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N° 1004

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 3 juillet 2003.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR  (1)
LA GESTION DES ENTREPRISES PUBLIQUES
AFIN D'AMÉLIORER LE SYSTÈME DE PRISE DE DÉCISION

Président

M. Philippe DOUSTE-BLAZY,

Rapporteur

M. Michel DIEFENBACHER,

Députés.

--

TOME II

AUDITIONS

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Secteur public.

La commission d'enquête sur la gestion des entreprises publiques afin d'améliorer le système de prise de décision est composée de : M. Philippe Douste-Blazy, Président ; MM. Jean-Pierre Balligand, Charles de Courson, Vice-présidents ; MM. Christian Philip, Jean-Claude Sandrier, Secrétaires ; M. Michel Diefenbacher, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Claude Bartolone, Jacques Briat, François Brottes, Dominique Caillaud, Jérôme Chartier, Pierre Ducout, Jean Gaubert, Mme Nathalie Gautier, MM. Louis Giscard d'Estaing, François Goulard, Alain Gouriou, Sébastien Huyghe, Alain Joyandet, Jean-Marie Le Guen, Jean-Claude Lenoir, Hervé Mariton, Jacques Masdeu-Arus, Jean-Pierre Nicolas, Robert Pandraud, Nicolas Perruchot, Xavier de Roux, Alfred Trassy-Paillogues.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

- Audition de M. Elie COHEN, directeur de recherche au CNRS
(25 février 2003)

- Audition de M. René BARBIER de La SERRE (4 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Gabriel GALET, Yves JEGOUREL, Vincent de La BACHELERIE, Edouard SALUSTRO, Jean-Michel CHARPENTIER et Guy STIEVENART, commissaires aux comptes de France Télécom
(18 mars 2003)

- Audition de M. Jean-Louis VINCIGUERRA, ancien directeur financier de France Télécom (18 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean SIMONIN, Marcel ROULET et
François GRAPPOTTE, membres du conseil d'administration de France Télécom (25 mars 2003)

- Audition de M. Michel BON, ancien Président de France Télécom
(25 mars 2003)

2ème partie

- Audition conjointe de Mme Claire NOURRY, MM. Patrick GOUNELLE, Jean-Louis LEBRUN, Guy ISIMAT-MIRIN, Philippe VASSOR et Amadou RAIMI, commissaires aux comptes d'EDF (1er avril 2003)

- Audition de M. Jean-Michel CHARPIN, Président du comité d'audit d'EDF
(1er avril 2003)

- Audition conjointe de Mmes Michèle ROUSSEAU, commissaire du gouvernement à EDF, et Jeanne SEYVET, commissaire du gouvernement à France Télécom (8 avril 2003)

- Audition conjointe de Mme Catherine NEDELEC, MM. Alain MARTIN et Jean-Marc MAUCHAUFFEE, représentants des salariés au conseil d'administration d'EDF (8 avril 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean-Pierre JOUYET, directeur du Trésor et Nicolas JACHIET, ancien chef du service des participations financières
(29 avril 2003)

- Audition de M. François AILLERET, ancien Président d'EDF International
(29 avril 2003)

3ème partie

- Audition de M. Edmond ALPHANDERY, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien Président d'EDF (6 mai 2003)

- Audition de M. Jean-Paul BAILLY, Président de La Poste (13 mai 2003)

- Audition de M. Daniel LEBEGUE, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (13 mai 2003)

- Audition conjointe de MM. François ROUSSELY, Président d'EDF et Jacques CHAUVIN, ancien directeur financier d'EDF (20 mai 2003)

- Audition des principaux syndicats et confédérations syndicales (21 mai 2003)
CFDT
CGT
FO
Sud PTT

4ème partie

- Audition de M. Martin VIAL, ancien Président de La Poste (27 mai 2003)

- Audition de M. Marc TESSIER, Président de France Télévisions (27 mai 2003)

- Audition de M. Dominique STRAUSS-KAHN, ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (28 mai 2003)

- Audition de M. Louis GALLOIS, Président de la SNCF (3 juin 2003)

- Audition de M. Thierry BRETON, Président Directeur Général de France Télécom (4 juin 2003)

- Audition de M. Mario MONTI, Commissaire européen chargé de la concurrence (10 juin 2003)

- Audition de M. Francis MER, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (11 juin 2003)

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Audition de M. Elie COHEN, directeur de recherche au CNRS
(25 février 2003)

- Audition de M. René BARBIER de La SERRE (4 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Gabriel GALET, Yves JEGOUREL, Vincent de La BACHELERIE, Edouard SALUSTRO, Jean-Michel CHARPENTIER et Guy STIEVENART, commissaires aux comptes de France Télécom
(18 mars 2003)

- Audition de M. Jean-Louis VINCIGUERRA, ancien directeur financier de France Télécom (18 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean SIMONIN, Marcel ROULET et
François GRAPPOTTE, membres du conseil d'administration de France Télécom (25 mars 2003)

- Audition de M. Michel BON, ancien Président de France Télécom
(25 mars 2003)

- 2ème partie

- Audition conjointe de Mme Claire NOURRY, MM. Patrick GOUNELLE, Jean-Louis LEBRUN, Guy ISIMAT-MIRIN, Philippe VASSOR et Amadou RAIMI, commissaires aux comptes d'EDF (1er avril 2003)

- Audition de M. Jean-Michel CHARPIN, Président du comité d'audit d'EDF
(1er avril 2003)

- Audition conjointe de Mmes Michèle ROUSSEAU, commissaire du gouvernement à EDF, et Jeanne SEYVET, commissaire du gouvernement à France Télécom (8 avril 2003)

- Audition conjointe de Mme Catherine NEDELEC, MM. Alain MARTIN et Jean-Marc MAUCHAUFFEE, représentants des salariés au conseil d'administration d'EDF (8 avril 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean-Pierre JOUYET, directeur du Trésor et Nicolas JACHIET, ancien chef du service des participations financières
(29 avril 2003)

- Audition de M. François AILLERET, ancien Président d'EDF International
(29 avril 2003)

- Audition de M. Edmond ALPHANDERY, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien Président d'EDF (6 mai 2003)

- Audition de M. Jean-Paul BAILLY, Président de La Poste (13 mai 2003)

- Audition de M. Daniel LEBEGUE, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (13 mai 2003)

- Audition conjointe de MM. François ROUSSELY, Président d'EDF et Jacques CHAUVIN, ancien directeur financier d'EDF (20 mai 2003)

- Audition des principaux syndicats et confédérations syndicales (21 mai 2003)
CFDT
CGT
FO
Sud PTT

- Audition de M. Martin VIAL, ancien Président de La Poste (27 mai 2003)

- Audition de M. Marc TESSIER, Président de France Télévisions (27 mai 2003)

- Audition de M. Dominique STRAUSS-KAHN, ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (28 mai 2003)

- Audition de M. Louis GALLOIS, Président de la SNCF (3 juin 2003)

- Audition de M. Thierry BRETON, Président Directeur Général de France Télécom (4 juin 2003)

- Audition de M. Mario MONTI, Commissaire européen chargé de la concurrence (10 juin 2003)

- Audition de M. Francis MER, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (11 juin 2003)

Audition de M. Elie COHEN
Directeur de recherche au CNRS

(Extrait du procès-verbal de la séance du 25 février 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

M. Elie COHEN est introduit.

M. le Président : Mes chers collègues, après une première réunion constitutive le 12 février dernier, notre commission d'enquête entame aujourd'hui ses travaux avec l'audition de M. Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS, que je salue en votre nom à tous.

A l'occasion de notre première audition publique, je voudrais tout d'abord donner quelques mots d'explication sur les buts de notre commission, notamment sur les principes qui guideront nos travaux pendant six mois et sur lesquels tous les membres de cette commission, que j'ai l'honneur de présider, se sont accordés. Je veux indiquer en préalable que j'ai beaucoup apprécié l'ambiance générale qui a présidé aux échanges entre la majorité et l'opposition pour fixer nos principes directeurs ainsi que les questions que nous voulons poser.

D'abord un principe : le principe de transparence pour répondre à l'exigence de vérité. Un mot sur la méthode : les membres de la commission ont souhaité à l'unanimité que nos travaux fassent l'objet de la plus grande transparence possible. Nos auditions sont donc ouvertes à la presse, parce que nous souhaitons faire de cette commission le rendez-vous de la clarté et de la vérité. Rien ne doit être caché, que ce soit aux contribuables, aux actionnaires comme aux salariés.

Nous avons, en tant qu'élus, le devoir d'exercer notre contrôle, de faire la lumière sur les raisons des échecs passés, mais également des réussites, et de rendre des comptes à nos compatriotes. C'est le principe de responsabilité qui doit nous conduire à identifier les dysfonctionnements, afin de consolider nos entreprises publiques et définir une nouvelle gouvernance.

Dans quel état d'esprit allons-nous travailler ?

Comme je l'ai déjà indiqué à plusieurs reprises, il ne s'agit pas de jeter l'anathème sur telle ou telle gestion passée. Les entreprises publiques sont un élément moteur dans notre pays, je dirais presque un symbole de la réussite du « service public à la française » qui doit tant à la qualité du savoir-faire des salariés de toutes ces sociétés.

En tant que Président - et je sais que le Bureau comme l'ensemble des membres de la commission resteront vigilants sur ce point -, je veillerai à ce que nos travaux évitent deux écueils :

- céder à la facilité de critiques exacerbées qui aboutiraient, en cette période où bon nombre d'entreprises publiques ont à affronter une rude concurrence, à les mettre véritablement en péril ;

- faire preuve d'une indulgence trop grande, et presque coupable, envers les erreurs qui expliquent les difficultés financières extrêmes que connaissent ou ont connu certaines d'entre elles.

Lors de notre réunion constitutive, tous les commissaires se sont accordés sur cette méthode de travail.

C'est ainsi que la commission voudrait, au cours de ses deux premières auditions, fixer la problématique générale de ses travaux pour examiner la situation financière des entreprises publiques et déterminer, pour les éviter à l'avenir, les éventuels dysfonctionnements qui peuvent expliquer les difficultés actuelles. Cette problématique tourne autour de deux thèmes : mieux comprendre le pouvoir dans l'entreprise en analysant notamment le fonctionnement des instances dirigeantes et des organes de contrôle internes ; et mieux comprendre le pouvoir sur l'entreprise, en étudiant le rôle de l'Etat actionnaire.

Ensuite, nous nous intéresserons plus précisément à certaines entreprises publiques. Lors de notre réunion constitutive, nous avons évoqué, parmi d'autres, la situation de France Télécom et d'EDF.

Là encore, nos auditions devraient nous permettre de comprendre comment on a abouti à des difficultés financières aussi importantes. Certes, les présidents passés ou actuels des entreprises seront entendus, mais on peut songer aussi, par exemple, aux commissaires aux comptes qui ont approuvé ou émis des réserves sur les résultats. On peut penser aussi aux responsables au sein du ministère de l'Economie et des finances, quels que soient les gouvernements, qui ont, d'une manière ou d'une autre, approuvé les investissements des entreprises. Nous serons ainsi en mesure de clarifier les rapports entre l'Etat actionnaire, la tutelle publique et les directions des entreprises publiques pour définir ensemble des règles de gouvernance plus efficaces et fondées sur un esprit de responsabilité.

C'est bien cela aussi, je l'ai noté, que souhaite M. Jean-Pierre Balligand, qui est Vice-président de notre commission : fixer les questions préalables auxquelles nous voulons répondre. Autrement, six mois n'y suffiraient pas.

Le programme sera donc définitivement arrêté lors d'une prochaine réunion de Bureau que je souhaite convoquer après ces deux premières auditions. Au terme de cette réunion, notre commission aura défini les objectifs centraux qui guideront la suite de nos investigations.

M. le Président rappelle à M. Cohen que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Cohen prête serment.

M. Elie COHEN : Merci, M. le Président, de m'avoir convié à venir témoigner devant votre commission.

Pour aborder le problème posé, je partirai d'un constat, assez triste, pour en tirer quelques enseignements.

Le constat, quel est-il ? A dix ans de distance, nous avons connu deux sinistres majeurs, le Crédit Lyonnais et France Télécom. Pourquoi avons-nous connu ces sinistres et quels types d'enseignements pouvons-nous en tirer ?

Au préalable, je suis frappé du parallélisme des argumentaires qui ont été déployés dans les deux cas. Les directions des entreprises nous ont expliqué qu'elles avaient un projet particulièrement ambitieux de développement. Il s'agissait de sortir du pré carré national pour partir à la conquête de territoires nouveaux à l'international. On nous a expliqué également que, certes, l'ambition était grande, mais que le pari valait la peine d'être relevé, et que, bien entendu, les entreprises étaient équipées pour se lancer dans ce dessein et disposaient de toutes les compétences nécessaires.

Lorsque la difficulté est survenue, on nous a dit que le pari stratégique avait réussi mais que les entreprises avaient buté sur « des facteurs extérieurs » difficilement maîtrisables. J'ai été frappé de constater que Michel Bon a tenu, jusqu'au bout, à souligner que sa stratégie était une réussite puisqu'il avait obtenu les résultats opérationnels les meilleurs de son histoire, ce qui est une notion qui n'a pas de sens - je vous le démontrerai plus avant -, mais qu'il avait été victime des « hedge funds ». S'exprimait là un besoin de sauver la stratégie qui était bonne, mais qui avait buté sur des circonstances extérieures, à savoir : la bulle, dans un premier temps, la bulle immobilière, puis celle de la nouvelle économie, la crise, le retournement de conjoncture, l'état des marchés financiers, bref, c'était « la faute à pas de chance » alors que la stratégie était bonne ! Bien sûr, les choses ne se sont pas passées ainsi.

Dans chacune des deux crises, le discours d'incrimination est également le même. Je vous ai parlé dans un premier temps du discours des entreprises sur les facteurs exogènes mais, dans les deux cas, furent également mises en cause l'intervention du politique, les inerties idéologiques et l'incapacité congénitale de l'Etat à exercer correctement son métier d'actionnaire. Le seul fait que l'on dresse le même type de constat à dix ans d'intervalle montre que les dispositifs mis en place entre temps n'ont apparemment pas produit tous leurs effets.

Si l'on veut sortir des discours auto-justificatifs et d'incrimination, il faut essayer de comprendre ce qui s'est produit dans ces deux situations. Premièrement, il y a eu faillite des systèmes de contrôle interne. Dans les deux cas, il est frappant de constater que des engagements à risques croissants ont été pris dans les entreprises sans qu'apparemment celles-ci aient disposé d'un tableau consolidé des risques et sans qu'elles aient été capables - ou en tout cas leurs organes internes de fonctionnement - d'interrompre le processus.

A cela quelques explications.

La première est à chercher dans la défaillance ou l'absence d'organes de contrôle interne du risque. J'ai récemment découvert que très peu d'entreprises disposent d'un état consolidé du risque pris par l'entreprise. C'est un élément assez surprenant, mais qui vaut aussi bien dans les entreprises privées que dans les entreprises publiques : Vivendi n'avait pas non plus d'état consolidé du risque. Beaucoup d'entreprises parlent du risque, d'économie du risque, de société du risque, mais, apparemment, y compris parmi les grandes entreprises françaises, aucune ne disposait jusqu'à il y a peu d'état consolidé du risque.

Je n'entends pas seulement le risque lié à l'investissement immédiat, mais le risque financier corrigé des risques géopolitiques, environnementaux liés à une opération particulière. Une opération peut faire sens en matière de taux de retour sur investissement ; en revanche, elle peut comporter des risques additionnels pouvant mettre en difficulté l'entreprise.

Dans le cas de France Télécom, nul n'avait mesuré le risque d'un retournement du marché financier sur les collatéraux, c'est-à-dire les garanties données par France Télécom à un certain nombre d'opérations. Par exemple, France Télécom, pour acquérir Orange, a payé en partie en titres, en partie en cash, mais les titres qu'elle a émis en paiement pour Vodafone avaient une clause de rachat à cours fixe. Et l'on n'a pas mesuré l'impact sur les finances de l'entreprise de la mise en œuvre de cette obligation de rachat dans le délai prévu. Pourtant, l'endettement de l'entreprise changeait radicalement.

Quand on essaye d'analyser comment ce type de situation a pu se développer, on constate que, outre l'absence d'état consolidé du risque, la segmentation interne de l'entreprise, notamment la constitution en branches semi-autonomes, conduit à un mécanisme pervers où le comité exécutif de l'entreprise se sent de moins en moins responsable de l'avenir de l'entreprise et devient de plus en plus une arène où sont développés et déployés des arguments en faveur de chacune des branches.

Lorsque j'interrogeais les dirigeants de France Télécom pendant ces périodes de folles acquisitions, j'étais frappé du peu de connaissances détaillées de nombre des dirigeants sur ce qui se menait dans l'entreprise, parce que, au fond, le Comité exécutif (COMEX) était devenu une instance où chacun plaidait pour sa branche particulière d'activité et où chacun cherchait à développer son activité au mépris de l'avenir du groupe.

Cela s'est également vu pour le Crédit Lyonnais. Je n'y reviendrai pas si ce n'est pour souligner que c'est plus grave encore pour une banque dont le métier est la gestion du risque.

Donc premier élément : le problème du contrôle interne et de l'appréciation du risque.

Deuxième élément : la faillite du contrôle externe.

Il comporte plusieurs volets. Mais aussi bien le Crédit Lyonnais que France Télécom étaient soumis au contrôle d'Etat, à la tutelle du Trésor, au contrôle de la Cour des comptes, soit une série de contrôles externes, qui, en l'occurrence, n'ont pas fonctionné. Le conseil d'administration non plus n'a pas été capable d'empêcher un certain nombre de dérives.

Cela ne fonctionne pas pour deux raisons.

La première, que les économistes connaissent bien, est de nature théorique et il n'y a pas de solution évidente pour y remédier. Cet argument théorique est très simple : c'est l'asymétrie d'information entre le contrôleur et le contrôlé. Vous avez beau faire, l'entreprise, le management interne, la direction interne de l'entreprise en saura toujours infiniment plus que le contrôleur le plus avisé, le plus subtil et le plus entreprenant sur l'état interne de l'entreprise. On est donc confronté à un phénomène irréductible qui réside dans l'asymétrie de l'information.

M. Claude BARTOLONE : C'est vrai, même pour le privé.

M. Philippe AUBERGER : Il y a même un Prix Nobel qui le dit !

M. Elie COHEN : Le deuxième élément, qui découle de cette asymétrie d'information, tient à ce que, pour combattre ce phénomène, on tente de développer des techniques dites « de mandat » ou de « contrat ». Les économistes parlent de manière pédante « de contrat d'agence » : l'actionnaire dominant donne un mandat de gestion à un management et il essaye d'en préciser les termes. Il se donne les moyens de vérifier que le mandat de gestion est rempli.

Mais là aussi, la théorie économique montre que les mandats sont nécessairement incomplets et que, de fait, ils donnent une ressource particulière à l'entreprise pour jouer du caractère incomplet, intentionnel ou pas, du mandat pour développer une stratégie propre et poursuivre des objectifs propres. Même si nous avons cherché à réconcilier les objectifs du management et des actionnaires, il y a là une difficulté fondamentale, qui est bien décrite par les notions d'incomplétude du mandat et des failles du contrat d'agence.

Pour les entreprises qui nous intéressent, cela va encore plus loin. Qu'est-ce en effet qu'un conseil d'administration d'une entreprise publique ? C'est une structure à trois tiers : le premier tiers est constitué par des représentants de l'Etat, délégués ou directeurs d'administration centrale, qui viennent là, non pour promouvoir l'intérêt social de l'entreprise, mais pour défendre le point de vue de chacun de leur ministère. J'ai acquis pendant cinq ans une expérience en qualité de membre du conseil d'administration de France Télécom ; j'ai pu observer le comportement des administrateurs d'Etat. Le directeur du Budget vient défendre les intérêts du Budget, le Directeur du Trésor, les intérêts du Trésor. Personne, au fond, n'a en vue l'intérêt général de l'entreprise. Et puis surtout le directeur du Budget défend les intérêts du Budget lorsqu'il veut bien participer et s'exprimer au conseil d'administration. La plupart du temps, il n'intervient pas, soit parce que les problèmes sérieux ont été réglés en amont, soit parce que l'on se trouve face à des personnes en présence desquelles on ne veut pas partager une information. Je pense au deuxième tiers formé par les représentants des travailleurs, les salariés élus sur liste. Le troisième tiers est formé des personnalités qualifiées.

M. le Président : Vous l'avez été.

M. Elie COHEN : Absolument.

Le statut des personnalités qualifiées est une contradiction dans les termes. En effet, l'Etat contrôlant majoritairement, voire à 100 %, une entreprise publique, il a besoin d'être majoritaire. S'il ne peut exercer son rôle d'actionnaire majoritaire, il a moins de pouvoir qu'un actionnaire minoritaire bien organisé dans une entreprise privée. Il a donc légitimement envie d'exercer son pouvoir. Pour l'exercer, il faut qu'il ait la majorité ; or, il ne l'a pas, puisque seul le tiers des administrateurs le représente directement. Il a donc la tentation de nommer des personnalités qualifiées, qui sont en fait des représentants de l'Etat. Non content de nommer des personnalités qualifiées qui sont des représentants de l'Etat, il le fait de la pire façon qui soit, car souvent il considère que c'est rendre service à l'entreprise que de mettre comme personnalités qualifiées, soit des fournisseurs, soit des clients de l'entreprise. Nous nous situons là dans le conflit d'intérêts le plus manifeste. Je m'amusais beaucoup au conseil d'administration de France Télécom de voir à mes côtés le représentant de Bull qui n'était là que pour réclamer son chèque de l'année. La société Bull étant structurellement déficitaire et France Télécom ayant des poches profondes, la règle du jeu voulait que tous les ans, on trouve une raison particulière pour recapitaliser Bull. La place de cet administrateur représentant Bull au sein du conseil d'administration de France Télécom n'avait guère de sens.

Pour reprendre le fil de mon propos : faillite du contrôle interne, faillite du contrôle externe, faillite du conseil d'administration, faillite également de la tutelle, c'est-à-dire de la direction du Trésor, pour la raison déjà évoquée de l'asymétrie de l'information.

Des opérations comme celle de Montedison ou d'Orange requièrent la coopération intensive de banquiers d'affaires créatifs dans des montages financiers acrobatiques, avec des collatéraux, des covenants ; elles nécessitent des garanties en tous sens, supposent des pyramides de contrôle à plusieurs étages. Or, lorsque vous avez, d'un côté, des équipes de banquiers d'affaires, de dirigeants d'entreprises, de stratèges - une opération de ce type mobilise pour le moins 150 personnes à très forte valeur ajoutée et de l'autre, une demi personne de la direction du Trésor, qui s'occupe, au mieux, de l'entreprise, au pire, de cette entreprise et d'autres encore, il ne peut y avoir de contrôles. On en est réduit en fait à faire confiance au PDG nommé. L'Etat estime donc qu'il a nommé un PDG particulier, qu'il n'est pas en mesure d'entrer dans les détails des montages financiers ; on lui assure que c'est une décision stratégique nécessaire à l'entreprise. Il est donc conduit à ratifier. Cela dans la meilleure hypothèse, celle où l'on peut consulter en amont, où l'on peut soumettre les dossiers, détailler les montages financiers, parce que l'on sait très bien que, dans la vie des affaires, le temps de gestation peut être long, mais en général l'exécution doit être très rapide. Ne serait-ce aussi que parce que, lorsque des entreprises cotées sont en cause, il y a des règles très strictes de protection de l'actionnaire et de non-divulgation de l'information...

Bien souvent, ces décisions stratégiques ultimes sont prises très rapidement ; les dossiers sont communiqués au moment même où se réunit le conseil d'administration. Imaginez l'administrateur lambda essayant de comprendre des contrats conçus par des lawyers américains ou des montages réalisés par des banques d'affaires américaines. C'est totalement impossible.

Il ne peut donc y avoir de contrôles ; il ne peut y avoir qu'une confiance faite au PDG. D'où le cinquième point dans les faillites successives : les raisons qui tiennent à la procédure même de nomination des PDG et la responsabilité personnelle des PDG.

Ce n'est un secret pour personne ; vous connaissez tous les conditions dans lesquelles le PDG de France Télécom a été nommé. Si l'on prend au sérieux l'avenir de la gouvernance des entreprises publiques, il faut d'urgence trouver une autre méthode et une autre solution pour nommer les PDG des entreprises publiques.

Je rappelle à ceux qui ne se seraient pas intéressés à l'épisode à l'époque que M. Henrot avait été coopté au conseil d'administration de France Télécom pour être président. Je faisais partie de ce conseil d'administration. Nous avons été convoqués un lundi matin à huit heures trente pour porter M. Henrot à la présidence de France Télécom. Dans la semaine qui a précédé, nous avons pris des contacts avec celui-ci afin de savoir quels étaient ses projets, ses intentions. Le vendredi qui a précédé le lundi où devait intervenir cette nomination, j'ai reçu, en qualité d'administrateur, un coup de fil du directeur du cabinet du ministre à onze heures et demie du soir me demandant de porter M. Michel Bon à la présidence de France Télécom. Je lui ai répondu que cela ne correspondait pas à ma façon de considérer ma responsabilité d'administrateur.

Voilà pour le parallèle entre les deux affaires. Au-delà, les événements renvoient à des problèmes plus fondamentaux, d'une nature plus intéressante.

Une fois précisé l'existence d'une barrière liée à l'asymétrie de l'information et à l'incomplétude du mandat, se posent des problèmes récurrents en France et qu'il va bien falloir traiter.

Premier problème : personne ne sait exactement ce qu'est l'Etat actionnaire, car, jusqu'à présent, lorsque l'Etat intervenait dans une entreprise publique, il le faisait, de manière indistincte, comme Etat puissance publique, comme Etat régulateur, comme Etat actionnaire, comme Etat responsable de la paix publique...

M. Pierre DUCOUT : Il fixe aussi les prix.

M. Elie COHEN : Oui, l'Etat « contrôle des prix ».

Tant que nous avions des monopoles nationaux verticalement intégrés, réalisant l'essentiel de leurs opérations sur le territoire national, la confusion des différentes casquettes de l'Etat ne posait guère de problèmes. J'ai découvert toutefois que, dès 1955, un jeune inspecteur des finances, Simon Nora, avait posé le problème de l'organisation de la fonction actionnariale de l'Etat. Il avait, entre autres, déjà préconisé à l'époque un système de holding public, en mesure de porter les participations de l'Etat pour incarner le rôle spécifique de l'Etat actionnaire.

On voit bien ce que peut être la responsabilité de l'Etat, garant des équilibres macro-économiques, qui peut conduire à bloquer les prix pour tenir l'indice ou demander à EDF d'emprunter sur les marchés financiers internationaux en dollars pour des raisons de balance des paiements. On peut donc parfaitement comprendre la logique macro-économique, et même la logique de paix civile, qui fait que l'on diffère une adaptation sociale. On peut comprendre l'ambition énergétique qui fait qu'il y a un prix pour l'indépendance nationale. Mais l'Etat actionnaire n'a guère pu s'autonomiser. A ce jour, nous n'avons toujours pas d'organisation de l'Etat actionnaire.

Ce problème se complique aujourd'hui : dès lors que prévaut un accord général pour privatiser toutes les entreprises du secteur concurrentiel - plus personne ne défend aujourd'hui les vertus des nationalisations dans les entreprises du secteur concurrentiel -, celui-ci s'est déplacé à des entreprises hybrides, type EDF ou France Télécom. Ces entreprises continuent en effet à bénéficier de monopoles naturels, sectoriels, typiquement le réseau ferré, le réseau de transports d'EDF, la boucle locale de France Télécom, en même temps qu'elles sont des entreprises concurrentielles.

En tant qu'entreprises concurrentielles, on pourrait leur imposer comme simple objectif, dans un premier temps, la maximisation de leurs résultats. Puis, dans un second temps, l'Etat se retirerait. L'Etat n'a pas vocation à être actionnaire d'entreprises du secteur concurrentiel. En revanche, quand on trouve, dans une même entreprise, un monopole naturel et des missions de service public d'un côté, des activités concurrentielles de l'autre, la structure de gouvernance de ces entreprises pose problème.

Comment faire pour exprimer la logique de l'actionnaire et la logique de service public ? Il n'y a pas de solution simple pour des entreprises comme EDF ou France Télécom. Peut-être un jour une séparation totale des activités concurrentielles et des activités sous monopole naturel en matière de réseau interviendra-t-elle. D'ailleurs, la deuxième directive européenne en matière d'électricité pousse en ce sens. Elle va même très loin, puisqu'elle vise à autonomiser le réseau de transport - et même le réseau de distribution. En tout cas, pour l'heure, tant que l'on a des entreprises de ce type, il faut organiser la fonction de l'Etat actionnaire, qui ne l'est pas aujourd'hui, et la fonction « Etat, garant de l'intérêt général » puisqu'il n'y a pas de raisons particulières qu'un monopole naturel soit régi par de pures considérations marchandes, d'autant que pour le monopole naturel, c'est la planification des investissements et les éventuels problèmes de sécurité énergétique à moyen et long termes qui importent.

Cette hétérogénéité d'objectifs maintenue pour les entreprises de service public pose un problème particulier pour la composition des conseils d'administration et la définition de leur rôle. Dans une pure logique actionnariale, nous pourrions dire que les conseils d'administration des entreprises publiques doivent fonctionner exactement comme des conseils d'administration classiques, avec la problématique des administrateurs indépendants. Mais dans des entreprises mixtes, type EDF ou France Télécom, comment concilier les deux logiques ? Le problème est réel. Au-delà, la mixité du capital de certaines entreprises publiques comme France Télécom pose un problème nouveau et redoutable.

Dès lors que l'on a ouvert le capital de France Télécom et fait entrer des actionnaires minoritaires, on pouvait penser que l'actionnaire privé, investisseur privé, allait servir d'aiguillon à l'actionnaire public et que l'on allait donc connaître, d'une certaine façon, le meilleur des deux mondes : la gestion publique avec ses qualités et l'incitation, l'aiguillon du marché, pour pousser l'entreprise à être plus efficace.

Or, le cas de France Télécom nous a montré que l'on arrivait au résultat rigoureusement inverse, puisque la mixité d'actionnariat faisait que l'actionnaire privé considérait l'Etat comme l'actionnaire ultime, et dès lors il n'avait pas de réel contrôle à opérer sur l'entreprise. Considérant qu'il s'agissait d'une quasi-entreprise privée, le management de l'entreprise estimait qu'il n'avait pas de comptes particuliers à rendre à l'Etat actionnaire, quoique majoritaire. A partir de ce modèle, il n'est pas compliqué de comprendre les dysfonctionnements massifs intervenus dans le cas de France Télécom au cours de la période récente.

Il est faux de penser que le pouvoir politique a brimé l'entreprise et l'a empêchée de faire ce qu'elle voulait ou qu'il lui a imposé des contraintes ayant pesé sur sa gestion. Cela ne tient pas la route. Je suis toujours très étonné de lire régulièrement dans la presse que le grand malheur de France Télécom c'est que l'entreprise n'a pu, à cause du caractère idéologique du Gouvernement en place à l'époque, descendre en dessous du seuil de 50 % et être privatisée. L'argument ne tient pas pour des raisons de fond. Elles sont de deux ordres.

Premièrement, chacune des trois grandes opérations qui ont ruiné France Télécom - NTL, MobilCom et Orange - sont des acquisitions qui ne pouvaient se réaliser qu'en cash. Je défie quiconque de me démontrer le contraire ! L'entreprise NTL était un opérateur de câbles britannique, reprise par un financier aventurier américain, M. Knapp, lequel avait décidé de faire de ce réseau câblé une infrastructure de télécom alternative. Il comptait, à partir de cette infrastructure, faire concurrence à British Telecom. Ce monsieur avait besoin de liquidités pour construire le réseau et investir lourdement dans cette infrastructure largement de haut débit. L'apport de France Télécom était en cash. M. Knapp n'avait nullement besoin d'actions France Télécom. Qu'en eût-il fait ?

S'agissant de MobilCom, tout le monde sait que Gerhard Schmid n'avait pas un sou vaillant alors qu'il voulait s'engager dans la troisième génération de mobiles, qu'il avait besoin de cash pour payer la licence de 8 milliards d'euros et bâtir le réseau qui devait coûter 7 milliards d'euros. Il n'avait pas besoin de papier France Télécom.

Le plus bel exemple est celui d'Orange, racheté moitié en cash, moitié en papier, mais Vodafone ne pouvait et ne voulait pas garder ce papier. C'est pourquoi il lui a été donné une garantie de rachat à cours fixe. C'est l'un des éléments qui explique pourquoi France Télécom s'est endettée beaucoup plus rapidement que prévu.

On m'oppose alors un manque de subtilité, on me rétorque qu'il existe des techniques financières qui auraient permis d'éviter cette situation. Quelles sont-elles ? France Télécom aurait pu augmenter son capital au plus haut de la bulle spéculative. Une entreprise, à majorité contrôlée par l'Etat, aurait procédé à de la spéculation pure pour se refinancer, pour spolier directement les actionnaires, puisqu'elle aurait su par avance que la valorisation était très inflatée ! En utilisant l'argument des 50 % et en le poussant plus loin, on est obligé de conclure que France Télécom se serait retrouvée avec un actionnariat privé majoritaire au moment de l'éclatement de la bulle. L'entreprise aurait dû être démantelée, vendue par morceaux. Ce qui la sauve aujourd'hui c'est qu'elle a l'Etat comme actionnaire majoritaire. Ce qui dispense France Télécom de faire aujourd'hui les efforts nécessaires, c'est-à-dire de céder des actifs dans la précipitation, d'opérer des coupes claires dans ses structures, c'est précisément que l'Etat est actionnaire majoritaire. On a vu comment la seule garantie subliminale de l'Etat a permis de retrouver des financements très rapidement avec la mise en place d'une nouvelle équipe. Ce type de raisonnement est donc à proscrire.

De ces différents éléments, quelques conclusions apparaissent d'évidence.

La première, c'est que compte tenu de la multiplicité des responsabilités de l'Etat, notamment celles des années qui viennent en matière de santé publique, de retraites, etc., chaque fois qu'une entreprise relève du secteur purement concurrentiel, elle a vocation à être privatisée. Je ne vois pas l'intérêt d'un actionnariat mixte pour des entreprises du secteur concurrentiel.

La deuxième conclusion importante, c'est qu'à nouveau se pose la question de l'organisation de l'Etat dans sa triple mission d'Etat régulateur, d'Etat garant de l'intérêt général et d'Etat actionnaire.

Dans le cas d'EDF, même lorsque l'Etat signe un contrat de plan avec une entreprise et s'engage dans une relation partenariale, il lui arrive de ne pouvoir tenir ses engagements. Je pense aux engagements en matière de politique énergétique et en matière de politique de prix.

Cette posture, qui n'était pas très gênante dans la situation de l'entreprise hexagonale avec un monopole verticalement intégré, n'est plus possible. Il faut, du côté de l'Etat, organiser la mission d'intérêt général, les missions d'actionnaire et de régulateur. Cela peut paraître trivial, mais, encore une fois, si l'Etat conserve des participations significatives et des ambitions en matière de politique énergétique, il ne dispose ni des moyens ni des équipes pour assurer la cohésion de ses positions internes et pour constituer une contrepartie face à l'entreprise. Il existe aujourd'hui un déséquilibre entre l'Etat tutelle et l'entreprise. L'Etat ne peut exercer quasiment aucune de ses fonctions correctement. Il y a un vrai fossé de compétences et d'expertise qui s'est installé entre l'Etat et l'entreprise.

Je suis frappé du fait que l'on a très rapidement démantelé, depuis 1986, les structures de l'Etat d'économie mixte alors même que l'Etat continuait d'avoir des responsabilités importantes dans l'économie mixte. Tous les gouvernements, de gauche comme de droite, ont communié dans la même foi de l'Etat non interventionniste. Je ne prône pas l'Etat interventionniste, mais le désengagement du secteur public n'a pas été aussi rapide que le redimensionnement de la direction du Trésor ou de la tutelle du ministère de l'Economie et des finances.

Troisième conclusion : il faut organiser spécifiquement la fonction actionnariale de l'Etat. Selon moi, il n'existe qu'une solution, qui reprend un modèle : ce que l'Etat a fait pour gérer la dette publique. Lorsqu'il s'est avisé du fait que pour intervenir sur le marché obligataire, devenu de plus en plus sophistiqué avec des opérateurs de plus en plus pointus, il a créé l'agence France Trésor qui gère la dette. L'Agence a pu à la fois s'inscrire dans une logique de puissance publique, puisqu'elle est présidée par le directeur du Trésor et disposer des souplesses organisationnelles et fonctionnelles lui permettant de recruter les meilleures compétences sur le domaine et d'assurer correctement des emprunts de grand poids. On sait que l'agence a contribué à optimiser la gestion de la dette publique.

Je crois qu'il faut faire la même chose pour les participations de l'Etat et créer une agence des participations publiques. Elle obéirait au même modèle avec un directeur qui serait le directeur du Trésor. Elle pourrait en outre recruter des experts compétents en mesure d'évaluer les projets soumis. Lorsque France Télécom engage 50 milliards d'euros en faveur d'un projet, on aimerait que l'expertise du dossier soit d'une autre nature qu'un examen d'une demi-heure par un directeur de cabinet après trente-six affaires déjà traitées dans la journée. Il est tout de même invraisemblable de voir la frivolité avec laquelle l'Etat engage des sommes folles sans disposer des capacités d'expertise requises ! Je considère qu'il y a là un véritable problème. L'agence pourrait à la fois assumer ce travail en amont et jouer un rôle dans la sélection d'administrateurs représentant l'Etat actionnaire qui obéissent à un autre modèle que celui actuellement connu.

Cela me conduit à penser qu'il faut imaginer un autre modèle de conseil d'administration pour les entreprises publiques. Je distinguerai deux cas de figure.

Lorsque les entreprises publiques sont concurrentielles et qu'elles ont vocation à être privatisées à terme, il faut avoir des pratiques d'entreprises privées et par conséquent respecter les orientations des rapports Viénot et Bouton, mener une politique de recrutement d'administrateurs indépendants - de véritables administrateurs indépendants. Je vous ai dit ce que je pensais des personnalités qualifiées, même si, en tant que personnalité qualifiée, je pense avoir été un administrateur totalement indépendant. Je crains d'être rare. Il faut donc des conseils d'administration de ce type quand il s'agit d'entreprises publiques concurrentielles vouées à la privatisation.

La situation n'est pas la même si, demain, il devait y avoir des conseils d'administration d'un établissement gérant le réseau de transport d'électricité d'EDF ou RFF. Il conviendrait alors de définir des conseils qui obéissent à une logique de service public et à des missions d'intérêt général. Il faut donc avoir des administrateurs choisis sur cette base. On peut imaginer des structures diverses qui conduisent à nommer des personnes de cette qualité.

Dernier élément de conclusion : la procédure de sélection des PDG. On ne peut accepter qu'un PDG soit recruté par un coup de fil, sur un quai de gare, à la veille d'un conseil d'administration et lui confier l'entreprise la plus importante du pays, par ses capitaux, par les technologies qu'elle mobilise, par le rôle qu'elle joue dans l'économie française et par les effectifs qu'elle emploie. Il faut vraiment mettre un terme à ce type de pratiques. Je sais que c'est difficile, car cela vise à priver le pouvoir politique de l'un des seuls pouvoirs discrétionnaires à peu près incontestés qu'il lui reste, mais l'on ne peut se permettre de fonctionner sur ce mode.

M. le Rapporteur : Je remercie tout d'abord M. Cohen pour son exposé, comme à l'habitude très brillant.

Je partage partiellement son sentiment.

Je le partage sur le fait que la gravité de certains sinistres - M. Cohen a cité le Crédit Lyonnais et France Télécom - appelle à l'évidence une analyse très critique à la fois sur les entreprises et sur l'Etat actionnaire. Il faut toutefois constater par ailleurs que toutes les entreprises publiques ne sont pas des entreprises sinistrées. Or, elles avaient, à l'origine, des règles de fonctionnement très comparables à celles de France Télécom ou du Crédit Lyonnais. Certaines pourtant ont réussi de manière particulièrement brillante la mutation qu'imposait l'évolution économique, en particulier l'ouverture des marchés. Je pense à Air France et à Renault.

Comment expliquer cela ? Les structures sont-elles véritablement en cause ? Est-ce le rôle de l'Etat, la nature des marchés, la conjoncture, les hommes qui étaient au pouvoir au moment où les mutations ont dû être conduites ? Sur ces questions, je souhaiterais avoir le sentiment de M. Cohen.

M. François d'AUBERT : Merci à M. Cohen pour son exposé.

Première question : M. Cohen, vous distinguez le secteur concurrentiel et le secteur de monopole naturel, France Télécom se situant entre les deux. Depuis l'évolution technologique des télécommunications, le secteur des télécommunications n'est-il pas sorti précisément de l'idée de monopole naturel ? Pour l'électricité, cette notion peut se concevoir, mais pour les télécommunications, nous avons l'impression d'un secteur ultra-concurrentiel. Certes, si l'on se place au plan franco-français, on reste un peu dans l'idée de prolongement du monopole naturel, mais si l'on considère l'Europe, le monde, plus un seul pays aujourd'hui ne considère, sauf peut-être la Chine, que les télécommunications relèvent d'une idée de monopole naturel. Je pense qu'il y a là une première réponse à apporter ; peut-être relève-t-elle de la théorie économique. Il faut essayer d'y voir plus clair.

Deuxièmement, l'asymétrie prévalant entre la tutelle et l'entreprise elle-même a très largement été constatée. Le Trésor n'était pas efficace au regard de la complexité des mesures et des décisions à prendre. Toutefois, si l'on pousse le raisonnement aussi loin, cela suppose une super administration de tutelle qui soit à peu près aussi compétente, je ne dis pas aussi grosse que l'entreprise elle-même, d'où un raisonnement qui frôle l'absurde. Combien de personnes de la direction du Trésor faudrait-il pour suivre l'ensemble des décisions uniquement stratégiques d'une entreprise comme France Télécom ou d'une banque ? Il y a une limite au raisonnement.

Ma troisième question concerne l'UMTS. En tant qu'administrateur, comment avez-vous vécu le système d'ouverture à l'UMTS et son coût ?

Enfin, sur les décisions stratégiques, le fait que le capital soit bloqué n'a-t-il pas joué un rôle ? Cela sécurisait l'entreprise. Le patron de France Télécom se sentait un peu moins responsable, puisqu'il était sécurisé par les 51 % dans la main de l'Etat. Ces 51 % ont joué fortement l'année dernière en tant que garantie. Nous sommes dans une situation un peu difficile.

Enfin, sur l'affaire du rachat d'Orange ou de MobilCom, si le président de France Télécom avait su qu'il disposait d'une marge de manœuvre payée « en papier », aurait-il négocié de la même façon et son interlocuteur aurait-il eu les mêmes exigences que s'il avait eu la possibilité de payer en cash et en papier ? Il faut aussi considérer la question sous cet angle. Je pense personnellement que de ne pouvoir bouger le capital fut une contrainte très lourde liée au fait de ne pouvoir payer en papier.

M. Elie COHEN : Si je vous ai donné l'impression que je condamnais la gestion publique ou le rôle de l'Etat actionnaire, dans tous les cas de figure, je vous ai donné une impression fausse. Tel n'est pas mon propos et telle n'est pas ma vision des choses. Je suis l'auteur d'un livre intitulé Le colbertisme « high tech ». J'ai montré comment le modèle français de tutelle publique avait réussi à fonctionner de manière remarquablement vertueuse. J'ai expliqué à longueur de pages comment un modèle de despotisme éclairé avait fonctionné dans le cadre de grands programmes et projets électronucléaires, aéronautiques, ferroviaires et spatiaux.

Que se passe-t-il dès lors que l'on ne se place plus dans une économie hexagonale ? Que se passe-t-il quand on ne peut plus conserver les monopoles verticalement intégrés, que les entreprises ont des besoins financiers que l'Etat ne peut plus satisfaire et qu'elles doivent recourir aux marchés financiers ? Que se passe-t-il quand tous les paramètres de l'action changent en même temps et que vous devez définir une nouvelle identité ? Le seul point que j'ai déjà essayé d'avancer est le suivant : dans ce contexte tourbillonnant, lorsque les paramètres essentiels de l'action changeaient, l'Etat n'évoluait pas aussi vite ; il n'a changé ni ses méthodes, ni ses outils. De fait, les mêmes structures ont produit des effets dysfonctionnels. Ces structures qui avaient des effets vertueux ont commencé à générer des effets vicieux. Je pourrais vous le démontrer très longuement si j'en avais le temps, quasiment entreprise par entreprise. Renault a ainsi été sauvé de la faillite : au terme de la période Hanon, celle-ci était en quasi-cessation de paiement et il a fallu la recapitaliser. Air France était également en cessation de paiement. L'un a reçu 12 milliards de francs, l'autre 20 milliards. Je veux bien communier avec vous dans la religion des grands succès des entreprises publiques françaises, mais il convient d'introduire cet élément.

Vous me donnez aussi l'occasion d'expliquer pourquoi j'ai entamé mon propos sur le parallèle entre Crédit Lyonnais et France Télécom. La pathologie, les situations extrêmes permettent de comprendre les fissures de l'état stable et, donc, les défauts de conception d'un dispositif d'intervention. Je vous prie donc de tenir compte de ces éléments et de ne pas penser que j'étais venu avec l'intention de faire un procès en règle de la gestion publique ! Ce n'est d'ailleurs pas dans ma manière !

Aux questions techniques, je ferai des réponses très simples, très brèves et très techniques.

A la question « Y a-t-il du monopole naturel dans France Télécom ? », la réponse est oui.

La boucle locale relève du monopole naturel. La meilleure preuve, c'est que l'on doit inventer des techniques très sophistiquées de dégroupage pour permettre à des acteurs tiers de venir sur le marché. Toute la polémique actuelle sur l'ADSL ne s'explique pas autrement que par la présence du monopole naturel. Je n'ai jamais dit que toutes les activités de France Télécom étaient sous monopole naturel, ce serait une absurdité. Des parts d'activité chez France Télécom relèvent du monopole naturel. De même chez EDF. Le réseau de transport c'est du monopole naturel, le réseau de distribution également et ce n'est pas prêt de changer. D'ailleurs, il est intéressant de voir comment les Anglais eux-mêmes sont en train de redécouvrir le problème et comment, pensant que l'impératif concurrentiel devait les conduire à couper en petits morceaux ce qui constituait des monopoles naturels, ils ont constaté que les coûts de transaction générés pour permettre aux monopoles naturels de se reconstituer pour fonctionner étaient prohibitifs ; ils sont en train de revenir sur les excès de l'impératif concurrentiel. Pourtant, je ne suis pas un défenseur des vieux monopoles traditionnels.

Il y a dans les entreprises que j'ai citées des éléments de monopole naturel et on ne qualifie jamais de monopole naturel une entreprise tout entière, sauf lorsqu'elle est accrochée à un segment, RFF par exemple.

Deuxième réponse : il ne résulte pas du principe de l'asymétrie d'information que le contrôleur doive être strictement organisé comme le contrôlé et que les effectifs du contrôleur doivent être les mêmes que ceux du contrôlé, car l'on se placerait dans de l'entropie, reproduisant une économie de type soviétique. En revanche, entre ce constat et le fait, avéré, qu'une demi personne de la direction du Trésor travaille sur une entreprise comme France Télécom, il y a un monde. Je peux vous dire que même des investisseurs comme Calpers consacrent davantage de moyens au suivi de leurs propres investissements. Mon point de vue me conduirait à dire que l'Etat doit se doter d'analystes buy side et s'organiser comme un investisseur de poids. Après tout, l'Etat est un investisseur considérable dans un certain nombre d'entreprises. Or, c'est un investisseur médiocrement organisé. Il pourrait donc s'organiser de manière plus intelligente.

Je puis répondre au sujet de l'UMTS, bien que ne faisant plus partie du conseil d'administration de France Télécom, que j'ai quitté en 1995. En effet, le gouvernement de l'époque a estimé qu'il était préférable de nommer d'autres personnes, je n'ai donc pas été renouvelé dans mon mandat.

Est apparue en France la tentation, largement partagée sur tous les bancs de l'Assemblée, de profiter de cette manne providentielle de l'UMTS pour améliorer les recettes de l'Etat. Lorsque l'on a vu ce que l'UMTS rapportait au Royaume-Uni, on s'est demandé « Pourquoi pas nous ? ».

M. Pierre DUCOUT : On ne vendait pas assez cher.

M. Elie COHEN : Exactement.

M. Philippe AUBERGER : Et pas suffisamment !

M. Elie COHEN : Absolument.

M. le Président : C'est humain !

M. Elie COHEN : Parfaitement humain, d'autant que les Anglais nous narguaient disant que le produit de leurs enchères équivalait au prix de deux cents hôpitaux, ce qui n'est pas rien ! Cela dit, la France est rapidement revenue en arrière, divisant par huit le prix des licences, ce qui a permis à Vivendi de respirer et ce qui a un petit peu allégé la situation de France Télécom.

