Version PDF
Retour vers le dossier législatif

TOME SECOND

Volume 1

Voir le sommaire du premier volume des auditions

AUDITIONS

2ème PARTIE

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission.

- Audition de M. Georges TOURRET, Directeur du Bureau d'Enquêtes Accidents-mer (extrait du procès-verbal de la séance du 13 mars 2003) 4

- Audition de M. Fabrice THÉOBALD, Délégué général de la Chambre syndicale des constructeurs de navire (extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003) 24

- Audition de M. Christian SERRADJI, Directeur des Affaires maritimes et des gens de mer (extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003) 37

- Audition de M. Bruno REBELLE, Directeur général de Greenpeace (extrait du procès-verbal de la séance du 20 mars 2003) 64

- Audition de M. Jean-Paul TACON, Capitaine de vaisseau, Chef du bureau action de l'Etat en mer, état-major de la Marine, division « plans » (extrait du procès-verbal de la séance du 20 mars 2003) 76

- Audition de M. Francis VALLAT, Président de l'Institut français de la mer, Vice-président de l'Agence européenne de sécurité maritime (extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003) 91

Audition de M. Georges TOURRET,
Directeur du Bureau d'Enquêtes Accidents-mer


(extrait du procès-verbal de la séance du 13 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Tourret est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Tourret prête serment.

M. le Président : M. Georges Tourret, qui est directeur du Bureau d'enquêtes accidents-mer (BEA-mer) depuis décembre 1997, devrait quitter ses fonctions à la fin de l'année 2003. Son expérience est grande et a déjà permis d'éclairer la précédente Commission d'enquête sur l'Erika. Il vient de remettre son rapport d'enquête sur le naufrage du Prestige dont il va nous parler en détail.

M. le directeur, vous avez la parole.

M. Georges TOURRET : Je suis administrateur général des Affaires maritimes. Le Bureau, que je dirige depuis six ans, résulte d'une création qui était en gestation depuis plusieurs législatures, mais qui s'est concrétisée en 1997, lorsque j'ai été chargé de le mettre en place.

Il s'agit d'un organisme qui est maintenant régi par la loi puisque, depuis janvier 2002, l'ensemble de l'activité du Bureau s'exerce dans le cadre des dispositions de la loi sur la sécurité des infrastructures et sur les enquêtes techniques après accident dans le domaine des transports terrestres et d'événements de mer.

La fonction essentielle assignée par le législateur à un organisme tel que celui que je dirige n'est pas de déterminer et encore moins d'attribuer quelque responsabilité ni pénale ni civile que ce soit, mais d'identifier les circonstances et les causes d'un événement de mer, en vue d'en éviter la récurrence. La réflexion sur nos travaux a précisément pour objectif de rester au plus près du réel pour en modifier la teneur future.

Notre deuxième préoccupation est de rester très neutre et, lorsque l'analyse d'un accident nous conduit à formuler des recommandations à l'administration ou à l'ensemble des acteurs concernés, c'est toujours le devoir de précaution qui nous anime. Cela entraîne assez souvent des confusions. En effet, en matière de doute, à notre niveau, la sécurité prime alors que, dans le domaine judiciaire, il est évident que le doute profite à l'accusé, ce qui entraîne des différences de tempo considérables entre notre activité et celle des magistrats chargés des suites judiciaires d'un événement particulier.

Je rappellerai simplement que nous avons remis un premier rapport provisoire sur l'Erika un mois après les faits et un rapport définitif un an après. En revanche, l'instruction au niveau du pénal ou l'expertise judiciaire au niveau du tribunal de commerce concerné n'aboutiront pas avant encore plusieurs mois, voire plusieurs années.

Ce tempo différent est motivé par le fait que, devant un événement d'une ampleur significative, il convient de réagir le plus vite possible et de proposer des solutions propres à en éviter le renouvellement. Pour ce faire, nous ne pouvons attendre, même si les éléments de preuve sont plus que ténus. En d'autres termes, nous vivons plus dans le domaine de la probabilité que de la preuve. C'est un élément qu'il convient toujours de conserver à l'esprit.

Mon exposé liminaire se présentera en deux parties. La première portera sur ce que j'appellerai le post-Erika. En effet, je suis bien obligé de constater que le mandat, qui a été assigné à la Commission que vous présidez et le mandat assigné à la Commission qui avait été présidée par M. Paul et dont M. Le Drian était le rapporteur, ont des libellés proches. Nous voyons bien que, dans cette affaire, il y a une continuité. La communauté même de titre entre les deux Commissions m'a conduit à penser que, de manière sous-jacente à cette communauté de titre, se posait la question de savoir ce que nous avions fait ou pas depuis le naufrage de l'Erika, pour qu'un tel événement se renouvelle.

La deuxième partie de mon exposé sera consacrée au Prestige. Puis, je répondrai aux questions que vous souhaiterez me poser.

S'agissant de la gestion post-Erika, lorsque nous nous sommes retrouvés, au BEA-mer, confrontés à un événement comme celui du Prestige, nous nous sommes dit « bis repetita non placent ». Nous nous sommes demandés où nous avions failli à notre mission consistant à appeler l'attention de tous sur tel ou tel type de dérive de façon à l'empêcher à l'avenir. Puis nous avons connu un sentiment de lassitude. Je me dois de vous dire que nous aurions souhaité ne pas être concernés pour ne pas avoir à refaire une analyse complète.

Malheureusement, nos voeux n'ont pas été exaucés car, après l'événement initial du 13 novembre, c'est dès le 31 décembre 2002 que les eaux sous juridiction française et le littoral français ont été touchées par la pollution. A cet égard, les règles d'ouverture d'enquête qui sont les nôtres étaient telles que nous ne pouvions faire autrement qu'ouvrir notre enquête, ce que nous avons fait le 1er janvier 2003.

Nous avons essayé de conduire nos travaux tambour battant, ce pour plusieurs raisons. D'une part, c'est ainsi que nous procédons ordinairement et ce sont les instructions que nous recevons. D'autre part, nous pensons que ce type d'accident suscite un tel contexte émotionnel que beaucoup de choses peuvent se dire sans être toujours pertinentes par rapport à l'analyse précise de l'événement, et qu'il est préférable de livrer au plus vite, à la connaissance de tous, un point de vue objectif.

Nous avons donc remis notre rapport fin février, aussi rapidement que nous pouvions le faire au vu des éléments limités que nous avions en notre possession.

Je reviendrai sur la gestion post-Erika. J'ai élaboré une grille d'analyse pour sérier les problèmes touchant à l'après-l'Erika. Il y a eu trois niveaux : un niveau réel, c'est-à-dire le niveau national, un niveau « imaginaire », c'est-à-dire le niveau européen, et un niveau symbolique qui a été celui de l'OMI.

Très vite, concernant l'événement Erika, le rapport ayant été établi un mois après, nous avions mis en lumière un certain nombre de points graves. Tout d'abord, nous étions confrontés à un produit, le fioul lourd, qui était beaucoup plus difficile à traiter que tout ce que l'on avait imaginé auparavant. Par ailleurs, nous avions affaire à un navire mal connu, et en tout cas qui ne méritait pas les titres de navigabilité qui lui avaient été délivrés par sa société de classification, soit directement, soit pour le compte d'un Etat du pavillon. L'Etat du pavillon en question n'exerçait aucune sorte de contrôle sur la délivrance de ces titres, déléguant à la société de classification l'ensemble de ses devoirs régaliens. On parle souvent de droits régaliens, mais je voudrais rappeler qu'il y a également des devoirs régaliens qui s'imposent aux Etats. Dans le cas présent, ce n'était pas très concluant. Enfin, nous avions affaire à un type de navire qui, structurellement, ne pouvait que devenir fragile au fur et à mesure de l'évolution du temps. C'étaient un des navires conçus avant MARPOL, c'est-à-dire avant la mise en place de la convention internationale de 1978 sur les ballasts séparés. Dans ce navire, on avait aménagé des ballasts séparés sur des espaces de chargement, en procédant à ce qu'on peut appeler, en l'occurrence, un « bricolage » technologique.

Deux actions, très en prises avec le réel, sont venues se greffer sur ce premier rapport. La première est une réaction rapide, forte et que nous avons considérée comme pertinente, du ministre en charge de l'Equipement, des transports, du logement et de la mer de l'époque, M. Jean-Claude Gayssot. Ce dernier a réuni, sur notre demande et en grande partie sur nos propositions, l'ensemble des acteurs nationaux du transport des hydrocarbures pour aboutir à une charte dite Gayssot. Il s'agit d'une charte de comportement des acteurs nationaux, au regard du transport des fiouls lourds dans des navires de type ancien.

La deuxième réaction a été l'action des deux chambres : la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale et la mission d'information du Sénat ont abouti à une série d'auditions et de rapports de très bonne qualité. Rien n'avait été laissé dans l'ombre, même s'il est clair qu'au niveau français, il n'y avait pas de solution autonome puisque nous sommes confrontés à des trafics d'envergure internationale et à des acteurs eux-mêmes internationaux. Il fallait donc envisager cette question au niveau européen et international, c'est-à-dire essentiellement dans le cadre de l'OMI.

Au niveau européen, l'événement Erika a été analysé au travers de notre rapport d'enquête, mais aussi de celui du RINA, la société de classification, et de l'Etat du pavillon, en l'occurrence la République de Malte. Les deux rapports, celui du RINA et celui des autorités maritimes maltaises, étaient des rapports similaires. En d'autres termes, chacun se retranchait en rejetant la faute sur l'autre, le commandant devenant en quelque sorte le « bouc émissaire ». C'est ce que j'appellerai la pratique du renvoi permanent à l'erreur humaine.

Au vu de ces éléments, la Commission européenne a proposé un programme d'action créatif, et les Etats membres ont éprouvé le besoin de focaliser les mesures qu'il convenait de prendre autour d'un certain nombre de valeurs, de thèmes ou de regroupements très explicites, mais qui n'étaient pas toujours adaptés aux caractéristiques du transport maritime international.

Le premier était « haro sur les navires à simple coque, vive les navires à double coque ». L'équipe d'experts, qui constituait le BEA-mer, n'avait a priori rien contre les navires à double coque, car ce sont toujours des navires neufs. Or, tout renouvellement de la flotte ne pouvait être que bienvenu, car il a beaucoup d'intérêt. Premièrement, ce sont des bateaux neufs. Deuxièmement, comme ils valent plus cher, ils sont assurés pour une valeur supérieure et, d'une façon générale, les assureurs sont plus regardants. Troisièmement, ils comportent des équipements « up to date ». Quatrièmement, quand un armateur possède un bien qui vaut 40 à 80 millions de dollars, il aurait plutôt tendance à mettre un équipage plus qualifié pour le conduire. Il est préférable de confier un bien à valeur élevée à des personnels de très haute qualification dans un système très calibré. Il n'en va pas de même pour un navire qui ne vaut que 4 millions de dollars, 4 millions de dollars étant la valeur de mise à la ferraille d'un bateau du type Prestige. C'est aussi la valeur, sur le marché de l'occasion, d'un tel navire, deux ou trois ans avant la fin de sa vie.

Le premier débat est donc celui de la double coque, dont on n'avait pas bien perçu la nécessité jusqu'alors. Le deuxième débat tient à ce que les décisions communautaires s'appliquent à tous les pétroliers et à tous les navires citernes. Sur ce point, nous avons été quelque peu surpris parce que notre réflexion s'était focalisée sur le fioul lourd qui est un produit très particulier et dont nous avions déjà souligné quelques caractéristiques. Le fioul lourd est un produit difficile à traiter en termes de pollution. C'est aussi un produit de faible valeur qui se commercialise très bien sur le marché international, mais qui n'est pas le marché clé du transport maritime pétrolier. Par rapport à l'immense volume des transports d'hydrocarbures, le transport de ce type de produit ne représente qu'une partie très minoritaire et qui n'est pas dans le noyau dur des activités des grandes sociétés pétrolières.

Nous sommes donc confrontés à un produit qui ne retient pas l'attention des grands décideurs. Nous nous sommes trouvés face à un « constat BEA-mer », à savoir que les hydrocarbures les plus polluants sont transportés par les navires les moins sûrs. C'était un vrai problème totalement indépendant de la question des simples ou double-coques, mais le débat s'est pourtant concentré sur ce point.

Le troisième axe d'action portait sur le contrôle par l'Etat du port. Nous avons eu l'impression, en analysant les contrôles subis par l'Erika, que les Port State Controls n'étaient pas pertinents pour vérifier réellement l'état des structures internes, complexes, d'un pétrolier. Pourtant, les Port State Controls retenaient l'attention de tout le monde. S'agissant d'une mesure facile, visible, que l'on pouvait mettre en avant sans trop de problèmes, elle a été considérée comme étant quasiment un critère de la qualité de la sécurité alors que, dans le cas des transports pétroliers, elle n'a qu'un intérêt restreint.

Il est en effet quasi impossible de vérifier la qualité des structures d'un pétrolier au cours d'un Port State Control. Le navire étant en cours d'exploitation avec des citernes remplies par les cargaisons liquides, il devient très difficile de visiter les capacités et totalement impossible de mesurer l'état de corrosion des structures.

Nous avions donc affaire à une triple focalisation du débat : sur les pétroles en général, sur les navires à double coque et sur les Port State Controls, mesures inopérantes par rapport aux principaux facteurs de risques. Mon sentiment, dans le cadre du Port State Control, est que nous-mêmes, au niveau de l'administration française, nous nous sommes proprement piégés. En effet, nous en avons fait un des enjeux considérables de l'après-Erika et nous avons pu, grâce à l'effet Erika, obtenir une revalorisation des dispositifs de contrôle des Affaires maritimes. Loin de moi l'idée de dire que cela ne servait à rien, au contraire. C'était extrêmement utile parce que l'administration des Affaires maritimes, dans son côté technique, s'était un peu contractée au fur et à mesure des années et rencontrait quelques difficultés à renouveler l'effectif de ses centres de sécurité des navires.

Mais grosso modo, si un nombre plus élevé d'inspecteurs devrait certes améliorer la sécurité des activités de pêche et la sécurité du vrac sec, en ce qui concerne les navires citernes et le transport des hydrocarbures, l'effet ne peut être en revanche que relativement faible car, sur un pétrolier, dans un Port State Control, on ne peut procéder sur les structures qu'à un contrôle de type « papier », c'est-à-dire un contrôle documentaire.

Reste enfin la quatrième mesure « phare » des paquets Erika I et II au niveau européen. Il s'agit de la création de l'Agence Maritime européenne qui devrait contrôler elle-même les sociétés de classification en leur attribuant un agrément. L'idée de l'autorité européenne, c'est-à-dire la Commission européenne, consistait à chercher à pouvoir jouer un rôle majeur en tant qu'institution porteuse de la pensée de tous les Européens devant l'OMI. C'était son propre débat en l'occurrence, et les paquets Erika I et II étaient véritablement la première grande sortie de la Commission européenne sur le théâtre de la sécurité maritime internationale où elle voulait s'affirmer comme un acteur majeur.

A priori, rien ne pouvait l'empêcher d'agir en ce sens, mais il est clair qu'elle a instrumentalisé l'action Erika en faveur de sa propre position par rapport à l'ensemble des Etats membres. Son objectif était de pouvoir un jour faire ce qu'elle a fait avec l'OMC, c'est-à-dire devenir le porte-parole des Européens dans leur ensemble et non plus de laisser la place à chacun des pays européens devant l'OMI. En d'autres termes, il s'agissait d'avoir une représentation à l'OMI qui reprenne les intérêts de la Grèce, de la Grande-Bretagne, des pays nordiques et maintenant de Chypre et de Malte, pour que ces intérêts soient conformes à ce qu'elle estime qu'ils devraient être. Or ce n'est peut-être pas le même point de vue que celui de pays comme l'Espagne ou la France qui ont un énorme potentiel de côtes exposées à des dangers de toute nature et pour lesquels les positions à l'OMI ne tiennent pas suffisamment compte de préoccupations environnementales.

Reste le troisième théâtre, à savoir l'OMI dont le siège est basé à Londres. L'un des acquis du BEA-mer à l'OMI, obtenu lors de la première enquête Erika, est la transparence. Je me dois de vous rappeler que, dans les jours qui ont suivi le naufrage de l'Erika, nous avions demandé la communication intégrale du dossier du RINA, qui nous l'avait refusé. A notre première conférence de presse relative à la présentation du rapport Erika, nous avons été dans l'obligation d'indiquer que le RINA nous avait refusé l'accès au dossier. Le résultat a été immédiat puisque, dans les jours qui ont suivi, le dossier nous a été transmis.

Depuis -ce qui montre que cela a servi à quelque chose-, quasiment plus aucune société de classification ne refuse au BEA-mer l'accès à sa documentation technique. Lorsque nous avons demandé le dossier du Prestige, nous l'avons reçu immédiatement, peut-être aussi parce que la représentation nationale a bien voulu, dans le cadre de la loi du 3 janvier 2002, transformer la non-communication aux organismes techniques d'enquêtes en délit. Je me félicite tous les jours de la sagesse du Législateur qui a bien voulu nous accorder cette disposition.

A l'OMI, ce souci de transparence sans délai, sans restriction et sans préalable n'a pas encore été traduit dans un outil juridique opposable en droit positif. En conséquence, nous sommes quand même un peu tributaires du bon vouloir des uns et des autres. D'une façon générale, l'OMI continue à vivre sur le niveau symbolique qui est le sien, c'est-à-dire qu'il n'y a que l'Etat du pavillon et les rapports de cet Etat qui comptent. J'ai envoyé mon rapport sur l'Erika au secrétariat général de l'OMI, mais c'est surtout le rapport maltais qui a été discuté et mis en avant. J'ai envoyé la contribution provisoire que je viens de remettre sur le Prestige, mais c'est le rapport des Bahamas qui primera, en sachant très bien que celui-ci aura le caractère disculpatoire des rapports élaborés par les Etats du pavillon, et notamment de ceux qui relèvent du régime de la libre immatriculation.

A cet égard, je dois souligner que les organismes d'enquête indépendants de « l'administration administrante » sont peu nombreux dans le monde. On les trouve dans les mondes anglo-saxons et nordiques ainsi qu'en France. Mais à ma connaissance, aucun des Etats de libre immatriculation n'a de Bureau d'enquête indépendant de « l'administration administrante ». Par ailleurs, la plupart du temps, même quand ce type d'autorité indépendante existe, seul un nombre d'enquêtes infime par rapport au nombre d'accidents est réalisée.

Ceci peut vous expliquer pourquoi les experts que nous sommes peuvent être déçus du post-Erika et peu surpris de la survenance de l'événement Prestige, celui-ci comportant à la fois des éléments communs et des éléments non communs avec l'Erika.

Concernant l'événement Prestige lui-même, je vais vous exposer la chronologie des événements et aborder plusieurs éléments : le produit, le navire et le théâtre des opérations, c'est-à-dire le cap Finisterre et ses abords.

Je commencerai par le premier élément, le produit, en vous rappelant une évidence, à savoir que s'il n'y avait pas de produits à transporter, il n'y aurait pas de navires. Le produit en question est un produit que l'on connaît à la fois bien et mal. Le fioul lourd est un produit précisément défini, possédant des caractéristiques physiques qui le rendent différent des autres produits pétroliers, à savoir que l'on doit le chauffer pour pouvoir le pomper.

Le pétrole brut est en lui-même un produit complexe qui comporte différentes molécules d'hydrocarbure, lesquelles vont être séparées les unes des autres par le processus du raffinage. Ce processus s'opère par la séparation des différents composants du pétrole brut. On obtient alors des produits très légers, des gaz de pétrole (butane, propane), ainsi que des produits blancs (l'essence des voitures, le gazole domestique, etc.). Ce sont des produits très dangereux qui peuvent exploser, qui brûlent facilement, mais qui sont relativement peu polluants dans la mesure où ils s'évaporent naturellement. Le raffinage conduit également à des produits beaucoup plus lourds, comme les goudrons qui sont à l'état presque solide.

Le fioul lourd est un produit interstitiel qui se situe entre les produits légers -les gaz- et les résidus quasiment solides -les goudrons. Le curseur de production du fioul lourd va être réglé par rapport à ce que l'on peut valoriser. Plus vous menez loin le processus de distillation, moins vous avez de fioul lourd.

Toutefois, ce produit ne doit pas être considéré comme un résidu, car il a une valeur marchande déterminée par à un marché spécifique. En l'occurrence, le fioul lourd est utilisé même s'il ne sert qu'à deux usages : la fabrication d'électricité et la propulsion des grands navires.

