Version PDF
Retour vers le dossier législatif

N° 1004

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Retour au tome I du rapport
Retour au début des auditions

- Audition de M. Elie COHEN, directeur de recherche au CNRS
(25 février 2003)

- Audition de M. René BARBIER de La SERRE (4 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Gabriel GALET, Yves JEGOUREL, Vincent de La BACHELERIE, Edouard SALUSTRO, Jean-Michel CHARPENTIER et Guy STIEVENART, commissaires aux comptes de France Télécom
(18 mars 2003)

- Audition de M. Jean-Louis VINCIGUERRA, ancien directeur financier de France Télécom (18 mars 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean SIMONIN, Marcel ROULET et
François GRAPPOTTE, membres du conseil d'administration de France Télécom (25 mars 2003)

- Audition de M. Michel BON, ancien Président de France Télécom
(25 mars 2003)

2ème partie

- Audition conjointe de Mme Claire NOURRY, MM. Patrick GOUNELLE, Jean-Louis LEBRUN, Guy ISIMAT-MIRIN, Philippe VASSOR et Amadou RAIMI, commissaires aux comptes d'EDF (1er avril 2003)

- Audition de M. Jean-Michel CHARPIN, Président du comité d'audit d'EDF
(1er avril 2003)

- Audition conjointe de Mmes Michèle ROUSSEAU, commissaire du gouvernement à EDF, et Jeanne SEYVET, commissaire du gouvernement à France Télécom (8 avril 2003)

- Audition conjointe de Mme Catherine NEDELEC, MM. Alain MARTIN et Jean-Marc MAUCHAUFFEE, représentants des salariés au conseil d'administration d'EDF (8 avril 2003)

- Audition conjointe de MM. Jean-Pierre JOUYET, directeur du Trésor et Nicolas JACHIET, ancien chef du service des participations financières
(29 avril 2003)

- Audition de M. François AILLERET, ancien Président d'EDF International
(29 avril 2003)

3ème partie

- Audition de M. Edmond ALPHANDERY, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien Président d'EDF (6 mai 2003)

- Audition de M. Jean-Paul BAILLY, Président de La Poste (13 mai 2003)

- Audition de M. Daniel LEBEGUE, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (13 mai 2003)

- Audition conjointe de MM. François ROUSSELY, Président d'EDF et Jacques CHAUVIN, ancien directeur financier d'EDF (20 mai 2003)

- Audition des principaux syndicats et confédérations syndicales (21 mai 2003)
CFDT
CGT
FO
Sud PTT

4ème partie

- Audition de M. Martin VIAL, ancien Président de La Poste (27 mai 2003)

- Audition de M. Marc TESSIER, Président de France Télévisions (27 mai 2003)

- Audition de M. Dominique STRAUSS-KAHN, ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (28 mai 2003)

- Audition de M. Louis GALLOIS, Président de la SNCF (3 juin 2003)

- Audition de M. Thierry BRETON, Président Directeur Général de France Télécom (4 juin 2003)

- Audition de M. Mario MONTI, Commissaire européen chargé de la concurrence (10 juin 2003)

- Audition de M. Francis MER, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (11 juin 2003)

-

- 3ème partie

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- 3ème partie

- Audition de M. Edmond ALPHANDERY, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien Président d'EDF (6 mai 2003)

- Audition de M. Jean-Paul BAILLY, Président de La Poste (13 mai 2003)

- Audition de M. Daniel LEBEGUE, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (13 mai 2003)

- Audition conjointe de MM. François ROUSSELY, Président d'EDF et Jacques CHAUVIN, ancien directeur financier d'EDF (20 mai 2003)

- Audition des principaux syndicats et confédérations syndicales (21 mai 2003)
CFDT
CGT
FO
Sud PTT

 

Audition de M. Edmond ALPHANDERY
ancien ministre de l'économie et des finances
et ancien Président d'EDF

(Extrait du procès-verbal de la séance du 6 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président
puis de M. Jean-Pierre BALLIGAND, Vice-président

M. Edmond Alphandéry est introduit.

M. le Président : Votre expérience, M. le ministre, va très certainement permettre à la commission d'enrichir sa réflexion, et ceci à un double titre.

Vous avez, en effet, été ministre de l'Economie de 1993 à 1995 et Président d'EDF de 1995 à 1998. Votre témoignage nous est donc précieux puisqu'il va nous permettre d'aborder les deux thèmes majeurs de nos travaux : le contrôle de l'Etat sur les entreprises publiques et le fonctionnement interne de ces dernières.

Ainsi, en tant qu'ancien ministre de l'économie, vous pourrez nous dire comment vous donniez votre approbation aux investissements que décidaient les entreprises publiques et nous donner votre sentiment sur le rôle de la direction du Trésor qui vous conseillait en la matière.

En tant qu'ancien Président d'EDF, vous nous livrerez sans doute votre avis sur le management de cette entreprise et, plus particulièrement, sur ses structures de décision. Peut-être pourrez-vous nous parler aussi du fonctionnement du conseil d'administration et de son champ de compétences.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Alphandéry prête serment.

M. Edmond ALPHANDERY : Je suis très heureux de me retrouver dans cette enceinte où j'ai siégé quinze ans. Ce n'est pas sans avoir gardé des souvenirs, dont quelques-uns sont excellents, et des amis, dont certains sont ici. Je suis ravi de me retrouver aux côtés de M. Douste-Blazy avec lequel j'ai partagé des responsabilités ministérielles.

M. le président, vous m'avez demandé de venir témoigner sur le difficile problème de la gouvernance des entreprises publiques. Depuis dix ans, j'ai eu à connaître des entreprises publiques à divers titres. Vous en avez cité deux. Il en est un troisième : je suis aujourd'hui président du conseil de surveillance de la CNP. La CNP est une entreprise qui fait peu parler d'elle. Pourtant, c'est la première compagnie d'assurance-vie française. C'est une entreprise publique performante, dont la cotation boursière se maintient à un bon niveau, meilleur que celui d'autres entreprises du même secteur. C'est une entreprise d'un genre très particulier. En effet, ses produits sont distribués par des réseaux - les Caisses d'Epargne, la Poste, le Trésor public -, qui sont représentés à son conseil de surveillance, puisqu'ils émargent au capital de l'entreprise. Cela crée une structure de gouvernance très spécifique. Le président du conseil de surveillance doit être garant de cette alchimie subtile qui fonctionne bien. Je tiens à évoquer cette responsabilité car, dans les propositions personnelles que je formulerai, l'expérience que j'ai acquise dans ce poste depuis 1998 alimente grandement ma réflexion.

Je ferai deux observations liminaires qui me paraissent essentielles lorsqu'on évoque le problème de la gouvernance des entreprises publiques.

La première : il ne faut pas confondre gouvernance et performance. Il existe des entreprises publiques ou privées dont la gouvernance est convenable et dont les résultats sont détestables. On trouve bien évidemment aussi des entreprises dont la gouvernance est excellente et dont les résultats sont excellents.

Les résultats d'une entreprise dépendent d'abord de son chef d'entreprise, de son flair, de son sens des affaires, de sa prudence, de son audace, mais aussi de ses équipes, de son personnel. Dans le cas d'EDF, la qualité, l'engagement du personnel pour l'entreprise sont évidemment essentiels. Il existe donc de très nombreux paramètres et la gouvernance n'en est qu'un parmi d'autres. Le travail que vous entreprenez est cependant essentiel pour les entreprises publiques, ne serait-ce que parce qu'il faut, pour des parlementaires soucieux de la gestion des affaires publiques, s'assurer que la gouvernance des entreprises publiques et ses relations avec l'Etat sont les meilleures possibles.

Seconde observation : il existe quantité d'entreprises publiques très différentes les unes des autres. Quel rapport y a-t-il entre EDF et la CNP, entre l'Institut français du pétrole et France Télécom ? Un seul élément les lie : elles ont toutes des relations avec l'Etat, beaucoup plus grandes évidemment à EDF qu'à la CNP.

Mon exposé prendra EDF comme entreprise de référence, sachant que sa gouvernance n'est pas forcément transposable telle quelle à toutes les entreprises publiques. Dans un premier temps, je veux essayer de tirer quelques enseignements de son fonctionnement. Puis, partant de ce constat et pour être constructif, j'avancerai quelques propositions personnelles, nées d'une expérience longue d'une dizaine d'années des deux côtés de la barrière, ce qui est peu fréquent.

La gouvernance d'une entreprise publique s'apprécie d'abord à ses relations avec l'Etat, ensuite à ses modes de structures internes de décision et de contrôle.

Les relations de l'Etat avec les entreprises publiques sont extrêmement complexes. J'ai suivi les travaux de votre commission. Certains intervenants ont évoqué le caractère multiple des considérations qui animent l'Etat dans ses relations avec les entreprises publiques. Il est actionnaire ; il doit donc normalement être attentif aux résultats financiers et à l'évolution du patrimoine de l'entreprise. Régulateur, il est aussi porteur d'une politique économique et sociale qui change avec les alternances - il est normal qu'il demande aux entreprises publiques d'être le véhicule de sa politique économique et sociale. Il est aussi garant de l'intérêt général, il se fixe des objectifs d'aménagement du territoire, d'environnement, etc., qu'il essaye de faire prévaloir au travers des entreprises publiques. Ce n'est pas tout : l'Etat a des préoccupations budgétaires. Croyez-moi, dans certaines périodes telles que celles que nous vivons ou que j'ai vécues alors que j'étais à Bercy, celles-ci ne sont pas sans incidences sur la gestion des entreprises publiques.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'Etat se trouve parfois - je devrais dire souvent - en situation de conflit d'objectifs, qui se répercute sur la vie des entreprises publiques et sur leur gouvernance. Pour bien clarifier ma pensée, je livrerai quelques illustrations qui, toutes, tournent autour du problème qui est devenu central avec la construction européenne, celui de la concurrence et des tarifs publics.

Elles sont issues de certaines expériences que j'ai vécues ou de faits que nous pouvons observer aujourd'hui à EDF. Historiquement, je commencerai par le canal Rhin-Rhône. En 1996, le gouvernement avait décidé de relancer ce projet très coûteux. A l'époque, on parlait de 30 milliards de francs (la somme était, en réalité, très certainement supérieure). EDF était alors considérée comme une entreprise riche. C'était en tout cas le bruit qui courait dans ses couloirs : EDF avait les moyens de payer. Et l'Etat avait donc décidé de lui imputer cette charge.

A cette même date, la directive européenne pour la concurrence dans le secteur de l'électricité venait d'être adoptée. Le choix devait être fait entre Rhin-Rhône et une politique de baisse des tarifs qui s'avérait indispensable pour permettre à l'entreprise d'affronter la concurrence dans les meilleures conditions. L'Etat a fini par trancher ce conflit d'objectifs en abandonnant le canal Rhin-Rhône. Nous en avons d'ailleurs profité pour améliorer la gouvernance d'EDF. Comment ? Les relations fiscales et financières entre EDF et l'Etat, qui, jusque-là, n'étaient pas stabilisées, sont apparues sur le devant de la scène. Auparavant, à chaque fois que l'Etat avait un besoin quelconque, il était tenté de s'adresser à EDF. Dans le cadre du contrat d'entreprise sur la période 1999-2000, nous sommes alors entrés dans le droit commun. Les relations sont devenues beaucoup plus prévisibles et l'arbitraire qui prévalait a disparu. C'est un premier exemple. Il montre que la seule perspective de la concurrence a conduit à une meilleure lisibilité des relations entre l'Etat et EDF et, donc, à une meilleure gouvernance.

Deuxième exemple qui dans le temps est séparé d'à peine deux ans du premier : il s'agit de la prise en compte des charges de service public. Avant l'ouverture à la concurrence, le problème ne se posait pas. EDF, comme d'ailleurs la plupart des entreprises publiques, devait assumer des charges de service public. En 1996, l'adoption de la directive a conduit à réfléchir à la question. Un principe bien connu et normal figure dans notre constitution : l'égalité de l'ensemble des Français devant les tarifs, et donc notamment, les tarifs d'électricité. Or, le coût de l'électricité produite notamment dans les départements d'outre-mer est le double du coût de l'électricité produite en France. Qui doit supporter ce surcoût ? Le problème ne s'est jamais posé en l'absence de concurrence. EDF supportait le surcoût. Du jour où la concurrence est apparue, un conflit d'objectif est né entre la nécessité pour l'entreprise de respecter le principe républicain d'égalité de tous devant les charges du service public et la nécessité de ne pas perturber la concurrence. Il a alors été décidé la loi de transposition de la directive, la création d'un fonds de service public, (qui a été modifié par la suite). La concurrence a obligé à la clarté et elle a ainsi contribué à améliorer la gouvernance. L'affaire ne s'arrête pas là d'ailleurs et débouche sur un sujet d'actualité.

La situation actuelle en matière de tarifs publics montre qu'on n'a pas encore totalement réglé ce conflit d'objectifs, qui est apparu à nouveau l'an dernier - il est sur la place publique - entre l'entreprise qui demande des augmentations de tarifs pour améliorer ses marges financières et l'Etat qui, lui, est soucieux - et on le comprend -, dans un objectif d'intérêt général, de défendre le pouvoir d'achat des ménages et la compétitivité des entreprises et qui refuse, par conséquent, ces augmentations - en tout cas pour l'instant.

La loi promulguée le 3 janvier 2003 a créé une contribution au service public de l'électricité qui a remplacé le fonds de service public qui existait précédemment. Cette contribution est versée à la Caisse des dépôts et sert à financer les charges de service public. Mais cette taxe est prélevée par le gestionnaire de réseau sur les seuls clients éligibles. Pour l'heure, EDF doit donc encore supporter les charges correspondantes pour les clients non éligibles, encore très nombreux. Or, dès l'an prochain, la concurrence jouera pour les professionnels. Dès 2004, à peu près les deux tiers de la consommation d'EDF seront ainsi soumis à la concurrence. En 2007, la totalité des tarifs sera libre. Aujourd'hui et jusqu'en 2007, subsiste un manque de transparence dans les comptes, car les charges de service public ne sont pas dissociées des tarifs d'électricité pour les clients non éligibles à la concurrence. (Personnellement, je ne verrais pas d'inconvénient à ce que ces charges soient désormais comptablement dissociées afin que les vrais tarifs d'EDF apparaissent au grand jour. En tout cas, ce serait un plus pour la transparence.)

Faut-il prendre la décision aujourd'hui d'augmenter les tarifs d'EDF ? C'est un sujet politique, qui appartient au Gouvernement. Je pense qu'il est important, dans le cadre de la gouvernance, de dire quelques mots sur ce point.

Depuis de très nombreuses années, EDF a toujours absorbé les charges de service public, sans augmentation de ses tarifs, voire avec des baisses, cela grâce à des gains de productivité. Une hausse de tarifs aujourd'hui aboutirait à rompre cette politique. Qu'est-ce qui la justifierait ? Certainement pas des causes exogènes. Le tarif du gaz a augmenté car il suit les prix du pétrole et du gaz importés. Mais le coût de la production de l'énergie nucléaire est stable. L'augmentation servirait à financer des changements d'orientation dans la politique de l'entreprise en matière de recrutement de personnel et de politique internationale notamment. Je ne pense pas que ce soit au consommateur de supporter financièrement ces changements d'orientation.

Lorsqu'avec le soutien des deux gouvernements successifs, le gouvernement Juppé et le gouvernement Jospin, EDF a décidé - j'en étais le président - d'abaisser ses tarifs d'électricité de 14 % sur quatre ans (de 1997 à 2000), nous avons injecté dans l'économie nationale beaucoup de pouvoir d'achat et amélioré la compétitivité des entreprises. C'est cela le service public de l'électricité. Nous l'avons fait sans dégradation des comptes et en poursuivant le désendettement. Nous l'avons fait aussi - il faut le méditer aujourd'hui - pour éviter une EDF à deux vitesses avec des tarifs bas pour les clients éligibles à la concurrence et des tarifs plus élevés pour les clients domestiques captifs.

Aujourd'hui, la priorité de la stratégie d'EDF doit être la réduction des charges et la compétitivité. La concurrence doit conduire nos entreprises publiques en général et EDF en particulier, à passer d'une culture de monopole, dans laquelle on se fixe des objectifs en matière de recrutement, en matière internationale... et puis on ajuste les tarifs en conséquence, à une culture de concurrence où les tarifs sont fixés par le marché et où l'on est tenu en permanence de veiller à réduire ses coûts comme le font toutes les entreprises. La gouvernance a tout à gagner de la concurrence, car elle permet de limiter ces conflits d'objectifs, l'entreprise devant, pour être compétitive, gérer ses coûts comme toute entreprise.

M. le Président : M. Barbier de La Serre a proposé, dans son rapport, de généraliser le statut de société anonyme à l'ensemble des entreprises publiques. Qu'en pensez-vous ? Quelle est, selon vous, l'organisation de SA la plus pertinente : conseil d'administration ou conseil de surveillance ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je vais répondre très précisément à votre question, M. le Président. Mais, dès l'instant où l'on évoque la gestion des entreprises publiques, il est central de comprendre que les relations avec l'Etat, qui sont essentielles, sont sous-tendues par une dimension que l'on ne peut écarter, qui est la question de la concurrence. Comment traite-t-on la concurrence ? En 2007, dès qu'EDF sera totalement immergée dans la concurrence, elle sera obligée de respecter les règles de gestion d'une entreprise concurrentielle. Des charges de service public et des missions de service public lui incomberont. Il faut donc que le législateur ait très clairement fixé le cadre permettant à l'entreprise de fonctionner correctement, à la fois comme l'entreprise concurrentielle qu'elle sera et comme entreprise chargée de missions de service public qui lui resteront affectées. Cette observation me permettra de répondre plus loin à votre question.

Mais auparavant, j'en viens au point suivant. Dans ses rapports avec les entreprises publiques, on adresse des reproches à l'Etat, notamment à la direction du Trésor, selon lesquels l'Etat serait insuffisamment armé pour suivre et contrôler les entreprises publiques. D'aucuns évoquent une asymétrie de l'information. Ce reproche, me semble-t-il, n'est pas fondé. Une entreprise comme EDF est en contact permanent avec sa tutelle, le ministère en charge de l'industrie. Elle est également en contact avec les directions en charge des finances, avec Matignon, avec le ministère de l'environnement, avec leurs cabinets ministériels comme avec leurs fonctionnaires, avec les assemblées parlementaires aussi, avec la Cour des comptes. Cela fait beaucoup de contrôles.

Ce contrôle est-il insuffisant ? La direction du Trésor a-t-elle besoin d'effectifs plus importants ? Ma réponse est non. Je ne crois pas qu'il faille davantage de contrôles. En volume et en quantité, il y en a bien suffisamment, probablement trop. Ce n'est pas de plus de contrôles quantitatifs dont une entreprise publique a besoin ; c'est de plus de clarté, d'une nouvelle gouvernance, c'est-à-dire de nouvelles relations entre l'Etat et les entreprises publiques. Si vous avez mille personnes supplémentaires pour contrôler, vous serez noyés sous l'information ; cela n'ajoutera rien à la qualité du contrôle. Il faut donc changer la gouvernance. C'est pourquoi j'ai insisté sur cet aspect qui peut paraître très théorique, mais qui est essentiel, à savoir comment immerger correctement un service public dans la concurrence.

M. le Président : Le directeur du Trésor a également relevé la multiplicité des contrôles, presque trop nombreux. Quelles sont vos propositions en ce domaine des contrôles ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je termine le constat avant d'aborder les propositions.

Les instances de décision : dans le cas d'EDF, on vous a dit - Jean-Pierre Jouyet, directeur du Trésor, Nicolas Jachiet, également - que pour des opérations comme Edenor en Argentine en 1992, pour des opérations comme Montedison en Italie, l'Etat a été mis devant le fait accompli. En 1994, alors Ministre de l'économie, j'ai autorisé par lettre, avec le Ministre de l'industrie de l'époque, EDF à mettre 600 millions de francs dans Saur International. Nous avions assorti cette autorisation de conditions légitimes : par exemple, il ne fallait pas que Saur investisse dans l'eau. En 1997, après être devenu Président d'EDF, je me suis enquis de ce qu'il en était, parce que l'on me demandait d'investir davantage dans cette société. J'ai demandé à EDF de rechercher le dossier. Or, le dossier est resté introuvable, la lettre que j'avais envoyée en qualité de ministre à EDF est restée introuvable, de même que la réponse du président de l'époque ! J'ai, quant à moi, retrouvé dans mes archives la réponse que M. Ménage m'avait adressée. J'ai fait procéder à une enquête approfondie. Beaucoup des conditions que j'avais émises n'avaient pas été respectées. Voilà un exemple.

M. le Président : Quelles conclusions en tirez-vous ?

M. Edmond ALPHANDERY : Qu'il existe un vrai problème entre la tutelle et les entreprises publiques, en tout cas lorsqu'elles sont aussi importantes et puissantes qu'EDF. Le manque de transparence en externe - la Cour des comptes s'en est plainte dans certains rapports non rendus publics - est un défaut qui apparaît également en interne, notamment vis-à-vis du conseil d'administration. Dans la mesure où la confidentialité est insuffisante - c'était le cas au temps où j'étais à la tête d'EDF - la qualité de l'information livrée aux administrateurs n'est pas la même que celle dont ils peuvent disposer dans d'autres entreprises. Par ailleurs, l'essentiel dans une entreprise comme EDF, c'est d'obtenir l'accord de l'administration, ce qui est normal, puisque c'est la tutelle. Le conseil d'administration reste trop souvent un théâtre d'ombres. Certes, il n'est pas une instance inutile, car il permet de faire passer des informations, il est une tribune pour les syndicats et permet d'évaluer l'évolution du climat social. Toutefois, le conseil d'administration n'est pas, je pense, l'organe de décision qu'il devrait être. Si réforme il doit y avoir, elle doit être en priorité celle des conseils d'administration des entreprises publiques. J'ajoute que le manque de transparence risque de conduire à certaines dérives. Je ne saurais trop vous conseiller, si vous souhaitez en savoir plus, d'auditionner le magistrat de la Cour des comptes qui a commis un rapport sur EDF qui n'a jamais été rendu public et, surtout, de vous référer à ses annexes fort instructives sur le sujet. Ce document pourrait vous convaincre que des progrès sont à accomplir en matière d'éthique dans les entreprises publiques.

Je regrouperai mes propositions en trois chapitres : les relations de l'Etat avec les entreprises publiques - c'est essentiel ; la gouvernance interne des entreprises ; le président et son statut.

S'agissant du premier chapitre, la priorité doit être de « rationaliser » le lien entre les entreprises publiques et l'Etat, entre un Etat multiforme et des entreprises publiques très diverses. Méthodologiquement, l'Union européenne nous a donné la clef de cette affaire ; la distinction qui doit être opérée passe entre les entreprises publiques soumises à la concurrence pour une partie au moins de leurs activités et celles qui n'y seront jamais soumises.

M. le Président : Des entreprises restent non soumises à la concurrence ?

M. Edmond ALPHANDERY : Oui, mais elles sont peu nombreuses : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) par exemple. Il y en a peu, c'est vrai, c'est pourquoi la distinction est si importante. Dès lors que la plupart des entreprises publiques, même La Poste, seront soumises, pour une large part de leurs activités, à la concurrence, le problème central de la gestion des relations entre l'Etat et les entreprises publiques est de savoir comment gérer la concurrence et les missions de service public confiées aux entreprises publiques.

Globalement, l'entreprise publique a trois problèmes à résoudre : d'abord la compatibilité de ses activités avec les règles de la concurrence. J'évoquerai plus longuement ce point à l'occasion des questions qui pourraient m'être posées. Il est essentiel - à ce titre, le législateur pourrait jouer un très grand rôle - de définir très clairement la frontière entre les activités du domaine concurrentiel et celles qui relèvent du domaine non concurrentiel. Ce qui est beaucoup plus difficile que ce que l'on imagine ! L'expérience d'EDF me l'a prouvé. Lorsque nous avons eu à réfléchir à la transposition de la directive, la question nous a été posée de ce qui devrait être inclus dans les charges d'intérêt général. Des points ne posaient pas problème -j'ai évoqué par exemple la péréquation tarifaire. Mais il est des questions extrêmement complexes, telle celle des retraites. Jusqu'à quel point le surcoût des retraites devait-il être considéré comme d'intérêt général ou comme une charge supportée par l'entreprise dans le cadre concurrentiel ? EDF a décidé que la question serait gérée dans le cadre concurrentiel. Je crois que nous avons bien fait.

Un autre cas, qui n'a jamais été évoqué sur la place publique, a été traité différemment en France et aux Etats-Unis. (Les Etats-Unis eurent à le gérer lors de la dérégulation du secteur électrique). Ce sont les centrales nucléaires. Les Etats-Unis les ont gérées comme « des coûts échoués » et les ont évacuées du secteur concurrentiel. Pour de multiples raisons, nous ne l'avons pas fait à EDF. Ces problèmes sont très difficiles et ils relèvent du législateur. Il me semble que la qualité de la gestion des entreprises publiques reposera en grande partie sur la finesse du travail législatif quant à la délimitation de cette frontière.

Deuxième problème de gestion des entreprises publiques à résoudre : la compatibilité de la stratégie à moyen terme de l'entreprise avec la politique économique du Gouvernement. Même si une entreprise publique est complètement immergée dans la concurrence, elle a un actionnaire, à qui elle doit rendre des comptes : sa stratégie doit être conforme à ce que souhaite son actionnaire. Parallèlement, comme elle a des missions de service public, il est normal que l'Etat soit d'accord avec la stratégie à moyen terme de l'entreprise. La réponse à cette question réside dans les contrats d'entreprise. Le rapport Barbier de La Serre propose des contrats de service public : c'est une déclinaison de la même idée. Je pense que c'est une excellente orientation qu'il ne faut surtout pas abandonner et qu'il faut sans doute améliorer. A l'occasion de la nomination d'un nouveau président d'une entreprise publique, rien ne serait plus approprié que de lui demander d'avoir son propre « contrat d'entreprise », afin que l'on puisse le juger à la fin de son mandat sur la façon dont il a réalisé son contrat.

M. le Président : Le statut d'EPIC dont parle M. Barbier de La Serre, en particulier le principe de spécialité, est-il adapté aux entreprises publiques ?

M. Edmond ALPHANDERY : Non et ce sera l'une de mes propositions. Une très bonne loi consisterait, chaque fois qu'une entreprise publique a vocation à entrer dans le secteur concurrentiel, à la transformer en société anonyme. Les entreprises en situation de monopole de fait et gérant un bien public, (autrement dit celles qui forment un démembrement de l'Etat), n'ont aucune raison d'être en société anonyme. Toutes les autres, au contraire, devraient passer en société anonyme et il conviendrait sans doute d'y procéder d'un seul coup. Ce serait un plus en matière de gouvernance de ces entreprises.

J'en viens au troisième problème qui est celui des relations de l'entreprise publique avec l'Etat. La gestion de la tutelle y est mal assurée. Certes, un ministère est généralement « le leader » en la matière (pour EDF, c'est le ministère de l'industrie). Mais une quantité d'acteurs interfère. La tentation de l'entreprise publique consiste à faire jouer ses « relations » à Matignon, à l'Elysée, à Bercy. La tentation des divers cabinets ministériels comme des multiples administrations (surtout quand l'entreprise est puissante), est de faire valoir leurs préoccupations auprès de l'entreprise. C'est très malsain. C'est pourquoi je suis partisan d'un commissaire du Gouvernement dans toutes les entreprises publiques, (y compris celles qui sont franchement dans le secteur concurrentiel) qui représente seul la puissance publique. Vers lui doivent converger toutes les préoccupations des pouvoirs publics. Il devrait s'agir d'une personne suffisamment puissante, (nommée pour une période suffisamment longue par Matignon). Autorité de la puissance publique dans l'entreprise, elle s'assurerait que les orientations de la politique du gouvernement y sont bien suivies.

J'en arrive à mon second point, la gouvernance interne des entreprises publiques. Elle me permet de répondre à votre première question. Chaque fois que les entreprises ont vocation à entrer (ou qu'elles sont) dans le secteur concurrentiel, je suis favorable à ce qu'elles adoptent le statut de société anonyme et à la généralisation de sociétés à directoire et conseil de surveillance.

Mon expérience, tant à EDF qu'à la CNP me conduit à dire que c'est le meilleur moyen de renforcer le contrôle, d'améliorer la transparence et d'assurer, dans de meilleures conditions, les pouvoirs dévolus à l'Etat. Les pouvoirs de contrôle doivent s'exercer au sein de l'entreprise publique. Comment mieux y parvenir qu'avec un conseil de surveillance présidé par un président à plein temps, chargé non de gérer l'entreprise - c'est le rôle du directoire - mais de la contrôler ? Je vois que M. Balligand approuve de la tête, car il a eu à connaître à peu près ce système à la Caisse des dépôts. Je suis convaincu que ce système est le meilleur, à condition de donner au président du conseil de surveillance les moyens dont il a besoin. Il doit avoir autorité sur les services d'audit de l'entreprise, il faut qu'il ait accès à la direction financière, accès au commissaire aux comptes, qu'il puisse créer une commission de contrôle des engagements de l'entreprise : un outil dont je disposais d'ailleurs à EDF. Pour l'ensemble des investissements d'EDF, y compris internationaux, j'avais créé en effet une commission de contrôle des engagements. Tous les investissements d'EDF étaient passés au crible de deux critères : la rentabilité, qui devait être supérieure à la charge financière (mesurée par le coût moyen de la dette d'EDF), et le risque. Il m'est arrivé de refuser des investissements, notamment en Thaïlande, car j'estimais le risque trop important et la rentabilité à long terme insuffisamment assurée. Il devrait donc y avoir, au sein du conseil de surveillance, des organes de contrôle des engagements, sans compter les comités d'audit, de rémunération, et les comités d'éthique. Dans les grandes entreprises publiques, en tout cas celle que j'ai connue de l'intérieur, ce serait une bonne chose. Le conseil de surveillance pourrait notamment contrôler les budgets de presse, sujet sur lequel, croyez-moi, il y aurait beaucoup à dire !

Si le conseil de surveillance et son président, étaient nommés pour une période suffisamment longue avec des membres choisis par l'Etat - venant du secteur public et privé -, s'ils étaient rémunérés correctement comme le sont les membres de conseil d'administration des entreprises privées, je pense que nous aurions là un bon dispositif qui, cependant, ne saurait mettre à l'abri de toute bavure. (Aucun système n'évite totalement les bavures). Mais il serait très nettement supérieur à celui que nous connaissons à l'heure actuelle.

Je termine mon exposé par le président, son choix et son statut.

Le choix du président dans une entreprise publique, c'est incontournable, appartient au gouvernement. L'actionnaire majoritaire d'une entreprise publique est l'Etat. Je ne vois pas qui d'autre que le Gouvernement pourrait nommer le président d'une entreprise publique. Je ne pense pas qu'il faille chercher à s'écarter de cette règle. Certains ont parlé du rôle possible, en ce domaine, de l'Agence des participations de l'Etat ; je n'y crois pas du tout. Ce serait le meilleur moyen de renforcer le système des castes ! Il faut que le Gouvernement prenne ses responsabilités.

Je crois que l'on peut améliorer des choses. Des propositions sont sur la table - certaines orientations sont d'ailleurs déjà prises.

D'abord, pour la rémunération. Les disparités de rémunération entre les présidents des entreprises publiques et privées sont excessives : le problème a été réglé en partie à France Télécom. Il faut généraliser la méthode retenue. La situation actuelle est malsaine, car elle réduit le champ des personnes intéressées. Par ailleurs, même si cela n'entre pas dans la tradition française, vous devriez, au Parlement, militer pour des processus d'audition des candidats pressentis auprès des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ces hearings à l'anglo-saxonne sont excellents.

Enfin, au moment où on nomme un nouveau président, je ne verrais que des avantages à ce qu'il soit en charge d'élaborer son contrat d'entreprise et qu'il soit jugé sur ce contrat à la fin de son mandat.

Je m'en tiens là. Vous aurez remarqué que je ne suis pas tombé dans le travers qui eût consisté à vouloir privatiser les entreprises pour régler le problème de la gouvernance des entreprises publiques. C'est là un propos que l'on entend souvent. Je ne dirais pas que je ne suis pas partisan des privatisations : j'en ai réalisé beaucoup et ne le regrette pas. En dépit des relations faites dans la presse des déficiences de la gouvernance des entreprises privées, pas seulement en France ou en Europe, mais également aux Etats-Unis, dans l'ensemble, du fait de la pression du marché et de la transparence qu'il impose, la gouvernance des entreprises privées est un peu meilleure que celle des entreprises publiques. La privatisation va donc plutôt dans la bonne direction. Peut-être est-ce un choix idéologique ; personne n'est obligé de le partager. Cela dit, beaucoup d'entreprises publiques ne seront pas privatisées, car personne ne le souhaite. D'autres, comme EDF, ne sont pas en situation de l'être, ni même d'ouvrir leur capital, en tout cas d'ici longtemps. C'est pourquoi je crois qu'il ne faut pas « botter en touche » sur la question de la gouvernance des entreprises publiques. Et je vous ai livré des pistes à partir d'expériences que j'ai vécues.

M. François BROTTES : Le fait d'avoir été de part et d'autre de la barrière vous confère une expertise qui n'a pas d'équivalent. A ce titre-là, M. Mer a-t-il pris soin de vous consulter lorsqu'il a récemment formulé ses propositions d'Agence des engagements de l'Etat ?

Vous n'avez cité à aucun moment le rôle du régulateur. Cette omission signifie-t-elle qu'il s'agit d'un gadget inutile ?

Quel est le rôle que vous avez joué, comme ministre des finances ou comme président d'EDF sur les investissements de cette société en Amérique du Sud ?

M. Edmond ALPHANDERY : J'ai eu l'occasion de parler en tête à tête avec M. Mer des problèmes de gestion des entreprises publiques. Je connais d'autant mieux M. Mer qu'il a participé au conseil d'administration d'EDF et que j'ai siégé au conseil d'administration d'Usinor dont il a été président pendant près de trois ans.

M. le Président : Vous a-t-il parlé de l'Agence ?

M. Edmond ALPHANDERY : Dans des conversations qui n'avaient rien d'une consultation officielle. Je n'ai pas de raison particulière de donner mon opinion, bien qu'ayant mon idée sur le sujet.

M. le Président : Je voudrais évoquer le statut de l'Agence. Vous avez réglé le problème en indiquant que le gouvernement, issu d'une majorité représentant le peuple français, avait une légitimité à choisir, à mener une politique industrielle publique. L'Agence que propose M. Mer, sans être l'Agence de participation du Trésor, n'est pas indépendante du pouvoir, puisque l'on y retrouve une logique de participation du Trésor. Quels sont les avantages et les inconvénients de cette nouvelle institution ?

M. Edmond ALPHANDERY : Toute réforme doit être jugée à l'usage. Nous verrons par conséquent ce qu'elle donnera avec le temps. Personnellement, je suis sceptique. Je l'aurais été même si l'on avait directement rattaché l'Agence au ministre et non pas au directeur du Trésor. Car je crois - j'y insiste - que ce contrôle ne sera jamais mieux réalisé qu'au sein même de l'entreprise par un conseil de surveillance et un président de conseil qui font leur travail. Aucun ministre, aucune direction du Trésor ne remplaceront jamais des personnes qui, en permanence, suivent, étudient les dossiers, regardent, s'informent.

Quant au ministre, ne doit-il pas, de temps à autre, intervenir pour indiquer, par exemple, que telle décision d'EDF d'augmentation des salaires n'est pas conforme à la politique du gouvernement en matière de gestion des salaires dans la fonction publique ? So, what ? Nul besoin de quarante personnes à l'Agence des participations de l'Etat pour faire passer le message. Il suffit de passer un coup de fil au président d'EDF. Le commissaire du Gouvernement connaît très bien la politique du Gouvernement et il doit rappeler, ce qu'il fait déjà, les orientations de la politique gouvernementale.

Il est donc important de trouver, au sein de l'entreprise, un président du conseil de surveillance responsable. Si la société est mal contrôlée, on le remerciera. On lui dira qu'il n'a pas bien fait son travail !

Toutefois, je ne veux pas être trop critique. Peut-être cette Agence sera-t-elle un « plus ». Ce sont les hommes qui font les institutions plus que les institutions elles-mêmes. Nous verrons donc.

Vous m'avez interrogé sur le régulateur : pour une entreprise comme EDF, tant que les tarifs sont fixés par l'Etat (jusqu'en 2007) et que ces tarifs englobent le financement de charges de service public, elle est obligée d'avoir quelqu'un qui indique les répercussions sur les tarifs des charges de service public.

Lorsque l'entreprise est immergée dans une concurrence complète, le régulateur peut aussi être le gendarme qui permet de marquer la frontière entre les activités de service public et l'activité concurrentielle de l'entreprise. On a progressivement généralisé le principe du régulateur dans toutes les entreprises publiques ouvertes à la concurrence. Progressivement beaucoup d'acteurs, notamment dans le secteur de l'électricité, entreront sur le marché. Qu'il y ait un régulateur, surtout lorsqu'il y a un opérateur principal, non seulement ne me choque pas, mais j'estime, au contraire, que c'est un plus.

Quant aux investissements en Amérique latine, il y en a eu deux : le premier, réalisé en 1992, était un investissement dans Edenor ; le second a été réalisé en 1996 dans Light.

Le premier investissement en Amérique latine a été conduit de conserve avec une société espagnole d'électricité, Endesa. Il a été réalisé par l'un de mes prédécesseurs, M. Delaporte. Je me suis laissé dire que la tutelle avait été mise devant le fait accompli. (Rassurez-vous : ce ne fut pas le cas pour Light. J'ai bien reçu le feu vert du Gouvernement pour réaliser l'investissement). Les premières années, Edenor a perdu de l'argent. Elle était difficile à gérer, cette difficulté étant liée à la multitude, à Buenos-Aires, des branchements sauvages sur les lignes. Les gens se branchaient sur les lignes électriques et ne payaient pas le courant. EDF qui avait la gestion d'Edenor, même si elle ne détenait qu'une partie du capital, a lutté contre ce fléau, au reste très intelligemment, ce qui fait qu'Edenor est devenue une entreprise très rentable dans les comptes d'EDF. Elle l'est restée après mon départ.

Au début des années 2000, un grave problème est survenu en Argentine du fait du dispositif de change (le currency board) créé dans les années 1990 qui a duré dix ans. Pour de multiples raisons, le currency board a commencé à battre de l'aile au début des années 2000. Il y a eu crise. C'est le moment qu'EDF a choisi pour prendre une participation à 100 % dans Edenor, en rachetant sa participation à Edenor. Je ne pense pas que cette « gestion du risque » ait été la bonne. J'ajoute que l'on voyait déjà se profiler la crise du currency board. Sans doute, des dispositions auraient pu être prises pour amortir le choc. Elles ne l'ont pas été et l'entreprise a enregistré des pertes très importantes. C'est moins l'investissement et la décision d'investissement qui sont en cause que la gestion de la crise. En effet, en Argentine comme au Brésil, la plupart des grandes entreprises internationales, françaises, européennes et américaines sont présentes. Des pays émergents comme la Turquie, la Thaïlande ou le Brésil, affichent de forts potentiels de développement avec, en contrepartie, des crises régulières qu'il faut savoir gérer : il faut assurer une gestion du risque de change et se couvrir lorsque la tempête arrive, s'assurer d'un soutien politique suffisant, (ce qui aide considérablement), partager les risques avec des personnes qui peuvent vous aider à traverser la crise le moment venu, etc. Les gestions de crise sont compliquées, mais l'expérience prouve que les grandes entreprises y parviennent. Preuve en est qu'elles ne partent généralement pas ; elles ont même, la plupart du temps, l'intention de rester, car il s'agit d'investissements rentables sur le long terme.

En 1996, nous avons investi dans Light, en prenant de grandes précautions. En effet, EDF n'a pris qu'une part très minoritaire du capital de Light, puisque nous étions associés à une banque brésilienne et à deux opérateurs américains. Nous avions pris le contrôle de la gestion, mais n'avions qu'une part minoritaire. Light s'est révélé très rentable. Quand j'ai quitté mes fonctions, ces deux investissements en Amérique latine étaient ainsi rentables ; ils le sont demeurés. En 1999, nous avons subi une crise du real brésilien. Le scénario s'est répété : EDF a voulu contrôler la totalité de l'investissement. Elle a accumulé des risques en rachetant la totalité de leur part aux Américains en prenant 100 % de Light.

M. le Président : Dans ce type d'investissement, comment cela se passe-t-il ? Est-ce vous qui prenez la décision, le ministre des finances, le Trésor ? Quelqu'un vous conseille-t-il ? Vous dit-on de ne pas le faire ?

M. Edmond ALPHANDERY : Du temps où j'étais président, ces décisions s'inscrivaient dans le cadre d'une stratégie. D'ailleurs, avant même d'être nommé à la tête d'EDF, j'avais deux convictions forgées dans le cadre d'un rapport que le Gouvernement de l'époque m'avait demandé.

Première règle : EDF ne doit pas s'engager dans des investissements dont la rentabilité est inférieure à ce que lui rapporteraient les mêmes sommes si elles étaient consacrées au désendettement de l'entreprise. Le coût de la dette d'EDF étant de l'ordre de 5 ou 6 %, un investissement qui n'était pas nettement supérieur - il fallait intégrer le risque - ne devait pas être réalisé. Les investissements que j'évoque enregistraient à mon départ des taux de rendement supérieurs à 10 %.

Deuxième règle : priorité à l'Europe. Dans la mesure où il n'y avait pas forcément des opportunités d'acquisitions en Europe ou qu'elles étaient chères, j'avais défini avec l'Etat une stratégie sélectionnant quelques pays qui nous paraissaient les plus intéressants. Ensuite, cela se passe tout simplement : des occasions se présentent. Vous disposez d'une « direction internationale » qui étudie et consulte. Plusieurs banques conseils réalisent des calculs. En général, il faut en retenir plusieurs, car une ne suffit pas. Après, il y a l'Etat. S'agissant d'un dossier d'investissement international, la barrière était fixée à 100 millions de francs (qui fut portée à 200 ou 300 millions de francs). Au-delà de ce montant, la discussion s'ouvrait avec la direction du Trésor. Il m'est arrivé de lui présenter des dossiers qu'elle a refusés et que je n'ai pas mis en œuvre. S'agissant de Light, il a fallu convaincre la direction du Trésor ; son directeur, engageant le ministre, a fini par me donner son accord. La procédure fut identique pour Saur International, même si les montants étaient inférieurs.

M. Pierre DUCOUT : En qualité de président d'EDF, vous nous aviez reçus à plusieurs reprises en tant que membres du Bureau de la commission de la production et des échanges, que ce soit au cours de la législature de 1993-1997 ou celle de 1997-2002. A ces occasions, vous aviez présenté votre politique de développement international liée à l'ouverture du marché européen et à des opportunités. En Amérique du Sud, les différents gouvernements ont accompagné les décisions d'EDF. Confirmez-vous que chaque gouvernement, dans le cadre de la politique stratégique, avait accepté cela ? Y a-t-il eu modification de la stratégie internationale entre M. Arthuis et M. Strauss-Kahn au cours de la période 1996-1998 ? Il nous a également été rapporté qu'EDF avait envisagé une dépréciation en Argentine qui pouvait atteindre 50 %. A cette période, était-ce ou non un taux raisonnable ou fallait-il aller beaucoup plus loin ?