Dans un premier temps, nous avons été suivistes, dans un second raisonnables.

Vous contestez mon argumentation sur le 51 %, relevant qu'une entreprise ne se comporte pas de la même manière selon qu'elle a l'Etat comme actionnaire à plus ou à moins 51 %. Vous avez mille fois raison. Quand l'Etat est à plus de 51 %, l'actionnaire ultime est le contribuable. Cela crée, comme le déclarent les économistes « de l'aléa moral ». C'est dire que l'on prend des décisions, non en fonction des risques intrinsèques de l'opération, mais de la garantie ultime de l'Etat actionnaire, conduisant parfois à des comportements de prise de risques excessifs. Je ne le conteste pas.

Mais quelle conclusion en tirez-vous : eût-il mieux valu que l'Etat descende à moins de 51 %, ce qui eût conduit l'entreprise à être démantelée aujourd'hui ? Ou estimez-vous, au final, que l'entreprise étant ce qu'elle est, nous pouvons la sauver désormais ? En tout cas, une chose est certaine, la tutelle n'a pas correctement joué son rôle vis-à-vis de l'entreprise, qui, organisée comme elle l'était, s'est livrée à des pratiques limites, puisqu'elle a pris un niveau de risque excessif au total comme on le voit aujourd'hui avec son niveau d'endettement.

M. François d'AUBERT : Bouygues n'a pas répondu à l'appel d'offres, car il estimait probablement que c'était trop cher et que les critères de choix étaient probablement un peu différents, dans la mesure où l'actionnariat était privé. C'est vrai qu'il y a aussi le cas de Vivendi.

M. Jean-Claude SANDRIER : Vous semblez séparer a priori monopole naturel et secteur concurrentiel. Cela semble clair dans votre esprit, ce ne l'est pas dans le mien. Il s'agit d'un concept relativement flou, car il me semble que cela dépend pour une part de choix politiques, à savoir ce que la Nation peut gérer dans l'intérêt général, voire ce dont elle veut assurer la maîtrise. On peut toujours tout interpréter, mais cela me paraît être une question de fond. Et de manière plus provocatrice, je me demande si le monopole naturel n'est pas plutôt ce qui aurait tendance à coûter un peu d'argent et le secteur concurrentiel ce qui peut ou devrait en rapporter.

J'ai entendu parler de GIAT. Cela m'a conduit à cette réflexion. Un rapport approfondi a été publié récemment sur ce sujet. GIAT, c'est la conjonction de deux éléments : à partir d'une situation de crise mondiale de l'industrie de l'armement, qui s'est répercutée en France, de mauvais choix stratégiques ont été retenus pour essayer de surmonter une crise forte. Après, comme toujours, on cherche des boucs émissaires. Il ne faut pas, selon moi, simplifier la question.

Quant au conseil d'administration, je suis assez d'accord avec mon collègue François d'Aubert. Vous entendant, je me suis demandé ce que pouvait être cette usine à gaz. Autant je conçois la nécessité de modifier les conseils d'administration, autant je me méfie de l'idée consistant à écarter encore un peu plus l'Etat pour le remplacer par un peu plus de technocratie, de personnes indépendantes. Je me méfie toujours des personnes indépendantes : indépendantes par rapport à quoi, par rapport à qui ? Je ne parle pas de l'Etat, mais des élus, des responsables politiques, car il ne faut pas tout mélanger. Peut-être y a-t-il une certaine forme de responsabilité politique à introduire, vous l'avez évoquée, mais dans le bon sens du terme.

Par ailleurs, vous vous êtes limité à aborder le problème des salariés sous l'angle de personnes qui ne défendent que des intérêts particuliers et n'avez pas traité le problème des usagers s'agissant de service public. Si donc une réflexion doit être engagée sur le conseil d'administration, une autre doit porter sur l'ensemble de ces personnes.

M. Xavier de ROUX : L'intervention de M. Sandrier est très importante, car, au fond, je crois que nous évoluons dans un très grand malentendu. Vous avez pris comme exemple le Crédit Lyonnais, c'est-à-dire une banque, dans le secteur concurrentiel comme toutes les banques, et France Télécom qui a pu un être un monopole car, pour partie, l'héritière des PTT. D'un côté, l'on a des infrastructures obligées, celles créées dans le cadre du monopole d'Etat et du service public des PTT et, de l'autre, une banque qui n'a aucune justification particulière à être un service public. On se situe devant le choix politique de savoir qui possède quoi et qui agit comment. Ce sont deux choses totalement différentes. On ne peut appliquer la même problématique à des ex-services publics que l'on a mis sur le marché concurrentiel par la volonté des dirigeants, car on aurait très bien pu limiter France Télécom à une mission de service public national. C'est une autre question, mais la décision politique a été prise de mettre l'entreprise sur le marché. Et l'appropriation du capital des banques, décision politique prise en 1981, ne se justifiait que par l'idéologie, par une conception de l'organisation de la société, non par autre chose.

Si bien que l'on a l'impression aujourd'hui d'être confronté à un énorme malentendu. D'une part, des monopoles de service public ont été portés sur le marché international sans aucune structure capitalistique normale avec tous les mécanismes de concurrence internationale, d'abord communautaire, à supporter. D'autre part, on a utilisé des entreprises, devenues publiques, parce que l'Etat avait décidé d'en devenir majoritaire. Tel est le système en France.

Notre problème est celui des instruments - vous avez parlé de « colbertisme high tech » ; c'est une très bonne définition - que nous avons créés avec une absence de contrôle. En matière bancaire et pour le Crédit Lyonnais, ne s'agit-il pas d'un excès de consanguinité entre le contrôleur et les contrôlés ? On l'a bien vu au cours des procès : le directeur du Trésor commandait à l'ex-directeur du Trésor, lui-même devenu gouverneur de ceci ou de cela. Dans le monde de l'Etat, l'esprit critique est faible entre personnes qui ont été placées sous des hiérarchies.

La première question est celle de la consanguinité : comment l'organiser ? Ensuite, il convient de se poser la question de savoir si l'on peut conserver de réels services publics nationaux utilisant des infrastructures obligées menées sous la direction de l'administration, étant entendu que pour ce qui est soumis à la concurrence internationale, il faut s'inscrire sur le marché ; on ne peut mélanger les règles du marché et du service public.

M. Elie COHEN : Je répondrai encore une fois à vos questions sous l'angle technique.

Lorsque les économistes parlent de monopole naturel, ils en parlent en économistes, et pas du tout du point de vue politique. Qu'est-ce qu'un monopole naturel pour un économiste ? Tout simplement un marché dans lequel on peut prouver que la solution du monopole est meilleure que la solution de la concurrence.

Il s'en suit que l'on décrète qu'il est absurde d'avoir trois réseaux de chemin de fer concurrents, que la logique commande de n'en avoir qu'un seul, lequel, de fait, se trouve dans une situation de monopole naturel. Autre exemple : la boucle locale. On aurait pu imaginer que chaque opérateur de télécom creuse les trottoirs pour amener la fibre à chaque domicile. Chaque domicile aurait pu recevoir trois fibres concurrentielles. Il a été décidé - les économistes ont établi cela il y a fort longtemps - qu'il n'y avait pas de sens à multiplier en concurrence les réseaux, qu'un réseau unique présentait une meilleure solution. La thèse du monopole naturel a été développée par des économistes travaillant dans une entreprise privée ayant des activités privées. Voyez que cela n'a rien avoir avec l'idée de public, de privé, de l'intérêt général : il s'agit d'une définition technique.

Je comprends l'argument de M. de Roux. Les entreprises publiques, porteuses de missions de service public, ne se réduisent pas à la question du monopole naturel ; vous avez mille fois raison. Bien entendu, l'Etat, puissance publique, le Parlement peuvent définir des missions de service public et demander à des entreprises particulières d'assumer ces missions de service public. Mais tel n'est pas notre problème. Nous pouvons par exemple décider - c'est un choix politique - la péréquation tarifaire en matière d'électricité. C'est une mission de service public. On peut même décider de confier cette mission à une entreprise. Au hasard, EDF ! Ce n'est pas intrinsèquement EDF qui fait ce travail, mais l'Etat qui lui assigne une mission, laquelle doit d'ailleurs être correctement identifiée et indemnisée. Il est donc parfaitement légitime que le pouvoir politique décide des missions de service public et de ses modalités d'exercice. J'irai dans votre sens : la notion de monopole naturel renvoie à autre chose ; c'est une appréciation beaucoup plus technique.

Je n'ai pas dit que je ne m'intéressais pas aux salariés, aux usagers. Au contraire, j'irai dans votre sens : dès lors que l'on crée des entreprises gérant un monopole naturel, par exemple RFF ou demain RTE, ces entreprises devront avoir un conseil d'administration représentant la diversité des intérêts de la société, car l'impératif n'est pas là de maximiser la valeur patrimoniale. J'essaye de faire une différence entre la responsabilité de l'Etat actionnaire maximisant la valeur de son patrimoine et l'Etat, puissance publique, porteur de l'intérêt général. Ce sont deux choses distinctes que je veux organiser différemment.

Bien entendu, les salariés, les usagers ont toute leur place dans ces structures.

La question que vous me posez sur la consanguinité me fait très plaisir. Nous sommes dans un pays d'élite consanguine, dans un pays qui n'a pas la culture du conflit d'intérêt ; enfin, dans un pays qui n'a pas la culture des contre-pouvoirs. J'ai pu constater personnellement combien des avis dissonants ne passaient pas alors même que, de manière évidente, certaines entreprises publiques empruntaient des voies totalement aventureuses. La complicité entre personnes du même monde, de l'Inspection des finances, comme vous le dites, de l'ancien directeur du Trésor, de l'actuel et du futur directeur du Trésor a plus de force que la parole isolée d'un administrateur ou d'un universitaire isolé, voire d'un parlementaire qui essaye, à un moment donné, de tirer la sonnette d'alarme. Il en est ainsi ! Tout ce que l'on peut dire, c'est que l'on ne réalise pas de très grands progrès dans cette culture du contre-pouvoir et dans la lutte contre les phénomènes de consanguinité.

Vous avez raison, il faut promouvoir des structures de contre-pouvoir. Ce que vous appelez mes « usines à gaz technocratiques » n'ont pas d'autre fonction que de créer des contre-pouvoirs. Je ne vois pas comment procéder autrement qu'en recourant à des administrateurs compétents et formés et qui ne procèdent pas directement de la volonté politique comme des intérêts financiers du moment. Je voudrais des administrateurs qui jugent des projets de l'entreprise avec un peu de recul et un peu de distance. De même, je souhaite une action de la direction du Trésor, plus éclairée, fondée sur une véritable expertise, non pas sur les conflits d'emploi du temps et la séquence des problèmes.

M. le Président : Monsieur Cohen, en évoquant la composition du conseil d'administration, vous avez indiqué que le tiers des administrateurs représentant l'Etat ne prenait quasiment jamais la parole du fait de la présence du tiers représentant les salariés. Qu'en pensez-vous ? Vous avez esquissé une réponse en évoquant la partie concurrentielle et en soulignant que cela devait fonctionner comme une entreprise privée. Quelles conclusions en tirez-vous concernant la représentation des salariés ? Si on se réfère par exemple à ce que pense le nouveau président de France Télécom par rapport au précédent, il est intéressant d'avoir votre avis.

Le troisième tiers, avez-vous précisé, est représenté par les personnalités qualifiées qui sont souvent des fournisseurs et des clients. Je pense utile d'en tirer des conclusions, car nous voulons, au terme des travaux de la commission d'enquête, définir des responsabilités, mais aussi donner des perspectives et présenter des propositions sur une nouvelle gouvernance. Qu'en pensez-vous concrètement : faut-il supprimer cet état de fait, l'écrire, l'interdire ?

Nous allons prochainement recevoir M. Bon et M. Roussely. Vous avez parlé de NTL, de MobilCom, d'Orange. Auparavant, nous recevrons des commissaires aux comptes, des personnes qui ont réalisé des audits, des personnes qui ont donné leur avis, qui ont tiré la sonnette d'alarme. Quelle est la première question que vous poseriez à M. Bon, sur ses responsabilités ? De même pour M. Roussely quand on sait que EDF a réalisé d'importantes dépenses à l'international quelques mois, quelques semaines avant les crashs internationaux. Y a-t-il des questions que vous aimeriez que nous leur posions ?

Selon vous, quelles raisons peuvent expliquer les défaillances constatées dans les contrôles internes entre les sociétés mères et les filiales, tant il me semble que l'on a beaucoup joué entre les sociétés mères et les filiales ?

Sur l'indépendance, je rejoins M. Sandrier. Le politique est, me semble-t-il, responsable. Il ne l'est peut-être pas suffisamment - je comprends que vous puissiez le dire. La responsabilité politique est posée aux uns comme autres. Il suffit de constater quelles conséquences le politique tire des échecs : souvent, il ne se passe rien, ce que, tout aussi souvent, nos concitoyens nous reprochent. Mais au moins peut s'engager une responsabilité politique. Si on commence à créer des agences indépendantes partout, le politique est sûr de ne plus être responsable, ce qui me semble excessivement dangereux. Il nous reste de moins en moins de pouvoir ; encore faut-il être en mesure d'assumer le peu qui nous reste.

M. Claude BARTOLONE : J'ai été très intéressé par les remarques de M. Cohen sur la nomination des PDG. On perçoit les difficultés que cela peut poser ; pour preuve, les débats que cela a engendrés au cours de l'actualité récente au sujet d'un haut responsable d'un grand établissement financier. En effet, quel peut être le bon niveau, le bon conseil pour que soit nommée la personne ad hoc, en même temps qu'il y ait responsabilité de l'Etat sur le choix de cette personnalité ?

Le deuxième point intéressant de votre intervention que je voudrais évoquer portait sur l'asymétrie entre le contrôleur et le contrôlé. Cela n'existe-t-il pas aussi dans le privé quand on sait ce qui s'est passé dans une grande entreprise américaine, où, malgré la présence des actionnaires, s'est ouvert un jeu subtil entre les représentants des banques pour voir si les comptes étaient justes et correspondaient à la réalité ? On a constaté ce qu'il en était. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce parallélisme.

Troisième point sur lequel je souhaiterais avoir votre avis : il était assez séduisant de vous entendre dire que cela soulevait moins de problèmes lorsque les entreprises étaient franco-françaises. Je suis très intéressé par une entreprise à l'impact considérable dans la vie de nos concitoyens, à savoir France Télévisions. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle est franco-française ! Parfois même de trop si l'on considère ce que l'on pourrait attendre du développement de la francophonie au-delà de nos frontières. Comment expliquer la difficulté d'un rôle stabilisé des administrateurs représentants de l'Etat ?

Dernier point, en codicille : il était intéressant d'entendre les remarques, de tous les bancs de l'hémicycle, au moment où Vivendi a rencontré de grosses difficultés pour trouver une stabilité internationale à Vivendi Environnement, notamment dans sa partie distribution de l'eau. Cela pouvait poser quelques difficultés de voir cet intervenant majeur de la distribution de l'eau dans notre pays passer sous contrôle étranger. Une forme de consensus s'est alors formé pour envisager de stabiliser l'actionnariat.

Au-delà de vos propos au sujet de la boucle, du réseau ferré, quel est le bon moment où l'Etat doit intervenir pour préserver ses intérêts ?

M. Elie COHEN : Au sujet de la composition des conseils d'administration, j'ai évoqué le rôle des administrateurs salariés. Je vous ferai part de mon expérience d'administrateur au conseil d'administration de France Télécom, où j'ai siégé de 1990 à 1995. Il comptait des représentants des salariés. Présidé par Marcel Roulet, ce conseil a remarquablement fonctionné, car celui-ci a réussi à instaurer un climat particulier, fondé sur la confiance mutuelle. Il avait créé, alors qu'il n'en avait nullement l'obligation, des commissions spécialisées du conseil d'administration qui avaient un pouvoir d'investigation large dans l'entreprise. Avant chaque conseil d'administration une journée entière était consacrée aux administrateurs volontaires qui venaient interroger les responsables de l'entreprise, sans discrimination aucune. Y participaient des représentants salariés, des personnalités qualifiées. Je dois dire qu'il y avait le plus souvent la personnalité qualifiée et les représentants syndicaux. Prévalaient une ouverture totale et un questionnement libre. Les représentants salariés ont parfaitement joué leur rôle. Aucune information n'a filtré dans la presse.

Depuis que j'ai quitté le conseil d'administration en 1995, un changement est intervenu dans la représentation des salariés : un syndicat qui se sent moins lié par les règles de fonctionnement internes des conseils d'administration, SUD pour ne pas le nommer, a considéré qu'il était dans son rôle, dans son devoir et dans sa mission de porter sur la place publique les questions débattues. Progressivement, le conseil d'administration a été vidé de toute mission et de toute instruction réelle. Ce que j'ai appris du fonctionnement de ce conseil - Michel Bon vous le dira peut-être plus clairement - c'est que les conseils d'administration se réunissent actuellement en fin de journée pour une durée très brève avec une information qui doit laisser à désirer.

Quelles conclusions en tirer ? Je ne sais pas. Ce n'est pas l'idée de l'administrateur salarié qui est en cause, puisqu'il est des circonstances où les administrateurs salariés ont parfaitement joué le jeu. Pratiquement, c'est dans le cadre des commissions qui se réunissent avant le conseil - les commissions d'audit, les commissions stratégiques, etc. - que sont instruits les dossiers. Ce n'est pas une réponse très satisfaisante, mais tel est le témoignage de mon expérience.

Vous dites que vous n'êtes guère favorable à l'idée de multiplier les personnalités qualifiées. Or, je persiste et signe : il n'y a pas de sens à désigner les obligés des entreprises au titre des personnalités qualifiées représentant indirectement l'Etat. Il ne faut donc pas que siège au conseil d'administration le représentant de Bull dans France Télécom ; d'une façon générale, il convient d'éviter les personnes entretenant des liens directs de dépendance ou de fourniture à l'entreprise et désigner d'autres personnalités qualifiées ; ensuite, on verra si « la personnalité qualifiée » peut être ou non un administrateur indépendant.

Sur l'audition de Michel Bon, il est un problème central : oui ou non la tutelle, le Trésor et le conseil d'administration ont-ils véritablement été informés en temps utile et complètement des engagements pris en leur nom par le Président, dans des cas précis, dont MobilCom ? Car nous avons des indices graves et concordants qui tendent à montrer que l'information n'a pas été complète. La question est simple et vous pourrez obtenir des témoignages de la direction du Trésor, des administrateurs et de la direction de l'entreprise.

Pour ce qui est de M. Roussely, la question est aussi simple, puisqu'un débat public est ouvert à la fois sur l'affaire italienne et sur l'affaire argentine : quelle a été la procédure d'information et de consultation de l'Etat actionnaire, de l'Etat tutelle sur ces deux dossiers et, en codicille, ces dossiers ont-ils subi la procédure d'analyse de risque que j'évoquais tout à l'heure sur la bonne appréciation des différents risques présentés pour des acquisitions de ce type ? Voilà une double question à laquelle M. Roussely aura des réponses précises à apporter et à laquelle vous obtiendrez peut-être des échos différents de la direction du Trésor ou d'ailleurs.

A la question sur les relations entre mère et filiales, il apparaît à l'évidence que ces grandes entreprises publiques, souvent anciens monopoles nationaux, ont été saisies par la débauche lors de leurs acquisitions extérieures et n'avaient ni les qualités, ni les compétences, ni l'organisation adéquates pour gérer et diriger ces filiales étrangères. Il est évident - c'est une question que vous pourrez poser à Michel Bon - que le contrôle de Orange a pour le moins laissé à désirer - certains ont pu parler d'une situation où la filiale a pris le pas sur la mère et a rassemblé l'ensemble des compétences. La filiale s'est mise à se comporter comme si elle était la mère dans ses dépenses et ses investissements, dans ses réalisations, handicapant de fait la mère qui, elle, portait la dette que ne supportait pas la fille. Pourquoi un tel montage ? Du fait principalement de l'insuffisance de moyens organisationnels et humains de la mère mais, en ce cas, fallait-il lancer ce type d'opération sans en avoir les moyens ?

En tant qu'hommes politiques responsables, vous éprouvez beaucoup de réticences à multiplier les organes administratifs indépendants, les commissions indépendantes... Je ne prône nullement la multiplication des administrateurs indépendants lorsque des missions de service public et d'intérêt général sont clairement identifiées. La responsabilité politique doit être évidente. Je ne prône pas non plus la multiplication des administrateurs indépendants dans les entreprises de monopole naturel ayant des missions de service public. En revanche, s'agissant d'une entreprise concurrentielle qui a vocation à être totalement privatisée, c'est la responsabilité de l'état patrimonial qui est en cause. Je plaide donc pour l'instauration de gestionnaires patrimoniaux compétents, or, vous ne les trouvez pas spontanément.

J'en viens aux questions de M. Bartolone.

Dans le cas d'Enron, on sait la profondeur de la malhonnêteté et le système de violation organisée de toutes les normes légales comptables et financières qui se sont développées dans cette entreprise. Claude Bébéar aime à rappeler souvent que la première condition présidant au recrutement d'un PDG, du public ou du privé, pour une gestion d'entreprise correcte, est de ne jamais recruter un escroc. Dans le cas d'Enron, on était face à une escroquerie organisée. Il est d'ailleurs terrifiant de voir l'ampleur que cela a pu prendre et comment les différentes instances de contrôle n'ont rien vu. Enron affichait un code éthique exemplaire, un comité des rémunérations, un comité stratégique, financier : mais, sous cette apparence vertueuse pratiquant la corporate governance, prévalait un système d'escroquerie pure et simple. Conclusion ? Il faut éviter de recruter des escrocs ! Pour autant, il ne faut pas trop tirer d'enseignements à partir de ce cas, même si cela dit beaucoup sur le système qui l'a rendu possible.

La responsabilisation et le mode de recrutement des PDG : on ne connaît pas très bien aujourd'hui quels critères président à la nomination d'un PDG ou à son renouvellement. Avec le système que je propose, je règle la question, puisque, par définition, mon agence aurait un compte rendu de mandat, pourrait établir un état de la performance du PDG, pourrait proposer de le renouveler ou non et pourrait éventuellement mettre en place une commission de recrutement. En revanche, avec le fonctionnement actuel, on ne sait pas très bien pourquoi un mandat est ou non renouvelé, pourquoi on nomme quelqu'un et quelles sont les qualités émérites avérées de cette personne. De ce point de vue, je crains fortement les phénomènes de rumeurs qui prêtent à un dirigeant des qualités supposées alors que d'aucuns savent que la réalité est moins nette ou moins flatteuse que ne le prétend la rumeur. Je ne suis donc pas satisfait de la procédure actuelle et j'ai ouvert une piste qui vaut ce qu'elle vaut. A vous de dire ce que vous en pensez.

Vous avez posé, M. Bartolone, une question très intéressante sur France Télévisions qui est une entreprise hexagonale, 100 % contrôlée par l'Etat, et où donc le modèle vertueux d'antan aurait dû fonctionner. Je pourrais vous répondre que l'on entre là dans la sphère culturelle ou l'exception culturelle et que l'on touche à un terrain miné, mais telle n'est pas la réponse que je vous ferai.

Pourquoi a-t-on été conduit au cours des vingt dernières années à proposer la privatisation ou la privatisation partielle d'entreprises de service public ? Non que les conditions d'environnement aient changé, mais c'était le moyen utilisé, faute d'en avoir trouvé d'autres, pour créer une contrainte extérieure à des entreprises qui n'en connaissaient pas.

Permettez-moi un détour par le Royaume-Uni. Comment y explique-t-on les privatisations ? Les Britanniques disent que les entreprises publiques étaient doublement capturées par l'oligarchie interne et par les syndicats, la privatisation ayant une double fonction : casser l'emprise des syndicats et remettre en cause le pouvoir de l'oligarchie administrative. Je n'adopte pas ce point de vue. C'est pourquoi je l'ai pris au Royaume-Uni ! La fonction de ces changements périodiques de statuts consistait à créer instabilité et incitation pour pousser à une réforme que l'on n'arrivait pas à obtenir volontairement. Au fond, il faut bien trouver des incitations et des aiguillons. D'ailleurs, les Britanniques le reconnaissent aujourd'hui : ce qui a été le plus vertueux dans leur privatisation ne fut pas la privatisation, mais le fait de changer de régime. Peut-être faut-il changer de régime périodiquement.

Pour répondre directement à votre question : peut-être le système qui fonctionne à France Télévision ne subit-il pas suffisamment une pression réformiste venue de l'extérieur. L'entreprise n'a pas d'effet de feed back sur sa gestion et sur son fonctionnement interne. Il faut donc recréer des mécanismes d'incitation et de sanction.

M. Pierre DUCOUT : La comparaison a été faite entre France Télécom et le Crédit Lyonnais, mais le problème de fond reste à l'heure actuelle l'ouverture du marché européen avec des alliances européennes. Aussi bien à France Télécom qu'à d'EDF, il était demandé de poursuivre un objectif de 50 % d'activité hors hexagone, étant entendu que pour EDF, l'opération en Argentine a démarré en 1992, donc à une autre période. Ne peut-on opérer des comparaisons plus judicieuses avec Suez, pour les questions d'énergie, ou Vivendi, voire Deutsche Telekom, pour la gouvernance ?

Dans un conseil d'administration d'entreprise moyenne, nommer des administrateurs issus de l'aval et de l'amont n'est pas toujours mauvais - même s'ils peuvent être en conflits d'intérêts - car ils ont une forte connaissance de l'évolution du marché d'une manière plus large. Comment voyez-vous cela ?

Pensez-vous possible, à l'avenir, un colbertisme de dimension européenne ? Je pense à AEADS, même si cela ne signifie pas obligatoirement renationaliser.

On a parlé des monopoles naturels que sont a priori les réseaux. Je pense qu'ils présentent des limites. Par exemple, pour EDF, le fait de sortir systématiquement un RTE ne démantèlera-t-il pas l'entreprise, étant entendu que les tuyaux et les réseaux ont besoin d'évoluer ? J'ai des exemples de monopoles naturels dans ma commune où de grosses fibres optiques de France Télécom croisent celles de Louis Dreyfus Communication sur vingt kilomètres.

M. Philippe AUBERGER : La question est de savoir si on peut définir la vocation de l'Etat actionnaire. Est-ce pour apporter des dividendes ? Pour infléchir l'évolution des prix, comme nous l'avons vu à propos de l'électricité ? Est-ce pour aménager le territoire comme on le constate actuellement avec l'évolution de la Banque de France ? Est-ce pour maintenir l'égalité de tous devant les services publics et assurer une égale distribution, un égal prix partout ? A ce titre, il semble que les idées évoluent dans le temps et que l'opinion mixte tout cela, à la fois en fonction de la conjoncture et des pouvoirs politiques en place. Tant que l'on ne parviendra pas à clarifier la vocation de l'Etat actionnaire, il sera difficile d'améliorer la gouvernance de l'entreprise publique, parce que le responsable de l'entreprise publique ne sait pas toujours où il va ; il doit naviguer entre différents écueils, ce qui lui permet précisément d'avoir plus d'indépendance.

Sur le choix des dirigeants, je lisais hier dans Le Monde un article qui illustrait la question de la reconduction du président de la SNCF. L'article précisait qu'il avait été un très mauvais président puisqu'il avait obtenu des résultats économiques et financiers désastreux ; néanmoins, il réussit à maintenir cette entreprise en permanente ébullition dans un état à peu près correct sur le plan social. C'est donc lui que l'on a choisi. C'est un choix qui défie toute rationalité pour parler clair. Or, M. Cohen, vous nous avez proposé un système de sélection parfaitement rationnel, en tout cas applicable

Vous avez été très elliptique sur le rôle des commissaires aux comptes. A ce titre, il faut se référer au récent procès sur le Crédit Lyonnais. Nous avons eu le témoignage de M. René Ricol, personnalité importante dans le domaine de la comptabilité, qui a expliqué qu'il n'y avait pas de système d'évaluation des risques ni de provisionnements qui soient valables et certains.

Vous dites que l'on n'évalue pas les risques dans les entreprises publiques. C'est vrai. Celles qui ne le font pas sont en tort, notamment si l'on n'évalue pas l'ensemble des risques du groupe. Cela dit, cette évaluation est grandement aléatoire. Compte tenu de la situation des marchés boursiers, comment voulez-vous à l'heure actuelle constituer des provisions sur des titres qui ont été dévalués ? Quelle est la fair value à utiliser ?

Pour EDF, un commissaire aux comptes qui serait respectable devrait dire qu'il faut provisionner au minimum les risques de retraite. Il faut améliorer les provisions pour démantèlement des centrales nucléaires. Les provisions actuelles sont insuffisantes ou alors elles sont mobilisées dans des affaires comme celle relative à l'Argentine alors qu'elles devraient être davantage liquides. Il est très difficile, dans le système actuel, de savoir où il faut aller, quels sont les objectifs, comment les définir et comment obtenir qu'ils soient bien suivis.

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Une bonne gouvernance consiste à arrêter des règles identiques, quel que soit le type d'activités, dans le secteur financier ou bancaire, que je connais un peu comme Philippe Auberger, puisqu'il préside aujourd'hui la Caisse des dépôts en mes lieux et place. A certains moments, on constitue des provisions pour risques. Quand on dispose d'un portefeuille riche de plus-values latentes importantes - je pense à des fusions-absorptions, à BNP-Paribas -, dans le cadre des privatisations et des noyaux durs chers à M. Balladur, on procède alors à des provisions ex ante de manière à minorer les pointes de résultats pour que les résultats restent étales même si la conjoncture devait se retourner. Cela se pratique dans le domaine financier. Je ne vois pas pourquoi, dans d'autres domaines, la déontologie n'imposerait pas de telles provisions pour risques. Je m'interroge d'ailleurs sur le contrôle à opérer en la matière.

S'agissant de la problématique du contre-pouvoir qui me tient à cœur - je l'ai indiqué lors de notre réunion constitutive -, je ne crois pas malheureusement qu'il y ait une grande différence entre entreprises publiques et entreprises privées. Les conseils d'administration ne vont pas bien et le problème de la gouvernance, sauf à faire de l'idéologie - c'est public, donc mal géré - se pose à l'identique dans les deux secteurs. La Caisse des dépôts n'est pas autre chose qu'un conglomérat. On arrive encore, dans des activités dites « d'économie mixte » où l'on ne gagnait pas beaucoup d'argent, à fixer des seuils de rentabilité, parce que l'on considère que dans le domaine concurrentiel on doit dégager 10 % de marge nette chaque année. C'est nous, direction générale et commission de surveillance, qui avons fixé de tels seuils, même si cela n'a pas fait plaisir aux syndicats ou aux élus locaux, qui considéraient que l'habitat social ne relevait pas de ce type de problématique. Mais si vous fixez des règles, il n'est pas compliqué de les faire appliquer.

Je pense donc qu'il faut des stratégies de contrôle du conseil d'administration. Sur ce plan, je voudrais vous dire - quitte à surprendre certains de mes collègues - ma totale adhésion à la nécessité de développer dans notre pays des approches de contre-pouvoirs.

Les conseils d'administration ne vont pas bien, dans le secteur privé comme dans le secteur public - en l'occurrence, c'est le secteur public qui nous intéresse, faute de contre-pouvoir. Avoir des administrateurs indépendants est fondamental, de même qu'avoir une agence qui s'autonomise de la décision du politique - et, entre nous, heureusement ! Pour connaître cet établissement singulier qu'est la Caisse des dépôts, dont nous pourrions auditionner les représentants, car c'est un organisme intéressant à étudier, on peut se demander pourquoi elle n'a pas connu de faillite. En effet, son activité se situe pour partie dans le secteur concurrentiel alors qu'elle a recherché une croissance externe... Les services de contrôle fonctionnent par le jeu d'une dialectique a été instaurée entre la commission de surveillance et les pouvoirs de contrôle. Il faut avancer sur l'idée d'une autonomie par rapport au politique sinon le politique, quel qu'il soit, peut vous amener à commettre des erreurs. Cette autonomie que vous prônez à travers l'agence, sur la base de l'agence qui avait été créée pour la gestion de la dette, me paraît une avancée sur laquelle nous pourrions ultérieurement travailler. Je ne dis pas qu'il faut la reprendre totalement ; en tout cas, elle me semble une bonne base, une bonne piste de discussion, et nous ne devons pas tomber dans le fétichisme du tout politique qui veut absolument tout contrôler ; on en voit les limites.

Je voudrais maintenant reprendre l'intervention de Xavier de Roux, qui me gêne quelque peu. Je m'attarde sur l'exemple précis de la Poste, en reprenant d'ailleurs les propos d'Elie Cohen ; c'est mon seul point critique par rapport à ce qu'il a développé sur la différenciation entre le service public, mission d'intérêt général d'un côté, ce qui est concurrentiel de l'autre. Le sujet délicat de la Poste est devant nous. Si nous voulons assurer le service public universel et que nous comptons sur l'impécuniosité de l'Etat en la matière, on se dirige vers d'énormes disconvenues, c'est-à-dire la remise en question du service public ou universel. Notamment dans le secteur rural, je vois mal comment nous allons tenir. Le seul moyen utile consiste à avoir des comptes consolidés où nous mêlons l'activité d'intérêt général et l'activité de distribution financière. Ensuite, quid de la transformation ou non en établissement bancaire ? Mais je ne parle pas de la transformation en agence bancaire, je n'entre pas dans un débat politique. En l'état, la Poste distribue des services financiers : elle collecte le livret A, l'épargne logement, elle vend des produits CNP. J'aimerais que nous adoptions une philosophie, car si l'on dissocie ces deux types d'activité qui réunissent à la fois l'intérêt général, la concurrence, on tuera le service public. Une philosophie doit être mise en place. C'est la raison pour laquelle il faut revenir à l'idée d'une agence, car sans une forme de nomination répondant au souci d'une certaine autonomie, on ne parviendra pas à recruter des administrateurs experts, pas obligatoirement des consanguins - on trouve des universitaires compétents, même s'ils ne sont pas renouvelés dans les conseils ! En chassant certains hauts fonctionnaires de postes importants alors qu'ils ont de toute évidence bien réalisé leur travail, vous gagnerez peut-être des administrateurs indépendants compétents. Je ne prône pas de liquider tous les bons administrateurs. Mais, après tout, cela existe quand même.

J'aimerais que vous nous répondiez sur cette difficulté, c'est-à-dire sur la nécessité de dissocier l'intérêt général dans tel ou tel type d'entreprise et le secteur concurrentiel.

M. Hervé MARITON : Deux questions-observations.

La première a été évoquée par M. Auberger et M. Balligand, que j'énonce à nouveau. Elle porte sur le thème de l'analyse du comportement de l'Etat actionnaire. L'interrogation sur les conditions de gestion ou de gouvernance des entreprises publiques conduit nécessairement à se demander qui est actionnaire et quel est son comportement et si les administrateurs représentent l'actionnaire. Ce qui vient d'être évoqué ne donne pas les réponses à cette série de questions, pas si banales que cela. Le seul fait que l'on ne soit pas capable d'y répondre facilement pose problème.

Deuxième question : s'agissant des administrateurs, ont été soulevés les problèmes de consanguinité et d'indépendance ; on a également abordé, par une interrogation, celui de leurs compétences. Je pose la question s'agissant des administrateurs comme d'ailleurs d'un certain nombre de structures d'une autre nature, tels les comités stratégiques ou d'autres structures internes au conseil d'administration. La question est de savoir si les administrateurs travaillent. Les administrateurs assument-ils réellement un rôle ou font-ils semblant ? Je ne suis pas convaincu que la charge d'administrateur s'agissant d'entreprises publiques - mais l'on peut poser la question pour d'autres formes d'entreprises - soit à ce point épuisante ou perçue comme devant être telle. Au fond, le problème ne serait pas tant la consanguinité, que probablement le sens déontologique des hommes concernés permettrait de surmonter, mais simplement le fait que les administrateurs ne se sentent pas suffisamment obligés à accomplir un réel travail. Le problème est au fond assez aisé à résoudre, du moins sous cette dimension : il importe que les administrateurs prennent réellement au sérieux leur mission.

Ayant vous-même participé à un conseil d'administration, peut-être pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Sébastien HUYGHE : Je reviens sur le thème central de votre propos, M. Cohen, à savoir l'organisation de l'Etat actionnaire. Vous proposez de créer une agence de gestion des participations de l'Etat. Je voulais savoir si vous vous étiez penché sur la situation de nos voisins européens pour éventuellement comprendre la façon dont ils gèrent leurs participations dans les entreprises publiques et savoir s'il vous semblait intéressant de reprendre des éléments à notre compte.

M. Elie COHEN : Quelle explication apporter au comportement des entreprises publiques France Télécom et EDF, du fait de l'intégration européenne, de la libéralisation et de l'intégration dans le marché unique et, par conséquent, de l'impératif que se sont données ces entreprises de réaliser la moitié de leur chiffre d'affaires hors de leur marché national ? Oui, on peut parfaitement dire qu'à partir du moment où d'anciens monopoles nationaux verticalement intégrés ayant 100 % du marché sont confrontés à une ouverture du marché, leur part de marché ne peut que baisser. Par conséquent, ils peuvent avoir la tentation d'aller chercher ailleurs le marché complémentaire, à une réserve près : ces entreprises doivent être capables d'acquérir, de gérer, de rendre rentables les activités qu'elles acquièrent. Si, au terme du processus, les entreprises se ruinent dans leurs acquisitions et affaiblissent le cœur de métier dans le pays d'origine en accablant celui-ci d'une dette insupportable, je ne conçois que difficilement le bénéfice tiré de l'opération.

Donc, intellectuellement, oui, il faut que nos opérateurs nationaux deviennent des opérateurs européens, mais, encore une fois, peut-être a-t-on sauté quelques étapes, ce qui, par contrecoup, a abouti aux résultats que nous connaissons.

La deuxième question était de savoir s'il était si facile de séparer les « tuyaux » des services, s'ils n'avaient pas des liens. On peut toujours trouver que le système du monopole verticalement intégré recèle des vertus. Il en a pour un économiste, dans la mesure où il minimise les coûts de transaction. Le problème n'est pas de rechercher la solution idéale d'un service public en réseau. D'ailleurs, l'exemple d'EDF par le passé montre que l'on peut gérer une structure verticalement intégrée. Le problème ne se pose pas en ces termes. Il se pose au moment où l'on décide d'ouvrir le marché, car l'évolution de la technologie fait que des activités pouvant être exercées sous monopole naturel ne peuvent plus l'être.

Cela me donne l'occasion de répondre sur un point : dans le cas des télécoms, il faut raisonner activité par activité. J'ai indiqué que la boucle locale restait un monopole naturel, mais vous l'avez dit vous-même, lorsqu'il s'agit de relations interurbaines, il n'y a plus de monopole naturel, parce qu'il devient économique de construire plusieurs réseaux en concurrence. C'est ainsi que l'on a l'expérience de LDCOM qui concurrence le réseau de France Télécom. Les analyses sont peu compliquées et l'on peut aisément distinguer ce qui relève d'une activité de monopole naturel de ce qui n'en relève pas, mais vous avez raison : les frontières ne sont pas tangibles. Cela me permet de répondre au passage à une question à laquelle je n'ai pas répondu sur Vivendi Environnement : les réseaux d'adduction et d'épuration des eaux sont des monopoles naturels gérés par des entreprises privées depuis un siècle et demi. En qualité d'élus locaux, vous connaissez parfaitement le problème.

Des questions ont été posées sur l'Etat actionnaire ; vous avez cité l'exemple d'EDF sur les prix, la SNCF avec à sa tête un mauvais président... Vous relevez la difficulté à comprendre ce qu'est l'Etat actionnaire. Je ne suis pas d'accord avec vous. L'Etat en tant que tel assume de très multiples responsabilités : il est garant des équilibres macro-économiques, de la paix civile, de la régulation, etc. Vous dites que vous ignorez quels objectifs l'Etat actionnaire poursuit : sont-ce des objectifs d'aménagement du territoire ou des équilibres macro-économiques ? L'Etat actionnaire ne poursuit qu'un objectif et un seul : la valorisation de son patrimoine. Rien de plus. Les autres missions passent par d'autres formes d'organisation.

Par exemple, l'Etat régulateur peut parfaitement prospérer, et il prospère d'autant mieux qu'il n'est pas actionnaire. Voyez la décision prise par une grande compagnie d'eau de se retirer du marché britannique. Pourquoi agit-elle ainsi ? L'activité de l'eau est à ce point régulée au Royaume-Uni que l'entreprise a estimé qu'il n'y avait plus de bénéfices significatifs, que son activité ne dégageait plus que le rendement obligataire. Elle a donc décidé de se retirer. L'Etat britannique, tout en n'étant pas propriétaire des entreprises, a été capable de développer une activité de régulation telle qu'elle a conditionné très profondément la rentabilité des activités. Pour moi, les choses sont très claires : l'Etat actionnaire est celui qui valorise son patrimoine à la différence de l'Etat puissance publique qui s'exprime autrement, de l'Etat régulateur qui s'exprime autrement ou encore de l'Etat législateur, qui vote les lois.

Je ne reviens pas sur le cas de la SNCF qui a plus fait l'objet d'un commentaire que d'une question.

Vous dites que j'ai insuffisamment insisté sur le rôle des commissaires aux comptes. Vous avez raison, vous m'offrez là une opportunité. Les commissaires aux comptes ont une obligation de conformité formelle, non une obligation de sincérité réelle des comptes. Pour dire les choses brutalement, j'ai demandé à plusieurs reprises pourquoi on ne provisionnait pas plus tôt Orange ; il m'a été répondu que l'on ne provisionnait pas Orange, car il s'agissait d'un investissement stratégique et que la direction de l'entreprise était persuadée de récupérer sa mise sur le très long terme. Mais cela est absurde : l'entreprise ne récupèrera jamais sa mise, il fallait donc provisionner plus tôt. C'est le type de conflit qui existe entre les obligations légales des commissaires aux comptes et les visions stratégiques des dirigeants d'entreprise et le fait que les commissaires aux comptes, ultimement, ne peuvent mettre en cause les orientations stratégiques de l'entreprise. Si vous considérez, en tant qu'investisseur, être protégé par l'activité des commissaires aux comptes, je crains que vous ne déchantiez.

Du coup, les provisions pour risques ne sont pas si compliquées. Il y a, d'une part, l'état consolidé des risques que l'entreprise doit réaliser et qu'elle commence à entreprendre. Je vous l'accorde, ce n'est pas simple. En effet, comment évaluer le risque politique argentin dix-huit mois avant que l'Argentine ne s'effondre ? EDF a-t-elle réalisé la bonne évaluation de la situation ? Vous pourrez interroger ses dirigeants. Mais s'interroger sur l'évolution du risque politique, géopolitique ou environnemental est autre chose que de s'inquiéter des risques qui doivent être provisionnés pour des acquisitions opérées à des prix fous.

Je ne suis pas grand sorcier, mais dix-huit mois avant que France Télécom ne commence à provisionner, j'avais fait un petit calcul de coin de table, d'où il ressortait qu'il convenait de provisionner entre 20 et 30 milliards d'euros pour les trois acquisitions déjà évoquées. Je n'étais pas particulièrement savant. Ce n'est donc pas aussi compliqué que vous le dites, mais il convient de distinguer les deux types de risques et de provisions.

M. Balligand, vous avez déclaré être en désaccord avec mon point de vue sur la séparation nette à la fois comptable, financière, voire juridique entre des activités sous monopole et des activités concurrentielles de la Poste, car vous craignez que l'Etat n'assume pas ses responsabilités de service public s'il n'exerce pas ses activités concurrentielles. Je suis au regret de vous dire que cette position n'est pas tenable à terme, car vous serez contraint par la dynamique européenne à accepter cette séparation. En tant qu'élu, il faut que vous songiez à mieux organiser le financement des services et des missions de service public, à les rendre pérennes plutôt que de compter sur la confusion comptable et sur les subventions croisées des entreprises. Vous pourrez le faire un certain temps encore, car la poste est un sujet qui sensibilise beaucoup le Parlement européen, qui a, à plusieurs reprises, retardé les évolutions postales, mais, à terme, ce n'est pas une position tenable.

Une question provocatrice a été posée par M. Mariton sur la fonction et le travail des administrateurs : font-ils quelque chose ? Servent-ils à quelque chose ? Ne faut-il pas simplement leur demander de travailler ? Et puisque l'on a sollicité un témoignage personnel, dans le cas de France Télécom, j'ai considéré pendant le temps où j'étais administrateur que cela représentait un quart temps bénévole, non rémunéré.

M. le Président : Est-ce le cas habituellement ?

M. Elie COHEN : Non, j'étais à peu près le seul dans ce cas, mais tout dépend des raisons pour lesquelles on veut être administrateur.

M. Hervé MARITON : Et les autres faisaient-ils quelque chose ?

M. Elie COHEN : Une distinction très nette est à opérer. Le travail des représentants de l'Etat, pour dire les choses très simplement, se réalisait en amont. J'ai cru comprendre que le président de l'entreprise négociait avec les différents départements de l'Etat avant le conseil d'administration et par conséquent réglait les problèmes en amont. Il faisait son pèlerinage auprès des différentes directions d'administrations centrales. La présence physique des représentants de l'Etat n'apportait strictement rien. Je vous l'accorde amplement. En revanche, un administrateur, personnalité qualifiée, qui veut travailler a de quoi faire et dans le conseil auquel j'ai appartenu les personnalités qualifiées ont beaucoup investi. Mais les autres travaillaient également beaucoup. Des personnes comme Henri de Castries, le président d'Indosuez, Patrick Ponsolle, se sont réellement impliqués. C'était un conseil d'administration où il se disait et où il se passait des choses. Je ne peux pas parler des autres conseils d'administration, mais il faut avoir des administrateurs motivés. Cela dit, vous avez tort malgré tout : tous les administrateurs aujourd'hui sont terrorisés par leur responsabilité pénale. Ils commencent donc, par nécessité, à devenir vertueux. Je crains que nous connaissions à l'avenir des difficultés à avoir des administrateurs bénévoles, car ils sont bénévoles mais responsables.

M. le Président : C'est déjà le cas.

M. Elie COHEN : Les expériences étrangères, révèlent des situations différentes dans les pays voisins.

En Allemagne, les entreprises publiques sont souvent des entreprises publiques locales. La dimension du local, du territorial, y est beaucoup plus forte ; leur expérience est donc difficilement transposable.

Au Royaume-Uni, la logique qui prévaut est l'éradication pure et simple de toutes les participations publiques. J'étais en Angleterre la semaine dernière. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que le Gouvernement Blair était obsédé par la privatisation du métro. Quelle idée de vouloir privatiser le métro ! J'avoue avoir du mal à comprendre. Et pourtant, après avoir privatisé toutes les entreprises du secteur concurrentiel, après avoir privatisé les entreprises de service public, les Britanniques privatisent les aéroports, les ports et maintenant même le métro ! D'ailleurs, ils sont en train de se poser des questions sur la réussite de ces opérations. Je crois que l'on peut tirer des enseignements de ce qui se passe au Royaume-Uni, mais des enseignements d'une logique poussée à son extrême alors que nous avons été jusqu'à présent relativement modérés.

L'Etat ayant joué, en France, un rôle important dans la reconstruction et le développement et, d'autre part, ayant développé une administration puissante et compétente, je crains qu'il nous faille inventer nos propres solutions pour nous adapter à ce monde mondialisé et à cette intégration européenne. Le modèle de l'agence que j'évoquais précédemment a réussi pour la dette ; pourquoi pas ailleurs ?

Audition de M. René BARBIER de LA SERRE

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

M. René BARBIER de LA SERRE est introduit.

M. le Président : Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui l'occasion d'auditionner M. René Barbier de La Serre, mais je voudrais tout d'abord excuser l'absence de M. le Rapporteur, qui a été retenu, pour des raisons impératives, dans sa circonscription.

Monsieur Barbier de La Serre, je vous souhaite la bienvenue. La commission a souhaité, au cours de ses deux premières auditions, fixer la problématique générale de ses travaux engagés pour examiner la situation financière des entreprises publiques et déterminer, pour les éviter à l'avenir, les éventuels dysfonctionnements qui peuvent expliquer les difficultés actuelles.

Cette problématique tourne autour de deux thèmes. Tout d'abord, mieux comprendre le pouvoir dans l'entreprise ; il s'agit notamment d'analyser le fonctionnement des instances dirigeantes et des organes de contrôle internes à l'entreprise. Ensuite, mieux comprendre le pouvoir sur l'entreprise, en étudiant le rôle de l'Etat actionnaire.

