison pour laquelle je présente ce projet de loi devant vous avec une grande confiance. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Maurice Leroy. C'était d'une élégance rare !

M. Julien Dray. Ça oui !

M. le président. Cela suffit ! Evitez tout commentaire, monsieur Leroy.

M. Maurice Leroy. Je dis ce que je veux !

M. le président. La parole est à M. Laurent Fabius. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Laurent Fabius. Monsieur le président, mes chers collègues, il y a près d'un an, m'exprimant devant le congrès de mon parti à Dijon, j'avais souhaité l'intervention d'une loi pour écarter les signes religieux à l'école publique. Je mesurais bien les difficultés de cette démarche, mais je pensais qu'au total, chaque élément ayant été pesé, c'était le choix qui convenait.

C'est pourquoi j'apprécie qu'après avoir comme chacun de nous réfléchi, sans doute même hésité, le Gouvernement propose une loi à notre assemblée. Encore faut-il que son contenu aide à régler effectivement les problèmes. Cela soulève au moins trois questions sur lesquelles vous me permettrez de m'arrêter.

Pour commencer, quelle loi ? Il ne suffit pas de dire « une loi » ; encore faut-il préciser laquelle.

En décembre 1989, dans un contexte, vous vous le rappelez, où les manifestations d'intégrisme religieux dans nos écoles publiques restaient très limitées, l'avis du Conseil d'Etat n'avait pas permis d'apporter de réponse stable aux difficultés. Les appréciations juridiques étaient si complexes que l'on avait peut-être fini par perdre de vue l'essentiel.

L'essentiel, dans une République laïque comme la nôtre, c'est de ne pas confondre la liberté religieuse, qui doit être scrupuleusement respectée, avec la manifestation des convictions religieuses, qui n'a pas sa place à l'école publique.

En instrumentalisant les élèves, transformés souvent en étendards, le port des signes religieux à l'école, tel qu'il s'est développé depuis, non seulement risque de perturber les enseignements, mais cherche - ne soyons pas aveugles - à tester la capacité de résistance de ceux qui, comme nous tous, sont attachés à la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) A plus forte raison lorsque ces signes sont les marques de l'intégrisme religieux et d'une inégalité absolument inacceptable assignée aux femmes. N'oublions jamais, mes chers collègues, que de l'autre côté de la Méditerranée, des militantes de la liberté ont payé parfois de leur vie leur refus de porter un signe religieux.

M. René André. Absolument !

M. Laurent Fabius. Dans notre République laïque, la foi doit être scrupuleusement respectée, mais la foi ne saurait être supérieure à la loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

C'est pourquoi le groupe socialiste, fidèle à son traditionnel engagement laïque et à son amour de l'école, a déposé une proposition de loi. Les travaux de la mission d'information parlementaire présidée par M. Jean-Louis Debré ont conclu dans le même sens. Le Gouvernement, quant à lui, à la demande du Président de la République, propose d'insérer dans le code de l'éducation un article de loi ainsi rédigé : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Qu'en penser ?

M. Jacques Myard. C'est du règlement !

M. Laurent Fabius. Ma première réaction a trait à l'absence de dialogue dans la rédaction initiale du texte. Pour nous, cette loi doit être un bouclier et non un couperet. Si une difficulté d'application apparaît demain - et il peut en apparaître -, il devra revenir à l'équipe pédagogique et au chef d'établissement d'engager une concertation avec l'élève. Neuf fois sur dix, cette démarche permettra de trouver une issue positive afin de maintenir les élèves dans l'enseignement public, ce qui est hautement souhaitable. Nous avons déposé un amendement en ce sens. Le Premier ministre a annoncé hier qu'il l'acceptait ; cela nous paraît sage.

Une autre question, plus délicate, concerne le choix ayant consisté à retenir l'adverbe « ostensiblement ». Ne nous perdons pas dans des querelles sémantiques. Ce qui compte, c'est que le Gouvernement introduit par ce terme un élément de subjectivité : avec ce texte, ce n'est pas le port du signe religieux qui serait interdit, mais le fait que l'élève qui le porte manifeste « ostensiblement » une appartenance religieuse. On risque alors de déboucher sur des interprétations multiples et sur des contestations. Or personne ici, je le crois, ne veut se défausser de ses responsabilités politiques sur les chefs d'établissement, les enseignants ou les juges. Nous voulons une loi utile.

Le Gouvernement répond que l'emploi des termes « visible » ou « apparent », proposés par la mission Debré et que nous recommandons aussi, se heurterait au risque d'être censuré par le juge constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l'homme ; mais il n'en apporte aucune démonstration.

Plusieurs députés du groupe socialiste. Aucune !

M. Laurent Fabius. Le Gouvernement ajoute que l'exposé des motifs de la loi précise les signes religieux interdits - le voile, la kippa, la grande croix. L'application de la loi ne posera donc pas de problème, le texte étant parfaitement clair. Beaucoup n'en sont pas convaincus. Car cette rédaction présente au moins deux difficultés. À l'article 1er, pour définir les signes interdits, le Gouvernement se réfère à l'intention des élèves qui « manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Mais, dans l'exposé des motifs, le Gouvernement indique que les signes religieux ostensibles, donc interdits, sont ceux « dont le port conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse » : l'élément intentionnel a subitement disparu.

Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Mais non !

M. Laurent Fabius. D'autre part, le Gouvernement, après avoir énuméré les signes interdits, ajoute, ce qui est de bon sens, que les « signes discrets d'appartenance religieuse resteront naturellement possibles » ; mais pour ces élèves aussi, le port de ces signes discrets conduit à « se faire reconnaître immédiatement pour son appartenance religieuse ». Bref, le Gouvernement fixe un critère à l'article 1er de la loi, qui est l'intention de l'élève ; il en fixe un autre dans l'exposé des motifs, qui est la reconnaissance immédiate, et il ajoute un exemple qui contredit ce qu'il vient d'affirmer.

M. Pierre Lellouche. Non !

M. Laurent Fabius. Enfin, pour couronner le tout, le Gouvernement écrit qu'est interdit, non pas « le port des signes et tenues qui... », mais « le port de signes et tenues qui », ce qui accentue encore l'imprécision du texte. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Mme Sylvia Bassot. Oh la la !

M. Pierre Lellouche. C'est laborieux !

M. Laurent Fabius. Bref, si je pouvais m'adresser au Premier ministre, je lui dirais que la clarté de son texte comporte encore beaucoup d'obscurités... Nous lui demandons de les lever.

Du même coup, en effet, cette rédaction introduit un risque sérieux de discrimination entre les religions. Je passe sur la référence aux  grandes croix, portées généralement moins pour des motifs religieux qu'en complément de tenues vestimentaires dont j'ai appris qu'elles étaient dites « gothiques ». (Sourires.) Je passe aussi sur la kippa qui le plus souvent ne pose pas de graves problèmes, puisque les autorités religieuses juives n'ont jamais déclaré son port obligatoire dans les établissements scolaires. C'est bien d'abord le voile qui est visé par la rédaction actuelle. Or la loi que nous voulons n'est pas et ne doit pas être une loi contre l'Islam. A la différence des autres signes religieux, le voile - et c'est extrêmement important - est souvent considéré comme contraire à l'égalité entre les hommes et les femmes et comme s'inscrivant dans un projet politique allant au-delà de sa seule signification religieuse. Mais, si vous voulez - et pour notre part, nous le voulons - éviter tout sentiment de discrimination, il serait préférable, au nom de l'égalité, d'écrire qu'il faut écarter « le port visible » ou « le port apparent » des signes religieux.

M. Jean Glavany. Très bien !

M. Gérard Léonard. Ce n'est pas possible !

M. Laurent Fabius. On poserait ainsi un principe général, valable dans l'école publique pour toutes les religions. Et la loi et ses textes d'application n'interdiraient évidemment pas les signes discrets portés entre peau et vêtement, marquant l'intimité de la foi.

J'espère que vous excuserez cette analyse un peu aride, mais nous sommes en train de faire une loi et je sais que toute appréciation approximative, aujourd'hui, risque de conduire, demain, à des difficultés sérieuses. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur plusieurs bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

Sur ces trois points - dialogue, clarté, égalité - le projet de loi gagnerait donc à être amélioré. C'est ce que nous demandons, en particulier pour que l'égalité soit mieux assurée entre les femmes et les hommes, et entre tous nos concitoyens.

Car certains de nos compatriotes, femmes ou hommes, en particulier musulmans, se sentent stigmatisés par la rédaction actuelle. Comment éviter cette situation ? C'est la deuxième question importante posée par ce texte.

Nous répondons, pour notre part, que c'est en accompagnant la réaffirmation de la laïcité à l'école publique par des dispositions précises visant à mieux reconnaître l'égalité entre les religions, à mettre en œuvre l'égalité politique et à pratiquer une réelle égalité sociale.

A côté du catholicisme se sont affirmés depuis longtemps dans notre pays le protestantisme et le judaïsme, lui-même parfois victime d'actes odieux qu'il faut condamner sans faiblesse. L'islam est d'implantation plus récente et, incontestablement, beaucoup de chemin reste à faire en sa direction. Ses fidèles manquent souvent de lieux de culte dignes de ce nom. Nous pensons que les municipalités et les intercommunalités ne doivent pas craindre d'autoriser si nécessaire la construction de mosquées ou de salles de prière. Sans remettre en cause la loi de 1905, il doit être possible de favoriser le financement public de ces édifices en ayant recours à des associations cultuelles et à des baux emphytéotiques. Ce point n'a pas été abordé par le Gouvernement.

M. Philippe Auberger et M. Pierre Lellouche. Hors sujet !

M. Laurent Fabius. Des initiatives devraient aussi être prises pour l'instauration de carrés musulmans dans les cimetières.

M. Jean Ueberschlag. Hors sujet !

M. Laurent Fabius. Tout en restant globalement neutres, nos cimetières devraient pouvoir être à l'image de la France, c'est-à-dire multiconfessionnels.

M. Jacques Myard. Pas question ! Les morts sont tous égaux !

M. Laurent Fabius. Cela nécessiterait une évolution de la législation. Il n'en a pas été question. Pas plus que n'ont été abordées la formation des imams et la présence des aumôniers dans les prisons, questions pourtant jugées très importantes par la commission Stasi.

D'une façon générale, pour améliorer l'intégration, il faut agir plus fortement contre les discriminations de toutes sortes, notamment à l'égard des Français issus de l'immigration, comme d'ailleurs à l'égard de nos compatriotes originaires des DOM. Le Gouvernement a annoncé la constitution d'une Haute autorité indépendante, d'un comité interministériel, d'une conférence annuelle : fort bien, mais pour l'instant, il n'y a encore rien de concret.

Sur le plan civique, les parents et les grands-parents qui n'ont pas acquis la nationalité française, mais dont le lien avec la France est ancien et stable, doivent, légitimement, obtenir le droit de vote aux élections locales, qui existe déjà pour les résidents de l'Union européenne (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialist.- Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Richard Mallié. Hors sujet !

M. Jean Marsaudon. Provocation !

M. Laurent Fabius. Sur ce terrain aussi, c'est au politique de prendre ses responsabilités. Manifestement, vous n'y êtes pas prêts !

M. Jacques Myard. C'est la pêche aux voix !

M. Laurent Fabius. Je veux aller plus au fond sur cette question de l'intégration.

M. Richard Mallié. Vous avez eu quinze ans pour la faire !

M. Laurent Fabius. Nos compatriotes « Français musulmans », qui éprouvent quelques inquiétudes, se distinguent souvent par trois traits : dans leur majorité, ils sont jeunes ; ils habitent des quartiers en difficulté ; ils sont confrontés à des situations d'échec ou d'exclusion, à l'école, dans l'emploi, pour le logement et les loisirs. Voilà où il faut agir !

Or, mes chers collègues, à quoi assiste-t-on ? A la suppression des aides-éducateurs dans les ZEP, à la disparition des emplois-jeunes, (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), à des budgets réduits en matière de logement social, de politique de la ville et de transports collectifs ; à la diminution des crédits pour les clubs et les associations sportives. (Même mouvement.) Cela a beau vous déplaire, ce sont les faits ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Jean Marsaudon. Cela n'a rien à voir avec la loi !

M. Pierre Lasbordes. C'est hors sujet !

M. Laurent Fabius. Certains de vos ministres ont proposé de mettre en place des « discriminations positives » à raison de l'appartenance religieuse ou de l'origine ethnique.

M. Jean Ueberschlag. Qu'avez-vous fait en quinze ans ?

M. Laurent Fabius. Ce serait, selon nous, une impasse ! Mes chers collègues, contrairement à ce que pensent certains, on ne nomme pas un préfet parce qu'il est musulman, juif, catholique ou agnostique, on le nomme parce qu'il en a les compétences. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) En revanche, nous pensons qu'il faudrait renforcer le « ciblage » territorial et social des politiques publiques. Par exemple, dans le cadre de la future loi d'orientation pour l'école ou encore pour les politiques de logement.

Ce projet de loi a beau être limité, il débouche sur une interrogation plus large que plusieurs orateurs ont abordée : quelle laïcité pour la France du nouveau siècle ?

La grande loi de 1905, en veillant, comme disait Jules Ferry, à ce que « la République s'arrête au seuil des consciences », a posé les fondements de notre pacte laïque. On dit parfois de notre pays qu'il est isolé sur ce plan ; peut-être est-il plutôt en avance !

M. Gilbert Le Bris. En effet !

M. Laurent Fabius. Le bénéfice remarquable de cette loi - votée, faut-il le rappeler ? sur le rapport de Jaurès - est d'avoir ouvert une période de pacification entre la République et les églises. Préservons-la précieusement.

Néanmoins, reconnaissons que les questions ne se posent plus aujourd'hui dans les mêmes termes qu'il y a un siècle. Nous devons être attentifs à la diversité de la société, à son « métissage ». Il s'agit désormais de faire vivre ensemble, dans une même société, ouverte au monde, plusieurs religions, et - on l'oublie parfois - de garantir le droit de ne pas croire à ceux qui ne croient pas. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste.)

Dans leur immense majorité, les croyants et leurs représentants respectent le pacte laïque. Dans leur inspiration ouverte, les religions sont porteuses de paix et de dialogue. Mais il existe aussi, au sein des grands monothéismes, des courants fondamentalistes. Ils sont, certes, minoritaires, mais ils sont très actifs. La République doit savoir être ferme, en pratiquant ce que j'appellerai une « laïcité sereine ».

Une laïcité sereine, c'est réaffirmer par exemple qu'il n'est pas dans notre tradition républicaine que des dirigeants politiques fassent étalage de leurs convictions religieuses, et c'est s'en tenir effectivement à cette règle.

Plusieurs députés du groupe socialiste. Très bien !

M. Laurent Fabius. Une laïcité sereine, c'est aussi, lorsqu'on est ministre, ne pas s'appuyer sur les tendances les plus extrêmes de telle religion : c'est une erreur. Discours laïque d'un côté et pratiques communautaristes de l'autre : ce jeu, s'il devait être pratiqué,...

M. Pierre Lellouche et M. René Couanau. Par qui ?

M. Jean Ueberschlag. Vous parlez pour vous ?...

M. Laurent Fabius. ...serait très dangereux, car il consiste à légitimer des personnes ou des groupes qui se réclament d'une interprétation maximaliste de la religion en espérant tel « bon procédé » en retour. La République, ce n'est pas cela !

Une laïcité sereine implique aussi une certaine constance dans les positions. Le ministre de l'éducation nationale, dans ses positions successives, apparaît comme un personnage original qui serait à la fois, et c'est flatteur de ma part, un fils de Molière et de Beaumarchais, une sorte de « Barbier ridicule ». (Rires sur les bancs du groupe socialiste. - Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Richard Mallié. Lamentable !

M. Jean Ueberschlag. Scandaleux !

M. Georges Siffredi. Ce n'est pas digne d'un ancien Premier ministre !

M. Jean Marsaudon. En tout cas, il n'est pas digne de devenir Président de la République !

M. Laurent Fabius. Un de ses prédécesseurs qui s'est exprimé hier déploie une forme originale de cohérence en étant à la fois l'auteur d'une circulaire qui prohibe le voile à l'école, en en constatant l'échec et en récusant toute loi. Cependant qu'un autre ministre s'en va rechercher le blanc-seing d'une autorité religieuse étrangère, procédé plutôt inédit pour un texte législatif, auquel, d'ailleurs, il paraît qu'il est réticent ! Il faut une loi claire, assurément, mais il faut aussi un gouvernement qui le soit.