Enfin, dans le cadre de la dimension européenne, vous aviez évoqué la problématique de la traversée des Pyrénées pour le contrat que nous avions avec l'Espagne. Pour un certain nombre de raisons, alors que nous avions passé des accords locaux, le gouvernement a bloqué, en 1996, la traversée par le Val Louron. Cette décision s'est révélée préjudiciable aux relations en matière d'énergie entre la France et l'Espagne, comme à l'image d'EDF en Europe.

Pouvez-vous nous dire comment les décisions ont été prises et si vous avez ressenti une gêne par rapport à la dimension européenne ? Quelle a été la charge financière pour EDF qui a eu à subir des dédits, des désengagements ?

M. Edmond ALPHANDERY : Entre les gouvernements Juppé et Jospin s'agissant d'EDF, il n'y a pas eu l'ombre d'une modification en matière de stratégie internationale. Je n'ai pas eu la moindre consigne de l'infléchir dans un sens ou dans l'autre.

Quant à l'Argentine, je n'ai pas envisagé un seul instant, alors que j'étais président d'EDF, de déprécier le goodwill sur Edenor. C'était devenu un excellent investissement. Et quand j'ai quitté mes fonctions en 1998, il aurait plutôt fallu apprécier la valeur d'Edenor que le contraire. Que le problème se pose aujourd'hui est une autre affaire. D'ailleurs, vous ne lirez dans aucun rapport que l'investissement d'Edenor apparaissait aventureux en juillet 1998 lorsque je suis parti.

M. le Président : On ne pouvait savoir ce qui allait se passer.

M. Edmond ALPHANDERY : Une crise se gère. A la CNP, j'ai eu à gérer la crise du real ; nous l'avons, je crois, bien gérée. En 1998, tout le monde serait tombé raide si j'avais demandé une dépréciation de la valeur d'Edenor !

Sans vouloir remuer de mauvais souvenirs, j'ai mal vécu l'histoire de la traversée des Pyrénées, EDF tout autant, parce qu'il y a eu dédit. Il a fallu que je me rende à maintes reprises en Espagne pour essayer de recoller les morceaux. Ce ne fut pas chose aisée. Ce fut une période pénible. Cela étant, je respecte la décision politique. Une entreprise publique se doit de respecter une décision que le pouvoir politique avait tranchée ; il a fallu assumer.

M. le Président : J'ai été député des Hautes-Pyrénées. Des personnes aiment le Val Louron et ont beaucoup œuvré. M. Alphandéry n'y est pour rien, j'y suis certainement bien davantage !

M. Nicolas PERRUCHOT : M. le ministre, vous avez évoqué les nécessaires relations nouvelles entre Etat et entreprises publiques.

Vous avez parlé d'éthique et cité le rapport de la Cour des comptes de 2000. Avant de vous poser quelques questions, je voudrais expliquer le contenu dudit rapport. Il traite, dans sa première partie, des avantages consentis au personnel de la direction d'EDF, avantages qui concernent le logement, les contrats d'assurances - accidents, décès, invalidité, capitalisation et prêts. La seconde partie, ô combien éloquente ! évoque les avantages accordés aux présidents et directeurs généraux.

Je reviens aux prêts et, à cet égard, cite le rapport : « EDF a mis en œuvre un système de prêts organisé pour certains de ses cadres dirigeants. » Un peu plus loin : « Un inventaire des prêts aux cadres supérieurs en date du 7 mars 2000 indique un total de 46,5 millions de francs. »

Sur les avantages aux présidents et aux directeurs généraux, certains de vos prédécesseurs, Gilles Ménage, Emmanuel Hau, Jean Bergougnoux, sont cités avec des détails particuliers sur la façon dont ils ont été traités - et bien traités - par l'entreprise.

Je reviens un instant sur le cas de M. Pierre Daurès, qui a quitté EDF en 1999, après avoir touché, selon le rapport, 5 millions de francs : 3 millions de francs pour préjudice moral, 2 millions de francs pour un préjudice dit « financier ». Le rapport indique : « Le préjudice financier, estimé à 2 millions de francs, semble injustifié dans la mesure où c'est précisément son départ qui a permis à M. Pierre Daurès de devenir directeur délégué à la direction générale de Bouygues, cela avec l'accord et le soutien d'EDF. » Cette embauche simultanée d'un responsable et son départ de l'entreprise pose un problème déontologique. J'aimerais que vous vous exprimiez sur le sujet. Pourquoi de telles décisions sont-elles prises - ou apparemment - sans accord ou information du conseil d'administration ?

Seconde question plus prospective : selon vous, de telles pratiques ont-elles cours ou peuvent-elles avoir cours aujourd'hui ?

M. Edmond ALPHANDERY : C'est là un sujet douloureux pour moi sur lequel je ne m'étendrai pas.

Tout centre de pouvoir, privé ou public, en France ou ailleurs, est soumis à des tentations. Il faut veiller en permanence à la transparence et au contrôle. Ce rapport, curieusement, n'a jamais été rendu public. Je l'ai en ma possession depuis trois ans. Voyez, il y a d'anciens parlementaires, d'anciens ministres, que l'on accuse de tous les maux et qui savent, eux, respecter des règles d'éthique. Beaucoup ne se seraient pas gênés pour que ce rapport, où je ne suis pas « épinglé » par le magistrat de la Cour des comptes, soit rendu public. Ce que je n'ai pas fait. Je crois pouvoir dire qu'EDF, malheureusement, n'échappe pas à ces problèmes d'ordre éthique.

M. le Président : Au-delà de l'affaire, ne conviendrait-il pas, aujourd'hui, de présenter ce type de dossier au conseil d'administration ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je pense en effet que ce type de décision devrait passer devant le conseil d'administration ou le conseil de surveillance. Je ne saurais trop vous engager à demander au magistrat de la Cour des comptes, qui est à la disposition du Parlement, de venir exposer ce qu'il a constaté. C'est une dimension à ne pas sous-estimer dans la gouvernance des entreprises publiques. Je suis certainement le plus mal placé pour en débattre ; un magistrat de la Cour des comptes pourrait en parler beaucoup mieux que moi.

M. Jean GAUBERT: N'est-il pas arrivé à M. Alphandéry, Président d'EDF, de regretter la décision des pouvoirs publics de 1994 - alors que vous étiez ministre du Gouvernement - portant sur le principe de spécialité ?

Avec beaucoup de franchise, vous avez déclaré que vous connaissiez bien M. Mer. Il était au conseil d'administration d'EDF alors que vous en étiez président ; à l'inverse, vous étiez administrateur d'Usinor alors qu'il en était Président.

D'où ma question : cela est-il bien sain ? Je ne doute pas que vous ayez vécu la situation avec l'éthique qui vous caractérise, mais on peut se poser la question. Cela s'apparente au vieux principe : je te tiens par la barbe... Tout cela n'est-il pas l'expression d'une forme de pensée unique qui dirige nos entreprises publiques ? Nous avons eu l'occasion d'évoquer la question au sujet de France Télécom.

Je terminerai par une information. Vous avez parlé de comité d'éthique. EDF a désormais un comité d'éthique depuis un an et demi.

M. Edmond ALPHANDERY : Je l'ignorais. J'en suis ravi. C'est une excellente nouvelle.

Dans l'état actuel des choses, je pense qu'il faut maintenir le principe de spécialité. Sans le principe de spécialité, il est probable qu'EDF se serait lancée dans l'aventure des télécommunications. Je me suis fortement interrogé (et longtemps j'ai été très hésitant) pour savoir si EDF devait s'engager dans ce secteur. J'ai fait réaliser trois études extrêmement approfondies par des banques conseils qui se sont étalées sur deux ans. J'ai conclu - en mon for intérieur, car dans l'entreprise tout le monde était loin d'être convaincu - qu'il ne fallait pas s'engager sur cette voie. J'aurais pu me tromper. Or, tous les jours, je me félicite que le principe de spécialité m'ait aidé à éviter cette aventure à EDF, surtout quand on considère les ardoises que les autres « électriciens » ont laissées dans les télécommunications.

Conservons le principe de spécialité ; c'est un bon garde-fou. S'il est bon d'assurer son développement, il faut éviter la concurrence avec d'autres entreprises du secteur public comme France Télécom qui appartient en grande partie à l'Etat, et prendre garde aux dégâts possibles. Pour l'heure, conservons donc le principe de spécialité.

La question de la consanguinité au sein des conseils d'administration est très compliquée. Dans toutes les entreprises du monde, dans le système capitaliste actuel, on rencontre des membres de conseils d'administration d'autres entreprises. Faut-il rompre ces relations et n'avoir affaire qu'à des administrateurs dits « indépendants » ? Je ne le crois pas personnellement. Le monde des affaires est compliqué. L'information doit circuler, des relations doivent se nouer. Il faut aussi faire confiance à l'éthique des hommes.

C'est surtout un problème d'équilibre. Le président du conseil joue, à cet égard, un rôle essentiel. J'essaye d'y veiller au sein de mon conseil. J'ai fait entrer à la CNP des personnalités dites « indépendantes ». Le Président doit s'assurer de l'équilibre pour éviter une pression trop forte des uns sur les autres. Par exemple, dans le conseil de surveillance des entreprises publiques dont je rêve - il n'est pas exclu que cela se réalise un jour - je souhaite que l'Etat choisisse sur des listes d'aptitude (au sujet desquelles d'ailleurs le Parlement devrait avoir son mot à dire), composées de fonctionnaires, d'anciens fonctionnaires, mais aussi de représentants du secteur privé, dont certains pourraient avoir des liens avec l'entreprise. Il faut toutefois un nombre suffisant de personnalités indépendantes - encore qu'on peut s'interroger sur la notion d'indépendance - sans véritables liens avec l'entreprise.

Voilà ma réponse ; sans doute est-elle insatisfaisante. Mais je ne puis répondre, en l'espace de quelques minutes, à une question qui agite tous les meilleurs penseurs, M. Bouton et bien d'autres.

M. le Président : Vous avez parlé de confidentialité. Les personnes que nous avons rencontrées disent quasiment toutes que l'on ne peut vraiment parler au conseil d'administration, cette confidentialité étant justement mise à mal. Nous avons, par ailleurs, rencontré les représentants des syndicats d'EDF qui disent que tel n'est pas le cas, mais M. Bon a été assez clair, indiquant qu'il n'avait pas soumis les dossiers de NTL et de Mobilcom au conseil d'administration parce qu'il ne pouvait se le permettre, son entreprise étant cotée en bourse. Parallèlement, on voit mal comment les syndicats pourraient ne pas être présents au conseil d'administration. Qu'en pensez-vous ?

M. Edmond ALPHANDERY : J'ai eu une expérience à EDF, une autre à la CNP. C'est la nuit et le jour ! Le conseil d'administration de la CNP compte un administrateur salarié, deux membres du comité d'entreprise, et donc des personnalités syndiquées dans les deux entreprises sont autour de la table. Les représentants des syndicats au conseil d'administration sont tous respectables - le problème n'est pas là. Seulement, à la CNP, il s'agit d'une entreprise cotée. Les personnes autour de la table savent qu'elles sont en situation d'initiés. Je rappelle en permanence, dès lors que j'avance une information, que toute fuite est passible de poursuites pénales. Il n'y en a jamais eu. Depuis cinq ans que je gère la CNP, vous n'avez jamais entendu parler d'une fuite. Je pense d'ailleurs qu'il n'y en aura jamais - encore que l'on ne soit jamais à l'abri de rien !

Tout est par conséquent sur la table du conseil de surveillance. En revanche, à EDF - et Michel Bon vous l'a expliqué pour France Télécom - si des éléments confidentiels doivent être présentés, il faut savoir que le risque existe, lorsque les dossiers sont envoyés aux membres du conseil d'administration, qu'ils soient rapportés dans la presse avant même que d'être évoqués devant le conseil d'administration.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Pouvez-vous nous parler de l'essai d'EDF dans le métier de câblo-opérateur et de l'échec de sa filiale Vidéopôle et du coût que cela a représenté pour l'entreprise ?

M. Edmond ALPHANDERY : Vous m'excuserez si ma réponse n'est pas détaillée. Je ne vous cache que c'est un sujet qui m'a créé beaucoup de soucis et dans lequel j'ai mis énormément d'énergie lorsque j'étais président d'EDF. Néanmoins, je vous avoue qu'il est un peu loin dans ma mémoire. Si cela vous intéresse, je pourrais vous fournir une note détaillée. Je puis toutefois vous indiquer que Vidéopôle perdait beaucoup d'argent. J'ai demandé à plusieurs reprises que l'entreprise vende Vidéopôle ; j'ai à ce titre rencontré les plus grandes difficultés. Elle fut vendue. Mais je me souviens qu'il m'a été difficile d'obtenir cette décision d'EDF.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Comment expliquez-vous que vous ayez rencontré autant de difficultés à obtenir satisfaction ?

M. Edmond ALPHANDERY : C'est une très bonne question qui touche au problème de la gouvernance d'une entreprise comme EDF. De mon temps, il y avait deux légitimités du pouvoir à EDF, plus ou moins identiques, puisque le directeur général et le Président étaient nommés tous les deux en conseil des ministres par le Gouvernement. Même si le Président avait une prééminence et imposait son point de vue - je n'ai pas pour habitude de me laisser marcher sur les pieds -, il n'empêche qu'il m'arrivait de rencontrer des difficultés à faire passer des consignes lorsque l'entreprise n'était pas convaincue de ma décision. Autrement dit, la situation est plus difficile dans une entreprise bicéphale que dans une entreprise possédant une véritable unité. Vous l'avez constaté vous-mêmes, à mon départ (et ce fut au moins une retombée positive), il y a eu la suppression de cette anomalie et pas seulement à EDF.

M. Charles de COURSON : Je voudrais vous poser une question sur la composition du conseil d'administration d'EDF tel que vous l'avez vécu quand vous étiez ministre.

Pensez-vous qu'il soit une bonne chose de réunir dans un conseil d'administration d'entreprise publique, chose fréquente, des directeurs d'administration centrale - direction du Trésor, direction du Budget... ? Plus largement, vous avez évoqué les problèmes de composition du conseil d'administration et la nécessité d'un directoire, d'un conseil de surveillance. Pourriez-vous nous faire part de vos critiques sur la situation à EDF et préciser les solutions envisageables ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je ne pense pas que la composition d'un conseil d'administration comme celui d'EDF soit optimale. Les hommes ne sont pas en cause ; les responsabilités qu'ils assument par ailleurs non plus.

Que chaque administration envoie un représentant au sein du conseil d'administration ne me semble pas une bonne chose. Du temps où j'étais président - cela a été confirmé par la suite - on a fini par nommer un chef de file jouant en quelque sorte le rôle de « tôlard » des représentants de l'Etat, pour donner une ligne afin d'éviter tout éparpillement. Ce n'est pas une bonne chose, tant il est vrai que l'on siège dans un conseil pour exprimer son point de vue et non pas pour se plier à une position monolithique. L'Etat est unique et n'a pas à envoyer un représentant du ministère de l'industrie, un représentant de Bercy, des directions du Trésor et du Budget. Ce n'est pas une formule souhaitable. Pas plus que pour les syndicats. Si on optait pour un conseil de surveillance, il faudrait probablement réduire le nombre. Les personnalités qualifiées qui le composeraient devraient être choisies plus librement, dans le secteur public comme dans le secteur privé, sur leurs compétences, leurs connaissances de la « maison ». Pourquoi pas, d'ailleurs, des parlementaires ? Ils font bien leur travail à la Caisse des dépôts. Et pourtant c'est une institution financière. J'ai été membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts pendant cinq ans. Je sais comment elle fonctionne au même titre que M. Balligand du reste, qui en a été le président. Par conséquent, pourquoi pas des parlementaires dans les entreprises publiques ? Cela ne me choquerait pas. J'ajoute : ils doivent être rémunérés correctement. Si vous voulez que le travail soit bien fait, il faut rémunérer les gens et les juger en fonction de la qualité de leur travail.

En changeant le système pour un conseil de surveillance, en augmentant considérablement ses pouvoirs de contrôle, de facto nous serons amenés à modifier sa composition et à aller dans la bonne direction.

M. Charles de COURSON : Comment avez-vous vécu la situation dans vos deux fonctions successives : EDF était-elle vraiment dirigée par son conseil d'administration ?

M. Edmond ALPHANDERY : Non.

M. Charles de COURSON : Quel était le taux d'absentéisme des administrateurs ?

M. Edmond ALPHANDERY : Il n'était pas considérable.

M. Charles de COURSON : Dix, vingt pour cent ?

M. Edmond ALPHANDERY : Dans l'ensemble, les administrateurs étaient présents. Le taux d'absentéisme était normal. Ce n'est pas une critique que je leur ferai. Les administrateurs faisaient leur travail correctement. C'est le système lui-même qui n'est pas bon.

M. Jean-Pierre NICOLAS : Vous avez évoqué l'augmentation des tarifs ; vous l'avez partiellement liée aux charges de distribution d'électricité de service public. La lecture des comptes d'EDF depuis deux ans, voire trois, montre que les engagements internationaux pèsent lourdement. A travers les différentes auditions, on découvre que toutes les décisions sont loin de passer en conseil d'administration, et sont loin de suivre l'avis du représentant du Trésor. Pensez-vous qu'il soit normal que l'avis du représentant du Trésor ne soit pas suivi ?

Lors de votre présidence, avez-vous estimé possible ou souhaitable d'utiliser des provisions pour le nucléaire à des fins d'investissements internationaux ?

Quelle était votre politique pour la couverture des engagements à long terme d'EDF, notamment en matière de retraite, de nucléaire, de démantèlement des centrales nucléaires et de l'aval du cycle du combustible nucléaire ?

M. Edmond ALPHANDERY : Si vous le souhaitez, je vous donnerai quelques informations sur les comptes d'EDF. Je me suis livré à un petit travail sur ce sujet. Mais auparavant, lorsque j'étais Président - et la même chose a été faite à Gaz de France à la même époque -, nous avons décidé de créer un fonds d'actifs dédiés. En effet, lorsque l'on provisionne, les provisions sont comptables, mais le jour où il faut financer le démantèlement par exemple, il faut trouver l'argent. Sans provisions mises effectivement de côté, le jour venu vous vous trouvez en difficulté. En 1997, nous avions décidé de créer un fonds dédié de 450 millions d'euros. Si le rythme avait été suivi, nous devrions avoir aujourd'hui 2,5 milliards d'euros de fonds dédiés. Il atteint, me semble-t-il, 1,5 milliard d'euros. Nous sommes loin du compte. Dans l'état actuel des comptes d'EDF, il sera difficile de beaucoup l'abonder.

L'évolution des comptes d'EDF pose aujourd'hui un vrai problème. Lorsque j'ai quitté mes fonctions, les résultats étaient très convenables et personne, d'ailleurs, ne m'a adressé le moindre grief sur la gestion des comptes de l'époque ; le résultat de 1997 dépassait 1,1 milliard d'euros sans compter une baisse des tarifs qui impactait les résultats pour près d'un demi milliard d'euros. J'avais signé avec l'Etat un contrat d'entreprise prévoyant un désendettement de plus de 5 milliards d'euros sur trois ans et une baisse des tarifs de 14 %, que certains considèrent excessive, mais qui n'a pas pesé, même après mon départ, sur les comptes d'EDF. L'entreprise a ainsi joué son rôle de service public compétitif qui faisait bénéficier l'ensemble de la nation de ses gains de productivité.

Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Je dispose d'une note digne de foi, rédigée à partir d'informations puisées aux meilleures sources. Les chiffres que voici sont donnés sous ma responsabilité et peuvent être vérifiés. Pour l'année 2002, les pertes de la maison mère s'élèvent à 1,75 milliard d'euros. Pourtant, les résultats du groupe sont positifs de 480 millions d'euros et cela parce qu'il existe des éléments positifs non récurrents qui atteignent 3,166 milliards d'euros.

Le résultat net hors éléments positifs non récurrents (intégrant la charge d'impôts acquittée en 2002) est de - 1,7 milliard d'euros, à comparer, à structure comparable, à - 1 milliard d'euros en 2001. Si l'on exclut les éléments positifs non récurrents, le déficit d'EDF a augmenté de 70 % entre ces deux années.

Dès lors comment expliquer ce résultat positif du groupe à 481 millions d'euros ? On y parvient par la présence des éléments positifs non récurrents suivants. D'abord, la conversion des pertes de change. Au lieu de les intégrer dans le résultat d'exploitation, les pertes de change ont été prélevées sur les fonds propres. A la suite de telles opérations, il ne faut pas s'étonner que le rapport entre la dette et les fonds propres, qui représente 1,156 million d'euros, se soit considérablement dégradé. Ensuite, il y a eu des reprises de provision nucléaire pour 375 millions d'euros, des reprises de provision hydraulique pour 351 millions d'euros, la vente des actifs de Pechiney qui a dégagé une plus-value de 160 millions d'euros, la renégociation d'un contrat à un producteur d'électricité néerlandais (SEP) en contrepartie d'une soulte de 400 millions d'euros. Enfin, un changement normal de méthode comptable impacte les résultats à hauteur de 524 millions d'euros. Tout cela n'est pas rien. Quand on intègre dans les résultats ces éléments positifs non récurrents pour 3,166 milliards d'euros, cela signifie qu'en réalité, la perte opérationnelle d'EDF est considérable. A cela, s'ajoute le fait que les comptes d'EDF recèlent des pertes potentielles importantes à travers 7,8 milliards d'euros d'écart d'acquisition. Car il existe un certain nombre d'acquisitions qui se chiffrent en milliards et qu'il faudra déprécier.

En 2003, il a été décidé un allongement de dix ans de la durée d'amortissement des centrales nucléaires, qui passe de trente à quarante ans. Cet allongement, décidé sans l'aval de l'autorité de sûreté, va peut-être masquer la dégradation des comptes en 2003, en réduisant les charges d'amortissement des centrales nucléaires, mais tout cela reste évidemment très artificiel, puisqu'il s'agit d'un amortissement comptable. Vous le voyez, les résultats d'exploitation d'EDF sont particulièrement alarmants.

Il en va de même de la structure du bilan d'EDF. L'endettement net en 1987, à la pointe du financement du programme nucléaire, était de l'ordre de 38 milliards d'euros. Il a baissé ensuite régulièrement. A mon départ, l'endettement brut s'élevait à 22 milliards d'euros ; en net, il approchait quinze milliards. Aujourd'hui, l'endettement brut affiché approche les 30 milliards d'euros. En l'espace de quatre ans, l'endettement affiché a augmenté de près de 10 milliards d'euros. A ces chiffres il convient d'ajouter les engagements hors bilan pour l'Italie, pour EnBW, très sous-évalués ; probablement, faut-il ajouter une dizaine de milliards d'euros, sans compter l'endettement d'Edison lui-même. Il faut y ajouter aussi la soulte probable en matière de retraite. Ainsi est-il possible qu'EDF se retrouve en 2003 avec un endettement dépassant ce qu'il était en 1987, soit 40 milliards d'euros.

Dans un tel contexte, on peut s'interroger sur l'avenir de l'entreprise qui, surtout si la garantie de l'Etat devait lui être retirée, pourrait connaître un jour une crise de trésorerie. Dès lors, il faut bien comprendre que l'ouverture du capital d'EDF comme sa gouvernance posent un vrai problème. L'ancien président d'EDF qui a laissé une entreprise en bonne santé regrette cette dégradation extraordinairement rapide d'une entreprise qui aurait dû rester fondamentalement saine.

M. le Rapporteur : Chacun connaît l'expression « entreprise publique, laboratoire de la politique sociale ». Il reste que la politique salariale, les mécanismes de financement du comité d'entreprise, le poids des retraites pèsent sur les résultats au moment où EDF s'ouvre à la concurrence. Quel était le poids de cette préoccupation lorsque vous étiez président ? A cette époque, avec les nouvelles données issues de la concurrence, un effort de benchmarking avait-il été tenté par comparaison aux autres entreprises concurrentes européennes ?

M. Edmond ALPHANDERY : Il est vrai que cela fut tenté à la fin de mon mandat. Nous avons essayé d'acquérir plus de transparence. Dans un premier temps, les réflexes des syndicats furent un peu nerveux ; mais je reste convaincu que seule la transparence en ce domaine peut faire avancer les choses. Des années durant, la politique d'EDF a consisté à essayer de jouer sur les départs pour que les effectifs diminuent et que la masse salariale ne dérive pas. Certains dossiers sont très lourds à gérer, tel celui des œuvres sociales. Le seul moyen de progresser dans cette affaire est la transparence. La voie est difficile, elle nécessite beaucoup de courage, mais je pense que les gens comprennent que nous sommes dans un monde où les choses doivent se dire. Il faut que l'on parle et tant qu'il n'y a pas de chiffres sur la table, l'on ne peut évoluer.

M. Dominique CAILLAUD : Vous avez beaucoup parlé du couple Etat-entreprise publique. En filigrane, se profile l'ouverture à la concurrence. La directive européenne est-elle vécue par l'Etat comme un frein ou une incitation ? Inversement, qu'en est-il pour l'entreprise ? Quel était le lien de lobbying entre Bruxelles, EDF et l'Etat ? Ce triangle fonctionnait-il bien ? Ou existe-t-il un lobbying interne visant à freiner ou à activer le fait européen dans la gouvernance ?

M. Edmond ALPHANDERY : A la lecture de la presse, je me suis rendu compte que les relations actuelles entre Bruxelles et EDF ne sont pas bonnes. C'est très dommage. J'ai tenu à y insister dans mon exposé liminaire : je suis persuadé que la concurrence, pour une entreprise comme EDF, est un excellent moteur. Elle oblige à penser les problèmes différemment, elle offre une formidable ouverture sur l'extérieur, elle oblige à gérer les coûts et à rechercher davantage de souplesse. L'un des objectifs que doit s'assigner le patron d'EDF - comme tout responsable d'une structure publique exposée au vent de la concurrence - c'est de la faire accepter par l'entreprise. L'entreprise ne doit pas considérer qu'il s'agit là d'un mal nécessaire, mais d'une chance pour renforcer la qualité de la gestion de l'entreprise. Ce n'est pas là un vain mot. Je suis sûr qu'EDF a fait des progrès considérables depuis quelques années, du fait de l'arrivée de la concurrence. Il faudra, de toute façon, qu'elle en fasse d'autres car en 2007, la concurrence vaudra pour tous ses clients. Les prix seront orientés à la baisse. En Europe, la tendance est d'ailleurs à la baisse des prix. C'est une des raisons pour lesquelles je m'interroge sur la nécessité pour EDF, dans la production et la distribution de l'électricité, de concentrer systématiquement ses efforts sur l'Europe.

M. Dominique CAILLAUD : Pensez-vous que l'Etat le vit comme cela ?

M. Edmond ALPHANDERY : Très bonne question ! Elle ouvre un autre débat ; il ne m'appartient pas d'en juger. J'ignore comment l'Etat le vit, mais je trouve qu'il devrait le vivre ainsi. Si tel n'est pas le cas (si lui-même considère que la concurrence n'est pas une bonne chose pour une entreprise comme EDF), comment voulez-vous qu'EDF, qui, évidemment est en permanence soumise à cette pression, soit prête à l'accepter ? Je crois que l'Etat devrait adopter une attitude beaucoup plus positive vis-à-vis de la concurrence - et ce dans tous les secteurs. Car la plupart des services publics seront un jour ouverts à la concurrence.

M. Jean-Claude SANDRIER : Vous avez indiqué qu'il s'agissait de passer d'une culture de monopole à une culture de concurrence. Je ne me pose pas tout à fait la même question ; je me demande, s'agissant d'entreprises publiques - EDF n'est pas la seule en ce cas - s'il ne convient pas de venir ou de revenir à une culture de service public. Cela pose un certain nombre de questions. Quels objectifs fixe-t-on à un service public ? Qu'est-ce qui prime : la mission de service public ou la règle de la concurrence qui, en général d'ailleurs, même si on la dit encadrée, est plutôt une non règle ? La vraie question de la gouvernance ne porte-t-elle pas sur les moyens de faire prévaloir, au sein d'un conseil d'administration, les principes essentiels d'un service public, y compris par sa composition ? Votre idée de conseil de surveillance peut être intéressante, mais vous l'avez accompagné de deux critères qui annihilent le principe de gouvernance selon la mission de service public, à savoir rentabilité et risque.

S'agissant du nucléaire, comment contrôlera-t-on ce qui demande un contrôle au plus haut degré, en France comme dans le monde entier ? Comment procédera-t-on si d'autres critères que celui de service public sont appliqués ou du moins passent en priorité, y compris en matière de prospective et de stratégie ? Des exemples dans le monde, qui touchent à d'actuels ou d'anciens services publics - y compris pour l'électricité aux Etats-Unis - sont suffisamment frappants pour nous faire redouter un certain nombre de problèmes inquiétants.

Comment concevez-vous le rôle du conseil de surveillance ? S'occupera-t-il de ce qui doit être une mission de service public et du service public ?

M. Edmond ALPHANDERY : Ce sont là des questions fondamentales, que vous posez très bien.

Je n'opposerai pas la culture de la concurrence à la culture de service public. Je les juge complémentaires. J'illustrerai mon propos par un exemple. Lorsque je suis arrivé à la tête d'EDF, j'ai préconisé une baisse rapide des tarifs pour préparer EDF à la concurrence. Au sein du conseil d'administration, dans un premier temps les représentants de la CGT s'y sont opposés, déclarant qu'il fallait au contraire augmenter les tarifs de 20 %. J'ai écouté. Au fil des mois, j'ai constaté que la CGT ne tenait plus le même discours, car elle avait compris que la première mission d'un service public était d'être compétitif et que le meilleur service que l'on pouvait rendre aux Français était de leur vendre une électricité de qualité au prix le plus bas et cela avec un risque évidemment minimisé sur le nucléaire - bien sûr, il ne s'agit pas de vendre de l'électricité à si bon marché que l'on n'entretiendrait pas bien le parc nucléaire. Je ne veux pas tenir un raisonnement aussi stupide devant vous. La CGT a même demandé, ce qui était amusant - j'étais le premier à en sourire intérieurement - des baisses de tarifs supérieures à celles que j'avais proposées, arguant du fait que personne mieux que ses administrateurs salariés ne pouvait défendre le service public.

Je ne crois donc pas que l'on puisse opposer la culture du service public à la culture de la concurrence. Quand on défend la concurrence, quand on défend des tarifs compétitifs, on défend le service public. Que demandent les Français ? Une électricité de qualité, bien sûr, produite dans des conditions de sécurité optimales, mais au meilleur prix possible, car ils veulent défendre leur pouvoir d'achat, ce qui est encore plus important pour les catégories les plus modestes. Je ne crois donc pas que l'on puisse les opposer.

Vous avez posé la bonne question, à savoir : comment, au sein du conseil de surveillance arriver à concilier ces objectifs ? C'est la raison pour laquelle je souhaite que les salariés fassent partie du conseil de surveillance qui doit compter des représentants d'origines multiples aptes à défendre ce que l'on peut attendre d'une entreprise comme EDF au-delà de sa seule compétitivité, même si la compétitivité est une dimension incontournable pour un service public. Je ne citerai qu'un seul chiffre qui est essentiel : le taux de disponibilité des centrales nucléaires dont dépend leur productivité. Lorsque j'ai quitté EDF, il s'élevait à 82 %. On aurait aimé atteindre 85 % car ce n'est pas le meilleur taux : Electrabel enregistrait des taux supérieurs. Si nous ne figurions pas parmi les meilleurs, ce n'était pas mal. Lorsque je suis parti, le taux a fléchi pour tomber à 78 %. Depuis, il est remonté. EDF a donné un coup de rein. Ce taux était à 82 % l'année dernière. Je n'ai pas entendu dire que la sécurité des centrales en a pour autant été affectée. Ce qu'il convenait de faire pour mieux gérer les périodes d'entretien des centrales a été entrepris : on a fait ce qu'il fallait pour que le taux de disponibilité des centrales revienne à un niveau qui les rende beaucoup plus compétitives. La compétitivité, (un bas prix de l'énergie), peut donc être parfaitement compatible avec les grands principes de service public auxquels nous sommes tous très attachés, toutes sensibilités politiques confondues.

M. Jean-Pierre BALLIGAND : S'agissant d'EDF, je n'ai pas les capacités pour apprécier les comparaisons entre la période où vous avez été président, la période antérieure et la suivante. Mais parce que j'ai une expérience similaire à partir de la commission des finances et de la Caisse des dépôts, je fais partie de ceux qui croient beaucoup à la vertu du conseil de surveillance et du directoire. Nous ferions bien, en France, de nous pencher sur ce type d'organisation, où l'on a, d'un côté, une structure de contrôle, le conseil ou la commission de surveillance, qui s'occupe, non pas de faire le travail de manager - c'est le rôle du directoire au plein sens du terme - mais, en cas de prise de risques, de contrôler les risques ; de l'autre, on trouve les comités de rémunération, l'ensemble des structures décrites par Edmond Alphandéry que nous avons eu l'occasion de connaître, parfois de mettre en place dans nos propres conseils de surveillance.

Même si nous pouvons avoir entre nous des dissensions sur l'avenir des entreprises publiques, il faut être conscient qu'une bonne gouvernance est indispensable, même pour ceux d'entre nous qui sont favorables à leur privatisation dans le futur.

Une piste nous a été proposée, qui devrait être explorée, car il nous faudra avancer des préconisations au terme de nos travaux. Nous sommes quelques-uns à militer en faveur de ce type d'organisation.

Audition de M. Jean-Paul BAILLY,
Président de La Poste

(Extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président,
puis de M. Jean-Pierre BALLIGAND, Vice-président

M. Jean-Paul BAILLY est introduit.

M. le Président : Les résultats, proches de l'équilibre que vous avez annoncés pour l'année 2002 ne doivent pas cacher que La Poste connaît une période de mutation profonde.

Avec votre audition, la commission aborde les contraintes que peut représenter, pour une entreprise longtemps en situation de monopole et à forte mission de service public, l'ouverture à la concurrence décidée par l'Union européenne.

La libéralisation totale du courrier à l'horizon 2009 impliquera une transformation du mode de management de La Poste. Cette perspective conduira sans doute aussi à repenser les relations financières avec l'Etat qui seront consignées dans le futur contrat de plan.

Conséquence de la libéralisation européenne, relations avec la tutelle, mais aussi fonctionnement interne de La Poste, voilà quelques-uns des thèmes que nous souhaiterions pouvoir aborder avec vous.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bailly prête serment.

M. Jean-Paul BAILLY : M. le Président, je vais tenter, sur les différents points que vous avez abordés, d'apporter mon appréciation et un regard qui reste relativement neuf - puisque cela fait seulement six mois que j'ai pris mes responsabilités - tout en étant en mesure de vous livrer de premiers éléments de jugement.

La Poste exerce trois métiers pour un chiffre d'affaires qui dépasse 17 milliards d'euros :

- Le courrier au titre duquel La Poste réalise un chiffre d'affaires qui dépasse les 10 milliards d'euros en 2002

- les services financiers avec un produit net bancaire qui dépasse légèrement les 4 milliards d'euros

- enfin, le colis et l'express qui enregistrent un chiffre d'affaires un peu supérieur à 3 milliards d'euros.

Quelques chiffres à retenir :

- Un chiffre d'affaires de 17 milliards d'euros.

- Un personnel comptant 320 000 personnes, dont près d'un tiers est contractuel. La Poste n'embauche aujourd'hui que très peu de fonctionnaires.

- Un réseau bien connu, qui, avec 200 000 postiers, est le symbole de la présence et du service que représente La Poste ; aujourd'hui, 17 000 points de contact sur le territoire français accueillent chaque année environ un milliard de visiteurs.

- Le courrier : plus d'une centaine de centres de tri, plus de 100 000 facteurs qui distribuent six jours sur sept, sur l'ensemble du territoire, un peu plus de 26 milliards d'objets postaux par an, ce qui veut dire que, chaque jour environ, un objet postal par personne en France est distribué.

- Les services financiers : 28 millions de clients, près de 49 millions de comptes et de contrats, plus de 200 milliards d'euros d'encours, ce qui en fait la troisième ou la quatrième banque de détail française.

Par son chiffre d'affaires, La Poste est le deuxième groupe européen derrière le groupe allemand Deutsche Post. Il est particulièrement important, dans une période où s'ouvre la concurrence, de procéder au benchmarking avec nos grands concurrents d'aujourd'hui et encore plus de demain.

Il convient d'avoir en tête deux grandes réalités : d'une part, une proportion significative du chiffre d'affaires de La Poste, soit 58 %, est d'ores et déjà en concurrence. C'est le cas de la totalité des services financiers, ceux du colis et de l'express ; c'est également le cas d'une proportion croissante du courrier, avec le courrier international lui-même en totale concurrence et l'ensemble du courrier dont le poids dépasse les cent grammes, cette limite étant vouée à descendre à cinquante grammes en 2006, avec probablement une libéralisation totale à un horizon qui pourrait être 2009.

La Poste a été créée en tant qu'exploitant autonome de droit public, juridiquement considéré comme un EPIC. Depuis 1990, La Poste a évolué, mais pas suffisamment vite. En effet, malgré sa mutation, elle se trouve dans une situation de retard de compétition par rapport à ses principaux concurrents.

Son évolution se caractérise par :

- une croissance moyenne du chiffre d'affaires, essentiellement d'ailleurs par croissance externe, de l'ordre de 4 % par an ;

- un ratio d'excédent brut d'exploitation sur chiffre d'affaires qui est toujours resté autour de 4,5 à 5 %, ce qui n'est pas négligeable, mais reste largement insuffisant pour assurer la rentabilité, le développement et la modernisation de La Poste ;

- le ratio « dettes à long et moyen termes sur Capacité d'Autofinancement » est passé de 6 à 5 ;

- un effort de productivité dans la première période de 1997-1998 qui a été presque totalement effacée par les 35 heures. Par conséquent, les effectifs 2001 sont à la hauteur des effectifs de 1980-1992.

- une amorce d'une politique d'internationalisation, modeste par rapport à ses concurrents, dont plus de 50 % de leur chiffre d'affaires se réalise à l'international. La part de son chiffre d'affaires réalisé à l'international est passée de 5 à 12 %, essentiellement du fait d'acquisitions dans le domaine du colis et de l'express, notamment en Allemagne et en Angleterre. Dans ce cadre, la croissance interne et externe a été autofinancée.

Cette période se traduit globalement par une politique de développement prudente. Je ne pense pas que La Poste se soit lancée dans un aventurisme hasardeux. Cette période se caractérise cependant également par une dynamique insuffisante en recherche de compétitivité et de modernisation de l'entreprise.

C'est dire que la situation reste fragile et que son retard s'accroît par rapport à ses compétiteurs et ce, d'autant plus que La Poste ne dégage pas aujourd'hui les marges qui lui permettraient véritablement d'engager son nécessaire développement. La Poste a bien évidemment vocation à être un acteur européen, c'est là une des conditions de sa survie et de son développement. Mais sa rentabilité est structurellement insuffisante. D'abord, ses charges fixes sont trop élevées, un ratio de masse salariale sur valeur ajoutée qui atteint les 85 % et surtout, depuis 1991, un résultat net cumulé pratiquement nul, inférieur à un dix millièmes de son chiffre d'affaires.

La situation se caractérise aussi par une structure bilancielle déséquilibrée avec des capitaux propres de 1,6 milliard d'euros, une croissance sensiblement inférieure à celle de ses compétiteurs. Alors qu'en 1992, La Poste française était sur la même ligne de départ que la Poste allemande, aujourd'hui cette dernière affiche un taux de croissance de quatre fois supérieur alors même qu'elle est deux fois plus grosse que son homologue française. Cela s'explique en grande partie par le décalage des investissements. Sur cette période, La Poste française a investi trois fois moins que La Poste allemande, qui a ainsi pris une avance considérable en termes de chiffre d'affaires.

Pour illustrer ces quelques points, je voudrais présenter un rapide commentaire sur chacun des différents métiers.

Le courrier a longtemps été la rente des différentes postes. Il est en passe d'en devenir l'homme malade sous plusieurs effets : d'abord, la substitution liée aux nouvelles technologies qui fait qu'on commence à observer dans tous les pays développés une stagnation, voire une diminution du volume de l'activité, cela se combinant avec la politique d'ouverture et de concurrence. Il faut toujours avoir en tête que cette politique d'ouverture et de concurrence, en soi parfaitement souhaitable, intervient dans des conditions très particulières pour La Poste. Pour toutes les autres entreprises, elle s'est produite dans des contextes de marché en expansion. C'est notamment le cas des télécommunications, dans une moindre mesure de l'énergie. La Poste va connaître une ouverture à la concurrence sur un marché qui sera stable ou en récession, ce qui pose la problématique de manière un peu différente. Cette activité qui très probablement décroîtra dans les années à venir sous le double effet de la substitution technologique et de l'ouverture du marché sera à conduire sur un métier qui enregistre un retard de compétitivité et de modernisation. Je prendrai un seul exemple, celui des taux d'automatisation et de mécanisation de La Poste française, très inférieurs à ceux de nos principaux concurrents.

Depuis les années 90, le secteur du colis et de l'express a été celui qui a assuré l'essentiel du développement international et d'un certain nombre d'acquisitions, acquisitions qui ont donné lieu à des survaleurs et à des écarts d'acquisitions, qui, somme toute, par rapport aux concurrents et à ce qui se passait à ce moment-là, sont raisonnables et permettent à La Poste de continuer à exister dans ce métier, même si elle est très en retrait par rapport à DHL, son concurrent, aujourd'hui totalement sous contrôle de la Deutsche Post, et TNT, provenant du rachat de l'acteur australien de l'express par la poste hollandaise. Même si elle est en retard, La Poste reste le troisième acteur et garde une véritable présence sur ce marché dans un contexte réellement compétitif et avec des conditions à la fois de structure, de financement et de pilotage, conforme au business plan correspondant.

Les services financiers ont une longue histoire, ils ont quasiment une dimension « historique » : ils ont été les premiers à démocratiser les produits d'épargne à la fin du 19ème siècle, les premiers encore à démocratiser l'usage de la monnaie scripturale en France en lançant les comptes chèques postaux au début du vingtième siècle ; après la guerre, ils représentaient encore la moitié de l'épargne française. Ils ont connu une forte décroissance. Grâce à un vrai savoir-faire, grâce à une vraie innovation dans les services et un vrai dynamisme commercial, ils ont réussi à stabiliser leur part de marché autour de 9 %. Ils contribuent aujourd'hui de manière positive aux résultats de La Poste, mais souffrent d'une faiblesse : leur clientèle est à la fois âgée et vieillissante. Chacun en connaît les raisons : La Poste ne dispose pas de la gamme complète des produits financiers et n'est pas en mesure d'attirer et de fidéliser la clientèle 25-50 ans par les prêts immobiliers sans épargne préalable ou par les prêts à la consommation, ce qui explique qu'un certain nombre de clients de La Poste, jeunes, finissent par la quitter, car elle n'est pas en position de leur offrir les produits correspondant à leur attente.