Dans des pays comme le nôtre, nous produisons certes du fioul lourd, mais nous l'utilisons peu parce que nous produisons notre électricité principalement avec l'énergie nucléaire. Par conséquent, notre outil global de traitement des hydrocarbures est réglé de façon extrêmement efficace pour produire le moins possible de fioul lourd. L'outil de raffinage, tel qu'il est déployé en Europe occidentale, produit 15 ou 16% de fioul lourd, voire 20% pour les raffineries les plus anciennes.

Il n'en va pas de même dans tous les pays du monde, en particulier dans le deuxième producteur d'hydrocarbures du monde, la Fédération de Russie. Là nous avons affaire à un système de production obsolète, qui n'a pas été rénové. La Russie vit sur l'outil de raffinage tel qu'il a été conçu à l'époque soviétique, c'est-à-dire un outil qui était « up to date » aux alentours des années soixante ou soixante-dix. Cet outil produit actuellement 30% de fioul lourd, soit deux fois plus qu'en France.

Par ailleurs, l'industrie pétrolière est économiquement moins régulée que dans notre système français. Elle n'hésite pas à externaliser autant que possible sa commercialisation internationale. C'est donc essentiellement une activité de « trading » avec des bénéfices qui peuvent être localisés à l'étranger.

En l'occurrence, c'est le cas de l'exportateur du fioul lourd, le groupe ALFA, qui est le troisième ou quatrième groupe russe de production d'hydrocarbures. Ce groupe vendait la cargaison du Prestige à une de ses propres filiales installée en Suisse, la CROWN RESOURCES, la marge étant faite par CROWN RESOURCES sur les marchés internationaux, une fois les opérations de transports réalisées. En dernier point, comme tout ceci se fait sans contrôle d'une opinion publique avertie et d'une pression environnementale forte, il n'y avait pas de prise en compte particulière de la qualité des navires utilisés, même si celle-ci s'est améliorée ces dernières semaines.

Par ailleurs, on avait affaire à un produit relativement difficile à connaître précisément car les fiouls lourds sont tous un peu différents les uns des autres. On y ajoute notamment plus ou moins de fluxant, c'est-à-dire des produits plus légers permettant de les pomper plus facilement.

De ce fait, quand les Espagnols se sont retrouvés confrontés à la cargaison du Prestige, ils ont eu en face d'eux un produit dont ils identifiaient mal les caractéristiques, notamment son point de liquéfaction, c'est-à-dire la température ambiante à partir duquel le produit peut être pompé ou s'écouler facilement. Ils ont ainsi pensé que le produit se figerait à température de 6°, plus basse que ce qui s'est révélé en réalité.

S'agissant du navire, le Prestige est un navire standard. Environ cinq ou six cents navires tels que le Prestige ont été construits. Ce sont des navires de type AFRAMAX, c'est-à-dire capables de porter 80 000 tonnes de marchandises, construits dans les années 1973-76.

En fait, le Prestige a été livré en 1976, mais mis en chantier en 1973. J'attire votre attention sur ces dates. Ces navires ont été conçus avant même le premier choc pétrolier. L'idée était que la consommation pétrolière irait croissante à un rythme exponentiel. Comme le pétrole brut valait 3 ou 4 dollars le baril, on en transportait des quantités énormes. Même la France avait envisagé de se doter de trois grands ports susceptibles d'accueillir des navires de 500 000 tonnes.

Les navires étaient commandés aux chantiers -le Japon était au niveau le plus performant de l'époque- par paquet de dix ou vingt dans les séries soit AFRAMAX (80 000 tonnes), soit SUEZMAX (170 000/180 000 tonnes), VLCC (Very Large Crude Carriers) transportant 240 000 tonnes et, au-delà, les ULCC (Ultra Large Crude Carriers) jusqu'à 550 000 tonnes.

Le paysage pétrolier apparaissait alors caractérisé par une croissance considérable. Les navires étaient commandés longtemps à l'avance et construits dans des délais très rapides, avec une perspective d'espérance de vie de quinze ans. Puis ont eu lieu les deux chocs pétroliers. En d'autres termes, le Prestige est un navire qui a été commandé avant le premier choc pétrolier et livré à la veille du second choc pétrolier, dans un monde totalement bouleversé. Le monde pétrolier s'est trouvé, pendant une quinzaine d'années jusqu'à environ 1990/92, avec un excédent de sa flotte par rapport à ses besoins, avec des marchés déprimés, des frets bas, des allocations de ressources pour la maintenance et l'entretien très faibles.

Outre ces différents éléments, une pression environnementale s'est manifestée à deux niveaux. Le premier, qui est un niveau technique, a été exigé par la convention MARPOL, c'est-à-dire la mise en place de ballasts séparés. Le deuxième a été une pression très forte intervenue sur les grands groupes pétroliers, suite aux accidents de l'Amoco Cadiz et de l'Exxon Valdez, et la mise en jeu de leurs responsabilités à un niveau tel que ces groupes n'ont pensé qu'à se dégager de l'exploitation directe des navires. Les majors pétrolières ont disparu petit à petit de la visibilité pétrolière sur mer.

Dans les années 1970/75, les navires pétroliers, commandés par Shell, Total ou Elf aux chantiers de l'Atlantique, portaient clairement le logo de la société sur leur cheminée. Le nom des présidents des sociétés pétrolières apparaissait même parfois sur les navires. A l'heure actuelle, aucun président d'une société pétrolière n'apposerait son nom noir sur blanc sur l'arrière du bateau. Ce n'est pas imaginable. Il est clair que quelque chose a changé.

La conséquence a été que ce type de transport s'est externalisé de plus en plus en cascades, dans des mains d'opérateurs confrontés à une mise en concurrence systématique et dans laquelle les allocations de ressources pour l'entretien, la maintenance, voire la conduite, ont été bousculées.

Nous avons donc connu une période où le triptyque de la sécurité, c'est-à-dire des sociétés de propriétaires, avec des services techniques importants, gérées de façon centrale et unitaire, a cédé la place à des sociétés gérées de façon éclatée, au travers de multiples sociétés dispatchées et sans aucun recours de responsabilité.

Par ailleurs, les sociétés de classification, spécialisées principalement dans ce métier, font également de l'expertise pour le compte d'armateurs dépourvus de services techniques de même niveau.

Enfin, il existe un grand nombre d'Etats du pavillon dont on peut dire que les devoirs régaliens sont réduits aux apparences, ces Etats ne disposant d'aucun service que l'on puisse qualifier d'administration maritime. L'administration maritime des Bahamas, qui est l'Etat du pavillon du Prestige, paraît d'ailleurs plutôt plus sérieuse que certaines autres. Mais on peut aussi avoir des administrations et des immatriculations totalement fantômes. L'imagination des opérateurs est sans bornes et, à l'heure actuelle, il faut bien reconnaître que la souveraineté est devenue, en tout cas en matière maritime, un bien marchand comme un autre. C'est la réalité de ce monde et il faut la prendre en compte telle qu'elle est.

D'un système dans lequel il y avait trois couches de sécurité -un service technique, la société de classification, les services de l'Etat du pavillon-, on est tombé à un système dans lequel il n'y avait plus qu'une seule couche de sécurité : celle de la société de classification. Ces sociétés n'ont pas démérité, mais il en va des sociétés de classification comme des comptables. Ce n'est pas parce que vous avez un comptable que vous n'avez pas besoin d'un commissaire aux comptes. D'une certaine façon, nous sommes dans un système où il n'y a plus qu'un seul regard, avec un risque d'aléa croissant, sans que l'on sache réellement comment les problèmes peuvent se présenter.

Les autorités espagnoles se sont donc retrouvées confrontées à un navire standard, qui pouvait être très bon ou très mauvais, mais dont tout sur le papier indiquait qu'il comportait un certain nombre d'aléas : son âge, son type pré-MARPOL, sa société de classification, l'ABS, dont les Espagnols avaient gardé un souvenir mitigé, à la suite d'un événement antérieur qui concernait le Caster. Quant à l'Etat du pavillon, il était plutôt moins aléatoire que d'autres mais, néanmoins, on avait la quasi-certitude qu'aucune autorité maritime n'était repassée derrière la société de classification. Il y a une grande différence entre l'administration maritime des Bahamas ou de Malte qui se réduit à un échelon central déléguant l'ensemble de ses responsabilités à des sociétés de classification, et une administration maritime comme la nôtre dans laquelle il y a une Commission centrale de sécurité au moment de la mise en service du navire, des visites annuelles, des vérifications et un dialogue constant entre autorités de contrôle et gestionnaires nautiques.

En d'autres termes, on pourrait penser qu'une société de classification n'a pas le même comportement quand elle sait que, derrière elle, il y a ou pas une administration d'Etat. De plus, il y a une profonde différence entre être agent d'un Etat dont on est le ressortissant dans un centre de sécurité des navires, et être représentant vaguement lointain d'un Etat de pavillon de libre immatriculation où l'on travaille à la commission et au coup par coup.

Les Espagnols se retrouvent donc confrontés à un objet, le Prestige, contenant une marchandise, du fioul lourd russe, sur lesquels ils n'ont aucune certitude. Il est vrai que quand nous lisons des cartes ou des rapports, nous le faisons dans le calme de nos bureaux et avons peu idée de ce qui se passe derrière. En l'occurrence, le 13 novembre, nous étions dans un régime dépressionnaire complexe extrêmement fort mais pas inhabituel en cette saison. A cet égard, je rappellerai que l'accident du Prestige a eu lieu dans les jours mêmes où les bateaux engagés dans la course du Rhum se cassaient les uns après les autres.

Par ailleurs, la côte de la Galice ressemble à la côte Nord de la Bretagne, mais en plus grand, avec des rias plus profondes, des falaises plus escarpées. La « côte de la Mort » en Galice est un endroit relativement dangereux où vous rencontrez des situations de houle très complexes, des mers croisées. Je vous cite, à cet égard, les instructions nautiques que j'ai mentionnées dans mon rapport : « Ce sont des zones parcourues par des courants de marée importants, de rentrée et de sortie, des courants de redistribution littoraux ». C'est un contexte dans lequel il n'est pas simple d'entrer. Le 13 novembre, le Prestige arrive à la hauteur du DST, la zone de séparation des trafics du nord de l'Espagne qui n'est pas très différente de la zone de séparation des trafics d'Ouessant, c'est-à-dire une zone où un grand nombre de navires évoluent dans un espace restreint et proche des côtes.

Ce navire a un accident de coque grave, un problème de structure, du même type que celui de l'Erika, c'est-à-dire que ses ballasts sont tout d'un coup envahis par une quantité d'eau importante. Dans le cas de l'Erika, la gîte était créée pour partie par une rupture à l'intérieur du système du navire dans lequel le fioul, contenu dans les citernes centrales, s'était déversé dans une des citernes latérales. Dans le cas du Prestige, c'est l'inverse : la citerne latérale a lâché et a été envahie par l'eau de mer.

Pour avoir une idée plus claire, j'ai amené un plan du Prestige. Un pétrolier de ce type est une structure relativement simple dans son ensemble, mais complexe dans le détail. Ce pétrolier se présente avec une tranche centrale où la marchandise doit être chargée. Elle est constituée par cet ensemble de citernes réparties longitudinalement les unes derrière les autres, une série de citernes centrales et deux séries de citernes latérales. Ces citernes sont elles-mêmes ensuite séparées en tranches de citernes. En l'occurrence sur le Prestige, quatre tranches de citernes de grande taille se suivent. La tranche de citernes numéro deux, dans les citernes latérales, est elle-même coupée en deux pour avoir deux demi-citernes. Le pétrole est embarqué dans les zones indiquées sur le plan en couleur orangée.

Le navire est un navire de type pré-MARPOL, c'est-à-dire qu'il n'a ni double fond, ni double coque, ce qui rend en principe sa visite beaucoup plus facile. A l'intérieur de cet ensemble, des citernes ont été dévolues au ballast conformément à la convention MARPOL. Ainsi, à l'endroit où le navire est le plus sollicité et où la résistance doit être la plus forte, c'est-à-dire au milieu de la poutre navire, ont été aménagées, dans des citernes initialement prévues pour être des citernes de cargaison, des citernes de ballast qui vont contenir alternativement soit de l'eau de mer, soit de l'air.

Ce système est prévu pour pallier le fait que les pétroliers naviguent de façon dissymétrique. Grosso modo, ils transportent de la marchandise dans un sens, pour revenir à vide dans l'autre sens. Quand ils naviguent à vide, ils doivent néanmoins s'enfoncer suffisamment dans l'eau pour que les hélices puissent les propulser. C'est la raison pour laquelle on les charge en eau pour un certain nombre de cargaisons. Le mot ballast n'est autre que la désignation du lest que l'on mettait autrefois dans le fond du navire pour le faire s'enfoncer dans l'eau.

Ces citernes aménagées sont des pièges à corrosion. En effet, elles avaient été conçues au départ pour des transports de produits pétroliers. On n'a donc pas réfléchi quant à la protection du revêtement contre la corrosion. Si vous revenez trente ans en arrière, la couleur du métal sur un chantier était celle de la rouille. Maintenant, ce n'est plus cette couleur orangée, mais des couleurs grises ou légèrement mauves, car la tôle a été apprêtée avant même d'être travaillée. Auparavant, on employait des tôles non apprêtées et qui n'étaient pas conçues pour une utilisation en tant que ballast. Leur protection était assurée simplement soit par de la peinture, soit par des masses de zinc que l'on installait à l'intérieur et sur lequel se focalisaient les effets électrolytiques, ceci afin d'éviter la corrosion sur le reste du navire.

Après l'intervention de la convention MARPOL, les navires ne se sont plus du tout présentés ainsi. Ils devaient avoir, dès le départ, des ballasts conçus pour être protégés contre les effets débilitants que peut avoir l'alternance entre l'eau de mer et l'air sain.

Au surplus, ce navire, initialement conçu pour transporter du crude, c'est-à-dire du pétrole brut, en température ambiante, a été reconverti par la suite pour des transports de fioul, c'est-à-dire sous température chauffée, d'où des problèmes de dilatation et encore plus de problèmes de condensation qui augmentaient les corrosions.

De façon générale, les navires MARPOL, et en cela le Prestige et l'Erika ont le même défaut congénital, ont, à l'endroit où la poutre navire est le plus sollicitée, deux pièges à corrosion latéraux, qui demandent beaucoup d'entretien. Dans le cas de l'Erika, l'entretien était déficient. Au contraire, dans le cas du Prestige, l'entretien a été régulier. Mais réparation après réparation, soudure après soudure, on accumule des stress dans le métal et, vers la fin de la vie du navire -ce qui était le cas-, il arrive un moment où la tôle neuve et la tôle ancienne subissent de telles contraintes que la solidité de l'ensemble peut en être compromise.

En faisant nos propres recherches, nous avons constaté un élément supplémentaire. En 1973, pour des raisons de commodité et de facilité de construction, a été mis en place un type de cloison très particulier, en plan alterné. L'explication technique serait trop longue à vous donner, mais elle est contenue dans le rapport. Nous sommes actuellement en contact avec l'ABS pour voir ce qu'ils comptent faire pour améliorer la tenue à la compression horizontale de ce type de cloison. Nous estimons que le Prestige a été victime, non pas d'un état général de mauvaise santé, mais d'une fragilité structurelle manifeste et qui s'est amplifiée avec l'âge.

Qu'ont fait les Espagnols face à l'événement ? Nous avons eu beaucoup de difficulté à dialoguer avec eux et nous n'y sommes pas encore parvenus, car il est clair qu'ils se sentent interpellés par l'événement et se demandent s'ils auraient pu le gérer autrement.

Même s'ils n'ont pas expliqué ce qu'ils avaient fait, on peut le reconstituer a posteriori. Ils étaient confrontés à un objet, entièrement chargé en pétrole et en eau de mer, avec 21 mètres de tirant d'eau, presque plus de franc-bord, plus de machines en état de fonctionner ou dont le fonctionnement étant gravement altéré, le tout dans une grosse tempête. Dans une telle situation, était-il possible de se lancer dans un processus de mise à l'abri dans des eaux plus abritées, à l'intérieur d'une ria ?

Pour ce faire, il faut disposer de deux choses :

- des moyens matériels, dont des remorqueurs de grande taille : or, dans le nord-ouest de l'Espagne, les moyens de remorquage ne sont pas du type de ceux dont on peut disposer à la hauteur du Cotentin, dans le Nord-Pas-de-Calais ou à Ouessant. Ce sont des remorqueurs portuaires, certes très puissants, mais dont la puissance est néanmoins de moitié inférieure à celle de l'Abeille-Flandre. Confrontés à des situations du même type, c'est-à-dire mauvais temps et masse difficilement gérable, nous aurions probablement stabilisé la position du Prestige à bonne distance de la côte, en attendant d'être certains de pouvoir le remorquer sans le casser. Que faire face à un environnement littoral qui n'est pas favorable ?

- une autorité décidante : Le préfet maritime est une institution qui peut être sujette à critiques, mais qui a le mérite d'exister et de pouvoir décider. En Espagne, où il n'y a pas d'autorité similaire, nous n'avons pas encore pu déterminer, parmi les différents acteurs de l'événement, lequel avait pris la décision de maintenir le navire à la mer. Néanmoins, entre l'administration des Affaires maritimes, le pouvoir régional et le pouvoir local, le choix a été fait de tenir le bateau à la mer un peu plus longtemps.

Il est clair que cette tenue à la mer n'a pas amélioré les structures du navire qui se sont trouvées particulièrement sollicitées, du fait que le navire ne reposait plus que sur trois cloisons voire deux, au lieu de quatre. C'est pourquoi le remorquage l'a encore fragilisé. Mais pouvait-on faire autrement ?

A notre avis, même en retournant le problème dans tous les sens, il est clair qu'il s'agissait de choisir entre Charybde et Scylla. On ne peut donc pas reprocher à ceux qui ont pris la décision d'avoir choisi la mauvaise.

M. le Président : Les trois points que vous nous avez rappelés -le carburant, le navire et le théâtre d'opération- nous paraissent très importants dans la réflexion qui est la nôtre aujourd'hui.

Je voudrais vous poser quelques questions. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur le déroulement de l'enquête ? L'accès à l'information a-t-il été particulièrement difficile ? Quelles ont été vos relations avec la société de classification, l'Etat de pavillon et les autorités maritimes espagnoles ? Savez-vous si une enquête similaire à celle du BEA Mer est actuellement conduite par les autorités espagnoles ?

Pourriez-vous nous dire ce que vous savez de l'entreprise néerlandaise d'assistance qui a pris en charge le navire durant sa dérive, à la demande de l'armateur, et qui est devenue l'interlocuteur responsable pour les autorités maritimes espagnoles ? Pour nous, il y a un moment d'incompréhension entre les autorités espagnoles, les autorités galiciennes et la société de remorquage néerlandaise. Qui prenait les décisions ? Où étaient les responsabilités ? Qui a décidé de la marche du navire, qui s'est révélée chaotique ?

Ma deuxième série de questions concerne l'assistance technique à terre et le fonctionnement de la procédure d'urgence dite du code ISM. Pensez-vous que le commandant ait bénéficié de l'assistance nécessaire dès la manifestation de l'avarie initiale ? Qui étaient les correspondants de crise désignés dans le cadre de la procédure ISM ? A l'initiative de qui est intervenue la société d'assistance néerlandaise et pourquoi cette société a-t-elle décidé d'affréter un remorqueur chinois, le De Da ?

Ma troisième série de questions concerne le rôle des autorités portugaises. Dans votre rapport, vous mentionnez l'intervention d'un bateau militaire portugais, le 18 novembre 2002 à 23 heures, qui semble avoir contraint les autorités espagnoles à ordonner au convoi du Prestige et à ses remorqueurs de ne pas entrer dans la ZEE portugaise et d'infléchir leur route. Pouvez-vous nous donner des précisions sur cet incident ? A votre connaissance, la Marine nationale française a-t-elle également envisagé d'intervenir avant la cassure finale du Prestige ?

Le quatrième point concerne la communication des autorités espagnoles avec les autres Etats côtiers durant la période de dérive du Prestige. Pouvez-nous indiquer si les autorités espagnoles, régionales ou gouvernementales, ont pris contact avec les autorités maritimes portugaises et françaises pour les informer des risques présentés par l'avarie du Prestige ?

Vous avez évoqué l'état d'entretien du Prestige. Nous aurions aimé savoir si le contrôle approfondi du navire était conforme à la procédure dite ESP, même si ce navire a fait l'objet d'une visite annuelle de contrôle à Dubaï en mai 2002.