Mme Claude Greff. Discours pitoyable !

M. Laurent Fabius. Pour notre part, nous souhaitons, par une démarche de laïcité pour tous qui devrait être enseignée d'abord aux futurs enseignants, des mesures qui aillent au-delà de l'école. J'en ai cité plusieurs. Le droit est souvent imprécis pour les usagers des services publics ou pour l'usage que l'on peut faire de ces services. La commission Stasi a indiqué des compléments nécessaires à la loi hospitalière : vous les avez promis, nous verrons bien. Cela devrait être renforcé par une charte rappelant les principes laïques dans les services publics, comme nous l'avons proposé.

Car l'enjeu décisif est celui-ci : comment consolider le vivre ensemble ? Les inégalités nourrissent chez beaucoup de nos compatriotes un scepticisme qui se change souvent en abstention et un repli sur soi qui peut mener au communautarisme.

Ces risques sont d'autant plus forts quand s'ajoute au sentiment actuel d'injustice une véritable panne d'avenir. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) L'école, l'université, la promotion sociale apparaissent à beaucoup hors de portée. On leur parle de devoirs et de droits, et on a raison de le faire, mais ces droits concrets, ils ne les voient pas. La laïcité est certainement un bon chemin pour préparer une société fondée sur l'égalité des chances et sur la promotion des talents, avec pour chacun une possibilité d'accéder à l'emploi, à la formation, à un logement et à des responsabilités. Mais, pour nous, c'est la République sociale qui prolonge la République laïque.

Une fois de plus, notre République a donc rendez-vous avec la laïcité. L'objectif de votre projet de loi, limité, est légitime. Nous souhaitons qu'il puisse être voté, mais sa rédaction doit être améliorée et le contexte transformé.

Car, quand la République n'offre plus à tous ses enfants une communauté de réalité et de rêve, quand, dans un pays comme le nôtre, ce garant de la cohésion qu'est l'État est mis en cause au lieu d'être cité en exemple, quand la nation est confondue à tort avec le chauvinisme et l'Europe avec le laisser-faire, alors...

M. Jean Ueberschlag. Alors, en vérité, la fin du monde est proche ...

M. Laurent Fabius. ...les communautarismes dangereusement prospèrent.

Nous pensons que c'est à la gauche et aux socialistes qu'il reviendra, le moment venu, de reprendre le chemin nécessaire (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire),...

Mme Marie-Hélène des Esgaulx. Il n'y a que vous pour le croire !

M. Laurent Fabius. ...ne vous en déplaise, d'une laïcité vivante, et de ce dont vous ne voulez pas : une égalité en actes. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Jean Ueberschlag. Affligeant ! Quel galimatias !

M. le président. La parole est à M. François Baroin.

M. François Baroin. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous sommes très nombreux à nous être inscrits dans la discussion générale, et chacun y expose ses arguments et ses convictions. En préparant cette intervention, après avoir remis au Premier ministre un rapport dont chacun connaît les conclusions ; lesquelles ont permis, je crois, de nourrir ce débat utile pour notre pays, je relisais quelques poèmes d'un grand ancien.

L'un d'entre eux, composé en 1828, est intitulé « Le voile ». Il met en présence une sœur et ses quatre frères.

LA SŒUR

Qu'avez-vous, qu'avez-vous, mes frères ?

Vous baissez des fronts soucieux.

Comme des lampes funéraires,

Vos regards brillent dans vos yeux.

Vos ceintures sont déchirées ;

Déjà trois fois, hors de l'étui,

Sous vos doigts, à demi tirées,

Les lames des poignards ont lui.

LE FRÈRE AÎNÉ

N'avez-vous pas levé votre voile aujourd'hui ?

LA SœUR

Je revenais du bain, mes frères,

Seigneurs, du bain je revenais,

Cachée aux regards téméraires

Des Giaours et des Albanais.

En passant près de la mosquée

Dans mon palanquin recouvert,

L'air de midi m'a suffoquée :

Mon voile un instant s'est ouvert.

LE SECOND FRÈRE

Un homme alors passait ? un homme en caftan vert ?

LA SŒUR

Oui..., peut-être..., mais son audace

N'a point vu mes traits dévoilés...-

Mais vous vous parlez à voix basse,

À voix basse vous vous parlez.

Vous faut-il du sang ? sur votre âme,

Mes frères, il n'a pu me voir.

Grâce ! tuerez-vous une femme,

Faible et nue en votre pouvoir ?

LE TROISIÈME FRÈRE

Le soleil était rouge à son coucher ce soir !

LA SŒUR

Grâce ! qu'ai-je fait ? grâce ! grâce !

Dieu ! quatre poignards dans mon flanc !

Ô mon voile ! ô mon voile blanc !

Ne fuyez pas mes mains qui saignent,

Mes frères, soutenez mes pas !

Car sur mes regards qui s'éteignent

S'étend un voile de trépas.

LE QUATRIÈME FRÈRE

C'en est un que du moins tu ne lèveras pas !

L'auteur est un de nos prédécesseurs dans cet hémicycle. Il se nommait Victor Hugo.

J'aurais pu vous dire, monsieur le ministre, que cette loi était nécessaire en droit, parce que l'avis du Conseil d'État ne suffisait pas, parce que le vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme avait donné sa position et levé l'ambiguïté sur le caractère conventionnel d'un texte de loi par le Parlement français, parce que, enfin, sur un sujet comme la laïcité, donc la liberté, la Cour européenne considère que c'est à chacun des pays membres de l'Union européenne de préciser son degré d'exigence.

J'aurais pu vous dire que si, en droit, l'obstacle constitutionnel a été levé, il faut rester prudent.

J'aurais pu vous dire, sur le plan politique, qu'il fallait retenir trois sujets : la situation des femmes : c'est le sens de ce message, madame ; celle des enfants : c'est le sens de ce texte, messieurs les ministres ; et celle rencontrée dans les hôpitaux : c'est une disposition qui viendra bientôt. Un code de la laïcité pour tous est donc nécessaire.

C'est un moment important, au nom de la vision que l'on a de la laïcité dans notre pacte républicain, au nom d'une certaine idée de la liberté, de la place de la femme, de la protection de nos enfants et de la vision de la société. C'est une réponse négative au développement du communautarisme, c'est une réponse positive à une certaine idée de la France, une certaine idée de la République, une certaine idée de l'intégration. (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. Jean Glavany.

M. Jean Glavany. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, les socialistes se veulent constructifs dans ce débat. Nous souhaitons pouvoir voter le texte qui nous est proposé. Mais nous souhaitons aussi qu'il soit utile et, pour cela, éclairci. Nous ne livrerons pas une bataille d'amendements. Nous en proposons trois, simples et clairs, pour enrichir le texte. Du sort réservé à ces amendements dépendra notre vote final. Qu'on ne nous demande pas de dire, d'entrée de jeu, ce qu'il sera : il dépend de nos débats, il dépend de vous, messieurs les ministres, il dépend de vos réponses à nos questions.

Ces débats ont un sens, car le Parlement a des droits. En cela, je ne partage pas le point de vue exprimé hier par le président de la commission des affaires sociales, dans une intervention pourtant équilibrée et de qualité, point de vue selon lequel le Président de la République s'étant exprimé, cela n'était pas négociable. Le Parlement n'aurait donc pas le droit de débattre librement et d'amender un texte qui lui est proposé ? Cette vision institutionnelle est inacceptable. J'y reviendrai.

Nous voulons une loi. D'emblée, je veux dire pourquoi.

Nous avons entendu trop de discours, ces derniers mois, y compris au sein du Gouvernement - suivez mon regard - selon lesquels on ne devait pas légiférer sur tout, la loi ne pouvait pas tout régler, il fallait faire confiance à la vie. Tous ces raisonnements « libertins-libertaires » qui ne cessent de dévaloriser l'idée même de loi, qui serait suspecte par nature, s'opposent à une autre conception, plus républicaine celle-là, selon laquelle les lois de la République, expression de la volonté générale, sont protectrices et émancipatrices.

Cette future loi, aussi, a vocation à être protectrice et émancipatrice.

Elle est protectrice pour les jeunes, les enfants dont les consciences doivent être protégées des influences religieuses, afin qu'ils puissent construire leur conscience par le libre arbitre, la raison, la rationalité, l'esprit critique. Ils doivent être égaux dans la classe, devant le maître qui n'a pas à connaître leurs origines religieuses. Souvenons-nous de la lettre aux instituteurs de Jules Ferry, si abondamment citée hier et cette nuit : « L'instruction religieuse appartient aux familles, l'instruction morale à l'école (...). Le législateur a voulu distinguer deux domaines : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous. »

Cette loi est aussi émancipatrice pour les jeunes filles : elles doivent accéder à l'égalité des sexes contre une culture religieuse qui, comme toutes les cultures religieuses, a toujours nié et bridé les droits de la femme. Les jeunes filles, dans notre République, ne sauraient avoir à subir ce qu'a subi Chadort Chavan et ne sauraient être obligées de rejoindre le combat de ces millions de femmes qui, partout dans le monde, se battent pour ne pas porter le voile.

Elle est émancipatrice et protectrice pour toutes ces jeunes filles - les plus nombreuses - qui ne portent pas le voile, ici, en France, et qui nous demandent, nous le crient parfois, de ne pas céder et de les aider.

M. Éric Raoult. Très bien !

M. Jean Glavany. Quel est le principe républicain qui interdirait qu'on fixât des règles, qu'on élaborât des interdits ? « Il est interdit d'interdire » est une formule absurde qui couronnerait la loi de la jungle, la loi du plus fort et, en l'occurrence, la loi du religieux, du père, du grand frère qui dictent à ces jeunes filles la conduite à tenir.

Oui, les socialistes veulent une loi pour une raison simple : la République est agressée, elle doit se défendre. Oh ! ne surestimons pas cette agression ni ses chances de succès. Autant le dire ici, la dramatisation de certains discours entendus ici depuis hier sur le thème : « il faut sauver la République » a quelque chose de pathétique et de dérisoire. Si la République est en danger, ce n'est pas à cause de cela, principalement.

Mais l'agression politique des intégristes existe. Nous l'avons rencontrée dans nos travaux respectifs, y compris au Parlement. Elle dispose même d'un guide pratique, celui du trop célèbre Dr Abdallah Milcent, face auquel l'éducation nationale, sous ce ministre comme sous les précédents, a été incapable d'organiser la riposte pratique et concrète. Il faut bien en faire le constat et en tirer les conséquences.

De ce point de vue, je voudrais faire deux remarques.

En premier lieu, la situation a changé de nature depuis 1989, l'affaire du premier voile, à Creil, et son illustre principal Chenière. Oui, la situation a changé de nature car les milieux intégristes sont passés à l'offensive. Depuis quand ? Je ne saurais le dire : trois ans, quatre ans, cinq ans ? Ces milieux testent la République, ils veulent connaître sa capacité de résistance, et c'est ce changement de situation qui nous impose de changer de réponse.

En second lieu, ce changement de situation, ce changement de nature du problème font que le débat sur la capacité d'une circulaire est désormais dépassé.

Une circulaire bien faite, concrète, pratique, pédagogique, eût-elle pu régler ce délicat problème ? Pour tout dire, même si certains peuvent le penser, c'est trop tard. Trop tard, compte tenu de l'évolution du débat. Trop tard, parce qu'on ne peut plus prendre le risque d'un nouvel échec et de nouvelles tergiversations. Trop tard, parce que ce qui est attendu, c'est un geste fort, un coup d'arrêt ferme, un point final porté à une lente dégradation : une loi, donc. Trop tard, oserai-je ajouter, parce qu'un défi public a été lancé, il y a quelques semaines, dans les rues de Paris, par un homme extrémiste, raciste, homophobe et que, depuis ces propos, reculer serait trahir.

On évoque une « loi-symbole ». Je ne réfute pas la formule. La force du symbole peut être nécessaire pour donner des repères à une société qui en manque singulièrement. Une loi citoyenne, en tout cas, pour commencer, ou plutôt recommencer à faire comprendre que la citoyenneté est faite de droits mais aussi de devoirs, et qu'en l'occurrence, la citoyenneté, c'est le droit de vivre sa différence religieuse mais aussi le devoir de respecter la neutralité de l'espace public, notamment de l'école.

J'en viens au fond du texte, en commençant par vous livrer une réflexion que m'ont inspirée nos longs débats d'hier, cette nuit et cet après-midi. Je me demandais parfois si je ne rêvais pas. Comment certains d'entre nous peuvent-ils approuver aujourd'hui ceux qu'ils ont toujours combattus, notamment lors des deux grands derniers débats laïques de 1984 et de 1994, pendant que d'autres se sentent séparés aujourd'hui de leurs compagnons de combat de ces époques-là ? Comment le Comité national d'action laïque peut-il être opposé à une loi qui se veut laïque ? Position aussi respectable que toutes les autres ou presque.

Je veux vous livrer ma réponse : la laïcité, contrairement à certains simplismes avancés ça et là, n'est pas une valeur simple et univoque. C'est une valeur façonnée par plus de deux cents ans d'histoire. N'oublions pas que le premier grand texte laïque est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et que la seule vraie Constitution laïque a été celle des conventionnels de 1793, dont le célèbre calendrier républicain fait encore rêver les laïques d'aujourd'hui. La laïcité a connu tout au long de ces deux siècles tant de combats, tant d'avancées et tant de reculs qu'elle est le fruit d'une sédimentation complexe.

Cette histoire, longue et douloureuse, dément d'ailleurs la thèse défendue ici par certains d'une laïcité de concorde nationale. La laïcité, ne l'oublions pas, est le fruit de combats violents. La République l'a arrachée par la force.

Après la laïcité du conflit et de la séparation, après la période de l'accouchement difficile du compromis, voici l'ère de la laïcité face au pluralisme religieux, avec l'irruption de l'islam, deuxième religion de France, qui pose à notre société un problème culturel qu'il ne faut pas sous-estimer.

La laïcité, disais-je, est une valeur complexe. D'ailleurs, si l'on demandait aux 577 députés d'en donner une définition, on serait surpris de la diversité des réponses.

J'essaierai de la définir à ma manière, à l'issue de mes longues réflexions, de mes lectures et de mes travaux sûrement inachevés. Tout à l'heure, monsieur le ministre, vous avez tenté de la définir autour de trois piliers philosophico-littéraires. Pour ma part, j'en ai trouvé quatre. Un de plus que vous : c'est sans doute parce que je travaille depuis plus longtemps que vous sur le sujet ! (Sourires.)

Premier pilier : la protection d'une liberté individuelle fondamentale, la liberté de conscience et son corollaire, le respect des croyances, de toutes les croyances mais aussi des non-croyances. Faut-il rappeler ici que la grande majorité des Français ne sont pas croyants et qu'ils ont bien le droit aussi de vivre à l'aise dans la République ? C'est pourquoi il vaut mieux parler de la liberté de conscience que de la liberté de croyance.

M. Jean-Claude Perez. Oui !

M. Jean Glavany. N'oublions jamais que la grande loi de 1905 commence par affirmer la liberté de conscience.

Mais ce premier pilier de définition ne saurait suffire et je veux dire mon désaccord avec Alain Juppé qui, tout à l'heure, faisait sienne la définition de Jean-Paul II.

M. Pascal Clément, président de la commission des lois, rapporteur. Très belle définition !

M. Jean Glavany. Deuxième pilier : la laïcité est aussi la clé nous permettant de vivre ensemble dans la République, dans le respect de nos différences, sans que jamais celles-ci dictent leur loi. La laïcité, c'est ce « vivre ensemble dans la République », selon la très belle formule de Jean Bauberot.

Troisième pilier : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est l'interdiction faite au religieux d'influer sur le pouvoir politique, mais c'est aussi l'interdiction faite au politique d'influer sur le religieux. Aussi suis-je mal à l'aise face à un gouvernement qui multiplie les messages religieux depuis l'espace public, quand ce ne sont pas les messages politiques depuis des espaces religieux, comme M. Raffarin au Vatican ; mal à l'aise aussi face à un ministre de l'intérieur qui - chaussant les bottes de Napoléon il y a près de deux siècles lorsqu'il convoquait le sanhédrin de soixante et onze rabbins et inventait de toutes pièces le Consistoire israélite de France - a convoqué, lui, les responsables religieux de l'islam et composé le CFCM à sa manière, en infraction manifeste avec la loi de 1905, et plus troublante encore dans la mesure où elle privilégie les intégristes.