La dernière grande caractéristique de La Poste est son réseau qui compte 17 000 points de présence. Il a, de fait, relativement peu évolué au cours des dernières décennies, puisqu'il est quasiment identique à celui qui prévalait dans les années cinquante. Il a été relativement stable, on pourrait presque le qualifier de « figé », même si les évolutions qui sont intervenues se sont traduites par quelques créations dans les milieux urbains et quelques fermetures dans la France rurale plus profonde. Mais globalement il s'agit d'un réseau qui reste figé, hétérogène et très dense, le plus dense d'Europe et aujourd'hui largement inadapté en ville où parfois sa présence est insuffisante, notamment dans le nouveau développement urbain et périurbain, autour des grandes agglomérations. Il est également souvent inadapté en milieu rural - et déséquilibré, car on trouve parfois un bureau de poste dans de petites communes de deux cents ou trois cents habitants alors que ce n'est pas le cas dans la commune voisine qui en compte 1 500. C'est dire que se pose un vrai problème d'ajustement du réseau. L'un des grands enjeux sera de réfléchir avec les collectivités territoriales, notamment en mettant en avant l'intercommunalité comme dimension à la problématique d'accessibilité à ces services postaux.

La relation est très étroite entre la bonne santé de la clientèle financière de La Poste et la capacité de cette dernière à maintenir un réseau de proximité, puisque les réseaux de poste vivent à 70 %, que ce soit en activité ou en chiffres d'affaires, de l'activité financière et non pas des activités liées au courrier ou aux colis.

Dans ce contexte, La Poste souffre de plusieurs handicaps : le coût pour elle de la distribution de la presse ; l'aménagement du territoire avec un réseau qui va très au-delà de ce qui serait nécessaire sur un strict plan commercial ; le financement des retraites, puisque La Poste assure elle-même directement les pensions de ses fonctionnaires. Dans la mesure où il y a de plus en plus de retraités et de moins en moins de cotisants, le système est largement « déficitaire ».

M. le Président : A combien estimez-vous les engagements de retraite de La Poste ? De quelle manière comptez-vous faire face aux charges futures des pensions compte tenu du départ à la retraite de 140 000 agents d'ici 2012 ? Quelle forme pourrait emprunter le soutien de l'Etat ?

M. Jean-Paul BAILLY : Les engagements de retraite dépassent les cinquante milliards d'euros. Chacun sait qu'ils sont aujourd'hui hors bilan et qu'à une échéance proche - 2005, 2007 au plus tard -, ils devront y être réintégrés. D'où la nécessité, dans les années à venir, de trouver une solution. C'est un des points qui est débattu avec l'Etat dans le cadre du contrat de plan. Plusieurs formules peuvent être mises à l'étude. Il est probable qu'elles s'inspireront de solutions de type France Télécom, c'est-à-dire d'un dispositif de cotisations libératoires et de soultes sous des formes à trouver ou/et de dispositifs proches de ceux évoqués pour EDF d'adossement au régime général, tout en donnant la garantie de la retraite aux fonctionnaires par l'Etat. C'est d'autant plus pertinent pour La Poste qu'elle se trouve dans une situation très particulière avec un tiers de contractuels cotisant logiquement au régime général et deux tiers de fonctionnaires. Pour le tiers de cotisants au régime général, La Poste comme tout employeur paye les cotisations correspondantes, où cette part du régime est extrêmement excédentaire, puisqu'il y a cent mille cotisants et quasiment pas de retraités. Cela représente pour La Poste un coût net et c'est une contribution positive à l'équilibre du régime général. A contrario, pour les deux tiers de fonctionnaires dont le nombre de cotisants se réduit régulièrement et dont le nombre de retraités augmente, le taux de cotisations implicite tend à augmenter extrêmement rapidement. Lors du contrat de plan précédent, un dispositif de stabilisation a été décidé, qui devra au minimum être reconduit. Il sera même nécessaire d'aller plus loin et de trouver, d'ici 2005, une réponse à ce difficile problème qui se pose pour toutes les entreprises et qui a, en plus, dans le cas de La Poste, cette spécificité liée à la double population et au double régime que l'on y trouve.

Tous ces points évoqués ont fait l'objet d'une analyse dans un rapport que j'ai présenté au terme de cent jours de mandat à la fin de l'année dernière, intitulé « Performances et convergences ». Il détaille l'ensemble des points que je viens d'évoquer et indique les grands chantiers sur lesquels La Poste doit s'engager désormais : un chantier pour l'amélioration de sa performance ; un chantier de concertation avec les collectivités territoriales pour l'évolution de l'aménagement du territoire ; un chantier avec les organisations syndicales et du personnel pour le renouveau du contrat social et un chantier avec l'Etat pour la mise au point du contrat de plan qui, je l'espère, pourra donner lieu à une signature assez prochainement.

M. le Président : Vous avez évoqué les trois activités de La Poste.

La répartition du chiffre d'affaires fait apparaître une dépendance à l'activité courrier, qui semble dangereuse, dans la mesure où cette activité est vouée au déclin en raison de l'ouverture à la concurrence et des phénomènes de substitution vers d'autres formes d'échanges. Comment comptez-vous mener la diversification des métiers de l'entreprise ?

M. Jean-Paul BAILLY : L'entreprise sera globalement amenée à rester sur les métiers que j'ai évoqués, sachant que chacun connaîtra une certaine diversification. Je pense, en particulier pour le courrier, aux nouvelles technologies qui s'appuieront à la fois sur les dispositifs Internet, sur les systèmes de sécurisation et de certification des échanges électroniques dans lesquels La Poste est engagée ou sur le courrier hybride, c'est-à-dire la possibilité d'avoir des courriers qui partent des entreprises ou des administrations sous forme électronique et qui arrivent chez le particulier sous la forme traditionnelle d'une lettre recommandée.

Le champ des nouvelles technologies est ouvert. Il ne faut pas cependant se faire d'illusions : ces activités nouvelles ne permettront pas de compenser ni de rééquilibrer les comptes.

Le deuxième point porte sur les services financiers. L'élargissement de la gamme doit avoir pour effet d'améliorer la rentabilité de cette partie des activités de La Poste. Pour la partie courrier, il faudra à la fois s'adapter aux clients, c'est-à-dire à la diversification de leurs attentes lors de l'émission pour rendre le service plus performant. Il faudra être plus efficaces en termes de coûts et de qualité dans la partie de processus industriels, c'est-à-dire de traitement et de transport. Enfin, être beaucoup plus à l'écoute du client dans la partie liée à la distribution - je pense notamment à la presse.

En ce domaine, la clé réside dans la qualité du service, la relation avec le client et l'efficacité du processus industriel. Reste la question de savoir si La Poste peut ou doit se diversifier dans la logistique. Les exemples de nos concurrents étrangers montrent qu'ils l'ont fait de manière significative. Je pense à DHL et TNT pour ne citer que deux postes qui nous sont concurrentes. Au lieu de représenter quasiment 60 % comme pour La Poste française, le courrier ne représente plus que 30 ou 35 % de leur activité.

La Poste est-elle en mesure de s'engager aujourd'hui dans une telle diversification ? C'est à la fois trop tard et trop cher. Les places sont prises. Pour que l'effet soit significatif en termes de portefeuille et de diversification, l'activité doit représenter deux ou trois milliards d'euros. Aujourd'hui, La Poste n'est pas dans une situation où elle pourrait s'engager dans la diversification. D'une certaine manière, je le regrette.

M. le Président : Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ?

M. Jean-Paul BAILLY : Je ne sais pas bien répondre à cette question.

Des choses ont été faites : un effort de développement et de croissance externe dans des métiers très proches de la logistique que sont le colis et l'express, notamment par les acquisitions en Angleterre et en Allemagne, lesquelles ont permis de développer cet aspect, mais, en matière de logistique, La Poste, sur la période évoquée, n'a pas dégagé des liquidités opérationnelles suffisantes qui auraient permis de procéder à des acquisitions. La seule possibilité d'agir passait par la croissance externe. La Poste n'a pas eu la possibilité de le faire du fait de résultats financiers qui étaient insuffisants, ni n'a souhaité, ce qui se comprend, s'endetter pour se diversifier.

M. le Président : M. le Président, je vous poserai des questions sur la gouvernance d'entreprise et des questions sur les relations avec l'Etat.

Le statut actuel de La Poste vous semble-t-il un handicap dans la préparation de l'opérateur à l'ouverture à la concurrence ?

Pouvez-vous décrire les structures de management internes de La Poste ? Le recours à la filialisation des activités, notamment pour le colis et pour l'express à travers la holding Géoposte, nuit-il à l'autorité et surtout au contrôle que vous exercez sur le groupe ? Comment l'audit interne est-il assuré ?

Quel jugement portez-vous sur le fonctionnement du conseil d'administration ? Le conseil s'est-il entouré de comités spécialisés ? Si oui, lesquels ? La confidentialité des travaux du conseil est-elle assurée ? Avez-vous des propositions pour renforcer le rôle des organes sociaux des entreprises ?

Enfin, deux questions concernant les relations avec l'Etat.

Pouvez-vous décrire les relations que vous entretenez avec la tutelle ? Quel jugement portez-vous sur les différents contrôles qu'elle exerce sur l'entreprise ?

Un chef d'entreprise qui ne dispose ni du pouvoir de fixer librement ses tarifs ni d'une réelle maîtrise de la masse salariale bénéficie-t-il d'une réelle autonomie de gestion ?

M. Jean-Paul BAILLY : Le statut de La Poste : La Poste a devant elle un considérable chantier de modernisation. Elle recrute peu de fonctionnaires, elle recrute essentiellement des agents de droit privé. Ce qui est à faire est possible dans le contexte actuel sans créer d'inquiétudes supplémentaires sur un éventuel changement de statut. Je m'appuie sur l'exemple de La Poste allemande qui a entrepris l'essentiel de sa modernisation sous statut public. Ce n'est que lorsqu'elle a acquis une véritable rentabilité qu'elle a ouvert une partie, minoritaire d'ailleurs, de son capital.

Dans les années qui viennent, compte tenu du travail à réaliser, je ne pense pas que le statut de La Poste soit un handicap. En outre, les modifications de statut, compte tenu des difficultés des tâches à entreprendre, pourraient déstabiliser le corps social et compliquer les choses.

Deuxièmement, les structures de management interne : la maison mère a une structure extrêmement compliquée qui combine à la fois des responsabilités par métier et des responsabilités territoriales, qui, selon moi, méritent d'être simplifiées. C'est une action que j'ai engagée. S'agissant des filiales importantes, comme par exemple la holding Géoposte pour le métier du colis et de l'express, j'ai une bonne lisibilité de l'évolution de cette holding. Elle a un conseil d'administration auquel je participe régulièrement avec d'autres membres du comité exécutif. Je n'ai pas aujourd'hui de souci quant à la maîtrise des filiales. Sans doute, des projets plus fragiles ont-ils été mis en place dans quelques petites filiales développant les nouvelles technologies, sur des marchés totalement nouveaux, comme cela s'est produit dans beaucoup d'entreprises, mais ils sont restés limités dans leurs enjeux et ils font l'objet, à travers Sofipost notamment, de dispositions pour s'assurer que s'appliquent à la fois un contrôle stratégique et un contrôle des engagements.

Le conseil d'administration de La Poste fonctionne, à mes yeux, raisonnablement bien. Il est un peu lourd. Vingt et une personnes y siègent - trois fois sept - pour répondre à la loi. Son règlement intérieur est très précis. L'ensemble des engagements au-dessus du seuil de douze millions d'euros passe systématiquement devant lui et dans le cadre des comités préalables. Tous ces investissements, depuis 1998, sont passés par le conseil d'administration.

Il existe un système de commissions spécialisées ; au nombre de cinq, elles peuvent aborder les différents sujets - selon les métiers, les aspects financiers et les aspects de ressources humaines.

Il existe surtout depuis peu un comité d'audit, animé par un président, personnalité qualifiée, deux membres du conseil d'administration, représentants du Trésor et du Budget, et un membre du personnel élu. Il fonctionne particulièrement bien. Il se réunira cinq fois en 2003 pour étudier notamment la gestion de la dette. Il a joué un rôle central dans la sélection des commissaires aux comptes pour les comptes 2002.

Il ne s'agit pas totalement d'un organe de direction ; mais il est informé des grandes orientations stratégiques et qui contrôle l'ensemble des engagements ou les marchés les plus importants.

Enfin, il existe un comité de rémunération des présidents des filiales.

Quant à la confidentialité, mon expérience est pour l'heure limitée dans le temps. Elle n'en a, néanmoins, jamais été négative, en ce sens que j'ai été très précis avec les élus représentant le personnel. Je leur ai indiqué que je travaillais avec eux en confiance et en transparence, qu'ils connaissaient les règles de confidentialité et que cette confiance et transparence dureraient aussi longtemps que la confidentialité serait respectée. En six mois, je n'ai pas eu à connaître de contre-exemple. Mais chacun est averti que si les règles de confidentialité venaient à n'être pas respectées, j'en tirerais les conséquences en termes de conduite des travaux et des débats lors du conseil d'administration.

Je n'ai pas de propositions particulières à avancer sur les organes sociaux de l'entreprise. La Poste présente la caractéristique, au plan statutaire, de n'être pas véritablement une entreprise ou un EPIC. Elle est encore largement inspirée des règles de fonctionnement de la fonction publique. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de comité d'entreprise, pas de comité d'établissement, pas de délégués du personnel. C'est un peu problématique, car ce sont les lieux d'expression et de dialogue naturels dans une entreprise. Le fait que ces dispositifs n'existent pas aujourd'hui pose un certain nombre de difficultés, mais je ne pense pas qu'il y ait à court terme de réponse à y apporter, si ce n'est de trouver avec les organisations syndicales les dispositifs ad hoc, les lieux de débat et de dialogue qui peuvent s'y substituer.

Les relations avec la tutelle sont extrêmement fréquentes et diversifiées. Depuis la prise de mes fonctions, l'essentiel porte sur la préparation du contrat de plan. J'estime que, jusqu'à présent, la qualité de nos relations a été globalement satisfaisante, sans interférence des pouvoirs publics au jour le jour dans la gestion quotidienne, et restant sur les débats qui me paraissent être ceux normaux entre une entreprise comme La Poste et les pouvoirs publics. Je pense au prix du timbre, à des investissements d'importance, à des acquisitions, qui ont fait l'objet de discussions normales avec les tutelles.

Nous sommes dans une situation où il faut faire la part entre la capacité de décision et celle de proposition et d'influence. Sur la politique tarifaire, le débat avec les pouvoirs publics a forcément été soutenu, avec le sentiment d'avoir eu une certaine capacité d'influence et de conviction.

S'agissant de la masse salariale, nous n'avons pas de marge sur la politique salariale ; mais nous en avons sur les effectifs. Même si l'on écarte ces différents aspects et que l'on met en relation l'ensemble des capacités d'initiative et les champs de décision que représentent la qualité du service, la performance, la relation avec le client, la communication, la gestion financière, les éléments de contrôle de gestion, malgré les limitations que vous avez évoquées, j'ai quand même l'impression de rester le patron !

M. Philippe AUBERGER : Il a fallu attendre la nouvelle législature pour voir apparaître un système de code barres sur nos enveloppes et qu'intervienne une mécanisation du bureau de poste de l'Assemblée nationale, qui correspond à une ville de 50 000 habitants. Ses responsables jugent cette situation un peu « rétro ». Le retard est incontestable.

Autre exemple : dans la principale ville de ma circonscription, nous avons inauguré, voilà un an maintenant, un centre de tri, où travaillent entre 100 et 120 personnes. Le tri est entièrement fait à la main ! La productivité, évidemment, s'en ressent, alors que c'est un centre tout neuf.

A quelle échéance comptez-vous arriver à cette modernisation du courrier ?

Quels seront les besoins d'investissement nécessaires pour assurer cette modernisation optimale et comment comptez-vous les couvrir ?

Cette modernisation engendrera-t-elle des effets sur le plan social et comment parviendrez-vous à gérer la régression des effectifs du personnel ?

M. François BROTTES : M. le président, j'ai noté que l'un des reproches que vous portiez à l'encontre des erreurs stratégiques que vous avez constatées à votre arrivée était le maintien de l'emploi par rapport à son niveau de 1997. Selon moi, ce n'était pas une erreur ; je m'en réjouis plutôt. Mais je veux bien admettre que la masse salariale pèse très fortement sur le budget de La Poste. J'entends également les propositions de M. Philippe Auberger qui souhaiterait que l'on allège la voilure. Chacun, de ce point de vue, peut avoir un avis différent.

Vous avez beaucoup parlé de l'Allemagne. Vous auriez pu ajouter que l'Allemagne s'est empressée de freiner l'ouverture à la concurrence alors qu'au départ elle souhaitait accélérer le processus. Elle avait l'intention de complètement déréguler le marché postal. Finalement, elle a freiné pour permettre à La Poste de conforter son chiffre d'affaires.

Vous auriez pu également indiquer que l'Allemagne a fermé bon nombre de bureaux de poste pour arriver à dégager un peu plus d'argent pour investir par ailleurs, ce qui n'est pas forcément souhaitable dans notre pays.

Vous auriez pu encore souligner que la France est plutôt mieux placée, s'agissant des tarifs, que l'Allemagne, puisque les tarifs n'ont pas augmenté depuis 1996. Je ne suis pas sûr que les usagers le regrettent, car, après tout, ce service est fait pour eux.

Au sujet de la presse, j'aimerais que mes collègues soient sensibles à ce que vous avez évoqué. Je fais partie de ceux qui pensent qu'il est anormal que La Poste, sur son budget propre, continue à financer l'aide à la distribution de la presse. Il est normal qu'un Etat veille à ce que le pluralisme puisse s'exprimer par la presse et la soutienne, mais il revient davantage au budget de l'Etat qu'au budget de La Poste d'en supporter l'équilibre économique, car cela plombe assez lourdement les comptes de cette dernière. C'est quelque chose qui, quel que soit le pouvoir ou le régime, est à corriger. C'est un discours que je tenais au cours de la précédente mandature ; je le maintiens, tant il est vrai qu'il ne s'agit pas de sommes marginales et qu'il conviendrait sans doute de revoir un certain nombre de choses, comme serait à repenser la question de la diversification. Le président de notre commission d'enquête vous a interrogé sur la façon dont vous comptiez mener la diversification. Vous auriez pu lui répondre que vous attendiez que l'Etat vous donne des instructions dans ce domaine ; ce devrait même être l'objet du contrat de plan entre l'Etat et La Poste. C'est lui qui indiquera les marchés sur lesquels La Poste peut s'engager : les assurances, peut-être un peu plus que vous ne le faites, les services financiers, peut-être un peu plus que vous ne le faites. C'est bien cela qui vous donnera la capacité et la marge de manœuvre qui vous sont nécessaires.

Pensez-vous que l'Etat joue son rôle lorsqu'il fait traîner en longueur les négociations sur le contrat de plan et que vous n'avez pas de cadre pour agir, alors que l'heure est grave s'agissant de l'accélération de la concurrence ? Le contrat de plan précédent est obsolète depuis plus d'un an. Vous nous dites que l'échéance est pour bientôt. J'entends cela depuis longtemps. J'espère que c'est pour annoncer de bonnes nouvelles. J'avais interrogé la ministre de l'industrie en charge de la question de La Poste, qui m'avait indiqué qu'elle était opposée à l'élargissement du périmètre des services financiers pour La Poste. Voilà une question cruciale. J'espère qu'elle a changé d'avis et que l'année de latence permettra à l'Etat d'annoncer, sur le plan de la diversification, de bonnes nouvelles. La question - c'est bien ce qui est au cœur de notre commission d'enquête - est celle des relations entre l'Etat et les entreprises publiques. L'Etat joue-t-il son rôle lorsqu'il fait traîner en longueur l'élaboration du contrat de plan ?

M. le Président : Autrement dit, quelles sont les raisons du retard pris dans la négociation du contrat de plan dit « de performances et de convergences » ?

M. François GOULARD : Je reviens aux services financiers. C'est une vieille histoire. Tout comme, depuis trente ans au moins, on parle de la budgétisation des aides de La Poste à la presse, on parle de la faiblesse de La Poste vis-à-vis de ses concurrents, qui tient essentiellement aux restrictions à elle imposées en matière de gamme des crédits. Sans doute faudra-t-il avancer. Mais dans quel sens ? On comprend la position de La Poste qui explique, à juste titre, qu'elle perd des clients, que sa clientèle vieillit, faute de pouvoir proposer une palette complète de services financiers. Dans un autre sens, si La Poste veut offrir une gamme complète, il faut qu'elle accepte les contraintes qui s'imposent aux acteurs économiques de ce secteur.

Ne pensez-vous pas que le temps est venu de sauter le pas et de créer une véritable banque postale comme certains pays voisins l'ont fait, de telle sorte qu'il y ait un établissement libre de ses prestations, soumis à un régime de droit commun, par exemple en matière de règles organisationnelles et prudentielles ?

M. Pierre MICAUX : Les interrogations de mon collègue pourraient être utilement étendues aux services d'assurance...

M. Jean-Paul BAILLY : Pour répondre à la première question de M. Auberger, il est vrai que le secteur du courrier a subi un retard de modernisation et d'investissement qui ne porte pas d'ailleurs seulement sur les centres de tri, puisqu'il faut réfléchir au problème de la chaîne du courrier dans son ensemble.

Nous nous sommes donné l'année 2003 pour déterminer les contours et les conditions de mise en œuvre de ce projet, y compris les objectifs et les moyens pour les atteindre, sachant qu'il recouvre des enjeux sociaux importants. Je pense que nous allons créer les conditions pour l'engager dans de bonnes conditions de réalisation possible, de faisabilité financière, technique, industrielle, sociale et politique.

A partir de là, quel calendrier ? Il est difficile de répondre. Les postes allemande et hollandaise ont mis une dizaine d'années pour réaliser ce travail de modernisation. Nous avons l'obligation d'aller plus vite, mais il convient de procéder à un rythme acceptable pour les différents acteurs et corps sociaux. Je donnerai comme indication un démarrage en 2004 selon un calendrier que nous essayerons de serrer le plus possible, avec une modernisation aboutie à moins de dix ans. Y parvenir en sept-huit ans serait une très belle réussite. Toutes les personnes qui nous conseillent sur ce point estiment en effet qu'un objectif extrêmement ambitieux serait de réussir la modernisation en sept à huit ans.

Le besoin d'investissement propre à la modernisation de la chaîne courrier s'établit entre 1,5 et 2 milliards d'euros sur une période de l'ordre de cinq à sept ans pour les investissements avec des modalités de financement sans augmentation de l'endettement, en s'appuyant donc sur les capacités d'autofinancement de La Poste.

Cela se réalisera avec une évolution des effectifs que je ne suis pas en mesure, pour l'heure, d'estimer en termes quantitatifs ; je souhaite terminer de travailler sur ce dossier. La modernisation s'effectuera certainement en ne remplaçant pas tous les départs, mais, compte tenu du plan prévu, 130 000 à 150 000 personnes doivent partir à la retraite dans les dix à douze ans qui viennent, ce qui devrait permettre de conduire l'opération de manière harmonieuse sur le plan social sachant que, parallèlement, un très gros travail sera à engager en termes d'accompagnement, aussi bien de la mobilité géographique que de la mobilité professionnelle, car voilà une opération extrêmement lourde et particulièrement difficile à mener.

M. Brottes, je vous donne acte des deux points que vous avez évoqués sur l'Allemagne. Les tarifs allemands sont plus élevés, ce qui renvoie d'ailleurs à un point qui me semble important : quelle vision l'actionnaire principal a-t-il de La Poste ? Faut-il considérer La Poste comme une administration où l'objectif est l'équilibre ou comme une entreprise en charge d'un grand service public qui doit dégager des résultats pour sa modernisation et son développement ? Le choix allemand a clairement été celui d'une vision d'entreprise qui a continué de délivrer un service public de très grande qualité ; d'ailleurs, la qualité du service y est plus élevée qu'en France s'agissant des délais de remise du courrier. C'est une très bonne qualité de service, dans une optique où l'objectif de l'entreprise consiste à dégager des résultats qui lui permettent ensuite de se moderniser, de se développer, de faire des acquisitions et, au bout du compte, de créer de l'emploi.

Il est exact que le réseau de bureaux de postes allemand a été légèrement réduit, mais il reste encore très important avec 10 000 ou 12 000 points. Globalement, au vu de l'ensemble des paramètres, la qualité du service offerte par La Poste allemande n'a pas souffert de la modernisation, mais en a plutôt bénéficié.

Il est des serpents de mer, dont la distribution de la presse fait partie. Aujourd'hui, M. Henri Paul, conseiller maître à la Cour des comptes, est en charge de la réflexion sur ce sujet. Il présentera un certain nombre de propositions. En tout cas, son action a, jusqu'ici, permis de détendre l'atmosphère et de faire en sorte que les différents acteurs dialoguent davantage qu'ils ne l'avaient fait auparavant et c'est sur la base de ces propositions que des éléments seront intégrés dans le contrat de plan.

Pourquoi ce retard dans la signature du contrat de plan ? Le précédent s'étant achevé fin 2001, il y a là une période de latence importante. Lorsque je suis arrivé, j'ai souhaité pouvoir définir les grandes orientations de la stratégie avant de débattre dudit contrat. Je crois que c'est dans cet ordre-là qu'il faut prendre les choses ; c'est ce que nous avons fait à la fin de l'année dernière et au début de cette année. Nous engageons le débat final. Je ne pense pas que nous ayons perdu de temps et j'espère que le dossier aboutira rapidement.

Sur les services financiers, comme sur les problèmes d'assurances, je ne reviens pas sur les raisons qui font que je souhaite que La Poste puisse offrir une gamme complète, mais je le répète, elle le fera dans les conditions à la fois réglementaires, économiques, prudentielles, qui sont les règles du jeu en ce domaine. Ces développements ont vocation à se faire dans un cadre partenarial avec des acteurs de la place de Paris, avec lesquels, je pense, nous pourrons trouver des synergies en termes industriels, de clientèle et de réseaux.

Audition de M. Daniel LEBEGUE
ancien directeur général de
la Caisse des dépôts et consignations

(Extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président,
puis de M. Jean-Pierre BALLIGAND, Vice-président

M. Daniel Lebègue est introduit.

M. le Président : M. le directeur, votre expérience nous intéresse à plus d'un titre.

Nous avons, au cours de nos auditions, abordé deux thèmes spécifiques, le contrôle d'Etat sur les entreprises publiques et leur gestion interne.

Vous avez été, entre 1984 et 1987, directeur du Trésor, vous êtes aujourd'hui membre du conseil d'administration de plusieurs entreprises publiques, dont Gaz de France, membre du conseil de surveillance d'Areva ; vous réfléchissez au problème des administrateurs et de leur formation, axe essentiel pour que les conseils d'administration jouent véritablement leur rôle face à la direction des entreprises. La presse nous informe que vous songez à créer un cercle des administrateurs indépendants. Autant d'éléments qui peuvent enrichir notre réflexion.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Lebègue prête serment.

M. Daniel LEBEGUE : M. le président, mesdames, messieurs les parlementaires, merci de votre invitation.

Je suis très sensible au fait que vous sollicitiez mon expérience diverse. J'ai participé à l'exercice de la fonction de l'Etat actionnaire à la direction du Trésor en tant que chef de service, puis directeur. J'ai siégé en qualité d'administrateur représentant l'Etat dans plusieurs conseils d'entreprises publiques et je siège comme personnalité qualifiée - aujourd'hui administrateur indépendant - dans trois conseils d'entreprises publiques. J'ai moi-même été dirigeant d'entreprise, en numéro 2 à la BNP pendant dix ans, où j'ai connu une entreprise publique pendant plus de cinq ans, puis une entreprise privatisée plus de quatre ans. Enfin, j'ai dirigé, au cours des cinq dernières années, une entreprise publique ou un groupe public, particulier dans son statut et ses missions : la Caisse des dépôts et consignations.

Je veux évoquer le sujet de la gouvernance des entreprises publiques autour de trois idées.

Première question : la gestion des entreprises publiques est-elle efficace ?

Je décevrai sans doute en n'apportant pas de réponse tranchée. Le caractère public, privé ou mutualiste de l'actionnariat, n'est pas l'élément déterminant pour distinguer la bonne de la mauvaise gestion. Il existe des entreprises privées bien gérées - par chance il y en a beaucoup ! D'autres sont mal gérées et déraillent, nous l'avons vu récemment aux Etats-Unis, en Europe et en France. Le monde mutualiste compte aussi des entreprises bien gérées et d'autres qui le sont moins. Le Crédit agricole est une entreprise bien gérée de longue date. Le groupe de la Caisse d'Epargne fut beaucoup moins performant et rentable jusqu'à il y a peu, alors même que les principes de gouvernance étaient à peu près identiques dans les deux groupes mutualistes ou para mutualistes.

On doit constater que parmi les entreprises publiques, hier comme aujourd'hui, certaines sont bien gérées, performantes, rentables pendant que d'autres, moins bien gérées, perdent de l'argent.

Prenons des exemples. A la Libération, quatre grandes banques, devenues trois, furent nationalisées : la BNP, la Société générale, le Crédit Lyonnais. J'ai connu ces banques dans les années 1980 et au début des années 90. Au même moment, dans le même contexte de marché, la Société générale était déjà très performante, juste avant et après sa privatisation. La BNP était performante et extrêmement solide dans sa culture de risque et sa déontologie, avant comme après sa privatisation ; enfin, une banque a déraillé durant cette période : le Crédit lyonnais.

Nous pourrions prendre des exemples dans d'autres secteurs. Dans le secteur de l'industrie, notamment de la défense, citons Thomson CSF, devenue Thalès. Voilà une entreprise performante, compétitive au plan mondial, et rentable. Dans le même secteur, d'autres entreprises sont mal gérées, le GIAT par exemple.

Il est donc difficile de trouver un critère cartésien pour distinguer la bonne de la mauvaise gestion. Dès lors, quel élément fait la différence ? A mes yeux, trois ingrédients méritent examen.

D'abord, la culture d'entreprise. Il existe des entreprises publiques privées et mutualistes qui pratiquent, de longue date, une culture de la performance, de l'économie des moyens, une culture du client et une bonne culture du risque. C'est dans leurs gènes. D'autres entreprises n'ont pas tous ces éléments dans leur culture.

Ensuite, les entreprises bien gérées sont toujours des entreprises dirigées par des professionnels - hommes ou femmes - intègres et sobres ou modestes.

Enfin, dans une entreprise bien gérée, les systèmes de contre-pouvoirs et de contrôles fonctionnent. Les anglo-saxons les nomment « checks and balances », freins et contrepoids. Cela suppose un ou des actionnaires organisés et responsables, un conseil d'administration qui joue pleinement son rôle, une transparence dans le fonctionnement et les résultats de l'entreprise.

Si j'inverse ces trois thèmes, les accidents se produisent toujours de la même manière : l'on nomme à la tête d'une entreprise publique, un président mégalomane ; il se considère, là où il est, comme intouchable, car il est, ou s'estime être, protégé par les plus hautes autorités de l'Etat ou par l'establishment ; les systèmes de contrôle interne ou externe font défaillance.

Si ces trois conditions sont réunies, l'entreprise « va dans le mur ». Ce sont Enron, le Crédit Lyonnais, Elf, et, pardon de le dire, Vivendi Universal.

Voilà un enseignement que je tire de mon expérience d'entrepreneur ou de contrôleur actionnaire.

Pour faire court, je voudrais dire mon accord à 98 % avec le constat et les préconisations du rapport Barbier de La Serre.

Que peut-on reprocher à l'Etat actionnaire ? Il manque souvent de vision stratégique. Du côté de l'entreprise, on ne connaît pas toujours les attentes que l'Etat a de l'entreprise. L'Etat actionnaire est divers ; il manque d'unité, de cohérence, a des fonctions et des expressions multiples, ce qui ne facilite évidemment pas l'interface avec les dirigeants de l'entreprise. Neuf fois sur dix, il intervient à l'instigation du pouvoir politique sur des questions qui relèvent de la gestion courante et non de la stratégie ou du contrôle de l'entreprise.

Durant les dix années que j'ai passées à la BNP, la crise principale a porté sur une décision prise par l'entreprise de relever de quarante-six centimes d'euros le prix de la carte bancaire ! L'Etat a demandé au président de la BNP de l'époque, René Thomas, sa démission s'il ne revenait pas sur sa décision ! C'est dérisoire. Le débat ne porte pas, le plus souvent, sur le champ de la stratégie, du contrôle, mais touche des sujets qui, certes, peuvent avoir leur importance en termes d'opinion publique, je le conçois, mais relèvent, à l'évidence, de la gestion courante d'entreprise.

J'ai plusieurs fois aussi, dans ma vie, assisté au psychodrame de la fixation des tarifs publics. Doit-on augmenter le prix du gaz de 4 ou de 2 % ? C'est en général un sujet sur lequel l'Etat s'implique fortement. Enfin, il existe des problèmes de communication. Forçant le trait, l'on peut dire que le meilleur président d'entreprise publique est celui qui ne parle pas et qui se fait couleur de muraille, ce qui lui évite tout conflit avec l'Etat !

Troisième question : la gestion par l'Etat des dirigeants d'entreprise.

Sans vouloir être excessif et dans le souci de faire progresser le débat, il faut bien cependant dresser un constat de carence. En trente-cinq ans de ma vie de fonctionnaire ou de dirigeant d'entreprise publique, je n'ai pas eu un seul entretien d'évaluation avec un directeur ou un ministre. Quel est le salarié, même le plus modeste, qui, dans le secteur privé, accepterait un tel traitement ? L'on frise l'illégitimité quand personne n'est capable de répondre à la question suivante : pourquoi M. X est-il évincé de ses fonctions, pourquoi M. Y est-il nommé ? Que personne ne soit en mesure de répondre, que tous disent n'avoir pas compris est la preuve d'un dysfonctionnement du système.

La réponse passe par un retour « aux fondamentaux » du bon gouvernement d'entreprise. C'est vrai pour les entreprises publiques comme pour les entreprises privées. D'abord, progresser dans la transparence que l'on impose aux entreprises publiques vis-à-vis de leurs actionnaires ultimes, les soixante millions de Français qui détiennent, par l'Etat interposé, la propriété de ces entreprises.

Ensuite, reconnaître pleinement ce qui figure dans la loi : l'organe central d'une entreprise est son conseil d'administration. Telle est la loi du 24 juillet 1966, jamais modifiée et pas toujours appliquée, ni dans le secteur public ni dans le secteur privé. Que l'on donne aux conseils d'administration les moyens d'exercer dans leur plénitude leurs attributions, de le faire au travers de comités spécialisés, notamment des comités de comptes et d'audit, et d'administrateurs qualifiés qui représentent l'Etat, les salariés, les actionnaires minoritaires, ou qu'ils soient administrateurs dits « indépendants ». Il existe un immense besoin en France - cela ne concerne pas que le secteur public - de professionnaliser nos administrateurs. Il convient de les mettre en mesure d'exercer de manière pleine et entière leurs fonctions.

Il convient aussi d'identifier la fonction d'actionnaire. Dans ce cadre, l'Agence des participations de l'Etat paraît une excellente suggestion.

Enfin, il faut parvenir, c'est sans doute le plus compliqué vu du côté du gouvernement, à une gestion professionnelle des dirigeants pour leur choix, leur évaluation et leur rémunération. Il n'existe pas trente-six solutions. Laissons les conseils et leurs comités des rémunérations et des nominations jouer pleinement leur rôle, à tout le moins d'identification des candidats, de proposition de leur mode de rémunération, d'évaluation de leurs performances. Ensuite, quand l'Etat est l'actionnaire majoritaire, il décide in fine. Il ne décide pas dans le secret d'un cabinet, mais dans le cadre d'une procédure qui doit être aussi ouverte et collégiale que possible.

M. le Président : En ma qualité de maire de Toulouse, j'ai eu l'occasion de travailler avec le directeur général de la CDC ; je voudrais ici revenir sur la CDC Ixis Asset Management. Lorsque j'examine l'historique et les raisons de logique industrielle qui ont présidé à l'achat d'Nvest, je constate des problèmes de taille et de synergie, de croissance de résultats ou de rentabilité. Lorsque nous évaluons ces synergies et la réalité attendue et prévue en 2002, nous nous apercevons que les objectifs affichés étaient de plus de 10 milliards de dollars de flux supplémentaires, dès 2002, contre un milliard en réalité. Dès lors, quelles étaient les prévisions des résultats nets d'Ixis en 2002 et votre dernière prévision pour cette année 2003 ? Pourquoi un tel écart ? Le sujet importe. Quelles furent les mesures prises depuis le deuxième trimestre ?

M. Daniel LEBEGUE : M. le président, connaissant ce qui s'est passé ensuite, vous me demandez s'il fallait faire cette opération et si je la referais ? Sans hésiter, je réponds oui. CDC Ixis, comme beaucoup de grandes banques françaises, était un gestionnaire d'actifs en euros et principalement en obligations. Aujourd'hui, pour travailler avec de grands investisseurs institutionnels dans le monde - des fonds de pension, des caisses de retraites, etc. - il faut répondre à des appels d'offres. Ces appels d'offres sont multidevises, multiproduits et multimodes de gestion. Si CDC Ixis était resté un gestionnaire de produits de taux en euros, il n'aurait pas été en mesure de répondre à la moitié des appels d'offres internationaux. Tel était le constat que nous avions dressé voilà trois ans et la raison de cette opération.

Que s'est-il passé ensuite ? A la fin 2002, l'entreprise Nvest n'avait pratiquement perdu aucun de ses gestionnaires ni aucun de ses grands clients. Au plan industriel et pour un Européen, c'est une réussite assez exceptionnelle d'acheter aux Etats-Unis et de ne souffrir aucune déperdition de chiffre d'affaires ni de collaborateurs. Ayant dit cela, reste à rappeler que les marchés boursiers ont baissé de moitié. Une société qui avait une gestion actions de l'ordre de 50 % a évidemment souffert de la baisse des marchés et des valeurs à gérer sur lesquelles sont assises les commissions. Ce fut le cas pour toutes les grandes entreprises dans tous les secteurs d'activité qui ont procédé à des acquisitions dans les années 1990, y compris les meilleures comme Saint-Gobain, la Société générale... Tous ceux qui ont acheté dans les années 1990 en haut des marchés ont dû, quelque temps après, lorsque les marchés se sont effondrés de 50 ou 60 %, constater la baisse des valeurs d'actifs qu'ils avaient prises en compte selon l'évaluation opérée au moment de l'acquisition.

Ex post, l'on peut penser qu'il eût été préférable de ne pas faire l'opération plutôt que de l'avoir faite. Mais, c'est, à cette échelle, la seule acquisition à laquelle la Caisse des dépôts a procédé. En dix ans, une seule acquisition, est-ce déraisonnable ? Si nous n'en avions réalisé aucune durant cette période, cela n'aurait pas été un très bon signe de la dynamique d'entreprise.

Cela étant dit, il convient de mesurer les conséquences comptables et financières de l'affaire. Nous devions amortir sur 20 ans le goodwill, la survaleur qui est principalement la valeur de fond de commerce ; ce goodwill devra être amorti un peu plus vite. Ce n'est pas une perte. Ce qui signifie que nous amortissons davantage en 2002 - j'espère que nous n'aurons pas à le faire de nouveau en 2003. Nous verrons, ce n'est plus de ma responsabilité. On amortit ainsi davantage en début de période par rapport aux prévisions initiales. De toute façon, il faut passer ce goodwill dans les comptes de l'entreprise Ixis et du groupe CDC dans les années à venir. Il ne s'agit donc pas d'une perte.

M. le Président : Quel est l'impact sur les comptes d'Ixis ?

M. Daniel LEBEGUE : Un impact de l'ordre de 200 millions d'euros en net dans les comptes 2002. Pour plus de précision, il faut se tourner vers le président de la commission de surveillance, car je n'ai pas arrêté les comptes 2002.

M. le Président : Pensez-vous que cela puisse encore baisser entre 2003 et 2004 ?

M. Daniel LEBEGUE : J'espère que non. Les marchés se sont stabilisés depuis décembre ; a priori, il n'y a plus lieu à nouvelle dépréciation du goodwill.

M. le Président : Il y a eu dépréciation. Quid des stocks options pour le management ? Ont-ils été réévalués ? Est-ce cohérent ?

M. Daniel LEBEGUE : Les stocks options ont été consentis au départ aux cadres d'Nvest car, aux Etats-Unis, dans ce métier de la gestion d'actifs, tous les cadres sans exception en ont. Evidemment, si les résultats et la bourse ne se redressent pas, les cadres d'Nvest perdront sur leurs stocks options autant que les actionnaires.

M. le Rapporteur : Je souhaite aborder la question du statut des entreprises publiques. Vous êtes d'accord, avez-vous dit, à 98 % avec les propositions du rapport de M. Barbier de La Serre. Parmi elles, figure la généralisation du statut de société anonyme aux entreprises publiques. Qu'en pensez-vous ?

Vous avez une expérience des sociétés à conseil d'administration et des sociétés à conseil de surveillance et directoire. Laquelle de ces deux formules vous paraît-elle la plus adaptée à la situation particulière des entreprises publiques ?

M. le Président : Nous parlons beaucoup de l'Agence dont le ministre a décidé la mise en place. Nous sommes ici mitigés : soit l'Agence est indépendante du pouvoir politique, soit elle en dépend. Dans ce dernier cas, une Agence où l'on transférerait une partie du service des participations à la direction du Trésor, vous paraît-il être un bond en avant ou du sur place ?

M. Daniel LEBEGUE : La transformation du statut d'établissement public en société anonyme pour des groupes opérant dans le champ concurrentiel me paraît nécessaire, indispensable et recommandée, dans la mesure où ce passage à un statut de société anonyme s'accompagne de l'adoption de nombre de procédures du droit des sociétés ou de règles qui s'imposent aux sociétés en général. C'est une évolution qui contribue à moderniser la gestion, à lui donner de la transparence, à la collégialiser, à mieux la contrôler. Oui, je recommande cette transformation.

Conseil d'administration ou conseil de surveillance ? J'ai, sur ce sujet, une position personnelle, tout en reconnaissant volontiers que l'on peut très bien défendre la position inverse. J'ai beaucoup appris du management de l'entreprise il y a 25 ans au Japon. Je suis un adepte de la direction collégiale. L'idée du fuhrer prinzip, du chef qui sait ce qui est bon et ce qui est mauvais, est une idée à laquelle je ne crois pas dans des organisations vastes et complexes comme les entreprises dont nous parlons aujourd'hui. L'avantage de la formule du conseil de surveillance tient dans le directoire, c'est-à-dire la gestion collégiale de la fonction de direction. Par ailleurs, dans la société à conseil de surveillance, l'accent est porté sur la fonction de contrôle et de surveillance.