Sur les premières conclusions du rapport du BEA-mer, à savoir la limitation du transport des fiouls lourds, avez-vous des recommandations à faire, dans la mesure où il est avéré qu'une grande part des accidents maritimes majeurs de ces dernières années ont concerné des navires citernes transportant ce type d'hydrocarbure très polluant ? Vous en avez déjà donné une amorce d'explication.

Ma dernière question portera sur la vérification de la tenue des structures des navires du même type que le Prestige et susceptibles de transporter des fiouls lourds. Pensez-vous qu'une collaboration étroite puisse se mettre en place entre l'Agence européenne de sécurité maritime et l'Association internationale des sociétés de classification (IACS) pour procéder au recensement des navires pré-MARPOL et apprécier, par des procédures communes de contrôle, si ces navires peuvent sans danger transiter dans les eaux européennes ?

M. Georges TOURRET : Sur le déroulement de l'enquête, nous avons pris contact immédiatement avec tous les acteurs de l'événement qui nous ont plus ou moins bien reçus. En effet, notre compétence n'était pas évidente. Que venait faire la France dans cette affaire qui ne concernait ni un navire français, ni un accident survenu devant ses côtes ? Il nous était difficile d'appuyer notre compétence uniquement sur la pollution, compétence à la fois technique et pénale, car une information judiciaire a été ouverte par le tribunal de Brest.

Pour résumer, notre prise de contact avec les Espagnols n'a pas abouti pour plusieurs raisons. La première est que les Espagnols étaient tétanisés par le fait que, par rapport à leur opinion publique, c'était leur propre fonctionnement étatique qui était mis en cause. La lecture que les Espagnols font de l'événement, et telle que je la perçois à travers la presse espagnole, est en premier lieu la mise en cause des structures gouvernementales. Ils sont beaucoup moins intéressés par l'affréteur, le propriétaire ou l'état réel du navire. D'une façon générale, l'administration espagnole s'est trouvée confrontée à une véritable contestation de son rôle par son opinion publique. Cela ne l'a donc pas incitée à être très ouverte de notre côté, probablement par prudence. Aussi nous venions leur demander des informations sur l'avarie initiale, alors que leur opinion publique, leurs médias et leurs juges leur demandaient des comptes sur leur action, d'où un contexte de sur-sollicitation de leur part.

Néanmoins, nous les avons tenus informés pas à pas de l'ouverture de notre enquête et de nos premiers résultats, mais nous n'avons eu ni retour ni même d'interlocuteurs directs. J'attribue cela, pour le moment, à la saturation de leurs effectifs ainsi qu'à l'extrême prudence dont ils ont choisi de s'entourer. En fait, j'ai décidé de rendre le rapport public avant même d'avoir leur avis.

M. le Président : Avez-vous mis à leur disposition l'expérience que vous aviez acquise sur l'Erika ? Avez-vous en quelque sorte proposé vos services ?

M. Georges TOURRET : Il est déjà difficile pour un organisme d'enquête comme le nôtre de dire à l'administration française ce qu'elle devrait faire. Alors imaginez avec l'administration espagnole ! Mais il est clair que, dans la façon dont a été analysé l'événement Erika, nous avons indirectement provoqué des effets négatifs, l'accident du Prestige étant interprété à chaud selon la même grille de lecture que celle utilisée pour l'Erika.

Je me demande parfois si on ne s'est pas trompé. Dans l'analyse de l'événement Erika, on avait mis en lumière le fait que, lorsque le phénomène de faiblesse structurelle a commencé à se manifester, l'Erika s'est « détricoté », maille après maille, c'est-à-dire qu'à la première faiblesse, le reste a suivi. Quand vous analysez l'épave avant et l'épave arrière de l'Erika, il manque toute la partie centrale. Il est clair que les Espagnols se sont dit, devant un événement qui ressemblait à celui de l'Erika, que le même phénomène se produirait et qu'il allait se casser.

Le BEA-mer n'a pas eu de dialogue avec les Espagnols, notamment pour une raison très simple : en Espagne, il n'existe pas d'organisme d'enquête indépendant de l'administration administrante tel que le nôtre. C'est l'administration « administrante » elle-même qui se trouve être confrontée à l'événement, il n'y a pas de regard extérieur.

Si l'événement s'était produit en Grande-Bretagne, en Norvège ou aux Pays-Bas, j'aurais trouvé immédiatement des interlocuteurs. Par exemple, lors de la collision entre le BowEagle, chimiquier norvégien, et le chalutier français Cistude, il nous a fallu un quart d'heure pour trouver un interlocuteur. Nous disposons de la liste des acteurs avec lesquels nous sommes appelés à intervenir. Dans le cas du Prestige, cela ne s'est pas passé ainsi !

Vous avez oublié de mentionner un acteur, ce qui me semble être symptomatique de la réalité des choses. En effet, vous n'avez pas mentionné les autorités maritimes de l'Etat du pavillon, qui ont pourtant ouvert leur propre enquête. Cela montre que vous avez éludé l'Etat du pavillon et que, pour vous, il n'a aucune importance.

M. le Président : N'imaginez pas que nous éludions quoi que ce soit. Nous interrogeons.

M. Georges TOURRET : Vous n'éludez pas, mais cet oubli me paraît significatif car, d'une certaine façon, on ne prête pas attention à quelque chose qui n'est jamais qu'une apparence. C'est une illustration claire des errements de l'organisation actuelle du transport maritime. Or nous avons vu tout de suite l'intervention de l'Etat du pavillon. Son approche a consisté à montrer que tous les contrôles avaient été faits avec une société de premier rang, la société ABS. L'Etat du pavillon considérant qu'ayant délégué son pouvoir de contrôle à une société de classification de premier rang, les contrôles à la charge de l'Etat du pavillon avaient par conséquent été réalisés dans les meilleures conditions. L'Etat du pavillon en a conclu que l'accident ne pouvait être dû qu'à la faute du commandant et des autorités maritimes chargées de gérer la situation de crise après l'avarie, mais pas en tout cas à celle de l'Etat du pavillon.

A cet égard, vous avez donc eu raison de ne pas me poser la question, car c'est là une forme de non-discours. Notons cependant que l'Etat du pavillon n'a fait aucune difficulté et nous a transmis toutes les informations en sa possession.

Nous n'avons en revanche pas eu accès au deuxième acteur, qu'il s'agisse du commandant, car il était en prison, ou de l'équipage. Nous ne pouvions pas avoir de contact avec eux car nous n'étions ni les autorités espagnoles, ni l'Etat du pavillon. Nous avons voulu demander un rapport de mer, pour posséder une description du déroulement de l'avarie mais, selon les autorités espagnoles, il n'y en avait pas.

Le troisième acteur est l'affréteur. En l'occurrence, il s'agissait de la société CROWN RESOURCES, basée dans le canton de Zoug en Suisse. Quand nous avons ouvert notre enquête, la société représentant l'affréteur avait déjà été dissoute. Ses biens avaient été repris par les salariés de l'entreprise. En conséquence, nous n'avions plus d'interlocuteur. CROWN RESOURCES ne nous a jamais répondu. Nous n'avons jamais eu, par son intermédiaire, ni communication du contrat de transport de la cargaison, ni de la charte-partie d'affrètement, ni d'aucun autre élément.

Quant à l'armateur propriétaire du navire, il s'agit d'une société libérienne, mais nous savons depuis longtemps qu'écrire au Libéria ne sert à rien. En effet, toutes les sociétés libériennes du monde sont immatriculées à la même adresse, et que cette adresse n'a pas d'existence concrète.

M. le Président : Et pourtant il semblerait que ce soit l'armateur qui ait demandé à une société néerlandaise de faire le remorquage.

M. Georges TOURRET : Ce n'est pas l'armateur qui l'a demandé, mais le gestionnaire nautique. En effet, cet armateur propriétaire déléguait en réalité la gestion commerciale à une deuxième entité. Cette dernière était elle-même appuyée sur une délégation à une société gestionnaire nautique, en l'occurrence UNIVERSE SHIPPING, laquelle délègue en même temps le recrutement de l'équipage à une quatrième société, qui se charge du recrutement des marins aux Philippines.

Tout ceci n'est pas très grave, car ils ont tous la même adresse dans la banlieue d'Athènes. Nous leur avons écrit et ils nous ont envoyé le plan du navire et d'autres informations de ce type. Pour le reste, ils nous ont renvoyés à l'Etat du pavillon auquel ils avaient remis l'ensemble des documents.

Nous nous sommes donc retournés vers l'administration des Bahamas à Londres, puisque la Bahamas Maritime Administration y a son bureau de représentation. C'est là que nous sommes allés les voir pour discuter et obtenir tous les plans. L'ABS nous a transmis tous les documents que nous demandions tels que les plans de réparation, avec un dossier plutôt bien tenu, ce qui me conduit à vous répondre que le bateau était, sur le papier, plutôt bien entretenu.

Toutefois cet entretien, si bon soit-il, constituait surtout un entretien de rapiéçage au fur et à mesure de réparations faites constamment dans cette tranche de citerne numéro 3, sur cette cloison du couple 71 qui a été réparée en 2001, en 1996, en 1991, etc. Nous avons affaire à des réparations récurrentes sur les mêmes zones.

L'un des autres acteurs que nous avons interrogé et qui ne nous a pas répondu est la société d'assistance néerlandaise, SMIT TAK. Nous avons écrit à cette société qui nous a renvoyés à sa division juridique. Depuis, nous attendons toujours un rapport complet et définitif de SMIT TAK.

En d'autres termes, parmi les documents réellement publiés sur l'opération du Prestige, nous avons le rapport in extenso de l'ABS, un communiqué de presse de quatre pages de la Bahamas Maritime Administration, notre rapport, quelques déclarations supplémentaires du ministre grec de la marine marchande. Après une première réaction de sa part qui consistait à dire que la Grèce n'était en rien impliquée dans ce naufrage car il concernait une société libérienne sous pavillon des Bahamas, le ministre grec a néanmoins reçu la Commission européenne. De plus, il a rendu publique sa propre appréciation sur le naufrage selon laquelle « le Prestige n'a pas coulé, on l'a coulé ».

Nous ne sommes pas intervenus auprès de l'ALFA GROUP, mais c'est un point qui n'a pas cessé de nous préoccuper et qui sous-tend une partie de nos recommandations.

J'en viens au dernier point d'interrogation. Tout le monde s'est intéressé à nos travaux. En premier lieu, l'administration française, puisque le ministère de l'Environnement a demandé à participer activement à nos travaux et a délégué un de ses agents auprès de notre équipe d'experts. La Commission européenne a d'ailleurs fait de même. Nous n'avons pas cru devoir refuser l'accès à notre propre réflexion, du moins à nos travaux intermédiaires.

S'agissant de la coordination entre les autorités opérationnelles françaises et espagnoles, du moins pour ce que j'en connais, elle a été parfaite. Les Espagnols n'ont rien caché de ce qu'ils faisaient. Heure par heure, du 13 novembre jusqu'à la dislocation finale du navire, les autorités françaises ont été tenues informées. Sur ce point, les services opérationnels, tel que nous l'avons observé, ont été très corrects. En revanche, il manque des éléments. Nous n'avons pas eu de visualisation de l'avarie initiale ni d'éléments relevant directement des premiers moments de l'événement.

En ce qui concerne nos recommandations, vous relèverez trois points. A aucun moment, nous ne nous sommes inscrits dans la logique de la double coque ou non. Par ailleurs, nous n'avons pas évoqué les Port State Controls, mais plutôt la pratique du veting des sociétés pétrolières. Nous avons estimé qu'il fallait, d'une façon ou d'une autre, mettre en avant des contrôles de structures plutôt que simplement documentaires, c'est-à-dire procéder à des inspections conjointes entre les services des Affaires maritimes et les sociétés de classification lors des arrêts techniques des navires. Enfin, nous avons recommandé aux opérateurs directement concernés la plus grande prudence par rapport aux navires MARPOL ou pré-MARPOL.

Nous ne sommes pas non plus rentrés dans la logique du port-refuge. En effet, nous avons estimé qu'il est facile de parler de « port-refuge », mais encore faut-il disposer de l'outil nécessaire pour remorquer le navire dans un endroit abrité.

M. le Président : Pourriez-nous nous commenter la marche du Prestige entre les 13 et 19 novembre, à l'aide de la carte que vous nous avez fournie ? Cela nous permettrait de retrouver à chaque moment les responsabilités des uns et des autres, y compris l'intervention du remorqueur chinois affrété par la société d'assistance néerlandaise, et de comprendre pourquoi le Prestige a fait toutes ces circonvolutions, alors qu'il était tout près de la zone terrestre où il aurait pu être mis à l'abri dans un port.

M. Georges TOURRET : C'est sur ce point que je suis le plus aveugle. En effet, il me manque les communications complètes des deux acteurs principaux que sont les autorités décisionnaires espagnoles, qui ont décidé à un moment ou un autre de l'éloignement ou du rapprochement, et le témoignage du SMIT TAK.

(M. Tourret présente ensuite les grandes lignes du rapport du BEA-mer sur le naufrage du Prestige, remis à la Commission.)

M. le Président : Le rapporteur ayant dû nous quitter, je vous pose les questions qu'il avait prévu de vous poser.

Les deux premières concernent l'analyse des rapports d'enquêtes techniques au sein de l'OMI. Dans le rapport annuel 2001 du BEA, vous déplorez qu'au plan mondial, moins d'un accident sur deux fasse l'objet d'une enquête technique. Pouvez-vous nous donner votre appréciation sur l'évolution des questions de sécurité maritime au sein de l'OMI, avec la création, au sein du sous-comité FSI, d'un groupe de travail auquel participe le BEA français sur l'analyse des rapports d'enquête pour améliorer les normes de sécurité maritime ?

La deuxième série de questions porte sur l'analyse du risque propre à la Méditerranée. Comment s'explique la faiblesse du nombre de sinistres maritimes en Méditerranée malgré un trafic très important, alors que les sinistres importants semblent plutôt se produire dans l'Atlantique Nord ? Sous-estime-t-on significativement le risque en Méditerranée ?

M. Georges TOURRET : Il y a deux groupes de travail, dont un officiel à l'intérieur de l'OMI, dans lequel nous essayons d'analyser mutuellement nos rapports d'enquêtes respectifs. Ce groupe de travail est divisé en trois blocs distincts : le premier comprend plutôt les pays de libre immatriculation dont le souhait est que l'on aborde de tels sujets de la façon la plus générale possible. Le deuxième comprend les Anglo-saxons qui concentrent très largement leur attention sur la façon d'améliorer le facteur humain. Nous formons le troisième bloc avec une position originale, qui consiste à mettre en avant l'environnement économique, c'est-à-dire le fait que les accidents se produisent plutôt sur les secteurs où les marchandises ont une faible valeur ajoutée avec le recours à des navires vétustes alors que les accidents sont beaucoup plus rares pour le transit de cargaisons de valeur.

L'OMI prend tout cela en considération de manière plus ou moins bien approfondie. Certes, il y a beaucoup de points positifs, mais en l'absence de contrôle systématique, il demeure un problème sans solution : comment au final va-t-on garantir que les différentes normes ont été en pratique scrupuleusement respectées ?

Nous avons donc affaire à un « normalisateur » non opérationnel, à un pouvoir international dans lequel il existe un pouvoir législatif mais ni pouvoir judiciaire ni pouvoir exécutif. Quand vous avez une machine à fabriquer les normes mais pas de contrôle, vous fabriquez en fait des normes qui vont se retourner principalement contre les Etats et les entreprises qui les appliquent effectivement. Beaucoup de ces normes vont être imposées aux bons élèves et diminuer leur capacité commerciale et leur position concurrentielle. En effet, fabriquer des normes sans en exiger l'application et le contrôle conduit à une distorsion à la concurrence. C'est la première remarque concernant ce système.

A cet égard, je vous signale la position particulière des Bahamas, qui voudraient que l'on ne fasse pas d'enquêtes de façon nominative, puisqu'elles n'ont d'intérêt que pour analyser comment améliorer la sécurité maritime sur tel ou tel point. Il n'est donc pas nécessaire de donner le nom du navire, son pavillon, l'endroit et la façon dont s'est déroulé l'incident. Il y a une telle pression en ce sens, à l'heure actuelle, que mon collègue britannique, l'amiral Meyer, qui dirige le MAIB, publie ses rapports annuels avec des synthèses d'accidents dans lesquelles ne sont indiqués ni le nom du navire, ni le pavillon, ni la localisation. Cela diminue quelque peu l'intérêt de ces rapports. A ce titre, nous assistons donc à une politique affichée de bonne coopération, mais avec une pratique distordue.

Quant à vos questions concernant la moindre occurrence de sinistres en Méditerranée, c'est un problème de houle. La géographie des sinistres n'est pas une géographie uniforme. Les sinistres ne sont pas répartis aléatoirement sur la surface des mers, mais dépendent de la densité des trafics, dans des zones plus ou moins dangereuses. L'une d'entre elles est le Golfe de Gascogne, où la houle moyenne s'établit entre 150 et 250 mètres. Or c'est la longueur de la plupart des navires importants pour lesquels nous constatons des sinistres.

La longueur de l'Erika était de 180 mètres, celle du Prestige de 220 mètres, soit un ordre de grandeur proche de celui de la houle moyenne. Au contraire, en Méditerranée, il n'existe pas de houle d'importance. Il existe certes des mers difficiles, des mers croisées, mais pas avec les mêmes contraintes que dans l'Atlantique par exemple. C'est pourquoi, globalement, un navire est moins susceptible de subir un sinistre dans les zones méditerranéennes que dans l'Atlantique.

M. le Président : Je suppose qu'à un moment donné, on a réfléchi à la longueur même des bateaux par rapport à la houle moyenne dans les mers difficiles ?

M. Georges TOURRET : Tout à fait, mais la longueur des navires est aussi définie par les ports qui sont susceptibles de les accueillir.

Compte tenu de la dangerosité, de la nature des sinistres, des côtes exposées et du risque pour les populations riveraines, il me semblerait logique que les Etats littoraux, qui sont susceptibles d'être plus victimes que d'autres de tels événements, aient plus de poids dans le processus de détermination des normes applicables à la navigation. Mais à l'OMI, le pouvoir d'influence d'un pays est proportionnel à la taille de sa flotte.

M. Jacques LE GUEN : Vous avez beaucoup parlé des sociétés de classification. Je fais référence à l'ABS, société de premier rang. Comment sont-elles organisées au niveau national ? Quel est leur nombre, leur fiabilité et leur répartition mondiale ?

Quant à ma deuxième question, je n'ai pas très bien compris, au début de votre exposé, votre référence à la construction du Prestige en indiquant qu'il avait été livré en 1976, mais commandé en1973. Pourriez-vous nous donner quelques précisions ?

M. Georges TOURRET : Je répondrai tout de suite à votre dernière question. Il s'agit en fait d'un problème technique. La demande de navires était telle qu'il fallait s'y prendre très longtemps à l'avance pour une livraison. A l'heure actuelle, quand vous commandez un navire, il vous est livré dans les dix-huit mois. A l'époque, la pression était telle sur les chantiers qu'il fallait s'y prendre plusieurs années à l'avance.

M. Jacques LE GUEN : Avez-vous une idée du nombre de bateaux de ce type qui circulent encore sur les mers du globe ? Par ailleurs, existe-t-il une cartographie, au niveau mondial, des accidents maritimes relativement récents, concernant des zones dangereuses particulières ?

M. Georges TOURRET : Pour répondre à votre question sur les sociétés de classification, il s'agit d'entreprises de technologie avancée, c'est-à-dire qui comptent des équipes d'ingénieurs, des laboratoires, etc. Ce sont des sociétés plutôt « pointues », mais ceci étant, elles ne se situent pas toutes au même niveau. Un certain nombre d'entre elles sortent du lot. Les principales appartiennent à l'International Association of Societies of Classification (IACS), dont les principaux animateurs sont le Bureau VERITAS, l'American Bureau of Shipping (ABS), le Norske Veritas, le Lloyd's Register of Shipping, le Germanisher Lloyd et le RINA.

L' IACS est un club très sélectif, qui impose un certain nombre de critères pour pouvoir y entrer : critères techniques, critères de capacité à respecter les normes que l'association édicte elle-même, et une totale indépendance par rapport aux armateurs.