Quatrième pilier, enfin, que l'on oublie trop dans ces débats, notamment d'un certain côté de l'hémicycle : la laïcité est un combat historique de la raison, de la rationalité et du libre-arbitre, contre l'obscurantisme. Là encore, je suis mal à l'aise en entendant la majorité et le Gouvernement insister sur l'importance de la religion dans nos sociétés modernes, sur le besoin de spiritualité. Je pense que la société a surtout besoin de raison, de rationalité, d'esprit critique.

M. Pascal Clément, président de la commission des lois, rapporteur. Ce n'est pas incompatible !

M. Jean Glavany. La laïcité, c'est tout cela. N'en retenir qu'une partie, que ce qui nous arrange, est peut-être tactiquement utile mais politiquement vain.

Et si la laïcité est complexe, elle provoque, naturellement, des réactions complexes, des débats riches, des échanges et des doutes.

La laïcité n'a pas besoin d'adjectifs. J'entends ces dernières semaines des partisans de la laïcité « ouverte », de la laïcité « tolérante », de la laïcité « moderne ». Pour moi, la laïcité, c'est la laïcité - point ! Ancienne et moderne, à la fois tolérante mais ferme, ouverte dans l'espace privé mais pas dans l'espace public. Bref, je veux dire ma conviction : quiconque affuble la laïcité d'un adjectif prend le risque de la dévaloriser.

C'est à partir de cette approche que je veux maintenant vous livrer mon jugement sur le projet de loi qui nous est soumis en rappelant notre position de fond. Oui, une loi est nécessaire, mais à trois conditions : qu'elle soit humble, que ce soit une loi de dialogue, et surtout qu'elle soit utile, donc claire et applicable.

Une loi humble, d'abord. Quelle est donc cette fable qui amène le Gouvernement et sa majorité à prétendre que ce texte vise à l'application du principe de laïcité dans les établissements scolaires ? Comment croire que le principe de laïcité se résumerait à interdire les signes religieux dans les écoles ?

M. Pascal Clément, président de la commission des lois, rapporteur. Personne ne dit cela !

M. Jean Glavany. Une si belle et si grande valeur réduite à un problème si ponctuel ! Quand nous disons, monsieur le président de la commission des lois : « Surtout, ne laissez pas croire aux Français que vous faites voter une loi sur la laïcité », ce n'est pas qu'un problème de discours. J'en veux pour preuve ce que disent, de plus en plus nombreux et de plus en plus publiquement, les membres de la commission Stasi.

M. Christophe Caresche. Absolument !

M. Jean Glavany. Comment, disent-ils, a-t-on pu réduire notre travail sur la laïcité à ce texte si partiel ? Ils ont raison. La laïcité réduite à l'interdiction des signes religieux est une valeur déformée.

Ne devrait-on pas d'abord se demander pourquoi ces replis communautaristes ? Pourquoi ? Parce que la République et ses valeurs sont menacées par la panne du modèle d'intégration, ou par une lutte bien timide, trop timide, contre toutes les discriminations, qu'elles soient raciales, sexistes ou autres. C'est cela et rien d'autre qui est à la base de ces replis. Et la République n'aurait pas de message plus généreux, plus constructif à proposer que ce texte partiel, aussi utile soit-il ?... C'est là que nous aurons sans doute une divergence majeure car, pour nous socialistes, et selon la belle formule de Jaurès, « la laïcité, c'est la lutte pour la République sociale ».

Oui, je le dis haut et fort, le combat pour la laïcité commence sur le terrain social, par un engagement sans faille pour l'intégration, contre les ghettos, et surtout contre toutes les discriminations, qu'elles soient raciales, territoriales, professionnelles ou sexistes.

Interdire les signes religieux à l'école ne saurait suffire à définir une politique. Ce doit être le prolongement ponctuel d'un engagement politique plus ambitieux. A moins que ce texte ne soit de votre part, ce que je n'ose croire, que l'objet d'une manœuvre politicienne de détournement de l'attention.

M. Pascal Clément, président de la commission des lois, rapporteur. Vous n'avez pas le droit de dire cela !

M. Jean Glavany. Alors que le chômage augmente, que les plans sociaux se multiplient, que les acquis sociaux sont démantelés et que l'exclusion progresse, vous faites une loi sur les signes religieux et le débat public est envahi par elle. On n'ose croire à une telle manœuvre !

Servir la laïcité, c'est sans doute être ferme là où il faut l'être. Ce serait surtout être généreux sur le terrain social. De ce point de vue, le compte n'y est pas. Mais, même à l'école, la laïcité ne saurait se réduire à l'interdiction des signes religieux.

Croyez-vous que le jeune Mouloud, élève d'un lycée professionnel à qui le chef de travaux avait trouvé un stage en alternance dans une entreprise et qui se le voit refuser, in fine, en raison de la consonance de son nom ou tout simplement de son faciès, puisse croire encore à la laïcité ?

Croyez-vous que la laïcité ait un sens dans les ZEP où l'on supprime des postes, là où pourtant l'échec scolaire est le plus fort ?

Croyez-vous que la laïcité ait un sens pour nos milliers d'enfants, quand elle est si peu enseignée que deux enfants sur trois qui sortent du système éducatif ne sauraient la définir ? Et comment voulez-vous qu'elle soit enseignée dans nos écoles, collèges et lycées alors qu'elle n'est même plus enseignée dans les instituts universitaires de formation des maîtres ?

La laïcité est une valeur qui s'use quand on ne s'en sert pas. C'est pourquoi les socialistes ont proposé l'élaboration d'une charte de la laïcité, une charte que nous pourrions élaborer consensuellement ici, à partir de nos grandes lois laïques, une charte qui pourrait être enseignée, autour de laquelle on pourrait organiser des cérémonies républicaines dans nos mairies, prestation de serment à l'appui quand on accède à la majorité ou à la nationalité, donc à la citoyenneté, bref une charte de la laïcité comme instrument de base de la reconstruction de la citoyenneté. Le Gouvernement est-il prêt à donner suite à cette proposition ?

Une loi ouverte, ensuite. Que constatons-nous face au problème du voile ? Pour quelques cas non réglés, mal réglés, pour ces quelques tolérances abusives ou ces compromis boiteux, des centaines et des centaines de cas sont réglés, depuis des années, dans la clarté, par le dialogue, la conviction et la pédagogie. De très nombreuses jeunes filles retirent leur voile parce que les équipes pédagogiques les en convainquent, et c'est très bien ainsi. C'est pourquoi nous craignons qu'avec un interdit simple, voire simpliste, ce temps du dialogue soit occulté et que le raccourci de la sanction, c'est-à-dire de l'exclusion, soit trop facilement emprunté. Car l'école de la République n'a pas pour mission d'exclure mais d'intégrer. Une exclusion est toujours un échec. La loi doit donc prévoir explicitement le temps du dialogue et de la pédagogie avant toute sanction. Cet amendement a été adopté en commission des lois et c'est un signe positif.

Une loi utile, enfin, utile donc claire. Or, depuis l'arrêt du Conseil d'Etat de 1989, on sait que le port du voile n'est pas ostentatoire en soi. Il n'est d'ailleurs pas utile d'en rajouter sur l'attitude du Conseil d'Etat. Il ne faisait que dire le droit de l'époque. Et que constate-t-on depuis lors ? Pour démontrer que le port du voile est ostentatoire ou non, tâche ô combien subtile, les chefs d'établissement et les équipes pédagogiques sont démunis et agissent en ordre dispersé. Ils nous demandent à cor et à cri une règle claire, nette, opérationnelle, alors que le projet du Gouvernement propose de transformer « ostentatoire » en « ostensible » !

Le débat n'est pas seulement sémantique et vous ne devriez pas céder à la facilité en caricaturant notre proposition, comme si l'on voulait couper les cheveux en quatre et pinailler sur les mots. Non, Laurent Fabius l'a démontré avec précision et de manière percutante, il touche au caractère opérationnel de la loi. Tout le monde sait que le texte proposé ne réglera rien, ne changera rien à la situation actuelle et que les risques de contentieux vont se multiplier. Voilà pourquoi nous proposons d'interdire les signes « visibles » : pour que la loi soit claire et utile.

Ce faisant, nous ne faisons que reprendre la proposition unanime de la mission d'information parlementaire présidée par notre président.

Mme Martine David. Eh oui !

M. Jean Glavany. Si seulement le Parlement pouvait être un peu écouté par le pouvoir en place !

Et qu'on ne nous dise pas que ce terme serait inconstitutionnel ou contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. D'abord, c'est une argutie juridique alors que le problème est politique et concret. Ensuite, rien, je dis bien rien, de ce que nous ont dit les experts juridiques que nous avons auditionnés dans le cadre de la mission d'information ne le laisse entendre. II y a d'ailleurs un paradoxe, voire une contradiction, dans le discours de ceux qui, il y a quelques semaines, présentaient le témoignage du vice-président de la Cour européenne comme un tournant du débat sous prétexte qu'il ouvrait la porte à une loi, et les mêmes qui, maintenant, voudraient lui faire dire qu'il n'ouvrait pas la porte à n'importe quelle loi.

Au nom du groupe socialiste, je veux, monsieur le ministre, faire une proposition au Gouvernement et au rapporteur. Si, pour des raisons incompréhensibles d'un point de vue juridique, vous refusez le mot « visible », nous vous proposons de sous-amender notre amendement - ou de déposer, un amendement du Gouvernement - pour préciser dans la loi que son application sera évaluée dans un an et que, si comme tout le laisse supposer, les contentieux se multiplient et rien ne change, on rétablira le terme « visible » l'an prochain. C'est une proposition constructive que nous livrons au débat. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

Sinon, et j'en viens à ma conclusion, on ferait une loi pour quoi ? Une loi symbolique certes, et j'ai dit tout à l'heure qu'il ne fallait pas en exclure le principe. Le symbole peut donner des repères. Mais ne peut-on pas être plus ambitieux et faire une loi symbolique, opérationnelle et efficace ? Sinon, on risque de décrédibiliser la loi à force d'en voter qui ne règlent rien et d'approfondir la crise démocratique profonde que traverse notre pays.

Montesquieu disait : « Ne faites pas de lois inutiles, elles affaiblissent les lois nécessaires. »

M. Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire. Très belle citation !

M. Jean Glavany. Cette loi est nécessaire. Veillons à ce qu'elle soit aussi utile. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

(M. François Baroin remplace M. Jean-Louis Debré au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. FRANÇOIS BAROIN,

vice-président

M. le président. La parole est à M. Olivier Jardé.

M. Olivier Jardé. Monsieur le président, monsieur le ministre de l'éducation nationale, mes chers collègues, au cours des siècles la France a toujours nourri l'obsession de l'unité nationale. Cette obsession a fait des victimes : les langues régionales, les protestants lors des guerres de religion, les corporations en 1791. A l'UDF, nous pensons que le pluralisme est l'un des droits de nos concitoyens.

En effet, aucune concentration, aucune unité n'a jamais donné de beaux fruits, et la laïcité signifie pour moi à la fois tolérance, respect des autres, pluralité et complémentarité des communautés.

Le projet de loi soulève bien des questions. Vaut-il mieux « ostensible » ou « ostentatoire » ? Cette loi doit-elle s'appliquer à tout le territoire national, y compris à la Polynésie, à Mayotte, à La Réunion ? Que va-t-on faire dans les écoles sous contrat ? Doit-on l'appliquer aux élèves ? Que doit-on prévoir pour le personnel des services publics ?

M. le ministre délégué à l'enseignement scolaire. La question est déjà réglée.

M. Olivier Jardé. Il faut savoir aussi que les responsables de l'enseignement veulent une loi claire, applicable et incontestable.

Je pense que la laïcité, et cette loi ne ferait que la renforcer, doit permettre également de soulager la situation de jeunes filles placées dans une situation inacceptable. En effet, le voile a une symbolique, celle de l'infériorité, de l'absence d'égalité des sexes, mais également de l'absence de liberté personnelle. A-t-on le droit de développer de tels sentiments dans l'école de la République, qui est la gardienne des droits de l'homme ?

Cette loi doit avoir s'appliquer au niveau de la nation tout entière, car la République est une. Elle doit s'appliquer aux élèves, mais les personnels du service public doivent aussi garder une grande neutralité.

Le terme « ostensible » pourrait être conservé dans la mesure où je ne serais pas choqué du tout par un petit pendentif religieux, qu'il s'agisse d'une croix, d'une main de Fatma...

M. Jean-Claude Lefort. Ce n'est pas un signe religieux !

M. Olivier Jardé. ...ou d'une étoile de David.

Cette loi doit s'appliquer mais elle doit prévoir au préalable un dialogue car il permet souvent de régler de nombreux litiges.

Le renforcement de la laïcité permettra à la fois de conforter notre diversité et notre plaisir de vivre ensemble car la France, ne l'oublions pas, est diverse.

Monsieur le ministre délégué, en tant que membre de l'UDF, je voterai en faveur de cette loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Lefort.

M. Jean-Claude Lefort. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, un voile, un simple voile, porté par des jeunes filles à l'école, et voilà que la laïcité serait menacée dans son principe ! La pilosité prononcée, la simple pilosité de jeunes gens au teint mat - pas de tous, bien sûr - et voilà que l'intégrisme musulman saperait l'école de la République ! Ainsi la France serait atteinte dans ses fondements au point de devoir légiférer en urgence sous la pression de certains médias diffusant des pamphlets sommaires, outranciers, extravagants, sinon carrément hystériques.

On nous intime de légiférer avec, en quelque sorte, un revolver sur la tempe. Parce que des injonctions nous sont assénées de manière péremptoire, sous-tendues par l'idéologie exécrable du « choc des civilisations », une islamophobie maladive et les relents d'un passé colonialiste non assumé, nous devrions nous y plier ! « Mesdames, messieurs les députés, il vous faut légiférer contre le voile ! ». Tel serait notre ordre de mission. Un ordre !

Mais les tirs nourris et croisés dont nous sommes la cible cachent mal une volonté politique délibérée des plus dangereuses pour notre pays, tant pour sa cohésion sociale que pour son image dans le monde et sur la scène internationale. Mes propos peuvent heurter, je le sais bien, mais qui soutiendra le contraire ? Qui dira que la politique et une certaine idéologie n'ont rien à voir avec le projet que nous discutons ? Ce n'est pas aux prochaines élections qu'il faut penser quand on est un homme d'Etat, c'est à la société et aux générations futures.

Trois éléments font de ce texte une loi terriblement régressive et dangereuse.

Tout d'abord, le principe de laïcité doit bien sûr être convoqué et respecté. Je ne reviens pas sur les textes connus qui ont, au fil du temps, abordé la question de manière positive, c'est-à-dire ouverte et non frileuse. Mais la République doit tendre la main, et non rejeter et exclure. Il est une vérité fondamentale : ce n'est pas la tenue des élèves qui fait la laïcité, mais le contenu des programmes dispensés par des enseignants qui en sont respectueux, dans des locaux non équivoques.

L'enseignement laïque est par nature un élément majeur de libération de l'esprit, à l'inverse de l'autre qui l'entrave. C'est parfaitement clair mais, tel un joueur de bonneteau, monsieur le ministre de l'éducation nationale, vous brouillez les pistes car ce sont des élèves et de leur tenue que l'on parle, pas de l'enseignement !

Combien sont-ils dont la tenue rendrait la situation de l'école explosive ? Confirmant les propos du directeur des renseignements généraux, le ministre de l'intérieur, pendant une émission de télévision récente, évoquait « vingt cas litigieux et quatre exclusions » - émission où il était question de barbe à propos d'un tout autre sujet -, ...

M. Éric Raoult. Ce n'était pas celle de Karl Marx ! (Sourires.)

M. Jean-Claude Lefort. ... les autres cas ayant été réglés, grâce au concept d'« accommodement raisonnable » qui a marqué toute l'histoire de la laïcité. Devrions-nous aujourd'hui y renoncer ?

En l'espèce, cela signifie non pas d'accepter le voile sans réagir mais de privilégier la négociation au lieu d'une interdiction brutale contraire à la laïcité et qui cristalliserait les oppositions. Si nous voulons avancer, n'utilisons pas les procédés que nous dénonçons.

Pourtant, le Gouvernement a fait le choix de légiférer pour interdire : pour une vingtaine de cas ! D'ailleurs, au cours des 15 000 réunions sur la réforme de l'école, monsieur le ministre, 6 % des personnes seulement ont évoqué la question du foulard, qui arrive en huitième position sur les vingt-deux points retenus.