Dans la seconde formule, le conseil d'administration a son rôle à jouer dans l'orientation stratégique d'une entreprise, dans le conseil - comme son nom l'indique. Mais pour l'entreprise, l'essentiel réside plutôt dans la fonction de contrôle. Un conseil peut difficilement être plus avisé que les manageurs quand il s'agit d'arrêter ou non un choix stratégique. En revanche, je pense qu'un conseil très professionnel, avec des gens qualifiés et expérimentés, peut apporter beaucoup dans l'exercice du contrôle. La formule de la société à directoire et conseil de surveillance retient mes faveurs sans pour autant que j'en fasse une religion !

M. le Président : Le principe des trois collèges - Etat, personnalités qualifiées, représentants du personnel - formant le conseil vous paraît-il toujours pertinent ?

M. Daniel LEBEGUE : Il est très difficile de revenir dessus...

M. le Président : Politiquement, oui, mais à vos yeux ?

M. Daniel LEBEGUE : C'est plus que cela. La participation des salariés au conseil reste une manière de les rendre pleinement conscients et de les associer aux exigences de la bonne gestion d'entreprise. Il est vraiment dommage de redescendre le chemin et de considérer que certains auraient la responsabilité de la gestion et sauraient faire alors que d'autres ne seraient là que pour vendre leur force de travail.

Je suis favorable à la présence de représentants des salariés dans les conseils, y compris dans les entreprises privées.

M. le Président : Parmi les personnalités qualifiées, est-il normal de compter des personnes intéressées de près ou de loin à la bonne marche de l'entreprise - des clients, des fournisseurs ?

M. Daniel LEBEGUE : Il peut y en avoir, je ne vois pas d'incompatibilités. Il faut toutefois éviter l'endogamie des conseils, des administrateurs qui seraient liés les uns aux autres par des liens divers tels Warren Buffett qui donna des leçons de bon gouvernement d'entreprise au monde entier jusqu'au jour où l'on s'est aperçu que sept membres de sa famille siégeaient à son conseil d'administration !

M. le Président : Notre rapport doit-il aborder la question ?

M. Daniel LEBEGUE : Je me permets de vous suggérer de promouvoir la présence absolument indispensable de vrais administrateurs indépendants dans les conseils d'entreprises publiques, notamment dans les comités d'audit et de comptes, où ils doivent être majoritaires. Il est anormal que les représentants de l'Etat ou du management soient, dans le même temps, juges et partie, en particulier dans l'examen des comptes. C'est là, de mon point de vue, une faiblesse du système mutualiste. J'ai toujours été stupéfait par la désignation de contrôleurs par les contrôlés ! La formule défie l'entendement - même s'il faut reconnaître des cas comme le Crédit agricole où cela ne pose pas de difficultés.

M. le Président : Vous êtes un spécialiste des comités spécialisés, puisque vous présidez à Gaz de France le comité des comptes et de l'audit et à Thalès le comité de rémunérations et de nominations. Quel bilan dressez-vous de leur fonctionnement ?

M. Daniel LEBEGUE : J'en tire un bilan extrêmement positif. La première fois que j'ai siégé dans un conseil d'administration, il y a vingt ans, le « Pape » des conseils s'appelait Ambroise Roux. C'était un grand monsieur ! Il comptait quinze mandats d'administrateur. Il présidait ses conseils avec une pendulette qu'il posait devant lui, précisant aux administrateurs qu'il réglait la minuterie sur 60 minutes. Il n'y avait alors, ni comité des comptes, ni comité des rémunérations, rien de tel. Aujourd'hui, il faut en moyenne estimer à six le nombre de conseils annuels dans les grandes entreprises cotées. Ils durent trois ou quatre heures. Des comités des comptes existent partout, un comité des comptes se réunissant en moyenne une demi-journée six fois par an. Evidemment, nous faisons un travail infiniment plus professionnel que ce n'était le cas il y a cinq ou dix ans. Je préside le comité des comptes de Thalès depuis près de dix ans, le président de Thalès m'appelle assez souvent car, en matière de comptabilité, j'ai une connaissance, ligne par ligne, des rubriques de provision, d'engagements hors bilan et autres. C'est une évolution fondamentale. Les entreprises publiques y viennent mais c'est assez récent. A Gaz de France, nous avons institué un comité des comptes voilà deux ans.

M. Jean GAUBERT : Vous êtes favorable à l'idée de regrouper la gestion des participations de l'Etat suivant les propositions du rapport de M. Barbier de La Serre. En quoi cela changerait-il fondamentalement les choses, dans la mesure où, pour beaucoup, il ne s'agirait que de détacher des fonctionnaires du Trésor qui, aujourd'hui, sont déjà là ? Je concède qu'ils font parfois autre chose, mais la culture et les traditions risquent à nouveau d'être les plus fortes et sans doute n'imposeront-elles que peu de changements.

D'après vous, comment choisir les administrateurs indépendants, comment les trouver, dans quel secteur ? D'une expérience passée, il me semble que c'est le même « vivier » qui fournit partout les mêmes personnes ou tout au moins les mêmes profils.

Nous avons eu l'occasion d'évoquer la crise de France Télécom. Durant la période optimiste de France Télécom, peu nombreux étaient les administrateurs ou experts extérieurs qui s'interrogeaient sur la poursuite de cette bulle et sur les conditions de « l'atterrissage ».

Enfin et toujours dans le même domaine, nous constatons trop souvent des « participations humaines croisées » : aujourd'hui, X préside, Y est son administrateur ; demain matin, ils inverseront les rôles. N'y a-t-il pas, là aussi, quelques risques de blocage et de limitation des expressions des uns par rapport aux autres ?

M. Daniel LEBEGUE : Je suis favorable à l'Agence. Il s'agit d'abord de bien identifier la fonction de l'Etat actionnaire, y compris au sein du Trésor. Cette fonction est souvent diffuse ; il existe un service des participations, un service des activités financières, l'un et l'autre s'occupant des banques, notamment des banques publiques. L'Agence permettra de mieux identifier les fonctions.

Deuxièmement, elle offre un vrai moyen de professionnaliser la fonction d'actionnaires et d'administrateurs du côté de l'Etat. La valeureuse administration du Trésor, qui est sûrement l'une des grandes administrations françaises, voire européennes, présente des particularités qui, du point de vue qui nous intéresse aujourd'hui, ne sont tout de même pas très favorables. Le turn over y est très élevé. Les administrateurs civils au Trésor changent de fonctions tous les deux ans en moyenne ; ils sont très jeunes, aucun n'a l'expérience de l'entreprise. L'Agence devrait pouvoir accueillir un certain nombre de cadres du Trésor en les formant et les qualifiant davantage, mais nous devrions pouvoir élargir le recrutement ; tel est, en tout cas, l'un des objectifs du projet. J'ajoute que l'Agence, nous ne l'avons pas inventé, on trouve des structures analogues à l'étranger, en Amérique du Nord, dans les pays de l'Europe du Nord, en Australie et Nouvelle-Zélande. Généralement, elles donnent de bons résultats. En France même, dans le monde de la finance, l'Agence France-Trésor, qui gère la dette publique, connaît une belle réussite. Voilà les raisons qui me conduisent à être plutôt favorable à cette proposition.

Sur la désignation d'administrateurs indépendants dans les conseils, il faut faire simple. Dans quasiment tous les conseils, il existe un comité des rémunérations et des nominations. Confions-lui le mandat d'identifier les candidats pour rejoindre le conseil, notamment en qualité de personnalités qualifiées ou indépendantes. Dès lors, je vous assure qu'il fera son travail. S'il a besoin d'une aide, cinq grands cabinets de chasseurs de tête sur la place font métier de trouver des administrateurs. Il suffit de leur indiquer les profils souhaités. C'est donc assez simple à organiser.

Pourquoi ne pas dire la vraie difficulté ? L'administration, et surtout le politique, ont de grandes réticences à se dessaisir du pouvoir de nomination. C'est là que réside le problème. Dans l'absolu, il n'y a pas d'obstacle ; mais l'Etat veut avoir une vraie liberté de choix et d'action. Je ne suis d'ailleurs pas choqué qu'il choisisse ses propres représentants au sein des conseils ; pour les personnalités qualifiées, le système peut être plus ou moins ouvert. Le système le plus ouvert est celui où le conseil choisit lui-même sur proposition du comité des nominations. Le système semi-ouvert est celui où le comité propose et l'Etat désigne. Il me semble que nous sommes parvenus à une situation assez mature pour que l'Etat accepte la désignation des administrateurs indépendants en dehors de son intervention directe. Il garde tous ses pouvoirs d'actionnaire majoritaire. Une telle évolution ne le priverait de rien ; il pourrait refuser une opération sur le capital, un grand investissement, une fusion d'entreprise, etc. Evidemment, in fine, l'actionnaire majoritaire décide, tel est le texte même de la loi. A-t-il besoin de labelliser les administrateurs de toutes les entreprises publiques ? Je ne le crois pas.

Les participations humaines croisées sont naturellement un élément qui participe de l'endogamie des conseils. L'on en comprend aussi les raisons. Il n'est pas anormal, pour une banque, d'avoir au sein de son conseil, deux ou trois représentants de ses grands clients industriels. Si ce n'est pas critiquable en soi, ce ne doit cependant pas être systématique. Je rappelle que la loi américaine prohibe les échanges croisés d'administrateurs. A tout le moins, il doit exister des limites. Je pense que l'on devrait tendre assez rapidement vers l'objectif tracé par le rapport Bouton : dans les conseils des sociétés cotées, les administrateurs indépendants doivent être majoritaires en nombre, ils doivent composer seuls, ou quasiment, les comités de comptes ou d'audit. Ces conseils seront ainsi en position d'exercer pleinement leurs rôles et responsabilités.

M. Philippe AUBERGER : A votre avis, la constitution de l'Agence des participations de l'Etat ne rendra-t-elle pas plus difficile le caractère interministériel de la tutelle des entreprises publiques dans un certain nombre de secteurs ?

Dans le secteur financier, la question naturellement ne se pose pas, mais elle se pose dans celui de l'armement avec Thalès ou dans le secteur nucléaire avec Areva ou encore dans le secteur des transports. Comment peut-on garantir le caractère interministériel de l'élaboration de la stratégie de l'entreprise publique et éviter que celle-ci soit uniquement liée à des évolutions financières et comptables qui conduiraient à s'interroger sur l'intérêt d'une participation publique dans telle ou telle entreprise ?

Ma seconde question est liée à la représentation des actionnaires minoritaires de l'entreprise. Certaines dérives de France Télécom n'auraient-elles pas été freinées si les actionnaires, personnes physiques, s'étaient trouvées représentées dans le conseil d'administration ? Il se trouve qu'au moment de la privatisation partielle de France Télécom, beaucoup d'actionnaires privés, personnes physiques, se sont portées candidats et ont acquis un petit nombre de titres. Ils n'ont bénéficié d'aucune représentation au sein du conseil d'administration. En pratique, ils n'ont pas eu voix au chapitre et ont été spoliés de la valeur de leurs actifs dans des conditions extravagantes. N'y a-t-il pas là un champ de réflexion ? Comment assurer la représentation des actionnaires minoritaires ?

M. Daniel LEBEGUE : Il est absolument indispensable d'avoir un chef de file coordonnateur du côté de l'Etat actionnaire. Plusieurs tutelles ne signifient pas aucune tutelle ! Si le président se sent fort, il fait ce qu'il veut ; s'il se sent faible, il ne peut plus rien faire. Je crois indispensable d'avoir un chef de file ; il me paraît logique que celui-ci relève du ministère des finances, car c'est là une des fonctions du Trésor. A charge pour lui d'organiser les consultations interministérielles. Pour l'heure, des moments forts rythment la vie des entreprises publiques où l'interministériel fonctionne. Dans la vie courante de l'entreprise, il n'y a pas de consultation interministérielle. Faute d'instructions, les administrateurs représentant l'Etat au conseil se taisent.

Sur la représentation des actionnaires minoritaires, je suis entièrement d'accord avec vous. Chaque fois que les conditions sont remplies - encore faut-il qu'elles le soient - on ne fera pas entrer des actionnaires minoritaires au GIAT -, on réalise de grands progrès dans le sens du bon gouvernement de l'entreprise, dès lors que siègent au conseil des représentants des actionnaires minoritaires, surtout si la société est cotée en bourse. Cela change, bien sûr, le fonctionnement et le climat de travail des conseils d'administration. Oui, c'est une bonne chose et une manière intelligente de préparer une ouverture plus large du capital si on le souhaite. A condition toutefois que ces minoritaires soient bien représentés au conseil et par des administrateurs indépendants au sens du rapport Bouton, c'est-à-dire des administrateurs sans lien d'intérêt ou de statut, ni avec l'entreprise, ni avec l'Etat. C'est là une garantie très importante d'un fonctionnement selon les bonnes règles d'une entreprise publique ou privée.

M. Sébastien HUYGHE : Dans votre exposé introductif, vous regrettiez de ne jamais avoir eu d'entretien d'évaluation avec les ministres. N'est-ce pas un peu excessif eu égard aux fonctions de dirigeants d'entreprises publiques, et ne pourrions-nous pas plutôt envisager un rapport annuel où le dirigeant de l'entreprise publique donnerait au ministre ses orientations stratégiques pour l'entreprise qu'il dirige ? Le contenu de ce rapport ne serait pas forcément rendu public.

M. Daniel LEBEGUE : Le sujet fait débat parmi les présidents. Une école, dont vous êtes porte-parole, M. le député, pense que les membres de l'équipe dirigeante d'une grande entreprise ou d'un comité exécutif sont adultes, majeurs et responsables et qu'il n'est nul besoin d'un rendez-vous annuel pour évaluer ses performances et déterminer ses objectifs. On est assez grand pour savoir ce que l'on doit faire et apprécier la manière de le faire. Certains présidents, pour lesquels je conçois un grand respect, ont cette approche. Telle n'est pas ma vision des choses, ni pour moi, ni pour ceux qui ont travaillé avec moi. Dans l'exercice des fonctions de management qui ont été les miennes, je ressentais le besoin de recevoir des objectifs aussi clairs que possible, que l'on évalue mes performances à leur aune et que l'on m'aide à progresser et à corriger les trajectoires. Je crois pouvoir vous dire que neuf cadres dirigeants sur dix seraient plutôt de mon école. Ils ressentent ce besoin de s'évaluer, de savoir où ils en sont par rapport à ce que l'on attend d'eux. En tous cas, trente-cinq ans c'est trop long ! Pour ce qui me concerne, tous les ans, outre les membres des comités exécutifs, je recevais mon chauffeur, mes huissiers, mes secrétaires pour un entretien d'évaluation. C'est un minimum de respect dû aux femmes et aux hommes qui travaillent avec nous.

Audition conjointe de MM. François ROUSSELY,
Président d'EDF,
et Jacques CHAUVIN,
ancien directeur financier d'EDF

(Extrait du procès-verbal de la séance du 20 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

M.M.  François Roussely et Jacques Chauvin sont introduits.

M. le Président : La commission, vous le savez messieurs, a déjà tenu plusieurs séances sur la situation d'EDF. Son ancien Président, les commissaires aux comptes, le Président du comité d'audit, la commissaire du gouvernement, les représentants des salariés au conseil d'administration, et l'ancien Président d'EDF International ont été entendus. J'ajoute que nous avons, bien évidemment, évoqué les relations de l'entreprise avec la tutelle, lors de l'audition du directeur du Trésor.

Je voudrais redire aujourd'hui, M. le Président, qu'il ne s'agit pas pour nous d'instruire un quelconque procès envers un établissement ou ses dirigeants. Mais il nous appartient de connaître avec précision les résultats financiers des entreprises, parce que nous en sommes comptables, comme vous, devant les Français.

Il nous incombe également de réfléchir à des modes de gestion et de contrôle plus efficaces et plus transparents.

Or, aux dires de beaucoup, les comptes d'EDF sont difficilement lisibles et l'analyse pour 2002 se révèle particulièrement périlleuse. D'une part, les changements comptables - et je vous donne bien volontiers acte du fait qu'ils vous sont imposés - ne facilitent pas les comparaisons avec les années précédentes. D'autre part, les résultats affichés intègrent des éléments positifs non récurrents.

Cette opacité peut être source d'interrogations, d'incompréhensions et comporte même des risques de désinformation, vous en conviendrez.

En outre, je ne peux passer sous silence le fait que, si nous en croyons les représentants du Trésor, le développement international d'EDF s'est parfois réalisé sans l'aval préalable, formel et averti de l'Etat actionnaire.

Vous avez à relever le défi considérable de la concurrence et à faire d'EDF une entreprise performante à l'international. Mais les problèmes de gouvernance ne peuvent être oubliés.

Organisation interne, rapports avec l'autorité de tutelle, tels sont les deux thèmes qui serviront de fil conducteur à notre réunion.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, M.M. Roussely et Chauvin prêtent serment.

M. le Président, vous avez la parole. Nous aurons l'occasion de poser des questions à M. Chauvin par la suite.

M. François ROUSSELY : M. le Président, comme votre introduction l'a laissé à penser, quand on s'intéresse à EDF, l'on ne s'intéresse pas seulement à une entreprise, mais à un symbole : celui du monopole qui a réussi, de la France qui gagne.

L'entreprise connaît un tournant majeur, puisque dans 408 jours, le 1er juillet 2004, 70 % de son marché seront ouverts. Pour un monopole national, voir la concurrence s'ouvrir et envisager un développement international, pour un électricien devenir énergéticien, c'est une mutation importante qui appelle des conditions de gouvernance sur lesquelles vous avez appelé mon attention.

La mutation revêt trois caractéristiques, une mutation géographique, une mutation des métiers et une mutation due au changement des paradigmes économique et financier.

La mutation géographique, c'est la constitution d'un marché européen de l'énergie et le défi de l'internationalisation, pour lequel l'entreprise a quelques prédispositions. En effet, depuis 1946, le principe de spécialité, qui limite EDF à la production, au transport et à la distribution de l'électricité en France, la cantonne aux activités citées sur le territoire national ; mais, très tôt, ce même principe lui a permis de développer des activités d'ingénierie à l'international tout en se gardant de diversifications hasardeuses.

La deuxième prédisposition résulte de l'existence du parc électronucléaire. Sa capacité d'exportation fait qu'entre 15 et 20 % de notre production sont exportés ; ainsi l'électricité a-t-elle représenté une partie importante de notre balance commerciale jusqu'à en constituer le quatrième poste, certaines années. Ce n'est pas sans paradoxe que l'on relève, bien avant le début de la libéralisation du marché, l'affirmation du caractère européen de l'entreprise. Cette évolution s'est accélérée, non pour des raisons de puissance ou de mauvaises raisons, mais tout simplement pour suivre nos clients et pour compenser les pertes de parts de marchés qui résultent nécessairement de l'ouverture à la concurrence.

Dès lors que les interconnexions sont insuffisantes pour satisfaire les besoins de nos clients européens, il est important de procéder à des acquisitions, au moment où le marché s'organise - c'est-à-dire dans les années 1998 à 2002 - et au prix dudit marché. Je vous confirme que nous n'avons, en aucun cas, payé davantage que le prix du marché, contrairement à ce que j'ai pu voir ici ou là. Pour comparer avec la stratégie de nos grands concurrents, je note que, sur la période 2000-2002, EON et RWE ont consacré entre 20 et 25 milliards d'euros à des acquisitions, ENEL 11 milliards d'euros et EDF moins de 10 milliards d'euros.

La constitution d'une Europe de l'énergie était à l'œuvre et il était essentiel qu'EDF, premier électricien mondial, y participe. L'Europe représente 90 % de notre résultat opérationnel et 90 % de notre chiffre d'affaires. Au 1er juillet 2004, plus de 2 500 000 clients pourront librement choisir leur fournisseur d'électricité : tel est le défi commercial de l'ouverture du marché à tous les professionnels. Je rappelle que, pour le moment, la situation est relativement équilibrée : sur l'année 2002, nous avons perdu 25 TWh - incluant bien sûr ce qui va à RTE - et nous avons regagné environ 16 TWh en Europe.

La deuxième mutation est celle des métiers. Le double changement qui les affecte résulte d'abord de la convergence entre le gaz et l'électricité ainsi que du développement des offres duales. Tous les grands électriciens offrent parallèlement à leurs clients une offre gazière. C'est ce qui justifie notamment le rapprochement entre EON et Ruhrgas ou entre Distrigaz et Tractebel, respectivement en Allemagne et Belgique. Cela pose la problématique, dans notre pays, de la relation entre EDF et de Gaz de France.

La mutation des métiers résulte aussi de l'accroissement de la demande de services de la part des grands groupes industriels. Ils souhaitent trouver chez l'électricien, non pas simplement la fourniture de quelques électrons, mais tout un service de maintenance de génie climatique, de génie thermique. Voilà ce qui justifie qu'avec anciennement Vivendi Environnement, nous ayons constitué un joint venture, Dalkia, aujourd'hui premier opérateur de services européen. Cela pose un autre problème, celui du maintien du principe de spécialité dans la concurrence. Nous devons pouvoir lutter à armes égales avec nos concurrents, ce qui signifie que ce principe doit évoluer de façon pragmatique, en accord avec les responsables de la filière électrique, qui sont nos partenaires depuis longtemps.

La troisième mutation, sur laquelle je m'attarderai un temps plus long, tient au changement des paradigmes économiques et financiers. EDF est, en termes économiques - non en termes moraux - un monopole vertueux au sens de Maurice Allais, Pierre Massé et surtout Marcel Boiteux. Nous devons à ce dernier la tarification au coût marginal qui offre la vertu essentielle d'introduire dans le monopole les disciplines du marché, avec une conséquence simple, mais exceptionnelle, dans l'histoire de notre pays : EDF n'a reçu aucune subvention de l'Etat depuis maintenant plus de vingt ans. Cela a aussi permis de fonder la péréquation tarifaire qui reste un des éléments constitutifs et du service public et de la politique d'aménagement du territoire. Cela a encore permis des succès incontestables tout au long de ces années d'accroissement de la production ; ainsi, en 2002, notre chiffre d'affaires a dépassé les 48 milliards d'euros, en croissance de plus de 18 %, avec 46 millions de clients dans plus de 26 pays, en poursuivant bien sûr notre effort de productivité. Je ne donnerai que deux chiffres : en 1991, nos effectifs étaient de 119 000 personnes, en 2002, ils sont de 112 000. C'est dire que l'entreprise n'a, à aucun moment, relâché son souci de productivité qui trouve son prolongement dans l'évolution des tarifs. Nous avons les tarifs les plus bas d'Europe ; au cours des années 1997 à 2000, ils ont diminué de 14 %, transférant sur nos clients 7,5 milliards d'euros de pouvoir d'achat. Mais aujourd'hui ces paradigmes ont totalement changé.

L'ouverture du marché, la fin du monopole, « désoptimisent » complètement cette construction parfaite. Tout d'abord, les clients jadis qui supportaient le risque du monopole sont ceux qui font désormais courir à l'entreprise, à tout moment, le risque qu'ils choisissent, d'un « click » de souris, un autre producteur. De la même façon, pendant la construction du parc électronucléaire, au motif que nous étions une entreprise publique complètement adossée, nous pouvions nous permettre de supporter une charge de dette de 200 milliards de francs, équivalente à notre chiffre d'affaires, sans que cela affecte le coût de nos ressources. Aujourd'hui, tout en conservant notre statut d'entreprise publique, avec la même participation de l'Etat et la même forme juridique d'établissement public, les organismes prêteurs se déterminent en fonction du rapport entre les fonds propres et la dette nette.

C'est dire qu'à l'examen de deux grandes périodes d'investissements de l'entreprise - le programme électronucléaire dans la décennie 1970-1980 et le programme d'acquisitions européennes au cours des dernières années - l'on constate deux attitudes totalement différentes. Le programme nucléaire a pu être financé par l'emprunt et donc par les clients au travers des éléments tarifaires. Aujourd'hui, la situation a changé. Nos concurrents s'y sont préparés au cours des années 1990, en augmentant leurs tarifs et en constituant un trésor de guerre et, aujourd'hui, ils financent leur développement en se recentrant sur leurs activités énergétiques. Un conglomérat comme Eon est industriel, il se recentre progressivement sur l'énergie et trouve là les moyens de se financer. De 1993 à 2002, nous avons distribué à l'Etat 4,5 milliards d'euros, sous forme de prélèvements, rémunération du capital, puis dividendes alors que le résultat net inscrit dans les comptes de l'entreprise est simplement de 3,9 milliards d'euros. Alors que nous changions d'univers, passant du monopole à la concurrence, nous avons continué à baisser les tarifs, sans que cette baisse soit nécessairement en rapport avec la baisse des coûts, et à servir des dividendes à l'Etat au moment où nous avions besoin de ressources et au moment où nous avions des obligations d'achat nouvelles, notamment celles liées à la cogénération voilà quelques années, et, aujourd'hui, aux énergies renouvelables.

Notre situation financière réclame que nous soyons attentifs sur la durée - pratiquement une décennie - à deux éléments : la diminution continue de notre excédent brut d'exploitation et le problème de nos fonds propres. Je mentionnerai quatre chiffres : 13 milliards de fonds propres, 25 milliards de dettes, 48 milliards de chiffre d'affaires et 145 milliards d'immobilisations. Treize milliards de fonds propres et 25 milliards de dettes face à 48 milliards de chiffre d'affaires montrent bien que, dans une industrie lourde comme la nôtre, la question n'est pas de savoir si nous sommes « surendettés », mais de constater que nous sommes plutôt « sous-capitalisés ». Cela a toujours été un mal endémique de l'entreprise. Nous avons à déterminer une stratégie sévère en matière financière qui suppose une réduction forte de nos achats et le développement de synergies de groupe, le maintien de la masse salariale au niveau où elle est - ce que nous avons fait entre 2001 et 2002 -, une optimisation sérieuse de nos actifs ainsi que la renonciation à certains investissements. Ainsi, voilà un peu plus d'un an, nous avons renoncé à un investissement porteur en République Tchèque qui, pourtant, se présentait comme important pour l'Europe de l'énergie.

Enfin, je veux rassurer votre commission sur la situation en termes de trésorerie ou de solvabilité. Jamais elle n'a été menacée. Le taux de couverture de la dette par le cash flow est de 36 % ; le taux de couverture des frais financiers par le cash flow est de 9,5 %, en amélioration par rapport à l'année précédente. Je ne crois pas que ce soit susceptible de nourrir des inquiétudes.

Face à ces mutations, quelles furent les règles de gouvernance et les préoccupations rencontrées ? La première porte, bien entendu, sur la conciliation entre le service public et le marché. Nous avons organisé une démarche symétrique à celle impulsée par Marcel Boiteux dans les années 1960. A l'intérieur d'une économie de marché, nécessairement « court-termiste », nous avons, dans le secteur de l'énergie, à faire prévaloir une vision de plus long terme déterminée par un certain nombre d'enjeux de société. Je crois que nous avons aussi à prendre davantage en compte les problèmes de proximité. Dans un pays où la densité de population est inférieure de moitié à celle de l'ensemble de l'Europe, la proximité est la qualité que tous nos clients plébiscitent - je rappelle que nous sommes l'entreprise préférée des Français, mois après mois, selon tous les baromètres. Nous l'avons mesuré dans ces enquêtes et dans le mouvement de solidarité qui unit à la fois nos personnels et nos clients en difficulté, pendant la tempête ou lors des inondations du Gard et des Cévennes. Je veux citer enfin la politique suivie à l'égard des plus démunis depuis très longtemps. En contrepartie, la qualité de service s'améliore et le délai de coupure a été divisé par sept au cours des vingt dernières années. Le temps moyen de coupure est de 51 minutes, ce qui constitue un record absolu en Europe occidentale. Je rappelle que nous avons investi dans le développement du service public, au cours des dernières années, 9 milliards d'euros à comparer avec les 12 milliards d'euros consacrés à notre croissance externe. Enfin, il n'y a pas de développement durable sans compatibilité entre la performance économique, la protection de l'environnement et le social. Il va de soi que de tels changements ne peuvent se mener sans l'ensemble des personnels. Tel est le sens des accords passés dans l'entreprise, aussi bien celui de 1999 sur l'aménagement et la réduction du temps de travail, que ceux sur l'amiante ou l'insertion des handicapés, ou encore le relevé de conclusions en matière de retraites qui sera sans doute examiné à l'Assemblée nationale rapidement.

Le deuxième élément de la gouvernance est d'ordre commercial et organisationnel. Je ne fais que mentionner l'enjeu commercial. Le service public, par essence, c'est la livraison d'un produit unique standardisé à tous et dans les mêmes conditions pour chacun ; le marché, au contraire, appelle la segmentation des offres, la spécification des besoins et la détermination d'offres différenciées. L'un des problèmes à traiter sera celui du maintien de la péréquation tarifaire dans une économie de marché. La deuxième évolution est, bien sûr, la séparation entre les commercialisateurs de Gaz de France et d'EDF, et entre le distributeur et le commercialisateur pour respecter la séparation des fonctions. C'est l'instauration avec RTE d'une entreprise au grand degré de technicité et à l'indépendance reconnue. C'est aussi la mise en place d'un opérateur commun de réseau avec Gaz de France qui regroupera les 65 000 personnes aujourd'hui affectées à la DEGS qui incarne à la fois la proximité, la technicité, la meilleure qualité de service et qui est la réponse à la question de la fusion entre EDF et Gaz de France.

Cet enjeu commercial est aussi un enjeu organisationnel. Notre organisation en branches et divisions est très décentralisée - pour une raison simple : en économie concurrentielle, plus le marché est ouvert, plus on doit attester d'une capacité de réaction auprès du client avec, dans le même temps, une stratégie à quinze ans, des plans à moyen terme à trois ans et une stratégie de budget annuel fondé sur des revues de performance.

Le dernier enjeu est celui de la transparence, de l'ouverture et de l'efficacité managériale. Lorsque je suis arrivé à la tête d'EDF, voilà cinq ans, ma feuille de route imposait comme première mission de mettre fin aux dysfonctionnements liés à la dyarchie qui existait entre président et directeur général. C'est d'ailleurs ce que la loi de 2000 a pris en compte en mettant fin à cette organisation aussi bien à Gaz de France qu'à EDF.

La deuxième mission a été de conforter les relations avec l'Etat en poursuivant la contractualisation, déjà à l'œuvre depuis 1997. Elle a pris forme dans le contrat de groupe entre 2001 et 2003 qui rend explicites, tant les orientations fixées par l'Etat, que les obligations qui pèsent sur l'entreprise, ce qui, bien sûr, ne dispense d'aucune des relations bilatérales directes que nous avons avec les ministres, les directions du Trésor, la direction de l'énergie et des matières premières que nous rencontrons tous les mois, ainsi qu'avec l'ensemble de ceux qui représentent l'Etat, y compris le régulateur.

La troisième dimension a consisté à installer un vrai conseil d'administration qui se réunit tous les mois, ainsi qu'une commission d'investissements et des réunions ad hoc. Depuis 1999, ont été institués un comité d'audit, un comité de la stratégie et un comité d'éthique. Le conseil d'administration vote, prend de vraies décisions et l'ensemble de la politique suivie par l'entreprise est déterminé par ces décisions. Ce conseil s'est fixé un règlement intérieur et les délégations du conseil au président sont publiées au Journal Officiel. Entre les réunions d'EDF international, dont vous avez reçu le président, les réunions du conseil d'administration et les réunions informelles, il faut compter environ entre trente à trente-cinq réunions annuelles de l'organe de décision de l'entreprise.

Le dernier élément de cet ensemble est l'installation de trois directeurs généraux, l'un pour l'opérationnel, l'autre pour les finances, le troisième pour les ressources humaines et le changement, de façon à conforter l'efficacité des revues de performances, à s'assurer de la continuité de la stratégie et, surtout, à renforcer la responsabilité des directeurs de branches, responsables de l'opérationnel et de la continuité du service.

En conclusion, quand on s'intéresse à l'énergie et que l'on a en tête ce qui s'est produit en Californie, à Enron ou à nos collègues de British Energy, l'on mesure la chance que nous avons de posséder en France une entreprise intégrée, à l'échelle européenne, de tout temps centrée sur l'énergie et qui ne s'est pas égarée ailleurs ; un mix énergétique qui compose un élément de notre compétitivité, y compris avec le poids du nucléaire, et qui est porteur de valeurs. Je me réjouis que, sous votre responsabilité, la commission contribue à souligner les formidables enjeux et très grands atouts de cette entreprise symbolique.

M. le Président : L'exercice 2002 a montré un accroissement inquiétant de l'endettement, porté à 25,8 milliards d'euros, en progression de 16 %, mais également l'augmentation hors bilan de 11,7 milliards d'euros alors que les fonds propres d'EDF restent limités à 13,8 milliards d'euros, soit 10 % seulement du passif. De quelle façon envisagez-vous de redresser la situation ?

M. François ROUSSELY : Notre dette a effectivement décru de 100 milliards de francs dans la période qui s'est achevée en 1996-1997. Elle est restée stable, en dessous de 100 milliards de francs et n'a crû que sous le coup de la croissance de nos acquisitions en Europe.

La dette nette est passée, en 2002, de 22 à 25 milliards d'euros, par le simple fait de l'acquisition de Seeboard d'un côté, et de la dette d'EnBW, de l'autre. Les engagements hors bilan sont un élément normal et classique de la gestion d'une entreprise qui répartit ses engagements dans le temps. Ils sont aussi un élément défensif ; lissant notre montée en puissance dans EnBW et Montedison, ces engagements sont destinés à empêcher quiconque, dans cette période, de contrarier notre prise de contrôle qui n'est assurée qu'au terme du processus. J'ajoute que, si ces engagements hors bilan sont mis en œuvre dans les années 2005 à 2007, ils se traduiront par la prise de contrôle majoritaire d'EnBW ou de la totalité d'Edison que nous n'avons, bien sûr, pas vocation à garder ; nous en revendrions 40 ou 50 %.

Donc, en termes de trajectoire financière, celle que nous avons annoncée en publiant les comptes, vise à faire de 2002 un point bas ; en 2005, nous obtiendrons un retour à une pente meilleure par une réduction des achats - dont les éléments chiffrés figurent dans les prévisions financières de chacune des entreprises, le maintien strict de la masse salariale et l'optimisation de notre stratégie d'actifs, c'est-à-dire un certain nombre de désinvestissements.

M. le Président : EDF détient désormais environ 45 % d'EnBW. Or, le président du directoire d'EnBW, le 9 mai dernier, dans le Börsen Zeitung, déclarait qu'une augmentation de capital était absolument nécessaire compte tenu de la situation financière de l'entreprise. Pensez-vous qu'EDF doive ajouter encore aux 4 milliards déjà investis ? Dans quelle perspective de rendement ?

M. François ROUSSELY : La perspective dans laquelle nous nous situons avec les co-actionnaires, qui détiennent le même pourcentage qu'EDF dans EnBW, à savoir les collectivités locales d'OEW, vise à introduire EnBW en bourse avant la fin 2004. C'est dans cette perspective que s'inscrit la déclaration que vous avez citée. Notre intention, en accord avec le nouveau dirigeant d'EnBW, M. Utz Classen, est de veiller à ce que la situation financière de l'entreprise, d'ici 2004, lui permette cette introduction en bourse et, ainsi, le financement de son développement. EnBW est une très grande entreprise qui elle-même consolide les comptes de plus d'une centaine de sociétés.

M. le Président : Vous avez employé, dans votre exposé liminaire, le terme de « cogénération ». EDF a signé, il y a quelques mois à Gonfreville, un contrat de cogénération à hauteur de 300 millions d'euros avec Total et d'autres partenaires.

M. François ROUSSELY : Il y a quelques années. La négociation a commencé en 1997, le contrat ayant été signé en 1998, je crois.

M. le Président : Les commissaires aux comptes entendus par la commission d'enquête ont reconnu qu'une provision de cent millions d'euros avait été passée. La somme est élevée. Pensez-vous possible de continuer dans ce type de cogénération ? Et si Total ne peut renégocier, n'y a-t-il pas un risque de perte ; si oui, à combien l'estimez-vous ?

Comme je l'ai souligné en introduction, nous voulons parler de la gouvernance des entreprises publiques - à redéfinir. Avant de prendre la décision initiale relative à Gonfreville sur ce type de contrat, avez-vous eu des contacts avec les ministres de tutelle et, si oui, quelles ont été leurs réactions ?

Enfin, il semble qu'un audit interne ait été demandé. En avez-vous les résultats ?

M. François ROUSSELY : Je suis d'une grande tranquillité à l'égard de ce sujet instruit, non par l'entreprise, mais par les ministres, dans les années 1997-1998, parce qu'il s'agissait d'un projet important régionalement et au plan technique. Pour un pétrolier, il s'agissait d'utiliser les brais issus du cracking pour, dans un système de cogénération, fabriquer tout à la fois de la vapeur et de l'électricité. En fonction de deux paramètres que sont le prix du pétrole - par conséquent celui des brais - et le prix de l'électricité, l'équilibre de l'ensemble n'est pas du tout le même.

J'ajoute que la pression qui pesait - et pèse toujours - sur les pétroliers est considérable, car s'ils n'utilisent pas ces brais, ils sont obligés de les brûler, ce qui les contraint à de très lourds investissements de protection de l'environnement. Dans la Vallée de la Seine, ce problème était crucial.

Je n'ai jamais eu à négocier et ce n'est d'ailleurs pas moi qui ait signé ce premier contrat. Le contrat, je crois qu'il a été signé par M. Pierret. La question de l'information de la tutelle ne me semble donc pas se poser.

Au fur et à mesure que les années passaient, le prix de l'électricité a baissé alors que le prix des brais augmentait, d'où un effet de ciseau. La rentabilité de l'opération est alors apparue à tout le moins problématique. La provision que nous avons passée vise simplement à constater l'écart qui résulte aujourd'hui des prix de l'électricité d'un côté, des brais de l'autre, par rapport aux prévisions. Nous sommes très clairement en négociation pour reconfigurer ce projet dans son ensemble.

J'ai demandé un audit pour approcher au plus près les évolutions de prix. Nous sommes en négociation avec Total. Nous échangeons sur des données d'une grande simplicité, et nous ne sommes pas en conflit. Il s'agit de définir l'évolution prévisible du prix du pétrole et des techniques de cracking comme l'évolution des prix de l'électricité.

Nous nous interrogeons pour savoir si, utilisant les résidus du pétrole, nous pourrons fabriquer de l'électricité dans de bonnes conditions. Nous le pensions jusqu'à présent. Cela nous semble aujourd'hui moins évident. Entre 1997 et 2003, les prix relatifs ont considérablement évolué. Voilà toute l'économie de Gonfreville.

M. le Président : Avant de vous recevoir, nous avons beaucoup débattu sur les investissements internationaux.

Au vu des chiffres, on constate beaucoup de pertes, on remarque que l'on élève considérablement les engagements hors bilan et la dette, donc les risques qui pèsent sur l'entreprise.

Comment ces acquisitions ou ces investissements internationaux ont-ils été décidés, sachant que la tutelle, ici entendue, a expliqué qu'elle avait émis un avis négatif sur la quasi-totalité des projets ?

Sur la gouvernance des entreprises publiques, j'aimerais revenir sur un épisode qui me paraît important, tant pour EDF que pour les relations franco-italiennes. Les acquisitions d'EDF en Italie ont été faites en deux temps. Premier temps : lorsque vous avez souhaité entrer dans le capital de Montedison, il semble que, ni la tutelle, ni le conseil d'administration n'aient été informés, et ont appris la nouvelle par la presse, avec les conséquences diplomatiques qui s'en sont suivies.

Arrive le second temps où l'on essaye de rattraper les choses. On essaye d'avoir Fiat avec nous et on lui consent des avantages qui me paraissent, personnellement, quelque peu exorbitants. J'en citerai deux : l'achat de Fenice à hauteur de 600 millions d'euros. Les commissaires aux comptes ont fait passer une provision pour survaleur de 450 millions d'euros. Pourquoi acquiert-on Fenice à ce prix ? Pour Edison, on semble avoir consenti à Fiat une option de vente à 75 % au-dessus du prix d'achat par Fiat. Il y a deux solutions. Si l'entreprise marche, Fiat fait d'énormes bénéfices, ce qui est normal ; si l'entreprise ne marche pas, Fiat fait encore des bénéfices, mais cette fois, au détriment d'EDF. Que pensez-vous de cette analyse ?

M. François ROUSSELY : Je ne vois pas un seul cas où les représentants de l'Etat, c'est-à-dire les ministres, n'aient pas approuvé les investissements évoqués. Ces investissements n'auraient pu être réalisés si cela n'avait pas été le cas. Je puis en citer un nombre considérable. De même, Jacques Chauvin. Nous pouvons citer CEZ, de notre propre chef, ou Gerasul au Brésil, pour prendre un exemple ministériel. Concernant Gerasul, cinq minutes avant que nous remettions notre offre, le ministre a pensé qu'il ne fallait pas faire cet investissement. Nous ne l'avons donc pas fait.

Il existe deux cas de figure.

Vous faites peut-être référence au fait que les représentants de telle ou telle direction, de tel ou tel service ont pu, au cours de l'instruction, faire part de leurs préoccupations ; pour Edenor, ils ont considéré, début avril 2001, que ce n'était pas le bon moment ou que les clauses n'étaient pas les bonnes. Nous avons alors renégocié, introduit des clauses de partage des risques en termes de change, etc. En mai 2001, le ministre a donné son autorisation.

Il est tout à fait légitime que les fonctionnaires viennent à faire part de leurs positions intermédiaires, mais EDF, en dernière analyse, a mis en œuvre ce qui fut autorisé par des ministres ! Je ne connais pas d'exemple, même dans le cas italien, où nous aurions procédé à un investissement sans l'autorisation du ministre.

Comment décide-t-on ? J'ignore comment procédaient mes prédécesseurs et je me garderai bien, à la fois par courtoisie et déontologie, de revenir sur ces aspects. En revanche, je puis dire ce que nous faisons depuis 1999, sous des formes différentes.

Nous avons saisi le conseil d'administration qui s'est réuni une première fois en juin 2000 sur notre stratégie. Le conseil ne l'ayant pas trouvée suffisamment explicite, nous nous sommes réunis en novembre et en décembre 2000. Le conseil d'administration a approuvé la stratégie d'EDF, notamment son développement international, lequel impliquait un développement en Europe et, donc, la liste des pays formant nos cibles prioritaires. Dans cette liste de pays, l'Italie figurait explicitement. Le vote et la position de l'entreprise étaient à ce point explicites, que cela a dû apparaître de bon sens à l'Etat et que, dans le contrat de groupe, document par lequel les ministres fixaient à l'entreprise leurs orientations, l'Italie figurait au titre de première priorité. Je rappelle que le contrat de groupe a été signé en mars 2001. Vous y trouverez la mention de l'Italie.

Nous avons donc mis en place un processus au titre duquel tous les ans, au mois de janvier, le conseil traite un plan de développement stratégique à quinze ans et le réaligne. Au mois de juin, le conseil examine un processus de plan à moyen terme qui décrit les trois années suivantes. La première de ces trois années est, bien sûr, l'année budgétaire, également étudiée dans le cadre du conseil.