Entrer dans l'IACS n'est pas simple, mais il arrive aussi qu'on soit contraint d'en sortir. L'IACS ne couvre toutefois pas tout le champ des sociétés de classification. En effet, il existe une soixantaine de sociétés qui se prétendent comme telles et qui font soi-disant des registres. Certaines ont une certaine surface, comme le Hellenic Register. Mais celui-ci n'est pas reconnu par l' IACS parce qu'il appartient pour partie à des sociétés d'armement et que l' IACS lui reproche d'être juge et partie.

L' IACS conduit des audits chaque fois que ses membres lui paraissent être défaillants. Elle a d'ailleurs conduit un audit sur le comportement de l'ABS vis-à-vis du Prestige et a rendu son audit public.

D'une façon générale, les sociétés de classification sont donc plutôt ce qu'on peut avoir de mieux en la matière. En tout cas, ce sont les seules à pouvoir diligenter des programmes complexes, mais nous sommes obligés de constater qu'elles n'ont pas la même vigilance quand il y a une autorité nationale sérieuse qui passe derrière que quand il n'y en a pas. L'aléa grandit d'autant plus qu'il n'y a pas d'oeil extérieur. Je dis toujours que l'essentiel pour la navigation pétrolière n'est pas la double coque, mais un double regard constitué par une autorité d'Etat et une société de classification.

Le principal problème des sociétés de classification est que leur rémunération n'est pas assurée par l'Etat délégataire, mais par les armateurs eux-mêmes. Par conséquent, une trop grande rigidité de la société de classification risque de conduire l'armateur à s'adresser à une autre société de classification plus laxiste. Dans un Etat normalement constitué, les relations entre les inspecteurs de l'Etat du pavillon et les inspections de la société de classification sont actives, avec beaucoup de contacts.

En ce qui concerne la géographie des sinistres, ces derniers se produisent plus souvent aux endroits où il y a des resserrements de trafics, comme le Pas-de-Calais, mais certaines mers sont également dangereuses. Dans certaines, bien sûr, il ne passe cependant personne. Ainsi, l'espace qui se trouve entre les Kerguelen et le continent antarctique est très dangereux, mais il n'y passe pas de pétroliers de grande taille.

C'est la conjonction d'un trafic intense et d'une zone dangereuse qui créée un risque majeur : il est certain qu'il existe une vulnérabilité particulière dans le Golfe de Gascogne, d'autant que s'y cumulent à la fois une zone de dangerosité et une zone économiquement riche, car depuis Gibraltar jusqu'au nord de l'Ecosse, le littoral ouest de l'Europe vit de la mer, avec les fermes à saumons, les exploitations ostréicoles, le bassin d'Arcachon, etc. En raison du risque pour l'environnement et du risque économique d'un dommage environnemental, il y a nécessité de faire quelque chose. Si vous y ajoutez des produits à caractère particulier, vous arrivez à un problème difficile. A cet égard, dans notre rapport, nous tenons beaucoup à l'analyse concernant le fioul lourd, pour laquelle nous avons transmis toutes les informations dont nous disposions.

Mais, il ne faut pas tout mélanger. Il m'arrive d'être appelé en consultation avant même que j'ai fini mon rapport, pour me demander ce que l'on peut faire. Dans les jours qui ont suivi le naufrage du Prestige -car on ne peut pas laisser l'opinion publique sans réponse-, ont été bâtis ce que l'on a appelé les accords de Malaga. En les baptisant ainsi, il est vrai que la convention du droit de la mer avait été « interprétée ». Dans le même temps, ces accords de Malaga tenaient bien compte du fait que la zone concernée présente une statistique d'accidents et un patrimoine environnemental à protéger.

Vous avez des enjeux importants et un produit dont il est particulièrement difficile de se débarrasser. Or là aussi, nous tenons nos statistiques. Les accidents de pétrole concernent actuellement plutôt le fioul lourd, ce n'est pas le pétrole en général. Je vais peut-être vous surprendre en vous disant qu'à l'heure actuelle, les navires de charge les plus sûrs sont sûrement les pétroliers.

Vous m'interrogez aujourd'hui sur le Prestige. Aucun d'entre vous ne m'a interrogé sur le Giorgios qui, le lendemain du naufrage du Prestige, a coulé devant Brest avec une cargaison de 5 000 tonnes d'argile, mais sans provoquer aucune pollution. La Marine a récupéré, au cours d'une opération extrêmement efficace et risquée, l'ensemble de l'équipage.

On peut parler de ports de refuge, mais pendant la période qui a suivi l'épisode particulièrement troublé du Prestige, deux navires, un thaïlandais et un russe, sont tombés en panne, au risque de se fracasser sur les rochers. Tous les deux ont pu être amenés à bon port à Brest où on leur a donné un lieu de refuge et où ils ont été réparés avant de reprendre la mer dans de bonnes conditions.

Tous les incidents ne sont donc pas de même nature. Il se trouve que le produit qualifié de fioul lourd est un produit à problème qui demande une réponse spécifique. On ne peut pas se contenter de laisser fonctionner un marché dans lequel les navires les moins sûrs sont affectés à une des marchandises les plus polluantes en cas d'accident.

Audition de M. Fabrice THÉOBALD,
Délégué général de la Chambre syndicale des constructeurs de navire


(extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Théobald est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Théobald prête serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Fabrice Théobald, à qui je souhaite la bienvenue. M. Théobald, vous avez l'habitude des auditions parlementaires puisque vous avez été entendu, il y a trois ans, par la Commission d'enquête sur l'Erika et plus récemment par les co-rapporteurs de la délégation pour l'Union européenne sur la question de la sécurité des transports maritimes.

Nos premières auditions, avec M. Tourret pour le BEA-mer, M. Simonnet pour la Direction du transport maritime, des ports et du littoral, et M. Garnier pour le Secrétariat général de la mer, nous ont montré que les problèmes de sécurité du transport maritime de produits dangereux pouvaient trouver une partie de leur solution au niveau de la construction des navires. Sur ce thème qu'il convient d'examiner avec beaucoup de prudence, vous devriez pouvoir nous apporter des éclairages et des perspectives précises.

M. Fabrice THÉOBALD : Vous avez fait état de mes précédentes auditions. Je le déplorerais presque. En effet, une audition suppose à chaque fois qu'un événement malheureux s'est produit, et il y en a beaucoup trop.

Les naufrages de l'Erika et le Prestige sont dus à des accidents de structure, c'est-à-dire que leur coque s'est brisée et qu'il n'y a pas eu de faute du bord. Il s'agit en l'occurrence de navires usés jusqu'à la corde, qui se rompent. Cela nous interpelle sur l'état des navires, qui est la cause première de ces naufrages. C'est d'ailleurs ce qu'a confirmé le BEA-mer, selon les informations diffusées dans la presse.

Quant à savoir si les constructeurs savent éviter de tels problèmes, la réponse est oui. Les navires qui sortent des chantiers navals sont conçus pour ne pas se rompre dans la tempête. Il n'est pas possible d'évoquer une tempête ou les mauvaises conditions du Golfe de Gascogne, même s'il s'agit d'une des plus mauvaises mers du monde, pour expliquer ou justifier un naufrage.

Ce point étant acquis, il est inadmissible de voir que des navires se sont ainsi rompus ; par exemple, le Prestige aurait perdu des morceaux. C'est le propriétaire qui est responsable de l'état de ses navires. C'est pourquoi quand on parle de « navires poubelles », il faut aussi parler « d'armateurs poubelles », car c'est à leur niveau que se situe le problème.

Nous savons résoudre les problèmes techniques, mais le problème se situe surtout à un niveau politique et celui de la responsabilité, semble-t-il, des acteurs de la chaîne maritime.

En France, pour des raisons industrielles, nous sommes plutôt spécialisés dans d'autres types de navire que les pétroliers. Pour faire un parallèle avec le textile, nous faisons plutôt de la haute couture que du prêt-à-porter. Or les pétroliers, qui sont des bateaux construits en série, relèvent plutôt du domaine du prêt-à-porter. En Extrême-Orient, un seul chantier peut construire cinquante navires par an, tandis que notre principal chantier en construit cinq. Les Coréens seraient incapables de construire les navires que nous produisons. En revanche, il nous est difficile de concurrencer les Coréens sur la production de pétroliers. Mes propos s'appliquent toutefois plus particulièrement à la France car certains chantiers européens construisent également des pétroliers.

Comme nous sommes également des acteurs de la vie maritime, ces naufrages que nous voyons se succéder depuis quelques années jettent un discrédit sur le monde maritime en général. Au début des années 90, les ingénieurs européens avaient imaginé la meilleure solution technique, à savoir le pétrolier E3 (économique, écologique, européen). Nous sommes toujours persuadés que cela reste la meilleure solution technique, mais politiquement, elle est inapplicable. Il n'est même pas possible de l'envisager, le Congrès américain ayant décidé unilatéralement des règles qui ont été avalisées par l'OMI. Maintenant que ces règles ont été imposées, nous ne pouvons plus revenir en arrière et nous devrons aller jusqu'au bout.

En ce qui concerne les structures de ces pétroliers, la Commission de Bruxelles, dans les paquets Erika I et II, a préconisé que l'on avance le calendrier de remplacement des navires à simple coque par des navires à double coque. A cet égard, notre sentiment est clair. Cela renforcera la sécurité parce que les navires à simple coque, qui iront à la casse, seront remplacés par des navires neufs, et chacun sait qu'un navire neuf est plus sûr qu'un vieux navire. Certes, des navires âgés peuvent être bien entretenus, mais le fait qu'une grande partie des navires d'un certain âge seront envoyés à la casse constituera indéniablement un facteur de sécurité. C'est la raison pour laquelle nous soutenons cette initiative de la Commission européenne.

Néanmoins, nous considérons que la double coque en tant que telle n'apporte pas une sécurité supplémentaire. En effet, entre les deux coques, se trouve un espace qui doit pouvoir être facilement entretenu. Cela n'est pas évident en l'absence de toute autre nouvelle norme. Pourtant le bon entretien des navires est essentiel. Sinon, non seulement la double coque n'améliorera pas la sécurité, mais elle aura même plutôt tendance à générer un risque supplémentaire, celui de l'explosion.

Les mesures proposées ont une double nature. Certes, elles apportent la sécurité dans l'immédiat, mais elles ne sauraient suffire. On a raison d'attacher de l'importance à ces questions de simple ou double coque, mais dans le Oil Pollution Act américain, l'essentiel réside dans la responsabilité de l'armateur. L'armateur doit présenter des références lorsqu'il accède au trafic américain qui est totalement protégé.

Les Etats-Unis réservent à leur pavillon et à leurs chantiers navals l'intégralité du cabotage national, c'est-à-dire que toute cargaison, y compris de l'Alaska, des îles Hawaii, des îles Samoa et des îles américaines en général, transportée d'un port américain vers un autre port américain, doit l'être obligatoirement sous pavillon américain et dans un navire construit aux Etats-Unis. Il n'y a aucune dérogation à cela. Telle est la loi américaine. Les Etats-Unis, qui sont une puissance libérale, savent, quand leur intérêt national est en jeu, faire une entorse à leurs principes et fermer l'accès à leur marché. Pour accéder au marché américain, qui est très réglementé, il faut présenter une caution d'un milliard de dollars -ce qui est beaucoup plus élevé que nos assurances- et s'identifier.

Les initiatives des gouvernements français et espagnols vont aujourd'hui dans ce sens puisqu'elles comportent la volonté d'une pénalisation, en particulier de l'armateur. En première page de l'édition du « Lloyd's List » d'aujourd'hui, le journal de référence dans le monde maritime, on peut lire le gros titre suivant : « La peur de la prison pousse l'armateur à boycotter l'audition à laquelle les parlementaires européens sont en train de procéder à Bruxelles. » (Traduction.) Les armateurs ont peur, s'ils se rendent à cette audition, d'être immédiatement extradés et de se retrouver en prison à Madrid.

Par ailleurs, un rapport de l'OCDE, publié en anglais au mois de mars et qui s'intitule « Ownership and control of ships », c'est-à-dire « Propriété et contrôle des navires », montre qu'il est très facile pour un propriétaire de navire de garder l'anonymat en créant une sorte de réseau lui permettant de ne pas apparaître. Le rapport ne s'interroge pas sur les raisons qui poussent nombre de propriétaires de navire à ne pas vouloir apparaître, mais constate que des organisations terroristes peuvent être propriétaires de navires. C'est dans cette optique qu'il propose certaines recommandations pour améliorer la transparence.

Même si ces propositions n'ont pas pour objet les éventuels pollueurs mais plutôt les éventuels terroristes, la communauté française et l'Union européenne pourraient quand même s'inspirer de ce rapport pour adopter des règles conformes aux préconisations de l'OCDE, qui prévoient que les registres, pour être admis dans l'Union européenne, devraient se conformer à une certaine transparence. Nous pourrions faire sur un plan européen ce que les Américains ont fait chez eux, voire l'envisager sur un plan international.

Le bon niveau d'intervention nous semble être l'Union européenne. En effet, certaines mesures peuvent être nationales, mais elles sont limitées de par la géographie même. On a dit que les navires dangereux devaient passer à 300 milles de nos côtes. Cette mesure est positive et a permis d'écarter des navires en mauvais état. Cependant, l'application de cette disposition aboutirait à ce qu'en Manche les navires se retrouvent au coeur du Royaume-Uni ! De par la géographie, cette mesure est donc d'application limitée. En revanche, l'Union européenne, qui constitue une entité difficilement contournable car il est difficile pour un navire de ne jamais faire escale dans un de ses ports, nous paraît être le bon échelon.

Après le naufrage de l'Erika, la Chambre syndicale des constructeurs de navire a été à l'initiative d'une demande de toutes les professions maritimes françaises, pour que soit créée l'Agence maritime européenne. Il semblerait qu'elle soit en cours de constitution, mais cela a pris beaucoup de retard. Le processus européen est long.

En tant que Français, mon souhait serait qu'elle soit basée à Nantes, mais elle sera là où les gouvernements le décideront. La création d'une telle agence est une démarche qu'il convient d'encourager, car j'espère que cette agence aura une conception dynamique de son mandat et aura tendance à accroître ses prérogatives. C'est une bonne décision car nous avons besoin d'un centre européen politique de décision pour agir. L'existence même de cette structure favorisera le renforcement de la sécurité et ne peut être que positive.

De ce point de vue, il faut soutenir cette initiative -comme l'a fait le gouvernement-, et la position de la Commission européenne. Il en est de même pour les sociétés de classification qu'elle voulait réglementer. Les deux paquets Erika doivent être mis en place le plus vite possible, dans un souci de plus grande efficacité.

Certains objecteront : « Mais toutes ces mesures ont un coût. Il faudra des navires neufs, ce qui va renchérir la facture pétrolière et le coût du transport maritime ».

A l'époque du pétrolier E3, une étude avait été faite en établissant chaque poste de dépense. Au prix de revient européen, la construction d'un grand VLCC (very large crude carrier) coûterait environ 110 millions d'euros. En fait, ce type de navire est vendu 70 millions d'euros parce qu'il est produit en Corée où il est vendu moins cher. Nous avions établi notre étude avec trente jours d'arrêt par an au lieu de quinze, multiplié les frais d'équipage par trois par rapport à des frais d'équipage du tiers monde. Le coût du transport maritime avait donc été envisagé de manière très large. En tenant compte de ces conditions favorables de transport maritime, nous arrivions à un surcoût de quatre centimes de franc par litre. Vous voyez bien que sur un plan collectif c'est dérisoire et que cela limite singulièrement la portée de l'objection énoncée plus haut.

J'ajouterai un commentaire supplémentaire. Quelles que soient les décisions que l'on prend, et je pense notamment à celles envisagées par les gouvernements européens, il faut montrer de la ténacité. C'est la qualité la plus importante, qui manque parfois aux Français. Si je peux faire une métaphore, la marée de l'indignation recouvre tout, mais les rochers de l'indifférence restent et quand la marée se retire, les rochers demeurent.

D'autres pays, en particulier ceux qui défendent les positions du libéralisme intégral, sont beaucoup plus tenaces que nous. Nous devons être fermes politiquement sur nos résolutions : elles peuvent être imposées, mais c'est une question de volonté et de détermination.

Nous pouvons obtenir quelque chose en matière de sécurité en Europe, mais pour que l'Union européenne agisse, la France doit rester très présente et s'affirmer par rapport aux autres Etats dans la durée. L'Agence maritime européenne se met seulement en place, alors que nous l'avions demandée après le naufrage de l'Erika. Le processus européen est lourd et nécessite une détermination politique nationale durable. C'est le message que je voulais vous transmettre.

Quelles que soient les excellentes dispositions qui seront prises tant au niveau européen que national, on ne peut éviter tout risque d'accident, car une faute humaine peut toujours se produire et entraîner une pollution maritime. A titre personnel, je voudrais quand même souligner que j'ai été choqué de voir des naufragés mis en prison.

Nous avons également estimé que les méthodes de ramassage du pétrole, qui sont apparues assez artisanales, pouvaient être améliorées en intervenant directement en mer. Comme ce sont des méthodes que l'on peut industrialiser, cela coûte dix fois moins cher que de ramasser le pétrole sur les plages avec des pelles et des seaux. C'est pourquoi une proposition de navires dépollueurs, que l'on a appelée le « Oil Sea Harvester »(OSH), a été faite.

Le OSH est un navire trimaran de 6 000 tonnes qui ramasse le pétrole entre les deux coques situées de chaque côté, les coques servant à aplanir la mer. Nous avons prévu que, même en cas de force 6, le navire puisse intervenir. En effet, il est indispensable d'avoir des navires qui interviennent en mer forte, car c'est souvent dans ces mers que se produisent les naufrages. L'ouverture qui balaie le navire mesure 30 mètres, si on compte la largeur de la coque centrale, les deux demi-largeurs des coques latérales et l'espace entre les deux coques.

Au polludrome du CEDRE à Brest, nous avons procédé à des essais qui se sont avérés concluants. La vitesse du navire peut être de quatre noeuds en opération de ramassage, et sa capacité de ramassage est d'environ 250 tonnes par heure. Il est assez rapide car il peut atteindre une vitesse de vingt nœuds, ce qui lui permet d'arriver sur zone relativement rapidement. Dans ces conditions, un seul navire par façade pourrait suffire. C'est principalement la zone atlantique qui est la plus menacée, étant donné la tendance générale des vents qui soufflent de l'ouest et qui rabattent les navires vers la côte.

Il est certain qu'un investissement est nécessaire. Cela coûte moins cher que de ramasser à la main, mais les dépenses ne sont pas imputées sur les mêmes budgets. Nous avons considéré qu'il serait difficile pour un Etat de faire un tel investissement, ne sachant pas quand il serait utilisé et même s'il le serait effectivement. C'est pourquoi nous avons pensé à un navire polyvalent qui puisse mener d'autres missions, en particulier des missions de surveillance des pêches, d'apport de matériels, des patrouilles sur zone, etc... Ainsi il pourrait être utilisé toute l'année et non pas rester au port en attendant qu'une pollution se produise.

Nous avons également prévu un hélicoptère. Dans le dossier, je vous ai détaillé les différentes missions de surveillance, d'intervention, de repêchage des engins flottants, de police douanière, de contrôle du trafic et de lutte contre l'incendie. Je peux maintenant vous présenter la cassette vidéo de ce navire.

(Projection d'une cassette vidéo.) Le navire ramasse l'huile entre les deux coques. Il dispose de différents instruments de ramassage selon que le pétrole est lourd ou léger. La concentration doit être comprise entre 1 et 4. Nous avons vu que c'était la plus optimale possible car, lorsqu'elle est supérieure à 4, le pétrole passe par-dessous le navire.

M. le Rapporteur : Quel coût et quel nombre d'heures de travail représente ce navire ?

M. Fabrice THÉOBALD : Le coût est de 100 millions d'euros. Quant au nombre d'heures, il faudra que je vérifie. Je vous donne également le document de l'OCDE ainsi que la plaquette vantant les mérites du pétrolier E3, mais pour cette dernière c'est à titre historique car, politiquement, ce n'est plus faisable.

M. le Rapporteur : On nous vend tellement le navire à double coque comme étant la panacée !

M. Fabrice THÉOBALD : Le plus important, ce sont les règles de responsabilité. C'est sur ce point qu'il convient de se pencher parce que les pollueurs doivent apparaître et être responsables.

Je vous ferai une petite suggestion au passage. Si, comme vos collègues parlementaires européens, vous convoquiez l'armateur, cela pourrait donner lieu à ce genre de titre. (référence à l'article paru dans le Lloyd's List.) Leur avocat est venu et a présenté un mémoire de deux pages. Il a donné les raisons pour lesquelles ses clients ne s'étaient pas présentés : selon lui, des personnes mal intentionnées voudraient les mettre en prison. Il a souligné que «personne n'a envie de passer 80 jours dans un quartier de haute sécurité en attendant la caution de 3,240 millions de dollars». C'est la Commission des transports du Parlement européen qui a entendu l'avocat.