Au reste, s'il s'agissait vraiment de la laïcité, pourquoi ne parlerait-on pas de la situation en Alsace-Moselle, délibérément ignorée ? Et que viennent faire les hôpitaux dans un rapport censé porter sur la laïcité ? Le libre choix du médecin pour chacun s'arrêterait-il là où apparaît le voile ? Les personnes voilées ne seraient-elles pas des êtres humains à part entière, disposant des mêmes droits que les autres, en particulier du droit de choisir son médecin ?

M. Gabriel Biancheri. Aux urgences ?

M. Jean-Claude Lefort. Des sous-femmes en quelque sorte !

Le ministre délégué à l'éducation scolaire, M. Darcos, qui vient de nous quitter, monsieur le ministre, ne s'en cache pas lorsqu'il déclare : « Si on n'aime pas la République française, il faut aller voir ailleurs ! »

M. Gabriel Biancheri. Et alors ?

M. Jean-Claude Lefort. Terrible écho des propos de Jean-Marie Le Pen : « La France, on l'aime ou on la quitte. ». (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Gabriel Biancheri. N'est-ce pas un peu excessif ?

M. Jean-Claude Lefort. N'est-ce pas faire du prosélytisme de la pire espèce ?

Mais les jeunes visés par ces propos indignes et écœurants sont Français. Ce sont des Français comme vous et moi ! Et leur « ailleurs », comme pour vous et pour moi, c'est ici. Va-t-on aussi les déchoir de leur nationalité ?

Deuxième écueil, la libération de la femme. Là encore, on simplifie à l'extrême pour mieux stigmatiser. Qui peut prétendre qu'il n'y a pas de multiples raisons qui amènent ces jeunes filles françaises, j'insiste, à porter le voile ? Qui peut affirmer que c'est uniquement pour des motifs religieux ou par intégrisme ? Personne !

M. Gabriel Biancheri. Il faut commencer par écouter ce qu'elles ont à dire !

M. Jean-Claude Lefort. C'est ce que j'ai fait. J'habite Ivry-sur-Seine, Vitry-sur-Seine ! Et Gentilly, vous connaissez ?

M. Éric Raoult. Tout à fait !

M. Jean-Claude Lefort. Dès lors, il suffit d'un peu de bon sens pour en déduire que, si les causes du port du voile sont diverses, comme le reconnaît la commission, un traitement uniforme n'est pas approprié, sous peine d'aggraver les choses. C'est l'évidence même, mais pas pour vous !

Qui peut soutenir qu'exclure une jeune fille parce qu'elle porte le voile, c'est favoriser son émancipation ? La renvoyer chez elle ou la pousser vers des établissements religieux où le port du voile sera autorisé, est-ce la rendre plus libre, plus égale et moins soumise ?

Nous qui donnons volontiers des leçons, n'avons-nous pas à nous interroger sur l'image de la femme que renvoie notre société ? Les femmes y sont exposées de façon dégradante et souvent reléguées en situation d'infériorité sociale. Est-ce là le modèle que vous proposez ? Il ressort de votre démarche que l'inégalité et la soumission de la femme ne sont pas choquantes en soi : elles sont choquantes quand il s'agit de femmes musulmanes. Pauvre République française dont vous niez la force libératrice ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Monsieur le ministre, les propos d'Aristide Briand, le père de la loi de 1905, devraient guider vos pas, lui qui déclarait à l'encontre des prêcheurs d'oppression : « La seule arme que nous voulons utiliser contre vous, c'est la liberté ! ». Vous avez pris le chemin inverse et vous défigurez la France. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Troisième danger : votre loi va aggraver la montée des intégrismes.

Le port du voile connaît, c'est incontestable, un certain regain parmi les jeunes Françaises, tandis que leurs aînées s'en étaient détachées progressivement. Pourquoi ? A regarder de près le terrain et à écouter les sociologues, on se rendra compte que ce mouvement procède de causes diverses qui tournent principalement autour de la question sociale au sens large du terme.

Mais de cela, vous ne parlez pas. Vous ne voyez qu'une menace « islamique » provenant d'un complot. Vous vous taisez car, contrairement à Jean Jaurès - et on peut le comprendre de votre part et de celle du Gouvernement - vous ne considérez pas qu'il faille « apaiser la question religieuse pour poser la question sociale ».

Là-dessus, vous jetez un voile, car c'est une question politique. Réduire les causes à une seule clairement connotée et volontairement hypertrophiée, voilà qui vous transforme en nouveau Charles Martel ! (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Pourtant, le sujet est sérieux. Les causes sont multiples, je le rappelle.

La génération précédente pouvait trouver un emploi, s'émanciper des pesanteurs familiales pour construire une vie. Une telle autonomie est aujourd'hui plus difficile à acquérir. A cela s'ajoutent un racisme ambiant, des discriminations de toutes sortes, la crise des représentations sociales et les ghettos qui, cumulés, font le lit des communautarismes. L'énergie qui ne peut plus s'exprimer positivement devient destructrice. Les intégristes y trouvent évidemment un terrain propice. Sans lui, seraient-ils aussi prégnants ? La religion ne tombe pas du ciel, si j'ose dire, l'intégrisme non plus.

En stigmatisant davantage, qu'allez-vous provoquer sinon un repli identitaire encore plus net ? C'est très dangereux !

Pour conclure, rappelons-nous les événements du 11 septembre. Sur tous les bancs de cette assemblée, nous avons condamné l'effroyable et demandé d'aller plus loin en s'attaquant au terreau qui a pu favoriser pareille folie. Nous avons parlé de la misère à éradiquer, des conflits à éteindre, notamment au Proche-Orient. Nous avons dénoncé un monde qui projette la force comme mode d'existence et rejeté le choc des civilisations. Aujourd'hui, tout est oublié dans ce débat, alors que l'enjeu est majeur. Et ce n'est pas un hasard. Vous avez choisi, plutôt que d'assurer la cohésion sociale et l'égalité des chances, la radicalisation, la focalisation contre l'Islam. Pour de sombres raisons politiciennes. En aucun cas, je ne puis vous suivre sur ce chemin.

Contre l'obscurantisme, tous les obscurantismes, je choisis d'écrire un seul mot sur les cahiers de nos écoliers :...

M. Gabriel Biancheri et M. Eric Raoult. Laïcité !

M. Jean-Claude Lefort. Liberté ! (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

M. le président. La parole est à M. Eric Raoult.

M. Éric Raoult. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je connais Vitry, Ivry et Gentilly,...

M. Jean-Claude Lefort. Et le Kremlin-Bicêtre ?

M. Éric Raoult. Et le Kremlin-Bicêtre ! Mon cher collègue, si vous regardiez dans les fichiers de votre parti, vous y trouveriez le nom de mes deux grands-parents. Sachez toutefois qu'ils n'auraient pas apprécié votre intervention !

M. Eric Raoult. Parce que le département de la Seine-Saint-Denis, que gèrent les amis de M. Jean-Claude Lefort, connaît beaucoup de difficultés, comme il le sait lui-même.

M. Jean-Claude Lefort. Ça, c'est politicien !

M. Eric Raoult. Je ne sais pas si c'est politicien, mais je tenais à le rappeler.

Dimanche matin, j'étais, monsieur le ministre, avec un certain nombre de mes amis,...

M. Gérard Léonard. A la messe. (Sourires.)

M. Eric Raoult. ...non pas à la messe, cher Gérard, mais à l'entrée du gymnase Henri-Vidal de Montfermeil. J'y étais avec plusieurs de mes amis et collègues élus pour saluer les musulmans de ma circonscription qui fêtaient l'Aïd el Kebir. Et à l'entrée de ce gymnase, en serrant la main des hommes, en serrant la main des femmes, j'ai remarqué - ce fait peut paraître relever de l'anecdote mais il me semble symptomatique - que les jeunes filles qui entraient dans le gymnase retiraient le voile qu'elles portaient à l'extérieur.

M. Jean Glavany. C'est bon signe.

M. Eric Raoult. Pour elles, le gymnase était un lieu de sport, d'activité sportive, et non pas un lieu religieux.

Le projet de loi dont nous débattons aujourd'hui est l'aboutissement de nombreux mois de travail, d'écoute et de compréhension sur des situations que beaucoup d'élus de banlieue connaissent pour y être confrontés au quotidien dans les quartiers. La République s'est d'abord interrogée : c'était l'année dernière. Après le temps de l'interrogation est venu celui de l'action. Enfin, agir, aujourd'hui, c'est donner un signe qui soit aussi celui de l'espoir. L'interrogation, l'action, l'espoir, trois mots, et donc trois idées que je souhaite développer au cours de cette intervention.

La République s'est interrogée, et le Président de la République a montré la voie en ouvrant ce débat. Notre interrogation nous a rappelé une certitude : la laïcité n'est pas un acquis inaliénable mais une valeur à défendre.

M. Jean Glavany. Eh oui !

M. Eric Raoult. Certains collègues pensaient fêter le centième anniversaire de la loi de 1905 ; l'actualité les a mis au cœur de la laïcité. Car le combat pour la République englobe naturellement le combat pour l'un de ses principes fondateurs.

La laïcité, qui est bien un principe, comme le souligne le titre de votre projet de loi, monsieur le ministre, s'inscrit dans le droit-fil de l'histoire de notre nation. D'autres que moi l'ont dit depuis le début de ce débat : l'examen de ce texte, à quelques mois du centième anniversaire de la loi de 1905, nous donne l'occasion de faire un retour sur une histoire diverse, qui est notre patrimoine commun, une histoire faite de joies mais également de peines. Ces peines, ce furent, au début du siècle dernier, des déchirures, des polémiques sur le dossier religieux, que nous avons réussi, notamment dans cet hémicycle, à effacer peu à peu. Cette histoire fut jalonnée par des oppositions violentes entre l'Eglise - « la soutane » -, d'un côté, et les partisans de la laïcité, de l'autre. Quel visage prirent-elles, au début du siècle dernier ? Des lieux de culte détruits et pillés, des hommes et des femmes de culte insultés, voire parfois agressés, des régions de France - l'Ouest, principalement - divisés sur la question religieuse. Bref, toute une série de souffrances, de divisions et d'oppositions entre Français, des oppositions que nous avons, en quelques années, à force d'écoute et de dialogue, réussi à pacifier grâce à une volonté d'équilibre qui forgea la loi de 1905. Un équilibre fut recherché entre, d'une part, la pratique religieuse individuelle et, d'autre part, le rôle et la place de l'Etat, et la force du pacte républicain l'a consolidé. L'équilibre de la loi de 1905 est en effet le suivant : la République ne reconnaît aucun culte, n'en privilégie aucun, pour en laisser le libre exercice à chacun. La République a donc, il y a un siècle, fait le choix de la neutralité, le choix d'une laïcité pacifiée.

Veut-on aujourd'hui rouvrir les polémiques et les divisions ? Veut-on aujourd'hui rouvrir un débat qui nous a divisés hier et qui nous diviserait demain ? Ici, sur tous ces bancs, nous ne le souhaitons pas. La France n'a besoin ni de revanches ni de divisions. Elle a simplement besoin de jouer son rôle, celui qui a toujours été le sien, celui d'une nation qui intègre ses citoyens par son héritage et son pacte républicain. Le seul ferment, et le seul signe, d'appartenance à la France est celui de la nation, pas celui de la religion. La République doit continuer à garantir à chaque citoyen le libre exercice du culte de son choix. Mais le libre exercice, cela ne veut pas dire imposer sa religion aux autres alors qu'ils ne souhaitent pas la pratiquer. Cela ne veut pas dire non plus, pour une jeune fille de douze à quatorze ans, porter un voile dans les collèges de Clichy-sous-Bois, de Bobigny ou de Drancy. Car c'est ce qu'on voit aujourd'hui, dans un département comme celui de la Seine-Saint-Denis, dont je suis un élu. Le libre exercice, c'est, en conscience, et librement, croire et pratiquer sa religion.

Du début de l'affaire du foulard, à Creil, en 1989, jusqu'à l'affaire des deux jeunes adolescentes d'Aubervilliers, Alma et Lila, voici quelques mois, il y a de quoi être indigné et choqué. Indigné et choqué de l'instrumentalisation de ces jeunes filles, qui, dans un débat important, ont été sciemment manipulées.

M. Gérard Léonard. Il est bon de le rappeler, en effet !

M. Eric Raoult. Deux jeunes filles ont testé l'Etat alors que, dans le même département, 200 000 de leurs amies préfèrent la liberté, l'égalité et la fraternité. Quand la provocation fait diversion, il faut faire passer la raison avant la passion.

Le Président de la République s'est dès le départ clairement exprimé sur ce dossier. A Valenciennes comme à Paris, lors d'un discours sur la laïcité qui fera date, ...

M. Jean Glavany. Hum !

M. Eric Raoult. ... le chef de l'Etat a en effet rappelé que ne rien faire serait une faute. Et le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, l'a également affirmé lors du dîner annuel du CRIF le week-end dernier : le silence vaut négligence.

Aujourd'hui, après le temps de l'interrogation, est venu celui de l'action. Et ici, ce qui nous guide, c'est un fait simple : quand chacun fait sa loi dans l'école, il faut faire une loi pour toutes les écoles. Pour étayer et argumenter nos travaux, deux cadres principaux nous ont été proposés : l'un par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les signes religieux à l'école, qui fut présidée par notre président, Jean-Louis Debré ; l'autre par la commission dont le Président de la République a confié la présidence au Médiateur, Bernard Stasi. Mais je n'oublie pas l'excellent rapport du président François Baroin, qui avait précédé ces deux missions.

M. Gérard Léonard. Excellent rapport !

M. François Goulard. Remarquable !

M. Eric Raoult. Ayant participé activement aux travaux de la première et pris connaissance des conclusions de la seconde - sans avoir manqué de lire le rapport de François Baroin -, je pense que ce qui frappe, à leur analyse, c'est la convergence de vues des deux instances, qui a abouti à une position médiane. Mais c'est aussi et surtout leur appel commun à voter un texte de loi qui rappelle à l'école la primauté et la pérennité de principes simples : d'abord, la République est plus forte que toute considération religieuse ; ensuite, à l'école, comme dans tout service public, la neutralité implique l'égalité de tous.

Les auditions conduites par la mission Debré et la commission Stasi ont montré l'embarras - voire parfois la détresse - dans lequel le cadre juridique actuel place de nombreux chefs d'établissement scolaire. Car de combien de menaces et de faits précis ayant eu lieu dans les écoles ces chefs d'établissement ont témoigné, de façon éclairante et saisissante ! Aujourd'hui, devant leurs difficultés à agir, ils nous demandent cette intervention législative.

Que constatent-ils ? Des revendications alimentaires excessives, au-delà des protocoles alimentaires existants. Ils constatent des refus d'assister à certains cours, comme le sport, les sciences, ou même l'histoire. Comment accepter que des classes de plusieurs collèges du département de Seine-Saint-Denis refusent de se rendre à la cité de la Muette à Drancy, de crainte de réactions des enfants face aux images de la déportation ? Ils constatent des affrontements communautaires qui, vous l'avez rappelé, monsieur le ministre, dans un département comme celui du 93, sont quotidiens, et vont parfois jusqu'au drame de l'incendie d'une école juive, comme ce fut le cas pour celle de Merkaz Hatorah, à Gagny. Ils constatent la difficulté de certaines jeunes filles à s'émanciper d'un cadre familial par trop rigide : c'est en France, et dans aucun autre pays européen, que l'on a créé l'association « Ni putes ni soumises ». Bref, ils constatent la poussée d'un communautarisme à plusieurs visages, alimentaire, vestimentaire, mais surtout foncièrement sectaire.

Nous livrant ces données et ces faits, ces chefs d'établissement nous ont surtout fait passer un message clair : « Aidez-nous, ne nous laissez pas tomber. Aidez-nous en nous donnant des instruments clairs et précis. Interpréter une décision administrative ou une circulaire ministérielle, nous ne savons pas toujours faire. Aidez-nous à donner des référents à ces jeunes, aidez-nous à leur transmettre notre attachement à la force de la République. » Cet appel à l'aide, les enseignants et les chefs d'établissement des villes de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, dans ma circonscription, me l'ont adressé, et ce depuis plusieurs années. Car si ce débat n'est en fait pas nouveau - les jeunes filles de Creil, ne l'oublions pas, c'était il y a déjà quinze ans ! -, ce qui est permanent, c'est notre incapacité à fixer des règles du jeu claires, précises et égales pour tous.