J'en viens à votre question sur l'Italie. Depuis 1999, nous voulions aller dans ce pays, où les prix sont 60 % plus élevés qu'en France. Nos exportations représentent 15 % du marché italien. Nous avons une coopération avec Edison dans deux centrales, à Piombino et à Tarente, qui sont, sans doute, les investissements techniques et financiers les plus rentables du groupe. Notre coopération est ancienne et longue avec des clients, notamment dans la région de Brescia, région d'implantation d'aciéristes qui sont des consommateurs d'électricité particulièrement vigilants et rigoureux. L'Italie présente donc une grande attractivité.

Pour des raisons totalement indépendantes d'EDF et du marché de l'énergie, les actionnaires de Generali, dont Mediobanca, au cours de l'assemblée générale de Generali, ont pensé restructurer leur participation. Tout cela, me direz-vous, est très éloigné des préoccupations d'EDF, si ce n'est que Mediobanca et d'autres actionnaires détenaient, dans leur portefeuille, des actions de Montedison. Fin avril, des intermédiaires bancaires sont venus nous proposer 2 % de Montedison. Le contrat de groupe avait été signé un mois auparavant. Nous avions délibéré pendant une année sur nos priorités en Italie. Nous n'étions pas dans une privatisation, nous ne nous placions pas dans un processus normé et prévisible. Du jour au lendemain, l'occasion s'est présentée d'acquérir 2 % de Montedison, la société qui détenait Edison, la seule qui nous intéressait.

J'ai pris la décision d'acquérir ces 2 % comme un acte conservatoire de toute autre décision, prêt à revendre si quelqu'un me disait que ce n'était pas le bon investissement. Nous l'avons achetée au prix du marché, dans des conditions de régularité, par définition, totales. Nous avions les moyens, puisque cet achat était prévu dans notre plan stratégique ; au surplus, l'Italie constituait notre première priorité. Il est vrai que nous étions au début du mois de mai, cela n'a pas empêché les banquiers de travailler. C'est ainsi que nous avons acquis le début de notre participation à Montedison. Ce que nous ne pouvions pas imaginer, c'est qu'ayant déclaré cet achat quelques jours plus tard à la Consob, sœur italienne de la COB, le ministre italien s'en serait ému au prétexte que nous étions une entreprise publique - la belle affaire ! Que je sache, le traité de Rome n'interdit pas aux entreprises publiques de prendre des participations...

M. le Président : Notre question n'est pas là.

En dehors d'EDF, nous avons rencontré d'autres responsables d'entreprises. Nous nous intéressons au rapport entre le Trésor et un président d'entreprise publique qui achète sans en référer.

Une lettre de Laurent Fabius et Christian Pierret précise : « Par lettre du 16 mai dernier, EDF nous a informés des conditions dans lesquelles l'entreprise souhaite prendre une participation dans le capital du groupe italien Montedison.

Nous prenons acte de la prise de participation déjà effectuée et de la montée en cours à 20 %. Nous déplorons très vivement l'absence de saisine préalable pour un engagement financier aussi important dans le contexte communautaire que vous connaissez. »

Le directeur du Trésor Jean-Pierre Jouyet, sous l'objet « Investissement d'EDF en Italie » a précisé par courrier au ministre : « Les dirigeants d'EDF viennent de m'informer, cet après-midi, d'une prise de participation d'EDF au capital du groupe italien Montedison... Il n'est pas possible de tolérer ces dérives dans les investissements internationaux d'entreprises publiques, alors que nous sommes surveillés de très près sur le marché européen. »

L'idée, c'est que vous avez saisi une opportunité en vous disant qu'il convenait de la saisir.

M. François ROUSSELY : Il suffit de lire le rapport de la cour des comptes qui décrit, jour après jour, cette opération. Je n'ai rien à cacher. Le ministre me dit que c'est inacceptable ; je lui avais écrit trois jours avant, pour lui indiquer que je n'étais pas particulièrement heureux des conditions dans lesquelles les événements s'étaient déroulés.

Je vous ai parlé de la fin avril, du franchissement du seuil de 2 % aux alentours du 1er mai. Nous avons immédiatement pris rendez-vous et téléphoné au représentant de la direction du Trésor, au chef de service des participations que vous avez entendu, Nicolas Jachiet, alors représentant du Trésor au sein même du conseil d'administration, pour lui dire où nous en étions. Nous étions engagés dans une opération boursière ; nous ne savions absolument pas si nous allions récupérer 2 % - EDF compte, dans ses participations financières, 2 % de Pechiney, des titres d'Arcelor et toute une série d'actifs - ou si, au contraire, la dislocation du portefeuille d'actions de Montedison allait être telle que l'ouverture que nous attendions en Italie allait enfin se réaliser. Cela s'est passé, jour après jour, au cours d'une opération boursière. Aussitôt passé le seuil des 3 %, nous avons prévenu et discuté. Les lettres auxquelles vous faites allusion existent bel et bien. La question que nous devons nous poser se formule ainsi : dans une opération de bourse, quel type de relations entretenir avec le Trésor ? En l'occurrence, au début du mois de mai, comment saisir l'opportunité ? On peut nous rétorquer qu'il fallait la laisser passer. Peut-être. Mais personne n'a dit, pas même Jean-Pierre Jouyet lorsque vous l'avez entendu, que c'était là un mauvais investissement ; au contraire, il vous a indiqué que, sur le fond, il s'agissait d'un bon investissement.

A l'occasion de la réorganisation du marché italien, constituer le deuxième pôle énergétique de ce pays autour d'Edison et d'EDF relevait du bon sens et l'on peut, sur ce point, interroger tous les consommateurs italiens, qu'ils soient européens ou autres.

Je concède que le mécanisme ait pu paraître imparfait aux yeux du ministre, mais toute la procédure préalable avait un sens. Il en eût été différemment si nous n'avions pas indiqué que l'Italie nous intéressait ou si les ministres n'avaient pas signé le contrat précisant que l'Italie était la première priorité d'EDF. Voilà une occasion qui se présente au prix du marché, dans un pays que nous avions indiqué un mois auparavant comme notre première cible, et ce, dans le cadre de nos moyens, car nous n'avons pas investi hors de nos enveloppes. Reconnaissons toutefois que cette première étape n'a pas été formellement satisfaisante.

Pour le reste de la procédure, le ministre a souhaité que nous retombions de 23 % à 20 %. Nous avons vendu les 3 %. Dans la suite du processus, la réaction fut imprévue. A ce titre, j'ai plus le sentiment d'avoir été la victime que l'auteur de quelque chose. On construit l'Europe de l'énergie, nous avons tous des euros dans les poches. Et voilà un gouvernement qui déclare que, dans la mesure où nous sommes une entreprise publique et détenteurs de 20 % du capital d'une société, nous n'aurons que 2 % des droits de vote. C'était relativement imprévu, en tout cas totalement irrégulier au point que la commission européenne, avec un an de retard - on peut le comprendre - s'en est saisie et ne manquera pas, le moment venu, de saisir la cour de justice sur ces sujets.

Que nous restait-il à faire ? Nous étions dans le pays dans lequel nous voulions développer notre activité. Il nous appartenait de rechercher les acteurs les plus italiens pour être plus italiens que la moyenne. Nous avons retenu le premier industriel du pays, qui est Fiat, et les quatre premières banques italiennes, qui sont devenues nos coactionnaires. Fiat n'était pas alors dans la situation industrielle actuelle, mais elle ne souhaitait pas sortir de cash. Elle avait une société de services énergétiques, Fenice, dont nous avions déjà envisagé l'acquisition, à travers notre filiale Dalkia. L'une des deux banques estimait à plus de 450 millions d'euros la valeur médiane de cette société. Echanger la moitié de notre participation dans Montedison contre l'achat de Fenice ne nous a pas semblé un mauvais calcul. Cela a-t-il engendré un goodwill important ? Je sais que c'est l'un des sujets qui vous préoccupe ; c'est assez légitime.

On mesure le goodwill à la différence entre le prix d'acquisition et la valeur de l'actif net. La valeur de l'actif net dans une société de services, qui plus est interne à Fiat, n'était pas très importante. Le goodwill est donc important. Les plans d'affaires à venir dans ce secteur nous laissent à penser que nous avons acheté au bon prix. Toutefois, si les business plan ne sont pas au rendez-vous, il nous appartiendra, le moment venu - et les commissaires aux comptes seront les premiers à nous le dire - de passer les dépréciations et les provisions nécessaires. Ce n'est pas le cas dans les comptes 2002. Les commissaires aux comptes ont certifié que la valeur attribuée à Fenice était élevée. J'ajoute que Dalkia est une des sociétés prépondérantes parmi les sociétés de services énergétiques et qu'il nous semblait cohérent, dans l'idée d'occuper une position en Italie, de créer une synergie entre Dalkia et Fenice. C'est ainsi que nous avons négocié notre position. Je précise que l'inscription aux comptes d'un engagement hors bilan, lié à ce système de puts et de calls, est juste destinée à signifier que les quatre principales banques italiennes n'ont pas vocation à rester indéfiniment les actionnaires d'un groupe énergétique et, qu'à l'horizon 2005, les liens de Fiat avec General Motors se dénoueront. Si Fiat sort de l'automobile pour rester dans l'industrie et dans l'électricité, par définition, nos engagements hors bilan ne se matérialiseront pas. Si, en revanche, Fiat reste dans l'automobile, voire, pour améliorer sa situation financière dans l'automobile, envisage de sortir de l'électricité, nous pensons que c'est plutôt à EDF que Fiat doit vendre, plutôt qu'à l'un de nos concurrents. Tel est le sens des engagements hors bilan. Nous paierons alors à la valeur du business plan en 2005 et à la mesure du redressement que l'on aura établi dans cette industrie. Un délai de deux ou trois ans sépare, en général, la valeur d'acquisition du moment où les synergies majeures peuvent se développer, d'autant qu'il s'agit d'une industrie lourde.

M. le Président : Qu'en est-il de l'option de vente à 75 % au-dessus du prix de vente par Fiat ?

M. François ROUSSELY : Elle s'explique encore une fois par la perspective de l'évolution du prix de l'électricité sur le marché italien.

M. Pierre DUCOUT : M. Alphandéry a rappelé, devant notre commission d'enquête, l'intérêt indéniable que représentait pour EDF une présence en Amérique du sud depuis dix ans maintenant, mais a fortement critiqué la montée en puissance dans le capital en Argentine avec Edenor dans une période où les risques étaient déjà perceptibles.

Pouvez-vous détailler l'intérêt opérationnel qui s'attachait à cette montée en puissance, l'appréciation, je suppose raisonnée, des risques pris en fonction des critères de l'époque et l'évaluation que vous devez faire de retour sur investissement, dans une période d'éclaircie en Argentine ?

J'ai lu récemment dans la presse une analyse sur les services publics européens mettant en exergue la position un peu difficile de la France, qui est à la fois protectionniste et agressive. Dans ce contexte quelque peu négatif, considérez-vous que les difficultés relationnelles avec l'Espagne, liées à la non traversée des Pyrénées par la ligne à très haute tension pour fournir l'électricité à l'Espagne, ont eu ou auront encore un impact financier et politique ?

M. Jean-Claude SANDRIER: M. le Président, pensiez-vous indispensable qu'EDF investisse en Amérique du Sud ? Une fois ces investissements effectués, pensiez-vous, à un moment ou à un autre, vous retirer ? En ce cas, quelles auraient été les conséquences, à la fois pour EDF et pour les pays concernés ?

Le développement et l'amélioration du service public EDF en France - je ne veux me placer que de ce seul point de vue - demande-t-il une course effrénée aux investissements, aux prises de participation, aux acquisitions à l'étranger, dont on sait évidemment le caractère aléatoire ? Par ce type de politique et d'orientation, aurons-nous demain la possibilité de développer un programme électronucléaire à la dimension développée, dans notre pays et aura-t-on, demain, la même vigilance pour son entretien ? Autrement dit, la course aux gains sur les marchés ne risque-t-elle pas de se réaliser au détriment des investissements, de la sécurité et du service rendu à nos concitoyens ? C'est le point essentiel.

Enfin, une dernière question sur la gouvernance, de manière un peu abrupte et caricaturale. Croyez-vous qu'il faille écarter les syndicats des conseils d'administration, du moins de la gestion directe de l'entreprise ?

M. Philippe AUBERGER : M. le Président, quel est le montant des provisions pour démantèlement des installations nucléaires, dans le bilan d'EDF ?

Dans le débat, où vous situez-vous sur la durée de vie des installations nucléaires ? Où en êtes-vous dans vos échanges avec la commission de sûreté nucléaire sur ce point ?

Ces provisions sont-elles immobilisées ou sont-elles liquides ? Dans le premier cas, de quelle façon sont-elles immobilisées ? Des participations étrangères ont-elles été souscrites grâce à ces provisions ?

M. François ROUSSELY : Jacques Chauvin répondra en partie aux questions de M. Auberger.

M. Ducout, deux ou trois décisions sont intervenues en Amérique latine après l'acquisition, en 1992, d'Edenor. En mars 1999, Endesa, notre collègue espagnol, a pris le contrôle d'Enersis, une entreprise chilienne qui présentait la caractéristique de détenir l'autre moitié d'Edenor. Cette dernière, comme son nom ne vous l'indique peut-être pas, traite la moitié nord de Buenos-Aires. Edesur était détenue par une entreprise chilienne, laquelle est devenue une filiale d'Endesa ; Endesa étant aussi avec nous dans Edenor. Le projet du gouvernement argentin consistant en une société pour le nord, une autre pour le sud de Buenos-Aires, se trouve quelque peu mis en échec.

Au fur et à mesure - on le voit en mars-avril 1999 - Endesa projette son développement en pensant à Edesur plutôt qu'à Edenor. Notamment, elle crée une société de services. Elle conçoit son développement selon des critères totalement différents des nôtres. Dans le courant du printemps 1999, des aléas climatiques engendrent plusieurs pannes sur le réseau de Buenos-Aires qui nous font entrevoir la nécessité de faire des investissements pour sécuriser les réseaux. Nos amis d'Endesa se disent favorables à la distribution de dividendes, non à l'investissement. Nous commençons à voir poindre des conflits dans la gestion d'une entreprise, remarquable par ailleurs à tous égards. En 1999, à un moment où la situation de l'Argentine n'était pas du tout celle que l'on connaît aujourd'hui, à un moment où il était inscrit dans la constitution qu'un peso égalait un dollar, les préoccupations d'Endesa étaient d'une toute autre nature que les nôtres. C'est pourquoi nous avons pressenti les difficultés à poursuivre une collaboration. D'ailleurs, certains des observateurs faisaient valoir que les participations minoritaires qu'EDF détenait dans Edenor, Light au Brésil, ou ailleurs, n'étaient pas viables sur la durée. Lorsque l'on arrête des choix d'investissements dans la durée, il est préférable de s'en assurer le contrôle.

L'audit que nous avons fait réaliser au printemps 2000 a conforté l'idée que nous devions investir et qu'il fallait fixer des modalités de gouvernance un peu plus sérieuses. Au cours du début de l'année 2000, nous avons donc commencé à négocier avec Endesa, négociations difficiles qui ont abouti, à la fin de l'année 2000 - au début 2001. C'est à ce moment-là que la direction du Trésor nous a interrogés sur la bonne tenue de l'accord, demandant s'il prenait en compte les évolutions du « risque pays ». Forts de ces observations, nous avons renégocié les conditions par lesquelles nous devions partager le risque de change avec Endesa, à telle enseigne que subsiste un contentieux, puisque notre accord a été conclu à la limite de la date prévue. Voilà les conditions dans lesquelles nous avons cherché à progresser dans le capital d'Edenor, pour des raisons qui me paraissent respectueuses des nécessités de la politique d'investissement qu'il y avait à mener, et de la réalité managériale. Cette société était quasiment bloquée, puisque son management était partagé. Ceux des parlementaires qui ont visité la société à ce moment-là le savent bien.

Premièrement, on ne pouvait prévoir l'effondrement total de l'économie. Il ne s'agissait pas d'une perte de change ; tout à coup, là où il fallait avoir un peso pour avoir un dollar, il en a fallu 3,4. Nous ne nous situions pas dans les évolutions de change que l'on connaît habituellement au Brésil par exemple, où l'on enregistre des dévaluations de l'ordre de 20 à 30 %. Un pays a complètement disparu avec les effets induits, y compris sur nos propres tarifs et sur l'environnement réglementaire qui était le nôtre.

Nous en avons tenu compte, mais lorsque nous avons commencé à négocier, en 2000, on ne pouvait faire d'autres prévisions.

J'en viens au service public européen et au positionnement des uns et des autres. Un stéréotype est souvent repris : «  protégés à l'intérieur, agressifs à l'extérieur ». Marcel Boiteux utilise une expression très intelligente, selon laquelle tous les autres pays européens ont ouvert le capital de leur entreprise et ont fermé le marché. Ils se donnent ainsi l'apparence de la libéralisation !

EDF a procédé à l'inverse en ouvrant son marché, les interconnexions sont complètement libérées, nous avons un régulateur totalement indépendant, un gestionnaire du réseau de transport avec des tarifs arrêtés selon le principe des timbres postes, indépendamment de la distance. C'est dire que notre marché, y compris géographiquement, est complètement ouvert. Si nous avons perdu 17 % de clients éligibles, c'est parce que nos concurrents ont eu accès à notre réseau. Mais, au prétexte que le capital d'EDF n'est pas ouvert, on lui intente le procès selon lequel l'entreprise serait frileuse. C'est pourquoi je mets en avant les progrès réalisés l'an dernier à partir du sommet de Barcelone, en mars, et du sommet de Bruxelles, en novembre, qui fixe un échéancier : au 1er juillet 2004, 70 % de notre marché sera ouvert ; le reste le sera au 1er juillet 2007. Cela, pour le cadre général.

La non réalisation de la jonction Cazaril-Aragon a-t-elle été préjudiciable à nos relations avec l'Espagne ? Certainement, en tout cas pour l'entreprise qui doit supporter un dédit très élevé. Si nous ne réalisons pas l'interconnexion avant 2005, des pénalités extrêmement lourdes pèseront sur l'entreprise. C'est pourquoi nous sommes si attachés à trouver une solution de remplacement qui utiliserait le trajet du TGV entre Montpellier et Barcelone. C'est aussi pourquoi nous avons procédé au renforcement du poste de Baixas dans le sud de Montpellier pour passer une ligne à 400 000 volts. Cela étant, la réalité m'oblige à dire que les déclarations et les positions des représentants de la région, comme du Conseil général des Pyrénées-orientales, ne me laissent pas totalement optimiste sur la réalisation de cette ligne.

Pourquoi aller en Amérique latine ? La décision prise par mes prédécesseurs dans les années 1992 pour l'Argentine, 1996 pour le Brésil, a été fondée sur une raison simple. L'industrie électrique est d'une grande simplicité : elle est directement liée à l'évolution de la démographie et aux besoins de la population. On sait qu'il existe une corrélation mathématique, c'est même l'une des corrélations statistiques les mieux établies, entre l'évolution de la population, l'espérance de vie et la consommation d'électricité. Dans les pays européens, la consommation d'électricité croît de 1,5 à 2 % par an ; en Amérique latine, de 4 à 6 % ; en Chine, de 8 à 12 % par an. Sur le thème des relais de croissance, mes prédécesseurs avaient bien fait d'aller en Amérique latine, d'autant que l'électricité n'est pas un produit comme un autre. Nos réalisations dans les favelas de Rio, dans les quartiers pauvres de Buenos-Aires sont aussi des actions de service public. Le programme Luisi Campo que nous poursuivons au Brésil avec Light est analogue à ce que nous avons réalisé dans les années 1960 en France pour permettre à chacun d'accéder à l'électricité. Les programmes d'alphabétisation, les programmes d'électrification des crèches, de services sociaux, me paraissent s'inscrire dans la droite ligne des valeurs que l'on porte dans cette entreprise depuis un demi-siècle. Devons-nous nous retirer ? Il est bien évident que, si la situation financière devait se dégrader dans l'un de ces pays de façon continue, EDF, même si elle est une entreprise publique, n'a pas vocation à enregistrer des pertes indéfinies qui pèseraient sur le reste de son activité. Ce n'est pas le cas d'Edenor, dont le résultat d'exploitation pour 2002 est positif, mais les charges financières liées aux pertes de change sont négatives. La diminution du chiffre d'affaires est inférieure à 2 %. Le taux d'impayés est inférieur à 2 % à Edenor. C'est l'un des taux d'impayés les plus faibles de toute l'entreprise. La qualité et la continuité du service sont assurées. J'espère que les nouvelles circonstances politiques feront que nous pourrons poursuivre notre activité en Amérique du sud.

S'agissant du programme nucléaire et du développement du service public en France, notre développement international, à plus de 90 % en Europe, ne se fait pas à son détriment. Sur les deux dernières années, il convient d'avoir en tête deux ordres de grandeur : 11,6 milliards d'euros dépensés au titre de notre croissance externe ; 9 milliards d'euros pour le développement du service public en France. L'équilibre est véritable.

Dans les circonstances de compétition et donc de plus grande productivité, la sécurité du parc électronucléaire est-elle mise en danger ? A aucun moment ! Même si nous nous sommes parfois interrogés sur le remplacement préventif de tel ou tel élément en pensant que nous pourrions nous en passer, s'il apparaissait - ce qui s'est parfois produit - que tel projet aurait pu mettre en danger ou simplement ne pas être conforme à l'idée que nous nous faisions de la sécurité et de la sûreté, nous y avons renoncé.

Je n'ai pas eu à connaître de problème de confidentialité avec les organisations syndicales au sein du conseil d'administration. Les deux tiers des administrateurs représentent l'Etat ou sont nommés par l'Etat, un tiers représente les personnels. Ils sont sans doute ceux qui connaissent le mieux l'entreprise et qui sont les plus attachés aux intérêts sociaux de l'entreprise. Je ne rencontre aucun problème à ce titre. Cela étant, le conseil d'administration d'EDF ne connaît pas la même composition syndicale que celui de France Télécom. Peut-être est-ce plus facile pour moi que ce ne l'a été pour les présidents de France Télécom.

M. Jacques CHAUVIN : Les provisions pour déconstruction des centrales, à fin 2002, ont été comptabilisées à hauteur de12,4 milliards d'euros.

Je rappelle d'une phrase l'objectif des provisions : permettre de rembourser des emprunts pour dégager des capacités d'emprunts ultérieures et investir dans des actifs, dont la rentabilité doit ménager une liquidité permettant d'honorer nos engagements futurs. Toutefois, se pose un problème de liquidité pour honorer ces engagements. C'est la raison pour laquelle l'entreprise a décidé, avec l'accord de sa tutelle, de constituer des actifs dédiés, liquides. Cette création a fait l'objet d'une étude préalable de stratégie d'allocations d'actifs à long terme, qui a débouché sur une partition d'actifs financiers en actions internationales et obligations internationales. Des mandats par lots ont été donnés à des banques, EDF n'ayant pas de savoir-faire particulier dans la gestion des actions. Il est bien entendu que cette liquidité évoluera au fur et à mesure que nous nous rapprocherons des échéances de déconstruction. Autant, dans un temps relativement éloigné de la déconstruction des centrales, le portefeuille d'actifs dédiés peut comporter des actions, autant se rapprochant des échéances, ce portefeuille aura moins de risques et comprendra essentiellement des obligations, voire des valeurs monétaires.

M. Jacques MASDEU-ARUS : En juillet 2002, vous avez été auditionné par la commission de la production et des échanges. Vous déclariez, à propos de l'acquisition d'Edenor, n'avoir « jamais entendu évoquer dans l'entreprise une éventuelle opposition de la direction du Trésor à cette acquisition ». Tout à l'heure, répondant à une question, il m'a semblé que vous aviez eu quelque information à ce sujet. Ici même, M. Pierre Jouyet indiquait : « S'agissant d'Edenor, ma réponse sera extrêmement claire : le Trésor a fait savoir qu'il fallait attendre avant de réaliser cet investissement. Je tiens d'ailleurs à la disposition de cette commission mes annotations qui ont été faites sur ce projet. Le Trésor a donc fait savoir qu'il fallait attendre que la situation soit stabilisée, mais elle n'a pas été suivie. » Je ne parle pas de l'affaire en Argentine et de ce que vous avez très justement indiqué des investissements réalisés en 1992.

En ce qui concerne l'Italie, entendu par la commission des finances au mois de septembre et interrogé sur l'existence d'engagements hors bilan dans ce pays, vous avez refusé d'en reconnaître la réalité. Votre réponse, sur ce point, a conduit notre collègue, Yves Deniau, à prendre solennellement acte du fait que vous indiquiez à la commission qu'il n'existait pas d'engagement hors bilan pour ce pays. Reprenant ensuite la parole, vous ne l'avez pas démenti. Mais aujourd'hui, les comptes 2002 font état d'engagements hors bilan, en Italie, d'un montant de 4 852 millions d'euros.

En ce qui concerne l'Allemagne, lors de votre audition en septembre 2002 par la commission des finances, vous aviez refusé de reconnaître l'existence d'un pacte d'actionnaires, établissant une garantie de dividendes au profit d'EnBW, partenaire d'EDF dans EnBW.

Les comptes d'EDF pour 2002, rendus publics en mars dernier, font état d'une garantie de dividendes minimum de 100 millions de deutschemarks au profit d'OEW consentis le 26 juillet 2000, qui s'inscrit dans un ensemble d'engagements hors bilan concernant EnBW, d'un montant de 2 918 millions d'euros. Sur ces deux seules opérations en Allemagne et en Italie, ce sont donc des engagements hors bilan d'un montant total de 7,77 milliards d'euros, soit 51 milliards de francs.

Au sujet de Gonfreville, toujours entendu par la commission de la production et des échanges, vous déclariez : « Aucun élément ne permet de douter du bon avancement du projet de cogénération à Gonfreville. »

Très peu de mois après, les comptes pour 2002 font apparaître, au titre des provisions pour autres risques, une provision de perte sur un projet de centrale de cogénération. L'un de vos commissaires aux comptes, M. Lebrun, a précisé à notre commission d'enquête qu'il s'agissait d'une provision de 100 millions d'euros destinée à couvrir la perte prévue sur Gonfreville.

Je souhaiterais vous poser trois questions avant de revenir plus en détail sur le développement international d'EDF.

Pourquoi n'avez-vous pas répondu à la représentation nationale sur la position ministérielle concernant Edenor et le projet de Gonfreville ? Sans doute, ne nous serions-nous pas interrogés sur le bilan d'EDF.

Enfin, nous avons entendu de nombreuses personnalités qui nous ont fait part de leur vive inquiétude sur la situation financière d'EDF. Comment ne pas être inquiet, aujourd'hui, au vu de déclarations contradictoires ?

M. Jean-Pierre BALLIGAND : Pour faire suite à l'intervention de mon collègue, Masdeu-Arus : selon l'expérience que j'ai des avis du Trésor dans une grande entreprise publique, en l'occurrence à la Caisse des dépôts et consignations, il ressort que je n'ai jamais eu le souvenir d'un avis favorable sur les croissances externes, les paris de développement, ce qui a d'ailleurs valu au Président de notre commission de poser une question à Daniel Lebègue sur l'achat d'une société de gestion d'actifs. Le Trésor a toujours eu des avis défavorables. Par conséquent, je ne suis pas certain - vous me permettrez d'avoir ce sentiment, n'étant pas de cette administration - qu'il ait toujours une vision de la stratégie industrielle des établissements. En revanche, il fait preuve d'une grande prudence. C'est le moins que l'on puisse dire, en particulier lorsqu'il s'agit de se positionner au niveau européen. C'est là presque une boutade et un témoignage tout à fait personnels.

Ma première question portera sur la gouvernance, la seconde sur les problèmes de proximité territoriale pour EDF.

Sur la gouvernance, de toute évidence, beaucoup de progrès ont été réalisés à EDF du point de vue de la tenue des conseils d'administration. Des comités d'audit, éthique et stratégie ont été constitués. Soyons francs, dans beaucoup d'entreprises publiques, il n'y a pas eu non plus, jusqu'à récemment, une structuration très forte de ces organes.

Autant on peut considérer que des progrès sont intervenus ces dernières années - à mettre à votre actif comme à celui de votre prédécesseur direct, M. Alphandéry - autant je m'interroge sur ce qu'il convient de faire. Il faut que nous réfléchissions à l'avenir des entreprises publiques, quelles que soient nos options. Selon vous, que faut-il faire pour assurer une meilleure gouvernance, autour de deux thèmes :

- en interne, dans l'organisation même de l'autocontrôle dans l'entreprise, en particulier entre conseil d'administration et les différentes structures. Que pensez-vous de la mise en place de conseils de surveillance avec directoire, qui se traduit par une séparation nette entre management d'un côté, contrôle de l'autre ?

- dans la relation entre l'actionnaire Etat et les entreprises, une initiative a été prise, suite au rapport de M. Barbier de La Serre, par le ministre de l'économie. Nous aimerions avoir votre point de vue sur la création de cette Agence des participations. Permettra-t-elle d'assurer la cohérence de l'Etat actionnaire ? Toutes les personnalités auditionnées ont attesté du besoin d'un chef de file qui exprime le point de vue de l'Etat actionnaire et ont déploré l'éclatement actuel de la représentation étatique.

Se pose également le problème de l'autonomie de gestion de l'entreprise publique par rapport à l'Etat actionnaire. Pour les affaires italiennes, par exemple - d'autres personnalités que vous-même nous l'ont confirmé - l'Etat a approuvé les axes de développement. Notre collègue, M. Jean Gaubert, qui ne s'exprimera pas aujourd'hui par déontologie, nous l'a aussi expliqué. L'Etat dit « oui » au développement en Europe, « oui » au développement en Italie. Dans ce cadre, l'entreprise doit-elle, un mois plus tard, consulter explicitement chaque autorité ou a-t-elle une vraie autonomie avec une responsabilité du manager ? Nous souhaiterions connaître votre point de vue, car la commission doit avancer des préconisations si elle veut faire œuvre utile.

Sur la relation de proximité territoriale, atout majeur pour EDF, dans un contexte d'exacerbation de la concurrence, qui se poursuivra et qui ira croissant, existe-t-il une capacité de garantir, aux citoyens comme aux collectivités locales, que cette relation, essentielle pour les populations, pour les collectivités comme pour EDF - c'est là son atout - sera sauvegardée dans les années qui viennent ?

M. Charles de COURSON : Ma première question a trait à un exemple qui pose un vrai problème en matière de gouvernance. Pouvez-vous nous confirmer que le conseil d'administration d'EDF n'a pas été saisi du protocole transactionnel que vous avez signé en janvier 1999 concernant le départ d'EDF de M. Daurès, directeur général, et au titre duquel EDF lui a versé cinq millions de francs ? Cette situation est-elle normale et aviez-vous obtenu l'accord de vos ministres de tutelle sur ce protocole ? Plus largement, le conseil d'administration d'EDF est-il informé de l'ensemble des éléments de rémunération des cadres dirigeants d'EDF, en particulier à l'époque le Président directeur général et, aujourd'hui, le Président, ainsi que les principaux cadres dirigeants, y compris en matière de prêts, puisque des prêts au logement ont atteint quatre millions de francs pour plusieurs cadres dirigeants ? Ces mesures ont-elles fait l'objet de délibérations du conseil d'administration ?

Ma deuxième question porte sur un sujet, sur lequel je vous ai interrogé en septembre 2002 en commission des finances, qui concerne le provisionnement des risques de propre assureur d'EDF en matière de retraites. En septembre dernier, vous avez déclaré que l'engagement d'EDF à l'égard de ses salariés en matière de retraites, représentait à peu près 41 millions d'euros au regard d'environ 18 milliards de fonds propres d'EDF - 13 ou 18 selon la façon dont on compte. A la question « Quand allez-vous passer les provisions pour propre assureur ? », vous aviez répondu : « Nous ne provisionnerons pas dans les comptes 2002, car nous n'y sommes pas encore juridiquement tenus par la réglementation communautaire, mais l'autre raison, c'est que nous sommes en discussion sur la réforme du régime d'EDF. » Or, dans le projet de loi gouvernemental sur les retraites qui vient d'être adopté en conseil des ministres, ne figure nulle réforme du régime des IEG. Si cette situation de non réforme devait perdurer encore deux ans, la réglementation communautaire s'appliquerait. Pouvez-vous me confirmer, dans cette hypothèse, que vous provisionnerez la totalité nécessaire au titre de propre assureur et, dans cette hypothèse, que ferez-vous, puisque devraient alors apparaître des fonds propres négatifs de 20, 24 milliards d'euros ?

Ma dernière question touche à un point spécifique relatif aux provisions de déconstruction, de démantèlement, des centrales nucléaires. Elles s'élèvent, avez-vous rappelé, à 12,4 milliards dans vos comptes à fin 2002. Etes-vous favorable, ce qui est obligatoire dans plusieurs Etats, à l'externalisation des provisions pour déconstruction des centrales nucléaires, afin d'éviter que les entreprises électriques utilisent ces provisions pour financer des investissements, notamment de diversification, au moins pour partie ? Selon un tel schéma, si cela tourne mal, les entreprises n'auraient plus les moyens du démantèlement si ce n'est par une nouvelle augmentation tarifaire ou un nouvel endettement.

M. Xavier de ROUX : Je reviens sur la position du ministre des finances lorsqu'EDF a souhaité prendre des participations en Italie. Nous avons vu qu'il avait émis des réserves a posteriori - puisque, semble-t-il, il n'a pas eu à en connaître avant.

Il semble que ces réserves revêtent un caractère politique. Ne vous semble-t-il pas que le ministre des finances ait craint en réalité une réaction communautaire et se soit interrogé par avance sur la position assez connue de la commission des communautés européennes présupposant le caractère d'une aide de l'Etat, dès lors qu'une entreprise publique réalise une opération d'investissement dans un autre Etat de la Communauté ? N'y a-t-il pas toujours - la commission est saisie - une crainte portant sur la politique générale d'EDF en matière d'investissement en dehors de ses frontières ?

M. François ROUSSELY : M. Masdeu-Arus, vous avez cité quatre opérations, que je reprendrai paisiblement.

Vous avez indiqué que tout le monde savait que la situation, en 2001 pour Edenor, était difficile. Lorsque nous avons entrepris nos négociations avec Endesa, nous étions à la mi-1999. La décision a été prise par le ministre d'approuver l'ensemble du processus en avril-mai 2001. Entre-temps, c'est vrai, la négociation a été longue, mais aucun des observateurs interrogés, lorsque nous avons entamé la négociation, ne contestait la nécessité de sortir de la situation ambiguë qui conduisait au blocage de la situation, ni ne pouvait imaginer l'effondrement de l'Argentine.

Vous avez rappelé mes propos devant la commission de la production et des échanges, selon lesquels « je n'avais pas connaissance de... ». Vous citiez la position tenue par le représentant de la direction du Trésor au conseil d'administration d'EDF International. J'ignorais cette position. François Ailleret, que vous avez entendu, vous a dit avec quel sens des responsabilités il présidait EDF International. La question que vous m'avez posée ce jour-là renvoyait directement au conseil d'administration d'EDF International ; je n'avais pas connaissance de cette position.

Le directeur du Trésor nous a écrit, début 2001, qu'il ne pensait pas le moment propice et estimait que les termes de la négociation n'étaient pas les plus appropriés. Nous lui avons répondu que nous pensions améliorer le projet, à la fois dans sa rentabilité et dans le partage des risques de change avec Endesa. C'est sur la base de cette réponse que le ministre nous a donné son autorisation. On peut décrire toutes les étapes d'une décision ministérielle sur ces sujets, avec les réserves des uns, les oppositions des autres, indépendamment de ce que M. Balligand relevait sur la position générale du Trésor. Il n'y a pas contradictions dans mes propos. Encore une fois, je ne siège pas et je ne siégeais pas alors au conseil d'administration d'EDF International. Les débats qui ont eu lieu ont convaincu tout un chacun, puisque, en définitive, la position du Trésor et du ministère a été de nous donner l'autorisation. Je n'éprouve pas de difficultés à ce titre.

J'en viens à l'Italie. Le jour où j'ai été auditionné par la commission des finances, nous n'avions pas achevé la mise au point des accords de « put and call ». Je n'ai pas repris M. Deniau qui a déclaré qu'il « prenait acte de... » Il ne suffit pas de le dire pour me faire dire quelque chose. Au moment où je me suis prononcé, je ne pouvais dire autre chose que ce j'ai indiqué sur les engagements hors bilan. C'est tellement peu secret que les engagements hors bilan sont certifiés par les commissaires aux comptes et publiés avec nos rapports. Ils ne sont pas détaillés pour réserver la confidentialité à l'égard de nos partenaires ; cela pourrait les gêner dans leur stratégie économique et commerciale. L'ensemble des engagements hors bilan sont donc à la fois certifiés et publiés. Je n'en ai pas parlé le jour de mon audition par la commission, parce que la conclusion des accords de « put and call » ou des garanties est arrivée dans les vingt-quatre ou les quarante-huit heures qui ont suivi. Reportez-vous aux dates. Voilà la seule raison.

Encore une fois, pensez-vous que, s'agissant d'engagements hors bilan de plus de 4,5 milliards d'euros au titre de l'Italie, j'allais tenter de cacher quoi que ce soit ? Je n'ai rien à cacher ! Je vous ai dit la façon dont je considérais les engagements hors bilan dans la gestion d'une entreprise.

Il en va de même pour l'Allemagne : nous n'avions pas, et nous n'avons jamais, rendu public, à ce moment-là, le pacte d'actionnaires que nous avions avec OEW à la demande, à la fois de nos co-actionnaires et du Land du Bade Wurtemberg. Encore une fois, il n'y a là rien de secret : ces accords sont vérifiés par l'ensemble des commissaires aux comptes.

La première fois que nous avons évoqué Gonfreville, nous n'avions pas encore fait réaliser l'audit que j'ai demandé depuis. L'évolution des prix respectifs de l'électricité et du pétrole n'était pas celle qui, aujourd'hui, fait apparaître ce projet de plus en plus aléatoire sur le plan de sa rentabilité. C'était si vrai et nous avions si peu à cacher, qu'aussitôt que nous l'avons conçu et à partir de l'audit qui en identifie les paramètres. Nous avons provisionné, ce qui paraissait une évidence, au prix du moment. Voilà les raisons pour lesquelles, sur ces bases, nous négocions aujourd'hui avec Total. Dans aucun de ces registres, au moment où je m'exprimais, je ne pouvais dire autre chose par rapport à la logique de transparence, de rigueur et d'anticipation qui est la nôtre.

M. Balligand m'interroge sur la gouvernance. Je lui suis reconnaissant de reconnaître que des progrès - effectivement assez récents - ont été réalisés, puisque le comité d'audit a été créé en 1999 et le comité d'éthique et de la stratégie en 2000.

Au sujet du conseil de surveillance et du directoire, je pense que nous avons besoin de plus d'action que de dilution des organes de direction. Toutes les entreprises placées dans des phases de développement, de forte restructuration ou dans des périodes où le management a besoin d'être resserré, quittent le système de la dualité - conseil de surveillance et directoire - pour revenir à la formule du conseil d'administration. C'est pourquoi je ne suis pas favorable, compte tenu des échéances qui sont devant nous et compte tenu de la taille de l'entreprise et des nécessités liées à son pilotage, à cette dualité, pas plus qu'à celle qui pouvait préexister dans certaines entreprises publiques entre président et directeur général. Il me semble qu'il y a là un effet qui est plus dilutif que positif pour la bonne conduite des opérations. En revanche, il convient de donner au conseil d'administration et au comité d'entreprise des éléments liés au pilotage de grandes transformations sociales.

S'agissant de l'Etat, si je voulais aller très vite, je dirais que l'on fait quasiment un contresens en portant uniquement l'accent sur l'Etat actionnaire. Certes, l'Etat doit veiller à la gestion de son patrimoine, mais la participation publique se fait aussi au nom de l'intérêt général ou d'une vision plus longue que seul l'Etat est supposé avoir. Dans la reconfiguration de l'entreprise dont on ouvre le capital, il me semble qu'il y a deux représentations. J'ignore si elles peuvent être matérialisées dans la même personne. D'une part, quelqu'un veille à l'optimisation des actifs patrimoniaux de l'Etat. Tel est le rôle de l'actionnaire, mais un actionnaire privé ferait au moins aussi bien. D'autre part, un rôle est irremplaçable, celui qui fait qu'il est détenteur de l'intérêt collectif, est porteur d'une vision de long terme, laquelle n'est pas nécessairement celle de l'actionnaire qui optimise davantage son portefeuille sur le court terme.

S'agissant de l'autonomie de gestion, même si l'exemple italien ne l'a pas montré, je crois beaucoup aux travaux préalables, à tout ce que l'on peut faire pour que, au moment où la décision intervient - et elle doit intervenir dans des délais de plus en plus brefs compte tenu de l'état du marché -, on l'ait rendue possible par l'information complète de toutes les parties prenantes sur les investissements dans tel pays ; il suffit alors d'ajuster les derniers paramètres de l'opération.

Avoir un chef de file est une bonne idée. Elle est récurrente ; le thème de l'unité de l'Etat est aussi vieux que l'Etat lui-même et s'incarne sous des formes diverses. Vouloir qu'il s'exprime d'une seule façon est une idée qui me va droit au cœur, comme à tous ceux qui ont à travailler avec l'Etat. Pour livrer le fond de ma pensée, c'est aussi récurrent que l'organisation de l'Etat.

L'aménagement du territoire et la proximité sont deux éléments fondamentaux de l'organisation de nos services publics par rapport aux services publics européens. On nous oppose des benchmarks savants pour savoir si nous ne pourrions pas réaliser des gains de productivité en termes de distribution entre les Pays-Bas ou les régions les plus urbaines de l'Allemagne et la France. J'ai le regret de dire qu'EDF a été créée pour garantir à chacun la même qualité de service. Si nous voulons garantir le même délai de coupure dans tel ou tel département rural et rue de l'Université, cela suppose des personnels au sol. Nous avons un rapport charnel, physique, avec le territoire par les ouvrages que l'on y installe, au point d'ailleurs que les défenseurs de l'environnement s'en émeuvent de temps en temps. Il me semble que le rapport au territoire et aux élus est un élément consubstantiel de la qualité du service public. Par conséquent, je souhaite - c'est ce vers quoi nous nous orientons avec Pierre Gadonneix dans le cadre de la réforme conjointe d'EDF et de Gaz de France - que nous conservions, en quelque sorte, l'aspiration à la fusion entre EDF et Gaz de France. On peut l'avoir d'un point de vue d'économiste vers l'upstream, vers l'accès à la molécule de gaz ; on peut l'avoir d'un point de vue plus concret vers le down-stream, le service au plus près de nos clients. Cet élément qui s'incarne dans la mixité, dans la DEGS - il existe 65 000 acteurs de cette proximité -, je suggère qu'on le fasse vivre, que cela aille de pair avec une forme de régionalisation de la distribution de l'électricité, ce qui était prévu en 1946 mais n'a pas été mis en œuvre. Il n'est sans doute pas trop tard pour se demander si, à l'heure où ces grandes entreprises sont européennes, elles ne doivent pas être plus enracinées dans le territoire avec une forme de régionalisation qui garantirait ces principes de proximité.