M. le Président : Nous allons maintenant vous poser quelques questions. Vous avez déjà répondu à plusieurs d'entre elles. Pourriez-vous nous préciser les risques que présente la généralisation des double-coques, notamment les problèmes d'explosion, d'incendie, et autres ?

Lors d'une audition, il nous a été dit que très souvent, les pétroliers se brisaient en Atlantique plutôt qu'en Méditerranée, parce que la longueur des pétroliers était peut-être mal adaptée à la houle et qu'un effet mécanique faisait que la structure travaillait beaucoup trop dans un point faible du navire. Qu'en pensez-vous en tant que technicien ?

J'aimerais également que vous nous disiez ce que vous pensez du problème des dégazages et déballastages. Pensez-vous que l'on puisse rendre impossible, sur les pétroliers, ce système pratiqué jusqu'alors en haute mer, ce qui ferait que les opérations doivent être réalisées dans des ports adaptés ?

Vous venez de nous présenter une maquette du navire dépollueur de l'avenir, mais j'aimerais vous parler de ce qui avait été dit juste après le naufrage de l'Erika quand nous avions préconisé, et cela a été décidé, la construction de deux remorqueurs français pour la Marine nationale. Quel est l'état d'avancement de ce dossier ? Des difficultés ont-elles été rencontrées ? Le marché français est-il capable de répondre à cette demande ?

Je passe la parole au Rapporteur qui va maintenant vous poser ses questions.

M. le Rapporteur : Après le naufrage de l'Erika, il avait beaucoup été question des contrôles et de leur taux : la France n'était pas le pays le mieux placé au regard de l'obligation d'un taux de contrôle de 25% imposé par l'Union européenne. Ce taux de contrôle semblerait aujourd'hui monter en puissance. En revanche, les professionnels que nous avons déjà auditionnés nous ont fait part de leurs réserves concernant la qualité et la durée du contrôle. Pourriez-vous nous en parler ?

Concernant les sociétés de classification, certains ont souligné qu'elles sont parfois juge et partie, ce qui pose un problème d'indépendance de jugement. Que pensez-vous de l'évolution souhaitable du statut des sociétés de classification ? Quant à la périodicité des inspections, à quel rythme devraient être contrôlés les navires dans les différents ports ? Le rythme des inspections doit-il être accéléré pour les navires plus anciens ?

En matière de contrôle, pour atteindre le taux de 25%, au-delà des futurs jeunes inspecteurs en formation à Nantes, le secrétaire d'Etat, M. Bussereau, avait pris la décision de faire appel à des jeunes retraités de la Marine marchande, de façon à disposer immédiatement de personnes opérationnelles. Cela constitue-t-il pour vous une solution efficace ?

M. Fabrice THÉOBALD : En ce qui concerne la double coque, je le répète, aujourd'hui, la proposition de la Commission européenne d'accélérer la généralisation de la double coque va dans le sens de la sécurité parce qu'elle va favoriser le renouvellement des navires. Sur ce point, nous n'avons aucun état d'âme. Mais à terme, dans cinq ou dix ans, si rien ne change et si les navires sont mal entretenus, nous estimons que la double coque ne constitue pas la solution optimale parce qu'un espace vide s'accompagne d'un risque d'explosion.

En effet, en cas de fuites de pétrole, le pétrole est en contact avec l'air et il dégage des gaz. C'est pourquoi les navires doivent dégazer. S'il y a du pétrole sur les parois, du gaz se dégage et forme avec l'air un mélange explosif. Je reviendrai plus tard sur les méthodes pour lutter contre ce processus, qui constitue un danger. Rappelez-vous le Haven en Méditerranée ou le navire à double fond Aegis Sun, qui s'est échoué au large de La Corogne. Le double fond de ce pétrovraquier a explosé.

Dans le pétrolier E3, le double fond était rempli de pétrole parce qu'en cas d'échouement, la pression hydrostatique de l'eau empêche le pétrole de s'en aller, puisque la hauteur de pétrole est inférieure à la hauteur d'eau. C'est une sorte de double pont situé à six mètres du fond, mais qui ne présente pas de risque d'explosion. En effet, lorsqu'une citerne est remplie de pétrole, elle n'explose pas car il n'y a pas d'air.

Par ailleurs, sur les parois, le fait d'être à six mètres donnait suffisamment d'espace pour permettre à un homme d'inspecter les membrures et les parois et de veiller à ce qu'il n'y ait pas de fuite. La double coque n'est pas constituée de deux parois lisses, elle comprend beaucoup de membrures pour que le navire tienne dans les tempêtes. Lorsque vous n'avez que deux mètres, avec toutes les membrures, les varangues et les lisses, l'espace est très réduit et il est très difficile d'y passer, il faut être un acrobate. C'est ce qui nous avait amenés à concevoir cette solution.

Nos collègues constructeurs japonais avaient imaginé une autre option qui se rapprochait de celle-là. Ils préconisaient plutôt un « mid-deck », c'est-à-dire un pont à mi-hauteur. C'est un peu le même esprit. Mais il faut s'accommoder du monde tel qu'il est et être réaliste. Aujourd'hui, prenons la double coque car elle apporte une sécurité, même si à terme c'est moins certain. Ce n'est vrai que tant que les bateaux sont neufs.

Votre deuxième question concernait la houle de l'Atlantique. Je me souviens de mes cours de génie maritime où l'on nous apprenait que la poutre navire a effectivement tendance à casser dans la houle de l'Atlantique : mais on construit précisément les navires pour qu'ils ne cassent pas dans la houle de l'Atlantique ! Ce n'est pas la longueur du navire qui est en cause, mais l'armateur négligent ou la société de classification qui n'a pas pris les mesures d'échantillonnage et a laissé le navire se dégrader. Le maintien d'une poutre navire dans la houle, y compris quand cette dernière rentre en résonance avec la poutre, est un problème que l'on sait résoudre.

Sur le plan technique, nous connaissons parfaitement ces questions. C'est le b-a-ba de la construction navale. De toute façon, on ne peut pas changer la houle de l'Atlantique et construire des pétroliers qui ne navigueraient pas dans l'Atlantique. Ce n'est pas la houle qui est en cause, mais la négligence des propriétaires de navire ou de ceux qui ont mal fait les contrôles.

M. le Président : Qu'en est-il de l'impossibilité pour les nouveaux navires de dégazer en mer et de l'obligation de procéder à ces opérations dans les ports ?

M. Fabrice THÉOBALD : Encore faut-il que les ports soient équipés de stations de déballastage pour que les navires puissent se débarrasser de leur ballast sale. Il existe aussi la technique de chargement sur résidus. Cela pollue, mais un peu moins. Au lieu de laver les citernes et de rejeter l'eau sale à la mer, il s'agit de la décanter dans les ballasts et de ne rejeter à la mer que la partie basse où il est censé n'y avoir que de l'eau. Le résidu restant est conservé, puis le pétrole brut est chargé sur ce résidu, qu'il dissout, le résidu étant un résidu de pétrole. C'est une autre technique.

Il existe aussi des installations de gaz inerte. Je vous ai dit que le gaz formait avec l'air un mélange explosif. Les navires modernes peuvent comporter des installations qui « inertent » le gaz, c'est-à-dire qui remplacent l'air par du gaz d'échappement des moteurs, lequel est pauvre en oxygène. Dans ces conditions, sans oxygène, il n'y a donc plus de risque d'explosion. C'est une autre manière de lutter contre le risque d'explosion. De toute façon, les navires ont besoin de dégazer : le problème réside dans le déchargement des eaux sales.

Nous devons lutter contre le déballastage sauvage en mer, mais encore faut-il qu'existent des stations de déballastage dans les ports européens et que leur capacité soit suffisante pour traiter, dans un délai raisonnable, les navires qui arrivent.

Concernant les remorqueurs, la France avait eu, après le naufrage du Torre Canyon, une initiative intéressante. Plutôt que de confier à la Marine nationale, c'est-à-dire à l'Etat, l'achat, l'exploitation et l'entretien des remorqueurs, elle a proposé de privatiser l'investissement. Les Anglais utilisent pour cela l'expression « Private Investment Funding ». Ce n'est pas une mauvaise idée, car lorsqu'un acteur privé investit, en général des banques contrôlent l'investissement : on peut donc supposer que la rationalité économique est plus poussée. Cela va coûter moins cher à l'Etat qui n'intervient pas comme investisseur, mais comme affréteur.

Le Oil Sea Harvester pourrait être un navire qu'une compagnie privée commanderait dans un chantier ; cette compagnie passerait ensuite un contrat d'affrètement avec l'Etat et exploiterait le navire. Cela coûterait sans doute moins cher : ceci engagerait l'Etat dans le temps, mais ne le contraindrait pas à réaliser un investissement qui pourrait être trop lourd sur le moment, étant donné les contraintes budgétaires annuelles qui pèsent en permanence sur ceux qui ont la lourde charge d'équilibrer les finances publiques.

A ma connaissance, le remplacement des remorqueurs n'a pas encore été fait. C'est en gestation, car ces navires ont un certain âge. Je peux difficilement vous en dire plus pour le moment.

M. le Président : A votre connaissance, ont-ils été commandés ?

M. Fabrice THÉOBALD : A ma connaissance, non. C'est en cours de discussion. Mais c'est un armateur qui les commanderait.

S'agissant du taux des contrôles, je fais également partie de l'Institut français de la mer avec les armateurs, les chantiers navals, etc. En tant qu'administrateur, je suis partie prenante de cet institut qui avait protesté contre les mauvaises performances françaises en la matière. Quand j'ai vu que la France était assignée devant la Cour de justice des communautés européennes parce qu'elle ne réalisait pas le quota obligatoire, j'ai trouvé cela inadmissible, car les autres pays atteignent pleinement leur quota de contrôles.

Tout à l'heure, vous avez évoqué la qualité des contrôles. C'est une question que je me suis posée. En consultant le site du Mémorandum de Paris, on constate que le taux de navires retenus par exemple en Italie est supérieur à celui de la France. Les inspecteurs ne montent pas simplement sur les navires pour demander si tout va bien. En tout cas, dans les pays voisins, les contrôles sont faits avec sérieux et les navires sont retenus. C'est ce que montrent les statistiques.

Nous n'avons donc pas du tout été au niveau souhaitable, il faut l'admettre. Nous avons été en dessous de ce que nous aurions dû être. L'administration a fait tout ce qu'elle pouvait : elle a ouvert des concours, mais les postulants ne se sont pas présentés. D'où l'idée préconisée par l'Institut de la mer et reprise par le gouvernement, à savoir utiliser les compétences des « papis ». Ces personnes ont de l'expérience et ont navigué. Je ne sais pas comment font nos voisins, mais ils ont dû faire de telles choses, notamment nos voisins italiens qui sont vraiment à la hauteur. Nous devons utiliser tous les moyens possibles et celui-ci semble légitime : alors pourquoi ne pas utiliser les compétences de ces retraités ?

Concernant les sociétés de classification, je sais que la Commission envisage de les contrôler. La plupart d'entre elles, du moins celles qui font partie de l'IACS, font bien leur travail, mais l'approche commerciale de ces sociétés joue toujours un peu. Ce sont aujourd'hui des sociétés privées qui ont besoin de présenter des bilans : certains navires adoptent un comportement déplaisant en passant d'une société de classification à une autre. Lorsque des navires sont rayés d'une société de classification, il serait bon de savoir où ils vont. Lorsque la société de classification ne délivre plus le certificat, cela doit être rendu public. Les armateurs vont souvent vers d'autres registres qui sont moins fiables ou n'appartiennent pas à l'IACS, etc... Ce que fait la Commission me paraît aller dans le bon sens.

M. Michel HUNAULT : Permettez-moi de faire une réflexion. J'ai l'impression de vous réentendre trois ans après votre venue devant la Commission spéciale sur l'Erika.

Je voudrais revenir sur votre affirmation. Vous avez dit tout à l'heure que le problème résidait dans la responsabilité des acteurs de la chaîne maritime et qu'il était très difficile de faire apparaître les véritables propriétaires des navires. Au-delà de ce constat, quelles sont vos suggestions pour remédier à ce flou juridique ?

M. Fabrice THÉOBALD : Je proposais de suivre ce que préconise l'OCDE, c'est-à-dire de demander aux Etats du pavillon une plus grande transparence, non pas contre les voyous de la mer, mais contre les organisations terroristes. Le mandat de l'OCDE en juillet dernier était de travailler sur la façon dont les organisations terroristes peuvent être propriétaires de navires. C'est en effet très facile, comme le montre le rapport. Une règle internationale doit imposer la transparence aux registres, c'est-à-dire aux Etats du pavillon. Si un Etat décide de ne pas l'imposer, la communauté internationale doit interdire aux navires de cet Etat l'accès à leurs eaux. Cela limiterait alors cette opacité qui est trop souvent la règle.

Si elle en avait la volonté, l'Union européenne pourrait être plus hardie et prendre des mesures à l'américaine, c'est-à-dire imposer des décisions unilatérales : pour accéder dans un port de l'Union européenne, il faudrait par exemple décliner l'identité du navire.

M. le Président : Pas de la même façon que les Américains qui, si j'ai bien compris, ne tolèrent que des navires sous pavillon américain et construits aux Etats-Unis.

M. le Rapporteur : Pour le cabotage seulement.

M. Fabrice THÉOBALD : Je ne trouverai pas cela choquant du tout. Vous constaterez que, sur les routes européennes, ne circulent que des camions construits dans l'Union européenne. Il n'y a pas de gros poids lourds japonais ou américains, parce qu'est appliqué un droit de douane de 12%. De ce fait, le trafic routier européen est totalement protégé. En revanche, lorsqu'une marchandise va de Messine à Hambourg par exemple, elle passe par la mer et le navire peut être chinois, singapourien ou autre.

Cela ne me choquerait pas que des contraintes à l'américaine soient mises en œuvre dans l'espace européen, mais je sais que certains seraient choqués, notamment chez nos partenaires.

M. Bernard DEFLESSELLES : Je voudrais revenir sur le problème des sociétés de classification et de certification. On sait que certaines d'entre elles sont à la fois juge et partie. Elles sont clientes de l'armateur comme organe de classification et peuvent également être partenaires de l'Etat de pavillon en tant qu'organe de certification. Pensez-vous qu'il faudrait séparer les missions, selon qu'elles s'adressent à des armateurs ou à l'Etat du pavillon ?

M. Fabrice THÉOBALD : C'est une question difficile pour un Etat, encore que le Canada le fasse avec des mesures d'échantillonnage. Si on prend l'exemple des contrôles pour les automobiles, vous êtes obligé d'aller dans un centre technique agréé que vous payez et qui vous prescrit les réparations.

M. Bernard DEFLESSELLES : Mais le centre technique ne réalise pas les réparations.

M. Fabrice THÉOBALD : La société de classification ne fait pas non plus les réparations, c'est un chantier de réparation qui s'en charge. Dans le cadre national, un centre technique qui donnerait des certificats de complaisance serait en quelque sorte lui-même contrôlé. L'idée est que l'Etat contrôle ce que font les sociétés de classification. La délégation d'un certain nombre de tâches à ces sociétés me paraît difficilement évitable, ou alors les Etats doivent se doter d'une administration extrêmement conséquente. Mais je pense qu'il serait préférable d'agréer les sociétés de classification. Après le naufrage du Braer, la Commission de Bruxelles a émis une directive en ce sens.

A l'époque, une société de classification grecque, la « Hellenic Register » était réellement sous norme. Or la Grèce a fait des pieds et des mains pour la protéger et après un ou deux ans, lorsque l'indignation est retombée et qu'on a oublié cet épisode, personne ne s'en est plus préoccupé. Finalement, les règles européennes ont été adoucies. Les règles doivent être ratifiées par le Conseil des ministres : or, le représentant grec était très motivé alors que les autres l'étaient moins car le temps avait passé et, petit à petit, la directive a été vidée de son contenu. D'où la grande importance de la ténacité dans les actions entreprises aujourd'hui. Je crois que si l'instauration d'un agrément des sociétés de classification est souhaitable, on ne peut pas les remplacer. Ce sont elles qui disposent de l'expertise technique.

M. le Président : Comment cela pourrait-il s'articuler avec l'Agence maritime européenne ?

M. Fabrice THÉOBALD : Une des missions de l'Agence consiste justement à proposer des règles. Politiquement, il me paraît difficile d'ignorer ou de mépriser des propositions avancées par l'Agence. J'ai confiance dans cette Agence et je souhaiterais que ses pouvoirs soient les plus larges possibles.

M. Jacques LE GUEN : Je voudrais obtenir une précision sur les navires double coque. Tout à l'heure, vous avez dit que leur généralisation était une solution dans la mesure où elle conduisait à remplacer les navires, mais que leur entretien va être difficile pour des raisons techniques. Comme la durée de vie des bateaux sera beaucoup plus courte, il faudra alors déterminer des critères beaucoup plus précis quant à leur durée de vie.

Ensuite concernant le Prestige, on sait qu'il avait fait l'objet de multiples réparations sur des points précis de sa structure, lesquelles se sont rompues à un moment donné. Quelle a été l'attitude de la société de classification face à l'évolution de ce bateau et comment se fait-il qu'elle n'ait pas remis en cause les certificats de navigabilité ? C'est un point que j'ai du mal à saisir.

M. Fabrice THÉOBALD : Sur le cas du Prestige lui-même, il est certain qu'il s'agit là d'un accident de structure. Mais il est facile de blâmer l'inspecteur en cause et de dire qu'il aurait dû changer plus de tôle.

J'attire votre attention sur le naufrage du Tanyo, qui sortait du chantier naval de réparation. Quand vous réparez un point défectueux, en fait vous le déplacez ailleurs. La rupture se produit à l'endroit où on avait cessé de mettre les tôles nouvelles. Certes, vous renforcez la structure mais après un certain temps, il faut pratiquement finir par construire un navire neuf. A un moment donné, on ne peut plus réparer indéfiniment le navire, il doit être envoyé à la casse. Lors de la visite du navire tous les cinq ans, il est plus facile pour un inspecteur, compte tenu des pressions qui s'exercent sur lui, de préconiser le changement de 150 mètres de tuyaux plutôt que de dire que tel navire ne peut plus prendre la mer. Il faut effectivement fixer un âge limite. Certains diront que c'est injuste car certains navires âgés sont bien entretenus, mais dans l'ensemble, ce sont malgré tout les vieux navires qui ont des accidents.

Le critère de l'âge pourrait varier selon le type de navire. Par exemple, les méthaniers construits à Saint-Nazaire, qui naviguent entre Brunei et le Japon, ont trente ans. Ils sont très bien entretenus et leur structure est très forte. En revanche, la structure des pétroliers est moins forte et le pétrole finit par dissoudre un peu la tôle. Les vraquiers, c'est-à-dire les navires qui transportent des marchandises sèches, ont des accidents de structures encore plus importants que ceux des pétroliers. On en parle moins parce qu'ils ne provoquent pas de pollution, mais il arrive que des marins de ces bateaux disparaissent, notamment parce que ces navires coulent très rapidement.

Le grand mérite de l'Oil Pollution Act américain est de comporter, pour la première fois, une clause de « rétrofiting », ce qui signifie que les vieux navires en cours d'utilisation doivent également être mis aux nouvelles normes. En effet, quand on définit de nouvelles clauses, elles s'appliquent en général seulement aux navires à construire. Finalement, les nouveaux règlements handicapent plutôt la sécurité car ils donnent une prime aux vieux navires qui n'ont pas besoin de se conformer aux nouvelles réglementations. Cela avait toujours été comme cela.

Mais pour les double-coques, pour la première fois, a été défini un calendrier de démolition, ce qui va dans le bon sens. Auparavant, on considérait qu'un pétrolier avait une durée de vie de quinze ans, maintenant on les utilise jusqu'à vingt ans, voire vingt-cinq ans d'âge. Or les pétroliers n'ont pas été construits pour durer aussi longtemps. Je serais en faveur du principe de la guillotine : à partir d'un certain âge, le navire doit prendre la route du chantier de démolition, même si cela peut être parfois un peu injuste.

M. le Président : Quelle est la bonne fréquence de contrôle des navires, y compris en cale sèche ?

M. Fabrice THÉOBALD : Il est difficile de répondre à cette question. Je sais qu'aujourd'hui, les contrôles sont effectués tous les cinq ans. C'est ce qu'on appelle la visite spéciale.