Hier, le président de la commission des lois, notre excellent collègue Pascal Clément, a bien résumé les raisons pour lesquelles le régime juridique actuel n'est pas satisfaisant. Il est ambigu et ne permet pas de faire face aux revendications identitaires. En effet, même dix ans après sa signature, la circulaire de 1994 - que nous avions été très nombreux à demander - n'a malheureusement pas réglé la question. Prescrire des règles par une simple circulaire ministérielle n'était pas suffisant, reconnaissons-le. « A situation égale, conséquences égales » : telle est en fait la ligne de la fermeté républicaine. Elle ne peut consister dans la pratique du cas par cas, que la circulaire de 1994 a érigée en dogme. Cela ne fonctionne pas. Comme j'ai pu le constater dans de nombreux établissements de Seine-Saint-Denis, il y a autant d'interprétations que de groupes scolaires. Au mieux, les chefs d'établissement prennent des sanctions, mais, pour les appliquer, ils se retrouvent isolés, seuls face à la famille. Au pire, ils ne font rien et laissent faire, et cette inaction est source de critiques de la part de leur environnement. Le résultat est que la communauté éducative, vous le savez, monsieur le ministre, sort bouleversée et profondément divisée d'événements de ce genre. Dans les deux cas, une réalité perdure : la déresponsabilisation de la hiérarchie, qui ne veut pas avoir à trancher.

Insuffisance de volonté, déresponsabilisation, voilà bien les maîtres mots du cadre juridique actuel. En dénonçant cette réalité à l'opinion, le renvoi des deux jeunes filles du lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers en octobre dernier a permis, sans de jeu de mots déplacé, de lever le voile. Pour une fois, les instances éducatives d'un lycée ont pris clairement position en attirant l'attention du législateur via l'opinion. Le lycée Henri-Wallon, se faisant ainsi le porte-parole de nombreux établissements de Seine-Saint-Denis, a voulu appeler le législateur au courage. Ce courage, je suis heureux de voir que vous l'avez, monsieur le ministre, comme le Premier ministre et le chef de l'Etat. Nous devons l'avoir dans la sérénité, et quels que soient nos engagements politiques. Ce courage est à la fois commun, répandu et voulu par le pays. Il se concrétise ainsi par un projet de loi court, précis et équilibré.

Il faut en effet agir car, quand il n'y a plus d'espoir, c'est l'intégrisme qui devient le seul et dernier espoir. Dans certains territoires perdus de la République, que nous représentons dans cet hémicycle, la dernière main secourable n'est pas toujours celle du député ou du maire. C'est souvent celle de la foi dans l'au-delà. C'est souvent celle d'un intégrisme qui est certes réel, mais qui n'est en aucun cas représentatif d'une communauté, quelle qu'elle soit.

Aujourd'hui, les manifestations organisées contre cette loi ont pour objet d'instrumentaliser les musulmans de France contre la République et contre la communauté nationale. En fait, voici quinze jours, c'est une manifestation de filles soumises qui a parcouru les rues de Paris. Ses organisateurs brandissent l'argument de l'exclusion et de la stigmatisation des musulmans de France. C'est un argument qui n'a pas de sens, comme n'a pas de sens la déclaration de Jean-Claude Lefort. Car, au contraire, légiférer nous permettra enfin de rassurer nos compatriotes d'origine et de culture étrangères, qui en ont assez, lorsqu'il y a une provocation, comme celle des deux jeunes sœurs d'Aubervilliers, ou de la fonctionnaire de la mairie de Paris, ou encore de la jurée de Bobigny, d'être assimilés à ces cas.

Tous ceux qui croient, tous ceux qui ont la foi, dans les quartiers, ne veulent pas ressembler à ceux-là. Par conséquent, pourquoi une loi interdisant le voile toucherait-elle ou stigmatiserait-elle la communauté musulmane ? Cette loi ne pourra gêner que quelques-uns, qui en constituent une infime partie. Tous les autres continueront à fêter l'Aïd, à pratiquer le ramadan et à partager le mouton. Une petite jeune fille m'a dit : « Tu sais, mon voile, moi, je l'ai dans ma tête ». La grande majorité de nos concitoyens musulmans soutiendra le principe d'une loi. Car elle en a assez d'être assimilée à ces intégristes.

Aujourd'hui, défendre la laïcité à l'école, c'est tendre vers trois objectifs : protéger la République et pas la communautariser ; promouvoir l'égalité, pas le repli sur soi ; respecter les religions, pas l'exclusion. Comme l'a souligné Alain Juppé, voter aujourd'hui une loi de respect et d'attachement à la République ne servira à rien si elle n'est pas accompagnée, dans les quartiers où elle est censée être appliquée, d'un effort de pédagogie, d'explication et de dialogue.

M. Pascal Clément, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, rapporteur. Très bien !

M. Éric Raoult. Il est nécessaire de consentir un effort de pédagogie en faveur de nos compatriotes de foi différente, notamment musulmane, qui ont l'impression déplacée de croire qu'elle vise à les exclure et à ne pas les reconnaître. Parce que, dans ces secteurs, la loi doit être la même pour tous, nous devons rappeler une évidence qui ne s'impose pas obligatoirement. Cette évidence, qui ne va pas de soi, mais qui doit être constamment rappelée, c'est notre attachement au respect de la République, contre tout communautarisme et toute poussée d'intolérance dans notre pays ; respect de la République sur un dossier comme celui de la laïcité ; respect de la République dans ses principes de progrès social et d'intégration. En effet, le milieu scolaire - école, lycée, collège - ne doit pas servir de cadre aux affrontements communautaires. Vous l'avez souligné, monsieur le ministre, ce n'est ni son rôle ni sa vocation. La mission de l'école est de transmettre, sous le seul postulat de l'égalité des chances, des valeurs communes à tous. Mettre fin à ces affrontements, c'est retrouver un climat de confiance entre élèves, enseignants et instances éducatives. Le respect de la République doit être notre seule référence commune.

Nous voterons cette loi qui véhicule des messages d'ouverture tels que le dialogue et l'échange, l'écoute et la compréhension de l'autre, la lutte contre tout affrontement identitaire et communautaire.

M. Gérard Léonard. Très bien !

M. Éric Raoult. En 2003, la laïcité est restée d'actualité ; 2004 doit être l'année de l'explication et du rassemblement pour que 2005 soit véritablement celle d'un centenaire réussi et pacifié de la loi de 1905.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Très bien !

M. Éric Raoult. L'école est un sanctuaire républicain, a rappelé le Président de la République. En votant cette loi, nous redéfinirons ses règles sacrées. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Yves Durand. Très bien !

M. le président. La parole est à M. René Dosière.

M. René Dosière. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, fallait-il une loi sur le voile et qu'attendre de celle qui nous est proposée ?

M. Gérard Léonard. Bonne question !

M. René Dosière. J'emploie cette expression à dessein, car c'est bien de la place de l'Islam dans la France d'aujourd'hui qu'il s'agit. Tel est le sentiment de l'Église catholique de France, dont le président de la Conférence des évêques déclarait récemment dans Le Figaro : « La loi parle de tout signe dont le port manifeste ostensiblement l'appartenance religieuse [...] Soyons honnêtes, toutes les religions ne se sentent pas visées de la même manière [...] Reconnaissons que c'est surtout le voile qui est ainsi visé. »

De même, pendant les six mois de travail de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les signes religieux à l'école, nous n'avons presque exclusivement traité que du comportement des élèves de confession musulmane.

Quant aux médias, dont on connaît le caractère pédagogique, si l'on a une vision optimiste de leur rôle, ou réducteur, si l'on en a une vision pessimiste, ils parlent, plus simplement, de la loi « anti-voile ».

Au-delà de ces comportements événementiels, les travaux menés au sein de l'Assemblée nationale, dont il faut lire le rapport, ont permis de mieux comprendre ce qui se passe à l'école et d'affirmer que l'application de la laïcité constituait la réponse la plus adaptée.

Les nombreuses auditions menées par la mission nous ont permis de découvrir le développement, ces dernières années, de pratiques de type religieux ou communautaire. Le voile, en effet, n'a pas systématiquement une signification religieuse, mais il est toujours la marque d'appartenance, culturelle par exemple, à une communauté liée à l'Islam. Parallèlement à cet aspect vestimentaire, il faut aussi évoquer les autres pratiques et attitudes religieuses, qu'il s'agisse de demandes de prières ou de refus d'assistance à tel cours... Au-delà de l'aspect quantitatif, impossible à chiffrer - quoique limité si on le ramène à l'ensemble de la population scolaire -, c'est l'aspect qualitatif qui a été essentiellement souligné. Il est clair que, parmi ces comportements, certains sont le fait de mouvements organisés, marqués par ce que l'on peut appeler l'intégrisme - encore que ce terme appartienne plutôt au langage de l'église catholique, dont il n'a d'ailleurs pas totalement disparu - ou plutôt le fondamentalisme musulman, dont les visées politiques ne se cachent plus. En effet, des jeunes filles voilées, assistées d'avocats, d'imans, d'experts, argumentent avec conviction sur la jurisprudence du Conseil d'Etat, qu'ils connaissent à la perfection, pour mieux en exploiter les failles. Il est regrettable que l'éducation nationale ait laissé les chefs d'établissement démunis et isolés, sans la moindre assistance juridique de base permettant de mieux analyser la jurisprudence administrative. Vous n'êtes pas le seul concerné, monsieur le ministre, puisque cela date de plusieurs années.

Enfin, au-delà de l'école, le port du voile manifeste le conditionnement social des femmes et leur enfermement dans un statut d'infériorité par rapport aux hommes, la référence valorisante à la religion et à la pudeur n'ayant d'autre objet que l'endoctrinement des femmes qui, par ce biais, s'approprient cet instrument de leur propre aliénation.

Trois motifs principaux ont conduit les membres de cette mission à conclure à une disposition législative.

Premier motif : la nécessité d'une sécurité juridique. En vertu de l'avis de 1989 du Conseil d'Etat et de sa jurisprudence ultérieure, le port d'un signe religieux est la règle, son interdiction l'exception, en particulier lorsque ce port est ostentatoire. La mise en œuvre de cette interdiction est suffisamment complexe, notamment dans la motivation - qu'est-ce qu'un signe ostentatoire ? -, pour que des faits identiques donnent lieu à des décisions juridiques contraires, au point de favoriser l'apparition d'une sorte de droit local.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Tout à fait !

M. René Dosière. Ainsi, des chefs d'établissement ont-ils été conduits à accepter le port du voile en bandeau, d'autres ont autorisé des signes de ce type dans la cour et non dans la classe. Il n'est donc pas satisfaisant qu'une liberté fondamentale soit subordonnée à de telles différences.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Très bien !

M. René Dosière. Les juristes nous ont au demeurant confirmé qu'au regard de la Convention européenne des droits de l'homme une loi était nécessaire, voire indispensable, pour restreindre la liberté religieuse.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Tout à fait !

M. René Dosière. Deuxième motif : le nécessaire soutien aux gens de terrain. Les dégâts créés par ces comportements dans les établissements où ils se produisent sont considérables dans les équipes éducatives et largement ignorés par la superstructure de l'éducation nationale, comme nous avons pu le constater lors des auditions de la mission Debré. Les positions des enseignants sur ces questions sont d'ailleurs très différentes selon qu'ils ont rencontré ou non ce type de problème. « Venez à notre aide » nous ont-ils demandé, espérant qu'une loi clarifie le droit. Il était impossible de rester sourd à leur appel.

Enfin, troisième motif : cette loi devra rétablir l'égalité des hommes et des femmes. Il est indispensable de réaffirmer cette égalité dans la société française en refusant, pour quelque motif que ce soit, que les femmes soient placées en position d'infériorité ou de dépendance. La multiplication des situations de ségrégation entre hommes et femmes dans des associations, dans des clubs sportifs, entre autres est, elle aussi, inquiétante et inacceptable.

Face à ces comportements, la France dispose, avec la laïcité, d'une réponse adaptée et positive. La laïcité, qui remonte dans notre pays à la Révolution française, consiste, sur le plan individuel, à affirmer l'autonomie de la conscience sur le plan spirituel et religieux et, sur le plan collectif, à soustraire la société à la tutelle de l'Eglise. C'est ainsi que la laïcité s'enracine dans nos institutions avec la grande loi républicaine du 9 décembre 1905 qui sépare les Eglises de l'Etat.

Contrairement, d'ailleurs, à ce que pensent de nombreux Français, cette loi est protectrice des religions...

M. Yves Durand. Elle a été faite pour cela !

M. René Dosière. ...puisque son article 1er déclare « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » sous réserve de quelques restrictions liées à l'ordre public.

L'article 2 marque la séparation : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

A l'époque, cette loi fut source de conflits - et quels conflits, si l'on reprend tous les textes d'alors ! - entre l'Eglise catholique et les autorités civiles. Aujourd'hui, cette même Eglise catholique reconnaît qu'elle est une chance pour son développement. Les religions minoritaires s'en sont également félicitées.

Faire référence à la laïcité, c'est respecter l'Islam. L'Etat doit garantir le libre exercice du culte musulman, ce qui implique de revoir les problèmes liés au financement des lieux de culte ou à l'implantation d'aumôneries dans les établissements scolaires, militaires, hospitaliers, pénitentiaires, comme cela existe pour les autres cultes. D'autres signes positifs sont également possibles. Je pense en particulier que le statut local d'Alsace-Moselle pourrait servir utilement à expérimenter la formation d'imans ou l'organisation de l'instruction religieuse islamique. Sans doute pourrait-on même inscrire - seulement inscrire - sur les calendriers les fêtes de l'Aïd-el-Kébir et de Kippour, et non pas seulement les fêtes catholiques. L'Islam, comme hier l'Église catholique, doit renoncer à diriger la société civile. Il doit se séculariser. Bien entendu, une telle évolution est insupportable aux fondamentalistes, mais elle constitue un vaste chantier à offrir à la grande majorité des musulmans.

M. Gérard Léonard. C'est vrai !

M. René Dosière. De ce point de vue, la présente loi est tout à fait insuffisante, mais c'est un point de départ, comme l'a précisé le Premier ministre, et non un aboutissement.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Très bien !

M. René Dosière. Il est vrai que l'objet de ce texte est limité puisqu'il ne concerne que l'école.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Tout à fait !

M. René Dosière. Mais on sait l'importance que l'école revêt dans notre pays et le rôle qu'elle joue dans la formation des esprits. Il est donc légitime de mettre en œuvre le principe de laïcité à l'école en limitant le port des signes religieux, afin que chaque enfant ou adolescent ne soit pas identifié par ses convictions religieuses. Méfions-nous d'une conception de la laïcité qui se voudrait moderne et selon laquelle il conviendrait de laisser s'afficher toutes les différences pour mieux les respecter, car au bout de cette conception se trouve le communautarisme.

La conception traditionnelle classique du « vivre ensemble » implique d'insister sur ce qui rassemble, non sur ce qui différencie. Dans cette conception, le risque, il est vrai, est d'effacer toutes les différences, mais le bon sens et ce que les Québécois nomment « les accommodements raisonnables » permettent d'éviter ce risque. L'insuffisance de ce texte se marque principalement par le choix d'autoriser l'exposition des signes religieux discrets, en l'occurrence les petites croix, alors que le voile sera toujours exclu. Le choix du terme « tenues », qui ne concerne en fait que les musulmans, me paraît mal adapté.

La proposition du groupe socialiste, faisant référence au « port visible » issu des travaux de la mission Debré, n'est pas seulement sémantique, comme l'a tout à l'heure brillamment démontré Laurent Fabius. Outre sa clarté, il traite toutes les religions à égalité. Je ne peux personnellement que regretter que le Gouvernement, avec son texte, donne le sentiment d'avoir cédé aux pressions insistantes de la hiérarchie catholique, ce qui montre une nouvelle fois que la ligne de séparation entre le spirituel et le temporel est évolutive et qu'il faut toujours rester prudent. J'ai toutefois noté avec satisfaction que le Premier ministre a indiqué que ce texte était un point de départ et non d'aboutissement. En effet, la laïcité ne se résume pas à l'école, ce que nous avons souhaité marquer en amendant le titre du projet. Le rapport de la commission Stasi, dont la mission était d'ailleurs plus vaste, a formulé des propositions concernant le monde du travail, les services publics, en particulier l'hôpital, où l'on commence à découvrir des comportements préoccupants. Je cite ce rapport : « Les fondements du pacte social sont sapés par un repli communautaire plus subi que voulu au sein de quartiers relégués, par des menaces qui pèsent sur les libertés individuelles et par le développement de discriminations fondées sur le sexe et les origines. » Il poursuit : « Quand un candidat pour un poste se rend compte que son nom ou son prénom constitue un obstacle, il ne peut qu'éprouver le sentiment d'être victime d'une injustice ». Ces constats sonnent comme autant d'échecs des politiques d'intégration menées par les divers gouvernements, comme l'a reconnu, dans sa brillante intervention, Jean-Marc Ayrault. La politique actuelle du Gouvernement est-elle de nature à corriger ces discriminations ? Je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, le combat pour l'intégration sera le socle de la laïcité rénovée. Les multiples interventions de mes collègues socialistes sur cet aspect de la question m'évitent de m'y attarder.