M. de Courson m'interroge sur le rapport de la cour des comptes. J'ai compris que d'aucuns ici s'étaient émus qu'il n'ait pas été publié. Je réponds au passage à une question qui ne m'est pas posée qu'il ne m'appartient pas de publier ou de ne pas publier les rapports que la cour des comptes consacre à un certain nombre de dépenses de l'entreprise.

La situation de l'entreprise a connu un épisode singulier à la mi-1998. Je suis bien obligé de le rappeler, puisque c'est vous-même qui évoquez la situation de Pierre Daurès. Le conseil d'administration et le gouvernement ont été conduits à mettre fin doublement aux fonctions du président et du directeur général. Mettre fin aux fonctions de président est sans nul doute extrêmement triste pour les présidents en général - je compatis par avance ! Mettre fin aux fonctions d'une personne qui est agent statutaire est encore plus original. Pierre Daurès, puisque son nom a été cité, ce que je ne souhaitais pas faire, a été directeur général de l'entreprise, qui ne fait pas de différence entre le grade et l'emploi. Il était donc un agent statutaire en même temps que directeur général d'EDF, dans une position statutaire jusqu'à sa limite d'âge normale.

Pendant plusieurs mois, nous avons vécu en bonne intelligence. Je n'étais pour rien dans le départ de Pierre Daurès ; lui-même ne m'imputait aucune responsabilité dans la situation qui lui était faite. Que chacun essaye d'imaginer la situation d'une personne qui a été directeur général d'EDF, qui n'y est plus au terme d'un processus assez douloureux pour toute l'entreprise et qui est en quelque sorte condamné à être là. Je ne pouvais rien lui proposer d'autre qui soit à la mesure des responsabilités imminentes qu'il avait exercées dans les meilleures conditions. Au bout de quelques mois, après avoir épuisé le lot habituel des missions à l'étranger, toutes choses très utiles qu'il a accomplies avec grande diligence et grande efficacité, nous avons convenu ensemble qu'il fallait envisager quelque chose qui n'est pas imaginable dans les règles de la fonction publique dans lesquelles est enchâssée EDF, puisque les personnels y sont sous statut. Autrement dit, il convenait de mettre fin à la situation qu'il vivait ; il fallait que l'entreprise l'aide, comme d'autres cadres dans la même situation, à trouver un autre emploi comme n'importe quel cadre qui crée une entreprise, ce qu'il a fait de lui-même. Il nous appartenait de trouver des dispositions financières. N'étant plus directeur général, il ne bénéficiait plus des avantages qui s'attachaient statutairement à cette situation. Ce que j'ai fait, je l'ai fait en conscience. La cour des comptes s'en est fortement émue estimant que, du point de vue de la fonction publique, j'avais outrepassé les règles. J'assume totalement mon acte. Nous étions dans une impasse, une impasse humaine, une impasse financière, une impasse juridique. Voilà un cadre statutaire et nous aurions dû le garder jusqu'aux 65 ans de Pierre Daurès ! Etait-ce souhaitable pour lui, et accessoirement, pour l'entreprise ?

Il me semble que nous avons trouvé un terrain d'accord, qui relève du management et de ma responsabilité. Bien entendu, le chef de la mission de contrôle économique et financier près de l'entreprise en a été tenu informé. Je n'ai pas saisi le conseil et n'ai pas estimé nécessaire de le saisir de cette situation qui, de surcroît, était humainement douloureuse et désagréable pour Pierre Daurès. Elle ne l'était pas pour moi qui arrivais. En outre, je n'étais lié à aucun des protagonistes. Mais concevez-vous d'exposer ce type de situation devant un conseil d'administration qui avait été traumatisé pendant des mois, pour ne pas dire des années, par les dysfonctionnements à la tête de l'entreprise ? J'ai donc fait, en conscience, ce que je croyais devoir faire. J'en ai rendu compte à la cour des comptes et au ministre des finances.

La situation des cadres dirigeants est statutaire. Bien avant mon arrivée, prévalait une politique qui ne trouvait sans doute pas d'éléments incitateurs ou incitatifs assez significatifs pour les cadres dirigeants de l'entreprise. Il avait alors été envisagé de leur accorder des prêts d'accession à la propriété. La cour des comptes, dans l'un de ses rapports, a dénoncé ce système qu'elle a jugé d'une grande inégalité. L'idée n'était sans doute pas fausse. De fait, il paraissait injuste, coûteux, fonctionnant de façon peu satisfaisante. J'y ai mis fin ; c'est ma seule responsabilité. Bien entendu, je n'en bénéficiais pas. Nous avons essayé d'y mettre fin dans de bonnes conditions pour que personne ne se sente lésé, puisque cette décision avait été créatrice de droits à l'égard des personnels qui en avaient bénéficié.

Avec le DRH, nous avons réinstallé une politique explicite de rémunérations, que nous avons essayé de rapprocher, avec des différences inévitables, de celle du secteur privé pour des cadres homologues supportant le même type de responsabilités et de risques, en mettant en place une politique du logement différente, une politique d'incitation et une politique de bonus plus explicite. C'est un sujet difficile. Voilà ce que nous avons fait à ce titre.

S'agissant du provisionnement pour les retraites, je comprends que ce n'est pas dans le projet de loi lié à la réforme des droits des retraites que devraient se trouver les dispositions législatives relatives aux réformes du financement des industries électriques et gazières. Ces dispositions devraient, mais je m'avance sur un terrain qui est celui du gouvernement, plutôt être rattachées au projet de loi portant modification du statut de l'entreprise, et peut-être en même temps à la transposition législative de la deuxième directive. Nous avons distingué les problèmes de financement des droits passés de la réforme des droits. J'entends par réforme des droits : les problèmes de financement de la durée des cotisations ou le niveau du revenu de remplacement qui ne seraient traités que lorsque les régimes spéciaux seraient évoqués. Nous sommes aujourd'hui en discussion.

Le problème que vous posez aujourd'hui est bien sûr celui des droits passés. Il comporte deux aspects : les droits passés avec la garantie de l'Etat. C'est ce qui figure dans le relevé de conclusions que nous avons signé avec trois organisations syndicales et que met en œuvre le gouvernement. Les modalités selon lesquelles cette garantie de l'Etat pourrait s'exercer sont actuellement en discussion à Bruxelles. Nous attendons aujourd'hui son feu vert pour connaître les conditions précises dans lesquelles la garantie de l'Etat pourra être accordée pour les droits passés, notamment les droits passés spécifiques.

Les droits passés-droits communs font partie de la négociation que nous avons avec l'AGIRC et l'ARRCO au titre du régime complémentaire et la caisse nationale d'assurance vieillesse pour le régime de base. Ces deux négociations sont actuellement en cours, sous l'égide du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, depuis maintenant deux ou trois mois.

Quant à l'aspect bruxellois, ce n'est qu'une fois ces éléments stabilisés qu'on pourra voir, dans la partie législative qui devra vous être soumise, les dispositions précises qui seront à inclure. C'est dire qu'en tout état de cause, le montant que vous avez rappelé ne devrait pas figurer sous cette forme, puisque, d'un côté, on devrait sans doute avoir une forme de soulte avec les régimes de solidarité interprofessionnelle. Par ailleurs, on devrait avoir des mécanismes de financement propres sur les régimes passés.

Sur des provisions pour déconstruction, je ne suis pas favorable à l'externalisation au sens où le Parlement européen évoque ces questions, pour plusieurs raisons. Premièrement, je pense que la responsabilité de la déconstruction incombe à ceux qui exploitent. Donner le sentiment que notre seul travail consiste à exploiter et que les modalités de déconstruction, comme leur financement, reviennent à quelqu'un d'autre, n'est pas conforme à l'idée de responsabilité que nous poursuivons tout au long de l'exploitation.

Deuxièmement, on confond à la fois le provisionnement et les actifs qui en sont la contrepartie. On doit garantir le respect des normes de l'AIEA, les règles techniques par lesquelles on détermine le montant vraisemblable, nécessaire à la déconstruction des installations, sachant que, pour l'heure on en a peu d'expérience : sont en déconstruction la centrale nucléaire de Brennilis ou la génération UNGG précédente, mais nous sommes dans tous les standards européens. La cour des comptes a constaté que nous nous situions plutôt dans le haut de gamme de la provision.

Par ailleurs, on doit garantir que, le moment venu, c'est-à-dire à tout le moins dans la dizaine d'années qui suit la fin de l'exploitation, quelque cinquante années après le début de l'exploitation, les sommes soient liquides et disponibles, par conséquent que les placements aient répondu aux critères que Jacques Chauvin évoquait.

Elément, sans doute de loin le plus important : il faut une forme de cantonnement juridique - la faillite de British Energy est, de ce point de vue, instructive - ce que les créanciers de l'entreprise pourraient du reste exiger.

On peut garantir ces trois éléments à l'intérieur de l'entreprise : le respect des normes techniques, les préoccupations de bon équilibre des placements qui doivent se liquidifier au fur et à mesure que l'on approche de la période de déconstruction, le cantonnement juridique et les règles de toute nature. Les uns évoquent des trustees, les autres, d'autres normes juridiques, mais il est possible de trouver les moyens de répondre à ces préoccupations, d'autant plus légitimes que l'on voit, ici ou là, que la situation se pose, notamment avec le cas de Bristish Energy.

M. de Roux, je ne crois pas que la réaction du ministre de l'économie et des finances dans l'affaire italienne ait été liée à une réaction communautaire. A ce moment-là, personne n'anticipait le fait que le gouvernement italien, comme quasiment dans le même temps le gouvernement espagnol, qui a pris une décision analogue, allait réagir de cette façon tant la décision est grossièrement illégale, irrégulière et contraire au droit européen.

Chacun de nos mouvements est-il entaché d'une aide d'Etat ? Plus du tout. Si l'on se réfère à la procédure « aide d'Etat » qui a été introduite, on constate qu'elle porte sur une opération financière réalisée en 1985, dont la commission, aujourd'hui, se demande si on ne va pas l'abandonner. Le fait que l'entreprise soit un établissement public et que la totalité de notre capital soit détenue par l'Etat, n'est plus en lui-même vécu comme une aide d'Etat. D'ailleurs, les agences de notation ne s'y trompent pas, qui nous notent comme n'importe quelle entreprise privée, en fonction du rapport entre les fonds propres et notre niveau de dettes. On l'a vu dans le passé : on peut très bien être dégradé selon les investissements réalisés. Je ne crois nullement que cette réaction ait revêtu cette forme. Il y avait la procédure et le fait que cela ait créé un peu trop de remue-ménage européen.

M. Robert PANDRAUD : Avez-vous investi en Chine ? Avez-vous eu des contentieux avec Alsthom ?

M. François ROUSSELY : Nous les avons réglés. Nous sommes présents en Chine depuis 1984, puisque les collaborateurs d'EDF ont été les premiers directeurs techniques de Daya Bay dans l'installation de la première centrale nucléaire chinoise dans la province de Guangdong, dans le sud de la Chine, qui alimente Hong Kong. Avec Alsthom, nous avons construit le premier BOT, build, operate and transfer, dans la province de Guangxi à Laibin en Chine, que nous exploitons pour une quinzaine d'années.

Nous avons rencontré, ici ou là, quelques difficultés techniques sur la mise au point et l'adéquation entre les installations techniques fournies par Alsthom et la qualité du charbon chinois, la question étant de savoir qui, du matériel d'Alsthom ou du charbon chinois, devait s'adapter. On a fini par aboutir. La centrale marche bien. Avec Pierre Bilger, nous avons réglé les opérations industrielles et financières qui pouvaient intervenir à ce titre.

M. Robert PANDRAUD : Dans la crise que traverse Alsthom, certaines organisations vous considèrent en partie responsable. Une usine Alsthom est implantée dans mon département ; dans le tohu-bohu social actuel, c'est un argument qui a été utilisé avec quelques détails. C'est pourquoi je suis au courant.

M. François ROUSSELY : A ce titre, je ne dirai rien. Les opérations industrielles sont suffisamment compliquées pour ne pas en rajouter !

Les uns et les autres avons poussé au maximum nos efforts pour que nos amis Chinois, qui sont des clients difficiles et redoutables, n'aient pas une mauvaise impression de l'industrie française. La vraie question sera à poser à Pierre Bilger. Je suis prêt à revenir avec lui, devant vous, pour expliquer ce que nous avons fait ensemble à Laibin en Chine.

Mme Nathalie GAUTIER : Quelles sont les mesures que l'entreprise envisage de prendre afin d'affronter l'ouverture de 70 % du marché à la concurrence et ce, à partir du 1er juillet 2004 ? Comment comptez-vous assurer à EDF le fait d'être toujours l'entreprise préférée des Français ?

M. Claude BARTOLONE : Avec le recul, que pensez-vous de l'ouverture à la concurrence des marchés de l'énergie ?

Nous avons reçu l'un de vos homologues des télécommunications qui nous a présenté le scénario Apocalypse now si France Telecom ne s'était pas développée à l'international une fois l'ouverture des marchés acceptée. Que serait-il devenu d'EDF si elle était demeurée une entreprise purement nationale ?

Croyez-vous que les statuts actuels de votre entreprise soient adaptés à cette nouvelle dimension internationale ?

Que faites-vous dans le tour de table de Vivendi Environnement ?

M. le Président : Je me disais que vous alliez bien finir par la poser ! (Rires)

M. Roussely, ne voyez pas une attaque dans ma dernière question.

Que pensez-vous, sur le plan éthique, de la situation d'une personne entrée dans le management en 2001, aujourd'hui n° 2, engagée à l'époque comme directeur de la stratégie, qui a sous-traité une partie de sa mission à son précédent employeur, le cabinet AT Kearney pour un montant de contrat qui atteignait 15 millions d'euros ? Dans la même veine, un autre directeur des systèmes d'information d'EDF, ancien d'AT Kearney, vient, semble-t-il, de conclure un contrat de 13 millions d'euros avec ce même cabinet. L'habitude, c'est vrai pour le privé comme pour le public, consiste, lorsque l'on embauche un cadre venant du privé, à ne pas faire appel au cabinet qui l'employait. Pouvez-vous répondre sur ce point spécifique et nous livrer votre avis sur la question sur un plan général ?

M. François ROUSSELY : Mme Gautier, comment faire face à cet élément bouleversant de l'ouverture à 70 % de notre marché ? Nous sommes aujourd'hui à 37 %. On pourrait se dire que nous avons déjà fait un pas : 3 500 clients sont éligibles, qui deviendront demain 2,5 millions.

A partir de demain, pendant plusieurs mois, à raison d'une à deux réunions par semaine, nous lançons une opération totalement originale, consistant à faire rencontrer 30 000 agents d'EDF avec plus de 5 000 de nos clients, dans le cadre de réunions régionales totalement ouvertes, où nous demanderons à nos clients, parfois des élus, ce qu'ils attendent de nous et quels seront les critères qui détermineront demain leur choix face aux professionnels. Nous sommes, dit-on, l'entreprise préférée des Français. Eh bien, démontrons-le et allons à la rencontre des clients ! Dans cette période en évolution, mettons-nous à nu devant eux en les interrogeant sur leurs attentes et en exposant les ambitions de l'entreprise. Cela s'accompagne de considérables efforts de formation pour que l'ensemble des forces commerciales qui, auparavant, traitaient sur un mode massif ces professionnels, leur délivrent demain des services, selon un marketing un peu segmenté, pour que chaque catégorie de clients reçoive une offre adaptée.

Ce que nous avons appliqué avec succès pendant cinquante ans à l'égard des très grands clients industriels, c'est-à-dire l'attention portée à la courbe de charge, aux spécifications électriques de chaque client, nous pensons pouvoir l'adapter à ces clients professionnels, qui sont bien sûr beaucoup plus nombreux, en leur présentant à la fois notre compétence technique et les moyens de servir l'électricité la plus adaptée à leurs besoins. Cela fera de nous leur fournisseur, nous l'espérons, toujours « préféré » ! Mais ce n'est pas le tout de dire que nous sommes bons, démontrons-le ! Nous avons 408 jours pour être prêts le 1er juillet 2004. J'ai bon espoir. La mobilisation de l'ensemble de l'entreprise est là pour me prouver que tout le monde prend cette échéance au sérieux.

M. Bartolone m'a posé des questions bien indiscrètes ! Qu'est-ce que je pense de la libération du secteur de l'énergie ? Comme l'entreprise l'a indiqué à plusieurs reprises - Marcel Boiteux l'écrit depuis longtemps - on se tromperait si l'on considérait que l'électricité était le même produit que les télécommunications, que le transport aérien ou La Poste qui sont des produits libéralisés. L'électricité est un produit qui ne se stocke pas et qui est complètement social. Manquer d'électricité, c'est ne plus avoir d'adduction d'eau, ne plus produire de froid pour conserver les médicaments, ne plus avoir de lumière pour faire l'école ou des opérations d'alphabétisation ; dans les pays du Tiers-monde, l'absence d'électricité revient à moins d'assainissement, moins de sécurité dans les villes.

C'est un élément central, d'autant plus original dans le monde dans lequel nous vivons qu'il se déroule dans le temps. On met des années à décider un investissement dans le secteur énergétique. On met bien une dizaine d'années à prendre la décision de faire une centrale nucléaire et un peu moins d'une dizaine d'années à la réaliser. Cette infrastructure durera au bas mot quarante à cinquante ans et sa déconstruction prendra elle-même presque un demi-siècle. Quant à la durée de vie d'un barrage hydraulique, elle est d'un siècle. C'est dire que nous sommes face à des objets que l'on ne peut optimiser par le marché de façon instantanée. La libéralisation, telle qu'elle a lieu en Grande-Bretagne, de façon moins parfaite en Californie, n'a pu donner le sentiment qu'elle répondait parfaitement à son objet, parce que l'on se situait dans un moment de l'histoire de la Grande-Bretagne où tous les investissements avaient été faits et où l'adéquation entre l'offre et la demande pouvait être assurée dans des conditions à peu près satisfaisantes. En Californie, quand soudainement, sous-estimant les besoins générés par Silicone Valley, on a appliqué les mêmes règles, on a vu à quel point ce système ne fonctionnait pas et combien on mettait en faillite deux ou trois des plus grandes entreprises des Etats-Unis qui ont disparu purement et simplement. Pour autant, je ne dis pas que, seul, le modèle de 1946 est de nature à permettre la satisfaction de nos besoins. Non, au contraire, j'ai conclu en déclarant que c'était une grande chance d'avoir une entreprise comme EDF, peut-être de façon un peu immodeste, mais je pense que cette entreprise le mérite, parce que nous avons à trouver un modèle qui ne soit, ni le tout Etat, ni le modèle tout marché. Nous avons à trouver un point d'équilibre ; London Electricity, par exemple, est plus dynamique dans la satisfaction de besoins instantanés ; nous, en revanche, sommes certainement meilleurs sur la technique. Nos standards de qualité sont meilleurs. London Electricity est sans doute plus imaginative sur les offres de produits et services. Il nous appartient donc de trouver un équilibre. Au moment où des Etats, aux Etats-Unis, reviennent en arrière, il faut savoir qu'il y a moins de dix Etats qui appliquent la libéralisation totale du secteur de l'énergie. Un certain nombre s'interrogent en étant assez empiriques.

Il est bon que la réflexion que nourrit la commission aide à prendre conscience que la voie n'est pas simplement la reproduction de ce qui a été fait en Californie ou en Grande-Bretagne, il convient de trouver une voie originale. A ce titre, il me semble que notre entreprise n'est pas la plus mal placée pour aider à la tracer.

Que se serait-il passé en l'absence d'ouverture de marché ? Compte tenu de l'échelonnement dans le temps, instantanément rien. Si nous ne poursuivions pas jusqu'au 1er juillet 2004, le lendemain, il ne se passerait rien. Mais avant la décennie, nous serions devenus une grosse PME régionale. Vous pouvez choisir l'immobilisme quand vous êtes en monopole. C'est très triste pour les clients, pour les managers qui n'emploient plus leur intelligence à cela, mais il ne se passe rien. Dès lors que le marché est ouvert, par définition, qui n'avance pas recule. Aujourd'hui, nous avons perdu des clients en France, mais aussi en Europe, parce que tel fournisseur allemand était plus diligent que nous auprès de telle entreprise. Il a alors pris le marché sur l'ensemble de l'Europe, y compris la France. Croire qu'il suffirait de ne rien faire pour être protégé serait, encore une fois, une vision totalement fausse, d'autant plus et d'une certaine façon paradoxale et injuste, que cette entreprise est la plus européenne des entreprises du secteur de l'électricité. Nous donnons l'impression d'être réticents à la libéralisation, mais nous inondons de nos 15 % d'électricité nucléaire l'ensemble de l'Europe depuis dix ou quinze ans. Nous pouvons donc souffrir un instant que le reste de l'Europe puisse également produire et exporter de l'électricité. Une telle ouverture est indispensable. Elle doit être maîtrisée, mesurée, avec un contenu, encore une fois social ou sociétal. Le statut de l'entreprise y aide-t-il ? Nous sommes arrivés au bout de ce que nous savons faire dans un établissement public, moins par la forme juridique que par le signal qu'il donne, par le fait qu'il offre moins de souplesse que d'autres formes d'organisation et parce que, structurellement, il ne nous aide pas à résoudre nos problèmes de fonds propres.

Ce qui était une évidence rare en 1946, à savoir que seul l'Etat était à même de financer le redressement de notre pays et les investissements nécessaires à la croissance comme à la satisfaction de la demande d'électricité, ne l'est plus aujourd'hui. J'hasarderai même l'idée que nous sommes aujourd'hui dans la situation inverse. L'allocation optimale des recettes fiscales ne passe pas nécessairement par la recapitalisation d'EDF - ce que l'Etat n'a pas fait depuis vingt ans. Si tel devait être le cas, oublions tout le reste ; je ne parle plus d'ouverture de capital. Si on pense, au contraire, que ce n'est pas la situation la plus probable, il convient dès lors de se demander : quelle responsabilité a-t-on à l'égard d'une entreprise qui a été aussi prospère pendant cinquante ans et qu'on laisserait, par défaut d'attention, péricliter lentement ? On ne s'en apercevrait pas tout de suite, mais je vous le garantis, on le verrait dans dix ans.

Que fait-on dans Vivendi Environnement, rebaptisé Veolia Environnement ? Avec Henri Proglio, nous avons créé un joint venture au nom de Dalkia, qui travaille dans le secteur des services énergétiques. Nous avons et nous sommes également partenaires, dans Vivendi Environnement, de toute une série d'opérations que l'on appelle « city management ». Comment aider les grandes villes ? On le voit à Shanghai pour l'exposition universelle de 2010, on le voit à Pékin pour les Jeux Olympiques de 2008 : ces villes attendent du transport propre, de l'énergie, de la propreté, toute une série d'actions où Dalkia, Vivendi Environnement et EDF peuvent être en synergie. Voilà pour le cadre général. A partir de là, Vivendi Environnement a connu de graves difficultés ; son actionnaire principal l'a abandonné, dans des conditions qui pouvaient la mettre en difficulté, y compris par rapport à la stabilité de son actionnariat s'agissant d'une entreprise qui assure une desserte en eau dans plus d'un tiers des communes de France.

Il m'a semblé naturel de manifester de la solidarité actionnariale à l'égard de Vivendi Environnement, a fortiori dans une situation difficile. Lorsque nous possédions des titres de Péchiney ou d'une autre entreprise, personne ne s'est interrogé pour savoir si nous allions d'un coup fabriquer de l'aluminium ou de l'acier parce que nous siégions au conseil d'administration de M. Francis Mer. Il en va de même avec Vivendi Environnement. Il n'y a là aucun mystère. Et avoir 3 % de Vivendi Environnement ne m'a pas choqué.

M. le Président, à aucun moment, vous ne pouvez imaginer qu'un quelconque des collaborateurs que j'ai personnellement recruté prête le flan à la critique implicite ou au risque implicite que vous décrivez. J'ai étudié personnellement la situation que vous évoquez.

Dans le total des marchés des sociétés de conseil qui travaillent pour EDF, on peut calculer le poids relatif, au cours des dernières années, de AT Kearney comparé à celui d'une série d'autres organismes de conseil. Vous évoquez le directeur de la stratégie, vous omettez d'indiquer qu'il a passé deux ou trois mois chez AT Kearney. Il a commencé sa carrière au CNRS, l'a poursuivie au service de recherches de Thomson, ensuite en qualité de directeur de la stratégie de Valeo, qu'il a quitté. Entre Valeo et EDF, il a passé quelques mois chez AT Kearney. Je ne considère pas que j'ai recruté un salarié d'AT Kearney et je lui fais à ce point confiance, comme à l'ensemble des cadres et des personnels d'EDF, que je n'imagine pas une seule seconde qu'il y ait eu quelque chose d'irrégulier à ce titre.

M. le Président : Je n'ai pas dit cela !

M. François ROUSSELY : Mais je veux complètement vous rassurer ! Je ne crois pas être dans une entreprise qui se prête à ce jeu-là ; je ne m'y prête pas personnellement. J'ai créé une direction de l'audit au sein d'EDF. Je suis plutôt de ceux qui font des revues d'audit plus fréquentes que d'autres. Je veux donc vous donner toutes assurances. Lorsque nous avons cherché un directeur des systèmes d'information, nous avons eu grand mal à trouver quelqu'un de meilleur que lui. Il est arrivé là au terme d'un processus de sélection qui nous a fait rencontrer un grand nombre de candidats. Qu'il ait occupé précédemment telle ou telle responsabilité au sein d'AT Kearney n'a eu aucune incidence sur le fait que nous souhaitions un grand professionnel. Cela s'est trouvé ainsi.

Un comité d'éthique est attaché au conseil d'administration. Un inspecteur général est chargé de ces questions. Je pense que, dans une entreprise publique, l'on n'entre pas impunément dans le marché, avec les enjeux qui s'y attachent, sans prendre des risques. Je veux donc m'assurer que le comité d'audit et l'inspecteur général chargé de ces questions soient en permanence en état de nous alerter s'il y a la moindre difficulté. Je puis vous rassurer, sans l'ombre d'un doute, au sujet des deux affaires dont je vous parle.

M. Jean-Pierre NICOLAS : Je vous prie d'excuser mon retard et sollicite l'indulgence si mes propos sont redondants.

Je serais tenté de dire que, plus les travaux de la commission avancent, plus je reste perplexe devant les contradictions révélées entre les différentes personnes entendues sur les comptes des entreprises publiques France Télécom ou EDF. Je serais tenté de demander : y a-t-il une vérité ? Si oui, où se situe-t-elle ?

Je reviens sur quelques points essentiels concernant EDF établis par les travaux de la commission.

Le Président d'EDF, entendu par la commission de la production, en juillet 2002, en réponse à une question, affirmait n'avoir jamais entendu évoquer dans l'entreprise une éventuelle opposition de la direction du Trésor à l'acquisition d'Edenor. Or, tel n'était pas le propos de M. Jean-Pierre Jouyet, directeur du Trésor, interrogé par M. Charles de Courson, lors de son audition par la commission des finances en septembre 2002. Par ailleurs, le Président d'EDF n'a pas reconnu, d'une part, l'existence d'engagements hors bilan en Italie ; d'autre part, l'existence d'un pacte d'actionnaires établissant une garantie de dividendes au profit du partenaire d'EDF dans EnBW. Les comptes d'EDF pour 2002, rendus publics en mars dernier, font état d'engagements hors bilan en Italie d'un montant de 4 852 millions d'euros, d'une garantie de dividendes minimum de 100 millions de deutschemarks au profit d'OEW, consentis le 26 juillet 2000, qui s'inscrit dans un ensemble d'engagements hors bilan concernant EnBW d'un montant de 2 918 millions d'euros. Sur ces deux seules opérations, ce sont donc des engagements hors bilan de 7,7 milliards d'euros qui ont été dissimulés à la représentation nationale.

D'autres distorsions ont été relevées. Je voudrais rappeler que, le 30 juillet 2002, le Président d'EDF avait affirmé : « Tous les moyens seront mis à la disposition du Parlement afin de mettre en évidence qu'aucun moyen comptable ou extra comptable ne permet de douter de la sincérité des comptes d'EDF. Il est très probable que les informations et comptes publiés ne puissent être contestés au vu de la lettre des textes en vigueur. C'est en ce sens que l'on ne devrait pas douter de leur sincérité. »

C'est précisément ce qui pourrait inquiéter notre commission et qui justifie ses investigations. Comment peut-on remédier à ce genre de situation ? Nous sommes face à des responsables d'entreprise et à leurs prestataires, à des commissaires aux comptes notamment, qui affichent, de manière très rassurante, des présentations comptables formellement correctes et des résultats légèrement positifs. Mais cela n'est possible - M. Alphandéry l'a confirmé lors de son audition - qu'au prix de diverses cessions d'actifs, de recettes exceptionnelles, de reprises de provisions, de dopages de la trésorerie, d'opérations révélées à notre commission d'engagements hors bilan évalués à 24 milliards d'euros par Mme Rousseau, de la non prise en compte des provisions de retraites au motif que la réglementation future n'est pas connue. Or, l'entreprise a négocié, dès 2002, puis signé un accord avec les syndicats. Elle y prend des engagements précis qu'il faudra financer. Mais surtout, tout le monde sait que cet engagement non provisionné représente plus de cinquante milliards d'euros pour EDF, soit près de deux ans de chiffre d'affaires. Peut-on dire que les règles fondamentales d'une bonne gouvernance sont respectées, que cette situation est saine, transparente, rationnelle et rassurante ? Les représentants de l'Etat, parmi d'autres, ont expliqué le contraire, me semble-t-il, à notre commission, mais surtout que signifie l'expression employée par M. Roussely : « Aucun moyen comptable ou extra comptable ne permet de douter de la sincérité des comptes d'EDF » ?

Dans ces conditions, la première suggestion que je serais tenté de faire à notre commission est de préconiser au gouvernement, avant d'instituer des mécanismes nouveaux ou de se lancer dans des réformes, de prendre les dispositions nécessaires pour que les responsables d'entreprises, aidés de leurs prestataires et conseils, jouent le jeu de l'esprit des textes au lieu de jouer toujours dans le même sens avec la lettre des textes, de faire également en sorte qu'ils respectent les procédures, notamment pour les autorisations d'investissement. Sans cela, aucune réforme n'aura d'effet positif.

M. François ROUSSELY : J'ai répondu à cette question point par point à M. Masdeu-Arus, mais je ne veux pas vous laisser conclure sur ce point. Je le répète : M. Masdeu-Arus et vous-même, devant la commission de la production et des échanges, avez cité une note qui valait sur la position de la direction du Trésor devant le conseil d'administration d'EDF international. Mais elle ne valait pas au sujet de l'acquisition d'Edenor. C'est cet élément que j'ai cité.

S'agissant du hors bilan, le jour où j'ai été auditionné par la commission des finances - reportez-vous à la chronologie, au calendrier - nos accords avec nos amis italiens ne permettaient pas de dire autre chose. Je n'ai pas repris votre collègue qui indiquait : « J'en conclus qu'il n'y a pas d'engagements hors bilan. » Je le répète, ils sont si peu secrets qu'ils sont certifiés par les commissaires aux comptes et qu'ils sont annexés à nos comptes. Imaginer que l'on ait utilisé les termes « formellement » ou « à la lettre » pour dissimuler, non, M. Nicolas, je vous le dis très tranquillement : depuis trente ans je suis au service de l'Etat et je ne changerai pas à mon âge. On ne gouverne pas une entreprise de 170 000 personnes, représentée dans 26 pays dans le monde, qui a l'histoire d'EDF, avec de petits aménagements à la lettre ici ou là !

M. Nicolas, vous avez cité un élément repris par plusieurs de vos collègues, selon lequel les résultats n'auraient été atteints qu'à la suite d'éléments non récurrents. Ce n'est pas de chance pour vous, car, pour la première fois, nous avons publié nos comptes en distinguant les éléments non récurrents positifs des éléments non récurrents négatifs, assortis des effets de périmètre et de change. Or, il y a deux sommes équivalentes, à 19 millions d'euros près sur les éléments non récurrents positifs et non récurrents négatifs. Vous en avez la liste dans les comptes qui ont été publiés. Si des comptes sont totalement neutres à l'égard des sommes non récurrentes, ce sont bien ceux de 2002. Vous trouverez, d'un côté, les provisions liées à l'Amérique latine, les éléments négatifs ; de l'autre, des éléments récurrents de même montant liés à la renégociation de contrats, à la cession d'un certain nombre d'actifs. Ces deux sommes sont rigoureusement équivalentes. Je ne voudrais pas un instant qu'un seul des membres de la commission puisse avoir le sentiment que le résultat que nous avons publié, certifié dans les comptes n'est pas exact. Vous pourrez le vérifier et, d'ailleurs, les six commissaires aux comptes vous ont indiqué la même chose, ici même.

Il n'est pas besoin de rappeler, moi qui ai prêté serment et qui suis par ailleurs magistrat, que la non sincérité des comptes est une infraction au code pénal. Quelqu'un parmi vous pense-t-il que les comptes d'EDF ne sont pas réguliers, ne sont pas sincères, ne sont pas fidèles, ne répondant pas ainsi aux dispositions du code pénal, auxquelles veillent à la fois les commissaires aux comptes et tous les corps de contrôle, y compris les contrôles que le Parlement peut vouloir diligenter ?

Je redis très tranquillement aux membres de la commission : l'ensemble des moyens mis en œuvre sont réguliers, il n'y a aucun motif d'inquiétude à avoir sur la façon dont ces différents éléments ont été traités. Peut-on soutenir que nous aurions mieux fait de ne pas investir et, au fond, de ne pas nous préparer à l'ouverture des marchés - ce que nous n'avons pas fait avant 1998 ? La seule chose que l'on puisse nous reprocher, c'est de ne pas l'avoir préparée plus tôt. Peut-être aurions-nous réalisé ces opérations dans un climat plus paisible et dans un espace de temps plus long. Cela dit, quand on est sur un marché, on ne peut à la fois faire la libéralisation et s'affranchir des règles du marché. Nous avons entrepris ces opérations de restructuration aux conditions du marché, au moment où le marché les libérait et les présentait.

Audition conjointe de MM. Jean-Pierre BOMPARD et Jacques BASS,

représentants de la CFDT

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

MM. Jean-Pierre Bompard et Jacques Bass sont introduits.

M. le Président : Nous poursuivons nos travaux en accueillant aujourd'hui les représentants des principaux syndicats et confédérations syndicales.

Nous avons déjà entendu les représentants des salariés au conseil d'administration d'EDF, mais j'ai acquiescé bien volontiers à la proposition de M. Jean-Claude Sandrier d'entendre l'avis général des syndicats sur la gouvernance des entreprises publiques en nous focalisant sur les deux thèmes majeurs de notre commission : le fonctionnement interne de ces dernières et, notamment, celui de leur conseil d'administration avec le problème spécifique de la confidentialité de ses travaux et le rôle de l'Etat actionnaire.

Je suis heureux de recevoir, pour cette première audition de l'après-midi, les représentants de la CFDT, M. Jean-Pierre Bompard et M. Jacques Bass.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Bompard et Bass prêtent serment.

M. Jean-Pierre BOMPARD : La gouvernance des entreprises publiques, telle que nous pouvons la lire à la Confédération CFDT, comprend plusieurs aspects.

La CFDT aborde cette question de grande importance sans la traiter sous un angle idéologique. Qu'aucune ambiguïté ne vienne polluer nos propos.

Nous avons structuré notre intervention, en liaison avec la commission exécutive de notre organisation, autour de quatre principes.

Le premier principe n'est pas de complaisance, mais est une attitude fermement ancrée au niveau de la CFDT, comme probablement auprès d'autres organisations. Il s'exprime ainsi : c'est à la représentation nationale, après un large débat public, qu'il revient de définir les domaines dans lesquels l'Etat stratège doit intervenir pour réguler le marché. Ce principe précise que nous ne devons pas confondre entreprise publique, mission de service public et statut des établissements. A confondre les trois dimensions, l'on perd de vue le rôle de l'Etat ou, du moins, son rôle devient flou.

L'on peut penser ainsi qu'au-delà des biens collectifs, fondements d'une nation - éducation, justice, sécurité - l'eau, les transports, les télécommunications postales et numériques, la santé, la recherche ou encore l'énergie, font partie du champ de l'Etat stratège, garant de l'intérêt général. C'est là une dimension nationale qui, pour la CFDT, doit prendre toute sa dimension au sein de l'Europe.

Le deuxième principe veut que la maîtrise des biens ainsi définis peut être assumée, soit par l'Etat actionnaire majoritaire ou minoritaire, soit par les entreprises privées, nationales ou étrangères. Pour la CFDT, c'est alors le cahier des charges qui doit définir les règles nécessaires pour satisfaire les missions de service public. S'il définit des règles alourdissant les coûts de production de ces biens, l'Etat doit en assumer le différentiel, lui-même ou par la participation des opérateurs concurrents. Tel est le cas des télécommunications. Ainsi, le débat sur la notion d'entreprise publique prend-il un tout autre sens que celui du débat pour ou contre les nationalisations.

Selon le troisième principe, quand la nation décide de conserver la maîtrise de la production de biens ou de services, elle doit veiller à faire jouer réellement leurs rôles aux différents conseils d'administration. Trop souvent, les technocraties internes aux entreprises publiques prennent le dessus des autres composantes du conseil d'administration, notamment la composante salariale. L'on peut aussi penser - c'est là le fruit de mon expérience au Haut conseil du secteur public - que cela a été aussi le cas pour certaines directions du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie.

Le quatrième principe rappelle que le rôle des salariés membres des conseils d'administration est indispensable et doit être approfondi. Ils doivent être associés, après formation si nécessaire, aux divers comités qui préparent les conseils d'administration : les comités stratégiques, d'audit, d'éthique... Et l'on pense ici à la dimension du développement durable. Bien entendu, la contrepartie de la confiance tient dans une charte de déontologie au sein du conseil d'administration. Les salariés s'engagent à respecter les informations stratégiques confidentielles qui permettent à une entreprise de vivre et de se développer.

L'on peut noter qu'à de très rares exceptions, qui ne concernent pas notre organisation, les « fuites » dans la presse viennent d'autres administrateurs.

M. le Président : Vous voulez dire d'administrateurs autres que syndicaux ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Oui, M. le Président. Et ce propos reflète les débats tenus depuis quelque temps au Haut conseil sur le sujet. Nous parlons ici d'une manière très libre, mais responsable ; nous n'avons pas, à la CFDT, à assumer de fuites stratégiques. Nous avons été interpellés sur l'arrivée dans les conseils d'administration de ces entreprises d'autres organisations dont nous n'assumons pas les actes.

Cela étant, nous pensons que le mode d'élection des salariés devrait être revu à la lumière des discussions engagées avec M. Fillon sur les règles de la représentativité syndicale. Il s'agit pour nous de points assez importants.

Nous voudrions ici préciser que, s'il est nécessaire de faire une place aux actionnaires salariés, cela ne pourrait se faire au détriment du collège des salariés.

Nous conclurons notre brève introduction en vous donnant notre sentiment sur le rapport de M. Barbier de La Serre en l'attente de celui du Haut conseil du secteur public. Son approche est essentiellement patrimoniale. Cette fonction a été réellement négligée depuis la création d'un secteur public important. Pour son avenir, la nation a besoin de gérer son patrimoine. On peut ainsi concevoir que les recettes de privatisation viennent abonder un fonds national pour les retraites, mais pas exclusivement. Nous ne sommes pas totalement fixés sur la question des retraites, même si la période s'avère un tant soit peu délicate. Les besoins à venir sont aussi importants en matière de santé par exemple ou de gestion des personnes en grande dépendance. Mais la nouvelle Agence des participations, proposée par M. Barbier de La Serre et acceptée par le ministre de l'économie, bouleverse profondément l'économie générale des activités de la puissance publique. Il est, en effet, illusoire de penser patrimoine sans penser stratégie et politique industrielle. C'est là une conclusion volontairement ramassée. Ce n'est pas d'un Etat rentier que nous voulons, mais d'un Etat moderne, dynamique et stratège et nous sommes prêts à en assumer les changements nécessaires.

M. le Président : De quelle manière envisagez-vous le rôle des représentants des salariés au sein des conseils des entreprises publiques ? Doivent-ils, au premier chef, défendre l'intérêt social de l'entreprise, l'exécution d'un service public de qualité, ou encore assurer un contrôle effectif de la direction ?

Le fonctionnement actuel des conseils d'administration permet-il aux représentants des salariés d'exercer efficacement ces missions ? Les représentants des salariés aux conseils d'administration bénéficient-ils des informations de nature à leur apporter toute l'expertise nécessaire à leur travail ? Bénéficient-ils de la formation nécessaire ? Les confédérations syndicales ont-elles mis en place des programmes pour former les administrateurs ?

Comment se met en œuvre la complémentarité entre les missions des représentants des salariés au sein du comité d'entreprise - où chacun conçoit le rôle des intérêts sociaux et du syndicalisme - et, d'un autre côté, la mission de représentation au sein des conseils d'administration ? Autrement dit, n'est-ce pas être schizophrène que de vouloir, dans le même temps, jouer les deux rôles, sachant, bien sûr, que nul ne souhaite remettre en cause la place des salariés au sein des conseils d'administration ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Nous souhaitons vous répondre avec franchise. Hier, le Haut conseil du secteur public débattait sur ce thème. A nos yeux, la mécanique ne fonctionne qu'à partir du moment où les dirigeants et le conseil d'administration entretiennent un rapport de confiance avec les personnes élues sur une liste « parrainée » au sens syndical du terme. En l'absence de ce rapport de confiance, il n'y a pas d'échanges. Cela signifie de manière très précise que les élus, au sein du conseil d'administration, ne confondent pas leur rôle avec celui que joue un délégué syndical, un délégué au comité d'entreprise ou un secrétaire général de comité d'entreprise. Nous sommes dans un schéma stratégique ; la présence des salariés se justifie dans la mesure où ceux-ci forment une composante centrale de l'élément stratégique de projection de l'entreprise. C'est d'ailleurs cette distinction qui justifie la confidentialité au sens propre du terme. Il est vrai que les salariés ont un mandat. La CFDT rappelle à ses administrateurs salariés qu'il ne faut pas confondre le mandat au sein d'un conseil d'administration qui fixe les orientations de politique industrielle et financière avec le rôle d'un comité d'entreprise. Il n'existe, sur ce point, aucune ambiguïté et le bilan tiré de l'expérience est très clair : l'on ne confond pas les genres.

M. le Président : D'accord. Mais cela n'implique-t-il pas un besoin de formation spécifique, permettant de discuter avec expertise de la stratégie d'Areva ou de celle d'EDF ? Les représentants des salariés sont-ils formés à ces enjeux ? J'imagine que, de son côté, l'Etat assure la formation de ses représentants...

M. Jean-Pierre BOMPARD : Voilà une hypothèse qui n'engage que vous, M. le président !

M. le Président : Formez-vous les représentants ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Les entreprises qui fonctionnent correctement sur le schéma du tripartisme, donnent les moyens à leurs représentants d'être formés, car effectivement la formation est nécessaire.