M. Christophe MASSE : Je voudrais revenir sur les contrôles. A l'heure actuelle, de nombreux élèves sont en formation dans une école à Nantes. Mais comme les pétroliers naviguent toujours et que les contrôles doivent être faits, pensez-vous que la proposition de « récupérer » des jeunes retraités de la Marine marchande pour effectuer des contrôles est une idée judicieuse en termes de valorisation optimale des compétences ?

M. Fabrice THÉOBALD : Les professions maritimes, qui sont présentes dans l'Institut français de la mer, l'ont préconisé. Nous avons besoin de l'expérience. Cela bouscule certaines habitudes administratives, mais nous devons parvenir à réaliser nos quotas. C'est ridicule vis-à-vis de nos voisins européens qui, eux, les atteignent sans problème. Nous sommes en première ligne. Tout à l'heure, j'ai dit que la France doit affirmer sa personnalité. Comment voulez-vous donner des leçons aux autres si nous ne remplissons pas nous-mêmes nos propres obligations ? Cela affaiblit la position française en faveur de la sécurité en Europe alors que nous sommes les plus exposés au risque maritime avec l'Espagne et le Portugal.

M. Jean-Pierre DUFAU : Vous avez mentionné que l'avantage du navire à double coque est avant tout d'être récent. Au lieu de partir dans des considérations techniques relatives aux double-coques ou au concept E3, nous avons besoin de navires récents en état de naviguer. Alors pourquoi ne pas prendre immédiatement des mesures simples et draconiennes, comme les accords de Malaga le prévoient, selon lesquels des navires de plus de quinze ans sont interdits en Europe ?

Sur les déballastages, vous avez indiqué qu'ils étaient absolument nécessaires. Mais dans quelle condition une telle nécessité peut-elle être conjuguée avec le respect de l'environnement ?

S'agissant des dégazages, de même qu'il y a des mouchards sur les camions, ne pourrait-on imaginer une sorte de boite noire adaptée qui enregistrerait chaque dégazage réalisé par le navire en haute mer ? Est-ce techniquement envisageable ?

M. Fabrice THÉOBALD : Tout à l'heure, j'ai abondé dans votre sens. La généralisation de la double coque serait une très bonne chose. De plus, le coût supplémentaire sur le transport maritime pour le consommateur serait dérisoire, car il s'établit quatre centimes de francs. Tout ce qui va dans ce sens serait positif, au moins pour les navires de vingt ans d'âge. De telles mesures paraissent, sur le plan du bien collectif, tout à fait judicieuses.

Quant au dégazage, il est techniquement possible de transporter l'eau des ballasts. Le problème est de savoir ce qu'on en fait. Transporter cette eau coûte plus cher. A cet égard, la concurrence mondiale est très vive, avec cinq mille navires qui peuvent aller d'un bout à l'autre de la terre. La pression sur les coûts est très forte parce que les affréteurs travaillent en lançant des appels d'offres et choisissent le moins cher. Les Etats doivent veiller à ce qu'une trop forte concurrence n'ait pas d'effets négatifs sur la sécurité. Les mouchards sont une très bonne chose, et c'est ce que le Parlement européen a imposé, avec raison.

Audition de M. Christian SERRADJI,
Directeur des Affaires maritimes et des gens de mer


(extrait du procès-verbal de la séance du 18 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Serradji est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Serradji prête serment.

M. le Président : M. Christian Serradji, directeur de la DAMGM depuis 1997, est également suppléant du représentant français à l'Agence européenne de sécurité maritime, M. Francis Vallat. Les compétences de la DAMGM sont très larges et recouvrent notamment les questions relatives au contrôle des navires, le droit du travail applicable aux marins et les négociations de droit international maritime.

M. Serradji, vous avez la parole pour un exposé liminaire sur votre appréciation de l'action de votre administration depuis trois ans en matière de sécurité maritime et de ce qu'elle pourrait encore utilement faire.

M. Christian SERRADJI : Je trouve étrange et quelque peu triste de devoir revenir devant une Commission parlementaire pour traiter le même problème que celui rencontré il y a quelques années avec l'Erika. Je suis en charge de ce secteur depuis 1994, la création de la DAMGM résultant d'une réforme mise en place, ultérieurement, en 1997.

Après huit ans de travail à la tête de cette maison, je peux maintenant proposer une réflexion sortant un peu du cadre classique et tenir un discours moins officiel.

Ma préoccupation majeure consiste à savoir si, par rapport au naufrage de l'Erika, nous nous sommes montrés plutôt moins bons ou plutôt un peu meilleurs pour traiter celui du Prestige. Sur ce point, je voudrais faire trois remarques majeures. Tout d'abord, dans notre engagement au niveau international, je crois que nous n'avons pas à rougir de ce qui a été fait. Toutefois, vis-à-vis des engagements qui avaient été pris par le gouvernement pour améliorer les moyens de l'Etat français afin d'assumer ses responsabilités, mon secteur souffre d'un énorme handicap, car toutes les promesses n'ont pas été tenues. Par ailleurs, en tant que passionné de ce secteur et conscient de mes responsabilités, je considère que l'on peut faire avancer les choses : certes, beaucoup reste à faire, mais pour cela une volonté politique forte est indispensable.

Sur le premier point, il n'est pas nécessaire de rappeler qu'aucune décision de caractère national n'a de sens dans le domaine du transport maritime et notamment en matière de sécurité. Le transport maritime a toujours été éminemment international. On peut même dire que ce secteur est le tout premier frappé par la mondialisation, la concurrence et le libéralisme à outrance, concepts sur lesquels repose le système international. Or, la tendance est forte, chaque fois que se produit un événement, de proposer plus de règles et plus de contrôles, alors qu'il faudrait traiter les questions de façon globale.

L'originalité de la démarche française a été de présenter, en 2000, trois mémorandums aux trois différents niveaux de responsabilité concernés et d'intervenir, en quatrième lieu auprès de l'Organisation internationale du travail. C'est dans cet ensemble qu'il faut évaluer l'efficacité de la démarche française.

En 2000, le principe a été très clairement énoncé : nous devions saisir l'Organisation maritime internationale (OMI) et Bruxelles pour les compétences qui relevaient de leurs domaines respectifs et, diplomatiquement et tactiquement, tenter de jouer sur la force d'une Europe unie pour s'imposer au sein de l'OMI. Je crois que, sur ce dernier point, nous avons assez bien réussi.

Quel est le résultat concret obtenu à l'OMI ? Le dernier incident qui avait suscité une émotion internationale est le naufrage de l'Estonia. Les premières mesures effectives ont été prises dix-huit mois après à l'OMI. Pour ce qui est de l'Erika, les premières mesures sont intervenues dès novembre 2000 et les dernières en 2001 ; la mise en place de mesures s'est poursuivie en 2002, en raison des événements du 11 septembre. En effet, des mesures rejetées antérieurement ont été adoptées grâce à l'aide américaine, au titre de la sûreté.

Parmi les mesures importantes que nous avons obtenues, je citerai :

- l'obligation de signalement des navires en Manche centrale, c'est-à-dire à Jobourg. Désormais, nous pouvons suivre les navires depuis Gris-Nez, Jobourg et Ouessant, alors qu'avant, il y avait un vide absolu. Je reviendrai sur quelques problèmes qui subsistent néanmoins entre Ouessant et Jobourg ;

- l'obligation d'embarquement de l'AIS, c'est-à-dire des transpondeurs, sur les navires. Nous aurons ainsi la possibilité de suivre les navires dès l'instant où ils se sont signalés. Nous l'avions obtenu pour novembre 2005, mais en raison du 11 septembre, l'obligation a été avancée à décembre 2004. Cela suppose d'ailleurs de prévoir des équipements sur le terrain pour pouvoir suivre ces navires. C'est là peut-être que se situe le vrai problème. Nous n'avons cependant pas obtenu totalement gain de cause : alors que nous avions demandé que les transpondeurs soient installés sur tous les navires, y compris déjà construits, ils ne le seront en fait que sur les navires futurs. Quant à un éventuel volontariat des navires existants de s'équiper, nous n'avons pu l'obtenir d'une façon définitive ;

- l'obligation d'emport de boîtes noires dites « VDR » sur les navires neufs, à compter de 2002, et sur tous les navires, quel que soit leur âge, à compter de 2004. C'est un élément important car la boîte noire permet de connaître la cause d'un incident ;

- la modification du rail d'Ouessant, celui-ci passant de trois voies à deux voies, ce qui permet d'éviter les croisements. Cette modification est le fruit d'une très longue négociation dont le résultat sera mis en œuvre à compter du 1er mai 2003. Les multiples croisements des navires posaient problème : des bateaux venant du nord de l'Amérique devaient couper le rail par deux fois, ce qui engendrait des risques de collision. J'attire votre attention sur le fait qu'en moyenne, six cents bateaux empruntent chaque jour, dans tous les sens, le rail d'Ouessant qui va jusqu'à Gris-Nez : deux cents dans le rail montant et descendant, deux cents en transversal, sans compter les plaisanciers, les bateaux de transport de passagers et les pêcheurs, ce qui constitue un vrai problème ;

- le retrait des navires à simple coque selon un calendrier complexe, d'ailleurs remis en cause depuis. Toutefois, je tiens à faire un rappel historique. La proposition française de supprimer les simple-coques a été présentée à Bruxelles en premier lieu, puisqu'il fallait obtenir le soutien de l'Europe pour ensuite saisir l'OMI, ce que nous avons fait. Or à Bruxelles, nous avons obtenu un calendrier qui allait jusqu'à 2017/2018, légèrement moins que l'« Oil Pollution Act » américain de 1990, du fait que l'unanimité ne s'est pas faite immédiatement au niveau communautaire. Un consensus minimum avait donc été arrêté à l'horizon précité. Quand nous sommes revenus à l'OMI, les quinze pays européens s'exprimant d'une même voix, c'est le calendrier français s'achevant en 2015 qui a été adopté, à compter de 2002. Cela signifie qu'en 2005 au plus tard, 40% de la flotte pétrolière mondiale sera constituée de navires à double coque. C'est une avancée notable ;

- les inspections en cales sèches pour tous les pétroliers de plus de quinze ans, à intervalle de deux ans et demi.

Ces différents résultats ont été obtenus au sein de l'OMI dans un délai inférieur à douze mois après la saisine de février 2002.

A Bruxelles, la catastrophe de l'Erika s'est traduite par l'adoption de deux « paquets » successifs de mesures. Le paquet Erika I concerne trois domaines importants :

- les navires à double coque ;

- l'augmentation du taux de contrôles de l'Etat du port et l'amélioration du contrôle sur les sociétés de classification, avec cependant un petit échec. La France avait demandé la responsabilité illimitée, mais nous n'avons pu l'obtenir en raison du lobbying très fort des sociétés de classification. Nous espérons pouvoir revenir sur cette décision ;

- le renforcement du système d'indemnisation du FIPOL. Un mémorandum spécifique a été présenté au FIPOL sur ce point et a ensuite été défendu à Bruxelles : les propositions n'ont pas abouti à ce jour, la création d'un fonds communautaire spécifique ayant été rejetée comme n'étant pas fonctionnelle. Tous les pays se sont orientés vers l'idée d'un troisième niveau d'indemnisation au sommet du FIPOL, ce qui est toujours en discussion. Mais ce point relève plus de la compétence du ministère des Finances que de ma propre direction.

Nous avons ensuite obtenu l'adoption du paquet Erika II, qui comportait des mesures importantes :

- la mise en place de ports ou de lieux de refuge ;

- la création et la publication d'une liste indicative des navires sous-normes, ce que la France avait déjà fait depuis 1977. Cette mesure a été étendue à l'ensemble de l'Europe ;

- une meilleure protection des victimes des pollutions avec la création d'un fonds communautaire dénommé « COPE ». Le débat se poursuit sur la création d'un troisième niveau d'indemnisation du FIPOL ou la mise en place du fonds COPE, ainsi que je l'ai indiqué précédemment.

Après avoir exposé les différentes propositions avancées dans les paquets Erika I et II, j'aborderai notre dernière démarche, d'un point de vue international, qui reste la plus obscure et dont on parle peu : elle concerne l'élément humain, qui a toujours été ignoré par l'OMI et auquel Bruxelles s'est peu intéressé. Je rappelle que le mémorandum présenté à Bruxelles comportait des dispositions relatives au facteur humain. Mais nous n'avons jamais obtenu, au cours des négociations bruxelloises, que la dimension humaine soit traitée en tant que telle.

Avec l'accord de mon ministre précédent, nous avions procédé à un démarchage auprès de l'OIT et obtenu que, dans l'accord international entre la France et le BIT, le thème des cinq prochaines années de travail soit l'élaboration d'une convention unique, dite du travail décent dans le secteur maritime. Un groupe d'experts de haut niveau, dirigé par un Français, a été mis en place.

Le résultat est déjà une réalité puisque la convention est élaborée et fait l'objet de débats au niveau international. A l'instar de la convention de sauvegarde de la vie humaine (convention SOLAS) ou la convention MARPOL pour le transport des matières dangereuses, une convention unique déterminera les conditions de travail des marins dans le monde entier.

Il fallait aussi que la France, qui revendiquait beaucoup de choses, assume ses propres responsabilités. C'est là que je me permettrai, bien que directeur et normalement soumis à la règle de la réserve administrative, d'attirer l'attention des élus sur la problématique à laquelle je suis confronté. Des décisions du Comité interministériel de la mer (CIMER) ont mis l'accent sur des efforts d'investissements humains et financiers de la part de l'Etat pour rendre applicable ce que nous demandions au niveau international.

J'attirerai votre attention sur trois points majeurs, le premier étant les CROSS. Les trois CROSS opérationnels pour la Manche sont Gris-Nez, Jobourg et Ouessant. A l'heure actuelle, entre le CROSS Jobourg et le CROSS Ouessant, un navire avançant à douze nœuds est silencieux, il n'appelle pas pendant sept heures. Ce même navire entre Jobourg et Gris-Nez est silencieux pendant six heures. Il avait donc été décidé par le gouvernement de procéder à la couverture radar de l'ensemble de ce secteur.

Nous avons les plus vieux radars en usage aujourd'hui, avec vingt-cinq ans d'âge. Nous étions très fiers de les mettre en place au lendemain du naufrage de l'Amoco Cadiz, mais depuis, ils n'ont jamais été changés. Lors de la visite de M. Bush en juin 2002, il nous avait été demandé d'assurer sa protection et sa surveillance par la mer. Or j'ai été obligé de dire que le radar était en panne. D'ailleurs, il tombe en panne en moyenne deux jours par semaine, malgré les efforts d'entretien des fonctionnaires. Il est vraiment temps de changer ces radars.

Il faudrait également compléter le dispositif existant par des radars supplémentaires et des antennes postées tout au long de la côte. Vendredi dernier, en visite à Dunkerque, j'expliquais que nous allions prendre le Vessel Traffic System (VTS) du port de Dunkerque pour assurer une couverture au-delà de la frontière franco-belge, où nous avons un problème de silence absolu. Il faudrait le faire tout le long de la côte. Nous avons utilisé le patrouilleur Iris pour le positionner dans ce secteur. Nous avons mené une étude et élaboré un plan, dont le coût s'élevait à l'époque à 384 millions de francs. Or je n'ai obtenu à ce jour que 60 millions de francs pour pouvoir réaliser cet effort.

Les autorités de Guernesey ont gracieusement mis à notre disposition un terrain pour implanter un radar qui permettrait de faire le lien entre Ouessant et Jobourg. Fin mai, nous signerons l'accord international permettant l'implantation de ce radar, mais nous n'aurons les moyens financiers de le mettre en place qu'en 2004 ou 2005.

Nous n'avons pas obtenu le soutien suffisant pour pouvoir réaliser ce projet plus tôt. Pourtant, entre-temps, nous avons beaucoup travaillé sur le thème des CROSS. Nous avons d'abord passé des accords avec les Anglais pour que toute information obtenue dans un CROSS français soit transférée en temps réel à son équivalent anglais de Douvres et vice versa. Nous avons signé le même type d'accord avec les Espagnols, le 14 décembre 1999, de sorte qu'aujourd'hui, une information en provenance de Gris-Nez est transférée à Cap Finisterre, pour aller jusqu'à Gibraltar et Tarifa. Nous pouvons le faire dès demain matin en continu jusqu'à Toulon.

Cet effort est réalisé sur nos propres moyens. Aux CROSS d'Ouessant et d'Etel, des fonctionnaires espagnols ont été formés pour pouvoir utiliser le même langage et les mêmes méthodes. Nous voulons développer ce suivi par le système de VTS, c'est-à-dire qu'une information donnée est automatiquement transférée. C'est pourquoi nous avions proposé, dans le paquet Erika II, le suivi du trafic maritime et le projet « Trafic 2000 » installé à Jobourg.

Je vous en explique le principe. Un navire se signalant 24 heures avant de toucher une côte européenne est automatiquement enregistré à Jobourg et peut être suivi tout le long des côtes. Nous pouvons transmettre ces informations depuis Gris-Nez jusqu'en Norvège et de Norvège jusqu'à Toulon. Hier, j'ai reçu des responsables maltais, avec lesquels nous sommes prêts à faire le relais pour la Méditerranée centrale.

Ce système d'information du suivi des navires permet une véritable protection. Pour mettre tout cela en place, nous avons simplement besoin d'un peu plus de moyens. Nous avons obtenu de la part de l'Europe le financement pour moitié de l'étude de « Trafic 2000 ». Mai sur un projet qui peut être mis en place au niveau européen, nous nous heurtons à un problème de financement pour l'avenir.

Le deuxième secteur concerne le contrôle de l'Etat du port, pour lequel la France serait la plus mauvaise élève de l'Europe. J'ose vous dire que ce n'est pas vrai. Tout d'abord, nous avons annoncé nous-mêmes à l'Europe que notre taux de contrôle ne s'élevait qu'à 9%, en raison de problèmes pratiques incontournables. En 1980, après le naufrage de l'Amoco Cadiz, cent contractuels, anciens de la marine marchande, avaient été recrutés : ils avaient tous le même âge et ont donc commencé à partir à la retraite au même moment. Entre temps, la rénovation du statut de la fonction publique a interdit le recrutement de contractuels pour remplir des fonctions normalement assumées par des fonctionnaires titulaires. Il est donc devenu impossible de recruter et d'employer des contractuels pour les contrôles. Par ailleurs, quand un contractuel part, le poste devient vacant : on peut le transférer pour en faire un poste titulaire. Mais pour ce faire, le contractuel doit quitter ses fonctions avant la conférence budgétaire de mai, ce qui arrive rarement, de sorte que malheureusement on ne peut le recruter que dix-huit mois plus tard, c'est-à-dire avec deux ans de retard.

Depuis 1994, j'ai signalé à mes autorités les problèmes posés par la démographie des inspecteurs. En 1997, j'ai été entendu par mon ministre, M. Gayssot, sur ce point, et un concours exceptionnel de recrutement de huit postes a été ouvert. Mais cela a mis dix-huit mois pour se réaliser. Nous n'avons eu que trois candidats, dont un seul admis. Deuxième échec.

Nous avons tenté ensuite de recruter par détachement de personnels de la Marine nationale ou d'ingénieurs de la construction navale de la DGA, donc des fonctionnaires. Nous avons là aussi rencontré un certain nombre de difficultés, mais j'ai continué à réclamer le doublement des inspecteurs. Je considère que le naufrage de l'Erika a eu le mérite de pousser le gouvernement à s'engager, dans le cadre du Comité interministériel de la mer de février 2000, à doubler le nombre d'inspecteurs. Ce programme de doublement est achevé dans le budget 2003. Mais en l'absence de création nette de postes budgétaires, des emplois ont dû être transformés. J'ai ainsi dû proposer de supprimer des emplois à caractère administratif pour les transformer en emplois d'inspecteurs de sécurité.

La formation technique de ces inspecteurs a été pour nous un véritable enjeu. En effet, nous ne pouvions pas recruter des anciens de la Marine marchande, qui considéraient que le salaire qu'on leur offrait était trois fois inférieur à leur salaire de capitaine d'armement. Mais je ne peux offrir que ce que peut financer le budget de l'Etat. Nous sommes donc obligés de recourir aux concours d'universitaires d'origines diverses.