La mission Debré a bien insisté sur le fait que, parallèlement à cette loi, d'autres dispositions devaient être prises en matière d'enseignement de la laïcité et du fait religieux.

Qu'entendez-vous faire, monsieur le ministre, à ce propos ?

Mes chers collègues, le projet dont nous discutons aujourd'hui concerne un aspect fondamental de notre République puisqu'il s'agit de la laïcité. Comme hier, les républicains de tous bords devraient pouvoir se retrouver sur un tel texte. Le signe, le symbole adressé aux intégristes de toutes les religions serait d'autant plus fort.

C'est également votre souhait, monsieur le président Clément, et vous l'avez montré dans la conduite des travaux de la commission, ce dont je tiens à vous féliciter. Déjà, vous avez contribué à faire accepter un de nos amendements sur le dialogue nécessaire.

M. Gérard Léonard. Ah !

M. Jean Glavany. Encore un petit effort !

M. René Dosière. Alors, ce que vous avez accepté pour l'école, mettons-le en pratique à l'Assemblée nationale. Oui, dialoguons pour améliorer ce texte, qui en a besoin ! Tout à l'heure, Jean Glavany vous a fait une proposition...

M. Jean Glavany. Au nom du groupe !

M. René Dosière. ...tout à fait digne d'intérêt. La laïcité, c'est le « vivre ensemble ». Faisons les efforts nécessaires pour pouvoir voter ensemble ce texte qui touche à la laïcité, attendu par le monde enseignant. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

(M. Eric Raoult remplace M. François Baroin au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Éric Raoult,

vice-président

M. le président. La parole est à Mme Martine Aurillac.

Mme Martine Aurillac. « Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant. » Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, cette belle maxime extraite de la célèbre circulaire du 17 novembre 1883 rédigée par Jules Ferry à l'intention des instituteurs me paraît devoir être rappelée au moment où nous examinons la difficile question des signes religieux ostensibles à l'école.

C'est peu dire qu'elle fait l'objet, depuis plusieurs mois, dans un contexte médiatique souvent très passionnel, de multiples controverses. Le débat a été très large, et, pour avoir fait partie de la mission du président Debré, je puis dire que toutes les opinions - et leur contraire - ont pu être entendues.

Si le débat s'est centré sur le voile, à maintes reprises évoqué, c'est que celui-ci constitue, nous le savons, un épiphénomène. Par un glissement pervers du religieux au politique, il recouvre - pas toujours, mais souvent - le prosélytisme, voire le fanatisme et l'intégrisme islamique, lequel vise à déstabiliser le pacte républicain et ouvre la voie au communautarisme, mettant ainsi en cause l'identité même de la France, fondée sur l'universalisme, l'égalité et l'humanisme. Le problème du voile dépasse d'ailleurs l'école et se pose désormais dans certains services publics, notamment les hôpitaux. Mais il doit être traité comme tous les autres signes religieux ostensibles, ni plus, ni moins.

Est-il nécessaire de réglementer, est-il opportun de le faire, et, si oui, selon quelles modalités ? Notre rapporteur et, à l'instant, notre collègue Eric Raoult en ont fait la brillante démonstration,...

M. Gérard Léonard. Très brillante !

Mme Martine Aurillac. ...la loi était devenue nécessaire, et pas seulement d'un point de vue juridique, on l'a vu lors de la manifestation du 17 janvier : le coup d'arrêt, par un message clair, était devenu indispensable.

M. Jean Glavany. Absolument !

Mme Martine Aurillac. Nous ne pouvons pour autant nous en cacher les écueils : la loi, bien sûr, ne saurait stigmatiser telle ou telle religion, et elle ne réglera pas tout, car elle sera difficile à appliquer avec discernement - il faudra s'en donner les moyens -, difficile à sanctionner, et sans doute même difficile à interpréter lors d'éventuels contentieux.

Il n'en reste pas moins que deux principes justifient pleinement l'intervention du législateur : premièrement, parce que l'école ne doit distinguer personne en fonction de critères religieux, sociaux ou raciaux, le contenu de la laïcité n'est pas négociable ; deuxièmement, l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas davantage négociable.

M. Gérard Léonard. Très bien !

Mme Martine Aurillac. D'où la nécessité de réaffirmer solennellement le principe posé à l'article 1er, même si, je l'avoue, j'aurais préféré que ce rappel intervienne dans la future loi d'orientation sur l'école plutôt que dans une loi spécifique. D'où, ensuite, la nécessité de donner à ce principe un contenu précis et concret, par les circulaires appropriées et, bien sûr, les règlements des établissements.

Cette loi claire, précise et, je le répète, limitée à l'école, est totalement respectueuse de la liberté de conscience. Elle n'a nullement pour esprit de s'opposer à une minorité, ni, a fortiori, à une religion. Elle permettra toujours le dialogue et, espérons-le, devrait réduire la grande inégalité entre établissements scolaires, lesquels doivent être soutenus. Elle représente un moyen au service de la cohésion et de l'intégration, mais aussi, il n'est pas interdit de le penser, un des moyens de protéger l'islam contre le dévoiement du fondamentalisme.

Cependant, beaucoup d'entre nous l'ont dit, cette loi ne nous dispense pas du devoir de médiation et de dialogue, de la nécessaire pédagogie en France et hors de France, et pas davantage des indispensables mesures d'accompagnement. Nous avons tous souligné la nécessité de mieux enseigner le fait religieux, l'histoire des religions et leur apport fondamental à notre civilisation. Nous avons tous souhaité une formation pédagogique approfondie dans les IUFM.

Restera alors à réaliser l'essentiel, c'est-à-dire une vraie politique d'intégration, car là est le véritable enjeu, celui du « vivre ensemble » que nous voulons bâtir, dans le respect de toutes les familles de pensée, celui de la participation de tous à la vie de la cité. Des avancées ont déjà été accomplies, comme la loi sur la ville ou les contrats d'intégration, qui mettent à égalité des droits et des devoirs : 8 000 contrats ont déjà été signés durant le dernier trimestre ; il faudra poursuivre.

L'islam de France est compatible avec la République. Encore faut-il intégrer pleinement les jeunes issus de l'immigration. Je pense à l'ouverture des filières d'excellence, à certaines nominations, à l'accès à l'emploi ou au logement. Il faut intégrer ces personnes à égalité avec les autres citoyens, ce que l'immigration massive des années cinquante et soixante a empêché. Encore faut-il que les droits et devoirs soient équilibrés, car une identité frustrée est une identité radicalisée. Il y va de la cohésion de la nation, et ces efforts, de part et d'autre, demanderont bien sûr de la volonté et du temps. A cet égard, le débat organisé mardi prochain me paraît particulièrement bienvenu.

Conçue il y a un siècle dans un climat combatif de séparation, la laïcité est aujourd'hui synonyme de tolérance, de respect des autres, et garantit la liberté pour tous dans une sorte de contrat réciproque entre la République et les cultes. Cet équilibre rare et précieux de la loi de 1905 nous vaut, aujourd'hui encore, une vie en commun apaisée.

A ce titre, elle doit être protégée, singulièrement à l'école, creuset où se forgent les valeurs de la vie citoyenne et où s'apprend la mixité. Vous l'avez fait, monsieur le ministre, mais je souhaite que le volet positif et les mesures d'accompagnement ne soient pas les oubliés de cette loi, qui doit être une étape sur la voie d'une meilleure intégration. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Je vais maintenant donner la parole à notre collègue Georges Hage, en me félicitant de son retour dans cet hémicycle, duquel il a été tenu éloigné pendant quelques mois pour de malencontreux problèmes de santé. (Applaudissements sur tous les bancs.)

M. Georges Hage. Merci, monsieur le président.

M. Jean Glavany. M. Hage est un ancien prof de gym ! Il est solide !

M. Edouard Landrain. Et c'est notre doyen !

M. le président. Nous sommes en effet particulièrement heureux de saluer le doyen de l'Assemblée nationale, qualité qui lui vaut une seconde salve d'applaudissements ! (Applaudissements sur tous les bancs.)

Vous avez la parole, monsieur Hage.

M. Georges Hage. J'entends que vous m'appeliez par mon titre. (Sourires.)

M. le président. D'accord, monsieur le doyen ! (Rires.)

M. Jean Glavany. Il n'a pas perdu son humour !

M. Georges Hage. Vous me permettrez, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, de tenter d'apporter une touche de sagesse, celle que l'on attend du doyen de notre assemblée, encore que la sagesse ne soit pas le privilège de l'âge, et encore moins du sieur Georges Hage. (Sourires.)

M. Jean Glavany. Bravo pour la rime !

M. Georges Hage. Monsieur le ministre, de vous à moi, trois jours de discussion sur ce projet de loi que le Premier ministre a défendu lui-même, est-ce bien raisonnable ? Nous aurions pu avoir un échange approfondi et véritable sur le concept de laïcité, sur son actualité dans notre société, voire sur sa pérennité. Nous fêterons, l'an prochain, le centenaire de la loi de 1905, sacre laïque, si je puis dire, de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Nous avions là l'heureuse occasion de mener un riche débat, digne de notre assemblée.

Mais on nous propose aujourd'hui un texte sur l'interdiction du port ostensible de signes religieux à l'école publique. Sur quels faits s'appuie cette initiative qui provoque tant de bruit, de fureur et de discours ? Sur le voile que portent quelques dizaines de jeunes filles dans nos établissements scolaires. Selon les renseignements généraux,...

M. René Dosière. Plusieurs ne les aiment guère !

M. Georges Hage. ...sur 2 millions de jeunes filles scolarisées, on dénombre 1 000 à 2 000 adolescentes voilées, soit un taux, au maximum, d'un pour mille.

Et nous voilà mobilisés dans une discussion longue, interminable. Quelle dérision, quand je songe que le Premier ministre n'a pas démenti l'information selon laquelle il serait prêt, l'été prochain, à légiférer par ordonnances pour mettre à bas notre système de protection sociale ! Un tel enjeu pour notre société et les valeurs sur lesquelles elle fonctionne, voilà qui mériterait un véritable débat parlementaire ! (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. Hors sujet !

M. Edouard Landrain. Le débat aura lieu !

M. Georges Hage. Rien ne nous aura été épargné, jusqu'aux digressions - divagations, devrais-je dire -, confinant au ridicule, qui invitent les chefs d'établissement et les enseignants à distinguer les barbes religieuses des barbes laïques chez nos adolescents à la pilosité naissante. (Sourires.)

Pourquoi tant de bruit ? Votre projet de loi, monsieur le ministre, et le tapage qui l'accompagne constituent en réalité une diversion. Car qu'y a-t-il sous le voile et sous votre volonté de légiférer à propos de l'interdiction de son port ? Il y a une société malade et une politique - la vôtre - qui ne fait qu'aggraver les choses.

M. Jean Glavany. Parfaitement !

M. Georges Hage. André Malraux prophétisait que le XXIe siècle serait religieux.

M. Edouard Landrain. Ou ne serait pas !

M. Georges Hage. Si j'évoque cette pensée, je précise que je ne pratique pas, personnellement, le prosélytisme athée ; le marxisme, du reste, n'est pas un athéisme. Il faut distinguer deux choses : le sentiment religieux et le besoin de spiritualité, qui sont une quête personnelle du sens que l'on veut donner à sa vie. La loi garantit d'ailleurs le libre exercice de la pratique religieuse. Et l'article 1er de la Constitution précise que la République « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » et « respecte toutes les croyances ».

Tout différent devient le sentiment religieux lorsqu'il s'apparente à une manifestation et un engagement politiques et prétend donc, à ce titre, organiser la société. C'est bien à quoi tendent les intégrismes religieux et les communautarismes.

La laïcité nous en préserve. Mais qu'est-ce que la laïcité ? Nos textes fondateurs le disent. L'article 1er de la Constitution de la Ve République définit la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

Le préambule de la Constitution de 1946, partie intégrante de nos références constitutionnelles, précise que la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme, ou encore que chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi, que nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. Nous pouvons ajouter à cela, pour la sphère scolaire, la célèbre circulaire de Jean Zay, prestigieux ministre de l'éducation nationale du Front populaire.

Nous disposons donc, monsieur le ministre, de tout ce qu'il faut pour défendre notre principe de laïcité, c'est-à-dire, en particulier, d'égalité de tous les citoyens.

Mais ce qui nous manque, ou plutôt ce qui manque à celles et ceux qui aujourd'hui trouvent dans la ferveur religieuse ce que la société ne leur offre pas, c'est de l'espoir et du sens.

Le capitalisme règne en maître sur le monde ou, en tout cas, y prétend. Il accroît les inégalités. Le fossé se creuse entre les riches et les pauvres. Des millions d'individus sont laissés sur le bord du chemin. Notre pays compte sept millions de personnes qui vivent dans la précarité.

Et il ne se dégage aucune alternative visible, pour ne point dire « ostensible » (Sourires), à cette société-là.

Julien Green écrivait à juste titre : « Nous vivons sur une planète dangereuse[...]la religion est là pour l'aider à supporter sa condition. Si on supprime la religion, on jette l'humanité dans le désespoir. »

Quel sens donner à sa vie quand son propre horizon se borne à des lendemains imprévisibles ? Aucun projet n'est possible. Aucun objectif ne semble accessible. Que faire si ce n'est chercher ailleurs que dans la société telle qu'elle est un idéal qui donne un peu de sens à une vie qui n'en a pas ?

Parmi notre jeunesse, je pense à celles et ceux qui sont issus de l'immigration. Leurs parents et grands-parents ont connu le colonialisme et en ont souvent gardé beaucoup de méfiance et de défiance à l'égard de ceux qui les ont colonisés.

La tradition orale que perpétuent les conteurs africains dit : « Si tu veux savoir où tu vas, il te faut savoir d'où tu viens ». Beaucoup de ces jeunes ignorent l'un et l'autre. Ils ne sont pas des déracinés, ils sont sans racines ! Quel sens peut donc prendre leur vie tant qu'ils vivent dans l'exclusion, terreau fertile pour tous les intégrismes.

Alors, monsieur le ministre, vous pouvez toujours faire une loi. Mais elle ne conduira qu'à stigmatiser des populations fragiles et à les pousser vers le communautarisme et le repli sur soi. Là où nous avions deux voiles, nous en aurons demain dix, puis vingt, puis trente ! La loi permettrait alors d'exclure ceux qui souvent le sont déjà.

Je citais à dessein, tout à l'heure le préambule de la Constitution de 1946 : « chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi ». Voilà bien l'un de nos principes constitutionnels aujourd'hui bafoué pour les trois millions de nos concitoyens demandeurs d'emploi et les sept millions voués à la précarité.

Travailler, c'est-à-dire être utile à la société qui, en retour, vous en manifeste sa reconnaissance et vous confère un statut social à ce titre, voilà qui donne du sens. Voilà ce qu'est la véritable réponse à ce déficit de sens et d'espoir que ressent un si grand nombre de nos concitoyens.

Malheureusement, la marche du monde et votre politique ne se dirigent pas dans cette direction. C'est bien pourquoi je parlais de diversion à propos de votre projet de loi.

Vous me permettrez d'achever ce propos en citant un passage de Karl Marx dans Critique de la philosophie du droit de Hegel. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.- « Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste.)

J'entends qu'on ricane, à ma droite ! Pourtant, je trouve le texte que je vais vous lire admirable, et je le conserve comme un trésor dans un coin de ma mémoire. Même s'il ne vous intéresse pas, (« Mais si ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.), écoutez-le cependant : « La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. » Et encore, ce passage sublime, au sens étymologique du terme : « La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. »

Je vous invite à méditer sur l'actualité de cette pensée, souvent caricaturée car on croit la résumer dans la formule banalisée selon laquelle la religion serait « l'opium du peuple ». (« Très bien ! » sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains et du groupe socialiste.)