M. le Président : L'assurez-vous ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Non, la formation ne se fait pas au niveau des confédérations, mais des entreprises, coordonnées au niveau des confédérations concernées. Il n'y a pas de programmes au sein des confédérations, les formations se déroulent par ailleurs. On ne peut être un bon administrateur sans être formé.

M. Jacques BASS : Les personnes que nous présentons aux élections pour les conseils d'administration sont toujours chevronnées. Elles ont une expérience syndicale importante et une pratique ancienne du secteur concerné.

M. le Président : N'y a-t-il jamais eu de problèmes de compétence ?

M. JACQUES BASS : Pas à notre connaissance. Nos représentants sont plutôt issus des couches supérieures du salariat, des techniciens, des ingénieurs ou des cadres supérieurs.

M. le Président : Les entreprises assurent-elles bien leur formation ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Cela dépend des entreprises. Certaines souhaitent faire jouer à leur conseil d'administration, un rôle stratégique. Certaines entreprises pensent que le conseil est un plus, contrairement à d'autres. On ne peut donc raisonner de manière homogène sur la gouvernance des entreprises publiques. Ce serait, de notre point de vue, une erreur.

Certaines entreprises pensent utile d'associer et d'impliquer les salariés dans un « contrat social ». Le souci de signer un contrat rejoint plutôt notre position. Je sais que le contrat peut parfaitement être bouleversé par la loi. Nous avons connu de tels écueils en d'autres périodes.

Quand les relations sont consensuelles, les salariés élus siègent généralement aussi dans les comités au sein desquels se joue l'essentiel : le comité stratégique, le comité d'audit, voire le comité de rémunération. En présence d'une vraie conviction, cela va sans problème et les principes avancés pour les entreprises publiques conservent toute leur validité pour les entreprises privées ! Il n'y a pas de distinction à opérer sur le sujet.

M. le Président : En votre qualité de responsables d'un grand syndicat, jugez-vous que les conseils d'administration fonctionnent bien ? Que les représentants de l'Etat exercent leur mission de manière satisfaisante et assidue ? De nombreuses personnes auditionnées ont relevé que l'absence de confidentialité était un frein au bon fonctionnement du conseil d'administration. De quelle manière assurer, à vos yeux, un respect irréprochable de cette obligation de confidentialité ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : Nul ne peut prendre l'engagement que personne ne manque à quoi que ce soit ! Dans la dernière période, l'on peut citer des cas où l'information diffusée à la presse ne venait pas d'administrateurs salariés.

M. le Président : Nous avons posé les mêmes questions à d'autres administrateurs.

M. Jean-Pierre BOMPARD : C'est là tout le débat sur les administrateurs indépendants et sur l'Etat.

Hier, dans le bilan que nous avons dressé du rôle des administrateurs salariés, tout un chacun, selon des sensibilités différentes - tout le monde n'a pas la même position que nous sur la confidentialité, notamment sur les comptes rendus de mandat - a néanmoins reconnu que les fuites étaient assez rarement le fait des salariés pour des raisons simples à comprendre : sur le plan commercial c'est une stupidité. Si un salarié communique, par exemple, sur une offensive commerciale, cela signifie qu'il coupe la branche sur laquelle il est assis. C'est valable pour un monopole d'Etat comme pour toute autre forme d'entreprise. De surcroît, ce n'est pas dans la culture dominante du mouvement syndical, si l'on exclut une fraction un peu plus radicale du syndicalisme. Pour parler clairement : nous sommes en complet désaccord avec la pratique du syndicat Sud dans les entreprises publiques. Nul besoin de déclarer que nous aurions des interrogations ; nous sommes en désaccord complet. Les fuites n'entrent pas dans le mode de fonctionnement de la CFDT.

M. le Président : C'est une bonne chose de pouvoir parler librement. Comment faire pour que Sud respecte la confidentialité ? Les représentants d'EDF ont précisé que de tels problèmes n'existaient pas auparavant et la plupart des chefs d'entreprise nous disent qu'il n'existe pas de problèmes de confidentialité, mais il est vrai que France Télécom a connu des difficultés liées à cette organisation. Comment empêcher cela ?

M. Jean-Pierre BOMPARD : C'est le problème de toute instance de direction. Vous devez en connaître dans vos organisations comme nous dans la nôtre. Quand nous sortons du bureau national, des règles issues du règlement intérieur s'imposent à nous. Si nous ne les appliquons pas, cela signifie que nous ne faisons pas partie de la même communauté. Dans ce cas, on casse la communauté et, par conséquent, les personnes se placent d'elles-mêmes en dehors de l'instance. Juridiquement, il doit être possible de prendre des sanctions.

M. Jean-Claude SANDRIER : Estimez-vous que les syndicats ont une réelle influence sur les choix des conseils d'administration ?

Pour vous, le problème posé aux entreprises publiques est-il d'abord un problème de gouvernance, c'est-à-dire d'organisation de la gestion de l'entreprise, ou s'agit-il d'un problème strictement politique, au sens noble du terme, c'est-à-dire de choix stratégique ?

Plusieurs options sont évoquées sur la gouvernance des entreprises publiques, notamment un directoire doublé d'un conseil de surveillance ou, comme dans le rapport Barbier de La Serre, une Agence des participations de l'Etat vue sous l'angle de l'Etat actionnaire. On parle aussi d'un nouveau modèle de conseil d'administration, d'un organe indépendant. Croyez-vous à l'indépendance ? Si oui, de qui ? Que serait, à vos yeux, un nouveau modèle de conseil d'administration ? Avec quels pouvoirs, quelle composition et quel mode d'élections ?

M. François BROTTES : Une remarque : selon moi, il ne faut pas plus de formation pour être administrateur représentant les salariés à un conseil d'administration que pour être parlementaire.

M. le Président : Tout à fait. Il en va d'ailleurs de même pour être adjoint aux finances à la ville de Toulouse !

M. François BROTTES : Avez-vous le sentiment que les administrateurs salariés pratiquent la cogestion ou sont plutôt les otages d'un dispositif, voire les alibis ou exercent-ils un contrôle réel ? Ces positions ne sont pas forcément incompatibles, mais je voudrais recueillir votre sentiment.

Serait-il utile que les administrateurs salariés aient un statut particulier dans l'entreprise, eu égard à la fonction qu'ils occupent par rapport à leur hiérarchie, par rapport à leur promotion, qui pourrait être accélérée ou interdite ? J'imagine que des pressions pourraient s'exercer sur les administrateurs salariés. Comment les choses se règlent-elles et comment les cadrer un peu différemment ?

M. le Président : Avez-vous des exemples où des chefs d'entreprise auraient essayé de s'assurer de la mansuétude des administrateurs salariés en recourant à des arguments comme des promesses de promotions ?

M. François BROTTES : Non.

M. Jacques BASS : Ces questions sont délicates. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'études ou d'enquêtes sur les administrateurs salariés.

Nous ne disposons que de données très parcellaires et de réflexions individuelles. Je tiens à signaler que notre organisation syndicale a entrepris, dans le cadre des crédits de recherche de l'IRES, une étude confiée à des chercheurs professionnels sur l'expérience des administrateurs salariés. Curieusement, le sujet a peu intéressé et l'on peut recueillir à ce titre des avis très contradictoires.

Cogestion : le terme est très déprécié et chacun se défend d'en faire. Effectivement, cela ne correspond guère à l'état actuel des choses, pas même à notre objectif.

Otages ? Je ne pense pas, même si les profils des personnalités, le PDG et l'administrateur salarié, jouent pour beaucoup. Que l'on ait cherché parfois à en faire un alibi, c'est possible. En tout cas, au stade actuel, on pourrait se fixer l'objectif d'un contrôle plus réel et plus effectif. Permettez-moi, en effet, de tirer un constat : probablement, les raisons que l'on pourrait avancer aujourd'hui pour justifier la présence d'un administrateur salarié, comme éventuellement d'un administrateur indépendant, sont différentes de ce qu'elles étaient à l'origine. Aujourd'hui, nous nous plaçons davantage dans une démarche de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE), selon l'expression actuelle. A l'évidence, l'interrogation de l'heure porte aussi sur la gouvernance et les pratiques des entreprises, tant privées que publiques. Pendant un temps, c'est à propos des entreprises publiques que l'on pensait possibles des erreurs de gestion. Peut-être cela tenait-il aux modalités de gestion de ces entreprises ; aujourd'hui, on s'aperçoit que les entreprises privées, notamment celles qui s'étaient fait les porte-parole de la bonne gouvernance suscitent des interrogations.

D'une certaine façon, le problème est général, même s'il revêt ici des aspects plus particuliers. Nous rencontrons un problème de fonctionnement des instances de direction et de conseil d'administration. Suffisamment d'affaires nous renvoient à une interrogation permanente : pourquoi les systèmes d'alerte n'ont-ils pas fonctionné suffisamment tôt et pourquoi des stratégies jugées aujourd'hui erronées ou aventureuses ont-elles pu se développer aussi longtemps ?

La diversification de la composition et de l'origine des membres d'un conseil d'administration ou d'un conseil de surveillance reste donc un problème. Il faut éviter les endogamies historiques trop fortes dans ces conseils afin de faire jouer davantage les interactions.

De ce point de vue, je concéderai que les représentants des salariés ne sont pas toujours les mieux placés. Sans parler de cogestion, sans qu'il y ait de confusion avec le rôle de représentant syndical, la dynamique normale et logique des représentants salariés est d'assimiler la pérennité de l'entreprise et de son développement comme étant plutôt un gage de force et de sécurité de l'emploi. Les salariés sont donc insérés dans des stratégies de développement, ce qui ne permet pas de s'en remettre uniquement à eux pour alerter sur les évolutions risquées. Leur présence reste toutefois souhaitable.

S'ils n'ont pas toujours eu de réelle influence sur les choix, ils constituent, à nos yeux, un élément d'information stratégique important. Voilà une source d'information indispensable qui justifie la présence des administrateurs salariés ; il convient, cela dit, de rechercher les formules souhaitables entre conseil d'administration et conseil de surveillance pour envisager la forme que peut prendre leur rôle. Sur ce point, le rapport Barbier de La Serre souligne les lacunes de fonctionnement du conseil d'administration, qui ne se limitent pas aux problèmes de fuite.

Pour notre part, nous étions positionnés de façon favorable avant même la publication dudit rapport pour que la fonction d'Etat actionnaire se reconstruise autour d'un pôle réunifié afin d'assurer une approche plus stratégique. Cette formule nécessaire n'est pas exclusive ; elle doit être complétée par les autres dimensions de politique industrielle.

M. Jean-Pierre BOMPARD : Il faut bien définir les missions de service public ; à partir de cette définition, l'on doit pouvoir trouver des modes de gouvernance un peu particulières. Avec les autres syndicats, nous ne sommes pas tout à fait d'accord sur la teneur des missions de service public.

M. le Président : Merci, je sais que vous continuez à travailler sur ces sujets. Nous allons, pour notre part, essayer de réfléchir à une nouvelle gouvernance dans laquelle, bien évidemment, les salariés seront présents. Mais la grande question reste : pour le bien de l'entreprise, comment faire pour que tout le monde respecte les mêmes règles ? Je suis heureux de constater que c'est là, et votre état d'esprit et votre souhait.

Audition conjointe de Mme Danièle SINOQUET,
MM. Vincent DEBEIR, Jean-Michel GAVEAU et
Nasser MANSOURI-GUILANI,
représentants de la CGT

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

Mme Danièle Sinoquet, MM. Vincent Debeir, Jean-Michel Gaveau et Nasser Mansouri-Guilani sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Sinoquet, MM. Debeir, Gaveau et Mansouri-Guilani prêtent serment.

M. Vincent DEBEIR : La CGT, avec l'ensemble de ses organisations, est porteuse d'une exigence globale de transparence et de démocratie, qui implique l'établissement de nouvelles pratiques permettant de faire vivre au mieux les missions d'intérêt général à l'origine des participations de l'Etat.

Tout le monde s'accordera, je pense, sur le fait que l'Etat n'est pas un actionnaire comme les autres. En conséquence, son principal souci n'est pas compatible avec les normes et les objectifs que s'assigne la gestion privée. Aussi, ne peut-il être essentiellement orienté vers la valorisation patrimoniale.

Selon nous, la gestion des entreprises publiques doit notamment viser deux enjeux :

- la réponse aux besoins sociaux et économiques actuels, adaptée à l'évolution de ces besoins.

- la démocratie et la prise en compte de l'intérêt général. Les expériences de ces derniers mois et années, en particulier celles du Crédit Lyonnais ou de France Télécom, ont montré la nécessité de faire évoluer les règles de la gestion publique et la composition des conseils d'administration avec la volonté de renforcer la représentativité des salariés de ces entreprises, mais aussi la participation des usagers et des élus politiques.

En ce qui concerne particulièrement les compétences et le fonctionnement des conseils d'administration, nous considérons qu'il faut passer d'une instance très formelle à un véritable outil de planification stratégique, impliquant les acteurs essentiels de l'entreprise, bien sûr, la direction, les actionnaires, mais aussi les salariés, les représentants de la puissance publique dans leur diversité et les usagers.

Les expériences que j'ai également évoquées et les scandales financiers qui, pour certains, ont touché les entreprises publiques mettent en évidence la nocivité, pour elles, de la mise à l'écart, au nom du secret, des administrateurs et particulièrement de ceux qui représentent une composante essentielle de l'entreprise : les salariés.

La participation pleine et entière de ces administrateurs est un atout pour l'entreprise, de par la bonne connaissance qu'ils ont de leur entreprise, y compris des problèmes que pose sa stratégie financière. D'ailleurs, nous n'avons pas manqué, au regard de la situation des entreprises citées plus haut, de présenter des propositions qui pourront être rappelées si nécessaire par les personnes qui m'accompagnent. De plus, les représentants des salariés ont une conception de la place de leur entreprise dans la société qui inclut sa responsabilité au regard de l'intérêt général. Ils n'hésitent pas à assumer leur responsabilité dans le fonctionnement du conseil d'administration - quand on le leur permet, bien sûr ! De ce point de vue, vous trouverez, dans les documents que nous remettrons à la commission, des propositions précises pour renforcer le rôle des administrateurs salariés dans une évolution globale des prérogatives des conseils d'administration.

M. le Président : Quelles sont ces pistes ?

M. Vincent DEBEIR : Elles concernent des droits dont devraient bénéficier les administrateurs, en particulier leur information sur la réalité de l'entreprise, mais aussi sur les enjeux des activités qui concernent directement celle-ci. Seraient également concernés des secteurs comme la formation - formation à la gestion, formation économique -, sujets sur lesquels ils ne disposent pas de la totalité des éléments.

M. le Président : Interrogée sur la formation, la CFDT indiquait que le syndicat lui-même ne formait pas spécialement les administrateurs salariés, contrairement aux entreprises publiques. Selon vous, le font-elles vraiment ?

M. Vincent DEBEIR : Il existe, à ce titre, une réelle diversité entre les entreprises publiques. Elles n'organisent pas toutes la même gestion, ni les mêmes rapports avec leurs administrateurs. Cela dit, la nécessité de renforcer les capacités des administrateurs salariés à jouer leur rôle s'impose comme une évidence.

Les éléments de formation qu'apportent certaines entreprises nous servent de socle pour revendiquer ce droit à la formation pour l'ensemble des administrateurs des différentes entreprises. En effet, la complexité des questions comptables est telle que cela mérite d'avoir une formation de qualité.

M. le Président : Une obligation pour l'entreprise publique de former les administrateurs ?

M. Vincent DEBEIR : Tout à fait.

Nos propositions portent, pour l'essentiel, sur la formation, l'information aussi, car nous avons pu constater en organisant des échanges entre nos administrateurs que, là aussi, la situation varie selon les entreprises et que les conditions de mise à disposition de l'information des administrateurs sont très diverses. Nous avons évoqué les renseignements sur les constructions, les réalités budgétaires des entreprises. Certains administrateurs en disposent largement dans les délais prévus, dix jours avant le conseil d'administration. Les autres découvrent le contenu des propositions et des documents comptables le jour de la réunion.

M. le Président : Sur cette question importante, vous distinguiez entre le conseil d'administration, outil de planification stratégique, et les comités d'entreprise.

Les dirigeants d'entreprise, les directeurs financiers, les autres administrateurs nous disent que les difficultés ne viennent pas de la CGT, ni de la CFDT, ni de FO, mais de Sud. EDF ne connaît aucune difficulté. L'entreprise n'est pas cotée, me direz-vous. Peut-être. Mais les entreprises cotées ne rencontrent pas de problèmes avec la CGT, la CFDT ou FO. Elles l'ont indiqué ici : le problème vient de Sud qui estime qu'à l'égard des personnes qui ont élu ses représentants, il faut immédiatement livrer toutes les informations de planification stratégique, de stratégie industrielle, de financement. Aussi, M. Bon nous a-t-il expliqué qu'il n'a pas fait passer l'achat de Mobilcom ni de NTL au conseil d'administration. En ma qualité de président de la commission d'enquête, je ne pouvais que réagir. Il m'a répondu que, s'il avait posé la question de Mobilcom et de NTL au conseil d'administration, à la sortie de la séance, une conférence de presse se serait tenue et son action aurait chuté de 25 %.

Nous ne mettons pas en doute votre syndicat, mais que répondez-vous à cela ?

M. Vincent DEBEIR : Vous l'avez relevé, il n'y a pas de problème de confidentialité avec notre organisation. C'est pourquoi il faut, en effet, créer les conditions pour que l'information soit diffusée de façon plus précise.

M. le Président : Vous n'êtes pas le seul syndicat.

M. Vincent DEBEIR : M. Gaveau, administrateur à France Télécom, pourra sans doute vous dire un mot.

Le reproche adressé à telle organisation ou à tel administrateur salarié sur la diffusion des informations qui devraient rester confidentielles - du moins un temps - peut être fait à d'autres administrateurs, puisque nos administrateurs salariés découvrent aussi dans la presse, le matin du conseil d'administration, des informations dont ils ne disposent pas encore. Le problème ne se pose donc pas seulement au niveau des administrateurs salariés de telle ou telle organisation. Il nécessite des règles de fonctionnement du conseil d'administration précisant dans quelles conditions la confidentialité doit être respectée. Il est bien évident que notre objectif n'est pas de fragiliser l'entreprise, ni de mettre en cause les perspectives de son développement. Nous n'allons donc pas chercher à diffuser les informations qui la mettront en péril. C'est notre outil de travail. Il faut aussi en tenir compte, car c'est un élément essentiel. Cela dit, bien évidemment, la manière de conduire la circulation de l'information, son traitement, pour permettre par conséquent à chacun de participer à des choix stratégiques est un élément déterminant. Or, à l'heure actuelle, le dispositif ne fonctionne pas comme il le devrait ; cela ne nous permet pas, ni ne permet à chaque administrateur de se sentir responsable de la stratégie du développement de l'entreprise.

M. le Président : Autrement dit, d'une part, obligation pour l'entreprise d'un effort de formation et obligation d'information dix jours avant. D'autre part, être plus dur envers ceux qui transgressent.

M. Vincent DEBEIR : Il faut avoir des règles qui soient respectées.

M. le Président : Des règles assorties de sanctions si jamais elles n'étaient pas respectées.

M. Vincent DEBEIR : Ce qui s'inscrit certainement dans un sens positif pour élargir la quantité des informations mises à disposition.

Au titre des propositions, nous souhaitons que nos administrateurs soient en position d'exercer pleinement leurs fonctions, y compris de mener leur activité dans les comités d'audit, dans les comités de rémunérations ou de stratégie, qui existent, qui se réunissent et qui définissent certaines modalités. Les situations sont fonction des entreprises.

Enfin, un certain nombre de réflexions en cours nous inquiètent, par exemple, celles contenues dans le rapport Barbier de La Serre, intitulé « L'Etat actionnaire et le gouvernement des entreprises publiques », qui, à l'évidence, inspire le ministre de l'économie et des finances dans la composition et le rôle de l'Agence des participations de l'Etat. Je voulais appeler votre attention sur ce point.

M. le Président : Que pensez-vous de l'Agence ? Jusqu'à maintenant, on voit bien qu'il y a un contrôle de l'Etat sur les entreprises publiques. Certains préconisent une Agence des participations du Trésor indépendante. Si elle est indépendante, le pouvoir politique n'y participe plus. Dans le projet, l'Agence est indépendante, mais c'est le ministre qui en nommera le « patron », ce qui enlève de cette indépendance. Qu'en pensez-vous ?

M. Nasser MANSOURI-GUILANI : La question est de savoir quelle est la finalité des entreprises publiques. C'est le point de départ. Le statut de l'Agence devrait être situé dans ce cadre.

Selon la CGT, la conception qui pilote l'Agence, telle que définie, est plutôt une conception privée, qui éloigne l'entreprise publique de sa finalité, autrement dit la réponse à l'intérêt général et aux besoins sociaux et économiques.

M. le Président : Comment avez-vous vécu la confidentialité ? Je vous ai fait part de la réponse du président de France Télécom. Nous recevrons les représentants de Sud, nous leur poserons la question, mais c'est un tel drame financier, des dizaines de milliards d'euros ne passant pas devant le conseil d'administration, que je ne peux que vous poser la question, à laquelle vous voudrez bien répondre en votre âme et conscience.

M. Jean-Michel GAVEAU : Il ne faut pas oublier que le statut de France Télécom a été adopté par le Parlement. Les conséquences économiques et sociales d'aujourd'hui sont aussi issues de votes.

M. le Président : Il existe un conseil d'administration. Aux termes de la loi votée, il est obligatoire de passer 30 milliards d'euros au conseil d'administration, peu importe par quelle majorité elle a été votée.

M. Jean-Michel GAVEAU : Je parle du statut de France Télécom.

Sur Mobilcom, si Michel Bon avait présenté le dossier devant le conseil d'administration, peut-être aurait-il été désavoué et la situation financière de France Télécom ne serait-elle pas ce qu'elle est aujourd'hui... Quant au problème de confidentialité, il est assez curieux de l'évoquer : il suffisait d'ouvrir le journal, le matin du conseil d'administration, pour être informé de tout ce qui allait s'y dérouler, alors que nous ne l'étions pas en amont. C'est dire qu'en aucun cas, les administrateurs salariés pour ce qui les concerne - j'inclus tous les administrateurs salariés dans ce cas précis - ne disposaient des éléments. Que s'ensuivent des réactions épidermiques ou autres, c'est normal vu le contexte.

A France Télécom, les administrateurs salariés sont un peu sur la défensive ; nous ne sommes pas appelés forcément à construire, puisque l'on nous place systématiquement en position de défensive. En revanche, nous sommes régulièrement amenés à faire des propositions, en amont des conseils d'administration et indépendamment des points à l'ordre du jour, sur les sujets d'actualité et, en effet, sur de nombreux sujets stratégiques. Nous travaillons beaucoup à construire, ce qui, à nos yeux, reste le plus important.

Le problème de ces conseils d'administration, au plan général, y compris avec le nouveau président, reste les difficultés à recueillir les informations en amont pour être à même d'analyser et d'apporter d'éventuelles contre-propositions.

Il faut également parler du rôle des représentants de l'Etat. Sous l'ancienne présidence, les dysfonctionnements ont été notables. Le Président, quand nous posions des questions au gouvernement, répondait à sa place.

M. le Président : Le représentant de l'Etat était-il présent ?

M. Jean-Michel GAVEAU : Cela pose un réel problème. L'actionnaire majoritaire peut-il faire valoir son opinion ? Les questions éventuelles avaient-elles été réglées en amont ? Après coup, certains administrateurs représentant l'Etat ont avoué ne pas avoir été informés ou ne pas avoir été sollicités. C'est une réalité.

M. le Président : C'est également notre impression.

M. Jean-Michel GAVEAU : Nous souhaitons que les administrateurs, y compris de l'Etat, aient des compétences. L'avantage des salariés c'est qu'étant dans l'entreprise, ils la connaissent et font état d'éléments concrets. Quand on aborde les problématiques financières dans un conseil d'administration et que les salariés sont amenés à pointer des dysfonctionnements de service, des problèmes, des gâchis ou des restructurations pas toujours adaptées, on avance une logique contraire à ce que le conseil d'administration a inscrit à son ordre du jour. Nous sommes conduits à aborder les problématiques du personnel.

M. le Président : Comment jugez-vous aujourd'hui la manière de nommer un président d'entreprise publique ? Trouvez-vous normal qu'un ministre désigne untel parce qu'il l'estime meilleur ou trouveriez-vous normal d'adopter une autre procédure ?

M. Jean-Michel GAVEAU : Dès lors qu'il s'agit d'une entreprise publique, en effet, l'Etat actionnaire majoritaire ou à 100 % se doit, à mon avis, de consulter un ensemble de personnes compétentes, y compris les élus. Peut-être le gouvernement devrait-il en référer à l'Assemblée nationale sous une forme ou sous une autre, même si, d'une certaine façon, c'est le cas. Si la désignation se fait sur proposition du gouvernement, le président de l'entreprise est issu d'une certaine majorité. A chaque alternance politique, le président doit-il changer au risque de déstabiliser une entreprise publique ? Il conviendrait plutôt de réfléchir à une forme de collégialité, avec un président s'appuyant sur une logique d'entreprise à long terme dans le cadre de missions prédéterminées, sur la base d'un contrat de plan, ou quelque chose qui s'en rapprocherait. Il convient de promouvoir une perspective à long terme, non une logique telle que nous la vivons, à très court terme. Actuellement, l'entreprise est contrainte à des objectifs financiers, indépendamment de la satisfaction des besoins sociaux. En ce cas, où est l'intérêt général ?

Je tiens à souligner un point : lorsque nous interrogeons avec insistance le représentant de l'Etat - que l'on appelle « monsieur 50 % » ou « le représentant du Gouvernement », il se positionne davantage par rapport à son opinion personnelle qu'à partir d'une réflexion collective. C'est important, parce que cela prouve que sur des points précis, inscrits à l'ordre du jour, l'Etat n'a pas de réelle maîtrise des dossiers. Ceci est cependant moins vrai depuis l'arrivée du Président Thierry Breton et des nouveaux administrateurs représentant l'Etat. Ce qui montre que rien n'est irréversible.

M. le Président : Selon vous, l'Etat ne prépare pas en amont les dossiers alors qu'elle envoie ses représentants.

M. Jean-Claude SANDRIER : Une contradiction transparaît. Il est souvent reproché aux syndicats le manque de confidentialité. Or, les réponses que nous avons obtenues, y compris des directions, ne confortent pas cette accusation.

Une autre assertion est lancée selon laquelle les syndicats ou les administrateurs défendent ou défendraient, dans les conseils d'administration, un intérêt particulier qui serait celui des personnels. En même temps, on leur refuse, en ne leur livrant pas la totalité des informations, de participer ou de décider de choix stratégiques, c'est-à-dire d'aller au-delà de la défense d'intérêts dits « corporatifs ».

Vous avez évoqué la question en indiquant que le conseil d'administration devait être un outil de planification stratégique. Mais les syndicats doivent-ils influer sur les choix stratégiques ? Cela vous paraît-il souhaitable ? Si oui, de quelle façon ? La composition du conseil d'administration en elle-même peut-elle influer sur cet aspect ?

Vous avez évoqué des règles de confidentialité. Tout le monde se plaint. Est-ce à dire qu'il n'y a pas de règles ? Très peu ou pas assez ? Si l'on pose une règle, jusqu'où doit-on aller : prêter serment par exemple ?

Comment envisagez-vous la composition du conseil d'administration pour assumer les différentes missions qui s'attachent à la fonction ?

M. le Président : Je reviens à la première remarque de M. Sandrier, avec, schématiquement, le comité d'entreprise d'un côté, où l'on peut parler salaires, ARTT..., le conseil d'administration de l'autre. Ce sont deux choses différentes.

Mme Danièle SINOQUET : Les affaires sociales sont examinées dans le cadre du CCE, la gestion de l'entreprise et sa stratégie en conseil d'administration. Il y a donc deux interventions différentes. Du point de vue de mon expérience à la SNCF, les administrateurs salariés intègrent bien cette autre dimension. Les sujets relatifs au social ne sont d'ailleurs que peu abordés au conseil d'administration.

Lorsque je participe en qualité d'administrateur d'une entreprise publique, je m'inscris dans l'idée que le service public répond à l'intérêt général. Je me fonde sur ces bases. Il n'en reste pas moins que la spécificité des administrateurs salariés, bien sûr dans le cadre de l'intérêt général, fait qu'ils ont le souci de porter à la connaissance du conseil l'appréciation, le vécu, le ressenti des salariés de l'entreprise, qui est un élément essentiel de l'entreprise. Une chose est claire : nous ne sommes pas des délégués du personnel ; d'ailleurs, nous ne pouvons pas l'être juridiquement. Nous sommes des administrateurs à part entière.

La question de la confidentialité a été évoquée.

Le respect de la confidentialité est une règle que les salariés connaissent dans l'exercice de leurs fonctions dans l'entreprise. Un salarié d'une entreprise ne dévoilera pas des informations commerciales à un concurrent, cela paraît évident. Préserver la confidentialité ne passe pas par moins d'informations. Ce n'est pas la solution. Dans une telle hypothèse, les administrateurs salariés feraient bloc pour contester le recul. Il n'y a pas là de solution, seulement une impasse.

Au contraire, je pense qu'il faut appliquer des règles. Il en existe. Le conseil peut s'en fixer à lui-même. La culture de l'exemple peut également porter ses fruits. Un conseil d'administration ne doit pas être une chambre d'enregistrement, il doit être un lieu de débats contradictoires, car chacun exprime son point de vue : les représentants de l'Etat, les personnalités qualifiées... Cela peut créer une autorégulation qui n'est pas négligeable, même si se manifestent des oppositions que l'on ne peut pas résoudre. Il en est ainsi.

Attenter à l'égalité de droits et de devoirs n'est pas une solution pour obtenir plus de confidentialité ; au contraire, on aboutira à une impasse et à moins de débats en conseil d'administration. Moins de débats, parce que tout le monde est gêné par le risque de fuites du fait de l'attitude de certains administrateurs. D'autre part, le fait que certains administrateurs salariés adoptent plus une attitude de délégués du personnel déplace le débat de la stratégie de l'entreprise vers celui de la défense du personnel. Je trouve dommageable qu'il y ait moins de débats dans un conseil d'administration.

Sur l'influence, je voudrais évoquer un élément. Au conseil de la SNCF, il n'y a plus de représentants des usagers. Selon moi, l'intérêt général peut être défendu par la puissance étatique, mais c'est insuffisant. L'intérêt général peut aussi être défendu par les élus de la Nation. Les missions de service public sont déterminées par des élus, les entreprises publiques sont là pour les mettre en œuvre, non pour décider. Des élus donc, et si l'on se place dans la problématique de décentralisation, des élus régionaux. Cela apporterait du pragmatisme au débat, ce qui serait une bonne chose. Et puis des usagers. Un rééquilibrage des conseils d'administration est, en ce sens, nécessaire. Même si la puissance étatique doit être présente, elle doit être complétée par les autres personnes concernées par la défense de l'intérêt général.

M. Vincent DEBEIR : Selon les entreprises, la configuration diffère. Pour certaines entreprises, il y a des institutions représentatives du personnel au niveau du groupe, pour d'autres, il n'y en a pas. Cela pose problème.

Il faudrait également conforter le lieu où les personnels ont la possibilité de faire entendre leurs préoccupations au niveau des groupes publics. Cela mérite de créer des institutions qui n'existent pas. Cela renforcerait ou clarifierait le rôle des administrateurs salariés dans les conseils d'administration de ces entreprises.

Par ailleurs, pour renforcer le cadre de la confidentialité, il faut créer les conditions pour que chaque administrateur se sente traité à égalité, autrement dit qu'il dispose des informations de même niveau, qu'il ne les découvre pas le matin dans le journal, qu'on ne l'accuse pas, ensuite, d'avoir trahi le secret de l'entreprise alors qu'un autre est responsable.

Pour permettre un contexte favorisant cette confidentialité, dans le bon sens du terme, c'est-à-dire, non pour diffuser l'information utile, mais pour préserver les éléments qui fragiliseraient l'entreprise s'ils étaient connus du grand public et la mettraient en difficulté dans un cadre concurrentiel, la notion de l'intérêt général doit être le fil rouge. Ainsi, la volonté des administrateurs sera plus forte de veiller à ce que l'entreprise soit mieux à même de répondre à cette préoccupation.

L'égalité entre les administrateurs pour l'information et les moyens dont ils disposent d'une part, un objectif central du travail stratégique du conseil d'administration permettant la prise en charge de l'intérêt général d'autre part, sont deux éléments qui me semblent essentiels.

M. le Rapporteur : De ce point de vue, je voudrais revenir au rapport de M. Barbier de La Serre et à vos positions sur les propositions qu'il avance.

Vous avez déclaré que certaines vous inquiétaient. Nous avons évoqué assez rapidement l'Agence des participations de l'Etat. C'est en effet l'une des propositions, non la seule. D'une manière générale, le rapport de M. Barbier de La Serre propose que les entreprises publiques soient regardées comme des entreprises, à l'exception de leurs missions de service public qui relèvent de l'Etat, qui doivent être exécutées par l'entreprise et organisées dans le cadre d'une convention à passer entre l'Etat et l'entreprise publique, avec la compensation financière qui s'y attache lorsque la mission de service public entraîne un surcoût pour l'entreprise. Comment réagissez-vous à ce schéma ? Vous paraît-il acceptable ? Comment réagissez-vous face à la proposition qui en résulte, visant à transformer le statut des entreprises qui sont dans le domaine concurrentiel, en société anonyme ?

Entre la formule conseil d'administration-assemblée générale / directoire-conseil de surveillance, avez-vous une position de principe ou une position en fonction de la situation particulière de chacune des entreprises publiques ?

M. Nasser MANSOURI-GUILANI : L'une des missions de l'Agence est la revalorisation du patrimoine de l'Etat. N'y a-t-il pas, parfois, incompatibilité avec l'intérêt général ? Quelle doit donc être la finalité de l'entreprise publique ? Si l'on accepte l'idée que l'approche de ces entreprises est capitalistique, patrimoniale, la réponse aux besoins de l'intérêt général devient secondaire. On le voit avec France Télécom où la réponse aux besoins ne détermine pas les choix stratégiques. C'est la logique de marché, la logique des coûts qui prévaut. L'aventure financière de France Télécom c'était aussi, in fine, aux yeux de la direction, le souci de valoriser le patrimoine de l'Etat. On pourrait le formuler ainsi : le marché leur offre des possibilités. Ils valoriseront le patrimoine de l'Etat et puis revendront leurs acquisitions... L'entreprise s'est éloignée de la mission d'intérêt général. Elle a visé une approche patrimoniale, ce qui a abouti à la situation actuelle.

La question de la démocratie des entreprises publiques a été évoquée. Nous considérons que le Parlement devrait avoir la possibilité d'interroger les conseils d'administration. Les administrateurs salariés devraient avoir la possibilité de débattre avec les commissions parlementaires au cas où cela serait nécessaire pour la vie ou la survie de l'entreprise. Il faut poser autrement la question de la confidentialité.

M. Jean-Michel GAVEAU : Des aspects assez curieux sont à souligner dans le rapport sur les missions de service public à assumer par des entreprises publiques. Ainsi, dans le paquet Télécom que l'on envisage d'adopter, il est prévu que le service universel soit confié au plus offrant, en quelque sorte fasse l'objet d'un appel d'offres à partir d'une parcellisation du service universel.

Il faut aussi accorder les deux textes. Pour une entreprise où l'Etat est actionnaire majoritaire, France Télécom, par exemple, dès lors que le service universel est déterminé, elle ne doit pas opter pour une logique de marché, mais pour une logique de l'intérêt général avec des missions de service public prédéterminées, mutualisées au niveau des finances. N'est-ce pas le rôle d'une entreprise publique comme France Télécom ? C'est une divergence entre les deux textes.

Autre sujet : le changement de statut en société anonyme. On l'a vu avec France Télécom, aujourd'hui devenue société anonyme. Qu'est-ce que cela a apporté de mieux ? Cela pose un gros problème sur le statut même de l'entreprise. Que l'on ne désigne pas les fonctionnaires comme les boucs émissaires de l'entreprise publique. Bien au contraire, tous les présidents, sans exception, qui se sont succédé, n'ont cessé de dire que la présence des fonctionnaires avait été une chance, parce que cela avait facilité la réorganisation des services et permis de travailler sur un savoir.

Enfin, sur la composition les conseils d'administration, on nous parle aujourd'hui d'administrateurs indépendants. L'Etat a concédé trois administrateurs dans le conseil d'administration de France Télécom au profit de sept administrateurs indépendants, élus par les actionnaires minoritaires. Ils ont des intérêts financiers. La modalité de nomination de ces administrateurs indépendants m'interroge.

M. le Président : Notamment sur la possibilité pour les personnalités dites indépendantes d'être fournisseurs ou clients des entreprises.

M. Jean-Michel GAVEAU : Oui.

M. le Président : Les personnalités indépendantes ou qualifiées n'auraient pas droit d'être fournisseurs ou clients. Telle serait votre position.

M. Jean-Michel GAVEAU : Il ne faut pas être dogmatique ; nous pensons nécessaire une représentation de la société.

M. le Président : Je parle des fournisseurs. Acceptez-vous que des fournisseurs et des clients de France Télécom siègent au conseil d'administration de France Télécom ?

M. Jean-Michel GAVEAU : Ce n'est pas forcément une bonne chose.

M. Jean-Claude SANDRIER : Sur l'opposition qu'il y aurait et qui existe, selon moi, entre valoriser le patrimoine de l'Etat et le service public, hier le président d'EDF déclarait qu'il était obligé de conquérir des parts de marché à l'étranger, dans la mesure où des concurrents allaient lui en prendre en France. Il a dit : « Si je ne fais pas cela, dans dix ans, EDF ne sera qu'une grosse PME. » En complément, il a déclaré que l'ouverture du marché n'avait pas handicapé le service public. Or, vous venez de souligner que l'ouverture du marché n'avait rien apporté de plus. Cela signifie-t-il la même chose ou existe-t-il une opposition ?

M. le Président : Autrement dit, on peut comprendre que l'ouverture du marché n'améliore pas le service public en France, mais la question est de savoir si, sans ouverture du marché, il est possible de courir le monde, sachant que d'autres essayent de conquérir le marché intérieur.

M. Jean-Michel GAVEAU : A une période, tout le monde est parti à la conquête de marchés de concurrents potentiels. On constate aujourd'hui un revirement de situation. Je pense que l'on assiste à une dégradation du service rendu aux usagers. Quand on parle en termes de « populations couvertes » et non plus « d'aménagement du territoire sur sa totalité », on laisse de côté des territoires ruraux avec la couverture sur les mobiles, Internet... Il y a un « écrémage ».

M. le Président : Selon vous, est-ce dû à l'ouverture du marché ?

M. Jean-Michel GAVEAU : Oui, parce que l'on n'a pas suffisamment encadré le service universel.

M. Nasser MANSOURI-GUILANI : On pourrait avoir une autre conception de la présence dans le monde. Une conception privée revient à la conquête des marchés. Nous pensons que l'existence des entreprises publiques permettrait davantage de coopérations avec le reste du monde.

Audition conjointe de Mme Marie-Suzie PUNGIER,
MM. Gabriel GAUDY, Michel PESNEL et Eric FALEMPIN,
représentants de FO

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

Mme Marie-Suzie Pungier, MM. Gabriel Gaudy, Michel Pesnel et Eric Falempin sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Pungier, MM. Gaudy, Pesnel et Falempin prêtent serment.

Mme Marie-Suzie PUNGIER : La procédure est très solennelle. Je n'avais pas imaginé être tenue de prêter serment, mais nous le respecterons.

M. le Président : Toute démocratie a son Parlement où siègent des commissions d'enquête. Même si notre pays ne fait pas suffisamment cas des travaux parlementaires, comparés notamment à ceux des commissions d'enquêtes américaines jugée avec plus de sérieux, il convient de respecter une procédure dont vous avez été, au reste, informés par écrit. L'idée, certes, n'est pas de faire trembler qui que ce soit, mais de travailler le plus solennellement possible, car nous avons une obligation d'information et de propositions envers nos concitoyens, à la suite des scandales financiers de certaines entreprises publiques.

Mme Marie-Suzie PUNGIER : Nous avons réfléchi en amont des problèmes de gouvernance. Nous comprenons que ce sujet vous interpelle après la déroute de France Télécom, entreprise publique française, fleuron dans son secteur.

Pour nous, il s'agit de connaître les perspectives du Gouvernement quant à la gestion des entreprises publiques. Ce matin, la revue de presse nous apprenait que Bruxelles lance une consultation européenne sur les services publics. Pour autant, cela ne signifie sans doute pas que la commission engage un revirement du droit communautaire en la matière, ni que nous pourrions être rassurés quant au maintien des services publics nationaux selon le concept de chaque Etat membre. L'annonce démontre, à tout le moins, que le débat n'est pas clos. Nous apprécions d'autant plus cette information que la décision de Bruxelles est prise à l'initiative de la France.

M. le Président : A vrai dire, il ne s'agit pas tant de débattre de façon générale sur la notion de service public ou l'action gouvernementale, mais de connaître le fonctionnement du contrôle d'Etat, les modalités de l'information et de la formation des administrateurs salariés, etc.

Renvoyons à plus tard un débat sur la philosophie du service public.

Mme Marie-Suzie PUNGIER : C'est dommage. Entrevoir l'amélioration de la gestion des entreprises publiques, c'est connaître le créneau dans lequel on se situera. Demain, le ministre des finances mettra-t-il à exécution l'annonce faite de la mise en vente des actifs de l'Etat ? Le Gouvernement suivra-t-il les préconisations du groupe de travail installé par le ministre des finances qui opère une mutation de l'Etat actionnaire ? Dans quelle perspective nous plaçons-nous au regard des réflexions européennes, notamment sur l'application intégrale de la libéralisation des entreprises publiques et de leur privatisation ? Quelle stratégie industrielle entend instaurer l'Etat pour développer les entreprises publiques ? L'annonce de Bruxelles nous paraît intéressante au regard de ces questions, car elle permettait d'entrevoir un autre avenir.

M. le Président : Pensez-vous que les administrateurs salariés bénéficient de toutes les informations suffisamment à temps pour jouer leur rôle dans les conseils stratégiques ? Sont-ils suffisamment formés pour participer à ces débats du plus haut niveau sur la stratégie industrielle ? Les entreprises publiques font-elles un effort de formation des administrateurs salariés ? Faut-il les y obliger ?

M. Michel PESNEL : A propos de la qualité des documents ou informations remises, il faut savoir que l'habitude est prise à France Télécom et à La Poste de remettre les dossiers assez tardivement, 48 heures avant le conseil, ce qui est tout de même un peu juste, dans la mesure où les administrateurs salariés doivent « plancher » sur le sujet sans être entourés de tous les experts nécessaires, même s'ils sont aidés par des personnes qui respectent la confidentialité des informations.

M. le Président : C'est important, vous estimez les délais insuffisants.

M. Michel PESNEL : A France Télécom et à La Poste, cette mauvaise habitude a été prise depuis les premiers conseils d'administration, c'est-à-dire depuis la réforme de 1991.