Cela m'a conduit à mettre en place, à l'école de Nantes, une école de formation professionnelle d'inspecteurs qui a ouvert ses portes en 2001 et dont la deuxième promotion devrait prochainement sortir. Ces personnes sont formées non seulement à la législation en matière de contrôle, mais aussi aux techniques de construction et de stabilité du bateau. On les oblige à monter sur des navires et à y faire des campagnes pour qu'ils sachent de quoi ils parlent lors de leurs inspections.

Ce dispositif fonctionne plutôt bien, mais le délai de formation et de mise en place, sans compter le délai d'habilitation du Mémorandum de Paris qui impose qu'un fonctionnaire, avant d'être habilité, ait deux ans d'expérience professionnelle, fait que les inspecteurs ne deviendront efficaces qu'en 2004-2005.

Je reconnais objectivement que nous ne sommes pas très bons quantitativement. Mais le contrôle de l'Etat du port doit être apprécié au regard de son fondement :il résulte de la mauvaise qualité du contrôle de l'Etat du pavillon.

Cette réalité conduit à ce que le contrôle de l'Etat du port pallie la défaillance de l'Etat du pavillon. C'est pourquoi l'objectif du taux de contrôle à atteindre, qui était de 25%, a été transformé par une directive européenne en obligation. Toutefois, je vous rappelle que cette obligation ne date que de1999, alors que le nombre d'inspecteurs était déjà insuffisant. Il était donc impossible de s'améliorer à court terme.

La problématique posée est la suivante : les contrôles de l'Etat du pavillon et de la France sont-ils de bonne ou de médiocre qualité ? Sur ce point, je vous renvoie au Mémorandum de Paris qui classe la France parmi les Etats dont le taux de détention lors des inspections est le plus élevé.

Je suis désolé de vous le dire, mais souvent, les autorités portuaires hésitent à retenir un navire, à moins qu'il ne puisse plus avancer, car ce navire occupe un quai, et sa retenue constituerait un déficit pour le port. Les inspecteurs font donc du contrôle papier.

La politique de contrôle s'évalue par le nombre de contrôles effectivement faits mais aussi par leur qualité, qui inclut les déficiences reconnues, les détentions de navires et le nombre de navires bannis. C'est le premier point. Le deuxième est que les mêmes inspecteurs ont pour premier devoir, avant le contrôle de l'Etat du port, de réaliser celui de l'Etat du pavillon. Notre contrôle concerne les bateaux de pêche, de plaisance et de commerce.

Pour ce qui est de l'Etat du pavillon français, les Mémorandums de Paris, de Tokyo, ou des Caraïbes soulignent que les bateaux battant pavillon français sont les moins retenus dans le monde.

Dans la mesure où, au cours de ces trois dernières années, nous nous sommes lancés, avec les déficits que l'on connaît, dans un renouvellement quasiment total des navires battant pavillon français, vous réalisez quelle est la qualité du contrôle français. En tant que directeur, je revendique ce résultat. Je suis fier d'avoir exigé de mes collaborateurs qu'ils effectuent de vrais contrôles et non pas des contrôles papier.

A cet égard, je soulignerai que le 11 décembre 1999, outre l'Erika, deux minéraliers s'étaient arrêtés dans le port de Dunkerque. M. Le Liboux, actuellement chef du bureau du contrôle de l'Etat du port, était à l'époque chef du Centre de sécurité des navires. Il a appliqué la consigne. Il a pris le dossier du Mémorandum de Paris et a regardé parmi les trois navires, celui dont le dernier contrôle était le plus ancien. L'Erika ayant été contrôlé le 22 novembre, il ne l'a pas contrôlé et a choisi de contrôler l'un des deux minéraliers. S'il avait contrôlé l'Erika, il serait aujourd'hui en prison, mais il est certain qu'il aurait, en contrôlant rapidement les trois navires, participé à l'objectif des 25% ! En tout état de cause, ce problème quantitatif a été très mal résolu au cours des dernières années.

Le troisième domaine qui me parait important est la façon dont on traite globalement le budget des Affaires maritimes et de la sécurité maritime. Nul ne pourra nier ici, pour qui participe aux travaux parlementaires du mois de septembre et d'octobre, que nous avons d'énormes difficultés à maintenir notre budget au niveau que nous demandons. Je ne nierai pas que des efforts budgétaires ont été faits ces dernières années. Depuis 1997, mon budget n'a jamais été en diminution au moment du vote parlementaire. Mais intervient ensuite l'exécution : le budget de 2002 a fait l'objet de mesures de régulation républicaine avec des « gels » de crédits disponibles à hauteur de 40%.

Certes, je reconnais que l'on a ensuite beaucoup « dégelé » dans mon secteur. Mais cela n'a pas empêché les vedettes de surveillance de ne plus naviguer à partir du mois d'octobre faute d'essence, les CROSS de ne pas pouvoir assurer la maintenance de leurs matériels et les centres de sécurité maritimes de rencontrer des difficultés de fonctionnement au quotidien. Pourtant, nous sommes sur ce point très économes, puisque nous avons, en 1997, mis en place une réforme qui a supprimé tous les quartiers, au grand dam d'un certain nombre d'élus locaux, pour pouvoir recentrer la matière grise et redistribuer les quartiers de manière rationnelle. Nous maintenons un quartier lorsqu'il a une spécificité au niveau départemental, et non plus des quartiers horizontaux qui mettaient en oeuvre la même politique à Concarneau ou au Guilvinec. Maintenant tout est centralisé à Quimper.

Si nous maintenons le quartier de Concarneau, c'est parce qu'il détient une compétence pour l'ensemble du département. J'ai donc pu faire des économies d'emplois, rechercher une productivité maximale de façon à essayer de tenir compte des économies qu'on m'imposait ; mais les moyens ainsi dégagés ne sont pas à la hauteur des besoins réels.

Chaque année, je demande une augmentation de 204 postes pour des emplois dans les secteurs maritimes. Or je ne parviens pas à obtenir ces 204 postes.

Je n'ose même pas vous parler des écoles de formation. Il n'y a pas aujourd'hui une école de la marine marchande qui ne subisse les affres de la commission de la sécurité. Nous devons aux élus locaux de ne pas fermer ces écoles qui devraient normalement être interdites d'accès au public. Les ateliers de formation sont sous-normes. Au sein de notre patrimoine, les équipements datent et n'ont jamais été entretenus par l'Etat.

J'ai pourtant fait l'inventaire de l'immobilier. Tout ce dont nous n'avons plus besoin est vendu au profit d'un fonds en faveur de ces écoles ou des Affaires maritimes en général. J'essaie d'utiliser au maximum la commission immobilière de Matignon qui nous avance les fonds pour pouvoir faire les travaux. Malheureusement, ce n'est pas non plus à la hauteur de nos besoins.

Nous avons mis sous statut public les douze lycées maritimes de formation de niveau CAP/Brevet : la sécurité est très liée à la formation. Je suis désolé, là aussi, de dire que je ne parviens pas à obtenir les emplois budgétaires pour répondre aux besoins de ces écoles. Nous refusons des élèves faute de professeurs et de personnels d'encadrement.

J'attire votre attention sur un point : une bourse donnée à un élève du secteur maritime est dix fois moins élevée que celle donnée au même niveau à un élève de l'Education nationale ou de l'Agriculture. Voilà l'état dans lequel se trouve le budget. Je ne peux pas dire et je ne dirai jamais que les ministres successifs que j'ai servis ne m'ont pas prêté une oreille attentive et n'ont pas manifesté une volonté de soutien. Ils me l'ont prouvé au fil du temps, en m'accordant le maximum de ce qu'ils pouvaient par des transformations d'emplois, des transferts budgétaires venant des routes ou d'ailleurs, mais je n'ai pas ressenti à un haut niveau de l'Etat une volonté politique globale, cohérente et continue. Cela se traduirait pourtant, pour l'avenir, par la création nette de quelques emplois budgétaires clairement identifiés et le développement d'une enveloppe budgétaire que l'on pourrait programmer.

Je résumerai en quatre points ce que nous attendons d'une politique de sécurité maritime pour l'avenir. Une telle politique doit être fondée sur le concept de navires sûrs. Cela implique tout d'abord d'entreprendre une démarche politique au niveau international, à l'instar de ce qu'a fait M. Chirac avec l'accord de Malaga. Puisque le droit n'est pas conforme aux faits, dépassons le droit et obligeons-le à prendre en compte les faits. Puisque l'OMI est toujours en retard d'une guerre, précédons le droit. Pour cela, il faut absolument obliger l'OMI et Bruxelles à s'engager sur la qualité de l'Etat du pavillon.

Ainsi, demain, quand Malte et Chypre, s'ajoutant à la Grèce, feront de l'Europe le premier pays armateurial au monde, nous ne devrons pas accepter ce que certains, à mon point de vue personnel, nous font subir durant la période de la présidence grecque, c'est-à-dire la priorité au libéralisme sans se préoccuper de sécurité maritime. Un navire sûr dépend de la qualité du contrôle de l'Etat du pavillon. Il faut assumer ce que nous avons demandé à Bruxelles en matière de contrôles : le renforcement du contrôle de l'Etat du port, le renforcement des cales sèches pour les navires, le contrôle systématique de tout pétrolier s'arrêtant dans un port, la décision du contrôle renforcé que nous avons obtenu à l'OMI. Or tous ces contrôles supposent du temps, donc des hommes supplémentaires, notamment avec la mise en place des 35 heures.

Si j'ajoute à ces demandes les principes de Malaga, ce sont dix-huit postes d'inspecteur qui sont nécessaires pour l'évaluation des navires, inspecteurs qui doivent être formés à l'héliportage sur les navires. Evaluation ne veut pas dire simple inspection. Ces gens doivent avoir déjà une grande expérience et être capables d'évaluer à l'oeil le comportement du navire en pleine mer. Ces contrôles sont effectués in situ. Pour ces inspections d'évaluation, j'ai utilisé des personnes ayant déjà une grande expérience. C'est ainsi que nous pouvons jouer notre rôle, selon les voeux du Président de la République.

Enfin, un navire sûr suppose que l'on utilise intelligemment la convention du droit de la mer. Sur ce point, je ne partage pas le point de vue de Mme de Palacio, car je ne crois pas que nous pourrons modifier la convention de Montego Bay, qui a mis dix ans pour être élaborée. En revanche, nous pouvons habilement utiliser l'article 12 de la convention du droit de la mer qui permet à l'Etat côtier, lorsqu'un navire suscite un doute, de l'interpeller en pleine mer, de vérifier les informations du commandant et de le faire approcher d'un lieu de refuge ou d'un port pour vérification supplémentaire.

Notre droit actuel contient les éléments de ce que j'appellerai la présomption de risque potentiel qui permet d'agir et le principe de précaution pour l'Etat côtier. Nous n'avons qu'à utiliser et à imposer, au niveau international, le système Equasis qui est une création française. J'ajouterai à cet égard, que l'on doit me donner les moyens de son développement, sinon Equasis partira à l'étranger, ce qui serait dommage.

Utilisons Sirenac, que mes services ont totalement modifié pour essayer d'homogénéiser les contrôles. Dans ce système, nous avons également élaboré un guide pour que les inspections faites par des Russes ou des Français soient basées sur les mêmes critères et opérées dans les mêmes conditions, avec un enregistrement immédiat pour éviter les falsifications. Avec Sirenac 2000, il ne sera plus possible pour un inspecteur tenté par la facilité de modifier la réalité de son enquête.

Sirenac est une opération française, qui a été gérée par la DAMGM avec les moyens du bord et qui est maintenant utilisée par dix-neuf Etats. Nous rencontrons encore quelques petites difficultés, mais cela s'améliore progressivement. Nous disposons donc là des outils d'une information sur les navires.

Il faut également absolument mettre en place « Trafic 2000 », ce qui permettra, avec le suivi du navire et Equasis, d'aider l'Etat côtier à véritablement contrôler tout navire passant le long des côtes.

De plus, puisque la zone économique exclusive n'a aucun sens juridique, il faudra se battre au niveau international pour appliquer le texte de l'OMI sur les zones particulièrement vulnérables. C'est ce sur quoi nous sommes en train de travailler.

Le deuxième secteur d'avenir pour notre politique maritime est une circulation maritime protégée à trois niveaux :

- le regard. Nous devons absolument mettre en place des CROSS modernes avec des radars performants, voire utiliser le système du radar Horizon que l'on installe sur terre et qui permet d'avoir une vision plus planétaire de la situation. Pour ce faire, des moyens et des équipements sont nécessaires. Nous sommes en mesure de réaliser ce projet car la France est pionnière en la matière. Il suffirait que les informations ainsi obtenues des CROSS soient interconnectées avec celles d'autres pays européens. L'Europe travaille actuellement sur le projet « Safeseanet » que la France est en mesure de réaliser. Il suffit de se doter de moyens suffisants ;

- la poursuite de la mise en place de transpondeurs sur chaque navire et le développement du suivi satellitaire des navires, à l'instar de ce que la France a « vendu » en Europe pour le suivi de la pêche. En effet, à Etel et dans tous les CROSS, le suivi des navires de pêche a été mis en place. Même moi, dans mon bureau place de Fontenoy, je peux savoir ce que fait un navire de pêche situé en plein Pacifique. Nous pouvons arrêter l'ordinateur et remonter dans le temps pour savoir à quel moment il s'est arrêté et/ou s'il a éteint sa balise. Avec la mise en place de Radarsat dans la zone du Pacifique, nous avons le même objectif en matière de pêche, de protection de la ressource halieutique et de sécurité des navires.

Nous devons nous donner les moyens d'une circulation maritime protégée, cohérente et continue tout autour de nos côtes. Je suis pour l'extension du rail d'Ouessant jusqu'à Gibraltar. Les Espagnols travaillent sur un rail à quatre voies, ce qui est une erreur : nous négocions avec eux et j'espère que nous pourrons arriver à un système à deux voies. Ainsi par ce dispositif, nous pourrions nous assurer que l'en deçà du rail constituera bien la zone dans laquelle il sera possible d'intervenir d'une manière systématique avec des contrôles très sévères et, comme le veut M. Chirac, nous renverrons tout navire mauvais au-delà de ce rail.

Avec l'AIS, le VTS, les transpondeurs, le système satellitaire et Trafic 2000, nous disposons des outils pour mettre en place une circulation maritime protégée, notamment sur la zone particulièrement vulnérable de la Manche, c'est-à-dire le croisement Tamise-Rotterdam-Dunkerque. Mais nous pouvons aussi le faire aux abords de Gibraltar, et surtout de Bonifacio, où la zone est très dangereuse ;

- des équipages sûrs. Un équipage sûr, c'est un équipage qualifié. Je suis stupéfait, mais pas étonné, qu'après le naufrage du Tricolor, deux navires l'aient percuté. Au moment de l'événement, nous avons pu éviter juste à la dernière minute plus de dix-neuf risques d'accidents, dus au fait que les capitaines et les matelots ne comprenaient pas l'anglais ou ne savaient pas lire une carte. Nous avons pourtant lancé des messages aux navires à la sortie de tous les ports, nous les avons interpellés par radio, mais nous n'avons obtenu aucune réponse. Une application plus sérieuse de la convention STCW permettrait d'obtenir des équipages qualifiés.

La seule fois où l'OMI s'est comportée en Organisation maritime internationale digne de ce nom, et non en simple club « de défense d'intérêts corporatistes », c'est lorsqu'elle a posé le principe que la qualification des marins serait soumise aux mêmes règles dans tous les pays du monde et que cela donnerait lieu à la publication d'une liste « blanche » et d'une liste « noire ». Cependant, trois ans plus tard, la quasi-totalité des pays est sur la liste « blanche ». Aucune obligation de contrôle n'a été prévue, le dispositif reposant sur le seul engagement des Etats en auto-contrôle. On doit également déplorer l'absence de reconnaissance mutuelle par les quinze Etats européens des diplômes : lorsqu'un Etat reconnaît un diplôme indien ou malgache, les quatorze autres Etats devraient le reconnaître aussi. Or ce n'est pas le cas, ce qui constitue un vrai problème de contrôle de la qualification.

Au vu des technologies actuelles, une qualification de haut niveau des équipages est requise. A cet égard, il conviendrait de mettre en place un véritable contrôle de la qualification des marins, effectué tous les cinq ans par l'Etat du port. Ce contrôle permettrait de vérifier si les marins se sont adaptés aux nouvelles technologies qu'on leur impose. Or beaucoup ne savent même pas faire fonctionner leurs machines tant elles sont modernes, intégrant des systèmes sophistiqués.

Un équipage sûr, c'est un équipage heureux, c'est-à-dire bien traité par ses armateurs et dont les conditions de vie et de travail sont décentes : c'est ce que contrôlent nos inspecteurs en montant sur les navires. Nous battons le record du nombre de navires et de marins abandonnés. Nous avons d'ailleurs créé un fonds d'aide et de soutien aux marins abandonnés qui est chaque année déficitaire, tellement nous devons apporter de soutien. Il faut voir dans quelles conditions les marins travaillent sur ces navires. Ils sont maltraités et mal payés ; ils achètent leur droit de monter sur un navire pour y travailler. C'est ce que doivent faire les marins philippins, turcs ou bulgares qui achètent, dans les sociétés de manning, leur droit de travailler sur le navire -achat considéré comme une avance sur salaire. Nous connaissons ce système depuis que nous traitons le cas des marins abandonnés. Il faut mettre fin au dernier esclavage que constitue l'emploi dans le transport maritime dans le monde.

Le groupe de travail OMI-OIT est d'accord avec ce constat, mais cela suppose notamment que les armateurs l'assument. Sans un effort politique majeur, nous n'obtiendrons jamais la ratification et la mise en place de la convention internationale sur le travail décent maritime, qui doit devenir très vite une réalité.

Enfin, la France doit ratifier, dans des délais rapides, les conventions sur le travail maritime qu'elle n'a pas encore ratifiées. Je suis désolé de vous dire que, depuis 1997, à chaque programme gouvernemental de l'ancien gouvernement -et n'y voyez de ma part aucune critique d'ordre politique, ce n'est ni mon rôle, ni mon intention, car je crains que cela ne continue ensuite de la même façon- quand il s'agit de fixer le programme gouvernemental, la priorité n'est pas la ratification des conventions sur le travail maritime. Chaque fois que ce sujet a été proposé, il a été barré. La France crie haut et fort qu'il faut s'occuper des conditions de travail maritime, mais elle est également mise en cause en raison de ces ratifications en souffrance, y compris par la Commission européenne. Nous ne sommes pas seulement attaqués sur la question du contrôle de l'Etat du port, mais aussi sur celle des conventions de l'OIT sur le bien-être des gens de mer.

Une politique de sécurité maritime suppose une administration maritime solide. C'est ce que nous réclamons aussi des pays qui rentrent aujourd'hui dans l'Europe. Je ne revendique pas pour ma direction des moyens démesurés, je demande simplement ce dont j'ai besoin pour travailler correctement, c'est-à-dire des inspecteurs qui aient le temps de mener leurs inspections, sans que ce soit au détriment de leur vie personnelle ou de leur santé. Certains travaillent bien au-delà des 35 voire 40 heures, ce qui n'est pas normal. Ils assument une responsabilité personnelle et engagent leur responsabilité pénale. Ne les mettons pas dans l'obligation de faire du certificat papier pour une question de pourcentage. Il vaut mieux avoir un peu plus d'inspecteurs pour mieux répartir la charge de travail.

Certes, le gouvernement actuel m'a autorisé à recourir aux experts vacataires, ce qui est une excellente chose, mais sur les 190 candidats initiaux, 40 seulement sont aujourd'hui opérationnels, sans compter que, chaque semaine, certains démissionnent en raison des rémunérations peu élevées et d'une responsabilité qui leur paraît beaucoup trop lourde par rapport à ce qu'ils gagnent. C'est important à dire : il y a là un vrai problème car nous rencontrons un goulot d'étranglement.

Je crois à cette politique d'experts vacataires, que j'ai d'ailleurs fait imposer aux syndicats du secteur, et je suis certain qu'elle devra perdurer. Nous ne sommes pas le seul pays à faire appel à des experts vacataires. Mais cela doit s'articuler avec un corps d'inspection solide et permanent qui soit plus important que celui d'aujourd'hui.

Des fonctionnaires supplémentaires sont nécessaires dans les CROSS, qui fonctionnent 24 heures sur 24. Le suivi du trafic va bientôt être une de leurs missions essentielles. Par exemple, nous allons installer Radarsat dans la zone Pacifique, ce qui suppose la création d'un CROSS à La Réunion, soit sept emplois permanents supplémentaires pour qu'il soit opérationnel 24 heures sur 24.