Les propositions du rapport que vous venez de rendre à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie sur ce sujet nous intéressent tout particulièrement. Vous avez, dans votre conclusion, mis en exergue quatre exigences que je fais miennes : transparence, contractualisation, personnalisation et responsabilité. Le ministre a d'ores et déjà retenu votre première proposition, même si ce n'est pas exactement dans les mêmes termes, concernant la création d'une Agence des participations de l'Etat, thème que nous abordions ici même la semaine dernière.

Vous évoquez également des points particulièrement novateurs, notamment sur la nécessité de mettre en place de véritables contrats de service public, fixant de manière claire les obligations réciproques de l'Etat et des entreprises publiques. Enfin, j'ai été intéressé par vos propositions sur les conseils d'administration, sur les procédures de nomination et de rémunération des présidents.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Barbier de La Serre prête serment.

M. René BARBIER de LA SERRE : M. le Président, je vous remercie. Je rappellerai tout d'abord que M. Mer m'a demandé, ainsi, qu'à trois autres personnes, de présenter un rapport sur l'Etat actionnaire et sur le gouvernement des entreprises publiques. Cette demande nous a été faite vers le 11 novembre et, en début de semaine dernière, nous avons remis notre rapport qui a été rendu public hier.

Il s'agit non d'un rapport qui m'est propre, mais d'un rapport collectif de quatre personnes, dont chacune assume la rédaction. Nous avons entendu une soixantaine de personnalités pendant une heure, une heure et demie, ce qui ne veut pas dire que nous avons fait le tour de la question. Nous avons voulu établir un rapport pas trop long afin qu'il puisse être lu sans difficulté. Je vais tenter de vous le résumer ici. En fait, nous avons retenu quelques idées simples à partir desquelles nous avons dégagé des propositions concernant l'Etat actionnaire, d'une part, et le gouvernement des entreprises publiques, d'autre part.

La première idée, est que l'Etat exerce de nombreuses fonctions à l'égard des entreprises en général et il nous apparaît nécessaire de bien les distinguer lorsqu'on aborde le problème des entreprises publiques et la façon de les suivre. Une fois ces fonctions bien individualisées, les rapports de l'Etat avec les entreprises ne posent pas beaucoup de difficultés -lorsqu'on pense à l'Etat régalien, à l'Etat client ou à l'Etat stratège.

Les problèmes surgissent quand on aborde la question de l'Etat responsable des services publics. L'idée que nous prônons à cet égard est la suivante : la délégation de service public, qu'elle soit faite auprès d'une entreprise privée ou publique, doit faire l'objet d'un contrat qui détaille la mission de service public, la façon dont elle doit être remplie ainsi que les contreparties, à savoir la rémunération ou les compensations. Il faut également faire un point sur cette mission tous les deux ou trois ans, afin de vérifier qu'elle est assurée correctement et, éventuellement, d'en changer les données en fonction de l'évolution économique. Etant entendu également, qu'il convient, dans la délégation de ces missions, de tenir compte du fait que certaines des entreprises concernées sont en position de concurrence. La façon dont cette délégation est mise en œuvre ne doit évidemment pas perturber, dans un sens ou dans l'autre, cette concurrence.

Ce contrat est formalisé par le ministère concerné, souvent le ministère de l'économie et des finances, mais également celui des transports, de la défense nationale ou autre, qui intervient avec la direction du budget. Si le ministère concerné garde d'importantes relations avec l'entreprise, son dialogue n'a pas lieu, en revanche, au sein du conseil d'administration, bien que celui-ci soit responsable de la gestion de l'entreprise, de même que dans le privé, une compagnie des eaux discute directement avec la collectivité locale sans passer par le conseil d'administration. Ce point est important : le contrat de service public doit se discuter entre l'Etat et la direction de l'entreprise. Celle-ci le présente ensuite à l'aval du conseil.

Une fois ce contrat signé, l'entreprise peut fonctionner comme n'importe quelle autre, puisque les conditions dans lesquelles sa mission doit être exercée sont déterminées. Ce qui nous a frappés, dans les discussions que nous avons eues avec tous les chefs d'entreprises publiques que nous avons rencontrés, c'est que ce concept de contrat de service public rejoignait leurs préoccupations, sauf peut-être France Télévisions pour qui interviennent des questions de culture plus difficiles à quantifier.

Certes, cette entreprise a un actionnaire de contrôle, l'Etat, mais il ne s'agit pas d'une situation qui lui est propre, puisque c'est le cas également de grandes entreprises privées qui sont elles-mêmes contrôlées. L'important est que l'Etat soit organisé pour être actionnaire et qu'il identifie bien cette fonction d'actionnaire. D'où l'idée d'une entité qui assure cette fonction et qui, bien entendu, rend compte de son action au ministère dont elle dépend, ainsi qu'au Haut Conseil du secteur public et au Parlement. Cette entité devra être rattachée au ministère des finances et disposer de la stabilité, de la compétence, de la disponibilité, de l'expérience et de la hauteur de vue nécessaires à l'exercice de cette mission difficile, qui est d'être le représentant de l'actionnaire principal des entreprises publiques.

La formule qui nous a paru la plus adaptée est celle qui a été utilisée pour la dette de l'Etat et qui consiste à réunir ces compétences dans une Agence de l'Etat, service à vocation nationale, avec un responsable, que nous avons appelé président - mais que le ministre préfère appeler directeur général - et quatre ou cinq collaborateurs de haut niveau, fonctionnaires ou non, qui disposent de l'ancienneté et de l'expérience aussi bien de la vie des entreprises que des rouages de l'Etat, nécessaires à cette mission. L'Agence doit fonctionner un peu comme un holding industriel/financier, à savoir dans une ambiance de collège, présidé par un responsable, avec une règle du jeu définissant précisément ce qui doit être traité par chacun des membres, ce qui doit l'être au niveau du collège et enfin ce qui doit remonter au-dessus du responsable de l'Agence.

Les responsables seniors de cette Agence seront eux-mêmes administrateurs de l'Etat, représentant l'actionnaire, dans les principales entreprises publiques, étant entendu que chacun d'eux aura probablement une spécialité sectorielle.

Cette Agence, dans notre esprit, n'est pas une agence très importante numériquement puisqu'elle ne regrouperait pas plus d'une cinquantaine de personnes, secrétariat des participations inclus. Celui-ci n'aurait pas la même fonction que le service des participations du Trésor actuel, qui agit ponctuellement et dans l'urgence en fonction des nécessités du moment. Il est en effet nécessaire, lorsqu'on gère des participations, de connaître l'historique des sociétés et d'en avoir un suivi sur une longue période ; les responsables doivent donc être relativement stables et le secrétariat des participations doit leur permettre de suivre l'histoire des entreprises. L'Agence pourrait également disposer d'une inspection légère, permettant au responsable de déclencher des inspections dans les entreprises en cas de problème particulier.

Nous avions envisagé que cette Agence soit directement rattachée au ministre. M. Mer a finalement choisi une option quelque peu différente, la rattachant certes à lui-même, mais la laissant administrativement dépendante de la direction du Trésor.

Cette Agence devra être suivie par l'ensemble des services de l'Etat : elle aura donc un comité d'orientation présidé par le ministre de l'économie et des finances et composé des principaux ministères concernés. Ce comité, qui pourrait se réunir tous les trois mois, aura pour vocation d'assurer la cohérence de la politique des participations de l'Etat.

Il est, par ailleurs, important que soient arrêtées et codifiées les informations que chaque entreprise doit fournir à l'Agence de façon régulière ainsi que le type de décisions qui doivent être soumises pour approbation préalable à l'Agence, avant qu'elles ne soient soumises au conseil d'administration. Cette pratique est naturelle pour une entreprise privée, qui a un actionnaire privé, de contrôle. Il s'agit des grandes décisions stratégiques, du budget, des décisions de croissance externe, soit toute une série de questions qui doivent être partagées avec l'actionnaire de contrôle lorsque l'entreprise les aborde, celles-ci faisant ensuite l'objet de discussions devant le conseil d'administration.

A contrario, les entreprises publiques ont aujourd'hui un certain nombre de contraintes qui ne nous paraissent pas nécessaires et qu'il nous paraît souhaitable, à terme, d'alléger, voire de supprimer, dès lors que l'Agence et le gouvernement des entreprises publiques sont effectivement mis en place. Je pense aux commissaires du gouvernement, aux censeurs, aux contrôleurs d'Etat, ainsi qu'au CIES - la nouvelle formule du FDES et le CICS, l'organisme chargé de suivre les décisions salariales.

Il est important également que les entreprises organisent de façon régulière et quasi automatique un reporting à l'Agence. Cela ne demandera pas aux entreprises énormément d'efforts, car il ne s'agit pas d'ajouter des indicateurs mais d'organiser un reporting régulier des agrégats financiers et économiques essentiels permettant de suivre la gestion. L'Agence pourra ainsi non pas consolider les comptes, mais donner une sorte de bilan pro forma de l'activité générale de l'Etat en tant que propriétaire d'entreprises, afin de lui donner une vue patrimoniale de son portefeuille.

Voilà pour ce qui concerne l'Etat actionnaire. Le gouvernement des entreprises publiques devrait, quant à lui, être relativement simple. A partir du moment où une entreprise publique est d'abord considérée comme une entreprise, il est naturel qu'elle suive les meilleures pratiques de gouvernement des entreprises.

La première idée est que ces entreprises publiques doivent être des sociétés anonymes, avec un conseil d'administration ou un directoire et un conseil de surveillance -, ce qui, entre autres, leur permettrait d'avoir deux commissaires aux comptes et de publier un rapport annuel public.

La base du gouvernement d'entreprise, c'est le conseil d'administration et la reconnaissance de son rôle comme lieu de discussion de la stratégie et de contrôle de la gestion, confiée, sous sa surveillance, au management. Ce conseil d'administration ne doit pas être un lieu de dialogue ni entre l'Etat et le management, ni entre le management et les salariés, puisque c'est le rôle du comité central d'entreprise.

Nous proposons d'unifier le statut des administrateurs ; il nous paraît normal, à partir du moment où l'on cherche à mettre en place une collectivité de décideurs qui auront tous une véritable responsabilité dans l'entreprise, que les administrateurs aient tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Le nombre des administrateurs des entreprises publiques est aujourd'hui élevé - de 18 à 21, voire davantage -, il nous semble préférable de fortement le diminuer - 12 serait idéal -   pour de simples raisons d'efficacité.

L'Etat étant majoritaire, il paraît normal qu'il dispose de la majorité des administrateurs au conseil, dont le représentant de l'Agence qui aura un rôle de leader et exprimera le point de vue de l'Etat actionnaire. Les autres, qui pourront être des fonctionnaires, seront choisis pour leurs compétences et leur expérience mais ne devraient pas représenter le service de l'Etat auquel ils appartiennent.

La responsabilisation croissante de la fonction d'administrateur pose un problème à l'égard des administrateurs salariés ; et comme je l'ai dit, la discussion, tout à fait essentielle, sur la politique salariale et même sur la stratégie de l'entreprise entre le management et les salariés n'a pas de raison d'être organisée au sein du conseil d'administration. Cela étant dit, l'Etat étant majoritaire, il a paru préférable de garder des représentants des salariés au sein des conseils d'administration, dont le nombre, fixé par les statuts, serait au moins égal à deux, à la condition qu'ils soient considérés et se comportent comme tout autre administrateur.

Les administrateurs « extérieurs », ceux qui ne sont ni salariés, ni représentants de l'Etat et qui n'ont d'autres fonctions que de s'occuper de l'intérêt de l'entreprise et de la vision que l'on peut avoir de la stratégie, sont importants. Leur nombre doit être fonction du pourcentage de détention de l'Etat, et en tout cas au moins égal à deux. Il faut également, comme le préconisent les règles de gouvernement des entreprises, que toute entreprise publique établisse un règlement intérieur, qui soit public, et procède à une auto-évaluation de son fonctionnement de façon périodique.

Nous n'avons pas été très diserts sur les comités du conseil, non pas parce que ce n'est pas important mais parce que cette matière est relativement connue. Le comité d'audit est évidemment fondamental ; il existe d'ailleurs dans beaucoup d'entreprises publiques et fonctionne de mieux en mieux. Nous recommandons sa généralisation systématique et proposons la présence, en son sein, d'au moins deux administrateurs extérieurs, dont le président.

Le comité de nomination et de rémunération serait composé selon la décision du conseil, mais il nous paraît normal que le président en soit l'administrateur représentant l'Agence, c'est-à-dire l'Etat actionnaire. Ce comité a pour objet non seulement la rémunération des cadres dirigeants, mais également le suivi de la composition de l'équipe dirigeante, qui est un souci permanent de toute entreprise.

Quant au président, nous ne proposons pas de bouleversement particulier, étant entendu qu'il est tout à fait normal, quand une entité contrôle une entreprise, qu'elle soit en charge de la proposition du nom du président. Nous recommandons néanmoins que cette nomination se fasse après consultation de l'Agence, afin que l'on se préoccupe, en amont, des problèmes de succession du président, puisqu'après tout celui-ci pourrait souvent être issu de l'entreprise - ce qui ne serait pas une mauvaise formule en termes de compétence et de connaissance de l'entreprise concernée.

S'agissant des rémunérations, elles ne sont pas à l'heure actuelle, très transparentes. Il nous semble normal, puisqu'il s'agit d'entreprises, que les présidents perçoivent des rémunérations qui puissent être comparées, dans la plus grande transparence, à celles des présidents des entreprises privées comparables. Si les présidents nommés souhaitent garder leur statut de fonctionnaire - s'ils le sont -, il en sera tenu compte dans la fixation de leur rémunération.

Une attention particulière doit, par ailleurs, être accordée à la situation des minoritaires, ce qui veut dire que l'Etat ne doit pas abuser de sa position dominante. Mais cela signifie aussi, comme on le fait pour les conventions réglementées, que les contrats de service public soient débattus non seulement au conseil mais également à l'assemblée générale, ce qui est évidemment un peu formel, l'Etat étant majoritaire, mais ce qui permettrait néanmoins un débat. En outre, les administrateurs extérieurs doivent enfin être particulièrement attentifs à l'intérêt des minoritaires.

S'agissant des projets de développement, il appartient à l'actionnaire majoritaire de les accepter ou de les refuser. S'ils vont dans l'intérêt du développement de l'entreprise, le fait de ne pas les accepter pourrait perturber la réussite, à terme, de l'entreprise ; l'Etat doit alors, soit suivre les opérations financières qui doivent en découler, soit accepter de réduire sa participation.

Tels sont les propos que je souhaitais vous présenter en introduction. J'ajouterai simplement que si nous avons critiqué certaines structures, nous n'avons pas souhaité critiquer les hommes - très souvent de grande qualité. Enfin, nous avons privilégié dans notre réflexion les grandes entreprises contrôlées par l'Etat, une adaptation de nos recommandations est donc nécessaire pour les autres.

M. le Président : M. Barbier de la Serre, merci. Je ferai trois remarques sur votre rapport.

Premièrement, vous suggérez d'adapter aux entreprises publiques les procédures en vigueur dans le secteur privé. En quoi ces mesures auraient-elles cependant permis d'éviter la catastrophe de France Télécom ? En quoi les entreprises privées du secteur des télécoms se sont-elles montrées plus exemplaires que France Télécom dans leur politique d'investissement ? Enfin, la bulle des télécoms était-elle imputable au secteur public ?

Deuxièmement, votre rapport suggère de créer une Agence placée sous l'autorité du ministre, qui a déjà annoncé qu'elle resterait aussi sous l'autorité du Trésor. Au fond, cette Agence n'est-elle pas seulement une autre façon d'appeler le service des participations du Trésor auquel on aurait donné la possibilité d'engager des managers du secteur privé à prix d'or ? Cela signifie-t-il que les déficits des entreprises publiques sont dus à l'administration du Trésor, ce que personnellement je ne crois pas ? Enfin, soit votre Agence est indépendante et le pouvoir politique se trouve dessaisi d'une responsabilité essentielle - dessaisissement qu'aucun actionnaire privé n'accepterait pour lui-même -, soit elle ne l'est pas et cette réforme ne change pratiquement rien sur le fond.

Troisièmement, le rapport n'analyse aucun cas concret de dysfonctionnement. Avez-vous étudié de près quelques cas concrets de défaillance dans le contrôle pour en tirer des conclusions appropriées ou avez-vous procédé par entretiens et conclu à partir de votre propre expérience ? Enfin, peut-on, selon vous, traiter de façon rigoureusement identique des entreprises du secteur public aussi différentes que France Télécom et la SNCF ? Y a-t-il, selon vous, un modèle unique qui serait meilleur que tous les autres - Vivendi, Kirch, Barings, Enron, Worldcom ?

M. René BARBIER de LA SERRE : En quoi les procédures du privé auraient-elles pu éviter la catastrophe de France Télécom ? Il est toujours difficile de rebâtir l'histoire dans une autre configuration...

M. le Président : Je dis cela parce que d'autres entreprises privées ont également connu des difficultés.

M. René BARBIER de LA SERRE : Le problème de France Télécom - et des télécoms en général - est dû à de nombreux facteurs, y compris l'engouement général pour le secteur des télécoms, mais pas particulièrement à tel ou tel statut. Cela étant dit, je ne suis pas certain que la composition très large du conseil de France Télécom qui comprend 21 membres, ait permis les débats qui auraient dû précéder les choix qui ont été faits. Je ne suis pas sûr non plus que l'Etat se soit organisé pour étudier de façon précise les grandes décisions qui ont été prises par France Télécom, soit dans leurs principes, soit dans leurs modalités de financement.

Or ce genre de sujet doit être examiné longuement par des personnes d'expérience qui ont déjà vécu des crises et, d'autre part, donner lieu à des discussions très argumentées dans des conseils d'administration organisés pour tenir ce genre de discussions, contrairement à certains conseils d'entreprises publiques qui sont, il faut bien le reconnaître, assez formels.

Les autres sociétés de télécoms ont-elles fait mieux ? Cela n'est pas du tout évident lorsqu'on analyse l'ensemble du secteur en France et à l'étranger. Il y a eu un énorme acte de foi dans le développement de ce secteur. De ce fait, de nombreuses erreurs ont été commises. Il est néanmoins bien clair que si l'on pose à l'Etat, sans une réflexion en amont suffisamment approfondie, le problème de savoir si une entreprise comme France Télécom doit devenir une grande entreprise européenne, il lui est extrêmement difficile de répondre de façon négative à moins d'en avoir analysé tous les risques, ce qui suppose une étude très approfondie par des personnes très expérimentées.

Si l'on étudie les erreurs qui ont été commises dans différentes entreprises, publiques et privées, nombreuses sont celles qui ressemblent aux erreurs de France Télécom. Quelques entreprises ont peut-être été plus prudentes et n'ont pas voulu s'engager de façon aussi ambitieuse dans le développement de l'UMTS. Mais surtout, le fait que France Télécom ait été obligée d'acheter cash des entreprises a eu des conséquences beaucoup plus dommageables que si elle avait pu les acheter en papier - ce qu'a pu faire Vivendi.

Je ne peux pas vous dire que nos propositions auraient empêché les problèmes rencontrés par France Télécom ; ce serait présomptueux. Nous souhaitons néanmoins placer l'Etat et ses entreprises dans une meilleure position pour tenter de prévenir ce type de risques. Les télécoms sont l'un des domaines dans lesquels le risque était le plus difficile à cerner du fait de l'ambiance très particulière de ce secteur ces dernières années. Dans d'autres cas, les fautes sont plus évidentes et les remèdes plus sûrs.

Nous ne pensons pas que le nec plus ultra, soit toujours l'entreprise privée ! Le nec plus ultra, c'est une entreprise bien gérée avec de bons actionnaires. Et s'il est vrai que le fait que l'Etat soit actionnaire peut poser des problèmes, nous ne disons pas qu'il suffit de privatiser pour que l'entreprise soit bien gérée.

S'agissant de l'Agence, nous avons en effet proposé qu'elle soit directement rattachée au ministre de l'économie et des finances - ce qui n'a pas été le choix de M. Mer. Nous avons fait cette proposition car il nous semble nécessaire qu'elle ait la visibilité, l'autorité, l'expérience et la compétence les plus hautes possible, tout en restant un service de l'Etat, afin qu'elle soit respectée par ses interlocuteurs, à savoir les grandes entreprises publiques. Mais il est vrai que l'on peut le faire avec une autre organisation. Personnellement, je ne suis d'ailleurs pas un maniaque des organigrammes.

Lorsqu'on demande des plans d'organisation à des consultants, ils vous donnent la meilleure solution, de leur point de vue extérieur, mais le chef d'entreprise ou le patron d'une administration, pour mettre en œuvre la recommandation d'un consultant, doit tenir compte de l'ensemble des contraintes intérieures et de la culture de son entreprise ou de ses services.

L'Agence est-elle une autre façon de définir le service des participations du Trésor ? Je ne le pense pas. Aujourd'hui, ce service est composé de personnes qui ne restent pas plus de deux ans, qui n'ont pas l'expérience d'entreprise, qui interviennent en « coup de feu » et qui n'ont pas la possibilité de discuter d'égal à égal avec les responsables de la SNCF ou d'EDF. L'essentiel est que l'Agence aligne son niveau de préoccupation, d'étude, de réflexion avec celui des dirigeants des entreprises de toutes dimensions.

Quant au risque d'une Agence trop indépendante, il existe, mais est tout à fait maîtrisable. Nous ne disons pas que toutes les décisions doivent être prises par l'Agence, ni qu'elle doit être toute-puissante et séparée du pouvoir politique. Le gouvernement est responsable des entreprises publiques. Nous disons simplement qu'il est normal que les décisions de la vie courante soient prises par l'Agence, les décisions essentielles devant, bien entendu, remonter au niveau supérieur, après étude approfondie.

Ce n'est pas la même chose pour un ministre des finances, ou un autre ministre, de prendre une décision après une étude complète réalisée par le service de l'Etat ayant l'expérience requise, ou d'être conduit à la prendre rapidement, sans pouvoir bénéficier de cette expertise.

Dans les entreprises privées, qui ont donc une activité et des participations, il y a une direction des participations, dont la composition est celle que nous proposons pour l'Agence. Bien entendu, les grandes décisions sont prises par le président du groupe, mais il se concerte avec ses spécialistes, même s'il décide, finalement, de façon différente de ses collaborateurs.

Avons-nous étudié des cas concrets de dysfonctionnement ? Oui et non. Nous n'avons pas pris un cas particulier pour essayer de le disséquer, néanmoins nous avons étudié un certain nombre de cas - pas forcément les plus actuels. Nous nous sommes alors aperçus que des clignotants avaient souvent été allumés, mais pas là où il le fallait.

Ainsi, nous proposons que le contrôle d'Etat cesse progressivement sa mission à l'égard des entreprises. Non pas que les contrôleurs d'Etat ne fassent pas leur travail, mais parce que celui-ci débouche sur des notes qui alimentent des dossiers, dossiers qui n'arrivent jamais entre les mains des décideurs. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons simplifier le système et permettre aux personnes qui doivent étudier ces dossiers de le faire réellement, eux-mêmes et de les mettre sur la trajectoire des décisions.

Peut-on utiliser les mêmes méthodes pour des entreprises aussi différentes que France Télécom et la SNCF ? C'est une question que nous nous sommes posée. Il existe une gradation d'entreprises, les unes étant très proches du secteur concurrentiel, les autres en étant éloignées et beaucoup plus attachées à la conception traditionnelle de l'entreprise publique.

Pour des raisons de niveau de développement, de concurrence et de réglementations communautaires, de nombreuses entreprises publiques sont amenées, progressivement, à pénétrer le secteur concurrentiel - la SNCF en est un exemple. Pour cela, elles doivent se mettre dans des dispositions qui ressemblent fort à celles d'entreprises concurrentielles. Lorsqu'il ne s'agit pas d'entreprises concurrentielles, comme par exemple la RATP (et encore) il reste excellent d'élaborer un contrat de service public, comme celui passé entre le STIF et la RATP, qui identifie précisément ses missions de service public et leurs contreparties, et à partir de là, de chercher toute amélioration de la réalisation du projet de l'entreprise dans l'intérêt de ses clients, de son personnel et de son actionnaire.

Vivendi n'est pas un exemple extraordinaire. Mais encore une fois, le privé n'est pas la recette miracle.

M. François GOULARD : M. le Président, je voudrais saluer deux très bonnes nouvelles. La première est que le ministre de l'économie et des finances se soucie de notre information, puisque, pour que nous préparions cet entretien, il a fait en sorte que nous puissions lire dans la presse le rapport de M. Barbier de La Serre, ainsi que les décisions qu'il en tire.

La seconde est que le ministre, dans un souci louable d'alléger notre travail, a déjà pris des décisions qui relèvent du domaine que nous avons choisi d'investiguer.

Je note cependant de la part du ministre une certaine précipitation. Il reçoit un rapport de très grande qualité et annonce immédiatement sa décision de suivre, d'ailleurs pas exactement, les recommandations qui lui sont faites. Il annonce la nomination non pas d'un président, mais d'un directeur général. Mon analyse est extrêmement simple : nous sommes face à une administration qui a failli, la direction du Trésor. Bien entendu, elle n'est pas seule en cause, c'est le système qui a dérapé, et les ministres sont évidemment responsables. Le Trésor en a parfaitement conscience et a eu une stratégie qui a consisté à se protéger.

A partir de ce rapport, le Trésor a vendu à son ministre, avec beaucoup d'efficacité, une solution qui, selon moi, dénature ce que vous proposez, M. Barbier de La Serre. La question du rattachement est loin d'être neutre. La question du titre du responsable ne l'est pas non plus. Nous avons désormais un organisme qui est rattaché, non pas au ministre, mais à la direction du Trésor ; en langage administratif, il s'agit donc d'un service. Certes, on y trouve un conseil ainsi que des personnalités d'expérience, cependant, le directeur du Trésor garde la haute main sur la tutelle des entreprises publiques. Je dirais même qu'il la renforce par rapport aux autres ministères qui sont aujourd'hui chargés de la co-tutelle des entreprises publiques.

Il s'agit donc, selon moi, d'une stratégie de défense de la direction du Trésor, un renforcement de son pouvoir qui ne me paraît pas aller dans le bon sens. Choisir un ancien fonctionnaire du Trésor, qui a atteint le grade de chef de service, au demeurant parfaitement estimable, est tout à fait significatif et entre parfaitement dans le dessein que je viens d'exposer.

J'éprouve une certaine amertume à l'égard de ce qui vient de se passer, car je pense que l'on aurait pu marquer plus de considération à l'égard d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

M. Philippe AUBERGER : M. le Président, il va sans dire que je partage tout à fait l'analyse et les conclusions de mon collègue et ami François Goulard. Je vais pour ma part me placer sur un autre plan.

S'agissant des relations qui existent entre le pouvoir exécutif et les entreprises publiques, la véritable difficulté est de définir la stratégie des entreprises publiques et le suivi de son application. Or je n'ai pas l'impression que cela soit au cœur des réflexions. J'ai notamment été étonné que l'idée d'un comité de stratégie au sein des conseils d'administration ne soit pas évoquée. Ce comité aurait pour vocation de s'assurer que le conseil d'administration a effectivement une stratégie, que le président doit mettre en œuvre, et qu'elle a été conçue en parfait accord avec les différents ministres de tutelle, en particulier celui qui représente l'Etat actionnaire ; ce dernier devant être prêt à faire les efforts d'accompagnement nécessaires pour l'application de cette stratégie.

En général, les entreprises publiques défaillent lorsqu'elles appliquent une politique de prises ou de ventes de participations, et plus généralement de diversification, laquelle peut s'opérer sur le marché intérieur. On se pose encore la question aujourd'hui de savoir pourquoi EDF se met sur le marché du gaz alors qu'elle est unie à Gaz de France depuis de longues années. Une réflexion stratégique a-t-elle été définie avec les pouvoirs publics ? Personne n'a pu me donner d'explications à ce sujet.

Autre exemple : la politique de diversification incroyable de certaines entreprises publiques au niveau international. Pourquoi a-t-on autorisé EDF à aller en Argentine, au Brésil ? Pourquoi ne pas aller en Afrique ou en Asie ? EDF a d'ailleurs des intérêts en Chine. Cela a-t-il été défini et par qui ? Le conseil d'administration a-t-il donné son accord ? Ne faudrait-il pas obliger les entreprises publiques à avoir des limites précises et qu'elles respectent en ce qui concerne leur diversification ?

Enfin, je n'ai pas entendu parler des filiales. Peut-on laisser une entreprise publique se développer par le biais de filiales ? La SNCF, par exemple, continue à avoir des filiales qui sont largement déficitaires : c'est l'un des principaux transporteurs de poids lourds en France, un transporteur d'autocars, la Caisse des dépôts a également une filiale d'autocars, etc. Toutes ces filiales se font concurrence, même à l'étranger ! La RATP a ses propres bureaux d'études à l'étranger qui font concurrence à la SNCF ! Où allons-nous ?

M. Gallois, que nous avons auditionné à la commission des finances, nous a dit qu'à Liverpool, la SNCF était en concurrence avec la RATP, et ne comprenait pas pourquoi - même si cela ne le choquait pas plus que cela. C'est le cas aussi de France Télécom qui a mené une politique de diversification par le biais de filiales en Pologne, au Maroc, etc.

Je partage les critiques qui ont été émises concernant le rattachement de l'Agence à la direction du Trésor. Mais il ne faut pas oublier que le Trésor a une responsabilité budgétaire, celle du compte d'affectation spéciale sur le produit des ventes d'actifs et d'utilisation en augmentation de capital. Même si l'Agence est éloignée du Trésor, il gardera un certain nombre de manettes ; on ne peut donc pas totalement être à l'écart du Trésor, dans la mesure où c'est ce dernier qui gère le compte d'affectation spéciale.

M. le Président : M. Auberger, je vais proposer à la commission d'auditionner le Président d'EDF International, les questions que vous vous posez étant très importantes.

M. Xavier de ROUX : Je compléterai simplement les propos de M. Auberger. Votre rapport, M. Barbier de La Serre, est intéressant, mais il s'agit d'une solution à un problème dont nous souhaiterions, d'abord, déterminer les causes. S'agissant des causes des dysfonctionnements des entreprises publiques et de leur endettement massif, et donc leurs effets sur le budget de la Nation, nous n'avons pas appris grand-chose. Nous n'avons rien appris notamment sur les raisons de l'endettement de France Télécom, comme d'ailleurs des autres grandes entreprises publiques, que nous savons toutes financièrement fragilisées.

Pourquoi l'Etat est-il actionnaire ? Quel est son dessein et que tire-t-il de la maîtrise des entreprises qu'il contrôle ? Si l'Etat a besoin d'entreprises pour mener à bien ses missions, ne suffit-il pas d'organiser des délégations de service public ? Faut-il n'exercer ces délégations qu'avec des sociétés publiques ?

Enfin, lorsque l'Etat est actionnaire, la nature même de la capacité de financement et d'endettement des entreprises n'est-elle pas modifiée ? Dès lors qu'il y a un contrôle d'Etat, le marché se dit que l'Etat est forcément solvable. Nous parlions du groupe Vivendi, mais M. Messier a perdu la direction du groupe sur un problème d'endettement ; les clignotants ont fonctionné et l'on a remercié le dirigeant de l'entreprise.

Pour France Télécom et le Lyonnais, on a assisté à un endettement monumental, car aucun clignotant n'a fonctionné et parce que le marché pensait que l'Etat pouvait payer ; c'est d'ailleurs ce qui se passe. Personne n'a évoqué la possibilité de mettre France Télécom sous l'abri de la justice et personne n'a suspendu ses paiements.

M. Claude BARTOLONE : M. Barbier de La Serre, je dois dire que j'ai été surpris par les différentes conclusions tirées par la presse ce matin. Je me suis même demandé si le gouvernement souhaitait cette commission d'enquête. Au-delà de cette perfidie, je ne suis pas sûr qu'en publiant les différents articles que nous avons lus ce matin, on réponde à la question.

Je n'ai pas encore lu votre rapport mais, en vous écoutant, je me suis fait la réflexion suivante : étant donné les difficultés rencontrées par plusieurs entreprises ces dernières années, une telle structure - l'Agence - aurait-elle pu les éviter ?

Les ministres sont loin d'être des personnes stupides, or il y a eu des accords entre le gouvernement et EDF, par exemple, qui donnaient de la visibilité à l'entreprise pour au moins trois ans. Je vous lis quelques lignes de ce rapport : « EDF a vocation à devenir un acteur important de la recomposition mondiale de l'industrie électrique. Les zones géographiques suivantes seront privilégiées : l'Europe et les grandes zones en développement que sont l'Asie, l'Amérique latine, le pourtour Méditerranée et le Moyen-Orient. L'entreprise développera également des activités de vente de services, de consultant et d'ingénierie ».

Demain, l'Agence est mise en place. Qui négocie le contrat avec EDF sur trois ans ? Et qui peut nous apporter la garantie qu'un jour nous ne retrouverons pas ce type d'écrits qui serviront à plusieurs patrons d'EDF pour engager une politique d'acquisitions ?

Ma deuxième question concerne le choix du PDG. Je ne pense pas que l'idée soit de dire : c'est le ministre ou la structure qui pourrait lui servir de « cache sexe » qui devient le patron des entreprises ! On devine donc l'importance de ce patron ; qui prend la décision ?

Troisièmement, j'ai listé, depuis la semaine dernière, les difficultés que l'on a pu rencontrer, les uns et les autres : l'évolution du statut - qui se prononce à ce sujet ? -, l'ouverture, le cas échéant, du capital - qui donne son avis sur l'opportunité ? -, le niveau légal de la majorité publique - à quel moment passe-t-on du ministre, du Trésor, à la commission ad hoc ? -, la stratégie industrielle, les alliances internationales, les cessions, la recapitalisation, l'actionnariat et le choix des actionnaires de référence. Je me souviens d'un président, au moment d'une privatisation, qui avait beaucoup insisté pour n'avoir ni actionnaire industriel de référence, ni noyau dur.

Bref, je me demande, M. Barbier de La Serre, nonobstant la qualité de votre rapport, si la proposition ne signe pas la fin de la récréation pour cette commission d'enquête. A l'installation de cette commission, l'état d'esprit des députés de l'opposition était de dire : nous voulons jouer le jeu, nous voulons comprendre quelle est la responsabilité du président, comment on engage un certain nombre de collaborateurs en-dehors du statut de l'entreprise, et à des coûts quelquefois élevés ! Vous avez parlé de la rémunération des dirigeants d'entreprise, mais l'on se rend compte que même lorsqu'on n'y a pas été avec le dos de la cuillère, cela n'a pas évité un certain nombre de bêtises !

M. le Président, je vous le demande donc : à quoi allons-nous servir ? Et si le gouvernement souhaite réellement nous entendre, quelles sont les décisions que nous pouvons prendre pour nous exprimer après ce communiqué du ministère des finances et expliquer ce que nous voulons faire des suites de nos travaux.

M. le Président : M. Bartolone, c'est exactement le contraire ! Vous avez été récemment ministre, vous savez bien que c'est non pas à nous de nous exprimer devant le ministre, mais à lui de s'exprimer devant nous !

La commission d'enquête a pour vocation de rechercher des principes de responsabilité sur ce qui s'est passé. Nous mettrons tout en œuvre pour remplir cette mission. Nous allons auditionner les personnes concernées, puis nous élaborerons des propositions sur une nouvelle gouvernance. Cela ne vous suffit pas - et à M. Goulard non plus. Pour ma part, j'estime que ce qui est fait est bien et doit être complété. Nous allons prendre le temps de rencontrer, par exemple, les personnes qui ont audité France Télécom, M. Roussely, les directeurs financiers et les administrateurs, afin de comprendre pourquoi ces avertissements n'ont pas été entendus. Nous avons tout notre temps pour faire cela ; nous avons la sérénité du contrôle législatif. Nous sommes dans une démocratie où le parlement doit contrôler le gouvernement - ce que nous oublions régulièrement, je vous l'accorde. M. Bartolone, les députés de la majorité et de l'opposition vont mener cette mission à bien pour redonner des couleurs à ce Parlement.

M. René BARBIER de LA SERRE : Messieurs les députés, vous m'avez posé beaucoup de questions. Je vais m'efforcer d'y répondre, même si certaines d'entre elles ne me concernent peut-être pas directement.

Le ministre semble en effet avoir pris une décision sur une partie du rapport ; celle qui traite de l'Etat actionnaire. Il n'est, en revanche, pas intervenu sur le gouvernement des entreprises publiques, sujet qui, selon nous, est au moins aussi important, et qui doit permettre de restaurer le rôle du conseil d'administration et de faire en sorte que celui-ci fonctionne normalement. C'est une question fondamentale, de nature plus législative que la première.

Le secrétariat des participations, aujourd'hui, ne travaille pas dans des conditions adéquates. Il est normal, pour celui qui est en charge de ce sujet, d'essayer d'agir vite, pour éviter de nouveaux dysfonctionnements.

Vous dites que le Trésor, alors qu'il a failli, reprend la main. Ne faut-il pas attendre la mise en place de l'Agence et connaître sa façon de fonctionner ? Je voudrais simplement ajouter que nous avons souhaité que l'Agence puisse établir un rapport, non seulement au gouvernement, mais également au Parlement, afin qu'elle rende compte de son action.

M. Auberger, je n'ai pas dû être suffisamment clair. Les problèmes de stratégie - qui sont fondamentaux - seront discutés au sein des conseils d'administration et feront l'objet d'une discussion préalable avec l'actionnaire. Aujourd'hui, des questions de détail sont souvent débattues, comme de savoir si l'on va embaucher 20 ou 30 personnes, alors que la stratégie est encore rarement abordée. Nous proposons donc que celle-ci soit discutée avec l'Agence, et soit ensuite débattue, au sein du conseil d'administration. Ce débat devra notamment porter sur les prises de participations et sur la diversification, la croissance externe étant toujours un risque important pour toute entreprise, particulièrement à l'étranger.

Si l'on analyse la situation actuelle, il apparaît que, si de nombreuses questions de détail remontent, il n'en est pas toujours de même pour des problèmes fondamentaux. Or les questions concernant les croissances externes sont fondamentales ; aucune décision ne doit être prise sur ce sujet sans débat préalable avec les responsables.

En ce qui concerne les filiales, il est bien clair, mais peut-être ne l'avons-nous pas assez dit, dans nos esprits que l'on ne raisonne qu'au niveau consolidé. Tout ce qui se passe dans les filiales doit être suivi par la maison mère et son actionnaire. L'idée de créer une filiale pour justement éviter de passer au conseil doit évidemment disparaître.

M. de Roux, vous vous demandez pourquoi l'endettement de France Télécom a été aussi important. D'une part, parce que ses propositions de développement ont été acceptées, et d'autre part, parce qu'elles n'ont pas été financées autrement que par endettement. Nous avons voulu que France Télécom soit l'une des trois grandes entreprises de télécommunications européennes, or nous n'avions pas les moyens de la financer par des fonds propres, et il n'était pas question pour l'Etat de voir son pourcentage diminuer...

Effectivement, comme vous l'avez dit, lorsqu'il s'agit d'une entreprise publique, le contrôle du marché - et le contrôle bancaire - ne s'exercent pas aussi bien que lorsqu'il s'agit d'une entreprise privée. Néanmoins, il arrive que le marché et les banquiers se trompent. Le marché a tout de même porté les actions de France Télécom à 200 euros, alors que cela était totalement déraisonnable. L'environnement financier ne doit pas empêcher l'actionnaire majoritaire de mener une réflexion approfondie sur l'ensemble des risques et parfois agir à contre-courant.

Mais seules des personnes qui ont vécu des crises peuvent raisonner et agir de cette façon. Des personnes d'une trentaine d'années, qui n'ont jamais affronté de crise financière, n'ont pas le même réflexe que celles qui ont subi, par exemple, un choc pétrolier. L'Agence doit être composée de personnes expérimentées qui ont plus de chances de résister à l'emballement du moment.

Pourquoi l'Etat est-il actionnaire ? Il est vrai qu'un contrat de service public peut être passé avec une entreprise publique ou privée. Très souvent les entreprises publiques ont été créées pour des raisons historiques et parce que le marché n'avait pas, à l'époque, la profondeur voulue, qu'il était difficile de trouver des financements pour des projets prioritaires. Ce qui était justifié hier, l'est moins sans doute aujourd'hui. Ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de gérer au mieux les entreprises, quels que soient leurs statuts.

M. Bartolone, lorsque je parle de contrats de service public, il ne s'agit pas des contrats d'entreprises que vous évoquiez et qui ont un caractère trop général. Nous souhaitons que le contrat de service public détaille très précisément la mission, en définisse les contours ainsi que les compensations financières. Lorsque les pouvoirs publics décident de déléguer un service, l'on doit savoir que cela coûte de l'argent et combien. De l'avis de tous les chefs d'entreprise que nous avons rencontrés, ce contrat est indispensable, quel que soit leur point de vue sur l'avenir de l'entreprise et de son actionnariat.

Je vous ai indiqué que l'Agence exercerait les mandats d'actionnaire sous l'autorité du ministre ; elle a donc vocation à faire remonter un certain nombre de sujets au niveau gouvernemental. Nous avons aussi précisé dans notre rapport que l'Agence ne devait pas intervenir sur la problématique des privatisations. Le système existant semble avoir fait ses preuves, il ne nous paraît donc pas indispensable de le changer, même si l'Agence interviendra dans la mise en œuvre des privatisations, en tant que conseil de l'Etat. Aujourd'hui comme hier, il est souvent fait appel à des organismes extérieurs pour donner des avis sur des problèmes qui pourraient être traités directement par l'Etat et ses services, à condition qu'ils disposent de suffisamment d'expérience.

M. Alain JOYANDET : M. Barbier de La Serre, ma question portera sur les hommes, car nous n'en avons pas encore parlé. Je remarque que lorsqu'il y a des dysfonctionnements, on essaie d'abord de changer de système. Des critiques ont souvent été émises sur le fait que rien ne sortait des commissions créées pour débattre de différents problèmes. Aujourd'hui, nous nous plaignons, au contraire, que des décisions aient été prises trop vite, suite à votre rapport.

Avez-vous réfléchi à la façon dont les pouvoirs publics pourraient définir des critères permettant de choisir notamment les présidents des grandes entreprises publiques ? Il me semble en effet que, quel que soit le système, si le président est compétent, les résultats sont bons, et vice versa. Il me paraît important, en tant que député, de mettre en place non pas un système compliqué qui rend l'identification des responsabilités un peu floue, mais un système clair permettant, quand il y a erreur ou faute, d'identifier les responsables - aussi bien en ce qui concerne les dirigeants de l'entreprise que ceux qui, à un moment ou à un autre, ont laissé faire telle ou telle opération.

Enfin, compte tenu des marchés et de l'économie mondiale, avez-vous réfléchi, à ce que pourrait être la limite entre l'activité qui devrait continuer à s'exercer dans le cadre d'un service public, et ce qui doit passer dans le secteur privé, car trop concurrentiel et international ?

M. François BROTTES : M. le Président, j'espère que cette commission d'enquête sera l'occasion de faire le point sur ce que France Télécom a rapporté à l'Etat depuis sa création.

M. Barbier de La Serre, lorsqu'on passe d'une culture de monopole à une culture de concurrence, les choses changent et la gouvernance ne peut pas faire fi du contexte dans lequel on évolue : un marché qui s'ouvre à la concurrence et un contexte législatif. S'agissant des télécoms, il s'agit du cadre défini par la loi Fillon de 1996. Dans ce domaine, en quoi, finalement, les entreprises publiques, qui évoluent dans des marchés qui s'ouvrent à la concurrence, ne sont-elles pas forcément victimes d'une approche de « prédation » par les concurrents des opérateurs historiques - prédation protégée par l'Etat, non pas actionnaire mais régulateur ?

Vous parlez beaucoup dans votre rapport de l'Etat gestionnaire, actionnaire, mais il ne faut pas oublier l'Etat régulateur qui a pour fonction de faire en sorte que les marchés permettent à tout acteur de s'émanciper - selon des règles qui sont parfois édictées par l'Europe. Troisième rôle de l'Etat : l'Etat garant des missions de service public de ces opérateurs. Enfin, l'Etat a également un rôle protecteur et solidaire, qui permet de dire à Air France d'embaucher les personnes licenciées par Air Lib.

L'Etat a donc quatre rôles. Comment peut-on, avec votre proposition, clarifier la situation, éviter toute confusion et parfois l'antinomie de ces différentes fonctions assumées par l'Etat ?

M. Jean-Claude SANDRIER : Je voudrais, M. le Président, faire part de mon indignation, après MM. Goulard et Bartolone, en ce qui concerne les propos tenus sur notre commission d'enquête, et surtout sur le fait que des décisions ont déjà été prises. Si l'on peut admettre que la séparation des pouvoirs existe et que tout le monde a le droit de rédiger des rapports, il est difficilement tolérable de savoir que des décisions ont été déjà été prises sur des sujets que nous sommes en train de traiter ! Cela est tout à fait désagréable et je me demande, moi aussi, quelle est l'utilité de cette commission d'enquête.

Il n'est pas question, pour autant, de la remettre en cause et je me demandais comment la rendre plus utile. M. le Président, vous vous êtes demandé tout à l'heure en quoi le fait de « copier » les entreprises privées garantissait la bonne gestion des entreprises publiques. Cela m'a donné une idée : notre commission d'enquête devrait être une commission sur les grandes entreprises publiques ou privées qui bénéficient d'aides publiques ou de marché public ou de mission de service public. Car quel est l'objectif recherché ? Déterminer si les entreprises privées fonctionnent mieux que les entreprises publiques, ou l'inverse ? Non, la bonne gestion, c'est la qualité du service rendu au public. Et c'est là que des problèmes se posent.

Si j'ai bien compris, mon collègue François Goulard pense que vos propositions vont étatiser un peu plus la gestion des entreprises publiques - ce qui l'inquiète. Si tel est le cas, il ne me semble pas non plus que ce soit la bonne solution. Cependant, il ne me semble pas que ce soit le choix qui a été fait dans ce rapport ; je pense plutôt que vous souhaitez déplacer le centre de gravité de l'objectif vers tout ce qui consiste à valoriser l'actionnaire au détriment des autres considérations. Je cite : Agence des participations de l'Etat - je me méfie de tout ce qu'on prétend être neutre -, changement de statuts - société anonyme -, conseil d'administration réduit, etc.

Quant aux usagers, il n'en est jamais question ! Nous parlons d'entreprises publiques, ce sont donc les premiers concernés, sauf à considérer que l'Etat les représente. Cela se discute. Je pense donc que tout ceci risque d'altérer la notion de service public.

Au fond, je me demande si nous ne cherchons pas une solution administrative à un problème politique. Prenons les exemples de France Télécom, d'EDF et de GIAT. Ce qui s'est passé dans ces entreprises est non pas la faute d'une direction, d'une gouvernance, mais de choix stratégiques et politiques qui ont été admis comme vérité révélée - motivés par la concurrence. Si un procès doit être fait, c'est celui des choix politiques. A chercher des solutions administratives - conseil d'administration, Agence -, vous limitez le cadre, et la mission de la commission d'enquête serait alors d'aller plus loin que ce que vous a demandé le ministre.

M. Christian PHILIP : Ma première question concerne la stratégie. Nous avons parlé de l'Etat actionnaire ; si l'Agence prend en charge la question de la stratégie, quel sera le rôle des ministères techniques dans la définition de cette stratégie ? L'Etat actionnaire reste-t-il représenté - et comment - par ses ministères techniques ? L'Agence, et donc le Trésor, ne risque-t-elle pas de jouer un rôle prépondérant, et la stratégie ne sera-t-elle pas définie uniquement en fonction de considérations budgétaires ?

Ma seconde question porte sur le statut des entreprises publiques intervenant largement sur le secteur marchand. Si vous estimez que ces entreprises doivent être transformées en sociétés anonymes, pourquoi doivent-elles alors rester publiques ? Posons-nous la question de l'intérêt de l'entreprise publique ; afin de remplir sa mission de service public, l'entreprise publique dispose d'un certain nombre de spécificités qui rendent nécessaire un statut différent de l'entreprise privée.

M. Robert PANDRAUD : Je serai bref, la plupart de mes questions ayant déjà été posées. Le choix des PDG est un vaste problème sur lequel je n'ai que des interrogations. Soyons francs : avec votre organisation, dans le choix des possibles, vous seriez toujours tombé sur MM. Haberer ou Messier, tous les deux ayant des références prodigieuses.

Je pensais pour ma part que l'on souhaitait échapper à la tutelle du ministre des finances. Or avec votre système, nous échappons aux ministères techniques. Dès lors, qui va arbitrer entre les différentes sociétés nationales ? Prenons l'exemple de la SNCF et de la RATP, avec Eole et Météor : fallait-il faire les deux ? Personne n'a jamais osé choisir, d'où une rivalité, qui a préexisté, du reste, aux statuts juridiques actuels, ces deux sociétés étant en conflit depuis le début du siècle.