M. le Président : Nous avons demandé à M. Bon pourquoi il avait acheté Mobilcom et NTL sans passer devant le conseil d'administration. Il a répondu en évoquant un problème de confidentialité. Force Ouvrière, comme la CGT ou la CFDT, n'a jamais été visée. Il a visé Sud en ces termes : « Dès l'instant où j'avance une information stratégique, alors une conférence de presse est improvisée par les gens de Sud ». Ceux-ci répondent qu'ils doivent, sans attendre, rendre compte à leurs mandants.

Qu'en pensez-vous ? Faudrait-il mettre des règles du jeu en place ? Vous n'avez pas les documents 10 jours avant, la règle du jeu est donc transgressée par la direction. A l'inverse, si une confidentialité est transgressée, devrait-il y avoir sanction ?

M. Michel PESNEL : Les statuts de France Télécom ou celui de La Poste indiquent clairement que les administrateurs ne doivent pas livrer des informations confidentielles. Pour ce qui nous concerne à FO, ces dispositions suffisent. Nous n'avons pas besoin de sanctions pour savoir qu'il convient de ne pas le faire. A ma connaissance, jamais des informations tactiques ou stratégiques importantes n'ont été divulguées dans les conseils d'administration avant une annonce formelle et publique. Si, par le plus grand des hasards, les organisations syndicales peuvent apprendre des nouvelles quelques jours avant le conseil d'administration, c'est par des fuites qui ne proviennent pas du conseil d'administration et les données ne se retrouveront pas nécessairement dans la presse.

S'il apparaissait dans les textes des mesures plus draconiennes, un état de droit s'imposerait aux administrateurs et nous ne pourrions que le constater. Pour notre part, les représentants du personnel, élus par parrainage syndical, ne sont pas considérés comme des syndicalistes, ils ont dû renoncer à leur mandat. Que nous ayons des contacts avec eux et que nous travaillons avec eux, c'est évident.

M. le Président : Trouveriez-vous normal que des administrateurs salariés bénéficient d'un statut au sein de l'entreprise pour éviter des pressions sur leur carrière ?

M. Michel PESNEL : Les textes que je connais, ceux de La Poste et de France Télécom, précisent en toutes lettres qu'aucune pression ne doit être exercée.

M. le Président : Peut-on les améliorer ?

M. Michel PESNEL : Je n'ai pas eu vent de pressions de ce type. Si l'éthique est respectée, il n'y a pas de problème.

M. Eric FALEMPIN : A la SNCF, les administrateurs connaissent une évolution de carrière selon la moyenne nationale. La mesure prise à l'instar du dispositif des représentants syndicaux détachés me semble juste. Cela permet une protection et évite toute pression sur leur prise de position. Je pense que la protection est largement suffisante.

Mme Marie-Suzie PUNGIER : Nous devons parler franchement. Il est difficile pour des représentants syndicaux qui, dans un conseil d'administration, sortent de leur champ de compétences naturel, d'assumer la responsabilité globale de leur qualité d'administrateur ; ces propos valent surtout par rapport à l'affaire de France Télécom. Nous avons subi des retours de bâton.

Il faut bien dissocier le conseil d'administration des instances consultatives habituelles qui traitent des salaires, des conditions de travail, des droits sociaux, etc. Au conseil d'administration, les sujets sont très composites et les intérêts divers. Il faut conserver à l'esprit que les dossiers sont moins simples que l'on voudrait nous le faire croire et éviter de nous envoyer dans une sorte de galère qui n'arrangerait, ni le conseil d'administration, ni l'organisation syndicale, ni les salariés, ni les usagers. Il faut être prudent et approfondir la question.

M. le Président : Vous distinguez le comité d'entreprise et le conseil d'administration qui ne traite pas des affaires corporatistes.

Mme Marie-Suzie PUNGIER : Exactement. Il serait erroné de reformater le conseil d'administration en éliminant les structures de concertation et de consultation des personnels.

M. le Président : Autrement dit, il est préférable de tenir en parallèle un comité d'entreprise très sérieux, où l'on approfondit ces sujets. Il convient de bien distinguer les deux organes.

M. Eric FALEMPIN : Nous tenons là, sans doute, la solution. Plus le délai est court entre la tenue du comité central d'entreprise et celle du conseil d'administration, moins nous rencontrons cette sorte de difficultés. Sans doute est-ce sur ce thème qu'il est utile de travailler. A partir du moment où le délai est réduit, beaucoup moins d'informations confidentielles se retrouveront divulguées.

Je vous rappelle que les représentants au comité central d'entreprise sont également soumis à une obligation de réserve. Cela trouve une traduction pratique lorsque nous évoquons le budget. On ne peut envoyer n'importe quel document en dehors de notre entreprise. Cela signifie que le problème de confidentialité n'intéresse pas le seul conseil d'administration, mais bien les différentes instances de représentation du personnel.

M. Gabriel GAUDY : Je veux insister sur les problèmes liés à la représentation d'administrateurs à l'intérieur des conseils d'administration. Même si ces administrateurs ne sont que parrainés par les organisations, vous vous doutez bien qu'ils sont aussi, ou ont été, des militants des organisations. Cela signifie, en termes de formation, que leurs engagements les dotent au fil du temps d'une grande expérience à l'intérieur du mouvement syndical qui, jusqu'à preuve du contraire, est formateur, y compris sur les questions économiques.

Pour répondre à la question de la formation, transparaît la nécessité d'apporter un certain nombre d'éléments qui, d'ailleurs, sont fournis aux directeurs des unités et des centres. Les administrateurs doivent bénéficier des mêmes éléments de formation et d'information que le management des entreprises du secteur public, dès lors qu'ils respectent la confidentialité sur toutes les affaires liées à l'ouverture des marchés, à la concurrence possible, particulièrement à l'international. Mais je crois qu'il ne peut y avoir confidentialité sur les voies et moyens de la mise en place, à EDF par exemple, d'une politique pour que l'entreprise se situe au mieux et gagne le pari de l'horizon juillet 2004, date de l'ouverture d'une partie de son marché. Cette politique qui promeut des réformes à l'intérieur de l'entreprise, même si elle est abordée au conseil d'administration, a des conséquences en termes d'emploi et ne peut être considérée comme imposant une confidentialité aux administrateurs qui siègent parce qu'il y a répercussion sur l'emploi, sujet qui sera abordé aussi dans les commissions paritaires ou les comités d'entreprises. Cela forme un tout.

M. le Président : D'où l'intérêt pour vous de siéger au conseil d'administration.

M. Gabriel GAUDY : L'intérêt est de siéger partout.

M. le Président : L'on pourrait penser que les syndicats discutent de leurs avantages au comité d'entreprise, mais qu'il serait préférable, au nom de la confidentialité, de les exclure du conseil d'administration. J'ai bien compris qu'un tel schéma s'avère impossible.

M. Gabriel GAUDY : Parfois, sous couvert de ne pas risquer des difficultés avec nos concurrents potentiels, c'est par voie de presse que l'on informe les administrateurs salariés des prises de participation de leur groupe dans le capital de telle ou telle société européenne. Cela pose également quelques problèmes pour la gestion postérieure au sein de l'entreprise.

M. le Président : Quel est le délai entre la réunion du conseil d'administration et celle du comité d'entreprise ?

M. Eric FALEMPIN : Il est en général d'une semaine à la SNCF, soit un délai nécessaire pour pouvoir réagir. Le problème peut se poser si l'on laisse passer quelques semaines.

M. le Président : Quel jugement portez-vous sur le comportement des représentants de l'Etat aux conseils d'administration ? Leur participation est-elle organisée ?

Mme Marie-Suzie PUNGIER : Non, pas du cœur des entreprises. En qualité de contribuable, le sentiment qui prévaut est celui d'une défection, d'une démission totale de l'Etat et de ce qu'il représente. On ne peut dire qu'il n'y ait ni tutelle ni contrôle ; je pense même qu'il y a pléthore et que le dispositif mériterait d'être resserré, coordonné, articulé ; mais avoir laissé filer les choses à ce point, c'est grave ! L'absence d'un représentant de l'Etat qui aurait pu stopper la mécanique et s'interroger sur des acquisitions on ne peut plus hasardeuses à un mauvais moment, est aberrant. Cela va coûter tellement cher au contribuable qu'il y là vraiment quelque chose à faire !

J'interpelle la représentation nationale, car même en connaissant l'évolution des entreprises publiques aujourd'hui, je note qu'à France Télécom, l'Etat est toujours majoritaire. La représentation nationale, à un moment donné, aurait pu dire « stop », exiger des comptes et donner le coup de semonce pour éviter la déroute.

M. le Président : France Télécom a perdu beaucoup d'argent pour un problème de cash et de papier. Pouvoir payer en papier n'est plus possible quand on est à 51 %. Si la limite des 51 % n'avait pas été rigide - vous avez raison, elle dépend de la représentation nationale - France Télécom aurait été moins touchée. Que pensez-vous, en général, de l'ouverture du capital ?

Mme Marie-Suzie PUNGIER : A la limite, nous aurions pu accepter une petite ouverture du capital. Le marché se développe en s'ouvrant à la concurrence. Mais avec une politique économique très libérale, aujourd'hui nous disons « non ». Nous ne sommes pas d'accord. France Télécom, exemple à ne pas reproduire, démontre que l'Etat, qui reste majoritaire, a été gagné par l'imprudence des marchés. Non, nous ne sommes pas favorables à une ouverture du capital qui autorise effectivement l'entrée d'investisseurs privés, d'autant que nous savons qu'une ouverture d'abord limitée entraîne obligatoirement, avec le temps, des ouvertures plus larges et déraisonnables. Nous avons le sentiment que nous sommes entrés aujourd'hui dans une véritable privatisation des entreprises publiques.

M. Gabriel GAUDY : Il faut expliquer notre hostilité à l'ouverture du capital.

Prenons l'exemple d'EDF. Pourquoi ouvrir son capital aujourd'hui alors que l'internationalisation des activités d'Electricité de France est déjà conduite depuis plus d'un an, notamment par le recours aux fonds propres de l'entreprise ? Ces fonds étant insuffisamment disponibles, une partie de la vente du parc immobilier a assuré des opérations que nous considérons comme financières et non industrielles. La réalité des choses, c'est que l'on peut internationaliser des activités dans le cadre du service public pour gagner des parts de marché, à condition que ce ne soit pas uniquement des opérations financières qui poussent les organisations syndicales à déclarer que cela correspond à la vente des bijoux de famille, à l'encan dans le cadre d'une stratégie qui ne pourra plus permettre le développement dans les périodes futures et qui entraînera l'ouverture du capital de l'entreprise. Or, à partir du moment où il y a ouverture du capital, l'investissement privé voudra très rapidement récupérer les fonds investis, ce qui pèsera considérablement sur la mission de service public de l'entreprise .

Inversement, pour Gaz de France, il a été indiqué, des années durant que, pour récupérer des capacités de production, il était nécessaire d'acheter des plates-formes et de mener des opérations en amont de la filière gaz afin d'assurer l'indépendance énergétique de notre pays. Les résultats obtenus par Gaz de France, disait-on, permettaient de développer la stratégie consistant à passer de 2  % à 8  % puis à 12 %, pour atteindre l'objectif fixé par M. Strauss Kahn de 15 % de notre consommation assurée par notre propre capacité de production.

Quand on constate que nous avons été capables d'assumer cela, on peut considérer qu'il n'y a pas nécessité d'ouvrir le capital. Les résultats obtenus par Gaz de France sont excellents et, comme pour EDF, la Nation reconnaît que Gaz de France assure ses missions de service public.

Voilà pourquoi nous sommes en très fort désaccord avec l'ouverture du capital.

M. le Président : Comment mieux associer les salariés aux performances de l'entreprise ? Comment développer une culture de l'entreprise ? Croyez-vous à l'accroissement du rôle des comités d'entreprises ?

M. Eric FALEMPIN : Comment motiver le personnel et l'impliquer dans l'entreprise ; c'est assez clair : quelqu'un de bien payé est, en général, plus motivé que celui qui reçoit un salaire de misère. Celui qui est bien formé par l'entreprise et bénéficie de bonnes conditions de travail, est certainement beaucoup plus motivé que celui d'une entreprise où les conditions sont mauvaises. Il faut donner une dimension sociale à votre question. La seule dimension sociale qui tienne est celle-là.

Je sais que d'autres évoquent des primes d'intéressement, mais ce n'est pas la solution que développe FO. Une entreprise est un groupe qui préfère une bonne augmentation générale annuelle des salaires, plutôt qu'un intéressement provisoire qui ne profiterait qu'à quelques-uns, sans même évoquer les conséquences qu'une telle formule peut entraîner sur les retraites.

M. le Président : Que pensez-vous des propositions de M. Barbier de La Serre relatives à l'Agence des participations et à la généralisation du statut de SA à l'ensemble des entreprises publiques ?

M. Michel PESNEL : La création de l'Agence sonne comme le signal de l'échec de l'Etat à gérer correctement les entreprises publiques où il est actionnaire. Pour notre part, nous nous inscrivons en faux contre un constat aussi général. Il y a eu des problèmes à France Télécom, mais l'on voit que l'entreprise se redresse, certainement parce que l'Etat est encore majoritaire - cela n'aura échappé à personne ! Créer une Agence au motif que ce phénomène serait endémique dans toutes les entreprises publiques, est une option excessive. A la lecture du rapport, qui a le mérite d'être clair, l'on apprend que l'établissement public industriel et commercial est une formule qui a fait son temps et que la finalité de la proposition est l'ouverture du capital dans un premier temps et la privatisation dans un second. Ce propos a d'ailleurs été repris dans la presse par M. Arthuis lors de la publication du rapport.

La création de l'Agence s'inscrit dans cette logique ; nous avons manifesté notre étonnement à ce sujet, parce que l'Etat actionnaire peut tout à fait se tirer d'affaire et gérer les entreprises, où il est davantage propriétaire qu'actionnaire dans la mesure où, en général, il est majoritaire. La logique du rapport Barbier de La Serre prend pour prétexte une situation désastreuse ou dangereuse - ce qui n'est pas le cas à notre avis - et mène, en fait, à la privatisation. Nous pensons que le système proposé n'est pas fondé.

M. le Rapporteur : Pourquoi, à vos yeux, la création de l'Agence marquerait-elle la faillite du rôle de l'Etat ? L'Agence sera une Agence de l'Etat. Elle défendra donc les intérêts de l'Etat. J'avais cru comprendre, dans une intervention de Mme Pungier, qu'il était reproché à l'Etat de ne pas avoir été assez vigilant sur l'activité commerciale de l'entreprise. Créer une Agence, professionnaliser la fonction de l'Etat actionnaire, c'est précisément éviter que cette forme de dérives se renouvelle.

M. Michel PESNEL : Certes, nous acceptons la professionnalisation. Il conviendrait cependant que les membres de l'Agence soient ancrés dans le service de l'Etat et ne soient pas des personnalités extérieures, quelle que soit leur qualité. La notion d'autonomie et d'indépendance, que l'on voit fleurir avec les autorités de régulation, ne doit pas entraîner un découplage avec la notion d'intérêt général, voire de service public. Il ne s'agit pas de remettre en cause les qualités intrinsèques des personnes qui composeraient cette Agence ; mais il nous semble possible d'imaginer que, dans le giron même de l'Etat, administrations ou autres structures, un dispositif assure un meilleur contrôle et une meilleure gestion des entreprises.

Pour la Poste et France Télécom, la Commission supérieure du service public des postes et télécommunications, largement composée de parlementaires, accomplit son office et consulte des experts, en tant que de besoin, tout en étant directement rattachée à la puissance publique. C'est cette notion d'autonomisation qui nous inquiète un peu. Pourquoi l'Etat, par lui-même, par ses services, ne pourrait-il pas être plus vigilant, plus « professionnel » ?

M. le Président : Je suis hospitalier public de formation ; le service public c'est très important. Comment mesurer les charges de service public qui pèsent sur ces entreprises ?

Comment les organisations syndicales pourraient-elles nous aider à protéger la part du service public ?

J'ai été conseiller général des Hautes-Pyrénées, département qui compte des villages de 25 habitants. L'électricité y fonctionnait. Pour ne pas qu'un jour, par le jeu de mauvais choix, cela ne soit plus le cas, faut-il des mesures, des signaux d'alerte ?

M. Gabriel GAUDY : Vous abordez le problème du maillage et de l'égalité républicaine. Les charges de service public consistent bien à assurer, sur l'ensemble du territoire, quel que soit l'endroit où l'on se situe, la possibilité de desserte. Comment vous aider ? En ouvrant un débat sur la réalité de la politique énergétique dans les périodes futures, un débat sur la place des autorités concédantes en matière d'énergie, un débat sur le positionnement à adopter avec les collectivités locales pour assurer l'extension des réseaux ou l'abaissement des temps de coupures. Nous pouvons également vous aider en révélant qu'un certain nombre de réformes de structures, conduites à l'intérieur des entreprises publiques aujourd'hui, ne vont pas dans le sens de la lutte contre le chômage.

Un exemple : à EDF, nous allons peut-être rencontrer des difficultés pour maintenir cette action de proximité dans les petits villages. En effet, depuis la fin de l'accord - l'un des meilleurs qui soit - signé sur la réduction du temps de travail, nous vivons de plans tels ceux d'Air Lib. Ce sont sept mille emplois en moins, cela n'est pas sans répercussion sur les petits villages, sur la proximité des équipes d'intervention, des districts, des agences...

Nous pouvons vous aider, en faisant en sorte que le débat sur la politique énergétique soit conduit dans d'autres conditions que celles instaurées à l'heure actuelle, où les grands messes ne vont pas au fond des problèmes posés et ne nous orientent pas vers des questions telles que : les procédés EPR permettront-ils de renouveler le parc nucléaire et d'assurer toute la stratégie énergétique sur la France ?

Mme Marie-Suzie PUNGIER : Qui suivra les schémas de service collectif, particulièrement celui de l'énergie, puisque l'on a confié aux conseils régionaux et aux conseils économiques et sociaux régionaux, non pas la maîtrise, mais le suivi des politiques énergétiques ? Ce transfert s'est opéré dans le cadre d'un schéma, non en termes de contrôle ou d'évaluation. Il existe pourtant un moyen d'obtenir une clarification de la situation par l'intermédiaire des élus locaux.

L'Agence des participations, précise votre Rapporteur, sera dépendante de l'Etat, mais si nous transformons les entreprises publiques en sociétés anonymes, de quelle autorité disposera l'Etat ? Ne serait-il pas préférable de réorganiser le service de la participation de la direction du Trésor ?

Audition de Mme Hélène ADAM
représentante de Sud PTT

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 mai 2003)

Présidence de M. Philippe DOUSTE-BLAZY, Président

Mme Hélène ADAM est introduite.

M. le Président : Je voudrais au préalable vous interroger sur la confidentialité au sein du conseil d'administration des entreprises publiques. La loi de 1983 assigne à tous les administrateurs les mêmes droits et les mêmes obligations. Or, nous savons, par les auditions que nous avons tenues, que votre syndicat semble mettre au-dessus du principe de confidentialité votre devoir d'information aux salariés qui vous ont élus.

J'aimerais que vous vous exprimiez sur ce point. Comment le conseil d'administration peut-il fonctionner normalement lorsque des dirigeants de l'entreprise, des représentants de l'Etat, peuvent craindre que leurs propos ou certaines informations stratégiques soient rapportés juste après la réunion au risque de porter atteinte à l'entreprise elle-même, qu'elle soit ou non cotée ? N'est-ce pas au comité d'entreprise d'être le lieu de dialogue entre le management d'un côté et les représentants des salariés de l'autre ?

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Adam prête serment.

Mme Hélène ADAM : Dans la mesure où je m'exprime au nom de la Fédération Sud PTT, mon analyse ne portera que sur les deux entreprises où Sud est amenée à siéger au conseil d'administration, à savoir La Poste et France Télécom. Je ne porterai pas de jugement sur d'autres entreprises.

Vous me demandez si informer au préalable les représentants du personnel ne relève pas de la responsabilité du comité d'entreprise afin que lesdits représentants puissent ainsi en informer leurs mandants.

La situation de France Télécom est, à ce titre, très particulière, puisqu'il n'y existe pas de comité d'entreprise. Cette absence de comité d'entreprise est inscrite dans la loi de 1996 transformant France Télécom en société anonyme. Par contre, il était possible d'avoir un comité de groupe, ce que Sud a revendiqué très tôt. La demande d'un comité de groupe a été formulée dès le début, pour être renforcée quand la politique internationale de France Télécom a commencé de s'affirmer. Nous souhaitions ainsi que les représentants du personnel puissent être informés officiellement par cet intermédiaire, comme l'entreprise l'entendait, de ses choix stratégiques. Ce comité de groupe n'a pas vu le jour plusieurs années durant, les plus décisives d'ailleurs !

Nous avons écrit à plusieurs reprises à Michel Bon, à l'époque PDG de France Télécom, notamment lorsqu'il a été question d'acquérir des entreprises à l'étranger. La stratégie de France Télécom évoluait de manière très significative. Nous avons demandé une nouvelle fois que soit mis en place, le plus rapidement possible, un comité de groupe de telle manière qu'une information soit délivrée aux représentants du personnel.

La première séance du comité de groupe ne s'est pas tenue avant le mois de septembre 2001 ; c'était un peu tard au vu des décisions qui ont été prises.

M. le Président : Qu'est-ce que sa création aurait changé ?

Mme Hélène ADAM : En particulier, la possibilité d'exercer un droit d'alerte que les organisations syndicales n'avaient pas la possibilité d'exercer dans le cadre du groupe France Télécom tel qu'il fonctionnait. La maison mère avait un comité paritaire, en quelque sorte une institution très limitée du point de vue des obligations d'information que la direction devait aux représentants du personnel.

Il s'agit, dans les faits, d'une instance extrêmement formelle, qui pourrait peut-être jouer un autre rôle. Par ailleurs, des CE des filiales étaient organisés, qui recevaient des informations segmentées. En aucune instance, nous ne recevions une information réelle sur la stratégie du groupe. Sud, l'une des fédérations syndicales les plus opposées à cette stratégie, a mis en garde, à plusieurs reprises, sur le fait que les organisations syndicales ne pouvaient exercer leur droit d'alerte dans de bonnes conditions. Nous l'avons fait, en septembre 2001, lors de la première réunion du comité de groupe qui a fini par se mettre en place, ce qui prouve qu'il était possible légalement de l'instaurer, malgré les nombreux arguments qui nous avaient alors été opposés.

Nous avons usé de notre droit d'alerte au maximum dans le cadre du comité de groupe, puisque nous sommes intervenus longuement. Nous tenons à votre disposition tous les comptes rendus qui rapportent nos interventions, ainsi que les déclarations préalables que nous avons pu faire dans ce cadre au Président Bon sur ce qui nous paraissait une fuite en avant et qui démontrait son caractère catastrophique - déjà en septembre 2001. Effectivement, le premier point à l'ordre du jour du comité de groupe consistait en l'examen des six premiers mois des comptes de 2001 qui ne faisaient pas encore apparaître « un bénéfice négatif », puisque nous nous situions dans les six premiers mois, mais qui révélait une dette colossale.

Le conseil d'administration était le lieu - le seul - où les administrateurs salariés avaient la possibilité de s'exprimer longuement devant la direction. Il est important de le comprendre, car ce n'est pas forcément le cas de n'importe quel conseil d'administration ! A l'inverse, les administrateurs salariés n'ont jamais livré d'informations à caractère confidentiel à l'extérieur qui aient, soit mis en péril l'entreprise ou sa gouvernance, soit constitué des délits d'initiés.

Je cherche de quoi il pourrait s'agir. Si « des secrets » ont été trahis qui ont mis l'entreprise en difficulté, il faut dire lesquels ! A aucun moment, l'entreprise ne nous a fait part officiellement qu'elle nous interdisait de siéger au conseil d'administration parce que nous divulguions des informations, ce qu'elle était en droit de faire ; elle pouvait même porter plainte pour défaut de confidentialité, ce qu'elle n'a jamais fait non plus.

M. le Président : La direction n'avait pas à vous le dire, puisque cela figure dans la loi.

Mme Hélène ADAM : Elle pouvait donc porter plainte. Vous en êtes bien d'accord. Ce qu'elle n'a jamais fait.

M. le Président : Mobilcom et NTL ont été achetées sans l'accord du conseil d'administration, puisque les opérations ne lui ont pas été soumises. J'ai interrogé M. Bon sur les raisons qui ont conduit à cet état de fait. Il m'a opposé une raison de confidentialité. Nous avons compris au bout d'un temps, dans la mesure où nous avons reçu les autres syndicats et beaucoup de monde, que c'était Sud !

La question est importante. En tant que président d'une commission d'enquête parlementaire, j'essaye de comprendre ce qui s'est passé, d'évaluer les responsabilités. Il s'agit d'un drame financier.

Que répondez-vous à la remarque de M. Bon qui oppose un problème de confidentialité, ajoutant que, s'il avait agi autrement, son action se serait effondrée ?

Mme Hélène ADAM : Michel Bon, si tel était son propos à l'époque, aurait dû le dire officiellement à l'organisation syndicale concernée, ce qu'il n'a jamais fait.

M. le Président : Cela n'aurait rien changé.

Mme Hélène ADAM : Je le redis : nous n'avons jamais divulgué d'informations confidentielles qui seraient de nature à porter atteinte à l'intérêt comme à l'intégrité de l'entreprise. Si nous avons divulgué une information confidentielle, qu'on me dise laquelle ! Pour l'heure, on ne nous en a pas fait part.

J'ai lu les propos de M. Michel Bon dans le cadre de ce qui a été rendu public. Il ne dit rien. Il ne cite que par la négative : il n'a pas parlé de Mobilcom, parce que « peut-être Sud en aurait parlé », ce qui est un délit d'intention ! On ne peut prouver que nous l'aurions fait !

Lorsque nous avons été mis au courant dans le cadre du conseil d'administration de questions importantes, elles ont été rendues publiques très rapidement par la presse, indépendamment de nous, totalement indépendamment de nous, tout simplement parce que le conseil d'administration marquait la décision et qu'ensuite elle était rendue publique.

Sauf erreur de ma part, une conférence de presse suivait systématiquement le conseil d'administration, animée par M. Bon lui-même. En mars 2000, il a organisé une conférence de presse pour annoncer qu'il allait filialiser et coter séparément les activités Wanadoo, ce qui a provoqué une montée phénoménale de l'action. Cela n'avait pas même été débattu au conseil d'administration. Ce n'est pas parce que nous l'aurions dit avant lui ou je ne sais ! Précisément, il l'a déclaré lui-même une heure après la fin du conseil d'administration.

Je ne vois pas de quoi il retourne, je ne vois pas quand nous nous serions livrés à ce type de manœuvre.

Nous siégions au conseil d'administration depuis 1995 quand l'affaire Mobilcom a dû être traitée. Nous avions eu largement le temps de prouver que nous ne passions pas notre temps à raconter tout ce qui s'y décidait, que nous n'avions pas mis en péril l'entreprise. M. Bon aurait eu largement le temps de nous mettre au pas s'il avait eu un problème, y compris de nous dire lequel. Quant à savoir pourquoi il n'a pas soumis l'affaire au conseil d'administration, je n'ai aucune opinion sur le sujet.

M. le Président : M. Bon n'est pas le seul à avoir mis Sud en cause. M. Elie Cohen également, qui a été administrateur de France Télécom, nous en a parlé.

M. le Rapporteur : Nous avons posé à M. Bon les questions que nous avons jugé bon de lui poser, mais ce qui nous intéresse aujourd'hui c'est la position de votre syndicat sur le problème de la confidentialité.

Vous êtes élus par le personnel. Vous avez des comptes à rendre à ceux qui vous ont élus. Par conséquent, vous avez à dire ce que vous faites. Comment conciliez-vous cette obligation de rendre compte et l'obligation de respecter la confidentialité, respect de la confidentialité qui est total, qui ne fait pas de distinction entre les questions importantes et celles qui ne le sont pas, celles qui touchent à la croissance externe de l'entreprise ou à d'autres domaines ? C'est une obligation qui s'impose d'une manière générale aux administrateurs de l'entreprise. Y a-t-il une conciliation possible ? Comment voyez-vous les choses ? Faut-il faire évoluer la législation ?

Mme Hélène ADAM : Ainsi que je l'ai déjà indiqué, l'entreprise elle-même rend public un certain nombre de ses orientations, sur lesquelles nous pouvons nous prononcer publiquement de la même manière.

Il existe par conséquent une information publique, qui prend la forme, entre autres, de conférences de presse, et une information interne via les AFT. A chaque fois que les comptes sont publiés, il y a une AFT, qui n'est pas neutre, l'AFT étant la note d'information de la direction.

M. le Président : A l'instar d'une dépêche AFP.

Mme Hélène ADAM : C'est d'ailleurs pourquoi cela s'appelle « AFT ».

C'est une note distribuée à l'ensemble du personnel, pas simplement aux organisations syndicales. Par exemple, celle que j'ai en ma possession, en date du jeudi 21 mars 2002, titrait : « Publications des résultats financiers 2001 de France Télécom ». Cette information est publiée le lendemain du CA. Elle n'est pas neutre et ne se contente pas de livrer des tableaux, que l'on pourrait trouver, par ailleurs, dans un rapport officiel. Il est écrit : « France Télécom publie les meilleurs résultats opérationnels de son histoire. » Nous sommes en mars 2002.

A partir de là, que nous ayons ou non siégé au conseil d'administration est secondaire ; nous publions un tract aux termes duquel nous disons ne pas avoir la même appréciation ni la même lecture des comptes. C'est notre responsabilité.

M. le Président : Ce n'est pas un problème de confidentialité.

Mme Hélène ADAM : La plupart des décisions prises dans le cadre du conseil d'administration font l'objet de ce type d'informations. En tout cas, celles que nous avons rendues publiques à travers des tracts avaient fait l'objet de ce type d'information. Si, encore une fois, on estime le contraire, je suis prête à entendre de quelle information il s'agit. ce qui n'a pas été le cas jusqu'à maintenant.

Pour répondre à M. le Rapporteur, il est tout à fait possible de concilier les deux. L'avantage de siéger au conseil d'administration n'est pas tant d'avoir des informations exclusives, car elles ne le sont pas. En tout cas, aux conseils auxquels nous avons assisté, aucune information exclusive n'a été délivrée. Les informations sont données à tout le monde. Non, l'avantage réside dans le fait de pouvoir exprimer son avis au dirigeant de l'entreprise. C'est pourquoi je soulignais l'absence de comités de groupe, c'est-à-dire des instances où l'on puisse indiquer officiellement au patron que nous ne sommes pas d'accord avec sa stratégie et que nous alertons sur ce qui est en train de se passer.

Notre mandat, celui que nous détenons du personnel qui a élu deux représentants Sud, est de porter la voix du personnel devant le conseil d'administration, c'est-à-dire que nous pouvons alerter sur le fait que les décisions en passe d'être prises sont susceptibles de mettre en péril l'emploi, que les conditions de travail du personnel sont très dangereuses pour l'entreprise, ce que nous avons fait avec beaucoup de constance au conseil d'administration, même si je conçois que, pour l'essentiel, la direction ne nous a pas écoutés, mais c'est la règle du jeu !

M. le Président : Pensez-vous que les administrateurs salariés doivent être mieux formés ? Si oui, par qui ? Dans les entreprises publiques, PTT, France Télécom, la formation est-elle efficace ? L'information en amont du conseil d'administration est-elle suffisante ? Enfin, que pensez-vous de la procédure de nomination des présidents d'entreprises publiques ?

Mme Hélène ADAM : La formation des administrateurs et l'information en amont sont les parents pauvres du dispositif et pourraient certainement être améliorées. Autant les obligations des entreprises en termes de formation et d'information s'avèrent assez strictes en ce qui concerne les institutions représentatives du personnel, que ce soit les CE ou les comités de groupes, autant, pour ce qui concerne les administrateurs salariés, c'est plutôt le minimum.

Les organisations syndicales ont tendance à présenter des candidats qui possèdent déjà une formation économique, comptable, qui maîtrisent les problèmes de gestion, sinon les conditions de travail sont catastrophiques. Personnellement, je ne siège pas au conseil d'administration, mais au comité de groupe.

Ce que nos représentants sont obligés d'accepter dans le cadre du conseil d'administration ne le serait pas dans le cadre d'un comité de groupe. Nous sommes censés lire des liasses de documents et nous forger une opinion en très peu de temps, ce qui est quasiment impossible. Même avec une formation beaucoup plus large, ce serait difficile. Il y a là un vrai problème d'exercice de contrôle des documents, lié aux conditions de leur distribution.

Les règles qui président au comité de groupe sont différentes ; de même, les conditions de travail. Nous pouvons prendre le temps. Le Président est là pour discuter avec les organisations syndicales. Le temps est pris. Ce n'est pas la même chose.

Nous pourrions largement améliorer le mécanisme, ce qui permettrait certainement une meilleure maîtrise de la fonction des administrateurs salariés au sein du conseil d'administration, même si notre conception consiste à faire entendre au sein du conseil la voix des représentants des personnels, la voix des salariés, ceux qui ont voté pour nos orientations et qui nous ont élus pour les représenter.

Je suis surprise qu'il y ait une forme d'obsession sur la confidentialité. Quel intérêt pour une organisation syndicale d'avoir des scoops, des informations croustillantes à la sortie d'un CA ? Je ne le perçois pas. Je pense qu'il faut inverser les choses, du moins telle est notre conception : nous devons éventuellement, à des moments donnés, tirer des sonnettes d'alarme sur les décisions que les entreprises prennent. Le conseil ne doit pas être un simple cénacle d'administrateurs membres de conseils d'administration d'autres entreprises ou PDG d'autres entreprises, puisque telle est la composition des CA, qui n'entendraient jamais le point de vue des salariés alors que beaucoup des décisions qu'ils prennent ont des conséquences directes sur l'emploi, même si ce n'est pas pour cela qu'ils les prennent - il n'empêche !

M. le Président : Avez-vous réfléchi à la nomination des patrons des entreprises publiques ?

Mme Hélène ADAM : C'est là un autre versant du débat né au conseil d'administration : il met en jeu nos positions sur l'ouverture du capital de France Télécom, orientation que nous ne soutenons pas. Dès l'ouverture du capital et aussitôt introduit le marché à l'intérieur d'une entreprise publique, le conflit est tel que, de toute façon, c'est le marché qui l'emporte.

Dès lors qu'une alternative s'est ouverte entre une conception de développement d'un service public et des intérêts privés puissants - il y avait une bulle spéculative et donc des appétits financiers énormes autour de notre pauvre entreprise - il est certain que ce sont ces derniers qui l'ont emporté. On a vu ce que cela a donné.

Nous n'avons pas fixé une doctrine sur la façon dont les patrons des autres entreprises doivent être nommés. Il nous semble qu'il serait plus juste que les entreprises publiques restent entre les mains de la puissance publique, c'est-à-dire de l'Etat.

M. Jean GAUBERT : Vous avez indiqué que vous aviez alerté le conseil d'administration à un moment donné alors que, dans le cadre d'autres auditions, à l'inverse, il nous a été précisé que, tout le temps de la bulle, personne ne se posait beaucoup de questions dans le cadre du conseil d'administration. Lorsque l'on dit « personne », vous met-on à part ? Si oui, quels furent vos questionnements ? Etaient-ils liés à la bulle ou au seul statut du personnel dans l'entreprise, qui est parfois et d'abord l'intérêt des salariés ? Avez-vous alerté sur la situation dans laquelle se mettait l'entreprise, pas simplement par les acquisitions extérieures, mais par l'ambiance générale qui présidait à cette époque-là ?

Mme Hélène ADAM : Lorsque l'on dit que tout le monde au conseil d'administration « a marché » dans la bulle spéculative, je pense que ce n'est pas vrai. Encore une fois, les personnes qui rapportent cela ont une vision du conseil d'administration, qui fait abstraction des représentants du personnel et de l'idée qu'ils puissent avoir un point de vue intéressant. En général, l'avis d'un représentant du personnel est vécu comme défendant strictement les intérêts immédiats, corporatistes, et d'une façon passéiste. En tant que fédération Sud, nous nous sommes distingués pendant des années sur le fait que nous avions toujours fait valoir un point de vue sur la stratégie de l'entreprise.

Les raisons que nous avons avancées contre l'ouverture du capital ne se sont pas résumées au fait que cela mettait en péril le statut du personnel, même si c'est un aspect des choses non négligeable. Au-delà, il n'y avait pas de compromis possible avec le marché, dès lors que celui-ci s'introduisait dans le capital et que l'on ouvrait pour échanger des actions avec Deutsche Telekom. Je rappelle les premiers arguments employés : l'ouverture est limitée ; elle est réservée à une opération spécifique ; sans ouverture, l'extension de France Télécom ne sera pas possible. Or, France Télécom s'est progressivement transformée en une multinationale prédatrice qui a acheté des parts de marchés aux autres opérateurs historiques dans les autres pays... D'aucuns ont employé l'expression « si on met une cuillère de goudron dans un tonneau de miel, c'est l'ensemble du tonneau de miel qui, très rapidement, est affecté. » Cela s'est avéré parfaitement exact. C'est toute la logique, puisque cela n'a pas marché avec Deutsche Telekom.

M. le Président : M. Gaubert demande si vous l'avez formulé.

Mme Hélène ADAM : Oui, nous l'avons dénoncé. Systématiquement.

M. le Président : Quand on dit « personne » c'est donc que l'on vous omet.

Mme Hélène ADAM : Sans doute. C'est d'ailleurs pour cette raison précise que nous avons voté contre l'achat d'Orange dans le cadre du conseil d'administration.

M. le Rapporteur : Je reviens à votre réponse à la question précédente. J'ai l'impression qu'il est pour vous impossible qu'une même entreprise ait une activité à caractère commercial, qu'elle se développe dans les conditions fixées par le marché, parallèlement à une mission de service public définie par l'Etat et compensée financièrement par l'Etat, si cette mission de service public se traduit par un surcoût pour l'entreprise. La conciliation pour une même entreprise de ces deux exigences vous paraît-elle impossible ? Je rappelle que c'est l'une des propositions du rapport de M. Barbier de La Serre. Il tire comme conséquences de cette conciliation possible que rien ne devrait s'opposer à ce que les entreprises publiques, dès lors qu'elles interviennent sur le marché, prennent le statut de société anonyme comme les autres sociétés, la mission de service public étant toutefois fixée, imposée par l'Etat dans le cadre de la loi.

Mme Hélène ADAM : Je suis un peu surprise par la question : France Télécom est une société anonyme. La question de son devenir ne se pose pas : elle l'est. C'est bien dans le cadre de son statut de SA qu'il lui est arrivé ce qui lui est arrivé.

France Télécom devrait, selon moi, plutôt servir de contre-exemple. Avancer qu'il faudrait que toutes les entreprises publiques deviennent sociétés anonymes comme France Télécom me semble un raisonnement assez étrange à la lumière de ce qui lui est arrivé ! Je ne souhaite pas qu'il arrive à La Poste ce qui est arrivé à France Télécom.

Je pense qu'il y a un lien entre l'ouverture du capital et les événements fâcheux qui sont intervenus. L'ouverture du capital a un sens très précis. Des capitaux cherchent à s'investir là où cela rapporte le plus ; ceux de l'Etat suivent la même logique. C'est la logique du marché. Il est très difficile de la fuir dès lors que vous avez décidé d'ouvrir le capital et donc de vous confronter, non pas à avoir une activité commerciale, mais à un investissement à court terme, là où les capitaux rapportent le plus. La bulle spéculative est là pour prouver que ces raisonnements à court terme n'ont pas grand-chose à voir avec l'activité commerciale, au sens où l'on a spéculé sur le fait que la population, à un moment donné, dans un temps court, dépenserait un argent monumental par individu pour acquérir une technologie qui n'était pas encore au point : Internet sur les mobiles. Cela n'existait pas, le marché non plus, pas davantage les clients, personne ne dépensait cet argent, on a spéculé et on a fait monter les actions de manière totalement artificielle. Cela n'a aucun rapport avec une activité commerciale réelle au sens de la recherche de clients, de l'extension de services... A un moment donné, les capitaux ont cherché une extension démesurée de leur propre rentabilité, à se multiplier par dix, par vingt, par trente, par quarante, voire davantage. Au cours de la journée particulière dont je vous parlais, l'action France Télécom a progressé de 100 à 200 euros en quelques heures. Le capital des personnes qui possédaient ces actions a été multiplié par deux. Que s'est-il passé ? Rien du tout ! Il n'y avait pas plus de clients, la technologie UMTS n'existait pas, elle n'était que virtuelle. Il ne s'est rien passé de concret.

M. le Président : La question portait sur comment concilier une activité commerciale et le service public ?

Mme Hélène ADAM : France Télécom a toujours eu une activité commerciale.

M. le Prsident : Vous n'êtes pas contre ?

Mme Hélène ADAM : Bien sûr que non. Même lorsque l'entreprise était « administration des PTT », elle avait une activité commerciale. Comment voulez-vous que l'on fasse autrement ? France Télécom vendait du téléphone. Le téléphone n'a jamais été gratuit. Nous vendions donc des minutes téléphoniques, des minutes de minitel, des produits. France Télécom a toujours eu une activité commerciale.

M. le Président : C'est donc le marché.

Mme Hélène ADAM : Non, en ce sens qu'une activité commerciale intervient dans un cadre de service téléphonique. Le téléphone est un besoin incontournable. Cela ne signifie pas, pour autant, que l'on va le donner gratuitement, ce sont deux choses différentes. L'obsession n'est pas, d'abord et avant tout, de rechercher des profits maxima indépendamment de toute conception commerciale, le premier souci est de permettre que nos produits technologiques, même les plus avancés, soient bien à la disposition de tous. Je trouve que l'exemple du minitel, qui s'est fait sous l'administration des PTT, est un bon exemple. C'est un bon produit technologique, qui s'est bien vendu.

M. le Président : Considérez-vous que le minitel a été un succès ?

Mme Hélène ADAM : A l'époque, oui.

M. le Président : Mondial ?

Mme Hélène ADAM : Non, français.

D'autres opérateurs pouvaient développer la même chose. Je trouve qu'il est plus intelligent de raisonner ainsi.

Que des coopérations interviennent ensuite entre les opérateurs pour établir des normes internationales, je considère cela extrêmement positif. Mais ce n'est pas ce qui se passe. Là aussi, la logique est : que le meilleur gagne !

Nous n'avons pas développé des normes communes et nous ne sommes pas sûrs que la norme UMTS s'imposera, dans la mesure où d'autres normes sont en train de voir le jour. Le projet n'est donc pas même cohérent d'un point de vue technologique, ni même du point de vue des intérêts purement commerciaux sur le plan téléphonique, c'est-à-dire que tout le monde ait les meilleurs produits au meilleur prix. Cela a détruit une quantité phénoménale d'argent sans parler des emplois qu'il y avait derrière. C'est pourquoi je suis surprise que l'on me demande si je trouve cohérent que les entreprises publiques, qui font du commerce, deviennent des sociétés anonymes. Je répondrai : voyez France Télécom !

Suite des auditions


© Assemblée nationale