M. René Dosière. C'est trop réducteur !

M. Georges Hage. Votre projet de loi, monsieur le ministre, avec ses trois articles, est une diversion, je le répète, et une diversion dérisoire. En outre, procédant précisément de « l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit », il traite de ce fait social d'une manière inadéquate.

C'est pourquoi je ne voterai pas pour ce projet de loi, je ne voterai pas contre, je ne m'abstiendrai pas non plus : je ne participerai pas au vote. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains et sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

M. Jean Glavany. Applaudissez notre doyen, au moins par principe !

M. le président. La parole est à M. Gérard Léonard.

M. Gérard Léonard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est avec une certaine émotion que je parle après le président Hage. Depuis que je suis entré à l'Assemblée, en 1986, si je ne partage pas toujours ses idées, je respecte infiniment ses convictions et sa fidélité à ses engagements. Voilà qui me donne l'occasion de dire qu'il est une conception un peu galvaudée de la politique qui oublie que lorsqu'on s'engage au service de son pays, c'est qu'on a un idéal et des convictions et qu'on veut les servir, et ce quels qu'ils soient. (« Très bien ! » sur de nombreux bancs.)

Le débat qui nous retient aujourd'hui est, chacun en conviendra, particulièrement sensible, mais il revient en fait à se poser deux questions et à tenter d'y répondre : faut-il ou non légiférer sur le port des signes religieux - ou autres, disent certains - dans les établissements scolaires publics, ou autres ? Et si oui, quel champ et quelle rigueur donner à la loi ?

La question de savoir s'il faut légiférer ne relève pas uniquement de considérations d'opportunité. Le choix d'en appeler à la norme législative est aussi et surtout, en tout cas à mes yeux, dicté par la vision que nous avons des valeurs républicaines qui fondent nos institutions, et plus précisément, par l'attachement qu'à l'aube du troisième millénaire nous conservons aux principes de la République dont la laïcité est un des grands piliers.

Car, au fond, c'est bien de cela qu'il s'agit.

Si nous pensons que la laïcité est une composante essentielle du pacte républicain, comment accepter qu'elle puisse être bafouée dans le creuset citoyen par excellence que représente l'école ?

Comment, sous prétexte de ne pas attiser les passions et d'éviter les conflits, céder peu ou prou sur le principe, ce qui équivaudrait à y renoncer à terme et finalement à renier le modèle républicain français ? (« Très bien ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Si notre assemblée a éprouvé le besoin de créer une mission d'information, si le Président de la République a souhaité recueillir les réflexions et propositions d'une « commission de sages » présidée par Bernard Stasi, c'est que les responsables institutionnels, comme beaucoup d'observateurs et d'acteurs de terrain, ont pris conscience, face aux réalités nouvelles, des risques de fragilisation que les coups de boutoir répétés portés à la laïcité font courir à nos valeurs républicaines.

La situation a considérablement évolué depuis la doctrine forgée par le Conseil d'Etat en 1989.

Est éloquent à cet égard le changement d'opinion de ceux qui, au départ hostiles à la loi, en sont aujourd'hui des partisans sinon enthousiastes, à tout le moins résignés.

Je ne m'étendrai pas sur la nature des changements survenus qui ont conduit à ces évolutions. Ils ont été clairement et parfaitement exposés par M. le Premier ministre, par vous, monsieur le ministre, et par plusieurs orateurs qui se sont succédé à cette tribune, au premier rang desquels vous ne m'en voudrez pas de placer le président de la commission des lois, Pascal Clément, qui nous a présenté un rapport d'une grande qualité, à la hauteur du sujet traité.

Tout à la fois fidèle à la philosophie républicaine qui sous-tend nos institutions, humaniste respectueux des croyances de chacun, juriste rigoureux analysant avec finesse et justesse la signification et la portée du droit à appliquer en la matière, il a produit un rapport qui fait honneur à la représentation nationale.

M. Jean Glavany. N'est-ce pas un peu trop ?

M. Gérard Léonard. Je suis sûr que vous partagez cette opinion ! Et M. Dosière, qui appartient à la commission des lois, contrairement à M. Glavany, est prêt à m'applaudir !

M. Jean Glavany. Si on en venait au fond !

M. Gérard Léonard. J'y arrive !

L'idée majeure qui ressort de ces interventions est simple et devrait recueillir un large consensus sur les bancs de notre assemblée, comme c'est déjà le cas dans l'opinion publique : certains comportements exprimant un attachement religieux prosélyte ne sont pas compatibles avec l'exigence de laïcité dans les établissements scolaires, une exigence qui n'est au fond que la traduction du principe d'égalité inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et posé dans l'article 1er de notre Constitution.

République laïque, la France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion ». Ni plus, ni moins. Ni plus car la République « respecte les croyances » - article 1er de la Constitution -, ni moins car les croyances relevant de l'ordre privé ne sauraient s'imposer à elle. Il ne saurait être question, en particulier, de violer le principe de l'égalité des droits des femmes et des hommes dans tous les domaines, un droit qui, le rappelle le préambule de la Constitution de 1946, doit être garanti par la loi.

Ainsi, nous y sommes, mes chers collègues : il appartient à la loi de garantir les libertés, certes, mais aussi l'égalité dont, je le répète, la laïcité est une expression forte, ces différents éléments étant d'ailleurs indissociables, excluant les déséquilibres au détriment de l'un ou de l'autre qui risqueraient d'en ébranler les fondements.

Oui, le Président de la République a eu raison de le proclamer solennellement : « Ne rien faire serait irresponsable, ce serait une faute. [...] Ce serait laisser ouverte la voie au communautarisme. »

La nécessité de légiférer en ce domaine étant aujourd'hui largement partagée, reste à en définir les modalités.

Il serait fort regrettable, c'est un euphémisme, qu'étant d'accord sur le principe, nous nous divisions sur sa mise en œuvre.

Notre démarche républicaine s'en trouverait amoindrie, ce qui serait, en raison du trouble créé, des doutes entretenus sur notre détermination, certainement perçu comme un aveu de faiblesse, contraire à l'objectif visé et, à la limite, contreproductif .

Comme l'a très bien dit Pascal Clément, « cette loi doit être le drapeau de tous les républicains ». (Murmures sur les bancs du groupe socialiste.) Sans doute ne pouvez-vous pas comprendre !

Pourtant, si j'en juge par l'excellent climat qui a régné pendant les travaux de la commission des lois, nous n'en sommes pas loin.

Au fond, ce qui nous sépare encore n'est pas d'ordre idéologique ou philosophique, à moins de vouloir ressusciter certaines guerres d'un autre temps où une certaine laïcité, qui était avant tout un sentiment antireligieux, se heurtait à une confession parfois nostalgique de ses pouvoirs cléricaux anciens.

M. Jean Glavany. Nous nageons en pleine confusion depuis le début !

M. Gérard Léonard. Ayant dépassé ces querelles d'un autre âge - chacun en conviendra -, notre laïcité, en quelque sorte apaisée, reconnaît la légitimité des croyances, la liberté de leur expression.

M. Jean-Pierre Blazy. Qu'est-ce que ça veut dire ?

M. Gérard Léonard. Cela veut dire qu'on ne se tape plus dessus ! (Rires.) Nous ne sommes plus en 1905.

Notre laïcité reconnaît la légitimité des croyances, la liberté de leur expression, dans les limites du respect des principes énoncés dans la Constitution.

Dans cet esprit, la rédaction du projet de la loi, qui reprend les termes retenus par la commission Stasi, semble la plus conforme à cette double exigence et à l'équilibre qu'elle impose, même si, à première vue, le caractère « visible » des signes religieux paraît plus clair et plus « pratique » (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste) que le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse.

M. Jean-Pierre Blazy. C'est un aveu !

M. Gérard Léonard. En réalité, comme le président Clément l'a rigoureusement démontré, la première option retenue par la mission d'information de notre assemblée, au-delà des grands mérites de son travail, se heurte à de sérieux risques d'inconstitutionnalité...

M. Jean Glavany. Absolument pas ! Il ne suffit pas de le dire : démontrez-le !

M. le président. Mes chers collègues, laissez l'orateur s'exprimer !

M. Gérard Léonard. ...qu'il serait imprudent de courir, compte tenu de la gravité du sujet. Imaginons une seconde l'effet que produirait une annulation du texte par le Conseil constitutionnel.

M. Jean Glavany. A la suite d'un recours déposé par qui ?

M. Gérard Léonard. J'y vois un autre inconvénient non négligeable, celui d'être perçu comme une agression contre les croyances religieuses, au travers de l'exclusion des signes distinctifs d'appartenance.

Les réactions quasi unanimes des représentants des différentes religions attestent du danger d'une perception erronée de notre action républicaine.

Une telle perception de notre prise de responsabilité, qui y verrait une stigmatisation des pratiques religieuses, serait contraire à la signification proposée de la laïcité telle qu'elle est consacrée dans nos textes fondamentaux et irait à l'encontre du but visé : le respect du principe républicain, dans un esprit permanent d'apaisement et d'ouverture.

M. Pascal Clément, président de la commission. Tout à fait !

M. Gérard Léonard. Tous les orateurs qui se sont succédé à cette tribune l'ont rappelé.

C'est bien dans cet esprit d'ouverture et d'apaisement, qui participe de la philosophie du texte, que j'ai déposé un amendement faisant obligation, avant toute sanction, de recourir à la concertation et au dialogue, obligation inscrite dans les règlements intérieurs des lycées et collèges.

Notre collègue René Dosière, du groupe socialiste, ayant déposé un amendement dans le même sens, nous sommes aisément parvenus, sous la houlette éclairée du président de la commission des lois (Exclamations et rires sur les bancs du groupe socialiste) à une rédaction commune.

M. Jean-Pierre Blazy. C'est un excellent président !

M. Gérard Léonard. Je ne suis pas inscrit au parti socialiste, je fais seulement partie de la commission des lois !

M. Jean Glavany. Venons-en au fait !

M. Gérard Léonard. Je suis heureux qu'un tel amendement ait été adopté par notre commission, car il en complète positivement le dispositif principal.

Mes chers collègues, soyons convaincus de la très grande importance que revêtira notre vote. La force de notre message en dépend.

Nous savons qu'il dépasse largement les termes du projet que nous examinons, puisqu'il s'agit d'une réaffirmation solennelle de notre attachement aux principes républicains.

Il ne réglera pas toutes les questions qui se posent quant à l'avenir de ces principes dans leurs diverses expressions et il nous faudra certainement en débattre à nouveau dans cette enceinte.

Je suis pour ma part très favorable, comme d'autres orateurs, à une réflexion approfondie débouchant sur un texte embrassant l'ensemble des règles, des droits et devoirs, individuels et collectifs, dictés par la valeur républicaine de la laïcité.

Ce texte dont nous débattons ne devrait être qu'une étape, importante certes, décisive sans doute, mais une étape seulement, de ce qui pourrait constituer la rédaction d'un nouveau « code de la laïcité », comme l'a préconisé notre collègue François Baroin. Mais nous ne pouvons progresser dans ce sens que si nous réussissons à franchir cette étape décisive dans l'élaboration de la loi. C'est une lourde responsabilité.

Sans vouloir en exagérer l'importance ou en exalter la portée, cette étape n'est pas simplement une nouvelle mesure technique, comme certains aimeraient à le faire croire. C'est en réalité un pas considérable dans la démarche républicaine qui, historiquement, s'impose à nous, et nous oblige ardemment. Mes chers collègues, je suis certain que nous saurons nous en montrer dignes. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Yves Durand.

M. Yves Durand. Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames, messieurs les députés, tous mes collègues socialistes l'ont affirmé, une loi est nécessaire. Mais débattons-nous aujourd'hui d'un projet de loi sur le principe même de laïcité ? Evidemment non ! La laïcité est un des fondements de notre République. Elle est inscrite comme telle dans notre Constitution. Après un long combat, la liberté de conscience, qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire, d'exprimer publiquement sa croyance ou sa non-croyance, l'a emporté sur tous les cléricalismes.

Depuis 1905, l'équilibre construit par la loi de séparation des églises et de l'Etat, sous l'impulsion de Jean Jaurès et d'Aristide Briand, a permis à chacun de vivre en toute sécurité la foi, ou l'absence de foi, qu'il a librement choisie.

Parce qu'elle sépare la sphère publique de la sphère privée, et donc religieuse, la République veut ne reconnaître aucun culte pour pouvoir les connaître tous.

La laïcité est aujourd'hui un fait qu'il nous convient d'appliquer.

N'engageons donc pas un faux débat autour de ce projet de loi : il ne s'agit pas d'un texte sur le principe de laïcité, mais d'un outil juridique qu'il apparaît nécessaire de donner aux équipes éducatives, et notamment aux chefs d'établissement, après que l'avis donné par le Conseil d'Etat en 1989 a montré son inefficacité dans ce domaine.

On a pu croire à cette époque que les décisions des conseils de discipline dans les établissements avaient suffisamment de force pour convaincre. La tension grandissante à l'intérieur des lycées et des collèges montre aujourd'hui qu'il n'en est rien et qu'il est nécessaire d'apporter aux décisions des chefs d'établissement la force de la loi. Le but de ce texte est donc bien uniquement d'apporter aux enseignants une sécurité juridique.

En cela, on ne peut que regretter que le titre du projet de loi, incluant le mot « laïcité », la présentation qui en a été faite et les commentaires qui l'ont accompagnée, aient provoqué une certaine confusion quant à son objet. Voilà pourquoi le groupe socialiste a déposé un amendement tendant à modifier le titre du projet de loi. Il ne s'agit pas là que d'un problème sémantique : cet amendement tend à clarifier notre volonté et à limiter le champ de la loi à son objet précis.

En revanche, il s'agit bien d'un texte sur l'école et sur la conception que nous nous en faisons. En effet, si la mission de l'école n'est que de transmettre les croyances et les conceptions des parents, si l'école n'est que le lieu d'apprentissage du respect des traditions ancestrales, reproduisant les mêmes schémas de pensée, de génération en génération, si nous n'assignons que ce rôle à l'école, il n'est nul besoin de demander à un élève de garder pour lui, dans son intimité, l'expression d'un choix religieux qu'il n'a d'ailleurs, en général, pas encore pu faire en conscience.

Par contre, si la nation exige de son école qu'elle soit le lieu du libre examen, du rejet de tout a priori, le lieu privilégié de l'apprentissage de l'esprit critique et de la liberté de conscience, alors, oui, mes chers collègues, nous avons raison de demander aux élèves et à leurs familles de laisser tout signe religieux à la porte de l'école. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste.)

C'est parce que, au-delà de la liberté des adultes, il y a une liberté en construction, celle de l'enfant - l'adulte de demain - que cette exigence s'impose à l'école laïque.

Cette exigence ne porte nullement atteinte à la liberté religieuse, comme certains ont voulu le faire croire, parce que l'école n'est pas un lieu public comme les autres.

M. Jean-Pierre Blazy. C'est vrai !

M. Yves Durand. L'école ne peut être le terrain d'affrontements entre des opinions et des croyances argumentées et mûrement réfléchies, parce que choisies librement par des adultes responsables. Au contraire, elle doit demeurer un espace protégé où la neutralité permet à l'enfant, puis au jeune, de se forger lui-même, avec l'aide des enseignants, sa propre part de vérité, même si elle contredit celle de son milieu d'origine.

Ainsi, dans cette conception laïque de l'école, le port visible d'un insigne religieux est contraire à la liberté de choisir sa propre croyance pour deux raisons : d'abord, parce qu'elle peut provoquer chez d'autres élèves, en retour, la même volonté d'affirmer leur propre croyance religieuse et leur propre identité culturelle, éventuellement contre les autres. La classe se transformerait alors très vite en une mosaïque de communautés religieuses dont l'affirmation identitaire interdirait inexorablement l'expression de la liberté individuelle.

Mais surtout, afficher d'une manière visible un signe religieux à l'école signifie qu'a priori on appartient à une communauté de croyance et que rien ne pourra remettre en cause cette opinion. Ainsi, en portant un signe religieux, avant même d'entrer en classe, l'élève prévient en quelque sorte le maître que peu importe son enseignement, puisque aucune invitation au libre examen, aucune démarche d'esprit critique n'y fera rien : son choix a déjà été tranché, c'est pourquoi, d'ailleurs, il tient à l'afficher.

Accepter le port visible d'insignes d'appartenance religieuse à l'école constituerait une négation de la définition même de l'éducation, qui est d'extraire la personne de ses conditions d'origine pour lui permettre de construire son propre libre arbitre.