Le fonds de commerce de ces sociétés, ce sont les usagers, or ils sont totalement oubliés.

EDF va acheter des réseaux en Argentine, ce qui est sans doute très bien pour garder sa pépinière de cadres et pour favoriser quelques avancements, mais ne pensez-vous pas que l'argent utilisé aurait pu être investi pour baisser les prix et satisfaire les consommateurs ? Même chose pour Vivendi : nous étions très heureux de voir le prix de l'eau augmenter pour leur permettre d'acheter une danseuse d'Hollywood ! Telles sont les questions que nous devons nous poser.

Les entreprises publiques ont été créées, vous venez de le rappeler, pour satisfaire des besoins publics pour lesquels il n'y avait pas de financement et elles ont eu un apport historique prodigieux. S'agissant des conseils d'administration, il était prévu, au départ, qu'ils soient composés d'un tiers d'usagers. Avec votre structure, dont je vois bien qu'elle peut présenter des avantages, j'ai l'impression que, loin de vouloir s'attaquer à cette bastille représentée pendant longtemps par la direction du Trésor, celle-ci sera au contraire confortée. J'ai déjà vu cela : lorsqu'on ne veut pas perdre un privilège, on crée une structure oisive. Si je ne connaissais pas M. Mer et ses qualités, je dirais que la rapidité avec laquelle il a pris sa décision irait un peu dans le même esprit.

M. Jean-Pierre BALLIGAND : M. Barbier de La Serre, j'aurais juste un petit reproche à formuler. A la page 18 de votre rapport, dans les propositions 13 et 14, quand vous parlez des comités d'audit, j'ai le sentiment qu'il ne s'agit que de comités d'audit auprès des directions des entreprises publiques. Or il me semble que les conseils d'administration devraient avoir leur propre comité d'audit.

M. Robert PANDRAUD : L'idéal serait qu'il y ait plus de contrôleurs que de contrôlés !

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Non, nous n'avons pas besoin d'Armée du Salut ! Si nous voulons que les conseils d'administration aient un véritable pouvoir par rapport aux managers, ils doivent se doter d'un comité d'audit, sinon les administrateurs ne contrôlent rien. Car le vrai risque est le suivant : que priment les intérêts de l'Etat actionnaire ou ceux des actionnaires dans les entreprises privées ; il n'y a pas de contre-pouvoir aux directeurs généraux. Pouvez-vous, M. Barbier de La Serre, apporter des précisions sur ce sujet ?

M. Xavier de ROUX : Mais là nous touchons à un point que nous n'avons pas du tout abordé, à savoir la responsabilité des administrateurs.

M. René BARBIER de LA SERRE : Je tenterai d'être bref. M. Joyandet, il est vrai que nous nous sommes intéressés plutôt aux systèmes qu'aux hommes : c'était notre mission. Même si nous ne devons pas oublier les hommes, il est clair qu'il y a un problème de structure, l'Etat actionnaire n'étant pas représenté, n'existant pas vraiment - ce qui est l'une des causes des problèmes rencontrés.

Bien entendu, la qualité des hommes, des présidents en particulier, est fondamentale. Comment les choisir ? Il s'agit, pour toutes les entreprises, de l'une des plus grandes difficultés. Ce choix ne peut donc pas être fait dans la précipitation ; cette décision doit être préparée. Toute entreprise rationnelle prépare la succession du président en place, sauf en cas d'urgence, mais cela doit rester l'exception.

Il est normal que le président soit choisi par l'Etat, actionnaire majoritaire, mais cette décision doit être préparée aux niveaux de l'Agence et des conseils d'administration et de leurs comités de nomination. Dans une entité telle que France Télécom qui compte un millier de personnes qui ont plus de vingt ans de métier et qui sortent des plus grandes écoles du pays, je ne comprends pas que l'on n'arrive pas à susciter des vocations de président ! Je ne dis pas qu'il faille à tout prix choisir le président parmi les salariés de l'entreprise, mais je ne comprends pas que celle-ci ne cherche pas, en permanence, à former des candidats pour ce poste.

A une époque révolue, les grands corps réfléchissaient à ces questions. Pour la présidence de Gaz de France, d'EDF, de la SNCF, une réflexion avait lieu au niveau des grands corps techniques et ceux-ci choisissaient et formaient les candidats futurs. Cette pratique, certes, a vécu mais il convient de mettre en place un système dans lequel on prévoit la préparation des présidentiables, étant entendu que le choix pourra toujours se porter sur une personne extérieure.

Peut-on recommander une limite entre les secteurs privé et public, qui fasse abstraction des évolutions historiques et de la culture des entreprises concernées ? Il est difficile de répondre à cette question ; il y a encore peu de temps, il était inimaginable qu'EDF ou la SNCF soient en position de concurrence. Peut-être qu'à partir du moment où la mission de service public donne lieu à une compensation financière notable par rapport au chiffre d'affaires de la société, privatiser celle-ci perd de son sens. En revanche, pour une société self-supporting, avec un contrat de service public bien dosé, bien rémunéré et suivi dans le temps, la question se pose naturellement.

M. Brottes, je suis d'accord avec vous, en ce sens que le problème est plus compliqué que ce que nous pouvons en dire en quelques pages. Et il est vrai que des frontières peuvent être nuancées entre l'Etat régulateur, l'Etat stratège et les différentes structures de l'Etat. La formule de l'ART est certainement bonne. Le fait d'avoir un régulateur qui soit, pour le secteur des télécoms, à la fois autonome et juge de la concurrence - avec des liens avec l'Etat - est en soi satisfaisant, mais ne résout nullement la problématique de l'Etat actionnaire.

M. Robert PANDRAUD : Pourquoi le président de l'ART n'est-il pas le président de France Télécom ?

M. René BARBIER de LA SERRE : Pour qu'un dirigeant de France Télécom devienne président, il doit, éventuellement, être un excellent manager. J'ai été président d'un organisme qui ressemble un peu à l'ART ; les compétences requises ne sont pas celles d'un manager. Certaines personnes sont à l'aise face aux questions de régulation, d'autres pour devenir managers ; les qualités demandées ne sont pas les mêmes.

Quant à l'Etat garant des missions de service public, je suis entièrement d'accord avec vous, M. le député. L'Etat est même plus que cela : il est le responsable de toute mission de service public, et il n'est pas du tout indispensable, pour que la mission de service public soit bien assurée, que l'Etat soit propriétaire de l'entreprise délégataire. Les responsables de la défense nationale, par exemple, ont, avec les entreprises du secteur privé ou semi-privé, des relations en tant que stratèges ou clients tout aussi efficaces qu'avec des entreprises publiques.

M. Sandrier, je comprends votre point de vue sur le chevauchement des réflexions parlementaires et gouvernementales. Mais l'objectif de notre mission a été fixé au début du mois de novembre ; je ne pense donc pas qu'il y ait eu d'interférence. Le fait que le ministre ait déjà pris sa décision en ce qui concerne l'Agence, enlève-t-il toute matière à une réflexion parlementaire sur l'Etat actionnaire, et surtout, sur le gouvernement des entreprises publiques ? Je n'en suis pas convaincu.

Nos propositions concernant, par exemple, l'organisation des conseils, les administrateurs salariés ou les contrats de service public sont des sujets sur lesquels il y a encore beaucoup matière à réflexion et discussion.

Vous pensez que le critère de bonne gestion d'une entreprise publique est la qualité du service public ; il s'agit en effet d'un critère. Ce n'est pas le seul et je crains que cette discussion nous entraîne un peu loin. Une entreprise publique ressemble à une entreprise privée, en ce qu'elle doit réaliser son projet, à la meilleure satisfaction de ses différentes parties prenantes, que sont l'actionnaire, le client et le salarié.

La confusion par l'Etat de ses différentes missions régaliennes, de régulation, de client etc. fait que l'Etat actionnaire n'est pas réellement organisé ; de ce fait, la problématique, propre à toute entreprise, d'équilibre entre les besoins du client, du personnel et de l'actionnaire, n'est pas vraiment assurée. Et c'est parce que cet équilibre permet à l'ensemble du système de fonctionner que nous devons le restaurer, même si l'actionnaire est l'Etat. Je ne pense pas que le seul critère de la qualité du service rendu soit suffisant ; à un moment ou à un autre, quelqu'un doit payer. La problématique client/actionnaire/personnel est incontournable. Sinon, on aboutit au GIAT.

Considérer comme une vérité révélée que des entreprises telles que France Télécom doivent se développer quoi qu'il arrive est possible à partir du moment où l'on oublie la dimension actionnariale - à savoir, lorsqu'il s'agit de l'Etat, la dimension budgétaire. En tant que Français, je préférerais évidemment que France Télécom soit la première société européenne de télécommunications, mais encore faut-il que ce soit dans une épure qui tourne et donc que la fonction financière soit assumée quelque part.

L'Agence prendrait en charge la stratégie de l'entreprise, et vous me demandez quel est le rôle du ministère technique. Le ministère intervient au moment du contrat de service public : il assume de ce fait la responsabilité stratégique de la mission de service public confiée à l'entreprise. Il joue alors pleinement son rôle en tenant compte, bien entendu, des considérations budgétaires. Il y a donc bien sûr cette question essentielle du contrat de service public, dialogue entre l'entreprise et l'Etat représenté par le ministère concerné, et le budget.

Enfin, le ministère technique suit la vie et la stratégie de l'entreprise par le biais du comité d'orientation de l'Agence.

Vous m'avez demandé pourquoi une société anonyme serait plus adéquate et s'il n'y avait pas un a priori qui fait que nous préférons l'actionnaire aux autres parties prenantes. Je ne le crois pas. Aujourd'hui, la dimension actionnariale existe très peu ; c'est la raison pour laquelle on s'y intéresse. Mais cela ne veut pas dire que les dimensions client (ou usager) et personnel sont négligées.

M. Pandraud, vous m'avez posé différentes questions, notamment sur le choix des PDG. Je ne sais quoi vous répondre de plus ! J'évoquais tout à l'heure les grands corps, mais c'est de l'histoire ancienne. Je pense sincèrement que si les comités de nomination et de rémunération au sein des conseils réfléchissent réellement à la composition de l'équipe dirigeante, nous aurons une chance d'avoir des candidats solides pour devenir présidents. Je pense également que la réflexion propre de l'Agence peut apporter beaucoup plus de rationalité qu'aujourd'hui.

S'agit-il de conforter le Trésor par une sorte de récupération ? M. Pandraud, vous disiez faire confiance à M. Mer pour que ce ne soit pas son souci premier. Eh bien, nous sommes au moins deux !

S'agissant de l'usager, il est vrai que l'on peut hésiter entre investir en Argentine et baisser les prix de l'EDF ; il s'agit là d'un vrai débat. Mais il est important de rappeler que, dans le contrat de service public avec l'EDF, une discussion sur les prix est prévue ; des rendez-vous sont pris régulièrement avec le ministère concerné et le budget afin de les étudier. L'on peut en effet souhaiter une baisse de prix, mais en analysant ses conséquences sur l'entreprise. Et s'il n'est pas indispensable d'investir en Argentine, toute entreprise a besoin de se développer et ceci exige des moyens.

L'idée d'intégrer les usagers, ou les clients, dans les conseils d'administration ne nous semble pas judicieuse. L'usager s'exprime déjà, non seulement en tant que client, mais également par la représentation nationale. La préoccupation du conseil doit d'abord être l'intérêt de l'entreprise.

Sur votre dernière question, nous ne disons pas que l'Agence doit tout décider. Le gouvernement et la représentation nationale ont le dernier mot. Nous disons simplement qu'il est indispensable de les éclairer sur les décisions qu'ils sont amenés à prendre. Ce n'est pas la même chose.

A ce propos, je voudrais dire à M. Auberger que nous n'avons pas prévu de comité stratégique, parce que nous ne pensons pas devoir déposséder le conseil d'administration de sa mission essentielle : discuter de la stratégie. Actuellement, la mode serait de confier celle-ci à un comité stratégique, ce qui ne nous paraît pas une bonne chose. Cela peut être valable pour un problème particulier, mais pas de façon permanente.

M. de Roux, la question de la responsabilité des administrateurs est en effet un problème important, qui existe aussi bien dans le privé que dans le public. Il serait sûrement très utile que le législateur s'en préoccupe. Cependant, il me paraît indispensable, non seulement que les administrateurs aient une certaine responsabilité, dont il restera à déterminer la façon dont elle est assurée, mais aussi que celle-ci soit la même pour tous, sinon il n'y a pas de partage collectif de la responsabilité.

Audition conjointe de MM. Gabriel GALET, Yves JEGOUREL,
Vincent de La BACHELERIE, Edouard SALUSTRO,
Jean-Michel CHARPENTIER et Guy STIEVENART
commissaires aux comptes de France Télécom

(Extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

MM. Galet, Jegourel, de La Bachelerie, Salustro, Charpentier et Stievenart sont introduits.

M. le Président : L'objectif de la commission est d'examiner avec précision la situation financière des entreprises publiques et de déterminer - pour les éviter à l'avenir - les éventuels dysfonctionnements qui peuvent expliquer les difficultés actuelles.

La profession de commissaire aux comptes est au cœur de l'information économique et financière relative aux entreprises. La réglementation française avec, notamment, le principe du double commissariat, se caractérise par un souci de rigueur et de qualité. Cependant, dans le but d'améliorer encore la transparence et la confiance, la compagnie nationale des commissaires aux comptes a proposé, à l'automne dernier, plusieurs mesures concernant les règles d'exercice professionnel. Dans le même esprit, le projet de loi de sécurité financière, dont la discussion commence ce mardi au Sénat, comporte en ce domaine un certain nombre de novations.

Vous êtes commissaires aux comptes de France Télécom et, à ce titre, vous pouvez nous donner des informations nous permettant de mieux appréhender la situation financière exacte de l'entreprise au cours de ces dernières années.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A son invitation, MM. Galet, Jegourel, de La Bachelerie, Salustro, Charpentier et Stievenart prêtent serment.

M. Edouard SALUSTRO : Au nom de notre collège, je présenterai rapidement les contours de notre profession et ses responsabilités, de telle sorte que vous puissiez être dans une position aussi pertinente que possible pour nous poser des questions.

Vous connaissez la mission générale des commissaires aux comptes puisqu'elle a été définie par le législateur. L'article 225-235 du code de commerce précise trois points. Il nous est tout d'abord demandé de certifier que les comptes sont réguliers et sincères, et qu'ils donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice ainsi que de la situation financière et du patrimoine d'un groupe à la fin de l'exercice. Il s'agit d'une mission permanente, à l'exclusion - j'y insiste - de toute immixtion dans la gestion. Cette tâche implique de vérifier les valeurs, les documents, etc., de contrôler la conformité de la comptabilité avec les règles en vigueur - les principes communément admis et homologués -, ainsi que de garantir la sincérité et la concordance avec les comptes des informations qui sont données dans le rapport de gestion et dans les documents relatifs à la situation financière et aux comptes annuels, adressés aux actionnaires et, d'une manière plus générale, de l'ensemble des informations diffusées dans le public.

Il nous est par ailleurs formellement interdit de nous immiscer dans la gestion de l'entreprise contrôlée. Cela signifie d'abord que le commissaire aux comptes ne peut accomplir directement ou indirectement des actes de gestion qui concernent l'entreprise contrôlée, ensuite qu'il doit se garder d'exprimer des jugements sur la conduite de la gestion, bien qu'enfin, il lui appartienne d'utiliser des informations de gestion de l'entreprise contrôlée pour étayer et orienter ses travaux.

La mission générale du commissaire est de délivrer au public une assurance de conformité portant sur les comptes de l'entreprise. Cette exigence comporte quatre aspects principaux : les comptes traduisent correctement les opérations de la période concernée, le patrimoine et la situation financière de l'entreprise ; les règles comptables appliquées - les normes en vigueur - sont conformes au référentiel comptable ; les notes annexes contiennent des informations suffisantes, claires et pertinentes sur les éléments compris dans les comptes, qui en facilitent la compréhension ; les sondages et les vérifications réalisés par le commissaire aux comptes n'ont pas révélé d'erreurs, d'anomalies ou d'omissions qui affecteraient les comptes de manière significative.

Mais ce qui est important, et qu'il faut retenir, c'est que les notes annexes, qui prennent de plus en plus d'importance, doivent être suffisamment claires pour permettre au public de prendre des décisions sur les titres des sociétés. La communication au public, aux actionnaires notamment, des conclusions du commissaire aux comptes est formalisée dans un rapport qui est présenté selon un format normé. Dans toutes les villes de France, en effet, le rapport est présenté selon la même norme, et il est mis à disposition du public selon les règles fixées par les textes. Il précise que l'audit met en œuvre des diligences permettant d'obtenir une assurance raisonnable, mais non absolue, que les comptes ne comportent pas d'anomalies significatives, que l'examen par sondage des éléments probants justifiant les données contenues dans les comptes a été fait correctement. Il comporte une appréciation des principes comptables suivis et des estimations retenues par arrêté des comptes, et enfin une formulation positive de l'assurance raisonnable, la certification selon la formule consacrée.

Nous disposons de droits étendus dans l'exercice de notre mission, fixés par l'article 225-236 du code de commerce. A tout moment, à toute époque de l'année, les commissaires aux comptes peuvent ainsi opérer toute vérification et contrôle qu'ils jugent opportuns et peuvent se faire communiquer sur place toutes les pièces qu'ils estiment utiles à l'exercice de leur mission, notamment tout contrat, livre, document comptable, registre, procès-verbal, bref, tout ce qui peut contribuer à former leur opinion et à étayer leur sentiment sur la qualité des comptes.

Ces investigations peuvent être faites tant auprès de la société-mère que des filiales, en fait de l'ensemble compris dans le périmètre de consolidation. Les commissaires aux comptes peuvent recueillir toutes informations utiles à l'exercice de leur mission auprès des tiers qui ont accompli des opérations pour le compte de la société, c'est-à-dire des mandataires ou des auxiliaires, tels que les banquiers, les commissionnaires, ou les gestionnaires de biens ou toute autre catégorie d'opérateurs intervenant sur les marchés financiers.

Le secret professionnel ne peut pas être opposé aux commissaires aux comptes, sauf par les auxiliaires de justice.

J'en viens enfin au point qui, pour nous, est le plus important aujourd'hui : le respect du secret professionnel auquel nous sommes tenus, selon les termes de l'article 225-240 du code de commerce, et qui se décline sous trois aspects : les commissaires aux comptes, ainsi que leurs collaborateurs et experts, sont astreints au secret professionnel, pour les faits, actes et renseignements dont ils ont pu avoir connaissance à raison de leur fonction. Le secret professionnel est impératif et absolu, et ne peut être levé que si la loi l'oblige ou l'autorise. Le non-respect du secret professionnel, enfin, engage la responsabilité civile, pénale et disciplinaire du commissaire aux comptes.

M. le Président : On peut estimer que le secret professionnel devient sans objet quand la divulgation ne peut causer un préjudice quelconque à l'entreprise, mais il vous appartient d'en juger.

Pouvez-vous nous décrire succinctement la structure du bilan de France Télécom ? Quel peut être l'avenir d'une entreprise dont les capitaux propres consolidés sont négatifs ?

M. Vincent de La BACHELERIE : S'agissant de la structure du bilan de France Télécom, je n'ai pas les chiffres sous les yeux, mais je peux très facilement les obtenir. De manière sommaire, les capitaux propres de l'entreprise sont, en effet, négatifs de 10 milliards d'euros, et fin 2002, la dette nette de trésorerie qui figure au bilan de France Télécom s'élève à 68 milliards d'euros.

Quant aux différents postes d'actifs et de passifs, à peu près la moitié de l'actif est constituée par des éléments incorporels - environ 46 milliards d'euros -, dont 27 milliards d'euros de goodwill constatés au moment des acquisitions des différentes entreprises, étant entendu que le goodwill restant - 24 ou 25 milliards d'euros - concerne quasi exclusivement Orange. De ce bref résumé de la structure du bilan de France Télécom, on peut donc retenir que la moitié de l'actif de l'entreprise est représentée par des goodwill.

Une partie significative d'immobilisations corporelles est également constituée par les réseaux de l'ensemble des entités opérationnelles du groupe. Le bas du bilan, lui, n'est pas très significatif. Parallèlement, on enregistre au passif du bilan 68 milliards d'euros de dettes, diverses dettes d'exploitation, ainsi que des capitaux négatifs de 10 milliards d'euros dans les comptes consolidés, bien que dans les comptes sociaux, la situation nette des capitaux propres soit différente et positive de 8,6 milliards d'euros.

M. le Président : Quel jugement portez-vous sur la pertinence du périmètre de consolidation des comptes de France Télécom ?

M. Yves JEGOUREL : Il comporte trois types de sociétés. D'une part, celles qui sont consolidées, et sur lesquelles France Télécom exerce un contrôle exclusif. D'autre part, celles qui sont consolidées proportionnellement et sur lesquelles France Télécom exerce un contrôle paritaire, conjoint avec d'autres partenaires. Enfin, celles sur lesquelles France Télécom est minoritaire, mais exerce une influence notable, les sociétés mises en équivalence. Toutes ces sociétés sont consolidées selon les méthodes comptables en vigueur et n'appellent pas de notre part de commentaires particuliers.

M. le Président : Avez-vous alerté la direction de l'entreprise sur l'ampleur des risques financiers supportés par France Télécom, et, le cas échéant, à quelles dates ?

M. Edouard SALUSTRO : Cela ne relevait pas de notre responsabilité, comme je l'ai indiqué dans ma présentation initiale.

M. le Président : Avez-vous, à un moment donné, soulevé le problème ?

M. Edouard SALUSTRO : Nous ne sommes jamais mis en position de le faire. Je ne veux pas prolonger le débat, mais ...

M. le Président : Je ne cherche en aucune manière à vous mettre en difficulté, mais en tant que président d'une commission d'enquête parlementaire, il m'appartient de mettre au point quelques propositions pour promouvoir une nouvelle gouvernance des entreprises publiques, de manière à éviter à l'avenir que se reproduisent les sinistres que le pays a connus.

M. Vincent de La BACHELERIE : Je vais vous répondre sur un sujet particulier sur lequel nous sommes effectivement intervenus dans le cadre de notre mission de commissaire aux comptes. De par la loi, en effet, nous devons mettre en vigueur la procédure d'alerte, dès l'apparition d'un certain nombre de critères et d'indicateurs. Cette procédure n'était pas applicable avant la mi 2002, date à laquelle un signal donné par le marché s'est imposé : la dégradation de la note de France Télécom. Dans le cadre de notre mission de commissaire aux comptes, nous avons été ainsi conduits à traiter la question en comité d'audit et en conseil d'administration, en exigeant qu'un plan de liquidité à court terme soit fourni aux membres du conseil d'administration, pour faire face au problème du mur des liquidités. Il faut dire que cette contrainte est apparue tardivement, dans la mesure où la société avait, jusqu'à cette date, les moyens de se refinancer, et avait d'ailleurs mis en place des financements importants, notamment des jumbos. Par conséquent, lorsque le mur des liquidités est apparu avec la dégradation de la note, nous avons demandé une actualisation des prévisions de trésorerie. A l'occasion des comptes semestriels, arrêtés début septembre 2002 et finalisés lors du conseil du 12 septembre 2002, il y a eu un examen de la situation des liquidités, à court terme - la visibilité sur la liquidité s'apprécie, en effet, sur le court terme, c'est-à-dire à moins d'un an. La situation, alors critique, fut officialisée dans les notes annexes aux états financiers au 30 juin 2002. Cette information a dès lors été publiée à cette époque.

M. le Président : Précisons que la dégradation de la notation financière de l'entreprise lui fermait l'accès au marché obligataire, et compromettait par conséquent ses capacités d'emprunt.

A l'occasion de la certification des comptes en 2000, 2001 ou 2002, avez-vous, à un quelconque moment, émis des réserves sur le projet de comptes présenté par la direction ? L'avez-vous encouragée à passer des provisions et amortissements exceptionnels, et si oui, lesquels ?

M. Gabriel GALET : Les débats ont toujours lieu au moment des remises de compte. Et il est arrivé que des ajustements soient passés et donc comptabilisés suite à nos remarques, notamment au 30 juin 2002.

M. le Président : Donc, vous avez encouragé l'entreprise à passer des provisions et amortissements exceptionnels ?

M. Gabriel GALET : C'est un débat qui avait lieu au sein du comité d'audit.

M. Louis GISCARD D'ESTAING : Il faut sans doute préciser la question du président Douste-Blazy. D'une part, la procédure d'alerte doit être lancée par les commissaires aux comptes à l'apparition d'un certain nombre de signaux. Mais, d'autre part, il ne faut pas oublier que la procédure de certification des comptes contient la faculté, voire l'obligation, en fonction des normes comptables, d'assortir le rapport du commissaire aux comptes de réserves. Pouvez-vous nous éclairer sur ces deux points ?

M. Gabriel GALET : Si vous relisez les rapports, il apparaît effectivement qu'aucune réserve n'a été émise. Pourquoi ? Parce que nous avions satisfaction sur les comptes qui nous étaient présentés.

M. le Rapporteur : Nous avons tous conscience de la difficulté de cette audition, et une fois encore, notre objectif n'est pas de mettre qui que ce soit en difficulté, mais d'essayer de comprendre ce qui s'est passé pour éviter que des sinistres de cette nature ne se renouvellent dans l'avenir. Je souhaite donc revenir sur la chronologie des événements, concernant en particulier l'apparition du mur des liquidités. En effet, lorsqu'on regarde l'évolution de la notation financière de France Télécom, on s'aperçoit que la dégradation a commencé en réalité dès l'année 2000, et que la notation « A - », attribuée à l'entreprise en février 2001, constituait en soi une alerte. A cette époque, avez-vous eu l'occasion de le signaler à l'entreprise, de vous en inquiéter d'une manière ou d'une autre, autrement dit, de tirer un signal d'alarme ?

M. Guy STIEVENART : Ce qui est important, c'est que l'information soit donnée aux personnes qui lisent les documents. En consultant les documents de référence de 2000, 2001 ou 2002, vous constaterez que tout accroissement du passif est indiqué, que les notes apportent toutes les précisions utiles. Le document de référence 2000, par exemple, indique que, pour financer ses acquisitions et ses investissements, France Télécom a augmenté son endettement, ce qui a réduit l'appréciation de sa solvabilité vis-à-vis de sa dette à long terme. L'information est fournie dans tous les documents et nous, commissaires aux comptes, souhaitons que les gens soient informés. Quant aux notes dégradées, elles figurent bel et bien dans les documents de référence.

M. le Rapporteur : Pour préciser ma question, estimez-vous, avec le recul, que l'information donnée à l'entreprise était suffisante ?

M. Guy STIEVENART : Oui.

M. le Président : Quel jugement portez-vous sur l'audit interne au sein de France Télécom ? Bénéficiez-vous d'un reporting complet et régulier des risques supportés par l'entreprise et de la probabilité de leur réalisation ?

M. Yves JEGOUREL : Dans le cadre de notre mission de commissaire aux comptes, il est en effet important d'avoir une relation permanente avec la direction de l'audit interne de France Télécom - ce que nous faisons - pour à la fois apprécier l'étendue de nos diligences et les risques que l'audit peut mettre en évidence. L'audit interne est ainsi intégré dans notre contrôle. Cela dit, je n'ai pas à porter de jugement sur la qualité de l'audit interne de France Télécom.

M. le Président : Je vous rappelle que vous êtes auditionnés par une commission d'enquête, et que vous devez apporter des réponses à toutes les questions des parlementaires.

M. Edouard SALUSTRO : Nous avons été régulièrement invités par les présidents successifs du comité d'audit - MM. d'Escatha et de Larosière - à entendre les responsables chargés de procéder à l'audit interne des différentes branches d'activité du groupe. Si cette information est de nature à éclairer le débat, je peux vous assurer que l'une de nos réunions a duré huit heures. En huit heures, on décrit beaucoup de choses, et nous avons pu comparer ou vérifier sur place la conformité des déclarations des responsables de l'audit interne à ce que nous avions nous-mêmes constaté. Jusqu'à 2000, date à laquelle j'ai quitté la signature du dossier, je peux vous assurer, et j'exprime là mon sentiment personnel, que l'audit interne a été sérieusement mené.

M. Vincent de La BACHELERIE : Certains travaux - c'est l'usage - sont partagés entre les commissaires aux comptes et l'audit interne, sans que pour autant ne soit remise en cause la responsabilité des commissaires aux comptes sur les états financiers. Ainsi, de façon opérationnelle, certains travaux de contrôle détaillé et de procédures internes sont et ont été partagés, et ce dès le début de notre mandat, puisque nous sommes intervenus pour France Télécom à partir de 1991.

M. le Président : Vous estimez donc que l'audit interne de France Télécom était de bonne qualité, n'est-ce pas ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Nous n'avons pas de jugement à porter sur l'audit interne dans la mesure où il dépend de plusieurs éléments. L'audit peut être bon techniquement, et il l'est certainement. Pour autant, est-il adapté à la structure d'une entreprise comme France Télécom ? C'est une autre question. France Télécom est une entreprise, vous le savez, qui a changé de dimension dans un temps extrêmement réduit : en dix-huit mois, elle s'est considérablement étendue, les grandes opérations d'acquisitions ayant été réalisées fin 2000. Bien sûr, les sous-groupes côtés comprenaient des départements d'audit interne. Orange ou Equant, par exemple, avaient leur propre dispositif de contrôle interne et leur propre gouvernement d'entreprise, avec des comités d'audit et des structures propres. France Télécom est ainsi devenu un groupe énorme, avec une structure de gouvernance complexe. Le rôle de l'audit interne méritera par conséquent certainement d'évoluer. Ceci posé, nos relations de travail avec les responsables de l'audit ont été en général satisfaisantes, et leurs rapports au comité d'audit réguliers.

M. le Président : Le conseil d'administration vous a-t-il invités à communiquer le rapport exhaustif de vos travaux d'audit, dit « rapport de l'article 203 » ?

M. Guy STIEVENART : Les relations entre les commissaires aux comptes et le comité d'audit étaient régulières et nombreuses, et nous donnaient l'occasion de présenter l'ensemble de nos travaux. Nous faisions un rapport d'audit au comité d'audit. Et nous prenions la parole devant le conseil d'administration pour indiquer que nous procédions bel et bien aux contrôles, en faisant un résumé rapide exprimant notre accord sur les comptes.

M. le Rapporteur : Avez-vous une appréciation à porter sur la manière dont le conseil d'administration a piloté lui-même ses audits ? Avez-vous eu des contacts avec lui ? Vous a-t-il interrogé à un moment où un autre sur votre analyse concernant la situation financière de l'entreprise ?

M. Edouard SALUSTRO : Malgré les critiques dont la France fait l'objet en matière de gouvernance d'entreprise, elle ne s'en sort pas si mal, car depuis quelques années, certains comités d'audit jouent un rôle important. C'était le cas dans l'affaire qui nous occupe aujourd'hui. Je ne suis pas neutre, alors que je devrais le rester. C'est au comité d'audit, au président et au management et non aux commissaires aux comptes que, tout à fait naturellement, les administrateurs s'adressaient. En effet, tel n'est pas le rôle du commissaire : le législateur ne l'a pas demandé et encore moins exigé. Il a, au contraire, souhaité que le commissaire aux comptes reste en retrait, se contentant de donner un avis sur la qualité des informations. Mélanger l'immixtion et l'information, c'est se condamner à ne plus s'en sortir. Par conséquent, les questions posées l'ont d'abord été au management, le président en exercice et ses collaborateurs. Le cas échant, le président du comité d'audit intervenait et faisait un rapport généralement assez long.

M. le Président : Pouvez-vous nous décrire les étapes ayant conduit à passer des provisions et des amortissements exceptionnels de 11 milliards d'euros pour Mobilcom et de 7,5 milliards d'euros pour NTL au cours des exercices 2001 et 2002 ? Quels éléments nouveaux justifiaient ces provisions, ainsi que leur étalement sur deux années ? Les deux risques n'auraient-ils pas dû être intégralement provisionnés dès 2001 ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Nous avons veillé à ce que les notes annexes aux états financiers décrivent de manière extrêmement détaillée et circonstanciée les évolutions des dossiers Mobilcom et NTL. D'ailleurs, les documents de référence intégrés au rapport de gestion donnent des compléments d'information sur la situation et l'information disponible au moment de chaque arrêté de comptes. Les pertes sur Mobilcom et NTL n'ont pas été provisionnées d'un seul coup, et les rapports annuels détaillés font état des sommes passées chaque année. Sur quelles hypothèses ont-elles été bâties, étant entendu qu'elles sont décrites dans les notes annexes, ce qui signifie que l'information est publique ?

S'agissant de Mobilcom, il y a eu d'abord une perte de 3,9 milliards d'euros avant prise en compte d'intérêts minoritaires - 3,2 milliards d'euros après - fin 2001, et 7,3 milliards d'euros au 30 juin 2002. La provision constatée au 30 juin n'a pas été modifiée au 31 décembre 2002. Il s'avère en effet que cette provision était correctement évaluée dès le 30 juin 2002, le total des pertes s'élevant à 11 milliards d'euros.

Mais il faut prendre en compte l'évolution de la situation de Mobilcom. Au moment où les comptes 2001 ont été arrêtés, trois scénarios étaient possibles concernant la poursuite ou non des activités de l'entreprise. Et, à cette époque, nous n'avions pas retenu un scénario d'arrêt des activités de Mobilcom, ou de mise en faillite, ce qui fut seulement envisagé par la suite. Dès lors, il s'agissait d'apprécier quels étaient les risques que prenait France Télécom, étant entendu que ce qui avait été perdu à cette date était simplement l'argent placé dans l'entreprise allemande. Mobilcom étant une société à responsabilité limitée, les apports et les avances en compte courant consentis par France Télécom ont ainsi été intégralement dépréciés. Les scénarios envisagés à l'époque prévoyaient en revanche différents plans de continuation, dont une association avec un autre opérateur, puisque dès l'arrêté des comptes 2001, l'entreprise était en négociation avec l'animateur de Mobilcom, Gerhard Schmid, en ayant conscience que la présence de six opérateurs en Allemagne n'était pas viable. Plusieurs solutions restaient donc envisageables.

La perte constatée par la suite est d'une autre nature, et sa constatation fut motivée par de nouveaux éléments. Je veux parler, comme en font état les notes annexes aux comptes au 30 juin 2002, de la poursuite des litiges avec Gerhard Schmid, du constat qu'il était impossible de continuer avec lui, et qu'il était indispensable de trouver une solution pour mettre fin aux activités UMTS de Mobilcom. C'est à ce moment-là seulement que France Télécom a pris la décision d'abandonner les activités UMTS de Mobilcom et d'en intégrer toutes les conséquences dans ses comptes. Ce choix résulte bien d'une circonstance nouvelle apparue au 30 juin 2002. Et bien qu'il y ait eu des évolutions entre le 30 juin et le 31 décembre 2002, avec la signature d'accords fin novembre 2002 qui ont finalement résolu l'ensemble de cette situation, cristallisée par une assemblée générale de Mobilcom début 2003 et par l'assemblée générale de France Télécom de février 2003, l'ensemble de ces accords n'a pas remis en cause les provisions auparavant constatées, et à un tout petit delta près, ces dernières, estimées au 30 juin 2002, se sont révélées parfaitement exactes et se sont trouvées confirmées au 31 décembre 2002.

Quant à la situation de NTL, elle est beaucoup plus complexe et évolutive. Si des provisions ont été constatées fin 2000, l'essentiel des pertes sur NTL a été passé fin 2001. Là aussi, c'est un élément nouveau qui a conduit à constater des provisions sur NTL : la mise en faillite de la société.

M. le Président : L'achat de Mobilcom et de NTL a-t-il été à l'ordre du jour d'un conseil d'administration de France Télécom ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Nous ne le savons pas. Les commissaires aux comptes n'assistent qu'à la séance du conseil d'administration qui arrête les comptes. En clair, nous n'assistons au conseil d'administration que deux fois par an.

M. le Président : Vous ne le saviez donc pas.

M. Vincent de La BACHELERIE : Non.

M. le Président : Quels éléments justifient le maintien de 27 milliards d'euros de survaleurs dans le bilan de France Télécom ? En particulier, quels éléments expliquent que l'écart d'acquisition d'Orange - 21,5 milliards d'euros - soit toujours considéré comme un actif de l'entreprise et n'ait donc pas été provisionné ?

M. Yves JEGOUREL : Je vous renvoie aux notes des états financiers relatifs au mode d'appréciation des actifs incorporels, des godwill, c'est-à-dire les écarts d'acquisition. Dans le cas d'Orange, ces notes indiquent que la société est appréciée globalement, donc qu'il est question du segment Orange. Les motivations de France Télécom étaient de constituer un opérateur paneuropéen de téléphonie mobile et d'y apporter les activités mobiles de France Télécom, Itinéris, ainsi que les autres investissements internationaux de France Télécom, pour constituer ce nouvel ensemble sous la marque Orange, et dès lors d'apprécier la valeur d'utilité de cette acquisition au regard de l'ensemble des flux de trésorerie générés par le nouvel ensemble, ce qui a été fait depuis l'acquisition et qui, au vu de cette méthode, ne pose aucun problème de dépréciation d'actif.

M. Claude BARTOLONE : Je veux revenir sur le piètre résultat de l'introduction d'Orange en bourse. Après cette introduction ratée, avez-vous été consultés par la direction pour tenir compte de cet événement ? Dans l'affirmative, quelles ont été vos réponses ? Par ailleurs, quelles propositions avez-vous pu formuler à France Télécom au sujet de son désendettement ? Enfin, lorsqu'une inspection générale des finances est commandée, avez-vous des contacts et procédez-vous à des échanges d'information avec elle avant que des orientations nouvelles soient proposées au gouvernement ?

M. Yves JEGOUREL : S'agissant de la mise en bourse d'Orange début 2001, nous nous sommes assurés que la moins-value potentielle liée aux conditions dégradées du marché ait été provisionnée dès la clôture des comptes 2001 de France Télécom. C'était notre souci principal.

M. Gabriel GALET : Nous n'avons eu aucun contact avec l'inspection générale des finances. En revanche, la Cour des comptes a envoyé un conseiller.

M. le Président : Et le désendettement ?

M. Gabriel GALET : Encore une fois, ce n'est pas la mission du commissaire aux comptes, à telle enseigne qu'on lui demande de ne rien proposer. Un expert comptable, lui, donne des conseils, mais ne certifie pas les comptes. En clair, nous devons nous garder de proposer quoi que ce soit lorsque nous certifions les comptes.

M. le Président : Quelle est la probabilité que l'entreprise soit contrainte de constater des provisions et des amortissements exceptionnels dans les prochaines années ?

M. Gabriel GALET : Ma réponse sera générale, et ne vaudra pas pour France Télécom sur laquelle je n'ai pas le droit de m'exprimer. Le mécanisme des provisions pour dépréciation d'actifs est fondé sur des calculs dépendant des estimations faites par le management des cash flow générés par les goodwill ou les marques. A chaque arrêté de compte, le calcul est fait en fonction des business plan des managements. A partir de plusieurs hypothèses, et en fonction du résultat des calculs, on estime si, oui ou non, une dépréciation doit être passée. La réponse à votre question ? Tout dépend des plans d'affaires et de la façon dont ils sont mis en œuvre ou dont le marché répond. Ce que l'on peut dire, c'est, qu'à la date de l'examen des comptes, les calculs effectués ne requièrent pas de provisions complémentaires.

M. Vincent de La BACHELERIE : Je compléterai le propos de Gabriel Galet pour donner une information plus spécifique à France Télécom, de nature à vous éclairer. Les états financiers 2002 comportent une information tout à fait intéressante. Elle présente la sensibilité des valeurs d'usage, les valeurs à long terme de l'entreprise sur la base de ses cash flow futurs, en fonction de deux paramètres. D'une part, le taux d'actualisation, qui dépend de la structure du bilan des activités concernées, mais surtout d'un niveau de risque et de rémunération attendu. D'autre part, le taux de croissance à long terme, qui dépend du secteur d'activité et de l'économie en général. Ce sont ces deux paramètres que prennent en compte les auditeurs lorsqu'ils procèdent aux estimations de la valeur d'une entreprise pour définir des taux de croissance à long terme. Englobant à la fois des éléments spécifiques à l'entreprise et à son secteur d'activité, mais aussi des données et prévisions macro-économiques, ces deux paramètres sont revus chaque année pour apprécier la valeur d'usage de l'entreprise. Leur sensibilité est relativement forte et apparaît intéressante, dans la mesure où l'on peut en déduire, en cas de ralentissement économique, s'il existe un risque de déprécier de façon importante les actifs incorporels. Pour Orange, les notes annexes montrent que la valeur d'usage est supérieure de 12 milliards d'euros à la valeur comptable, donc qu'il existe une marge de manœuvre, avant que des dépréciations soient nécessaires, fin 2002, de 12 milliards d'euros sur le principal actif du groupe. Il s'agit là d'un élément d'appréciation fort utile. Il signifie qu'aux 27 milliards de valeur comptable inscrits au bilan, il faut ajouter 12 milliards de marge de manœuvre possible, étant donné qu'il peut toujours se passer des choses sur le long terme qui dépendent des plans d'affaire et de la réussite de la stratégie de l'entreprise. Or, comme l'a dit M. Salustro dans son introduction, on ne peut ni s'immiscer dans la gestion, ni donner une appréciation sur la stratégie du groupe. Ce qu'on examine, ce sont les paramètres d'évaluation et leur sensibilité aux risques. La probabilité de ces risques nous permet d'apprécier si le goodwill est dans le rouge ou dans le vert.

M. Xavier de ROUX : J'entends bien que vous n'avez pas à vous immiscer dans la gestion de l'entreprise. Mais lorsque vous avez constaté des pertes et des dépréciations que vous venez d'énumérer, vous avez bien été amenés à émettre des recommandations. Quelles ont donc été vos préconisations, purement comptables, liées à l'état de l'entreprise ?

M. Gabriel GALET : Encore une fois, nous ne faisons pas de préconisations, sauf comptables : lorsque nous pensons qu'une dépréciation ou une provision doit être passée, nous la demandons. En revanche, concernant la stratégie de désendettement, nous n'avons rien à dire, et d'ailleurs, on nous demande expressément de ne rien dire.

M. Xavier de ROUX : Lorsque vous constatez des dépréciations et des pertes de cette importance dans une entreprise, vous avez quand même un certain nombre de remarques ou de réactions à adresser au chef d'entreprise. Vous avez bien une opinion sur des comptes ainsi dépréciés, ne serait-ce que sur la solvabilité de l'entreprise et son futur. Etes-vous vraiment restés neutres concernant France Télécom ?

M. Edouard SALUSTRO : M. le député, il faut rappeler une chose que vous connaissez mieux que personne. Avant même d'exprimer son opinion sur un ensemble d'informations financières, l'auditeur se pose la question de savoir si la société est en état de poursuite économiquement justifiée de l'exploitation. C'est la première question, c'est un principe de base qu'il décline par suite dans les comptes. Après, la question ne se pose plus, puisqu'il y est répondu au préalable.

M. Xavier de ROUX : Vous avez donc considéré que la poursuite de l'exploitation allait de soi.

M. Edouard SALUSTRO : Non ! Enfin, bien sûr !... Je n'étais pas là !...

M. Vincent de La BACHELERIE : Elle n'allait pas de soi nécessairement, et nous surveillions effectivement ce point. Au 30 juin 2002, en particulier, nous avons évoqué le mur des liquidités. En revanche, la rentabilité et la solvabilité futures à plus d'un an de l'entreprise ne concernent pas les commissaires aux comptes, du moins dans l'état actuel des textes.

M. Claude BARTOLONE : La mise en faillite de Mobilcom relevait d'un choix stratégique. Etes-vous alors, oui ou non, intervenus ? A quel moment avez-vous demandé à France Télécom de provisionner des pertes plus importantes, compte tenu de cette décision ? Selon vous, quelles améliorations législatives faudrait-il apporter pour vous permettre d'être en position de mieux répondre, en intervenant plus en amont, aux difficultés qu'a pu connaître cette entreprise ?

M. Gabriel GALET : Lorsque l'entreprise présente sa nouvelle stratégie, le commissaire aux comptes lui demande de tirer les conséquences comptables des décisions qu'elle souhaite prendre, donc d'évaluer toutes les provisions nécessaires, aussi bien les dépréciations d'actifs que les provisions pour désengager les créanciers de Mobilcom. C'est ce travail qui est effectué de concert avec l'entreprise. Cette collaboration peut être conflictuelle, mais elle conduit à reconnaître comptablement les effets de des décisions prises, étant entendu que nous n'avons pas à nous prononcer sur la décision stratégique.

M. Edouard SALUSTRO : Le troisième volet du projet de loi sur la sécurité financière, actuellement en discussion au Sénat, concerne plus particulièrement la transparence et la sécurité, c'est-à-dire ce dont nous débattons aujourd'hui. Une de ses dispositions a trait au devoir d'alarme, qu'il faut distinguer du devoir d'alerte, mis en place pour les PME, tandis que l'alarme concerne l'ensemble des marchés financiers. La représentation nationale devra, me semble-t-il, apporter toute son attention à ce type de dispositions.

M. le Président : Une procédure de cette nature aurait-elle permis d'éviter la situation qu'a connue France Télécom ?

M. Edouard SALUSTRO : Oui, à la condition que cette disposition soit appliquée avec discernement, et que le texte laisse une certaine latitude aux différents partenaires, ceux qui présentent les comptes et les diffusent, le public et, finalement, les auditeurs.

M. Hervé MARITON : A quel moment seriez-vous alors intervenus ?

M. Edouard SALUSTRO : Je suis à la fois mal et bien placé pour répondre, puisque j'ai quitté le groupe depuis deux ans pour des raisons de rotation. Mais je pense qu'il n'y avait pas lieu d'appliquer la procédure d'alarme contenue dans le projet de loi sur la sécurité financière, car les notes développées dans le document de référence contenaient tous des éléments de nature à permettre à un lecteur attentif - et tout lecteur qui va investir se doit d'être attentif -, de comprendre ce qui se passait. Ce qui est déterminant dans cette affaire, et j'attire particulièrement l'attention des parlementaires sur ce point, c'est l'importance et la qualité des propos, chiffres et commentaires compris dans ces notes. C'est capital.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Vous n'assistez qu'au conseil d'administration de présentation et d'arrêté des comptes. Cela signifie-t-il que vous ne disposiez pas des comptes-rendus des autres conseils d'administration, donc, que vous ne les suiviez pas en temps réel ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Comme c'est l'usage dans toutes les entreprises, nous avons accès aux procès-verbaux des conseils d'administration. Cependant, la réponse à votre question est clairement couverte par le secret professionnel, et il vous appartient de faire diligence auprès de France Télécom pour qu'elle vous communique les procès-verbaux de ses conseils d'administration. Cela dit, n'oubliez pas qu'il existe, dans une entreprise publique, d'autres cénacles que le conseil d'administration.

M. le Président : Par exemple ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Le comité d'audit a joué son rôle. D'autres cénacles sont liés à la tutelle. A ce titre, le rapport Barbier de La Serre est très intéressant et très utile. Quoi qu'il en soit, nous avons connaissance des procès-verbaux des conseils, mais les informations qu'ils contiennent sont couvertes par le secret professionnel.

M. Jérôme CHARTIER : Dans le projet de loi de sécurité financière actuellement en discussion au Sénat, des dispositions concernent la séparation des activités d'audit et de conseil. Votre cabinet exerçait-il des activités de conseil pendant la durée de votre mission d'audit ? Sans trahir le secret professionnel, avez-vous, au moment de la discussion annuelle que vous aviez avec la direction générale de France Télécom, fait part de vos observations sur leurs investissements ?

M. Vincent de La BACHELERIE : Les propos de M. Salustro relatifs à la non immixtion dans la gestion répondent à votre deuxième question. Nos observations sur les investissements se limitent au contrôle et aux procédures de contrôle interne, à l'exclusion d'appréciations sur l'opportunité des investissements et leur volume.

Concernant votre première question, Ernst & Young a été le premier cabinet a céder ses activités de conseil en 2000, anticipant en cela une des dispositions de la loi américaine Sarbanes-Oxley. France Télécom est en effet cotée aux Etats-Unis. Nous présentons une communication détaillée de notre mission et de nos honoraires au comité d'audit. Bien entendu, nous n'effectuons pas de missions de conseil incompatibles avec celle du commissaire aux comptes. Pour France Télécom, nous avons répondu aux obligations réglementaires en la matière, et donné toute l'information demandée par la COB.

M. Edouard SALUSTRO : Les consultants qui avaient avec nous un accord de partenariat ont travaillé pour la mise en place des systèmes d'information de France Télécom qui, vous le savez, passait du secteur public au secteur privé. Il y avait une transformation importante à opérer, mais ces missions ont décru très rapidement, et les consultants qui travaillaient à nos côtés nous ont brutalement quittés il y a plusieurs années, de sorte que nous nous sommes trouvés orphelins. Et la réponse va de soi : l'orphelinat implique une certaine modestie.

M. le Président : En résumé, vous nous dites que vous avez bien fait votre travail et que vous avez parfaitement informé l'entreprise. Cela sera intéressant pour la suite de notre travail...

M. Jean GAUBERT : Un dicton de ma région rappelle que « lorsque la charrette est renversée, on trouve de beaux chemins ». Dans l'affaire qui nous occupe, s'est-on interrogé sur l'état du chemin ? En clair, y a-t-il eu des personnes qui, alors que l'optimisme était la règle, se sont interrogées sur la fiabilité et la pérennité de la capitalisation boursière lorsqu'elle atteignait son sommet ? Car on sait bien que c'est en raison de l'enthousiasme et de l'optimisme qui a régné pendant trop longtemps dans cette entreprise que des investissements hasardeux ont été faits.

M. Edouard SALUSTRO : J'ai simplement le souvenir - et je prends des risques en vous le disant - d'une réaction du président de l'époque, Michel Bon, qui au meilleur moment, au plus grand moment, au moment d'apothéose, a exprimé les doutes les plus importants sur l'avenir, en appelant à la vigilance et en déclarant que rien de tout cela ne pouvait durer. Il ajoutait que ce qui l'inquiétait le plus, à l'époque, c'était l'importance même du succès. Il m'en voudra peut-être de le dire, mais ma conscience et mon devoir me l'imposaient.

M. Pierre DUCOUT : Ce genre d'observation n'était-elle pas susceptible de vous faire revoir les estimations de la valeur des actifs et des besoins de provisions que vous certifiiez ?

M. Edouard SALUSTRO : Encore une fois, lorsque je répète que l'entreprise se présentait à nous dans un état de poursuite économiquement justifiée de son exploitation il ne faut pas oublier que son développement rapide et l'élargissement de son périmètre posaient problème, en particulier au plan technique. En effet, les équipes, des deux côtés, ont dû faire face à un élargissement extrêmement rapide des champs de responsabilité, d'activités, de technologies, voire de cultures dans différents pays. Au demeurant, ce sera le sort de bien des entreprises dans les années à venir.

M. Xavier DE ROUX : Le fait que la société ait été contrôlée par l'Etat ou appartienne à l'Etat était-il de nature à influencer votre jugement sur sa viabilité, donc sur le niveau du seuil d'alerte qu'il fallait atteindre pour qu'elle soit vraiment en danger ?

M. Gabriel GALET : Non.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Au sujet de la notion de certification des comptes avec réserves, pouvez-vous nous éclairer sur le contenu de ces dernières telles que vous pouvez les envisager ? Pourquoi, avec France Télécom, cette option de certification avec réserve n'a-t-elle pas été utilisée ? Cette question rejoint d'ailleurs celle que nous venons d'évoquer sur les signaux à adresser aux actionnaires, puisque le rapport du commissaire aux comptes est rédigé à l'attention de l'assemblée générale des actionnaires, y compris privés, et pas simplement à l'attention des administrateurs. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions sur la notion même de « réserve » ? Faut-il envisager des évolutions la concernant ?

M. Edouard SALUSTRO : A aucun moment, il n'y avait lieu d'exprimer la moindre réserve sur la qualité des informations, non seulement quant à la manière dont elles étaient établies eu égard au respect des principes comptables et des normes internationales, mais également quant à leur suffisance même. Là où des réserves pouvaient apparaître, elles ne venaient pas de nous. Elles auraient pu venir de ceux qui, ayant eu à utiliser ces informations, n'y auraient pas trouvé leur compte. Or, les informations existaient telles qu'elles devaient exister, conformément à notre mission.

M. Vincent de La BACHELERIE : Je confirme les propos de M. Salustro. Nous n'avons jamais été en état d'émettre des réserves sur les comptes de France Télécom. Nous avons certifié sans réserve les comptes de l'entreprise et les informations financières qui les accompagnaient étaient extrêmement détaillées.

M. le Président : Je souhaite terminer cette audition en rappelant qu'il s'agit d'une affaire considérable sur le plan financier. Si nous souhaitons avant tout dégager des propositions pour une meilleure gouvernance des entreprises publiques, nous n'échapperons pas pour autant au principe de responsabilité, et nous devrons savoir ce qui s'est passé, pour en tirer toutes les conséquences.

Audition de M. Jean-Louis VINCIGUERRA
ancien directeur financier de France Télécom

(Extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

M. Jean-Louis Vinciguerra est introduit.

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Vinciguerra à qui je souhaite la bienvenue. Nous venons d'entendre les commissaires aux comptes de France Télécom qui nous ont permis de mieux cerner la situation financière de l'entreprise. Comme vous le savez sans doute, la commission s'attache à appréhender, d'une part, le pouvoir de l'entreprise, en analysant notamment le fonctionnement de ses instances dirigeantes et de ses organes de contrôle interne, d'autre part, le pouvoir sur l'entreprise, en étudiant le rôle de l'Etat actionnaire.

Vous avez occupé, de 1998 à fin 2000 au sein de France Télécom, des fonctions stratégiques concernant les affaires financières de l'entreprise. Nous souhaitons donc vous entendre pour tenter de comprendre comment certaines acquisitions à l'étranger ont été décidées au cours de cette période.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Vinciguerra prête serment.

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Comment les décisions étaient-elles prises au sein de France Télécom et comment la situation a-t-elle évolué au cours de cette période ? Je parlerai d'abord du processus de décision interne et externe, puis m'attacherai à expliquer ce qui s'est passé.

Sur le plan des procédures internes, le groupe France Télécom est organisé autour d'un comité exécutif et de cinq branches opérationnelles - la téléphonie fixe grand public, la téléphonie mobile, l'Internet grand public, la branche Entreprises et la branche Réseau - qui gèrent les activités en relation avec le client, chacune des branches faisant travailler plusieurs dizaines de milliers de personnes. Il existe en outre trois directions fonctionnelles, qui n'ont pas autorité sur les activités : les ressources humaines, la finance et le contrôle de gestion, et enfin le développement, lequel assumait la responsabilité de la stratégie, de la recherche et développement et de l'informatique. Ces trois branches fonctionnelles, qui sont transversales et ne disposent pas de pouvoir de décision, ont pour rôle de conseiller les branches opérationnelles et le président dans leur domaine respectif.

Cette organisation est classique pour les grands groupes, je peux en témoigner pour avoir passé vingt-trois ans chez Pechiney. Cependant, elle s'accompagnait chez France Télécom d'une forte décentralisation, les directeurs de branches opérationnelles ayant énormément d'autonomie. Cela tenait à la philosophie de gestion du président de France Télécom, qu'il avait expérimentée chez Carrefour, et qui l'avait conduit à accorder de considérables délégations à ses directeurs opérationnels.

Le groupe comprend enfin deux autres comités, le Comité-Statégie-Groupe - CSG - composé de tous les membres du comité exécutif, y compris le président, ainsi que le Comité d'investissement qui réunissait chaque mois tous les membres du comité exécutif, sans le président, et sous la présidence du directeur de la branche développement, M. Damlamian, ainsi que des directeurs de zones internationales. Il existait en effet également des directeurs de zones géographiques, pour l'international, rattachés aux directeurs opérationnels, les directeurs fonctionnels n'ayant pas, pour leur part, de zones géographiques sous leur autorité. Au total, le comité d'investissement comprenait une trentaine de personnes.

Comment se prenaient les décisions stratégiques ? D'abord, se déroulait un exercice annuel de planification stratégique : toutes les branches et divisions devaient, au printemps, dresser un plan à trois ans, à la fois qualitatif et quantitatif, c'est-à-dire chiffré, pour éclairer la stratégie qu'elles proposaient à la direction générale du groupe. Ce plan comportait donc des prévisions de chiffres d'affaires, de résultats, d'investissements, d'acquisitions, etc. La direction de la stratégie, qui dépendait de la branche développement en assurait la synthèse. Cette dernière était présentée au cours d'un séminaire qui se tenait en général en juillet, en présence de tous les membres du comité exécutif et du président, chaque branche décrivant sa stratégie pour les trois ans à venir. Aucune décision formelle n'était prise, mais l'exercice permettait d'éclairer la route et de disposer d'une vision à moyen terme.

Le Comité-Stratégie-Groupe, pour sa part, traitait des thèmes stratégiques et de problèmes spécifiques. On comptait une dizaine de réunions par an, dont chaque thème était présenté par la branche opérationnelle concernée, par exemple la branche mobile pour l'UMTS en France et en Europe. Autre exemple : un comité stratégique s'est tenu le 10 mai 2000 pour définir la stratégie internationale de France Télécom, réunion durant laquelle a été indiqué, à l'appui d'un document très épais préparé par la branche mobile, qu'Orange était la pierre angulaire de toute stratégie paneuropéenne du groupe si l'on entendait faire de France Télécom un acteur européen significatif. Ces CSG aboutissaient à une décision d'orientation stratégique précise, avec un compte rendu, de manière à permettre aux équipes concernées de préparer l'action. On se disait ainsi : « on va se préparer à acheter Orange ou à entrer en Allemagne à travers Mobilcom ».

Le comité d'investissement, qui se réunissait soit tous les mois, parfois tous les quinze jours, était, pour sa part, le lieu d'une présentation détaillée des projets d'investissements ou d'acquisitions. La branche opérationnelle y développait un plan d'affaires où elle exposait toutes les hypothèses sur dix ans - marketing, hypothèse de chiffre d'affaires, de parts de marché, de coûts ou d'investissements -, de manière à fournir une estimation du résultat d'exploitation prévisionnel et du cash flow disponible après investissement, qui permettait de calculer les taux de rentabilité, de contrôler la pertinence de l'investissement, et d'en apprécier le coût.

Tous ces travaux préparatoires étaient menés par les branches opérationnelles. Et lorsque, par exemple, le problème s'est posé de savoir à quel prix il fallait payer la licence Mobilcom, puisqu'il s'agissait de se lancer dans une enchère UMTS en Allemagne, la branche mobile a fait toute une série de projections, à dix ans, à partir d'estimations de parts de marché et de résultats. Le comité a conclu, sur la base de ce que proposait la branche Mobile, qu'une licence pourrait raisonnablement valoir entre 9 et 12 milliards d'euros, les enchères s'étant finalement conclues à 8,4 milliards. Ces chiffres peuvent paraître aujourd'hui fantastiquement élevés, mais dans le climat de l'époque, la grande majorité des ingénieurs et des spécialistes marketings les estimait très raisonnables. Cette vision de l'évolution de l'UMTS était évidemment optimiste. Cependant, à l'époque, personne ne pouvait prévoir, ou à tout le moins ne disait prévoir, le retournement de situation.

On le voit, les décisions d'acquisitions étaient étroitement dépendantes des hypothèses fournies par les branches opérationnelles concernant les plans d'affaires à moyen terme. Dans ces conditions, le rôle de la direction financière consistait à s'assurer de la cohérence des chiffres et des calculs de rentabilité, mais sûrement pas à porter un jugement, voire à contester les hypothèses relatives au marketing, aux parts de marché, aux technologies comme l'UMTS ; la direction financière n'ayant aucune compétence en matière de télécommunications ou de marketing, et quand bien même aurait-elle tenté de manifester une opinion, les grands « barons » l'auraient vertement rabrouée en lui rappelant que cela ne relevait pas de son métier. La direction financière contrôlait donc la vraisemblance des hypothèses et examinait si les valeurs des acquisitions telles qu'elles ressortaient de ces plans d'affaires étaient cohérentes avec les valeurs de marché des entreprises cotées comparables. Ensuite, le comité d'investissement prenait la décision.

Ces décisions étaient en général unanimes, car les directeurs de branches opérationnelles cherchaient toujours le consensus et évitaient de « torpiller » les projets de leurs collègues, bien qu'il arrivât parfois que les directions fonctionnelles - au moins la mienne - expriment leur désaccord. Dans ce dernier cas de figure, le projet remontait au comité exécutif pour arbitrage, sous l'autorité du président.

Les projets très importants étaient parfois directement adressés au comité exécutif. Il est ainsi évident qu'une acquisition comme Orange, d'une taille tout à fait considérable, devait passer directement devant le comité exécutif. Pour résumer le processus de décision interne, on peut dire que toutes les décisions importantes d'investissement ou d'acquisition étaient arbitrées soit par le comité d'investissement, soit par le comité exécutif.

Par conséquent, le processus de décision interne par comités est très comparable à ce qui se pratique dans les autres sociétés cotées. La seule particularité par rapport à ce que j'ai connu ailleurs était la très forte décentralisation.

J'en viens au processus de décision externe. Quelles étaient les relations avec l'actionnaire majoritaire, représenté évidemment par le ministre de l'économie et des finances ? Les rencontres périodiques entre le président de France Télécom et le ministre, toujours précédées d'une réunion entre l'entreprise et la direction du Trésor au cours de laquelle étaient discutés en détail les différents points de l'ordre du jour de manière à permettre au Trésor de rédiger une note au ministre, pouvaient avoir trois objets.

Le premier était l'information sur l'évolution de l'entreprise et ses résultats. Des réunions avaient lieu, en général, deux fois par an, à l'occasion de la publication des résultats semestriels et des résultats annuels, en mars et en septembre.

Le deuxième concernait la présentation générale de la stratégie. Ce fut l'objet, par exemple, de l'entretien entre Michel Bon et Dominique Strauss-Kahn du 8 juillet 1999, d'ailleurs précédé d'une réunion entre moi-même et M. Jachiet au Trésor. C'est au cours de cette réunion que la stratégie du groupe, après la rupture avec Deutsche Telekom, a été présentée au ministre qui l'a approuvée.

Troisième et dernier objet : des présentations spécifiques au ministre pour une acquisition importante. Je pense en particulier à l'entretien du 8 juillet 1999 avec Dominique Strauss-Kahn concernant l'acquisition de NTL, à celui du 20 mars 2000 avec Christian Sautter pour l'entrée dans le capital de Mobilcom, précédé le 13 mars 2000 d'une réunion avec M. Jachiet consacrée à l'examen du détail de l'opération, et enfin à deux entretiens entre Michel Bon et Laurent Fabius, les 20 avril et 18 mai 2000 pour l'acquisition d'Orange. Le ministre de l'économie et des finances était donc saisi pour toutes les grandes acquisitions.

Le rôle du conseil d'administration ? Pour les sujets courants, il fonctionnait normalement. Un comité d'audit se réunissait à peu près cinq fois par an, et examinait notamment tous les problèmes comptables en présence des commissaires aux comptes, du représentant du Trésor et de deux administrateurs représentant l'Etat. Les décisions importantes, en revanche, étaient marquées par deux particularités, spécifiques aux entreprises publiques : d'une part - et c'est un point fondamental - l'existence d'un actionnaire majoritaire et d'une procédure préalable d'approbation entre la direction du Trésor et le ministre de l'économie, d'autre part, la présence de sept représentants du personnel, dont certains ne respectaient pas leur devoir de confidentialité, estimant, en tant qu'élus, devoir rendre des comptes à leurs électeurs, en donnant de véritables conférences de presse en sortie de conseil, et en remettant au personnel, sous forme de tracts, les comptes rendus de conseils d'administration. En conséquence, il était impossible, pour tous les sujets confidentiels, de réunir le conseil plusieurs jours à l'avance. Il était ainsi saisi la veille au soir, avant l'annonce de la décision. Mais surtout, le débat du conseil d'administration était biaisé dans la mesure où les administrateurs savaient que la décision avait déjà été prise par le ministre. Lorsque le représentant du Trésor votait en faveur d'une résolution, tous les administrateurs représentant l'Etat, c'est-à-dire la majorité du conseil, le suivait dans son vote. Il est en effet très difficile d'imaginer que le directeur du budget ou le président de Gaz de France ou de la Snecma s'oppose à une décision déjà approuvée. Cette présence d'un actionnaire majoritaire et les modalités de ses prises de décision donnaient donc un caractère artificiel aux discussions du conseil, les administrateurs sachant que « la messe était déjà dite ». Cela peut expliquer qu'à deux reprises, à propos de NTL et Mobilcom, Michel Bon n'ait pas jugé nécessaire de réunir le conseil puisqu'il avait obtenu l'accord du ministre, et disposait du pouvoir juridique d'engager la société. Dans ces conditions, le conseil d'administration devenait une formalité.

Cette situation n'est pas spécifique à France Télécom, n'est pas nouvelle, et concerne toutes les entreprises contrôlées par l'Etat. J'ai passé vingt-trois ans chez Pechiney, onze ans lorsque la société était privée et douze ans après sa nationalisation, période durant laquelle j'ai eu l'honneur de travailler sous l'autorité de George Besse et de Jean Gandois. Je peux témoigner que les choses se passaient exactement de la même manière. Les décisions importantes de George Besse se prenaient dans le bureau de Jacques Delors, ministre des finances à l'époque, et celles de M. Gandois dans le bureau d'Edouard Balladur ou de Pierre Bérégovoy, et les conseils d'administration se réunissaient au dernier moment. A l'opposé, lorsque Pechiney était une société privée, cotée en bourse, les conseils d'administration auxquels j'ai assisté donnaient lieu à de véritables délibérations, avec des discussions très animées entre des administrateurs indépendants de poids et d'expérience qui pouvaient aboutir à des décisions positives ou négatives. Le management pouvait donc être contesté.

Le mode de fonctionnement actuel, même s'il est parfaitement légal, n'est donc pas satisfaisant, car il aboutit à limiter le débat à une discussion bilatérale entre le président et le ministre de l'économie, au lieu d'une discussion multilatérale avec des personnalités d'expérience pouvant exprimer des avis divergents. J'ai un certain nombre d'idées pour améliorer cette situation, et je serai heureux de les partager avec la commission, si cette dernière le souhaite.

M. le Président : France Télécom a réalisé entre l'été 1999 et l'hiver 2001 des acquisitions pour plus de 60 milliards d'euros, dont in fine 85 % ont été payés en cash. Cette stratégie répondait-elle à des directives claires de votre actionnaire majoritaire - l'Etat ? A la pression des directions techniques de l'entreprise ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Il faut replacer France Télécom dans un contexte plus général, celui de la bulle Internet et UMTS. A cette époque, ne l'oubliez pas, tous les grands opérateurs historiques et des grands concurrents européens de l'entreprise - Deutsche Telekom, British Telecom, ou Telefonica - se sont lancés dans des acquisitions à l'étranger, afin de se constituer une position paneuropéenne. Pourquoi ? Pour créer des économies d'échelle dans une activité très capitalistique et trouver des relais de croissance pour pallier les pertes de marché liées à l'ouverture à la concurrence.

M. le Président : L'Etat donnait-il des directives claires ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : L'Etat avait tous les éléments en main pour prendre la décision. Nous lui avons présenté un plan de financement extrêmement précis et détaillé, qui couvrait la période 2000, 2001, 2002 et même 2003. Ce plan a également été décrit au conseil d'administration de France Télécom du 29 mai 2000, après avoir été préalablement soumis aux trois ministres successifs. Michel Bon avait clairement indiqué à ces derniers - j'assistais également à ces entretiens -, que pour mener à bien un tel développement, il faudrait, dans l'idéal, émettre du capital ou des fonds propres pour payer en titres, comme l'ont fait nos concurrents, Vodafone ou Deutsche Telekom, pour acheter respectivement Mannesmann et Voicestream. Mais comme il fallait pour cela réduire la participation de l'Etat à moins de 51 % du capital, la réponse des trois ministres a toujours été négative, pour des raisons non économiques, mais politiques.

M. le Président : Pour les acquisitions de NTL, de Mobilcom et d'Orange, pouviez-vous vous prévaloir du soutien systématique de l'Etat ? Vous avez répondu positivement, mais comment ce soutien vous était-il signifié ? Etait-il assorti de conditions ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Il y avait, comme je l'ai dit, des entrevues avec la direction du Trésor puis avec le ministre qui, dans certains cas, pouvait signifier sa décision par écrit. Dans le cas d'Orange, par exemple, M. Fabius a été amené à écrire à M. Chris Gent. Vodafone, en effet, avait souhaité disposer d'une lettre du ministre des finances confirmant qu'il autorisait France Télécom à financer l'opération dans les conditions prévues, soit pour 22 milliards d'euros en cash, et pour 18 milliards en titres France Télécom. Les modalités précises de l'opération ont d'ailleurs été consignées dans un très gros livre, remis au cabinet du ministre, au Trésor, puis approuvées par le ministre, et enfin validées par le conseil d'administration suivant le vote positif du chef du service des participations de l'Etat.

M. le Président : Le conseil d'administration de France Télécom n'a donc pas eu à délibérer d'acquisitions aussi décisives que NTL et Mobilcom.

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Mon interprétation est que Michel Bon estimait l'accord du ministre et du Trésor valant accord de l'actionnaire majoritaire, donc qu'il n'était pas indispensable de réunir les administrateurs. L'agrément de l'acquisition de Mobilcom et de NTL a en effet été obtenu au cours d'un entretien avec le ministre.

M. le Rapporteur : Je veux remercier M. Vinciguerra pour sa franchise qui nous interpelle, au moins sur deux points. Le premier est le fonctionnement des institutions d'une entreprise comme France Télécom ; le second, l'appréciation du risque.

S'agissant du premier sujet, je retiens que tout était joué avant les réunions du conseil d'administration. Quels enseignements en tirez-vous ? Concernant l'appréciation du risque, il est évident que si les institutions internes à France Télécom ont fonctionné dans les conditions décrites, l'appréciation du risque a été défaillante. Quels enseignements en tirez-vous et comment appréciez-vous, avec le recul du temps, les responsabilités qu'il faut bien dégager en la matière ?

M. le Président : Pouvez-vous nous décrire avec précision les informations financières que vous présentiez au conseil d'administration et à l'Etat ? Teniez-vous à disposition des actionnaires et des ministres un tableau précis des engagements et des risques que recelaient les acquisitions et leurs modalités de financement ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Vous me dites, M. le Rapporteur, que les choses étaient jouées d'avance. Mais encore une fois, une telle situation n'est pas spécifique à France Télécom, et toutes les entreprises publiques fonctionnent de la même manière depuis vingt ans. A partir du moment où l'Etat, représenté par le ministre de l'économie et des finances, est prédominant et qu'une majorité d'administrateurs représente l'Etat, je ne vois pas comment d'autres administrateurs pourraient s'opposer à leurs décisions. En outre, pendant ces trois années, toutes les décisions, notamment l'acquisition d'Orange pour 40 milliards de francs, ont été votées à l'unanimité, parfois à l'exception des représentants du personnel.

Quelles conclusions en tirer ? Pour être direct et franc, je crois que le « ni-ni » ne marche pas. Les entreprises cotées en bourse, ouvertes à la concurrence, mais contrôlées majoritairement par l'Etat, subissent des contradictions parfois insurmontables. Une première solution consisterait à privatiser rapidement des sociétés comme France Télécom, pourquoi pas en passant par une étape transitoire où l'Etat resterait majoritaire, comme en Allemagne ? Comment, en effet, fonctionne Deutsche Telekom ? Michel Bon a été administrateur de cette société pendant des années, jusqu'à mi 1999. L'Etat allemand était majoritaire, mais avait déclaré d'entrée, publiquement, qu'il se dégagerait progressivement de Deutsche Telekom et qu'il passerait en dessous de 51 % du capital. Il n'avait ainsi nommé au conseil d'administration que deux administrateurs sur quinze, et s'interdisait d'intervenir dans la stratégie du groupe. Tous les autres membres étaient des administrateurs indépendants, des personnalités de grande renommée, des dirigeants expérimentés, éclairés, indépendants et avisés.

M. le Président : La situation aurait-elle été différente si l'Etat n'était pas intervenu dans la stratégie de France Télécom ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Je ne crois pas, comme le montre bien l'exemple de Deutsche Telekom qui est à peu près dans la même situation que France Télécom. D'après moi, le problème résulte moins d'une défaillance de la gouvernance, que de l'illusion lyrique ayant saisi l'ensemble de l'industrie des télécommunications durant la bulle Internet et UMTS. Dans les faits, en effet, tous les opérateurs ont connu une très forte croissance de leur endettement et des pertes colossales - 25 milliards pour Deutsche Telekom, 60 milliards pour Vodafone, sans parler de British Telecom qui a explosé en vol. Nous avons ainsi connu une période exceptionnelle qui a duré un ou deux ans, cautionnée par les analystes financiers et les médias, avant que tous « ne jettent le bébé avec l'eau du bain » et que tout s'écroule.

M. le Président : Teniez-vous à disposition de l'Etat un tableau précis des engagements et des risques ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Oui. Nous communiquions avec la direction du Trésor par téléphone toutes les semaines, si ce n'est tous les jours, et mes collaborateurs, moi-même ou d'autres directeurs de branches rencontrions ses fonctionnaires tous les quinze jours. La masse de documents qui leur a été remise est absolument considérable : ils disposaient de tous les éléments.

M. le Président : Comment a été couvert le risque que France Télécom soit contraint d'acheter en cash pour plus de 35 milliards d'euros Orange ? Cette éventualité a-t-elle été clairement décrite aux actionnaires ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Elle a été clairement décrite dans un document très détaillé de 400 pages que je tiens à votre disposition. Préalablement à la négociation, en effet, nous avons remis le 10 mai à la direction du Trésor un document très épais, également communiqué à la commission des participations des transferts et au cabinet du ministre. Ce document est intéressant, parce qu'il décrit le plan de financement sur trois ans, en indiquant la manière dont France Télécom propose à son actionnaire principal et à son conseil de financer, en tenant compte de l'impossibilité de ramener la part de l'Etat du capital de France Télécom en dessous de 51 %, les acquisitions, notamment la plus importante, de très loin, Orange, qui a tant contribué à gonfler l'endettement.

L'idée était évidemment d'éviter de tout payer en cash.

M. le Président : A ce propos, pourquoi a-t-on payé en cash des participations minoritaires dans NTL et dans Mobilcom sans acquérir un réel pouvoir de contrôle sur les entreprises ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Mobilcom était un second choix pour France Télécom, la branche mobile ayant d'abord essayé d'acheter E +, le troisième opérateur mobile allemand, disposant d'une licence GSM, pour 15 milliards d'euros. Malheureusement, l'un des actionnaires a exercé son droit de préemption. En conséquence, la branche mobile a proposé au comité exécutif une seconde option, Mobilcom, opérateur alternatif. C'est d'ailleurs la banque Lazard qui a attiré notre attention sur l'intérêt de se porter acquéreur de cette société qu'au demeurant nous ne connaissions pas. La branche mobile de France Télécom a ainsi contacté M. Schmidt, le propriétaire de Mobilcom, avec l'objectif de mettre en place une plate-forme en Allemagne, à partir d'une base de 5 millions de clients, d'y installer l'UMTS, et de faire migrer cette clientèle vers la téléphonie de troisième génération. Le problème, c'est que M. Schmidt ne souhaitait pas se séparer de la majorité des parts. Or, on ne peut acheter une majorité que lorsque le vendeur le veut bien. Notre choix se limitait à ne rien faire en Allemagne ou à accepter d'acheter 28 % des parts, étant entendu que M. Schmidt consentait à ce que France Télécom soit majoritaire dans un délai de trois ou quatre ans.

M. le Président : Et le cash ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Le cash n'a pas été utilisé pour l'acquisition, et nous n'avons rien payé à M. Schmidt. Mais pour s'installer en Allemagne, nous devions acheter une licence mobile. Nous savions qu'elle avait coûté 6 milliards en Angleterre, et nous pensions qu'avec une population allemande de 80 millions d'habitants, elle coûterait un peu plus cher, aux alentours de 8 milliards de francs. Pour trouver cette somme, l'idée consistait à injecter 3,6 milliards de cash dans Mobilcom, sous forme d'une augmentation de capital réservée. Cette somme n'est donc pas allée dans la poche de M. Schmidt, mais dans la société afin de lui permettre de financer une partie de la licence et de s'endetter pour payer le reste.

M. François GOULARD : Certains prétendent qu'une partie des difficultés qu'a rencontrées France Télécom tient aux délégations très importantes accordées aux responsables de zones, chacun faisant de la surenchère et souhaitant faire aboutir le plus de dossiers possibles pour sa zone géographique. Vous avez rappelé que France Télécom n'est pas la seule entreprise à avoir connu des difficultés. C'est incontestable, mais il n'en demeure pas moins - et c'est un euphémisme - que l'entreprise ne s'est guère distinguée comme le meilleur acheteur, recourant notamment à de nombreux engagements vis-à-vis des minoritaires, des anciens actionnaires et à des conditions spéciales au-delà du simple prix payé pour les actions. Qu'en pensez-vous ?

Par ailleurs, certains prétendent que France Télécom ne disposait pas d'équipes très « musclées » en matière d'acquisitions d'entreprise, et que pour pallier cette lacune, les banques d'affaires ont joué un rôle extrêmement important sans être réellement balancées par une contre-expertise autonome. Quel est votre sentiment sur cette critique fréquente ? Est-il possible de connaître le montant - paraît-il colossal - des commissions dont les banques d'affaires, au demeurant, semble-t-il, assez peu nombreuses, ont bénéficié au cours de la période ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Ce sont moins les directeurs de zones que les directeurs de branches opérationnelles qui sont concernés, le système étant très décentralisé au profit de véritables « grands barons ». Lorsque le groupe s'est lancé massivement dans le mobile en Europe, avec l'acquisition d'Orange, la branche fixe a souhaité à son tour développer son activité à l'international, par l'intermédiaire de l'énorme projet en Pologne. La branche Internet, pour sa part, a voulu racheter Freeserve, en Grande-Bretagne, pour se constituer à son tour un empire paneuropéen, tandis que la branche entreprise portait son choix sur Equant.

Les différents directeurs de branches opérationnelles ont ainsi été victimes d'une sorte d'euphorie, chacun voulant se doter du prolongement international de son activité française. Pour ma part, je me suis efforcé d'y résister, dans la mesure de mes moyens, et j'ai souvent été amené à rappeler, y compris par écrit, que si la constitution d'un opérateur mobile en Europe, sous la marque Orange, avait un sens, je ne voyais en revanche pas pourquoi il fallait se développer dans le fixe en Europe, voire en Amérique latine. Ainsi, à titre d'exemple, j'ai mis un terme à un projet de 15 milliards d'euros au Brésil, la branche concernée ayant commencé à se positionner pour prendre des enchères. Je l'avais d'ailleurs appris « par la bande » et avais immédiatement rédigé une note incendiaire indiquant qu'il était absolument déraisonnable, après avoir acheté Orange et dépensé 60 milliards d'euros pour les acquisitions, d'investir 15 milliards d'euros supplémentaires au Brésil. Reste que certains membres du comité exécutif étudiaient cette éventualité.

Certains directeurs de branches opérationnelles ont ainsi voulu se constituer des positions extrêmement fortes. Ce phénomène a d'ailleurs joué en sens inverse pour les cessions d'actifs. Par exemple, nous aurions pu vendre, dès 2001 à Enel, notre participation minoritaire dans Wind pour environ 5 milliards d'euros, mais certains responsables, partisans d'une présence fixe et mobile en Italie, s'y sont opposés. Aujourd'hui, la vente de cette participation rapporterait au maximum 1,5 milliard d'euros.

Ce phénomène psychologique, lié à l'extrême décentralisation du système de décision était très nouveau pour moi. Chez Péchiney, Jean Gandois avait, à l'inverse, organisé une centralisation extrêmement forte au sommet de laquelle la direction financière avait beaucoup plus de pouvoir que chez France Télécom, et notamment le pouvoir de dire non.

Disposions-nous, par ailleurs, d'une bonne direction des fusions-acquisitions ? Oui, incontestablement. Nous avions notamment recruté un garçon qui avait travaillé pendant quinze ans dans une banque d'affaires, et qui s'était entouré d'une équipe d'une quinzaine de personnes. Nous bénéficiions ainsi d'une équipe forte, et, je ne suis pas, pour ma part, considéré comme un homme inexpérimenté, après une longue carrière dans la finance. Nous n'étions donc pas dans la main des banques d'affaires. Au demeurant, elles n'étaient pas en si petit nombre que vous pouvez le penser, puisque plus de dix-huit - françaises, américaines, anglaises, etc. - sont intervenues, certes certaines plus que d'autres. Que s'est-il donc passé ? Les montages financiers en question n'ont pas été inventés par des banques d'affaires ou par un directeur financier trop imaginatif, mais imposés par les vendeurs. Je citerai deux exemples. Le premier est l'achat d'Orange à Vodafone. Du fait de notre fameuse contrainte de fonds propres, nous avons rencontré le président de Vodafone, Chris Gent, pour lui exposer notre intérêt à acquérir Orange. Nous savions que si les transactions n'aboutissaient pas au mois de mai 2000, DOCOMO, le très puissant groupe japonais qui s'était allié à KPN, se préparait à l'acheter. La branche mobile de France Télécom ayant jugé l'opération indispensable, nous avons proposé à Vodafone une offre préventive, acceptée par Chris Gent, qui, à cette occasion, nous a imposé son prix, environ 40 milliards d'euros. Nous avons bien entendu négocié ce montant, qui correspondait cependant aux valeurs de marché du moment et n'avait rien d'excessif par rapport aux cours de bourses de toutes les sociétés de l'époque et au prix que Vodafone avait payé pour acheter Mannesmann. C'était d'ailleurs moins cher, Vodafone ayant payé Orange 10 000 euros par abonné, alors que nous l'avons acheté pour 7 000 euros par abonné. Selon le consensus d'alors, notre acquisition n'était en rien déraisonnable. Les trois banques d'affaires qui nous conseillaient ont fait leurs calculs que nous avons vérifiés. Ne pouvant pas payer en cash, nous avons décidé d'émettre pour 18 milliards d'euros d'actions France Télécom à l'intention de Vodafone. M. Gent a accepté notre offre, à condition de ne pas être contraint de garder ces actions indéfiniment. Il acceptait d'être actionnaire à plus de 10 % de France Télécom, mais ne souhaitait pas garder ce statut plus de deux ans. Il nous demandait par conséquent de nous engager à les racheter dans l'éventualité où il lui serait impossible à l'avenir de les vendre sur le marché. Nous avons bien essayé de résister à ces conditions, mais c'était à prendre ou à laisser. Et dans un style tout britannique, il nous a indiqué que, sans notre accord sur les termes de l'achat, il vendrait son entreprise à DOCOMO. Nous avons bien entendu discuté avec notre actionnaire et la direction du Trésor nous a dit d'y aller. Pourquoi ? Parce que nous avons estimé que le risque était limité, dans la mesure où notre cours de bourse s'établissait durant les six mois précédant l'opération entre 140 et 180 euros. S'engager à racheter les titres à 100 euros paraissait raisonnable. Au demeurant, cette acquisition et les termes de son financement ont été présentés au conseil d'administration de France Télécom, qui les a approuvés, suivant en cela le ministre. Il ne s'agit dès lors pas d'un montage spécifique, les conditions de Chris Gent étant à prendre ou à laisser.

S'agissant d'Equant, nous étions contraints de payer une somme supplémentaire en juin 2004 au minoritaire. Pourquoi ce montage ? Là encore, il n'a pas été imaginé par le directeur financier ou par les banques. En droit néerlandais, dont relève Equant, il est possible de prendre le contrôle d'une société cotée sans présenter une offre à l'ensemble des minoritaires, tandis que, partout ailleurs, il faut acheter 100 % du capital. Nous avons donc saisi cette opportunité. Mais le conseil d'administration d'Equant conditionnait l'approbation de notre prise de contrôle à un geste en direction des minoritaires, qu'il estimait spoliés par la fusion entre Equant et GlobalOne, cette dernière perdant alors 600 milliards d'euros par an. Là encore, c'était à prendre ou à laisser.

M. le Président : Et les commissions versées aux banques ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : De mémoire, les sommes représentaient entre 0,4 % et 0,5 % des montants des acquisitions.

M. Claude BARTOLONE : M. Vinciguerra, j'ai perçu trois tonalités différentes dans vos propos. Dans votre intervention liminaire, tout d'abord, vous avez indiqué que les décisions étaient prises en relation directe avec les ministres. Vous avez ensuite comparé le fonctionnement d'un conseil d'administration d'une entreprise privée à celui d'une entreprise publique, à partir de votre double expérience. Enfin, vous nous avez invités à ne pas oublier la bulle Internet et UMTS, et ses conséquences pour l'ensemble des opérateurs de télécommunications.

Je souhaiterais revenir sur quelques éléments. La première étape de l'internationalisation de France Télécom, l'alliance avec Deutsche Telekom, résultait-elle d'une réflexion préalable entre les différentes directions et le conseil d'administration de France Télécom ? Ensuite, après l'interruption de cette coopération, une entreprise privée, d'après vous, aurait-elle eu une autre appréciation sur la nécessité de bâtir des alliances internationales ? Que serait devenue France Télécom si la direction de l'époque n'avait pas souhaité se lancer dans des opérations internationales ? Quel aurait été le périmètre de l'entreprise après une telle décision ?

L'achat de NTL et de Mobilcom a-il fait l'objet de la part de la direction de France Télécom d'une demande d'autorisation précise et écrite au gouvernement ?

Vous avez évoqué à plusieurs reprises la nécessité politique qui s'opposait à ce que la part de l'Etat dans le capital de France Télécom descende en dessous d'un certain niveau. Vous nous avez expliqué que, pour l'acquisition d'Orange, Vodafone ne voulait pas être payé en papier, sauf à assortir les actions de garanties de rachat. Dans une telle situation, l'ouverture du capital de France Télécom aurait-elle permis de faire face dans d'autres conditions à la demande du vendeur ? En clair, compte tenu des exigences de Vodafone, France Télécom aurait-elle pu acquérir Orange selon d'autres conditions financières ?

Enfin, quels sont les chiffres d'affaires réalisés par les entreprises acquises par France Télécom à l'étranger ? Je pense notamment à Wanadoo, à Orange et à Equant. Ces acquisitions continuent-elles à « plomber » l'entreprise ou permettent-elles, à l'inverse, de renforcer sa présence à l'étranger ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Je ne travaillais pas encore pour France Télécom lorsque l'alliance avec Deutsche Telekom a été conclue. L'idée en revenait d'ailleurs non pas à Michel Bon, mais à son prédécesseur Marcel Roulet et elle s'inscrivait dans la « grande » politique de rapprochement franco-allemand. Lorsque j'ai pris mes fonctions, en septembre 1998, je me suis rendu compte que cette alliance portait peu de fruits et ne se traduisait que par des réunions mensuelles des comités exécutifs des deux sociétés, à Bonn ou à Paris, pour débattre de projets communs, avec pour objectif de se développer en partenariat à l'international. Chaque opportunité d'acquisition à l'international était donc discutée en commun. Mais dès 1999, l'alliance est devenue une source de conflit, M. Ron Summer n'étant manifestement pas intéressé par du « 50-50 ». Cela dit, nous n'envisagions pas qu'il nous trahisse si brutalement, par la tentative d'alliance avec Telecom Italia en avril 1999, que nous avons apprise par les journaux, alors qu'il était tenu, d'un point de vue juridique, de nous en parler préalablement. Si cette alliance avait perduré, elle aurait pu aboutir à terme à une fusion des deux groupes et aurait créé un géant considérable. Mais il y a eu rupture du seul fait de la partie allemande.

Dans ces conditions, France Télécom était confrontée à un dilemme stratégique. La société, je vous le rappelle, venait de la téléphonie fixe et souffrait de sureffectifs considérables. Pourquoi ? Tout simplement pour des raisons d'évolutions technologiques. Il faut en effet se rappeler que le passage des commutateurs électromécaniques aux commutateurs électroniques a rendu obsolète le travail de dizaine de milliers de personnes. Les anciens commutateurs étaient d'immenses machines composées de roulements à billes dans lesquels les agents mettaient de l'huile. Au total, près de 50 000 personnes ont donc dû être reconverties. France Télécom avait le choix, et, en effet, elle aurait pu ne rien faire. Quelles en auraient été les conséquences ? Elle serait aujourd'hui une entreprise centrée sur le fixe, en déclin, avec un chiffre d'affaires en décroissance de 5 à 10 % par an, et sans capacité de réagir face à ses grands concurrents européens qui, un jour ou l'autre, finiront par racheter Cégétel ou Bouygues. En bref, France Télécom serait une société sans avenir et avec d'énormes sureffectifs. N'oubliez pas qu'à l'époque, l'entreprise employait 140 000  fonctionnaires qui, bien évidemment, ne peuvent faire l'objet de plans sociaux. Notez bien que, dans les autres pays européens, Deutsche Telekom, British Télécom, KPN ou Telefonica, en même temps qu'ils étaient introduits en bourse et que leurs activités étaient ouvertes à la concurrence, ont pu ajuster leur masse salariale et ne se sont d'ailleurs pas privés de le faire. France Télécom, en revanche, ne le pouvait pas et était confrontée dès lors à une équation extraordinairement difficile. Elle l'a résolue en trouvant des relais de croissance dans les nouvelles technologies des télécommunications - le mobile, l'Internet et les transmissions de données - et en créant un ensemble paneuropéen. Cette démarche a en outre permis de reconvertir plus de 50 000 fonctionnaires en cinq ans, performance exceptionnelle. Tous ces fonctionnaires, provenant essentiellement de la branche réseau, qui allaient sur les poteaux ou qui mettaient de l'huile dans les roulements à bille des commutateurs, sont devenus des hommes de marketing et des responsables clientèle. L'effort de formation, vous l'imaginez bien, a été gigantesque. Au total, 8 000 à 10 000 personnes par an ont changé de métier. J'y ai d'ailleurs directement participé, étant lors de mes deux premières années chez France Télécom, également responsable des ressources humaines.

Certes, sans l'expansion internationale, France Télécom n'aurait pas de dettes, ou très peu, mais elle serait une société sans avenir, avec un problème de sureffectif monstrueux.

Il convient de rappeler, en outre, que nous avions l'occasion de créer un champion français dans les nouvelles technologies. Et pour ma part, je suis convaincu que cette opportunité a été saisie et que France Télécom sera l'un des trois groupes survivants des télécommunications en Europe, avec Vodafone et Deutsche Telekom, les opérateurs alternatifs ayant vocation à être absorbés.

La voie de la croissance s'imposait pour ouvrir des perspectives à l'emploi, mais également pour trouver des relais de profitabilité. Lorsque vous disposez de 100 % de parts de marché, vous savez par définition qu'en ouvrant votre monopole à la concurrence, la réduction de vos marges est inexorable. Ainsi France Télécom a-t-elle perdu 40 % de parts de marché sur les communications longue distance et 15 % sur les communications locales. La conciliation d'une masse salariale figée et non flexible et d'une ouverture à la concurrence massive est impossible sans le bénéfice, à travers de nouveaux métiers ou de nouveaux marchés, des relais de croissance. Cette stratégie a été proposée, discutée et approuvée, de manière extrêmement consciente, avec les ministres successifs. Je me souviens d'ailleurs de l'entretien de juillet 1999 avec Dominique Strauss-Kahn, son cabinet et la direction du Trésor, au cours duquel nous lui avons exposé en détail cette équation. Et la conclusion s'imposait : oui, il faut y aller ! Bien évidemment, nous nous demandions comment faire sans capital. Il se trouvait cependant que nous bénéficiions de deux possibilités pour pallier l'insuffisance de fonds propres. D'abord, nous disposions d'actifs non stratégiques considérables hérités du passé, représentant potentiellement 23 milliards d'euros : les participations dans Sprint, dans STMicroElectronics, dans Deutsche Telekom, dans Telmex au Mexique, et toutes sortes de participations minoritaires qui ne s'intégraient pas dans une stratégie cohérente. Ensuite, selon le plan présenté au ministre et au conseil d'administration en mai 2000, nous avions prévu de mettre en bourse nos activités Internet et mobile, dont nous espérions tirer à peu près 14 milliards d'euros (pour Orange), et 3 milliards (pour Wanadoo), soit 17 milliards d'euros qui, ajoutés aux 23 milliards d'euros, nous permettaient de nous appuyer sur 40 milliards d'euros. Nous disposions donc d'un plan orthodoxe, et nous ne sommes pas avancés en achetant à l'aveugle. D'ailleurs, tous les analystes, les marchés, ont applaudi lorsque nous avons annoncé la gigantesque opération que représentait l'achat d'Orange. Le cours de bourse de France Télécom, à 140 euros le jour de l'annonce de l'acquisition, est monté dans les trois semaines à 180 euros, regagnant ainsi pratiquement 40 milliards d'euros, soit le prix de l'acquisition. Ce contexte porteur ne doit pas être oublié. Et, en tout état de cause, nous avions essayé de bâtir un plan de financement orthodoxe assis sur des ressources. Et sans les 23 milliards d'euros d'actifs stratégiques ou sans l'autorisation du gouvernement à mettre en bourse nos filiales Internet et mobile, nous aurions renoncé. Nous nous sommes engagés, en prenant certains risques, grâce à ces réserves. Le grand malheur, c'est que les cours se sont ensuite écroulés à une vitesse terrible, dans des proportions dignes de la crise de 1929. France Télécom, à l'image de tous les autres opérateurs de télécommunications, a vu ses cours de bourse multipliés par huit en trente mois, entre l'automne 1997 et mars 2000, et divisés ensuite par dix en dix-huit mois. Dans les annales boursières, le phénomène est exceptionnel et a pris à contre-pied les opérateurs, qui tous devaient se refinancer. Deutsche Telekom souhaitait, lui aussi, mettre en bourse sa filiale mobile, mais n'a pas pu le faire. France Télécom tablait, lors de la mise en bourse d'Orange, sur un gain de 14 milliards d'euros. L'effondrement de la bourse l'a réduit à 6 milliards d'euros...

J'en viens à Vodafone. J'ai déjà rappelé que Chris Gent voulait du cash et ne consentait à recevoir du papier qu'à titre temporaire. En revanche, si, dès 1999, au moment où France Télécom a exposé au gouvernement sa volonté d'entrer dans le jeu de la consolidation européenne et de devenir un groupe paneuropéen, le droit de descendre en dessous du seuil des 51 % lui avait été accordé, ses modalités d'action auraient été complètement différentes. Je ne prendrai qu'un exemple. En attaquant Mannesmann, par une OPA hostile, au grand dam des Allemands, Vodafone pouvait constituer un ensemble formidable, Mannesmann étant très puissant en Allemagne, en Italie et en Angleterre. Si France Télécom, quant à elle, avait pu laisser la part de l'Etat dans le capital passer en dessous de 51 %, elle aurait pu devenir le « chevalier blanc » de Mannesmann, lui venir au secours, par échange d'actions, et, sans aucun cash, obtenir peut-être l'accord des Allemands pour contrer par une OPA amicale l'offre britannique. France Télécom serait alors aujourd'hui le leader incontesté des télécommunications en Europe et Vodafone ne serait pas grand-chose. Mais bien évidemment, il fallait que l'Etat accepte que sa part dans le capital diminue de 60 à 25 %. Le dossier a été étudié de très près, avec les banques d'affaires, et nous avons rencontré, Michel Bon et moi-même, le président de Mannesmann, Klauss Esser. Malheureusement, il était clair que l'éventualité d'une baisse de la participation de l'Etat était impossible. Non pas que les ministres des finances successifs y soient hostiles dans leur âme et conscience. Tout au contraire, tel que je l'ai perçu, ils étaient ouverts à l'idée et pensaient qu'un jour, inéluctablement, il faudrait passer en dessous de 51 % pour donner à France Télécom une liberté d'action en Europe. Mais le timing n'était pas celui-là, dans la mesure où, à Matignon, où se prenait la décision, il n'était pas question de faire cette entorse au contrat de la majorité plurielle. Je répète que les trois ministres des finances successifs comprenaient très bien ce problème mais pensaient pouvoir le remettre à plus tard. Malheureusement, les trains ne repassent pas, et lorsque Mannesmann a été racheté par Vodafone, c'était fini.

Dernière question : les acquisitions renforcent-elles la rentabilité de France Télécom ? Oui ! Si l'on se réfère aux résultats publiés le 5 mars dernier, le résultat brut d'exploitation, c'est-à-dire le cash généré par l'entreprise, le chiffre d'affaires moins les coûts, s'élève à 15 milliards d'euros, en croissance de plus de 20 %, Orange « se taillant la part du Lion », son résultat brut d'exploitation, qui s'élève à 5,1 milliards d'euros, progressant de plus de 50 %. Il y a quelques années encore, la marge du mobile était nulle. Nous avons donc mis en place, grâce à l'acquisition d'Orange, une ligne de produits qui sera très prochainement la principale du groupe, car parallèlement, les résultats d'exploitation du fixe baissent chaque année de manière inéluctable. En résumé, Orange contribue pour 5 milliards d'euros au résultat brut d'exploitation du groupe, ce chiffre étant appelé à progresser encore, Equant pour 180 millions d'euros et Wanadoo pour 60 milliards d'euros.