Certes, la tâche éducative est compliquée. Elle demande à être exprimée avec clarté et simplicité et à être appliquée dans un souci permanent d'égalité. Tout ce qui pourra faire croire que l'on désigne une religion plutôt qu'une autre irait à l'encontre du principe même de laïcité et serait perçu comme la stigmatisation d'une communauté, provoquant du même coup repli sur soi et dérive intégriste.

Aussi souhaitons-nous reprendre l'adjectif « visible », proposé par la quasi-unanimité des députés qui ont participé à la mission présidée par Jean-Louis Debré. L'adverbe « ostensiblement », auquel on ajoute, dans votre texte, le mot « tenues », peut faire croire qu'on pointe le seul voile.

M. Gérard Léonard. Mais non !

M. Yves Durand. Il est d'ailleurs, hélas, significatif que la presse et l'opinion publique dans sa grande majorité considèrent que nous légiférons contre le voile.

M. Gérard Léonard. C'est l'idée que vous entretenez !

M. Yves Durand. Si nous ne parvenons pas à rectifier, aux yeux de l'ensemble des Français, le sens véritable de notre démarche, qui doit s'adresser à tous et non pas aux seuls musulmans, cette loi aboutira au résultat inverse de celui recherché.

Pour être comprise, la loi doit être claire et simple. Pour être admise, elle doit être expliquée, et d'abord à ceux à qui elle s'adresse. Son application ne peut pas tomber comme un couperet sanctionnant une faute, sans avoir été précédée du dialogue et de la pédagogie. La laïcité et la tolérance ne sont pas des valeurs innées, et c'est aussi à l'école de les inculquer, puis de les faire vivre au quotidien.

L'honneur de l'école laïque est d'accueillir et de rassembler ; elle n'est ni de diviser, ni d'exclure. L'école ne peut se résoudre à rejeter un jeune au motif qu'il n'applique pas des règles qu'il ne connaît pas et dont il ne perçoit pas au premier abord le sens, sans avoir usé au préalable de tous les efforts d'explication. C'est à l'école elle-même de faire partager à tous ceux qui la fréquentent, soit pour la servir, soit pour en bénéficier, le sens de sa mission et la valeur de son engagement.

Une sanction non comprise sera toujours ressentie comme une brimade par celui qui la subit. Le sentiment d'exclusion que connaîtrait l'élève exclu de son établissement rejaillirait vite sur l'ensemble de la communauté à laquelle il appartient, avec les conséquences que l'on imagine sur le développement du repli communautariste.

Avant de sanctionner, il faut d'abord expliquer, d'abord éduquer à la citoyenneté et à la laïcité. La commission Stasi a formulé des préconisations dans ce sens. Bien sûr, si toutes les formes de pédagogie ont échoué, si l'élève et sa famille marquent la volonté de s'extraire eux-mêmes de la règle commune, la sanction devient indispensable. Mais parce qu'elle aura utilisé toutes les voies du dialogue et épuisé les ressources de la pédagogie, ce n'est plus l'école qui exclut, mais l'élève et sa famille qui s'excluent d'eux-mêmes d'une école qui a tout tenté pour l'accueillir.

Voilà pourquoi nous avons déposé un amendement faisant leur part, dans la loi, à la discussion et à la pédagogie.

Le Premier ministre a accepté hier de prendre en compte cet amendement et je m'en réjouis. Mais ce n'est pas là pour nous une simple clause de style et cela ne peut pas être pour le Gouvernement seulement un beau geste à l'égard de l'opposition. Cet amendement doit être pour nous tous un engagement, celui de faire vivre la laïcité, et cette exigence ne s'arrête pas au seul vote d'une loi.

M. Pascal Clément, président de la commission, rapporteur. C'est exact !

M. Yves Durand. Car faire vivre la laïcité, c'est en faire comprendre le sens. N'en doutez pas, mes chers collègues : cette phase de dialogue et de pédagogie, que vous avez accepté de prévoir dans la loi, sera pour nous l'occasion de répondre aux interrogations des jeunes, qui vivent trop souvent les inégalités comme une atteinte à ces valeurs de la République que par ailleurs nous proclamons.

Il serait donc mortel pour la laïcité que nous cherchions à imposer celle-ci en oubliant la question sociale, celle de l'égalité, sans laquelle il ne peut exister de véritable liberté de choix.

C'est pourquoi nous ne pouvons extraire la discussion de votre projet de loi de son contexte social.

La laïcité, c'est avant tout la possibilité offerte à chacun de disposer librement de sa vie et de construire son propre destin comme il le veut.

La laïcité, c'est la volonté de donner à chaque petite Française, à chaque petit Français, la même chance de réussite, quelle que soit son origine ou sa religion.

La laïcité, c'est la lutte inlassable contre les discriminations, d'où qu'elles viennent, et d'abord 1es discriminations devant le savoir.

Or il faut bien avouer, sans esprit polémique, que la politique que vous menez, notamment en matière d'éducation, ne va pas dans le sens de cette lutte, tant s'en faut.

M. Jean Glavany. C'est le moins qu'on puisse dire !

M. Yves Durand. Lutter contre les discriminations exige de bâtir une école d'où chacun serait assuré de sortir avec, soit une qualification, soit ce socle commun de connaissances qui tend à dégager l'universel à partir de la culture d'origine. Cela implique que l'obligation scolaire s'applique à tous les jeunes sans distinction et donc que l'on refuse d'exclure prématurément certains élèves du système scolaire sous le prétexte - avancé dans de récents discours ministériels - qu'ils ne seraient pas faits pour poursuivre des études.

Lutter contre les discriminations revient à élaborer une vraie pédagogie de la réussite en donnant aux enseignants les moyens de prendre en compte non seulement les capacités scolaires de l'élève, mais aussi son histoire et son environnement, afin d'offrir à tous les mêmes chances de bâtir son projet de vie.

Lutter contre les discriminations, c'est consacrer plus de moyens à ceux qui en ont le plus besoin. C'est par exemple affecter, dans certaines écoles, plus de maîtres qu'il n'existe de classes, afin de permettre un suivi personnalisé des élèves qui décrochent, surtout s'ils ne peuvent recevoir une aide de la part de leur famille.

Enfin, la lutte contre les discriminations mérite mieux et plus qu'un simple débat programmé à la faveur d'une niche parlementaire opportunément placée le matin même du vote solennel de ce projet de loi.

Défendre la laïcité, c'est d'abord lutter contre les injustices sociales, parce que ce sont bien elles qui nourrissent le communautarisme...

M. Jean-Pierre Blazy. Absolument !

M. Yves Durand. ...et le repli identitaire, qu'il faut légitimement combattre.

M. Jean-Pierre Blazy. Très bien !

M. Yves Durand. On peut expliquer à un adolescent ou à une jeune fille que l'école constitue pour eux, comme pour tous leurs camarades, un moyen de réussite, une voie d'émancipation ; mais comment exiger qu'ils ôtent les signes de leur appartenance religieuse quand ils entrent à l'école alors que, dans le même temps, ils constatent que les voies d'excellence leur sont fermées, qu'ils sont confinés dans des collèges ghettos, des collèges qui correspondent d'ailleurs aux ghettos qu'ils habitent eux-mêmes, des collèges que fuient les autres élèves, ceux dont les parents exploitent le filon des dérogations pour échapper à une carte scolaire trop souvent vécue comme une punition ? Comment leur faire comprendre que la laïcité, si elle doit quelquefois interdire, est aussi, pour eux, la laïcité qui émancipe ?

L'exigence de respect des règles communes nous impose, à nous qui devons les rappeler aujourd'hui, une aussi grande exigence à l'égard du respect des droits, à commencer par le droit à l'égalité devant les savoirs. Nous commettrions en effet une grave erreur si nous pensions avoir répondu par cette loi à la soif d'égalité et de reconnaissance de tous ces jeunes à qui nous demandons aujourd'hui de respecter nos règles. Ce texte nous impose d'ouvrir le plus vite possible les portes de l'intégration à ceux qui se sentent exclus.

Nous voulons aujourd'hui, par cette loi, renforcer la laïcité à l'école. Mais nous n'y parviendrons réellement que si nous savons aussi la faire aimer. C'est habités de cette exigence d'égalité que nous abordons ce débat. Il dépend de vous d'y répondre, monsieur le ministre. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Jean Glavany. Voilà un député qui sait de quoi il parle !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. Puis-je demander une brève suspension de séance, monsieur le président ?

M. le président. Certainement, monsieur le ministre, elle est même de droit.

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures cinq, est reprise à dix-neuf heures quinze.)

M. le président. La séance est reprise.

La parole est à Mme Martine David.

Mme Martine David. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sans doute le débat qui nous réunit aujourd'hui aurait-il dû intervenir plus tôt, car j'ai le sentiment que certains conflits, affrontements, incompréhensions, et même certains mauvais coups ne se seraient pas produits aussi facilement.

La question est désormais à l'ordre du jour. Elle a occasionné de longues discussions, des auditions riches et variées, un travail sérieux de la part des groupes parlementaires, de la mission d'information parlementaire, et, parallèlement, de la commission Stasi. Ce temps donné à la concertation et la volonté d'un grand nombre d'entre nous de dépasser les présupposés me permettent de croire très sincèrement à la possibilité de parvenir à une loi équilibrée et juste.

Certes, nous entendons l'agitation de ces dernières semaines, les passions, les manifestations de tous ordres. C'est la démocratie. Et je suis persuadée que ce débat peut justement nous permettre de faire comprendre, y compris à tous ceux qui, objectivement, doutent, que la laïcité est une chance pour tous car respectueuse de chacun.

De fait, la défense des valeurs qui fondent la laïcité dans les enceintes scolaires ne saurait être parasitée par un quelconque calcul politique. Il nous incombe donc de parvenir à une loi qui illustre clairement notre attachement commun au principe de neutralité de l'école. Nous devons la rétablir dans son rôle de creuset laïque qui est au cœur du vivre ensemble dans la République, avec le souci constant que la représentation nationale soit associée à un projet plus global : lutte contre le communautarisme, réhabilitation du modèle républicain et laïque d'intégration.

Ce nécessaire effort d'écoute et d'ouverture, le groupe socialiste l'a indéniablement mené, et il est prêt à approuver un texte de loi qui apporterait certaines garanties.

M. Gérard Léonard. C'est fait !

Mme Martine David. D'abord circonspects, pour certains d'entre nous, sur la nécessité d'une loi, nous nous sommes collectivement ralliés à cette idée afin de donner aux équipes éducatives un appui juridique rigoureux. Seule référence en la matière, l'avis du Conseil d'Etat de 1989, tout équilibré qu'il ait pu être, s'est révélé insuffisant face à des revendications de plus en plus virulentes. Ainsi, si les litiges ne sont pas forcément plus nombreux, ils traduisent l'émergence d'un courant intégriste qui instrumentalise la question à des fins politiques. Dès lors, tous les républicains, y compris un grand nombre de musulmans de ce pays, conviennent aujourd'hui de la pertinence d'une loi spécifique à cette question du port de signes religieux à l'école pour faire cesser des dérives inacceptables.

Les six derniers mois ont mis en évidence une autre exigence : cette loi doit avoir une portée générale afin de ne pas stigmatiser telle ou telle religion. Il convient donc d'interdire tous les signes religieux et de montrer que la république laïque ne favorise aucun culte et permet à chacun des membres de la communauté nationale de pratiquer personnellement la religion de son choix. Les Français et les résidents étrangers de confession musulmane aspirent à ne pas être mis à l'écart. Pour eux aussi, la laïcité est un gage de la liberté de conscience et l'assurance que l'islam a sa place dans la République.

Troisième élément indispensable, la clarté. Nous avons fortement ressenti le désarroi des enseignants quand nous les avons auditionnés dans le cadre de la mission d'information parlementaire. Ils demandaient un cadre juridique clair et utile. Pour cette raison, j'insiste à mon tour pour que le terme « visible » soit retenu, car il me paraît beaucoup moins susceptible d'être interprété, d'être source de contentieux. « Ostensible » indique une intention, ce qui, inévitablement, induira une large part de subjectivité pour apprécier tel ou tel cas. (« Bien sûr ! » sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

J'ajoute que je ne suis pas convaincu par les arguments faisant état de contradictions avec la Déclaration des droits de l'homme car j'ai en mémoire les propos tenus à l'automne dernier par M. Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme, qui indiquait que les Etats ont toute latitude pour organiser leurs rapports aux religions, pourvu que ceux-ci soient prévus par la loi.

Plusieurs députés du groupe socialiste. Absolument !

Mme Martine David. Ne prenons pas le risque de légiférer pour rien, d'être à nouveau confrontés dans un proche avenir à des contentieux résultant d'une inefficacité législative. Notre discrédit serait alors sévère. Prenons au moins, comme le préconisait Jean Glavany tout à l'heure, la précaution d'inscrire dans la loi un rendez-vous bilan pour évaluer et, éventuellement, corriger.

Quatrième nécessité la pédagogie. Pour être comprise par tous et plus précisément par tous les jeunes citoyens en formation, cette loi doit prévoir une phase de médiation, de persuasion. Beaucoup a déjà été fait, notamment par Mme Cherifi, mais aussi par les enseignants et les chefs d'établissement qui, au fil des années, grâce à leur volonté de dialogue, ont bien souvent permis la compréhension, l'apaisement, et évité des situations définitives d'exclusion. Je me réjouis que cette notion soit désormais un objet de consensus et puisse être inscrite dans la loi.

Ce souci pédagogique passe également par un enseignement accru de la laïcité à l'école. Ainsi, de la sensibilisation obligatoire des futurs maîtres au sein des IUFM à des enseignements spécifiques en passant par l'adoption d'une charte solennelle de la citoyenneté et de la laïcité, il faut réfléchir à de nombreux efforts en ce sens.

Enfin, un élément essentiel doit, je pense, être présent à notre esprit, c'est le combat pour l'égalité entre les femmes et les hommes. En effet, je considère très sincèrement que certains signes religieux, et plus précisément le voile, constituent une véritable injure faite aux femmes. Ils renvoient à un statut juridique et social mineur que nous ne pouvons cautionner.

Je partage les propos de l'essayiste Mme Liliane Kandel : « Le foulard est aujourd'hui, pour des millions d'êtres humains, un signe de contrainte, de violence, souvent de terreur. » Et elle ajoute : « Dans l'hexagone, de plus en plus souvent, c'est pour se protéger des agressions que de nombreuses jeunes musulmanes se résignent à porter le foulard. Et c'est aussi parce que les unes s'y soumettent, ou y adhèrent, que celles qui le refusent sont systématiquement harcelées, humiliées. »

Je déplore, avec un grand nombre de mes collègues, que l'égalité entre les femmes et les hommes progresse si lentement dans notre pays. Des lois courageuses contre les discriminations font peu à peu évoluer les choses dans le bon sens. Je ne comprendrais pas que, dans ce cas, nous renoncions à ces avancées au nom de la reconnaissance de communautarismes liberticides.

Non, la pudeur n'oblige pas la femme à masquer son visage ou sa chevelure, elle n'est pas une calculatrice tentatrice qui doit être soumise au confort moral de l'homme. Faut-il rappeler qu'il existe dans la tradition de l'islam des régions ou des mouvements qui préconisent le dévoilement des femmes ? Je ne me résoudrai pas à accepter que des petites filles intériorisent dès leur plus jeune âge une supposée infériorité du sexe féminin. (Applaudissements sur de nombreux bancs.)

Mes chers collègues, nous avons sans nul doute été trop confiants, nous avons cru que la laïcité était intouchable, qu'elle était un bien acquis et qu'elle continuerait à s'imposer d'elle-même. Hélas ! coups de canif après petites entorses, elle s'est fragilisée. Il est de notre responsabilité de nous la réapproprier, de l'enseigner à nouveau, de la faire valoir. Cette loi peut constituer un outil de réhabilitation de la laïcité, non pas le seul bien sûr, mais quoi de plus symbolique que de commencer par l'école ? Prouvons ensemble que la laïcité n'est pas interdiction mais tolérance et liberté pour chacun, et que l'école constitue un lieu privilégié de son exercice. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

3

ORDRE DU JOUR DE LA PROCHAINE SEANCE

M. le président. Ce soir, à vingt et une heures trente, deuxième séance publique :

Suite de la discussion du projet de loi, n° 1378, relatif à l'application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics :

M. Pascal Clément, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République (rapport n° 1381),

M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales (rapport n° 1382).

La séance est levée.

(La séance est levée à dix-neuf heures vingt-cinq.)

      Le Directeur du service du compte rendu intégral de l'Assemblée nationale,

      jean pinchot