M. Philippe AUBERGER : Je souhaite revenir aux problèmes de la gouvernance en vous posant plusieurs questions. Si j'ai bien compris, l'évaluation des acquisitions était le fait des banques conseils, elles-mêmes rémunérées en fonction précisément du montant qu'elles estimaient. Y avait-il des contre-expertises ou d'autres modalités d'évaluation utilisées ? En clair, l'évaluation était-elle contradictoire ou non ? Par ailleurs, vous avez fait état des nombreux documents que vous communiquiez aux fonctionnaires du Trésor. Ces derniers avaient-ils le temps de les « digérer » avant la réunion du conseil d'administration ou la décision du ministre ? Aviez-vous le sentiment qu'il y avait au Trésor des experts, susceptibles de consacrer suffisamment de temps à leur analyse, et par-là même d'exercer un véritable contrepouvoir ?

S'agissant de l'UMTS, nous avons vu M. Messier bloquer les paiements de la licence, jugeant qu'il avait fait une mauvaise affaire, et M. Bouygues se répandre dans tous les journaux pour affirmer que cette technologie était beaucoup trop chère. En revanche, je n'ai souvenir d'aucune voix discordante provenant de France Télécom. Le prix de l'UMTS avait-il fait l'objet d'une délibération au sein du comité exécutif ?

M. le Président : S'agissant du contrôle financier exercé par la maison mère et les filiales, les décisions de ces dernières étaient-elles systématiquement soumises à votre approbation ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Oui, M. le président. La procédure d'investissement que j'ai décrite s'appliquait à l'ensemble du groupe. Il n'y avait aucune différence selon qu'une branche était à l'intérieur de la maison mère ou en filiale. Tout remontait. Les procédures étaient uniformes, bien que je reconnaisse que ce n'était pas le cas lors de mon arrivée à France Télécom en 1998, époque durant laquelle existait une différence assez importante entre la maison mère et les filiales, qui bénéficiaient d'une tradition d'autonomie et considéraient toujours avec un peu d'étonnement nos demandes de renseignements. J'ai donc veillé, à partir de 1998, à ce que les procédures soient unifiées et standardisées, et que tout le monde passe par le comité d'investissement, filiale ou non.

M. Auberger a parlé de l'évaluation. J'ai dû mal me faire comprendre, car les banques d'affaires ne procédaient pas aux évaluations qui, comme je l'ai rappelé dans mon exposé liminaire, se faisaient d'abord au comité d'investissement où les branches opérationnelles présentaient leurs hypothèses économiques et nous indiquaient la valeur des entreprises sur la base des projections de cash flow actualisées. La valorisation dépend là étroitement, on le voit bien, des hypothèses du modèle, et l'on peut dire qu'une chose est très chère ou ne l'est pas selon que l'on estime pouvoir disposer de 15, 30, 50 ou 0 % de parts de marché. S'agissant de Mobilcom, par exemple, la branche mobile a considéré pouvoir obtenir entre 15 et 20 % du marché allemand, pourcentage qu'elle a revu à 5 % au plus deux ans après. C'est vous dire que les opérationnels sont parfois changeants dans leurs estimations, imitant en cela la marche naturelle des affaires. Ainsi, l'évaluation de base était du ressort des branches opérationnelles lors du comité d'investissement. A partir de leurs hypothèses, que je ne pouvais contester, nous essayions avec une équipe dédiée de comparer les prix d'acquisition aux valeurs des sociétés équivalentes. Vodafone, par exemple, avait acheté Mannesmann 10 000 euros par abonné. Nous procédions à une analyse critique des propositions des branches opérationnelles, s'adjoignant également le conseil des banques d'affaires. Je pense donc qu'il existait un contre-pouvoir et que les banques d'affaires ne régnaient pas en maître chez France Télécom.

Les documents adressés aux fonctionnaires du Trésor étaient transmis à leurs demandes, d'ailleurs fréquentes et très nombreuses. L'administration était bien équipée, à telle enseigne qu'un bureau était dédié à France Télécom ainsi qu'à une autre entreprise publique, - et qu'au moins deux fonctionnaires travaillaient à plein temps sur notre groupe. Mais, encore une fois, un énarque, si brillant soit-il, n'est pas forcément un expert en télécommunications. C'est un fait. Moi-même, je ne prétends pas en être un, après avoir passé quatre ans dans l'entreprise. En conséquence, le Trésor, dans certains cas, s'adjoignait l'expertise de conseillers. Cela étant, on ne peut pas dire que le Trésor était omniscient en matière de technologie.

M. le Président : Pensez-vous que l'Etat prenait le temps d'analyser les dossiers ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Oui, bien sûr !

M. Philippe AUBERGER : Ce n'est pas ce qu'on lisait dans la presse, notamment s'agissant de l'acquisition de Mobilcom, dont l'agrément aurait été signifié par le ministre « entre deux portes ».

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Quand les affaires tournent mal, il y a toujours des gens qui indiquent qu'ils n'étaient au courant de rien, qu'ils ne savaient pas, qu'ils avaient la grippe tel ou tel jour, etc., et qui s'assurent que la presse en fasse état. On essaie toujours de trouver des boucs émissaires. Mais j'ai avec moi une documentation très fournie, et s'agissant de Mobilcom, je peux témoigner d'avoir rencontré pendant trois heures M. Jachiet, le 13 mars 2000, soit sept jours avant la rencontre entre M. Sautter et M. Bon. Une série de documents avait ainsi été échangée, y compris par fax, dont j'ai gardé les copies. Ces documents sont extrêmement détaillés, comportant les accords et les projets d'accords juridiques et financiers. Toutes ces informations ont été remises au Trésor qui a disposé, entre le 13 mars et le 20 mars, d'une semaine pour étudier le dossier. Et travaillant bien, comme à leur habitude, ces fonctionnaires ont rédigé, à l'attention du ministre, une note extrêmement abondante, d'une dizaine de pages, que M. Sautter avait sous les yeux lorsqu'il nous a reçus.

M. Auberger m'a également interrogé sur l'UMTS. Tout le monde, je vous le rappelle, a souhaité acheter des licences et ce, à un prix élevé. M. Bouygues, pour sa part, était dans une situation un peu particulière : il n'en avait pas les moyens. Il était peut-être génial, et je lui en rends grâce, imitant en cela un certain nombre de commentateurs d'une irréprochable objectivité, notamment sur TF1. (Sourires) Mais la vérité, c'est que si M. Bouygues avait dû payer 5 milliards d'euros une licence UMTS - c'était le prix à l'époque -, il perdait le contrôle de son groupe. Il n'avait donc pas le choix, sous peine de voir disparaître son entreprise. Tout cela était peut-être habillé habilement par des « intuitions géniales », peut-être même M. Bouygues avait-il raison contre tout le monde ? Reste que le reste du monde a cru à l'UMTS, en Chine, au Japon, en Amérique ou ailleurs.

M. le Président : Et M. Messier ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Il y a cru au début, puis lorsqu'il a vu que M. Bouygues commençait à dire non, il a pris le train en marche, sachant qu'il était politiquement inenvisageable que seuls deux opérateurs se partagent le marché UMTS en France. Je vous renvoie d'ailleurs à la virulente correspondance qu'ont échangée ces deux dirigeants, M. Messier s'attribuant la paternité des décisions, et M. Bouygues lui conseillant, en réponse, d'aller consulter un psychiatre. (Rires)

Pourquoi, dès lors, France Télécom ne s'est-elle pas manifestée ? C'est toute l'ambiguïté d'une entreprise publique. Comment un président d'une entreprise de cette nature pourrait-il se battre ?

M. Philippe AUBERGER : Nous sommes au cœur de la gouvernance.

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : En effet, mais tout est affaire de tempérament. M. Bon n'est pas, comme M. Messier, homme à recourir à des déclarations tapageuses dans la presse, surtout pour s'incliner par la suite un peu piteusement. En revanche, j'ai été témoin de la manière dont il a donné des instructions à mon collègue qui s'occupait du dossier en relation avec l'ART pour faire pression. Nous avons même proposé des solutions alternatives au gouvernement. Mais nous l'avons fait discrètement, sans nous répandre dans les journaux. Et nous avons agi avec beaucoup de force, dans l'intérêt de tous nos actionnaires, y compris les minoritaires.

M. le Président : Considérez-vous que France Télécom a été affaiblie par l'impossibilité légale de financer des acquisitions par échange d'actions, à la différence des autres opérateurs européens ? Dans le cas de NTL, de Mobilcom et d'Orange, les vendeurs auraient-ils, selon vous, accepté d'être rémunérés en actions et non en cash ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Non. Certes, en Allemagne, nous aurions pu, comme Telefonica, payer une licence UMTS 8,4 milliards d'euros en cash, en partant de zéro. La branche mobile de France Télécom a, pour sa part, estimé que, plutôt que de partir de rien, il était plus opportun d'entrer dans un opérateur existant, disposant d'une base de clients et de personnels, ce qui était le cas de Mobilcom, en dépensant 3,4 milliards pour acquérir une participation dans la société, étant entendu que cet argent ne ferait que « transiter » par Mobilcom pour abonder les caisses de l'Etat allemand afin de financer une partie de la licence. C'était faire d'une pierre deux coups.

Pour NTL, il fallait payer le capital en cash.

Encore une fois, si France Télécom a souffert d'un problème d'endettement, c'est avant tout pour les grandes acquisitions. Si je pense, a posteriori, que NTL et Mobilcom ont été des erreurs à la fois du point de vue de la stratégie et de celui du management, nos branches opérationnelles s'étant révélées incapables de contrôler ces sociétés, pour autant j'estime que les principales causes de l'endettement résident dans les très grandes acquisitions. Or, celles-ci, et notamment Orange, auraient pu être menées différemment. Si nous avions su pouvoir faire glisser la part de l'Etat en dessous de 51 % du capital, au lieu de devoir passer sous les fourches caudines de M. Chris Gent, nous aurions attendu la mise en bourse d'Orange à laquelle Vodafone était contrainte de procéder pour se conformer aux règles européennes de la concurrence. Nous savions, et les personnels d'Orange nous l'ont confirmé, que KPN et DOCOMO envisageaient de fusionner avec Orange en lançant une offre publique en cash et en papier sur Orange dès ses premières cotations. Si nous avions su pouvoir passer en dessous de la barre des 51 %, nous aurions attendu la mise en bourse et nous aurions alors présenté notre offre publique. Mais, dans le contexte politique de l'époque, nous savions que si nous ne faisions pas d'offre préemptive en mai, Orange était perdu pour toujours.

M. le Rapporteur : Je veux revenir sur le processus de prise de décision interne à l'entreprise. Vous nous avez décrit très clairement la manière dont les prises de participation ont été conduites pendant la période favorable. En examinant le détail et le calendrier de ces acquisitions, il est frappant de constater qu'elles ont été nombreuses - onze en moins de dix-huit mois - et à un rythme très soutenu, même en fin de période, avec notamment trois acquisitions en octobre, novembre et décembre 2000. Après cette date, le processus de multiplication des prises de participation s'interrompt. Comment les choses se sont alors concrètement passées ? Qui a tiré la sonnette d'alarme ? Les organes internes à l'entreprise ? La direction du Trésor ? Les commissaires aux comptes ? Le marché, par l'évolution de la bourse ? Vos concurrents internationaux, par le comportement qu'ils adoptaient ? Y a-t-il eu un événement précis qui a induit cette inflexion de votre stratégie antérieure ?

M. Jean-Louis VINCIGUERRA : Notre politique, comme je l'ai dit, était portée par les branches opérationnelles, et chacune voulait avoir son prolongement international. Les négociations étaient longues, et certaines d'entre elles, qui ont abouti en novembre 2000, avaient commencé dès début 2000, voire en 1999. Sur Equant, par exemple, elles ont duré plus d'un an. Il est exact qu'à partir du deuxième semestre 2000, nous avons constaté que la baisse des cours de bourse devenait inquiétante. Nous avions pu refinancer une partie de nos acquisitions en cédant Telmex et Deutsche Telekom, encaissant 6 milliards d'euros en juin 2000, mais si la bourse continuait à descendre, notre programme de cession d'actifs non stratégiques risquait d'être fortement obéré. Par ailleurs, des doutes apparaissaient concernant l'UMTS. Je voudrais rappeler à cette occasion la responsabilité gigantesque des fournisseurs d'équipement Nokia et Ericsson dans cette affaire. Ils ont fait rêver toute l'Europe et l'ensemble des analystes financiers, en promettant que la technologie sur l'UMTS serait prête fin 2001, incitant en outre la Commission européenne à imposer aux Etats d'accorder les licences avant cette date. Et vous savez que les Etats européens, au premier rang desquels l'Allemagne et le Royaume-Uni, ont prélevé plus de 120 milliards d'euros sur notre industrie, et, en clair, sur une technologie qui n'était pas au point. Les promesses de Nokia ou d'Ericsson ? Dès fin 2000, elles étaient reportées à 2002, 2003, 2004, voire 2005 ! Si des doutes sur les délais sont rapidement apparus, entre temps, les licences avaient été payées et ce, très cher. Parallèlement, l'effondrement des cours compromettait nos refinancements en bourse. La mise sur le marché d'Orange s'est certes déroulée en janvier 2001, mais au forceps, ne rapportant que 6 milliards d'euros contre 14 milliards d'euros prévus. Tout cela nous inquiétait, moi en particulier. C'est pourquoi j'ai rédigé au mois d'octobre 2000, à l'attention de mes collègues du comité exécutif une note décrivant précisément les risques. J'y rappelais que notre plan de financement était orthodoxe, mais que, du fait de la volatilité des marchés, du report du lancement de l'UMTS, et du risque que représentait déjà Mobilcom, il était prudent d'arrêter les frais. J'ai d'ailleurs réalisé cette note à l'occasion de la folie brésilienne dont j'ai déjà fait état. Et j'y indiquais que, s'il m'apparaissait qu'Orange, bien que payée très cher, constituait une très belle acquisition, il était nécessaire d'interrompre les achats. Le bateau a continué à couler et nous aurions peut-être pu nous passer, c'est vrai, de la Pologne, d'Equant et de Freeserve. Mais le comité exécutif est un organe collégial, et quand bien même avais-je de fortes réserves, dès la décision prise par le président, j'exécutais en bon soldat. Il faut cependant reconnaître que l'inquiétude est venue de l'entreprise, et que le Trésor est probablement devenu plus nerveux, à son tour, à partir de 2001.

Audition conjointe de MM. Jean SIMONIN, Marcel ROULET
et François GRAPPOTTE
membres du conseil d'administration de France Télécom

(Extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

MM. Jean Simonin, Marcel Roulet et François Grappotte sont introduits.

M. le Président : Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en accueillant, dans le cadre d'une audition conjointe, MM. François Grappotte, Marcel Roulet et Jean Simonin, membres, anciens et nouveau, du conseil d'administration de France Télécom. En effet, M. Grappotte en a été membre de 1995 à septembre 2002, date à laquelle il a démissionné. M. Roulet, qui nous est également connu pour avoir été directeur général des postes, directeur général des télécommunications puis Président de France Télécom jusqu'en août 1995, vient d'y être nommé. Quant à M. Simonin, il y représente les actionnaires salariés, depuis 1998.

Messieurs, je voudrais avant tout vous souhaiter la bienvenue.

Vos expériences sont riches et diverses et devraient nous permettre de mieux comprendre le rôle, le fonctionnement du conseil d'administration, ses éventuels dysfonctionnements et de connaître les améliorations qui pourraient être envisagées.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Jean Simonin, Marcel Roulet et François Grappotte prêtent serment.

M. Roulet, vous avez été nommément cité par M. Elie Cohen, qui est d'ailleurs la première personne que nous ayons reçue dans le cadre de nos auditions et qui a été membre du conseil d'administration de France Télécom. Il vous a décrit comme un Président qui avait réussi à créer « un climat particulier, fondé sur la confiance mutuelle », avec la mise en place de commissions spécialisées au sein du conseil d'administration, lesquelles avaient un large pouvoir d'investigation.

Pouvez-vous décrire le système que vous aviez mis en place et nous dire, plus largement, ce que vous estimez devoir être le rôle du conseil d'administration ?

M. Marcel ROULET : Lors de la création de France Télécom, avec un statut qui est en fait un EPIC sui generis, j'ai souhaité faire jouer au conseil d'administration tout le rôle prévu par la loi et j'ai mesuré qu'un certain nombre de dossiers examinés en conseil d'administration nécessitaient, à l'évidence, au préalable, un examen approfondi. A l'époque, le rapport Vienot n'était pas encore paru, mais l'idée d'un travail en commissions - il ne s'agissait pas encore de comités - m'était apparue comme étant de nature à enrichir les travaux du conseil et l'examen des décisions qui lui étaient soumises.

Il y avait donc deux commissions, une commission d'exploitation et une commission d'investissement, qui nous ont permis, notamment en matière de croissance externe, d'exposer en détail les décisions qui étaient soumises au conseil et d'en apprécier les aspects financiers ainsi que la problématique des risques. Dans la mesure où elles étaient ouvertes à tous les administrateurs qui le souhaitaient, les commissions leur ont permis de se livrer, sur la base de présentations et de discussions détaillées, à une analyse approfondie des projets présentés, dont les conclusions étaient ensuite soumises au conseil d'administration.

M. le Président : Je voudrais maintenant poser une question à M. Grappotte et à M. Simonin, concernant le fonctionnement du conseil d'administration : pouvez-nous nous préciser, de manière assez brève, la nature des débats en son sein lors de la vague d'acquisitions de 1999 et 2000 ? En d'autres termes, l'approbation du conseil résultait-elle, ou non, d'un réel débat contradictoire ?

M. François GRAPPOTTE : Pour ce qui est des opérations de croissance externe, compte tenu de l'urgence qui caractérisait souvent les prises de décision, les solutions pouvaient être diverses.

En tout cas, ce que je puis indiquer à votre commission, c'est que les informations ont toujours été données de manière absolument complète, qu'il n'y a jamais eu dissimulation de quoi que ce soit, ce qui ne veut pas dire - et c'est là une situation que, en tant que chef d'entreprise, je connais bien - que toutes les consultations aient eu lieu, sur tout sujet, antérieurement à la décision prise. Chacun sait, en effet, surtout dans le climat de fébrilité concurrentielle qui régnait à l'époque, qu'il fallait parfois que les décisions soient très rapides ! Cela revient à dire qu'il y avait toujours une information sur les opérations, mais qu'il n'y avait pas toujours de prise de position avant leur engagement.

M. le Président : M. Vinciguerra, lors de son audition, nous a dit que l'acquisition de Mobilcom et de NTL n'était pas passée en conseil d'administration. De quelle manière avez-vous donc été informés de ces deux prises de participation ?

M. François GRAPPOTTE : Ces deux opérations sont précisément celles que j'avais à l'esprit en évoquant des opérations qui n'étaient pas passées en conseil préalablement à la prise de décision.

M. le Président : Etiez-vous au courant ou pas ?

M. François GRAPPOTTE : Pas dans tous les cas !

M. Jean SIMONIN : Mon analyse est à peu près la même que celle de M. Grappotte. Ce que je voudrais dire, en préambule, c'est qu'il y avait quand même dans le conseil d'administration de grandes discussions sur la stratégie de France Télécom.

La stratégie telle qu'elle a été menée pendant plusieurs années a fait l'objet d'un réel consensus au sein du conseil d'administration et je dois dire que, même au niveau des administrateurs représentant le personnel, au moins deux syndicats l'approuvaient. Il n'y avait donc pas d'ambiguïtés, mais un réel consensus sur la stratégie à poursuivre.

S'agissant de la politique d'acquisitions que vous avez mentionnée, mon analyse est également identique à celle de M. Grappotte. J'ai étudié, avant de venir, les documents que j'avais en ma possession : nous avons reçu une lettre d'information dès la première prise de participation dans NTL, puis le sujet est venu en discussion, à titre d'information, au cours du conseil suivant.

M. le Président : Quand cela a-t-il été fait ?

M. Jean SIMONIN : Cela a été fait et, pour Mobilcom, on peut dire à peu près la même chose !

En revanche, pour ce qui est de l'acquisition manquée de E +, troisième opérateur de mobiles en Allemagne, il y a eu une discussion préalable. Nous avons donné nos avis sur cette acquisition qui, malheureusement, n'a pas été menée à son terme, Bell South ayant, à l'époque, fait jouer son droit de préemption. Pour Orange, qui était l'acquisition majeure de France Télécom, il y a également eu débat avant que l'opération ne soit finalisée.

M. le Président : Puisque vous parlez de l'acquisition d'Orange, j'aimerais savoir dans quelles conditions celle-ci a été approuvée. Le risque, en particulier, que France Télécom soit contrainte d'acheter en cash pour 35 milliards d'euros vous a-t-il été clairement décrit, à l'un ou à l'autre, par la direction ?

M. François GRAPPOTTE : S'agissant d'Orange, le problème posé par son acquisition a été exposé sous tous ses aspects et de la manière la plus claire et, par conséquent, toutes les informations ont été données préalablement à la décision.

Je voudrais appuyer les propos tenus précédemment par M. Simonin. Pour ce qui est de Mobilcom, par exemple, il est clair que des explications complètes avaient été fournies quant à la stratégie menée par France Télécom en Allemagne et la nécessité d'y prendre position. Il est également vrai que le conseil avait donné son accord sur cette orientation concernant E + et que, si la décision a été prise aussi rapidement s'agissant de Mobilcom, c'est parce qu'il s'agissait de la dernière possibilité pour France Télécom de prendre position en Allemagne.

En conséquence, s'agissant de l'acquisition de Mobilcom, s'il n'y a pas eu d'approbation du conseil sur ce dossier spécifique, on ne peut pas dire que le conseil n'avait pas été éclairé sur les implications de la stratégie de France Télécom en Allemagne.

M. le Président : Quand avez-vous été informés de la gravité de la situation financière de l'entreprise et, en particulier, de la très forte croissance de son endettement ?

M. Vinciguerra, qui se trouvait à votre place la semaine dernière, nous a expliqué avoir averti le comité exécutif, dès novembre 2000, des dangers que faisait peser la chute des cours de bourse sur le plan de financement de l'entreprise ainsi que de la nécessité d'interrompre les opérations d'acquisitions. Ma question est donc simple : la direction a-t-elle fait état de ces inquiétudes devant le conseil d'administration ?

M. Jean SIMONIN : Pour en terminer avec le dossier Orange, l'affaire a été présentée sous ses aspects financiers puisque l'engagement s'élevait quand même, de mémoire, à hauteur d'une cinquantaine de milliards d'euros, une partie étant payée en cash et l'autre en actions et le cours de l'action de France Télécom tournant, à l'époque, autour de 160 euros. Il est vrai que le débat portait sur le fait de savoir s'il ne convenait pas de payer un peu plus en actions et un peu moins en cash. Il faut se rappeler qu'alors Vodafone, qui était le vendeur d'Orange, tenait absolument à être payé en cash et que si tel n'avait pas été le cas, l'affaire aurait pu ne pas se conclure.

Pour ce qui est de l'évolution financière de France Télécom, le comité d'audit du conseil d'administration et le Président ont abordé ce sujet au moment que vous avez mentionné. Je dois dire que deux scénarios nous avaient été présentés concernant l'évolution de la situation financière de France Télécom essentiellement au regard de la dette, puisque c'était elle qui commençait à poser problème. A côté d'un scénario noir qui prévoyait une grave chute de l'action France Télécom, un autre scénario était envisagé, selon lequel le cours de l'action se maintenait aux alentours d'une centaine d'euros et qui, aux yeux de beaucoup d'entre nous, était apparu comme le plus vraisemblable. Dans les deux cas, on devait arriver, en 2005, à des niveaux d'endettement qui nous paraissaient suffisants, avec des ratios qu'on retrouve habituellement au niveau des grandes entreprises.

M. François GRAPPOTTE : Sans reprendre la réponse que vient de donner M. Simonin, qui est très claire et très complète, je voudrais apporter quelques précisions.

En l'occurrence, je considère que les informations concernant les problèmes que pouvait poser la situation financière de France Télécom ont été communiquées progressivement, mais il faut se rappeler que la dégradation de celle-ci s'est produite assez tardivement. Je voudrais vous livrer une donnée qui, à cet égard, me paraît intéressante : le 21 mars 2001, les agences de rating avaient encore attribué la note A à France Télécom et France Télécom avait, d'autre part, mené à bien une opération obligataire d'un montant de 16,4 milliards de dollars. Je parle bien du 21 mars 2001, date largement postérieure à l'acquisition d'Orange. Cela signifie que cette dernière, dont l'importance stratégique était absolument capitale pour l'avenir de France Télécom - c'est un fait qu'aujourd'hui personne ne conteste -, avait été réalisée dans des conditions telles qu'elle n'était pas parue comme étant de nature à inquiéter les agences de rating et les souscripteurs à une émission obligataire d'un montant de 16,4 milliards de dollars...

M. le Président : Pouvez-nous nous décrire les débats du conseil d'administration relatifs aux acquisitions de l'opérateur polonais TP, en octobre 2000, d'Equant, en novembre 2000, et de Freeserve, en décembre 2000, dont M. Vinciguerra, la semaine dernière, a critiqué devant nous la pertinence et l'opportunité ? Que s'est-il passé alors ?

M. Jean SIMONIN : La prise de participation dans TPSA remonte à septembre 2000. L'avis du conseil pour cette opération n'a pas été sollicité avant que le groupe ne s'engage, mais, là aussi, une information a été fournie sur ce dossier et a donné lieu à un débat lors de la réunion du conseil d'administration qui a suivi. Pour autant que je m'en souvienne, l'option était quand même d'avoir, au niveau de l'opérateur polonais, une « machine à cash » à moyen terme. En matière de communications, il existe en effet en Pologne un potentiel relativement important. Il s'agissait surtout d'une « machine à développer du résultat » sur la téléphonie fixe. Cette opération correspondait à la stratégie visant à faire de France Télécom, un opérateur de premier ordre au niveau européen.

La situation pour Equant était légèrement différente. Il convient de se rappeler qu'au niveau des grandes entreprises et des transmissions de données, il existait une structure conjointe avec Deutsche Telekom, Global One, dont la rentabilité, à l'époque, était assez médiocre. Il a fallu agir en plusieurs temps : nous avons dû, d'abord, prendre le contrôle de Global One, indépendamment de Deutsche Telekom, et ensuite, nous intéresser à Equant. Il s'agissait d'une entreprise qui avait également accès à l'ensemble du marché des données au niveau mondial et son mariage avec Global One nous a paru conforme à la stratégie qui avait été arrêtée et qui consistait à assurer une présence sur les marchés de la téléphonie fixe, des mobiles et des données, au niveau européen et au niveau international quand cela en valait la peine. L'affaire Equant nous a donc semblé intéressante et je crois d'ailleurs que les choses sont plutôt sur de bons rails puisque les résultats, dès cette année ou l'année prochaine, devraient enregistrer une progression.

M. François GRAPPOTTE : Si je n'ai pas une mémoire encyclopédique dans la mesure où il est impossible, quelle que soit l'importance des affaires, de s'en rappeler exactement les termes, à un certain temps de distance, je suis tout de même un peu surpris que M. Vinciguerra ait émis des réserves sur les conditions dans lesquelles avait été discutée et approuvée l'opération relative à Equant. En effet, je ne vais pas vous lire la page complète du procès-verbal consacrée à cette opération, même si cela prouverait le sérieux dont il a été fait preuve en la circonstance...

M. le Président : Vous pourrez nous laisser le dossier, s'il vous plait ?

M. François GRAPPOTTE : Je le ferais bien volontiers puisque, à partir du moment où vous le demandez, c'est de droit, mais comme il s'agit de documents de France Télécom, je considère que c'est une demande que vous devriez transmettre à ses responsables...

Dans l'intervalle, vous me permettrez de lire la conclusion qui figure dans ce procès-verbal : « Au terme de son exposé, Jean-Louis Vinciguerra souligne que cette opération a un impact neutre sur la structure financière de France Télécom. Pour acquérir la participation de la fondation Sita dans Equant, France Télécom puise dans les actions émises au profit de Vodafone, lors du rachat d'Orange. Il n'y a donc pas émission de nouveaux titres. Par ailleurs, les actions, de préférence convertibles, émises par Equant en échange d'un investissement de 1 milliard de dollars de France Télécom dans le nouvel ensemble, n'ont aucun impact sur le bilan du groupe puisqu'il s'agit d'une avance de l'actionnaire majoritaire à l'une de ses filiales consolidées dans son bilan. Au total, en tenant compte des synergies attendues, la nouvelle entité fusionnée devrait afficher un EBITDA positif dans les douze mois suivant la clôture de la transaction. »

Avec un esprit critique particulièrement marqué, je ne vois pourtant pas la moindre réserve dans cette conclusion !

M. Robert PANDRAUD : C'est très intéressant !

M. le Président : Oui, c'est très intéressant !

Depuis le début des auditions, il a été dit, par deux fois, que, si tout ne passe pas devant le conseil d'administration, c'est parce que certains de ses membres, des salariés en l'occurrence, pouvant faire des conférences de presse à l'issue de ses réunions, via les syndicats, l'Etat ne peut s'y exprimer directement et tranquillement.

Ma question, qui appelle de votre part à tous une réponse claire et concise, est la suivante : la présence des représentants des salariés nuit-elle, à vos yeux, à la confidentialité des travaux du conseil d'administration ?

M. François GRAPPOTTE : Si vous le permettez, je vais être clair mais je vais prendre un peu de temps pour répondre car votre question le mérite.

Il est évident qu'il n'est pas question d'émettre des réserves quant à la représentation des salariés au conseil d'administration de France Télécom, encore faut-il marquer certaines nuances.

Cette représentation était assurée par sept personnes, ce qui est beaucoup : le nombre en soi est un inconvénient ! Celui-ci peut être plus ou moins grand - et, là, les choses varient en fonction de la conception propre à chacun - suivant que tel ou tel considère que sa mission première est d'être administrateur de France Télécom ou, au contraire, de faire valoir un certain nombre de préoccupations sur le plan social ou syndical. Or, sans remettre en cause si peu que ce soit le principe de la représentation des salariés au conseil, cela pouvait effectivement constituer une difficulté pour exposer un certain nombre de choses.

M. Jean SIMONIN : C'est un sujet un peu difficile, parce que les représentants élus du personnel qui siègent au conseil d'administration sont parrainés par différents syndicats. Quatre syndicats siègent au conseil d'administration et, comme on le sent bien, une certaine concurrence joue aussi entre les organisations professionnelles ; certaines sont peut-être tentées parfois de communiquer des informations à l'issue du conseil.

Je dois dire qu'hormis un ou deux rappels à l'ordre qui me reviennent à l'esprit à propos d'informations qui auraient pu être divulguées à l'issue des conseils, d'une manière générale, la confidentialité a été respectée.

Il me semble donc que les représentants du personnel dans le conseil ont quand même joué le jeu, même si, pour certains d'entre eux, ce n'est pas toujours très facile.

M. Jean GAUBERT : Comme je ne suis pas sûr que nous soyons tous bien informés, j'aimerais que vous puissiez nous rappeler la composition du conseil d'administration. Puisqu'on a parlé de sept salariés, j'aimerais savoir quels sont les autres membres du conseil, par qui ils sont nommés, quelles sont les personnalités qualifiées et quelle est leur indépendance par rapport à leur mode de nomination. Ce sont autant de précisions qui sont précieuses pour savoir comment fonctionne un conseil d'administration.

Par ailleurs, je vais vous soumettre une question que j'ai déjà posée la semaine dernière, mais qui va revenir assez souvent. Nous étions en 1998, 1999 et 2000, comme vous l'avez dit vous-même, dans une ambiance un peu surréaliste, ce que tout le monde peut mesurer aujourd'hui. Je serais donc curieux de savoir si, au cours des débats au conseil d'administration, quelqu'un a émis des doutes quand les actions étaient à 150 ou 200 euros, voire plus ? S'est-il trouvé quelqu'un pour dire que cette situation pouvait ne pas durer ou est-ce que, au conseil d'administration de France Télécom, on raisonnait exactement comme à la bourse, comme les journalistes financiers et économiques, en pensant que la situation s'annonçait exponentielle et sans fin ?

En d'autres termes, les administrateurs étaient-ils un peu plus avisés que la moyenne de nos concitoyens ?

M. le Président : Et, pour compléter cette question, quel était le comportement des représentants de l'Etat lors des conseils d'administration ?

M. Jean SIMONIN : Le conseil d'administration était composé de vingt-et-un membres : dix représentants de l'Etat, quatre membres élus en assemblée générale, dont le Président et moi-même, et sept représentants du personnel appartenant à quatre organisations syndicales différentes : la CGT, la CFDT, FO et SUD.

M. le Président : Le conseil d'administration est désormais composé de trois collèges : sept représentants des salariés, sept représentants de l'Etat et sept personnalités qualifiées, soit un total de vingt-et-un membres.

M. Jean SIMONIN : En pleine euphorie boursière - car il s'agissait bien de cela, vous avez raison - qui a atteint son apogée en mars 2000, le cours de l'action France Télécom était, si ma mémoire est bonne, à 219 euros et nous étions plusieurs, au conseil d'administration, pour dire que cela n'avait pas de sens d'avoir une action à un tel niveau ! Le président lui-même a attiré à plusieurs reprises notre attention sur le fait qu'il y avait une bulle, que les arbres ne montaient pas au ciel, et qu'il fallait garder les pieds sur terre et penser que la situation était quelque peu irréaliste...

La comparaison de la situation de France Télécom et de l'évolution du CAC 40 ou d'un certain nombre d'entreprises du même secteur suscitait une certaine euphorie, mais je crois qu'il fallait effectivement faire preuve de lucidité et penser que la situation ne pouvait pas perdurer. Je pense que c'était une chose bien ancrée dans la tête des administrateurs !

M. François GRAPPOTTE : Je souscris absolument à cette réponse qui est d'ailleurs confirmée par les propos antérieurs de M. Simonin, lorsqu'il a déclaré que l'hypothèse d'un scénario noir avait été soulevée à l'occasion du financement de certaines opérations.

J'ajouterai que le scénario noir, tel qu'il avait été bâti à l'époque, était moins noir en termes d'évolution boursière que ne l'a finalement été la réalité. Néanmoins, nous avions bien conscience, y compris le Président de France Télécom, que l'exubérance boursière de l'époque présentait un caractère anormal et risquait de poser problème !

M. Jean GAUBERT : Je souhaiterais compléter ma question : puisque nous avons évoqué le problème de la croissance boursière, il conviendrait également de se poser la question de la croissance physique du marché. Celle-ci a été largement dépassée par la croissance boursière, mais on se rend compte qu'elle n'a pas, non plus, été aussi importante que l'on imaginait à l'époque : en 1999, on considérait que trois ans plus tard, tout le monde aurait trois portables, deux ordinateurs et que celui qui n'était pas branché sur Internet n'était pas forcément digne d'accéder au XXIème siècle. Est-ce que l'on s'est interrogé par rapport à cela ?

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Je suis un peu étonné de ce que j'entends et je souhaiterais que vous puissiez m'expliquer à nouveau qui prend la parole dans le conseil d'administration. Par exemple, vous nous avez dit, avec délicatesse, certes, mais nous avons tous compris, qu'à certains moments l'information avait été donnée plutôt a posteriori, mais qu'à d'autres, il y avait eu une discussion préalable en conseil d'administration.

Lors de ces discussions, est-ce que seul l'exécutif de l'entreprise s'exprime, ou est-ce que l'Etat actionnaire prend également position ?

Si je pose cette question, c'est parce que j'ai une certaine expérience en la matière : alors que je présidais une commission de surveillance - celle de la caisse des dépôts et consignations que Philippe Auberger préside aujourd'hui - nous avons été un certain nombre à nous opposer à la direction générale et aux spécialistes de la filiale, à propos de l'achat d'une société de transport ferroviaire dans le Grand Londres. Nous avons notamment souhaité savoir si l'affaire de Paddington, qui n'est pas réglée, concernait cette société : il se trouvait que c'était le cas ! A un moment donné, nous avons d'ailleurs été soutenus par le Trésor et nous avons jugé préférable d'abandonner cette opération qui était trop risquée.

Bien sûr, cette question a été traitée au cours de plusieurs séances du conseil d'administration, sachant que ce dernier se réunit tous les quinze jours et qu'un tel suivi peut demander un mois et demi ou deux mois...

Pour des affaires qui ne sont pas négligeables, qui sont financièrement consistantes, nous avons besoin de savoir comment se matérialise la discussion : est-ce que la direction, avec ses capacités d'expertise, fixe les lignes à suivre ou est-ce qu'un dialogue s'instaure, même s'il faut aller vite sachant que certaines décisions l'imposent ?

M. François GRAPPOTTE : Ma réponse sera très simple : oui, il y a eu débat ! Et puisque vous avez posé une question qui n'a pas reçu de réponse, je vais vous la fournir : à chaque réunion de conseil, la direction du Trésor, et pas seulement elle, est intervenue. Si je réponds la direction du Trésor, c'est parce qu'il y a eu une question spécifique la concernant. Elle a exprimé ses préoccupations, et parfois ses réserves, et elle a posé des questions comme cela a été le cas de l'ensemble des administrateurs.

M. Jean-Pierre NICOLAS : Ma question s'adresse plus précisément à M. Simonin.

Concernant l'achat de Mobilcom, puisque vous avez déclaré qu'il y avait un large consensus au sein du conseil d'administration, j'aimerais savoir sur quels faits vous étayez cette affirmation et s'il y avait, néanmoins, un embryon d'opposition.

M. le Président : J'ajoute que M. Vinciguerra, la semaine dernière, disait que l'approbation du conseil était acquise par principe !

M. Jean SIMONIN : Il y a une question à laquelle il n'a pas été répondu qui concernait la croissance du marché. Si l'on étudie l'évolution du marché sur la période que vous avez indiquée, c'est-à-dire depuis 1999 quand la concurrence est devenue totale sur le marché des télécommunications en France, je crois que, chaque année, France Télécom a, du point de vue de ses résultats opérationnels, atteint ses objectifs. Or, ces derniers étaient précisément fondés sur le développement, d'une part, de la téléphonie mobile, qui a été le moteur de la croissance au niveau des télécommunications, et d'autre part, d'Internet qui a aussi été conforme à ce que nous avions prévu pour France Télécom.

A ce propos, je dois dire que France Télécom a été le seul opérateur historique à conserver à peu près 50 % de parts de marché sur les mobiles, ce qui prouve qu'en la matière les choses ont relativement bien fonctionné.

S'agissant de la téléphonie fixe, il y a effectivement eu érosion des parts de marché, ce qui était normal à partir du moment où ce marché était totalement ouvert à la concurrence. Je dois dire qu'aujourd'hui, nous parvenons, là aussi, à stabiliser la situation, nos concurrents ayant de plus en plus de mal à nous prendre quelques points.

Pour revenir à votre question, je dirai qu'il y a eu discussion au sujet de Mobilcom, mais que in fine, le conseil d'administration s'est rallié aux arguments qui nous étaient décrits.

M. le Président : A posteriori ?

M. Jean SIMONIN : A posteriori !

M. François GRAPPOTTE : Dans cette affaire de Mobilcom, qui est sans doute la plus difficile de toutes, il y avait un élément fondamental qui recueillait l'accord du conseil de la manière la plus indiscutable : la nécessité pour France Télécom de prendre position en Allemagne. Or, Mobilcom représentait la dernière possibilité d'y parvenir.

Si nous évoquons tous ces sujets comme il convient de le faire, il faut aussi se rappeler le contexte : il fallait voir quelle fantastique pression a été exercée de partout sur le président de France Télécom après l'échec de l'acquisition de E+ !

M. le Président : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais je vous demande de vous mettre à notre place : nous sommes députés et nous apprenons que plusieurs milliards d'euros ont été dépensés sans que la décision ait été soumise au conseil d'administration...

Nous faisons une enquête parlementaire et, sans agressivité aucune, je me dois de vous dire que, même si le contexte était particulier, il est normal que nous posions cette question. Au-delà, nous sommes même fondés à vous demander à quoi vous attribuez ce genre d'anomalies. Comment expliquer que les décisions ne passent pas devant le conseil d'administration, même si le contexte pouvait justifier la stratégie en question ?

M. Philippe AUBERGER : J'ai deux questions qui recoupent cette problématique et qui vont peut-être permettre de préciser les choses.

D'abord, une personnalité qualifiée a démissionné du conseil d'administration et a dit : « je ne vois pas très bien à quoi je servais, puisque je ne recevais jamais la moindre instruction de la part de l'Etat et que nous n'étions jamais réunis pour définir une position commune. J'étais une sorte d'OVNI au sein du conseil d'administration et je me suis retiré parce que je considérais que ma présence était inutile ! ». Ce n'est pas l'impression que donnent les propos que nous venons d'entendre. Il y a donc un problème s'agissant du positionnement d'un certain nombre de personnalités qualifiées, en tout cas, par rapport à leur rôle au sein du conseil d'administration, ce qui vaut, je crois, pour toute entreprise publique.

Ensuite, il nous a été dit que, contrairement à certaines informations parues dans la presse, le ministre avait été clairement informé au préalable d'un certain nombre de dossiers, en particulier Mobilcom, et qu'il avait, de façon implicite ou explicite, donné en quelque sorte son « feu vert » préalablement à l'examen du dossier par le conseil d'administration.

Si tel est le cas, quel est alors le rôle du conseil d'administration ? Doit-il simplement mettre en garde le ministre quand ce dernier a déjà pris une décision avec un peu de précipitation ? Doit-il simplement dire au Président qu'il s'est montré un peu hardi en soumettant la proposition au ministre ? Quelle position peut adopter un conseil d'administration, une fois que la décision a été soumise par le PDG au ministre et que celui-ci lui a donné son feu vert ?

M. François GRAPPOTTE : Je crois très bien voir à quelle interview vous faites référence et je pense qu'il y a une distinction à faire. La personne qui a tenu ce propos était certainement qualifiée, mais elle n'était pas élue par l'assemblée générale : elle représentait l'Etat ! C'est dans le cadre de cette fonction qu'elle a émis une réserve quant aux instructions qui lui étaient, ou plutôt qui ne lui étaient pas, données par l'Etat. Nous nous situons, M. Simonin et moi-même, dans un autre contexte : nous étions administrateurs, élus par l'assemblée générale et, à ce titre, il n'y a pas contradiction.

Deuxièmement, malgré le désir que vous ressentez très clairement de notre part de ne pas esquiver nos responsabilités, il faut bien admettre qu'un conseil d'administration où l'Etat est massivement majoritaire, ne peut pas fonctionner dans les même conditions qu'un conseil qui représente un ensemble d'actionnaires disséminés : c'est absolument évident ! Cela ne veut pas dire qu'il ne puisse jouer aucun rôle, mais que celui-ci est certainement plus limité qu'il ne le serait dans d'autres cas de figure !

M. Claude BARTOLONE : Je voudrais revenir sur un épisode qui me paraît pouvoir expliquer bon nombre de comportements sur la suite de ce dossier : la rupture avec Deutsche Telekom.

Au lendemain de celle-ci, y a-t-il eu des interrogations sur ce que pourrait devenir France Télécom ? Quel climat régnait-il au sein du conseil d'administration après cette rupture de l'alliance avec Deutsche Telekom, qui était un axe fort de la stratégie de développement de l'entreprise ?

J'en arrive à une seconde série d'interrogations pour savoir s'il est possible ou non d'établir un lien. Au cours d'une audition précédente, une des personnes qui se trouvait à votre place a déclaré qu'à un moment donné, un changement avait pu être observé au sein du conseil d'administration. La même personne nous a expliqué que, suite à la modification de la représentation syndicale, il était en effet devenu très difficile de tout mettre sur la table du conseil d'administration, car tout ce qui se disait se retrouvait dans les journaux du lendemain, de telle sorte que toutes les opérations susceptibles d'être montées devenaient très compliquées !

Avez-vous pu sentir aussi ce changement ? Y a-t-il pu y avoir un lien entre le changement de stratégie après la rupture avec Deutsche Telekom, la volonté de reprendre position sur un certain nombre de marchés, notamment en Allemagne, et l'impossibilité de discuter de tous ces sujets au sein du conseil d'administration, compte tenu du manque de réserve qui pouvait y être constaté ?

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Vous disiez que Mobilcom était la dernière opportunité en Allemagne : est-ce à dire que, quel que soit l'état de la société et son prix, il fallait en faire l'acquisition ?

Vous avez évoqué un scénario noir du management : est-il formalisé dans une délibération du conseil d'administration, par exemple ?

Enfin, vous avez parlé des représentants de l'Etat qui prenaient des positions claires sur les différents sujets : apparaissent-elles de manière formelle dans les délibérations du conseil d'administration ?

M. Jean SIMONIN : Il est vrai que la rupture avec Deutsche Telekom a été très mal vécue par l'ensemble du conseil d'administration. Nous avons été convoqués immédiatement après et je dois dire que, franchement, personne ne s'attendait à ce qui s'est passé. C'est sur cette union que reposait toute la définition de la stratégie de France Télécom qui consistait d'abord, comme je vous l'ai indiqué tout à l'heure, à devenir un opérateur de premier plan à l'échelle européenne sur l'ensemble du segment des télécommunications et à prendre pied, ensuite, là où nous avons tenté de le faire.

Par conséquent, la stratégie de France Télécom a dû être complètement redéfinie à partir du moment où Deutsche Telekom a réalisé sa tentative de fusion avec Telecom Italia.

La représentativité syndicale a été effectivement modifiée : vous faites, je pense, allusion à l'entrée de SUD au conseil d'administration de France Télécom.

M. le Président : Tout à fait !

M. Jean SIMONIN : A mon arrivée, en 1998, au conseil d'administration, SUD y était déjà représenté et je n'ai donc pas senti de différence !

M. François GRAPPOTTE : Fallait-il réaliser l'opération Mobilcom à n'importe quel prix ? Non, certainement pas ! Il n'y a pas d'impératifs stratégiques qui doivent conduire à ne pas prendre en compte le prix et les conditions d'une acquisition, c'est parfaitement clair !

Y a-t-il eu débat stratégique et a-t-il donné lieu à formalisation ? Oui, et on en retrouverait la trace dans des écrits.

Un scénario noir a-t-il été présenté ? Oui et j'ai déjà indiqué qu'il n'appréhendait pas, en ce qui concerne les possibles décotes boursières, le stade extrême auquel nous sommes parvenus depuis lors.

Enfin, s'agissant des interventions des représentants de l'Etat, elles ont effectivement été formalisées.

M. Pierre DUCOUT : Je suppose, messieurs, que vous aviez régulièrement des relations avec l'ensemble de la direction avant la réunion formelle du conseil d'administration ?

M. le Rapporteur : Pour ma part, je souhaiterais revenir sur le scénario noir qui pose quand même, me semble-t-il, la question de la réactivité de l'entreprise. Le fait que ce scénario noir existe montre bien que l'on avait conscience qu'il y avait une bulle financière qui pouvait éclater à tout moment !

Par ailleurs, si l'on étudie l'évolution de la notation financière de France Télécom, on peut vérifier, comme M. Grappotte nous l'a dit, qu'au mois de mars 2001, l'entreprise était toujours cotée A, mais sa dégradation remontait finalement au début de l'année 2000. En effet, en décembre 1999, l'entreprise était notée AA ; en janvier 2000, AA moins ; en août 2000, A ; en février 2001, A moins ! Il y a donc eu dégradation progressive de la notation financière : est-ce que cela ne constituait pas un signal d'alarme qu'il aurait fallu entendre plus tôt ?

M. Jean SIMONIN : En ce qui concerne la première question, j'appartiens, personnellement, à l'association des actionnaires salariés de France Télécom, qui entretient des relations avec la direction, comme toute association, et il m'est affectivement arrivé d'avoir des échanges avec le Président Michel Bon, soit par courrier électronique, soit directement, à certains moments de la vie de l'entreprise.

M. François GRAPPOTTE : Je confirme que, sur certains sujets spécifiques, il y a eu des contacts préalables, mais, en tout cas, il n'y avait pas de réunions préparatoires avant le conseil d'administration : c'est parfaitement clair !

Quant aux signaux d'alarme, ils existaient, certes, mais au moment où ils se sont fait entendre, je rappelle que les opérations de croissance externe étaient déjà réalisées, pour la plupart, pour ne pas dire dans leur quasi-totalité. Je rappelle également que l'une d'entre elles dont personne, je crois, ne conteste le principe - je veux parler d'Orange -, car sans elle, France Télécom aurait véritablement été dans une impasse stratégique, est clairement celle qui, du fait de sa masse, a engendré les tensions les plus fortes !

De mon point de vue, en laissant de côté certaines opérations dont tout le monde s'accorde, y compris le Président, à considérer qu'elles n'ont pas été heureuses, on peut dire que, si France Télécom a connu un problème d'endettement grave, c'est principalement parce que l'entreprise a dû prendre des positions stratégiques dont la plus grande partie était absolument nécessaire, comme Orange, lorsque le marché était très élevé. A partir du moment où ces positions étaient prises et où les hypothèses de financement qui les sous-tendaient étaient, jusqu'aux plus négatives, dépassées par la réalité, pour l'essentiel, les dépenses étaient déjà effectuées !

Je ne vois pas très bien ce qu'il était loisible de faire, à part ce qui a été fait quand ces signaux ont été perçus.

M. Jean SIMONIN : J'apporterai un petit complément d'information sur un point qui justifierait peut-être que nous fassions acte de mea culpa : à partir du moment où nous avons pris pied sur le marché britannique, via Orange, nous aurions sans doute dû être beaucoup plus rapides par rapport à la session du câblo-opérateur NTL. Une occasion a été manquée, ce qui est dommage sachant qu'à l'époque nous aurions pu en tirer une assez bonne valorisation.

Je pense aussi qu'un facteur est passé sous silence dans notre débat : le prix des licences UMTS qui nous ont coûté relativement cher, que ce soit en Grande-Bretagne ou en Allemagne.

M. Alain GOURIOU : Ma question s'adresse à M. Roulet. France Télécom a dû, à plusieurs reprises, faire des choix importants dans des circonstances difficiles. Certains paramètres technologiques étaient essentiels. Pensez-vous qu'il aurait été plus avisé d'avoir, à la tête de France Télécom, un homme de la maison, un ingénieur du corps, beaucoup plus à l'aise sur les questions de technologie, de recherche, de perspectives qu'un manager qui n'était pas particulièrement versé dans ces disciplines ?

M. Philippe AUBERGER : Ce n'est pas lui qui l'a nommé !

M. Marcel ROULET : Effectivement !

Je suis, comme vous le savez, nouvel administrateur et j'ai donc vécu de l'extérieur ce qui se passait dans mon ancienne maison. Tout ce que vous venez d'exposer sur la problématique des prises de décision est commun à toutes les entreprises : nous avons vu ce qui a pu arriver à des entreprises privées, mais aussi à des entreprises publiques où les choses sont encore plus compliquées !

Il est clair - et certaines questions le soulignaient - qu'il faut, ce qui n'est pas facile à réaliser, que les conseils d'administration puissent jouer tout leur rôle, notamment dans les prises de décision importantes. C'est parfois difficile parce que ces décisions doivent être prises souvent selon un calendrier serré, le week-end ou avant l'ouverture de la bourse. Mais je participe à plusieurs conseils et j'ai travaillé dans plusieurs entreprises, et, qu'elles soient publiques ou privées, j'observe qu'il est nécessaire de faire davantage de progrès dans le gouvernement d'entreprise en ce qui concerne le processus de prise de décision, quelles que soient les contraintes.

Des progrès ont été réalisés dans les comités d'audit, souvent dans les comités de sélection et de rémunération, dans la mesure où ils font au conseil d'administration un rapport formel qui a été étudié et approfondi. On procède très rarement de la sorte pour les comités stratégiques et financiers. Or, c'est à ce moment-là que l'on émet le plus souvent un avis favorable parce qu'il y a eu un exposé approfondi, sur de nombreux transparents exposant l'intérêt stratégique et les synergies, etc. On dit alors au conseil que le comité stratégique a émis un avis favorable, mais la décision est rarement encadrée avec précision et notamment, comme cela doit être fait dans toute grande décision, avec une évaluation des risques. Or, il faut savoir si les risques ont été identifiés et définir leur nature.

Par ailleurs, il est un phénomène plus important que j'ai pu observer dans de nombreuses entreprises : entre la décision de principe et la finalisation de l'opération - notamment ce que l'on appelle le « closing », il se passe beaucoup de temps. Or, il n'y a généralement pas de nouvel examen en conseil et, s'il y en a un, c'est d'ailleurs plutôt lorsque les choses se passent bien que lorsqu'elles se passent moins bien...

De ce point de vue, je considère qu'introduire du formalisme au niveau des règlements intérieurs des conseils d'administration est une bonne chose. Je crois d'ailleurs que les rapports Vienot, Bouton ou le dernier rapport de M. de La Serre vont dans ce sens. Il est clair, comme cela a été évoqué pour la caisse des dépôts et consignations, que, de ce point de vue, même si cela n'est pas la panacée, l'organisation avec conseil de surveillance et directoire présente un avantage important. Dans les règlements intérieurs, je me bats toujours pour l'instauration de seuils afin que, au-delà d'un certain niveau, les décisions soient présentées à l'approbation du conseil. En effet, quand il y a conseil de surveillance et directoire, le débat est généralement intéressant dans la mesure où c'est l'équipe du directoire qui se trouve face au conseil de surveillance. Je vous prie de m'excuser d'avoir été un peu long.

M. le Président : Au contraire, c'est une question que je souhaitais vous poser en conclusion et je vous sais gré d'y avoir répondu.

Audition de M. Michel BON
ancien Président de France Télécom

(Extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

M. Michel Bon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bon prête serment.

M. le Président : Comme vous le savez, M. le Président, la commission a entamé un cycle d'auditions sur France Télécom. Elles doivent nous aider à connaître avec précision la situation financière actuelle et passée de l'entreprise, à mieux comprendre son fonctionnement interne, mais aussi à appréhender les contrôles que l'Etat actionnaire exerce sur elle.

Nous avons d'ores et déjà entendu les commissaires aux comptes, certains membres du conseil d'administration. Nous auditionnerons Mme Seyvet, commissaire du Gouvernement, votre successeur, M. Breton, les membres de la direction du Trésor, ainsi que les ministres des finances qui se sont succédés.

Vous avez été, M. Bon, Président de France Télécom de 1995 à septembre 2002, période pendant laquelle l'entreprise a acquis une dimension internationale indispensable et a connu des succès comme le développement du mobile. Cette période s'est aussi, malheureusement, soldée, à la suite d'acquisitions importantes et plus ou moins risquées, par des résultats financiers dramatiques qui nous préoccupent tous.

Nous avons écouté à ce sujet, la semaine dernière, le directeur financier en fonction au cours de votre mandat, M. Jean-Louis Vinciguerra. Certaines de ses déclarations ou faisant apparaître les différentes branches opérationnelles de l'entreprise comme de véritables baronnies cherchant à faire aboutir tel ou tel projet, faisant état de l'absence de consultation du conseil d'administration sur les opérations envisagées, au motif qu'elles recevaient, au préalable, l'approbation de la tutelle, nous ont laissés, disons-le tout net, quelque peu perplexes.

Nous serions donc, M. le Président, particulièrement heureux que vous nous fassiez part de votre expérience sur ces années vécues à la tête de France Télécom et que vous nous expliquiez la façon dont vous avez été amené à prendre telle ou telle décision.

Pour débuter cette audition, j'aurai deux questions à vous poser.

Premièrement, pouvez-vous nous indiquer quelles ont été les principales instructions de votre actionnaire majoritaire concernant la stratégie de France Télécom, entre 1995 et 2002 ?

Deuxièmement, la stratégie d'acquisition suivie en 1999 et 2000, à hauteur de 65 milliards d'euros dont 85 % en cash, répondait-elle à des directives claires de l'Etat ? M. Vinciguerra nous a affirmé que cette politique d'expansion avait été approuvée par le ministre de l'économie au cours d'un entretien, en juillet 1999 : pouvez-vous nous décrire la teneur de cet entretien ?

M. Michel BON : Je pense que le terme «  instruction » correspond peut-être plus au monde de l'armée qu'à celui des entreprises. Un chef d'entreprise est, normalement, avec son actionnaire, dès lors que celui-ci est identifiable, ce qui était le cas pour France Télécom - dans le cas contraire, il doit l'être avec son conseil d'administration - dans un flux continu d'échange d'informations et de discussions sur un ensemble de sujets, et notamment sur la stratégie. J'avais donc, de ce point de vue, des rencontres très régulières avec les différents ministres concernés, d'abord les ministres des postes et télécommunications, puis celui de l'industrie, ainsi qu'avec le ministre des finances lorsque le sujet comportait une dimension financière.

Ces échanges se traduisaient-ils par des lettres m'enjoignant de faire ceci ou de ne pas faire cela ? Non ! Je ne le demandais pas, je ne l'attendais pas et je ne crois d'ailleurs pas que cela serait une bonne évolution des mœurs : le dialogue continu est franchement préférable.

Ensuite, la qualité du dialogue dépend un peu des interlocuteurs : certains s'intéressent plus que d'autres aux questions stratégiques ; ils ont plus ou moins de temps à vous consacrer. Ainsi, pendant les deux premières années de mon mandat, je rencontrais chaque semaine le ministre chargé des PTT - quel que soit son titre exact. Par la suite, s'il n'y a plus eu de ministre des PTT, je continuais néanmoins à voir très régulièrement le ministre de l'industrie bien que, du fait de ses attributions plus importantes, il disposât de moins de temps à me consacrer. Je rencontrais de même le ministre des finances autant que nécessaire pour les questions financières.

La stratégie de France Télécom répondait-elle à des directives claires ? Là encore, j'ignore si le terme « directive » est approprié. En tout cas, notre stratégie répondait à un dessein clair et approuvé, non seulement par l'actionnaire Etat, mais aussi par l'ensemble du marché.

Il ne faut en effet jamais perdre de vue le fait que France Télécom a été cotée en bourse dès octobre 1997 ! Dès lors, tout ce qu'elle faisait avait un impact sur son cours boursier, qui exprimait en quelque sorte le jugement immédiat du marché, et nourrissait de très nombreux commentaires de la part de tous les analystes, investisseurs et autres professionnels. C'est là une très grande différence avec la plupart des entreprises publiques - qui, elles, ne sont pas cotées. Lorsqu'une entreprise est cotée, le marché sanctionne chaque mouvement de petit doigt ! De ce point de vue, vous pourrez sans peine vous référer aux jugements du marché sur l'ensemble des opérations engagées par France Télécom au moment où elles se sont produites.

L'une des difficultés de votre commission tient au fait de devoir juger de choses qui se sont passées il y a trois ans avec la connaissance de la suite du film et dans le climat du présent ! C'est un processus qui ne s'applique pas uniquement à France Télécom, qui est propre à toute justice, et qui reste un exercice nécessaire. Mais un jugement équilibré commande de se replacer dans l'esprit de l'époque.

Oui, notre stratégie répondait à un dessein clair, assez simple à expliquer, que je peux vous décrire très brièvement en vous exposant la stratégie de France Télécom, dont Marcel Roulet a dû vous parler avant moi, puisque, dans l'ensemble, je n'ai fait que poursuivre un mouvement engagé.

A mon arrivée à la tête de France Télécom, dans des circonstances d'ailleurs assez mouvementées, la perspective était donnée. Deux ans plus tard, au 1er janvier 1998, France Télécom allait perdre son monopole puisque la concurrence allait naître sur tous les segments du marché du téléphone. Cela signifiait que France Télécom allait, à coup sûr, perdre des parts du marché dont le monopole lui assurait 100 %, et que cela se traduirait inévitablement par une guerre des prix, les concurrents n'ayant guère d'autres arguments à faire valoir que des tarifs plus avantageux. Cela ne pouvait donc qu'avoir un impact terrible sur le chiffre d'affaires puisque l'on allait à la fois perdre des parts de marché et devoir livrer une guerre des prix.

Or, face à ces recettes qui baissaient, les dépenses, elles, restaient assez rigides, d'une part parce que les amortissements, dans un métier très capitalistique, représentent globalement le tiers du compte d'exploitation, et, d'autre part, parce que les frais de personnel, dans une entreprise qui, comme c'était le cas de France Télécom, emploie des fonctionnaires, non seulement ne sont pas flexibles, mais sont promis à croître régulièrement au fil des augmentations du point de la fonction publique. Bien sombre était cette double perspective de recettes qui allaient baisser fortement et rapidement et de dépenses vouées à rester stables, pour ne pas dire plus !

C'est au vu de cette situation que nous avons bâti la stratégie que notre principal actionnaire a évidemment approuvée. Je ne veux pas dire par là qu'elle était évidente, mais qu'il n'y aurait pas eu de stratégie possible qui ne soit approuvée préalablement par notre actionnaire ! Elle reposait sur, d'une part, l'accroissement de l'usage classique du téléphone en France, auquel nous sommes d'ailleurs parvenus puisque le volume transporté par France Télécom a augmenté de 50 %,- compensant en partie le recul du chiffre d'affaires - et, d'autre part, sur le développement de nouveaux usages du téléphone par le mobile, l'Internet, etc. Ces relais de croissance ont permis, au total, d'accroître le chiffre d'affaires en France malgré la baisse enregistrée au niveau de notre activité traditionnelle.

En ce qui concerne l'étranger, il convenait de se poser d'abord la question de savoir s'il fallait adopter une stratégie extérieure. Sur ce point, la réponse a également été unanimement affirmative, et cela pour une raison forte : le secteur des télécommunications jouant un rôle capital à ce stade de notre histoire économique, il a été jugé essentiel de tenter de doter la France d'un champion en ce domaine. Or, quel pouvait être ce champion ? Que l'on s'en réjouisse ou que l'on s'en désole, aucun des autres prétendants n'ayant la taille requise, ce ne pouvait être que France Télécom. A ce propos, il est à noter qu'aucun des autres opérateurs n'était, à l'époque, français, la majorité du capital de Cégétel ou de Bouygues étant détenue par des étrangers. Par conséquent, il n'y avait pas le choix : si la France voulait se doter d'un champion, ce serait France Télécom !

Cette stratégie obéissait à un autre motif, sans doute un peu moins brillant et moins noble. Puisque les étrangers venaient chercher de la croissance en France, le film pouvait mal se terminer si les Français ne s'implantaient pas à l'extérieur.

Ce constat établi, les manœuvres à l'échelle internationale se sont déroulées en deux étapes très différentes.

La première avait pour objet de construire une coentreprise internationale avec Deutsche Telekom. C'était, à mon sens, une idée brillante, qu'avait initiée mon prédécesseur, M. Marcel Roulet, à laquelle j'ai adhéré, à laquelle j'ai cru et que j'ai essayé de faire vivre jusqu'au mois d'avril 1999, quand notre partenaire a brutalement renversé l'alliance en tentant de s'associer à Telecom Italia.

La seconde étape de notre stratégie internationale s'est amorcée à ce moment-là - après un petit intervalle de latence lié à la grande surprise avec laquelle nous avons pris acte du comportement de notre partenaire allemand - dans un contexte qui n'est pas totalement anodin par rapport au sujet qui nous intéresse, où la bulle des télécommunications avait déjà commencé à se former. Il est probable, même s'il est vain de refaire l'histoire, que si nous étions restés seuls dès le début, nous aurions pu réaliser des acquisitions beaucoup plus tôt et à moindre coût...

Quoi qu'il en soit, les différents ministres avec qui j'ai pu discuter de cette stratégie l'ont toujours approuvée.

M. le Président : Sur les affaires Mobilcom et NTL, qui se sont respectivement traduites par des pertes de11 milliards d'euros et de 7,5 milliards d'euros, je vous poserai quatre questions précises.

Pourquoi avez-vous consenti à acquérir, pour 10 milliards d'euros, des participations minoritaires, c'est-à-dire sans réel pouvoir de contrôle ?

Pour quelle raison n'avez-vous pas jugé utile d'informer le conseil d'administration des prises de participation dans NTL et Mobilcom ?

Pouvez-vous nous décrire quand, dans quelles conditions, et sur la base de quelles informations, l'Etat vous a signifié son soutien pour ces deux acquisitions ?

Pourquoi n'avez-vous pas vendu la société NTL, acquise en 1999 pour obtenir une licence UMTS britannique, lors de l'acquisition d'Orange qui détenait précisément une licence UMTS britannique ?

M. Michel BON : Les deux affaires, qui sont d'ailleurs les deux erreurs d'investissement de France Télécom, obéissaient à la même stratégie, reposant sur l'idée que l'avenir de notre secteur dépendait en grande partie de la téléphonie mobile et qu'une bonne façon de pénétrer ce marché dans les pays où nous n'étions pas implantés consistait à acquérir une licence. L'Union européenne ayant décidé que ces licences ne seraient accessibles qu'à travers la troisième génération, nous avons souhaité nous porter acquéreurs de licences de ce type dans les grands pays voisins.

Dans chacun des cas, en Italie, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, nous avons jugé qu'il serait finalement préférable d'attaquer le marché en bénéficiant au préalable d'une base de clientèle. Partir de zéro contre des concurrents déjà bien installés nous semblait dangereux. Nous nous sommes donc mis en quête de sociétés qui, sans être directement dans le secteur de la téléphonie mobile avec une licence, disposaient cependant déjà des clients dans le domaine des télécommunications. C'était le cas de NTL qui, non seulement, s'occupait de télévision par câble, mais possédait aussi - le câble étant conçu de façon un peu différente en Grande-Bretagne, où il véhicule le téléphone, une activité d'opérateur téléphonique. Ainsi, NTL comptait, entre ses abonnés au câble et ses abonnés au téléphone, une base de quatre à cinq millions de clients. C'était également le cas de Mobilcom qui, en tant que revendeur de téléphonie mobile, avait une clientèle d'une taille comparable.

Ainsi, c'est l'idée qu'il était plus sûr d'attaquer un marché en ayant déjà des clients qui a motivé notre entrée d'abord dans NTL, puis dans Mobilcom. Dans les deux cas, nous nous sommes attachés par la suite à conquérir une licence mobile avec notre partenaire.

En Grande-Bretagne, les enchères ont atteint un prix tel que nous avons fini par renoncer. Dès lors, on peut légitimement se poser la question de savoir pourquoi nous n'avons pas revendu immédiatement après cette décision, mais j'y reviendrai. En Allemagne, où notre présence était d'autant plus importante que dans l'intervalle nous avions acquis Orange, nous avons obtenu une licence avec notre partenaire.

Vous m'interrogez, ensuite, sur la façon dont ces décisions ont été prises. Il est exact que, dans les deux cas, il n'y a eu qu'une information ou une décision - je ne sais- a posteriori du conseil d'administration.

Dans le cas de NTL, je suis allé exposer l'affaire au ministre, après que préalablement ait eu lieu, comme toujours d'ailleurs, une réunion entre la direction financière de France Télécom et la direction du Trésor pour préparer la fameuse «  note au ministre », base de toute discussion avec un ministre, et sa décision a été favorable.

Dans le cas de Mobilcom, le processus a été un peu plus élaboré car nous avions arrêté, avec l'accord du ministre, une stratégie à deux hypothèses pour l'Allemagne. Notre première cible était un opérateur mobile allemand, E +, tandis que le plan B nous permettait de nous rabattre sur Mobilcom. Ces deux plans ont d'ailleurs été exposés au conseil d'administration de France Télécom. Nous étions sur le point de parvenir à acquérir E + quand l'opérateur hollandais KPN a fait une surenchère telle que, là encore, nous avons jugé qu'il était trop coûteux de suivre, ce qui nous a conduits à nous replier sur le plan B.

Tout ceci prouve que le terrain avait été assez préparé, mais, comme dans l'intervalle, le ministre des finances avait changé, je suis retourné exposer à son successeur la teneur du plan B, avant de prendre la décision.

Vous me direz qu'il n'était pas joli de ne pas en avoir reparlé au conseil d'administration et, à ce propos, je voudrais vous faire part d'une expérience qui va peut-être vous étonner. Il se trouve qu'avant de prendre mes fonctions à France Télécom, j'ai, pendant une dizaine d'années, dirigé le groupe Carrefour, dont l'actionnariat, qui bien entendu ne ressemble en rien à celui de France Télécom, était de type familial. Cela signifie que, lorsque j'avais l'accord des deux frères Defforey et du frère du fondateur, M. Fournier, qui représentaient les deux branches familiales à la tête de l'entreprise, je savais, de façon certaine, que le conseil d'administration manifesterait son accord. Pour moi, il en allait exactement de même avec France Télécom ! Le jour où le ministre me disait qu'il était d'accord, que voulez-vous que fasse le conseil d'administration ? Quelle légitimité avait-il à aller à l'encontre de l'avis du ministre ? Aucune.

Par conséquent, il eût incontestablement été préférable de soumettre ces décisions au conseil d'administration, mais, si nous ne l'avons pas fait, c'est parce que nous avons été un peu pris par le temps, et parce que nous pensions, qu'au total, notre actionnaire savait à quoi s'en tenir.

J'ajoute qu'il existe une différence entre le conseil d'administration de France Télécom et d'autres conseils que je connais pour être administrateur de sociétés depuis plus de vingt ans : les discussions en son sein n'étaient malheureusement pas confidentielles. Il était assez difficile d'y débattre à l'avance d'hypothèses stratégiques dans la mesure où, dès le lendemain, ces dernières se retrouvaient publiées dans la presse, au risque d'en contrarier l'exécution.

M. le Président : Comme vous n'êtes pas le premier à nous le dire, j'aimerais savoir quelles conséquences vous en tirez qui pourraient inspirer les conclusions futures de cette commission ? La place des salariés au sein des conseils d'administration doit-elle être remise en question ? De manière plus générale, comment un conseil d'administration peut-il s'affirmer en contre-pouvoir efficace face au management de l'entreprise ?

M. Michel BON : C'est une question assez difficile, mais je pense, qu'une fois de plus il faut, en premier lieu, établir une grande distinction entre les entreprises cotées en bourse et celles qui ne le sont pas. Pour une entreprise non cotée, la question de la confidentialité demeure, mais elle ne se pose pas dans les mêmes termes : il n'y a pas une meute de spéculateurs aux aguets de la moindre information et prompts à l'utiliser pour faire aboutir leurs projets. Ainsi, dans ce type d'entreprise, la nécessité de la confidentialité est moins impérieuse.

En second lieu, mon propos ne vise pas à mettre en cause les représentants des syndicats concernés, - bien que, fréquemment, j'aie été conduit à leur exprimer à chaud ce que je pensais de leurs « indiscrétions ». Il faut en effet mesurer - et c'est un point que vous êtes, dans cette enceinte, les mieux placés pour comprendre - qu'il s'agit d'administrateurs élus par le personnel. Or, qui dit « élection », dit « compte rendu », « responsabilités vis-à-vis de ses mandants », et je vois mal comment un élu pourrait dire à ses électeurs : « maintenant que vous m'avez élu, circulez, il n'y a plus rien à voir... ». Honnêtement, cela me paraît assez difficile, et je pense donc que le système en lui-même - mais c'est une opinion toute personnelle - aboutit inéluctablement à un manque de confidentialité.

M. le Président : La semaine dernière, M. Vinciguerra nous a indiqué avoir averti le comité exécutif, dès novembre 2000, des dangers que faisait peser la chute des cours boursiers sur le plan de financement de l'entreprise ainsi que de la nécessité d'interrompre les opérations d'acquisition.

Quand avez-vous prix conscience de l'ampleur de l'endettement et des risques supportés par France Télécom ? Quand avez-vous averti l'Etat de l'impossibilité de financer par fonds propres la stratégie d'acquisition ? Pourquoi l'entreprise a-t-elle persévéré dans son expansion internationale avec l'acquisition de TPSA, d'Equant, Freeserve et EresMas, pour près de 10 milliards d'euros au total, après novembre 2000 ?

J'ajoute que M. Vinciguerra nous a fait part de la « nervosité » - pour reprendre son expression - de la direction du Trésor à partir de 2001. A ce propos, M. le Président, l'Etat vous a-t-il imposé, et, le cas échéant, à quelle date, des directives de redressement de la situation financière ? Alors que les autres opérateurs européens étaient contraints de procéder à des restructurations drastiques, dès 2001, pourquoi n'avez-vous pas imposé un programme de redressement de ce type à France Télécom ? Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d'avoir concédé à vos filiales une autonomie quasi absolue ?

M. Michel BON : Je constate que vous revenez pour la seconde fois sur cette notion : après avoir parlé tout à l'heure de « baronnies », vous faites maintenant état d'une « autonomie quasi absolue ».

Je crois qu'il faudrait faire un peu de philosophie du management...

M. le Président : M. le Président, je tiens à mon tour à vous rappeler la philosophie de notre commission : il ne s'agit pas d'attaquer qui que ce soit, mais simplement d'auditionner un certain nombre de personnes pour faire la lumière sur une situation...

M. Michel BON : Je ne me sens pas le moins du monde attaqué. Je cherche simplement à me faire comprendre.

Il existe plusieurs façons de gérer les affaires. Il y a la méthode de type administratif ou militaire, une pyramide du sommet de laquelle les ordres partent jusqu'à la base. On dit que l'un de mes prédécesseurs avait pour habitude, lorsque l'un de ses collaborateurs commençait une phrase par « je pense que... », de l'interrompre en disant ; « on ne vous demande pas de penser ; on vous demande d'appliquer les instructions ! ».

Il existe aussi une autre méthode, la décentralisation, qui fait confiance aux personnes. Il est évident que je vous décris là du blanc et du noir, mais qu'entre les deux il y a beaucoup de gris plus ou moins foncé et bien des nuances...

Pour ce qui me concerne, mon expérience au Crédit agricole d'abord, à Carrefour ensuite, m'a conduit à penser que l'école de la décentralisation, de la responsabilité des hommes était plus efficace que l'autre. Peut-être ai-je tort ! Peut-être faut-il d'ailleurs que, dans la vie d'une entreprise, les moments de centralisation alternent avec les moments de décentralisation ! A dire vrai, je pense que les tenants des deux écoles s'affronteront encore longtemps à ce sujet.

Pour autant, décentralisation ne veut pas dire « baronnie » ni « autonomie quasi absolue ». Loin s'en faut ! Décentralisation signifie « responsabilités ». Chacun des membres du comité exécutif de France Télécom était sous mes ordres. Chacun suivait les objectifs que je lui fixais et me rapportait ce qu'il faisait. Enfin, les décisions qui engageaient l'entreprise, je pense notamment aux décisions stratégiques que nous proposions à nos actionnaires, étaient toutes largement débattues au sein des différents organes internes de l'entreprise et in fine, quand il s'agissait de décisions lourdes, au sein du comité exécutif.

Il a, naturellement et heureusement, pu se trouver que, de temps à autre, tel ou tel émette des opinions divergentes. Que serait une entreprise où tout le monde penserait pareil ? Quoi qu'il en soit, je peux vous dire que je faisais en sorte que le consensus se réalise sur les décisions prises. Et il se réalisait.

Il reste, il est vrai, que j'accordais une large confiance à mes collaborateurs et je crois que les résultats étaient à la hauteur de cette confiance.

Pour en revenir plus précisément à vos questions, je n'ai pas, personnellement, le souvenir de ces avertissements de M. Vinciguerra, mais, s'il en a fait état devant vous, c'est sûrement qu'il les a prononcés. Cela étant, en novembre 2000, il était déjà évident que la bourse était en train de dégringoler. Peut-être a-t-il fait une note pour nous fixer les idées, mais c'était une réalité qui ne nous échappait pas. Or, c'est précisément cette baisse de la bourse qui a compromis l'essentiel de notre refinancement.

Je vous rappelle brièvement le problème financier auquel nous avons été confrontés. Nous avions réalisé des acquisitions pour environ 60 milliards d'euros, ce qui représente, à l'évidence, une somme énorme ! Nous nous proposions de refinancer ces acquisitions de quatre façons. Premièrement, nous envisagions de céder des actifs, pour environ 20 milliards d'euros, sachant que nous avions en portefeuille, au minimum, la société américaine Sprint, qui valait à cette époque plus de 10 milliards d'euros, plus deux ou trois autres choses. Deuxièmement, nous comptions tirer de la mise en bourse d'Orange 15 milliards d'euros, soit 15 % d'une société que nous évaluions à 100 milliards d'euros, étant précisé qu'au moment de l'élaboration du plan de financement, le marché l'estimait plutôt aux alentours de 150 milliards d'euros. Troisièmement, 15 milliards d'euros devaient provenir, l'Etat ayant accepté de laisser diluer sa participation pour retomber autour de 53 % du capital au moment de l'acquisition d'Orange, de la remise sur le marché d'actions France Télécom à un prix de 100 euros - nous les avions émises à environ 140 euros. Le solde, une dizaine de milliards d'euros, était couvert par un accroissement de l'endettement.

Certains analystes, à l'époque, jugeaient ce refinancement beaucoup trop conservateur. Ils me reprochaient de ne pas faire suffisamment de levier sur la dette. Tout le monde s'est beaucoup trompé dans ces affaires...

Plusieurs événements ont cependant perturbé nos prévisions. D'abord, nous n'avons pas pu, en raison de l'extrême complexité de la chose, réaliser la fusion des affaires mobiles de France Télécom au sein d'Orange aussi vite que nous le souhaitions. Au lieu de mettre en bourse Orange, au mois de novembre 2000, nous avons dû attendre février 2001. Mais le marché avait déjà beaucoup baissé, si bien qu'au lieu des 15 milliards d'euros espérés, nous n'avons tiré de l'opération que 6 milliards d'euros, ce qui fait quand même une grosse différence ! Ensuite, la remise sur le marché des actions France Télécom s'est révélée impossible, également en raison de la chute des marchés, ce qui s'est traduit par la disparition de 15 milliards d'euros supplémentaires. Enfin, les 20 milliards d'euros attendus des cessions d'actifs se sont réduits, du fait de la baisse des cours, à 8 milliards d'euros environ - Jean-Louis Vinciguerra a dû vous préciser le chiffre exact. C'est donc bien la chute des marchés qui a complètement obéré notre plan de refinancement.

Dire que nous avons par la suite persévéré dans les acquisitions me semble un peu excessif. Deux opérations ont certes été réalisées. La première, en décembre 2000, concernait TPSA. Il eût été préférable de l'interrompre, mais le coup était parti. La seconde concernait Equant dont le cas est un peu différent. France Télécom avait estimé qu'il était dans son intérêt stratégique de devenir un leader mondial dans les réseaux de données, un des talents de l'entreprise. Il convient de rappeler en effet qu'à l'époque de Transpac, France Télécom avait réussi à bâtir en ce domaine une compétence propre qui avait beaucoup contribué à la création d'une co-entreprise avec Deutsche Telekom et Sprint : Global One. Quand ce partenariat s'est effondré, France Télécom a repris Global One, qui n'avait cependant plus la taille critique sans ses parrains américain et allemand. Il nous a donc semblé que, pour parvenir à acquérir cette taille critique, il convenait de marier Global One avec une entreprise qui faisait le même métier.

C'est alors que l'affaire Equant s'est présentée : nous avons pu payer cette acquisition avec les actions France Télécom que nous avions reprises de Vodafone. Cela a été une très bonne décision puisque Equant est maintenant le leader mondial des réseaux de données et dégage des résultats supérieurs à ceux qui figuraient dans les business plans d'acquisition.

Je ne vais pas vous dire que l'échec de notre plan de financement est « la faute à pas de chance » ! Il s'explique par la chute des marchés. Pouvions-nous l'anticiper ? Après coup, je ne peux évidemment pas vous dire que non. Puisqu'elle s'est produite c'est qu'il s'est bien trouvé, quelque part, des gens pour le prédire...

Ce que je peux vous dire en revanche, c'est que nous avions prévu une marge de sécurité dans notre plan de financement. En effet, d'une part, nous avions évalué Orange à 100 milliards d'euros, alors qu'on nous disait à l'époque que sa valeur était de 150 milliards d'euros, et, d'autre part, nous avions imaginé de remettre les actions de France Télécom détenues en autocontrôle sur le marché à 100 euros, bien qu'elles aient été cotées, au moment de leur émission, à 140 euros et qu'elles aient même progressé, après l'acquisition d'Orange, pour atteindre 160 euros.

Pouvions-nous nous protéger contre une baisse des marchés ? Non ! Vous pouvez vous protéger contre une baisse des marchés pour des volumes limités, mais pas pour des volumes de cette ampleur. Il est possible d'acheter des dérivés pour quelques centaines de millions d'euros, mais pas pour quinze milliards d'euros, sauf à faire immédiatement plonger le titre à un niveau catastrophique.

Voilà ce qui s'est passé financièrement, mais je ne crois pas que la situation puisse se justifier par le fait que tout le monde faisait n'importe quoi. Ce n'était pas le cas ! Tout le monde approuvait ce qui se faisait, y compris l'actionnaire.

M. le Président : Pensez-vous que France Télécom a été affaiblie par l'impossibilité légale de financer les acquisitions par échange d'actions ? Avez-vous plaidé pour la levée de cette contrainte et, si oui, à quelles occasions ?

M. Michel BON : Si on refait le film, ce qui est évidemment une grande facilité, il est manifeste que, sans la règle des 51 % de capital public, laquelle, d'ailleurs, résultait de la loi de 1996, nous aurions fait plus d'acquisitions en actions. Je ne le dis pas parce que je trouve, après coup, que c'eût été préférable, mais parce que tous nos concurrents européens ont procédé de la sorte : Vodafone a fait pratiquement toutes ses acquisitions en actions, Telecom Italia un assez grande nombre, Deutsche Telekom a réalisé son énorme acquisition américaine en actions, et j'en passe... Si nous avions eu cette possibilité, par simple esprit d'imitation, peut-être eussions-nous fait de même.

Quoi qu'il en soit, cette règle existait. Il n'était pas question de la remettre en cause et je ne vais pas la critiquer. Je ne vais pas m'exposer au ridicule de dire : « monsieur l'arbitre, je n'ai pas pu marquer le but parce qu'il ne m'a pas été possible de franchir la ligne de touche... ». Je savais qu'il y avait une ligne de touche et que c'était la règle du jeu ! Vous me dites que j'aurais pu m'insurger, mais est-ce qu'un joueur s'insurge contre le fait que le terrain comporte une ligne de touche ? Non ! Eh bien, il en allait de même pour moi.

M. Alain JOYANDET : Je voudrais revenir un instant sur le fonctionnement du conseil d'administration, qui nous intéresse beaucoup. J'ai été particulièrement attentif à votre comparaison entre le groupe Carrefour et une grande entreprise publique et j'en ai retenu qu'à partir du moment où vous aviez le feu vert de l'actionnaire majoritaire, vous considériez que le conseil d'administration était un peu spectateur et qu'en aucun cas, il n'aurait pu contredire la position de l'actionnaire majoritaire. Dans ces conditions, qu'en est-il de l'intérêt des actionnaires minoritaires ? Quand on dispose de l'accord de l'actionnaire majoritaire, peut-on se passer, dans un conseil d'administration, de l'avis des actionnaires minoritaires, et dans ce cas, comment les défend-on ?

On vous a, par ailleurs, beaucoup questionné sur vos rapports avec l'actionnaire majoritaire, mais est-ce que, à un certain moment, les représentants des actionnaires minoritaires que sont, par définition, les représentants du personnel, se sont exprimés, ont attiré votre attention, ont protesté contre le fait de n'avoir pas été consultés, notamment en ce qui concerne ces deux acquisitions que vous avez précédemment qualifiées « d'erreurs » ? Se sont-ils manifestés auprès de vous et, si tel a été le cas, avez-vous tenu compte de leurs remarques ou de leur éventuelle désapprobation ?

M. Claude BARTOLONE : Nous commençons au fil des auditions à mieux mesurer la place qu'a occupée la bulle financière.

Je souhaiterais, pour ma part, évoquer une autre question à mes yeux essentielle : lorsque l'on est choisi pour présider France Télécom, comment les choses se passent-elles ? Une rencontre est-elle organisée avec le ministre, une discussion est-elle engagée pour définir la stratégie de développement de l'entreprise, pour analyser le bilan du président sortant. Bref, élabore-t-on un cahier des charges ?

Par ailleurs, vous avez évoqué, au cours de votre intervention, vos rencontres avec le ministre. A l'occasion de ces entretiens, lui donniez-vous le choix entre plusieurs façons d'orienter la stratégie de l'entreprise ou lui soumettiez-vous la proposition, qui, après consultation de l'équipe de management, vous semblait la plus cohérente ?

Vous avez fait état de l'existence d'une « règle du jeu », mais, au moment de l'acquisition de Vodafone, sa disparition aurait-elle eu une incidence sur l'évolution des choses ? Aurait-il été possible de payer Vodafone en actions ou le vendeur demandait-il expressément d'être payé « en espèces », si je puis dire ?

Enfin, durant cette période d'acquisitions, le président de France Télécom a-t-il demandé à l'Etat, compte tenu de la situation stratégique dans laquelle se trouvait l'entreprise, de baisser le pourcentage fixé par la règle du jeu à laquelle vous avez fait allusion ?

M. Michel BON : Je vais commencer par répondre aux questions concernant le conseil d'administration en me contentant de rappeler la teneur de la loi. Lorsqu'une entreprise est détenue par l'Etat, à moins de 95 %, mais à plus de 51 %, la majorité des membres du conseil d'administration est composée des représentants de l'Etat. En conséquence, pour France Télécom, sur un conseil de 21 personnes, il y avait 7 représentants élus des organisations syndicales, 11 représentants de l'Etat - la majorité -, et 3 représentants des actionnaires minoritaires. A dire vrai, c'était encore un peu plus compliqué puisque j'avais, moi-même, en qualité de président, une sorte de double légitimité : j'étais à la fois élu par l'assemblée générale des actionnaires, et désigné par le conseil des ministres, de telle sorte que l'on me comptait dans les deux « camps », ce qui était d'ailleurs assez sympathique...

Oui, lorsque le ministre avait déclaré qu'il approuvait une opération, la messe était dite, car les onze représentants de l'Etat n'allaient pas voter contre. Au pire, s'ils n'étaient pas d'accord, ils pouvaient démissionner ! Cela étant, je ne voudrais pas vous laisser penser que le conseil d'administration était, sur ce point, un champ d'affrontement : les trois représentants des actionnaires minoritaires, élus par l'assemblée générale, se sont associés à la totalité des opérations qui ont été décidées par le conseil. Je devine que ces trois derniers administrateurs, que vous venez d'auditionner, vous l'ont confirmé.

Les 7 représentants élus des organisations syndicales ont, pour leur part, adopté selon les sujets des attitudes assez variées, moins dictées par la nature des opérations que par le souci de s'opposer globalement à la stratégie ou par une raison plus circonstancielle.

Je n'ai pas en mémoire le détail des votes concernant ces opérations, mais ils ont dû être assez variés, certaines organisations votant presque systématiquement contre ou ne prenant pas part au vote, d'autres votant plus souvent oui, indépendamment, d'ailleurs, de la teneur des propositions.

Vous vous interrogez, au fond, sur la façon dont on entend les actionnaires minoritaires dans un tel conseil. Peut-être cette digression philosophique va-t-elle vous chagriner ou vous amuser : les actionnaires minoritaires se font entendre par ce que l'on appelle « le marché », qui est censé parler en leur nom. Et celui-ci s'exprime par l'évolution des cours de bourse, les études des analystes et l'attitude des investisseurs. Il émet un jugement, parfois même de façon assez précise, sur ce que doit faire ou ne pas faire l'entreprise. Il s'intéresse au sort des dirigeants. Il a tort ou il a raison : statistiquement, il doit avoir tort ou raison à peu près aussi souvent que l'Etat !

Ce qui est frappant c'est que, durant toute la période que j'ai passée à France Télécom, jamais le marché et l'Etat n'ont divergé : ils ont toujours parlé d'une même voix ! L'Etat me demandait ce que me demandait le marché et vice versa. En d'autres termes, lorsqu'il fallait faire des acquisitions ou des cessions, le marché me les réclamait sur l'air des lampions et l'Etat entonnait le même refrain. Si j'évoque ce point, c'est parce que la réflexion qui est la vôtre, mérite sans doute d'être poussée un cran plus loin : si l'Etat comme actionnaire ne fait que servir de porte-voix au marché, quelle est sa légitimité à être actionnaire ?

A M. Bartolone, je répondrai que, lorsque j'ai été nommé, mon prédécesseur n'avait guère eu le temps de laisser un bilan dans la mesure où il n'était resté qu'une huitaine de jours à la tête de France Télécom, sans d'ailleurs être formellement nommé. La seule chose que j'ai pu faire a donc été de m'entretenir avec lui des raisons pour lesquelles il jetait l'éponge avant même sa nomination.

Le cahier des charges était extrêmement clair : il consistait à réussir la transformation du statut de France Télécom, un cactus sur lequel le Gouvernement butait depuis plus de deux ans. Ce dernier avait cru que la solution passait par un changement de dirigeant : honnêtement, j'ignore si c'était une bonne idée considérant, quant à moi, que Marcel Roulet faisait très bien l'affaire. Mais la décision lui appartenait ! Il avait trouvé un nouveau dirigeant remarquable pour réaliser la transformation souhaitée, mais il se trouve que l'intéressé y a renoncé, de telle sorte que je suis arrivé un peu par surprise, bien qu'avec une mission extrêmement claire.

J'avais émis quelques idées, pour l'essentiel d'ailleurs tirées de la brève expérience de mon immédiat prédécesseur, François Henrot, et elles ont été approuvées. J'avais répété, un peu comme un perroquet, les propos de François Henrot qui m'avait signalé quelques points de passage obligé pour réussir et j'avais recueilli l'accord de mes interlocuteurs. Le cahier des charges était donc extrêmement clair !

Ensuite, la situation est devenue différente puisque c'est le ministre qui a changé alors que je suis resté en fonction. Il m'a donc appartenu d'exposer au nouveau ministre les problèmes, les enjeux et la stratégie de l'entreprise. A cette occasion, comme il est normal, une discussion de fond s'est engagée et le dialogue stratégique continu que j'ai évoqué antérieurement s'est amorcé. Pour autant, le nouveau ministre ne m'a pas convoqué, dès son arrivée, pour me dire dans son coin ce qui était bon ou mauvais pour France Télécom : je vois d'ailleurs mal comment ce serait possible et c'eût été absurde !

S'agissant de l'acquisition d'Orange, il est clair que Vodafone voulait un versement en cash. Par conséquent, nous n'aurions pas pu payer uniquement en actions. En revanche, nous aurions certainement pu bâtir notre acquisition de telle façon que, parallèlement à un paiement partiel en actions, nous fassions une augmentation du capital de France Télécom qui nous fournisse le cash nécessaire. Le fait que Vodafone voulait une partie du versement en cash, n'épuise donc pas le sujet : il y avait d'autres modes de financement que nous aurions pu mettre en œuvre simultanément, si la règle des 51 % n'avait pas existé. Mais, une nouvelle fois, et je pense que vous l'avez bien compris, je savais que cette règle existait, de même que je prenais acte du fait qu'il me fallait travailler avec du personnel fonctionnaire. Cela faisait partie de mon mandat ! Ce n'est pas le propre de France Télécom : l'action de toute entreprise - et il en va de même, en vérité, de chaque être humain - est soumise à des contraintes et il appartient au manager d'en tenir compte.

Doit-il solennellement aller réclamer le changement de ce champ de contraintes ? Tout est affaire de tempérament. Il me semble que j'avais établi avec les ministres successifs un dialogue suffisamment confiant pour que je sache à quoi m'en tenir sur leur réponse à cette question, laquelle pouvait d'ailleurs varier au fil du temps. Peut-être la chose eût-elle été plus facile à tel moment ou à tel autre, ne serait-ce, éventuellement, que pour des motifs électoraux... Qu'importe ! Cette contrainte existait et je n'entends pas l'utiliser pour ma défense !

M. Hervé MARITON : A vous entendre, le fonctionnement de l'entreprise obéissait à une logique que je qualifierai d'un peu « animiste ». Vous nous avez expliqué successivement qu'au sein du conseil d'administration, les représentants du personnel ne servaient pas à grand-chose parce qu'ils devaient rendre des comptes à leurs mandants, que les représentant de l'Etat adoptaient une attitude arrêtée par avance, et que les représentants des actionnaires comptaient moins que l'expression immédiate du marché.

Vous avez souligné que les représentants du personnel se trouvent dans une situation spécifique puisque devant rendre compte aux membres du personnel en tant qu'élus, ils ne sont pas fiables. Mais les autres administrateurs qui sont, eux aussi, élus par les actionnaires, doivent-ils pour autant être privés de l'exercice de leurs responsabilités ? Dans cette logique, il devient impossible de trouver des interlocuteurs responsables !

Lorsque vous dites que le vrai représentant de l'actionnaire n'est pas son élu, mais le marché, vous vous livrez à une véritable remise en cause de la démocratie représentative qui pourrait s'étendre à bien d'autres domaines. Vous êtes, ainsi que vous l'avez rappelé, membre de conseils d'administration, et pas nécessairement dans les blocs majoritaires. Quelle importance accordez-vous à votre rôle dans ces conseils, compte tenu des propos que vous venez de tenir ?

Enfin vous avez eu recours à une formule - « la stratégie que la tutelle a évidemment approuvée » - dont vous avez tout de suite saisi à quelles interprétations elle pouvait donner lieu, ce qui vous a d'ailleurs conduit à la préciser. Elle renvoie à la question de savoir quels sont, selon vous, les moyens de la tutelle pour apprécier la stratégie. Finalement, au cours des rencontres qui pouvaient avoir lieu entre vos collaborateurs et leurs interlocuteurs, entre les ministres et vous-même, la discussion s'ouvrait-elle sur un éventail de stratégies ? En amont des décisions, la tutelle était-elle, au regard de la taille de votre entreprise, des enjeux, de l'histoire des personnes, réellement en capacité d'apprécier, de manière critique, vos propositions ?

On en revient à la question assez classique de savoir si c'est l'Etat qui a la tutelle de l'entreprise ou l'entreprise la tutelle de l'Etat, du moins pour le secteur qui la concerne.

M. Alain GOURIOU : Je voudrais, pour ma part, revenir sur un dossier qui a été évoqué brièvement bien qu'il soit très important et qu'il ait pesé très lourd dans le bilan de France Télécom : les licences UMTS. L'acquisition globale de ces licences représente aujourd'hui pratiquement le tiers de l'endettement de l'entreprise.

Les prix avaient atteint des sommets que d'aucuns jugent aujourd'hui déraisonnables : 7 milliards d'euros par licence au Royaume-Uni, 8 milliards d'euros en Allemagne. Même si la France a pratiqué une approche très différente, l'ensemble de ces coûts a lourdement plombé, non seulement France Télécom, mais la plupart des grands opérateurs européens. Ces ponctions considérables de financement ont également compromis l'activité industrielle de l'ensemble du secteur des nouvelles technologies et des télécommunications.

Au moment où nous parlons - donc au mois de mars 2003 - les technologies du téléphone de la troisième génération ne sont pas encore proposées sur le marché européen, et, nul ne sait exactement quand, dans quelles conditions, pour quel prix et pour quel contenu, le grand public va y avoir accès. Pour autant, cela fait déjà plusieurs années que les grands opérateurs européens, dont France Télécom, ont acheté sans sourciller des licences pour des technologies dont on n'a pas même aujourd'hui l'assurance qu'elles entreront en application.

Cela me paraît stupéfiant ! J'aimerais donc que vous nous décriviez les réactions du conseil d'administration lorsqu'il s'est agi d'acheter lesdites licences.

Par ailleurs, il me semble que ces acquisitions ont été fortement encouragées par la Commission européenne et notamment par le commissaire européen, M. Liikanen, en charge du dossier. Je serais donc curieux de savoir si vous avez pu, depuis lors, obtenir un certain nombre d'informations sur les conditions dans lesquelles les choses se sont déroulées à l'échelle européenne.

Parmi les grandes opérations de France Télécom, ce dossier est, je crois, en grande partie responsable des difficultés actuelles de l'entreprise.

M. le Président : D'autant que, comme nous l'avions fait remarquer à M. Vinciguerra, au même moment, certains opérateurs, dont M. Bouygues, ne jouaient pas la carte de l'UMTS ou s'étaient retirés plus tôt des enchères...

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Je pourrais presque rebondir sur la dernière remarque du président car je me souviens aussi de la réponse qui a fusé de la bouche de M. Vinciguerra...

M. le Président : Attendez celle de M. Bon !

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Je l'ai trouvée assez amusante.

Pour ce qui me concerne, j'aurai trois questions à vous poser.

Vous êtes connu - et c'est une qualité que l'on doit encore vous reconnaître - comme une personnalité du monde de l'entreprise. Vous aviez, contrairement à d'autres dont certains de mes collègues font habituellement le procès, une expérience du monde de l'entreprise privée lorsque vous êtes arrivé à la tête d'une entreprise publique.

Pour être clair, pour ne pas dire carré, nous avons eu le sentiment, y compris en écoutant les propos de MM. Grappotte et Simonin qui n'y mettaient d'ailleurs aucune mauvaise intention, que les relations avec le conseil d'administration étaient assez transparentes, mais que, d'une certaine façon, les décisions importantes, qui étaient celles d'un manager, étaient prises dans le contexte pour le moins particulier que vous avez rappelé.

Compte tenu de votre personnalité et de votre sens de la stratégie, avez-vous été, à une quelconque occasion, durant votre mandat, quels que soient les gouvernements en place, en désaccord avec les ministres sur une question essentielle de stratégie ?

Concernant les licences UMTS et la bulle - puisque, comme vient de le dire, à l'instant, mon collègue, il y a eu certes une bulle mais aussi des responsabilités - quel est votre sentiment sur le comportement de l'Union européenne et, en particulier, sur le rôle d'un commissaire européen - il se trouve que nous allons entendre un de ses collègues dans le cadre de nos auditions afin de mieux comprendre la nature et la portée des règles communautaires ? Comment se fait-il que le processus d'enchère se soit accéléré en Allemagne et en Grande-Bretagne au point d'entraîner, dans le cadre des croissances externes, des acquisitions très onéreuses avec les conséquences que l'on sait sur le niveau de l'endettement de l'entreprise ?

Cette question se double d'une sous-question : nous avons entendu dire que, dans le cadre de la bulle UMTS, les constructeurs avaient joué un rôle non négligeable, de peur de voir leurs concurrents japonais préempter le marché de la troisième génération : je pense à Ericsson, Nokia et autres... Qu'en est-il de cette affaire ?

Enfin, nous avons vu, ces derniers jours, que l'endettement de Deutsche Telekom n'est pas négligeable. Le statut juridique de cette entreprise et la composition de son capital ne sont pas tout à fait identiques à ceux de France Télécom, mais M. Vinciguerra, avec un sens de la répartie quasi-tribunitien, nous a fait remarquer, à la fin de son audition, que le secteur privé n'avait guère été plus brillant. Il a fait notamment allusion à un milliardaire chinois qui, pour avoir payé, non pas en actions, mais en cash, une licence UMTS en Grande-Bretagne, avait perdu toute sa fortune.

J'aurais donc voulu avoir votre sentiment sur ce qui s'est passé dans l'ensemble du monde des télécommunications, y compris dans des entreprises qui ont été associées, puis concurrentes, de France Télécom, comme Deutsche Telekom, et chez un certain nombre d'opérateurs de la même profession. Comment expliquez-vous que, indépendamment des statuts, nous ayons assisté à un tel emballement avec des conséquences relativement importantes pour l'ensemble des places boursières puisque le phénomène qui affectait le secteur des télécommunications a eu une répercussion sur les valeurs traditionnelles ?

M. Michel BON : Je voudrais d'abord dire aimablement à M. Mariton, qu'il a quelque peu interprété mes propos. Je n'ai sûrement pas dit que les représentants « ne servaient pas à grand-chose parce qu'ils devaient rendre des comptes à leurs mandants » ! J'ai simplement expliqué qu'ils avaient plus de difficultés que d'autres à se conformer à l'obligation de confidentialité. Cela ne signifie pas qu'ils ne servaient à rien. Ils intervenaient d'ailleurs beaucoup et je pense, sans m'être toutefois livré personnellement à l'exercice, que l'étude des statistiques des procès-verbaux des conseils montrerait que ce sont eux qui s'exprimaient le plus. Ainsi attiraient-ils l'attention du management sur tel ou tel dysfonctionnement, concernant essentiellement l'échelon national puisqu'ils représentent les syndicats français.

De même, je n'ai pas dit qu'ils n'étaient pas fiables : j'ai dit qu'ils n'observaient pas la règle de la confidentialité, ce qui n'est pas exactement la même chose ! Quelqu'un qui n'est pas fiable divulgue de fausses informations alors qu'en l'occurrence, les représentants des syndicats transmettaient les informations réelles qu'ils venaient d'entendre au conseil d'administration. C'est un peu différent, mais il n'en reste pas moins que cela constitue une gêne certaine.

Pour moi, le sujet-clé reste, comme je l'ai dit, l'élection. En effet, dans les « entreprises ordinaires » où siègent les représentants du comité d'entreprise qui peuvent tout aussi bien d'ailleurs être des syndicalistes, le problème de la confidentialité se pose avec beaucoup moins d'acuité. C'est, à mon avis, et c'est une opinion qui m'est toute personnelle, dans cette obligation de rendre des comptes que réside toute la différence dans la mesure où le comité d'entreprise doit rendre des comptes sur sa gestion et non pas sur ce qui se passe au conseil d'administration.

Vous avez ensuite établi un parallèle dont j'espère, mais je n'en doute pas, qu'il ne vous abusera pas longtemps, entre la démocratie représentative et l'entreprise. Il suffit d'assister à une assemblée générale d'actionnaires pour mesurer que nous sommes extrêmement loin d'une élection ! Les résolutions y sont adoptées entre 95 % et 99 %, scores dont même les démocraties populaires n'osaient plus faire étalage ! Il arrive que certains des mécanismes de la vie démocratique soient plaqués sur la vie de l'entreprise, mais je dirai que ce n'est que par coïncidence, car le sujet me paraît assez fondamentalement différent. De ce point de vue, je pense qu'il est erroné de voir en un conseil d'administration une sorte de mini-Parlement où l'on voterait à tout propos, pour établir des positions par rapport à une majorité ou à une opposition. C'est plus simplement un groupe d'hommes et de femmes qui s'efforcent de mener une entreprise là où ils pensent qu'il est bon de la mener.

J'ajoute que si, au conseil d'administration de France Télécom, on votait assez fréquemment du fait de la présence des représentants du personnel, dans la plupart des conseils d'administration, on ne vote jamais. Le plus souvent, on se contente, si quelqu'un exprime un désaccord, d'en faire mention au procès-verbal. On est donc très loin de la démocratie représentative et ce serait une illusion d'optique que de penser que les entreprises sont gérées selon les modalités de la démocratie parlementaire.

Vous m'avez interrogé sur les moyens dont dispose la tutelle pour apprécier la situation de France Télécom. A cet égard, on peut voir le verre à moitié vide, ou à moitié plein.

En vérité, aucun actionnaire n'a des moyens comparables à ceux dont dispose l'Etat pour savoir ce qui se passe dans ses entreprises. Ainsi, par exemple, France Télécom entretenait, à ses frais, un « contrôle d'Etat », composé de fonctionnaires éminents qui étaient, pour ceux que j'ai connus, des personnalités remarquables et extrêmement compétentes ayant accès à tous les documents de l'entreprise. Aucun actionnaire ne bénéficie de moyens tel que le contrôle d'Etat.

En outre, toute une partie des services de la direction du Trésor est exclusivement consacrée au contrôle des entreprises publiques, tandis qu'en parallèle existe à France Télécom, un « commissaire du Gouvernement », qui était, durant mon mandat, le directeur de l'industrie, des technologies de l'information et des postes au ministère de l'industrie.

L'Etat dispose ainsi de moyens considérables pour savoir ce qui advient : voilà la vision du « verre à moitié plein ».

Si l'on souhaite, à l'inverse, voir le « verre à moitié vide », on peut dire que ces moyens ne permettent qu'un contrôle un peu extérieur à l'entreprise. Le contrôle d'Etat est une bonne chose, mais il ne permet pas d'installer un fonctionnaire derrière chaque agent de France Télécom. La direction du Trésor débat de la stratégie, mais je n'irai pas jusqu'à affirmer qu'elle a les moyens d'imaginer de toutes pièces une stratégie alternative. C'est peut-être le cas, mais il ne s'est jamais présenté !

Je profite de cette occasion pour répondre par anticipation à l'une des questions de M. Balligand : je n'ai jamais eu, sur des questions stratégiques, de désaccord majeur avec les ministres. Les seules divergences dont l'une, au moins, m'a conduit à mettre ma démission dans la balance, portaient sur des questions tarifaires. Vous vous rappelez peut-être - c'est d'ailleurs un souvenir un peu douloureux - que, lorsqu'il a fallu baisser significativement les prix du téléphone -à la satisfaction de tous - il est apparu nécessaire de relever le tarif de l'abonnement, ce qu'il était beaucoup plus difficile, quel que soit d'ailleurs le gouvernement, de faire admettre ! C'est le seul vrai sujet de désaccord que j'ai connu avec le ministère, étant précisé que j'ai également dû mener un débat un peu difficile non pas, cette fois, avec le ministre, mais avec le directeur du Trésor, à propos du montant du dividende de France Télécom - mais cela ne méritait pas de démissionner !

J'en arrive à la question de M. Gouriou, à laquelle j'ai déjà d'ailleurs souvent répondu, ce qui me permettra de renseigner, au passage, M. Balligand sur le rôle de la Commission européenne !

Pourquoi avons-nous acheté des licences UMTS ? Le téléphone mobile de seconde génération, le GSM, est sans doute, avec Airbus, l'un des plus grands succès industriels de l'Europe. En effet, grâce à l'action de la Commission, nous avons adopté une norme qui, outre le fait d'être obligatoire dans toute l'Europe, s'est avérée être une bonne norme. Fort de l'énorme marché européen et de sa qualité technique, le GSM s'est imposé progressivement comme un standard quasi mondial - il n'y avait guère qu'au Japon, dans quelques états de l'Amérique latine et dans une partie des Etats-Unis, qu'il ne fonctionnait pas. Cela a permis aux constructeurs européens, Nokia évidemment, mais aussi Ericsson, Siemens ou Alcatel, premiers utilisateurs de cette norme à partir de laquelle ils avaient bâti un savoir-faire, de s'imposer dans le marché mondial de la téléphonie mobile.

C'était donc un immense succès dont se réjouissait tout le monde, moi le premier puisque l'alliance entre France Télécom et Deutsche Telekom avait contribué pour moitié à l'invention de la norme GSM qui apparaît comme un des plus beaux fruits de notre partenariat. Cependant, d'autres pays utilisaient des normes différentes. Le Japon, notamment, avait adopté, avant que nous nous dotions du GSM, une norme de téléphonie mobile de deuxième génération beaucoup moins performante qui arrivait à épuisement. Afin d'éviter la saturation des fréquences et la paralysie du système, les japonais étaient dans l'obligation de passer à une nouvelle génération, dont on devinait assez bien qu'elle devait permettre d'écouler, non seulement de la voix, mais aussi des données.

Les Japonais se sont ainsi lancés dans la troisième génération de téléphonie mobile. Les constructeurs européens se sont sentis menacés, craignant, si leurs concurrents - qu'ils étaient parvenus à sortir du marché -réalisaient les premiers une troisième génération, de prendre du retard et de risquer, à leur tour, d'être écartés du marché. Ils se sont donc engagés dans un intense lobbying auprès de l'Union européenne pour développer au plus vite des services de troisième génération.

Or, il se trouvait, mais ce peut n'être qu'une coïncidence, qui semble-t-il vous laisse perplexe, que le premier constructeur européen était originaire du même pays que le commissaire décisionnaire. Il bénéficiait sans doute d'une oreille favorable, à Bruxelles, laquelle était en tout état de cause encouragée par les succès passés...

Quoi qu'il en soit, Bruxelles a décidé que les Etats ne pourraient délivrer de nouvelles fréquences de téléphonie mobile qu'à travers la troisième génération et a défini un calendrier fixant les modalités d'attributions des fréquences supplémentaires.

Mais j'y insiste, le succès du GSM avait dépassé toutes les anticipations : personne, en 1992, lorsqu'ont été attribuées ces fréquences, ne prévoyait que dix ans plus tard, 40 millions de clients seraient comptabilisés en France. Le spectre des fréquences commençait donc parallèlement à s'épuiser et à se saturer, ce dont vous avez certainement fait, en tant que clients, la douloureuse expérience, ici ou là !

Tous les opérateurs, par conséquent, avaient besoin de fréquences supplémentaires, et particulièrement les gros opérateurs, les petits, comme Bouygues, par exemple, qui disposaient d'autant de fréquences que les autres, ayant moins de saturation. C'est la raison pour laquelle, le jour où l'on nous a dit que, pour avoir des fréquences, nous devions passer par la troisième génération, il nous a bien fallu obtempérer et nous couler dans le tuyau un peu compliqué que la Commission européenne avait mis en place.

J'ignore si Jean-Louis Vinciguerra a cité ce chiffre que je trouve quand même assez frappant : sur 57 opérateurs de téléphonie mobile de seconde génération dans l'Union européenne, 56 ont postulé à une licence UMTS. Aussi, M. le député, quand vous avez fait état de « certains opérateurs », il fallait entendre « certain opérateur » puisqu'un seul s'est retiré du marché, pour des raisons que je pourrais vous décrire si cela ne nous entraînait pas trop loin de notre sujet...

Tous les opérateurs ont postulé, au grand embarras des Etats, qui ne pouvaient pas, ou plus exactement ne voulaient pas, attribuer des fréquences à tout le monde. L'idée de l'enchère n'était pas absurde dans la mesure où elle évitait tout soupçon de favoritisme. Vous ne serez donc pas étonnés que les Anglais, avec leur pragmatisme habituel, aient tiré les premiers. Les enchères britanniques ont dépassé tout ce que l'on pouvait imaginer si bien que, comme je le disais, France Télécom a renoncé quand les licences ont atteint 5 ou 6 milliards d'euros !

Ce phénomène a agi comme une espèce de révélateur sur l'Europe entière -  au passage du train d'or, les gouvernements se sont dit qu'il serait dommage de ne pas ouvrir les fourgons - et s'est propagé de proche en proche. Cela s'est traduit par un alourdissement considérable de l'endettement de toutes les entreprises des télécommunications allant certainement, et c'est notre responsabilité, bien au-delà de la raison !

Vous m'avez demandé, M. Gouriou, si ce mouvement avait reçu l'approbation du conseil d'administration. Oui ! Le conseil d'administration avait approuvé la stratégie qui consistait à être opérateur mobile dans le plus grand nombre de pays européens possible. Comment pouvait-on y parvenir ? En passant par cette tuyauterie compliquée que l'Union européenne avait bâtie, c'était un point de passage obligé qui n'appelait pas de débat particulier.

Vous me demandez, par ailleurs, de tenter de vous expliquer brièvement le mouvement de folie de la bulle. C'est assez difficile, surtout lorsque l'on a été soi-même un acteur de cet épisode : il est certainement plus aisé de juger de l'extérieur que de l'intérieur, le comportement de personnes qui paraissent avoir perdu toute raison ...

Je pense que, parmi les éléments d'explication, deux effets ont pesé assez lourd.

En premier lieu, nous avons tous eu un comportement moutonnier. Tout le monde disait pratiquement la même chose en même temps. Il est, bien sûr, toujours possible de résister, seul dans son coin, - ceux qui l'ont fait sont bien rares - mais c'est très difficile ! Je pense que, comme élus, vous vous êtes parfois trouvés dans des situations de ce genre : lorsque tout le monde vous réclame de faire quelque chose, qui, au demeurant, ne vous paraît pas totalement aberrant, vous finissez par vous y résigner.

Comme vous le savez peut-être -cela avait, à l'époque, été assez largement médiatisé - je m'étais longtemps opposé à ce que France Télécom mette en bourse ses filiales, jugeant qu'il était plus compliqué de gérer un groupe avec des filiales cotées qu'avec des filiales détenues à cent pour cent. Lorsque je m'y suis résolu, sous une pression considérable, j'ai expliqué, à propos de Wanadoo en 2000, que le marché de l'Internet était en train de se créer, qu'il fallait faire très vite puisque tout s'accélérait dans ce secteur, et que, pour ce faire, il n'y avait pas d'autre stratégie que de mener des acquisitions. Malheureusement, les acquisitions dans ce secteur atteignant des prix absurdes, il ne fallait pas les faire en cash, d'où mon besoin de payer comme le faisait tout le monde, avec des « assignats ». C'est précisément le terme que j'avais employé, et un journaliste, lors d'une conférence de presse, avait même souligné l'audace d'annoncer une mise en bourse en déclarant qu'allaient être mis en vente des « assignats »... Pourtant, le jour même, le cours de bourse de France Télécom grimpait de 25 %, passant de 180 euros à 220 euros. Je ne dis pas cela pour m'exonérer de ma responsabilité, je l'assume, mais un considérable effet moutonnier a indéniablement joué, aussi bien dans l'enthousiasme, qu'ensuite dans le désamour car, de mon point de vue, les multiples boursiers accordés au secteur des télécommunications aujourd'hui sont ridiculement faibles au regard des énormes perspectives de croissance qu'il offre.

Si vous prenez Internet, emblème de la bulle, le nombre de ses utilisateurs et le temps qu'ils lui consacrent ont crû pendant toute cette période de façon a peu près régulière, au sommet comme à l'étiage des cours boursiers, ce qui illustre bien la puissance de cet effet moutonnier.

En second lieu, parallèlement à cet effet moutonnier, nous avons pâti d'un effet de richesse que des économistes ont, depuis longtemps, fort bien expliqué et qui fournit une réponse à une question à laquelle je n'ai pas encore répondu. Tout à l'heure, M. le Président m'a demandé pourquoi nous n'avions pas revendu NTL juste après l'acquisition d'Orange. Si nous l'avions fait, nous en aurions retiré 4 milliards d'euros. Ce n'était, certes, pas négligeable, mais il faut se souvenir que France Télécom valait à l'époque plus de 200 milliards d'euros en bourse. Or, vous ne regardez pas 4 milliards d'euros de la même façon quand vous pensez valoir 200 milliards d'euros que lorsque vous pensez en valoir 10 : c'est une évidence !

Là encore, je ne cherche en rien à fuir mes responsabilités : le sujet n'est pas là ; je propose des explications. Parmi ces dernières, cet effet de richesse a beaucoup contribué à enfler la bulle et j'observe d'ailleurs que ce phénomène n'est pas propre au secteur des télécommunications : vous pouvez, à l'instar d'ailleurs de nombreux économistes, établir une excellente corrélation entre les volumes des fusions-acquisitions et les variations des valeurs boursières. Concrètement, alors qu'il serait intelligent d'acheter quand les actions ne sont pas chères et de vendre quand elles le deviennent, c'est au processus inverse que l'on assiste ! C'est lorsque les entreprises valent cher que les opérations de fusion-acquisition se multiplient et lorsqu'elles sont bon marché qu'elles cessent.

M. François BROTTES : Vous avez, tout à l'heure, fait allusion à la loi de 1996, dite « loi Fillon » qui outre, le seuil de 51 %, a imposé le cadre de la régulation de ce secteur avec l'avènement de l'ART - autorité de régulation des télécommunications.

Je mets à part l'aspect des licences et de leurs coûts extravagants que nous venons d'évoquer, me contentant de rappeler que l'opposition de l'époque reprochait à l'Etat de les brader. C'est un discours qui n'a plus cours et je pense que notre pays s'est montré relativement raisonnable à ce sujet ! En revanche, je me souviens des questions soulevées par le regroupage, l'homologation des tarifs et à la boucle radio locale dans laquelle France Télécom n'a finalement pas voulu être opérateur. Quel est votre sentiment sur le rôle de pionnière, pour ne pas dire de « cobaye », que certains se sont plu à laisser jouer à France Télécom, et pensez-vous que les nouveaux entrants ont pu se comporter comme des prédateurs à son égard ?

M. François GOULARD : Je souhaite revenir en quelques mots sur les licences UMTS. Est-ce que vous imaginez une seule seconde que vous auriez pu, en tant que dirigeant d'une entreprise publique, avoir, sinon l'attitude de Martin Bouygues, celle de Jean-Marie Messier, qui avait assez âprement discuté le montant à verser au Trésor ?

Ainsi que vous l'avez rappelé tout à l'heure, vous aviez pour première mission, en arrivant à la tête de France Télécom, de conduire un changement qui n'était pas simple. Il s'agissait d'une mutation considérable dont on minimise aujourd'hui l'ampleur, car passer du statut pas si lointain d'administration à celui d'entreprise confrontée au plus agressif des marchés internationaux suppose une véritable révolution interne. N'avez-vous pas conduit cette grande affaire, qui vous a beaucoup occupé, au détriment de l'exercice d'autres responsabilités ? Accessoirement, sa réalisation n'a-t-elle pas conduit à laisser en place un certain nombre de dirigeants peut-être plus adaptés à l'ancienne formule qu'à la nouvelle ?

Par ailleurs, vous avez déclaré que vous étiez, pour l'essentiel, en accord avec votre tutelle, notamment sur les questions d'acquisition. Pensez-vous que les ministres, dans de telles situations, accompagnent la décision en conscience ou qu'ils laissent faire tant qu'ils ne voient pas un intérêt politique majeur à contrecarrer la décision d'un dirigeant d'entreprise publique ?

J'en arrive aux acquisitions, en débutant par une question qui peut paraître plus accessoire qu'elle ne l'est réellement : avez-vous eu des discussions tendues avec vos commissaires aux comptes sur ce qui touchait aux valorisations d'actifs, et portez-vous un jugement sur l'évolution des méthodes comptables ? L'américanisation - pour simplifier - des méthodes comptables n'est-elle pas responsable en grande partie des turbulences que vous avez affrontées et que nous connaissons encore aujourd'hui ? Le full faire value, en faisant formidablement fluctuer les valorisations d'actif, n'a-t-il pas des conséquences extrêmement dommageables sur les entreprises du type de France Télécom ?

Je reprendrai, maintenant, une question que j'ai déjà posée à votre ancien directeur financier : estimez-vous, a posteriori, que les banques d'affaires ont joué un rôle trop important au sein de France Télécom et cela, pour partie en raison, si j'en crois ce que nous avons pu lire, d'une relative faiblesse des équipes de fusion et acquisition de l'entreprise ?

Enfin, n'avez-vous pas jugé excessive l'attitude des banques qui ont joué à se faire peur ou, plus exactement, ont profité des changements brutaux de notation de France Télécom par les agences de rating ? En raisonnant un peu, il était aisé de deviner, en effet, que l'Etat ne laisserait pas tomber une entreprise publique dont il détient plus de 50 % du capital ! Les banques de crédit, qui ont tiré avantage des difficultés de trésorerie de l'opérateur pour resserrer considérablement leurs conditions financières, peut-être sans réelle justification, n'ont-elles pas été les grandes bénéficiaires de cet épisode ?

M. Xavier de ROUX : Vous avez dit que le ministre et le marché avaient parlé d'une seule voix, et qu'ils approuvaient votre stratégie. Nous savons évidemment qui est le ministre. Il n'en va cependant pas de même pour le fameux « marché ». Qui est-il ? Les banques conseils, les agences de notation, la presse économique, tous ces acteurs ensemble ? Comment « écoute-t-on » le marché et quelle part de subjectivité apporte-t-il dans les décisions stratégiques ?

Ma seconde question est liée à la première et concerne le prix des licences UMTS. Les deux parties des adjudications anglaises étaient évidemment, d'une part, le vendeur, mais aussi, d'autre part, les acheteurs. Ces derniers disposaient-ils d'une analyse économique pour évaluer le rapport entre le prix des licences et l'amortissement des nouvelles fréquences auxquelles elles donnaient accès ?

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur les contraintes qui pesaient sur France Télécom du fait de son statut d'entreprise publique. Vous avez évoqué le statut des personnels et la règle des 51 %. Il est clair que ces deux contraintes ont des poids tout à fait différents : le statut des personnels ne peut en aucune manière évoluer du jour au lendemain, lorsque la règle des 51 % est beaucoup moins intangible ! Or, j'ai eu le sentiment, à l'écoute d'une de vos réponses, que cette question n'a pas été véritablement débattue avec le Gouvernement de l'époque. Pourtant, le maintien de cette règle ne laissait d'autre choix que de financer vos acquisitions par l'emprunt, c'est-à-dire en fragilisant gravement la situation de l'entreprise. Dans ces conditions, n'aurait-il pas été normal de soulever cette question ? J'ai quelques difficultés à imaginer que cela n'ait pas été le cas...

Pouvez-vous nous apporter davantage de précisions sur la manière dont cette question a été évoquée, et sur la manière dont le Gouvernement y a répondu ?

M. Michel BON : Je commencerai par répondre brièvement, bien qu'elle ait trait à un sujet dont nous pourrions parler très longuement, à la question de M. Brottes sur la réglementation. Cette dernière a-t-elle gêné France Télécom ? Evidemment ! Il n'y a pas une entreprise qui ne rêve de mettre à mal ses concurrents, qu'elle considère toujours comme des « nuisances », et qui ne préférerait s'en passer, tout en ayant conscience cependant qu'ils lui font faire des progrès.

L'autorité indépendante établie par la loi de 1996 a agi de son mieux, sachant qu'elle aussi se compose d'hommes et de femmes plus ou moins sujets à erreur. De temps en temps, elle s'est effectivement trompée, parfois dans un sens défavorable à France Télécom, parfois probablement aussi dans un sens défavorable aux nouveaux entrants. Disons qu'elle s'est prononcée plus fréquemment au détriment de France Télécom, parce que c'était moins lourd de conséquences...

Au total, néanmoins, j'estime que l'autorité de réglementation a rempli de son mieux son très difficile rôle. Je n'aurais sans doute pas adhéré à tous ses points de vue, mais je ne la condamnerai pas pour autant et je ne la rendrai pas responsable de tous nos problèmes.

Pour en finir sur la réglementation, j'ajouterai que la loi de 1996 avait établi, d'une façon d'ailleurs assez originale en Europe, une sorte d'équilibre entre l'Autorité d'un côté et le Gouvernement de l'autre. Le ministre avait conservé plus de pouvoirs que dans la plupart des autres pays européens. A cet égard, je dois avouer que j'ai été déçu de l'évolution de cet équilibre car il s'est avéré qu'il était, en réalité, très difficile pour un ministre d'exercer son pouvoir propre si l'Autorité ne le souhaitait pas ! Progressivement, au fil des ans, sans que cela ne tienne à la personnalité du ministre, le mouvement étant pratiquement continu, le pouvoir dévolu au ministre par la loi de 1996 a été abandonné au profit de l'Autorité, et j'ai cru comprendre qu'un projet de loi vous sera soumis prochainement pour consacrer cette évolution.

Quoi qu'il en soit, la concurrence a fait faire beaucoup de progrès à France Télécom : sans aucun doute, si les choses étaient à refaire, il faudrait les refaire car elles sont allées tant bien que mal et plutôt bien que mal...

S'agissant du prix des licences UMTS et de la façon dont j'aurais pu, ou dû, intervenir, je tiens à souligner qu'il existe une différence considérable entre les trois catégories d'acteurs dont vous parlez.

S'il achetait une licence 5 milliards d'euros, Martin Bouygues perdait le contrôle de l'entreprise dont il est propriétaire ! Je comprends que, face à une décision aussi lourde et personnelle, sa réaction ait été différente de celle de Jean-Marie Messier, de la mienne ou de tous ceux qui dirigent des entreprises qui ne leur appartiennent pas. Vous dites de Jean-Marie Messier qu'il a beaucoup utilisé les journaux, mais, que voulez-vous, chacun utilise les méthodes qu'il connaît : en l'occurrence, les médias étaient familiers à Jean-Marie Messier et il avait l'habitude d'en user, avec d'ailleurs un certain talent. Disons que c'était moins « mon truc ». En outre, en avais-je véritablement besoin ? Comme je l'ai dit, je voyais très régulièrement les ministres qui n'ignoraient donc rien de ce que je pensais.

Pour clore le sujet, j'ajouterai, ce qui me permettra de répondre par avance à la question de M. de Roux, que pour France Télécom, le leader du marché français du mobile avec ses 20 millions de clients - ce que je vais vous dire va vous paraître un peu cynique, mais c'est la loi du calcul économique - payer une licence au même prix que M. Bouygues qui n'avait que 5 millions de clients, représentait un avantage compétitif. C'était peut-être trop cher, mais cela demeurait un avantage compétitif, ce qui donne une autre vision des choses. Cela étant, je pense que les ministres successifs n'ont rien ignoré de mes opinions sur le sujet, bien qu'il était exclu que j'en fasse étalage dans la presse. Pouvais-je affirmer à l'envi que je considérais que le Gouvernement, lequel m'avait nommé, avait tort ? Toute prise de position de ma part sur le sujet m'aurait immanquablement valu des commentaires désobligeants : soit « Il est à la solde ! », soit « Pour qui se prend-il ?». Cela ne servait à rien !

Vous avez ensuite évoqué, et je vous en remercie, un sujet que j'aurais voulu aborder, car il a été pour moi une source de très grandes joies et de grande fierté : l'évolution interne de France Télécom. Evidemment c'est une dimension que l'on oublie très vite, ce qui peut d'ailleurs expliquer en partie la teneur des débats actuels.

Il est clair que le changement intervenu au sein de l'entreprise a été considérable. Tous les Français qui sont clients de France Télécom, ont pu le constater par eux-mêmes. La mutation s'est opérée, d'une part, au niveau de l'état d'esprit, avec la promotion de la notion de client au cœur de l'entreprise - ce qui est le cas, me direz-vous, dans toute entreprise, mais ce qui ne l'était pas dans un monopole - et, d'autre part, au niveau interne, avec une extraordinaire reconversion des métiers suite au changement des technologies. En six ans, 70 000 salariés, soit plus de la moitié des personnels, ont radicalement changé de métier, ce qui représente un effort gigantesque et, à ma connaissance, sans équivalent dans l'histoire économique française. Il est évidemment plus facile de mettre au chômage 10 000 personnes et d'en réembaucher 2 000 correspondant au nouveau profil des postes que de reconvertir les salariés... Ce fut un énorme travail, et je dois rendre grâce aux salariés de l'avoir accepté. Voilà peut-être d'ailleurs un message d'optimisme pour une éventuelle réforme de l'Etat.

Cette évolution a permis - et cela me fournit l'occasion de répondre au passage à vos questions relatives au statut des fonctionnaires - une intense croissance de la productivité de l'entreprise, qui a doublé en six ans, si on l'exprime de la façon habituelle, c'est-à-dire en calculant le nombre de clients par salarié !

C'est en ce sens que je ne considérerai pas comme décisif le statut des personnels fonctionnaires. Je vois peu d'entreprises privées, avec tous les moyens du privé, qui soient parvenues à doubler leur productivité en six ans ! C'est une avancée gigantesque... Vous pourriez m'objecter que si nous l'avons fait, c'est parce que nous partions de très bas. Je vous répondrai en vous rappelant que France Télécom avait été continûment bien gérée par mes prédécesseurs, avec l'appui d'un corps d'ingénieurs solides, puissants et efficaces. C'est donc bien un effort gigantesque qui a été consenti et ses fruits n'en sont pas moins impressionnants.

Vous avez raison de dire que cette mutation m'a pris du temps, car c'est vraiment le cas ! La transformation de la culture d'une entreprise exige du dirigeant qu'il paye beaucoup de sa personne, mais je pense honnêtement que le résultat en valait la peine. Est-ce que cette mission m'a distrait de mes autres tâches ? Certes, les journées de chacun ne durent que vingt-quatre heures ! Pour autant, ne comptez pas sur moi pour vous dire que, m'occupant du moral des troupes à Castelnaudary, je ne pouvais pas me consacrer à l'acquisition d'Orange. Je m'occupais de tout : c'était mon travail et c'est pour le faire que j'étais payé !

Vous me demandez s'il n'aurait pas fallu changer les dirigeants. C'est là aussi, peut-être, une affaire de tempérament personnel. Pour ce qui me concerne, je privilégie un management qui repose sur la confiance. Il me semble qu'il était, sinon plus facile, du moins plus efficace de faire changer France Télécom en lui donnant confiance en elle-même et en disant aux personnels qu'ils trouveraient en eux-mêmes les ressorts du changement, plutôt qu'en leur laissant entendre qu'ils étaient incompétents, qu'il me fallait nommer une équipe qui leur dirait quoi faire et à laquelle ils n'auraient plus qu'à obéir. Peut-être ai-je eu tort ? Je l'ignore, mais je crois que, d'une manière générale, on est généralement bien récompensé en faisant confiance à des personnes et en les investissant de responsabilités. C'est une méthode assez efficace pour faire bouger les choses et je pense que l'évolution de France Télécom l'a prouvé...

Vous avez par ailleurs fait allusion à mon implication personnelle en laissant entendre que, si je consacrais à France Télécom mes journées - pour tout vous dire, je lui ai consacré aussi une bonne partie de mes nuits - alors que le ministre ne s'en occupait que de temps à autre, la partie n'était pas égale. Il est incontestable que je travaillais plus sur le sujet que le ministre, qui avait bien d'autres tâches à assumer, et dont je n'envie pas l'emploi du temps ! Cela étant, il serait un peu réducteur - et j'ai tenté de le faire comprendre par mes réponses - de ramener le choix de la stratégie de France Télécom à un dialogue entre le ministre et le manager.

Le choix de la stratégie de France Télécom, et je répondrai ultérieurement à la question de Xavier de Roux sur le marché, était inspiré par de multiples acteurs : la presse qui donnait son avis, les analystes, les investisseurs qui exposaient leurs opinions, sans parler de nos concurrents ! France Télécom n'était nullement un objet unique dans le paysage européen. L'équation stratégique à laquelle elle était confrontée se posait exactement dans les mêmes termes en Allemagne, en Italie, en Espagne, et il était donc instructif d'observer le comportement des autres opérateurs. Par conséquent, lorsque le ministre se voyait soumettre par le manager une stratégie qui s'apparentait à celle que suivaient les autres entreprises du secteur, il n'avait pas besoin de consacrer dix heures de préparation pour constater que, dans la mesure où il y avait convergence de vues, cette option n'était peut-être pas stupide ! J'aurais proposé au ministre d'adopter une stratégie radicalement différente des autres, je ne peux pas préjuger sa réaction, mais je suis certain qu'il y aurait consacré plus de temps ! Il se trouve que je ne l'ai pas fait...

Pour ce qui est des commissaires aux comptes, je n'ai jamais eu avec eux de débats difficiles. Nous les faisions beaucoup travailler et ils ont toujours approuvé nos comptes sans réserve. Je n'ai le souvenir que de deux points de divergence, qui étaient mineurs et qui se sont vite réglés.

Le premier différend était lié à NTL. Alors que nous avions passé une provision complète pour NTL dans nos comptes, approuvée par le conseil d'administration, une autre solution que celle prévue pour la consolidation de NTL a finalement été retenue par le juge. Cette dernière consistait à demander à NTL de nous remettre non pas des actions, mais des bons de souscription d'actions. Cela revenait à terme exactement au même, si ce n'est qu'au plan comptable, les choses ne devaient pas être évaluées de la même façon ! Nous avions déjà arrêté les comptes au conseil, bien qu'ils n'aient pas encore été présentés à l'assemblée générale, mais les commissaires aux comptes ont cru bon de les rouvrir pour passer la perte complémentaire, ce à quoi je me suis opposé en les mettant au défi de me citer une seule entreprise du CAC 40 qui ait revu ses comptes avant son assemblée générale au cours des cinq années précédentes, ce qu'ils n'ont évidemment pas fait. Ils ont fini par se ranger à mon avis. Et j'ai annoncé à l'assemblée générale des actionnaires, avant que les commissaires le confirment, qu'il faudrait passer cette provision dans le futur.

Le second différend portait, au moment de l'arrêté des comptes au 30 juin 2002, plus particulièrement sur la survaleur d'Equant. En effet, le nouveau business plan soulignait que le marché des réseaux de données était moins flambant qu'on ne l'avait imaginé. Ainsi, le flux actualisé de recettes futures liées à cet actif, qui sert de base à l'appréciation de la survaleur, a dû être ajusté à la baisse. Par conséquent, les commissaires aux comptes ont souhaité passer, dès le premier semestre, un amortissement du goodwill. Je leur ai cependant fait valoir que, pour l'année 2002, Equant allait générer beaucoup plus de cash que ne le prévoyait le business plan et leur ai donc proposé d'attendre la fin de l'année 2002 pour provisionner l'écart d'acquisition, si cela se justifiait, ce qu'ils ont accepté.

J'ignore si le moment est bien choisi pour évoquer cette question, mais je peux vous dire qu'en effet, je suis extrêmement inquiet de l'évolution des normes comptables, pour une raison très simple que ceux d'entre vous qui ont fait un peu d'économie comprendront vite : elle crée du procyclique. Tous les progrès de la science économique ont consisté à mettre en place des instruments contracycliques : la politique monétaire, la politique budgétaire, etc. Les nouvelles règles comptables obligent les entreprises à faire apparaître des pertes plus grandes quand le marché est mauvais, ce qui ne me paraît pas constituer un progrès ! Il n'y a pas de bonnes méthodes pour l'amortissement des survaleurs, mais la méthode américaine, que nous nous apprêtons à suivre, me paraît pire que les autres.

S'agissant du rôle des banques d'affaires, il serait facile, médiocre et inexact que de dire qu'elles nous ont poussés. Les banques d'affaires vous conseillent, mais il n'en reste pas moins que la décision vous appartient et je ne chercherai donc pas un instant à les accuser. Il est vrai que le métier de ces banquiers consiste à vendre des idées si bien que le directeur financier - il vous l'a peut-être raconté - s'est trouvé véritablement harcelé de propositions de ventes, d'achats ou autres. Mais face à cette pression, notre métier nous impose de faire le tri et d'agir comme on pense devoir le faire !

Le département M & A de France Télécom était-il faible ? Je n'avais pas ce sentiment ! Son animateur était une personne de très grande qualité, et bien entourée. De plus, les banques d'affaires jouaient leur rôle naturel d'appoint : il n'est en effet pas opportun de dimensionner un département de fusions et acquisitions comme si vous achetiez en permanence de très grosses affaires. Il s'agit de se positionner de manière intermédiaire sachant que les banques sont là, le cas échéant, comme appui.

Les banques ont-elles bénéficié des difficultés de France Télécom ? C'est là une question un peu plus délicate ! Dans l'ensemble, on peut répondre par la négative du point de vue du coût de nos crédits, puisque, au total, le coût de la dette de France Télécom n'a cessé de baisser au fil des années. J'ignore ce qu'il en était à la fin de l'année 2002 puisque j'étais déjà parti, mais, à la fin du premier semestre 2002, le coût global de la dette était encore en diminution.

En revanche, il est certain que la tournure que prenaient les choses pour France Télécom pouvait conduire tel ou tel à se dire qu'il gagnerait plus en parvenant à imposer telle option plutôt que telle autre. C'est possible, mais, une nouvelle fois, la décision ne relevait pas des banques et il suffisait de mesurer quelle était la part de leur intérêt dans les conseils qu'elles prodiguaient pour apprécier leurs recommandations à leur juste valeur d'autant que, généralement, elles usent d'assez grosses ficelles !

Je vais essayer, en réponse à M. Xavier de Roux, de définir ce qu'était le marché, question intéressante qui a fait couler pas mal d'encre. Evidemment, le marché ce n'est personne en particulier. C'est d'ailleurs un peu terrorisant de penser qu'en dernière analyse, nous nous faisons les serviteurs de quelque chose qui est anonyme, mais, après tout, sommes-nous les seuls ? Qui est l'opinion publique ?

Cela étant, on passe du temps à comprendre ce que dit le marché. Où s'exprime-t-il ? D'une part, dans la presse à la lecture de laquelle nous consacrons beaucoup de temps. A cet égard, les médias, singulièrement la presse anglo-saxonne, expriment régulièrement des avis extrêmement tranchés. D'autre part, auprès des investisseurs : une part croissante des journées des dirigeants - elle s'est multipliée par dix depuis que j'ai quitté Carrefour - est occupée par les rencontres avec les personnes qui achètent, ont acheté, ou vont acheter des actions de leur entreprise. Tous ces acteurs vous disent des choses qui ne sont d'ailleurs pas forcément les mêmes, encore que l'aspect moutonnier que j'évoquais précédemment fait que, généralement, dès votre cinquième entretien de la journée, vous avez un peu l'impression d'entendre un disque rayé !

En outre, les analystes, à longueur de publications, vous disent ce qu'il faut faire et, dans le cas d'affaires très en vue, ils sont nombreux : plus de 60 analystes suivaient France Télécom en permanence et, si je ne lisais évidemment pas tous leurs articles, je prenais connaissance des écrits d'une dizaine d'entre eux qui passaient pour être « les faiseurs de pluie ou de beau temps ». J'ai également consacré beaucoup de temps à rencontrer des petits actionnaires.

Pour me résumer, je dirai que l'on essaie de se faire une opinion : je ne dis pas que l'on entend tout et que l'on entend bien, mais, en tout cas, on y consacre du temps !

A M. Xavier de Roux, je répondrai par ailleurs qu'il y avait toujours un business plan qui venait à l'appui de nos projets, et c'est d'ailleurs au vu de ce plan que nous avons lâché prise en Grande-Bretagne puisqu'il nous paraissait qu'au-delà d'un certain prix, le business plan ne couvrait plus le niveau des licences. Vous me direz que le plan d'affaires pour l'Allemagne était bien imparfait, car en toute rigueur, il aurait dû nous conduire à la même conclusion ! Quoi qu'il en soit, nous nous appuyions systématiquement sur une analyse économique fouillée.

Concernant la règle des 51 %, que vous me reprochez de ne pas avoir renégociée, je vous inviterai à un petit effort de mémoire. Ce n'est sûrement pas de gaieté de cœur que le Gouvernement en 1996 a proposé le maintien d'une majorité de l'Etat dans le capital de France Télécom, qui ne répondait pas à sa philosophie. S'il s'y est résolu, c'est parce qu'il estimait que c'était la seule façon de faire aboutir le projet de changement de statut et la mise en bourse de l'opérateur.

Ce n'est sûrement pas, non plus, le cœur léger que le Gouvernement suivant a introduit France Télécom en bourse alors que, avant et pendant la campagne électorale, ses futurs membres s'y étaient fermement opposés. Il me semble ainsi que chacun, dans cette affaire, a fait des choses qui ne s'inscrivaient pas tout à fait dans sa philosophie. Est-ce que, pour autant, cela m'autorisait à faire ou exiger plus ? Bien sûr que non ! A l'inverse, j'ai estimé que chacun avait avalé assez de couleuvres ! Peut-être ai-je eu tort ?

Est-ce que cela aurait vraiment changé les choses si j'avais pu, messieurs, me présenter aujourd'hui devant vous avec une belle lettre signée par je ne sais qui, stipulant qu'il ne fallait en aucun cas toucher à la règle des 51 % ? Pour vous peut-être, pas pour moi ! Cela, de mon point de vue, n'aurait en rien atténué ma responsabilité.

M. Pierre DUCOUT : Pour revenir à la règle des 51 %, il a été fait allusion, lors des précédentes auditions, à un « scénario noir » qui aurait été envisagé au moment des dernières acquisitions relativement importantes. Dans ce scénario, on estimait que la valeur probable de l'action France Télécom devait plutôt se situer aux alentours de 50 euros. Etes-vous en possession de ces éléments ? En outre, puisque l'on nous a expliqué que Vodafone exigeait du cash, n'auriez-vous pas pu demander à l'Etat de souscrire à une augmentation de capital à l'occasion de l'acquisition d'Orange, comme il le fait aujourd'hui ?

Par rapport à ce « scénario noir », pensez-vous que vos estimations, fondées sur des estimations de retours sur investissement à l'horizon 2005, vont trouver leur traduction dans la réalité et que celui qui a investi pourra regagner de l'argent en retour dans les quatre ou cinq années à venir ?

M. Michel BON : Oui, nous avions bâti un scénario noir. C'est d'ailleurs une façon extrêmement banale de travailler que de prévoir trois scénarios allant du plus optimiste au plus pessimiste, et nous avions adopté ce type d'approche pour étayer notre plan de refinancement.

Or, il est une donnée que le scénario noir n'avait jamais intégrée : le fait que l'accès au marché des capitaux nous soit fermé. Nous n'avions jamais entrevu cette possibilité parce que nous pensions qu'il tombait sous le sens que la présence de l'Etat comme actionnaire majoritaire empêcherait le marché d'envisager une faillite de France Télécom, sans même qu'il soit d'ailleurs nécessaire que l'Etat manifeste son soutien. Cette opinion était partagée par la quasi-totalité des acteurs du marché jusqu'au jour où l'une des trois agences de notation - et une seule - a décidé que France Télécom était au bord de l'insolvabilité et a revu sa notation lui fermant, du jour au lendemain, tout accès au marché. Cette décision bouleversait radicalement nos perspectives pour la simple raison que toute entreprise - sauf dans le cas, d'ailleurs critiquable, d'une entreprise qui n'aurait aucune dette - a des dettes soumises à des échéances. Ces échéances ont des termes variables et se refinancent les unes les autres si nécessaire. Il est classique d'avoir une partie de la dette à relativement court terme, une autre à moyen terme et une dernière à long terme : c'est de bonne gestion financière !

Lorsque, au mois de juin, cette unique agence de notation a émis son avis et que l'accès au marché nous a été fermé, je savais que, faute de pouvoir réemprunter, France Télécom se trouverait en difficulté de paiement, un an plus tard, vers la fin du premier semestre 2003. Dans ces conditions, mon devoir était d'aller trouver mon actionnaire majoritaire pour lui exposer la situation et lui dire qu'il était préférable de s'occuper de la question avant le mois de juin 2003, ce qui a été fait. Ce cas de figure n'avait cependant jamais été évoqué, même dans notre scénario noir.

Vous me demandez, par ailleurs, si j'avais considéré que l'Etat puisse souscrire à une augmentation de capital. Peut-être est-ce une plaisanterie ? Vous connaissez mieux que moi la situation des finances publiques et vous savez que jamais, au grand jamais, sous aucun Gouvernement, l'Etat n'a envisagé de mettre un sou dans France Télécom. Loin d'être un objet de dépenses, France Télécom était une source de recettes. Rappelons à cet égard que, sous ma présidence, l'Etat a prélevé 35 milliards d'euros sur France Télécom.

Ce qui va se faire sous l'empire de la nécessité, ne se fera d'ailleurs nullement en prenant dans la poche du contribuable, mais uniquement en empruntant avec l'idée, d'ailleurs très juste, que la vente des actions permettra ensuite de rembourser cette dette ! Je n'ai donc jamais eu l'audace de penser que l'Etat allait apporter de l'argent et, pour moi, cela faisait aussi partie des règles du jeu. Je savais, et nous le savons tous, que mon actionnaire était impécunieux.

Bien sûr, la démarche que vous suggérez aurait facilité, d'une certaine façon, le respect de la règle des 51 % et j'aurais pu opposer à l'Etat que s'il voulait garder la majorité, il devait payer, mais c'eût été une attitude un peu infantile...

Puisque vous m'en fournissez l'occasion, je voudrais évoquer un point que nous n'avons pas abordé. J'entends parfois certains, bien que de moins en moins fréquemment, comparer la situation de France Télécom à une catastrophe, à un drame national, voire à un « nouveau Crédit lyonnais ». Je ne vous dirai pas que la façon dont les choses ont tourné à France Télécom m'emplisse de fierté et j'espère d'ailleurs ne pas vous avoir donné ce sentiment. Néanmoins, j'estime qu'il n'y a guère de comparaison possible entre France Télécom et le Crédit lyonnais.

En premier lieu, on ne peut pas, à proprement parler, faire état d'une catastrophe « France Télécom » puisque l'entreprise, opérationnellement, n'a pas cessé et continue de faire des progrès. J'espère même que, sous l'impulsion de mon successeur, elle ira encore plus loin !

En deuxième lieu, il convient, avant de se livrer à ces comparaisons entre France Télécom et d'autres entreprises, de mettre en exergue un certain nombre de ses caractéristiques et notamment le fait qu'elle a continûment été cotée. Chaque fois que l'entreprise bougeait le petit doigt, le marché, ce marché anonyme sur lequel s'interrogeait M. Xavier de Roux, opinait. La lecture des vieux journaux ne peut que vous conduire à constater que les initiatives de France Télécom ont toujours été accueillies par des applaudissements nourris.

En troisième lieu, et c'est une dimension loin d'être négligeable, tous les achats réalisés par France Télécom relevaient de son secteur d'activité. Nous n'avons pas acheté des studios de cinéma, des golfs, des hôtels, mais exclusivement des affaires liées aux télécommunications. Nous avons pu faire de mauvaises acquisitions, mais toutes touchaient à des métiers que nous connaissions parfaitement.

En outre, toutes les entreprises que nous avons achetées étaient cotées de telle sorte que la question ne se posait pas de savoir si leur prix était excessif ou non : nous achetions au prix fixé par le marché ! Après coup, on peut parfaitement juger que le prix était injustifié et que l'acquisition était mauvaise - j'en suis d'accord - mais, sur le moment, nul ne pouvait dire qu'elle était trop chèrement payée.

En dernier lieu, comme je viens de le dire, l'Etat a, pendant cette période, pu prélever 35 milliards d'euros grâce à France Télécom, ce qui, pour lui, est loin d'être une mauvaise affaire ! Bien sûr, elle n'est plus aussi bonne qu'elle le fut... Reste qu'elle a bel et bien fait rentrer 35 milliards d'euros dans les caisses...

Suite des auditions

N° 1004 - Rapport de la commission d'enquête sur la gestion des entreprises publiques : auditions (M. Michel Dieffenbacher)


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