On demande la mise en place d'un numéro de téléphone unique dans les CROSS pour les risques de plaisance. Cela implique la présence de trois fonctionnaires par roulement auprès du téléphone pour assurer une permanence 24 heures sur 24. Les agents qui sont derrière les radars ne peuvent pas être également en charge du téléphone. Ce sont des emplois quantitativement bien ciblés pour répondre à des exigences précises en matière de développement de la sécurité maritime.

Je n'ose même pas vous parler des besoins d'enseignants. Nous ne sommes pas à la hauteur. Le plan de sécurité sur la pêche, signé par l'ancien gouvernement et repris par le nouveau, sans marchander, en considérant que c'était le minimum à faire, ne se réalise pas faute de moyens. Ce n'est pas possible ! Une politique de sécurité maritime exige d'abord que nous nous dotions nous-mêmes de l'administration que l'on revendique pour les autres : une administration de qualité, forte et permanente, qu'il s'agisse de la signalisation maritime, de la surveillance du trafic, de la formation des hommes et de l'inspection du travail, c'est-à-dire de la sécurité au travail.

M. le Président : Merci beaucoup, M. Serradji, vous avez été on ne peut plus complet dans votre exposé, avec une passion qui vous honore.

Je voudrais pour ma part vous poser deux questions. Qu'en est-il des conventions de l'OIT sur le bien-être des gens de mer dans les ports, sur le rapatriement des marins et sur la durée de travail des gens de mer, qui n'étaient pas encore ratifiées par la France en 2000 ?

Ma deuxième question concerne l'évolution de l'appareil de formation des marins, des officiers et des inspecteurs, et en particulier des différentes écoles à Nantes, Bordeaux et Marseille. Une délégation de la Commission se rendra à Nantes pour voir sur place comment cela se passe concrètement.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé des taux de contrôle qui, comme tous les chiffres, peuvent être interprétés différemment. En revanche, les problèmes de corrosion et de contrôle ne sont pas les mêmes selon les substances transportées et l'inspection des pétroliers, notamment ceux transportant des fiouls lourds, pose des problèmes de contrôles plus difficiles. Comment peuvent être faits les contrôles à sec de ces bateaux ?

Vous aviez évoqué, lors de la dernière Commission d'enquête, un centre de trafic européen qui pouvait être financé par l'Union européenne. Qu'en est-il concrètement à ce jour ?

M. Christian SERRADJI : Ce centre de trafic européen a été mis en place. Nous pouvons vous en faire la démonstration, si vous le souhaitez, y compris à Fontenoy où nous avons une maquette de démonstration. Nous pouvons vous proposer en salle la présentation de tous les systèmes informatiques que la France a inventé et est en train de vendre au niveau international. Toutefois, sur ce sujet, nous allons être confrontés, à un moment donné, à un problème de capacité de développement et de maintenance.

M. le Rapporteur : Nous acceptons votre invitation. Vous avez parlé d'Equasis et de Sirenac. Nous pourrons voir sur site les possibilités et les problèmes de développement. Vous êtes le suppléant du vice-président français de l'Agence européenne de sécurité maritime. Comment voyez-vous la mise en place de cette Agence, son rôle et votre propre rôle en son sein ? Pensez-vous que la mission de l'Agence pourrait être la gestion de navires lourds de dépollution ?

Quelles vont être les incidences de l'entrée dans l'Union des pavillons de Chypre et de Malte, qui vont s'ajouter à celui de la Grèce, en matière de sécurité maritime et d'application des textes que la France et les autres pays ont votés, avec les paquets de mesures Erika I et II ?

M. le Président : Vous avez parlé de la pêche. Quand nous écoutons les marins pêcheurs, ils nous disent que vous êtes beaucoup plus contraignants vis-à-vis de leurs bateaux que vous ne l'êtes vis-à-vis des grosses «bailles», pour lesquels on constate une plus grande permissivité. Ils nous disent que s'il manque un extincteur à bord de leur bateau, ils n'ont pas le droit de quitter le port. A côté de cela, des Erika ou des Prestige partent en haute mer.

Vous avez mentionné tout à l'heure le problème de l'anglais pour le trafic. C'est vrai également en matière de navigation aérienne. Un certain nombre d'accidents ont pour origine la mauvaise qualité de l'anglais parlé par les opérateurs. Y a-t-il un système mis en place, dans nos propres écoles, pour apprendre à nos marins à converser en anglais de façon correcte avec les intervenants ?

M. le Rapporteur : Je reprends la balle au bond. C'est vrai que la sécurité à bord des bateaux de pêche a été renforcée. Les pêcheurs vivent cela non pas comme une contrainte, mais comme une inégalité par rapport à d'autres modes de transport maritime. D'autant qu'il avait été dit que s'il était complexe d'effectuer une traçabilité des navires de commerce, les bateaux de pêche, pour leur part, peuvent être suivis par un système satellitaire quelle que soit leur localisation. Cela donne l'impression d'avoir deux poids, deux mesures.

Nous avons aussi pris note de l'état de déshérence de l'enseignement maritime, notamment des lycées. Il me semble que la situation serait pire si la gestion des collèges et des lycées n'avait pas été décentralisée et confiée aux départements et aux régions. Comment se fait-il que les lycées d'enseignement maritime n'aient pas pu se mettre à niveau avec cette décentralisation, alors que nous inaugurons tous, dans nos départements et régions, des lycées et collèges neufs ou dotés d'équipements modernes ? Mais il est vrai que la politique peut être différente d'une région ou d'un département à l'autre.

Pour vous donner un exemple, en Loire-Atlantique, il n'existe plus un collège qui n'ait pas une salle multimédia aux dernières normes techniques. Est-ce que, malgré cette décentralisation, l'enseignement maritime reste le parent pauvre quelles que soient les collectivités territoriales de rattachement ?

M. Christian SERRADJI : Concernant les directives, je vous ai préparé un tableau qui présente la situation exacte de toutes les directives transposées -sécurité maritime et celles relatives à l'OIT- en date du 10 mars 2003.

La ratification des conventions prend du temps parce qu'elle nécessite le vote d'une loi de ratification, qui doit donc être inscrite dans l'agenda législatif. Ce n'est pas nous qui l'inscrivons : nous demandons simplement son inscription. De plus, ce n'est pas le ministère de la Mer qui se charge du dépôt de la loi, mais le ministère du Travail et de l'emploi. Il me semble que, dans la période antérieure, les gens de mer n'étaient pas au centre des préoccupations législatives.

Pour revenir sur les questions de formation, en d'autres temps et d'autres lieux, je fus l'un des rédacteurs du projet de loi de transfert de compétences aux collectivités locales. Après que le premier texte eut été adopté comme la base de travail du gouvernement de l'époque, j'ai demandé au ministère de la Mer si le transfert des lycées aux régions leur posait problème. Il m'avait été répondu par la négative. Ensuite, ce transfert a semblé susciter des difficultés du fait que c'était une association privée, l'AGEMA (Association pour la gérance d'écoles maritimes et aquacoles) qui gérait ces lycées. La loi prévoit le transfert à la région de la compétence en matière de construction et de gestion des lycées maritimes. En l'occurrence, ceux-ci n'avaient de lycée que le nom puisque leur niveau d'enseignement était le brevet : je n'ai créé le niveau bac que depuis sept ans et seulement dans certains lycées. A elle seule, cette réalité concrète vous montre l'état de déshérence dans lequel se trouvaient ces lycées. Je ne savais d'ailleurs pas que, douze ans plus tard, ce secteur me serait confié au titre de la DAMGM. A l'époque donc, l'Etat se trouvait complètement en dehors de la relation entre l'AGEMA, simplement subventionnée sur le titre IV du budget du ministère de la Mer, et les régions qui avaient pour interlocuteur direct l'association elle-même. Vous qui êtes élus savez très bien que vous avez habituellement un interlocuteur étatique en face de vous, pour vos schémas de programmation, par exemple. Dans le cas de figure de l'AGEMA, il n'y en avait pas.

En 1994, nous en étions au deuxième plan social pour des raisons d'économie, la première étape ayant consisté à diminuer les crédits de subvention. Confrontée à cette diminution, l'AGEMA a dû décider de réduire le nombre de professeurs. Chaque rentrée scolaire donnait lieu systématiquement à une grève. D'ailleurs, nous n'élaborions le plan scolaire que fin septembre, alors que les élèves avaient commencé les cours début septembre.

Alors que la situation était devenue intenable, j'ai proposé de passer au statut public. De là une bataille s'est engagée, afin de déterminer si le statut public devait relever du ministère de la Mer ou de celui de l'Agriculture à cause de la pêche. Je revendique m'être battu bec et ongles pour que la compétence reste au ministère de la Mer, non pas pour une question de pouvoir, mais par souci de cohérence de l'enseignement.

On peut en effet créer une filière professionnelle éducative propre au maritime, en commençant par le bas et en développant jusqu'au niveau d'ingénieur, mais cela suppose trois conditions. La première est que les diplômes délivrés par les lycées maritimes soient équivalents aux diplômes de l'Education nationale. C'est ce que nous avons fait. Nous avons rénové tous les systèmes de CAP et de brevet, et nous avons instauré des baccalauréats. Nous avons même mis en place des classes préparatoires à Nantes et à Saint-Malo pour les écoles supérieures.

Ensuite, les meilleurs élèves devaient pouvoir accéder au niveau supérieur : il fallait donc repenser le système des écoles nationales de la marine marchande qui, bien qu'étatiques, n'étaient en fait que des écoles régionales. La mise en œuvre des dispositions de la convention STCW a conduit à modifier tout l'enseignement pédagogique à l'intérieur du système supérieur et à spécialiser les écoles, de sorte qu'aujourd'hui, chacune des quatre écoles de la marine marchande propose des filières différentes.

En revanche, ces écoles sont ouvertes sur le monde maritime. En effet, j'ai été frappé par la conception à la fois très ancienne mais aussi éminemment moderne de la formation professionnelle en alternance. Il faut dire que les élèves qui rentrent dans les lycées maritimes ne sont pas tous dévoués à la cause marine, mais sont souvent surtout « écoeurés » par l'enseignement général et plutôt âgés. C'est pourquoi le premier principe de l'enseignement repose sur la pratique avant de leur expliquer les fondements théoriques, alors que tous les enseignements professionnels de l'Education nationale, prévoient l'apprentissage de la théorie avant d'envoyer les élèves en stage d'entreprise.

J'ai vu ainsi des élèves reprendre goût aux études, ce qui nous a permis de faire des CAP en deux ans au lieu de trois ans. Nous avons pu offrir aux meilleurs élèves la possibilité, sans avoir leur CAP, de rentrer en première année de brevet, laquelle leur permet de passer la deuxième année du CAP, et ainsi de suite. Nous avons créé des filières de ce type.

A partir de là, il fallait améliorer le recrutement des professeurs, restructurer les écoles comme on le fait dans les lycées avec un directeur, un conseiller d'orientation et un intendant. Tout ceci n'existait pas avant et a pu être mis en place grâce au statut public. En matière de personnels d'encadrement, dans les internats un seul surveillant est chargé de veiller sur 90 élèves logés sur trois étages, alors que la référence de l'Education nationale est de un pour vingt. Les élèves de ces écoles s'occupent eux-mêmes de l'entretien de leurs locaux. A l'Education nationale, cette tâche est assurée par les ATOS. Nous rencontrons donc un vrai problème de personnels d'encadrement, sans parler de celui des bourses que j'ai déjà évoqué.

En matière de formation, il est temps de remédier à la situation de déshérence actuelle, afin d'assurer l'avenir de nos jeunes. Nous avons là une filière professionnelle éducative qui peut permettre à des jeunes de reprendre espoir et de se réorienter. Je suis très fier de voir des élèves qui avaient perdu le goût des études, tenter à 22 ou 23 ans le concours d'entrée des écoles de la marine marchande et le réussir.

C'est pourquoi nous avons créé la filière 2 au sommet de la hiérarchie des écoles supérieures : c'est une filière de promotion sociale, notamment pour les pêcheurs. Mais nous avons fait plus. J'ai passé une convention avec les Arts et métiers pour que les élèves issus des écoles de la marine marchande sortent avec le diplôme d'ingénieur des Arts et métiers en électronique, en chaufferie, etc... A cet égard, une convention a été conclue avec l'école du Havre. Cela nous a permis d'élargir notre vivier et surtout d'assurer ce qui constitue encore un troisième élément de la richesse de cet enseignement, à savoir la facilité des reconversions qui permet quasiment d'ignorer tout problème d'emploi. Ce secteur manque de bras, faute d'élèves à attirer et à recruter. C'est pourquoi nous avons mis au point différents dispositifs de reconversion. Ainsi tout élève qui arrête de naviguer a la possibilité de se reconvertir sans coût supplémentaire pour l'Etat, notamment dans le secteur du chauffage, où les formations maritimes sont très recherchées.

Pour résumer, un énorme investissement doit être fait en matière de formation. Je ne vous cache pas que je suis de ceux qui pensent que nous pourrions transférer les écoles nationales de la marine marchande aux régions avec une réserve cependant : les objectifs pédagogiques de ces écoles étant définis par l'OMI, donc à un niveau international, l'Etat doit conserver des compétences en la matière.

Ces informations pourraient être utiles dans un débat parlementaire. Par exemple, je suis prêt à décentraliser les emplois des ATOS qui travaillent dans les lycées professionnels. J'obtiendrai des élus plus que ce que pourra me donner l'Etat dans les prochains budgets.

M. le Président : Il faut le dire aux présidents de région.

M. Christian SERRADJI : C'est ce que je fais. Ils connaissent les problèmes que je rencontre dans les lycées. Je ne veux pas vous mentir, je suis allé frapper à la porte de plusieurs présidents de région pour qu'ils me donnent un ou deux CES. C'est ainsi que j'ai pu assurer l'encadrement dans les lycées.

En revanche, les professeurs doivent relever de l'Etat, car les règles de formation des marins, que ce soit la convention STCW pour les marins du commerce ou demain la convention STCWF pour la pêche, vont être complètement décidées par l'OMI où seuls les Etats sont représentés. Il me semble que la nécessaire cohérence d'ensemble pourra se faire par l'unicité du diplôme. D'autre part, si vous faites de l'enseignement maritime une filière professionnelle, il ne faut pas non plus créer un ghetto. Ainsi, si un élève, une fois son diplôme obtenu, s'aperçoit qu'il n'a pas le pied marin, il doit pouvoir se reconvertir et rejoindre une autre filière. Il nous faut donc mettre en place un dispositif professionnel ouvert vers les autres systèmes. C'est ce pour quoi nous nous battons actuellement. Cela commence à fonctionner, mais il serait souhaitable, pour atteindre cet objectif, que les effectifs de professeurs soient augmentés.

Quant à la rigueur des contrôles de navire de pêche, je peux vous affirmer qu'ils ne sont pas plus exigeants que dans les autres Etats. Les pêcheurs oublient que les contrôles dont ils font l'objet sont réalisés au titre de l'Etat du pavillon. Or, nous sommes aussi sévères avec les bateaux de pêche qu'avec notre pavillon de commerce ou notre pavillon de plaisance. En revanche, l'Erika, le Prestige et le Ievoli Sun ne sont pas des navires français : on ne peut les contrôler au titre de l'Etat du port que s'ils s'arrêtent dans nos ports. Mais ni le Ievoli Sun ni le Prestige ne sont entrés dans un de nos ports. L'Erika ne s'est arrêté à Dunkerque que le temps d'être chargé de pétrole par Total.

Le véritable enjeu d'une sécurité maritime renforcée, est la sûreté des navires qui implique avant tout une volonté politique internationale, forte : les Etats doivent mettre un terme au développement des pavillons de complaisance. En d'autres termes, il faut révolutionner l'OMI pour que le système du pouvoir ne soit plus entre les mains des Etats à pavillons de complaisance, c'est-à-dire aux mains de ceux qui possèdent le plus grand nombre de bateaux, sans en assumer les contraintes normales. Actuellement, le Panama, le Liberia ou Malte sont bien plus puissants à l'OMI que nous. La France n'a aucun poids à l'OMI, avec ses deux cents navires. Nous n'exerçons une influence qu'avec la promotion d'idées intéressantes, comme pour les navires à simple et à double coque ; encore cette avancée n'a-t-elle été obtenue que grâce aux Américains, qui étaient ravis qu'on transpose dans les règles internationales les dispositions de l'OPA, qui n'était jusqu'alors qu'une mesure strictement régionale.

Quand j'ai rencontré les « coast guards » américains pour leur exposer mes idées, ils m'ont répondu qu'ils ne s'opposeraient pas à mon action mais qu'ils ne la favoriseraient pas non plus. C'est grâce à leur neutralité bienveillante que l'on est passé aux double-coques. Comme je l'ai déjà dit, j'ai pu obtenir que ce passage, prévu pour 2017 selon l'accord européen, soit avancé à 2015, date qui correspondait à la proposition française initiale : mais, cette décision n'a été possible qu'avec l'accord des Américains, qui sont eux-mêmes concernés par cette question.

C'est bien contre les Etats du pavillon trop laxistes que nous devons nous battre pour améliorer la rigueur des contrôles. Mon souhait serait d'obtenir un accord politique au plus haut niveau pour pouvoir mettre fin aux pavillons de complaisance, en abordant la question de la refonte des règles de décision au sein de l'OMI.

M. le Président, j'attire votre attention sur le point suivant : comment voulez-vous que la France, dont le poids est déjà très faible, puisse faire passer ses messages quand, en plus, elle n'est représentée que par un seul et unique fonctionnaire permanent à l'OMI ? On n'accorde d'ailleurs même pas à ce dernier les indemnités dont bénéficient ceux qui travaillent à l'ambassade de France, au titre des Affaires étrangères, parce que le malheureux est sous statut militaire ! Comme son poste n'est pas prévu par les textes, l'administration de Bercy ne veut pas financer ces indemnités. Cet unique fonctionnaire fait preuve d'un grand dévouement !

Trouvez-vous normal que la France dispose d'un seul fonctionnaire présent en permanence à l'OMI, alors que des commissions s'y réunissent tous les jours et que les autres délégations, même les plus petites comme celle de Malte, comptent de dix à quarante personnes ? Savez-vous qu'il n'y a aucun fonctionnaire maritime français à Bruxelles ? Les personnels sont issus du ministère des Transports, ce qui suppose qu'ils ont acquis leurs qualifications maritimes par la seule pratique empirique.

Tout cela appelle une vraie réflexion. On ne peut pas vouloir agir d'une façon efficace dans les instances internationales en traitant le secteur maritime comme un « sous-sous-produit » du ministère des Affaires étrangères et en ignorant les règles régissant la présence des fonctionnaires français à l'étranger.

M. Bernard DEFLESSELLES : M. le directeur, merci pour votre spontanéité, votre pugnacité et votre franchise.

Je voudrais que l'on revienne sur la montée en puissance du nombre d'inspecteurs à la suite du naufrage de l'Erika, tragédie qui a permis une prise de conscience. J'ai le souvenir, lors de la Commission d'enquête sur l'Erika, d'un tableau faisant état de cinquante-quatre inspecteurs habilités en France, alors que la Grande-Bretagne comptaient 260 inspecteurs et l'Espagne environ 250. Nous étions alors très en retard.

Les gouvernements successifs ont réalisé des efforts continus nonobstant l'avatar que vous avez évoqué, c'est-à-dire le fameux concours avec les huit postulants, parmi lesquels un seul est devenu inspecteur.

M. Christian SERRADJI : Qui est d'ailleurs parti au Bureau VERITAS par la suite. Ce qui a abouti finalement à ne disposer d'aucun inspecteur supplémentaire.

M. Bernard DEFLESSELLES : Je crois que nous arrivons au cœur du problème. Pourriez-vous nous redonner les projections d'effectifs prévus pour la fin 2003 et le début 2004 ?

M. Christian SERRADJI : 113.

M. Bernard DEFLESSELLES : J'aimerais également que l'on réfléchisse sur les fondements du problème de recrutement des inspecteurs. Lorsque les jeunes sortent de l'école de la marine marchande, que ce soit de Marseille ou d'ailleurs, ils peuvent emprunter deux voies :

- soit entrer dans la navigation marine. Ils se retrouvent second sur un bateau et gagnent bien leur vie,

- soit entrer dans l'administration maritime française, pour embrasser la carrière des Affaires maritimes.

Or les différences de salaire sont énormes. Un inspecteur qui débute sa carrière démarre à 12 000 francs mensuels.

M. Christian SERRADJI : Avec une prime améliorée depuis l'Erika, qui leur permet de parvenir à un salaire de 18 000 francs.

M. Bernard DEFLESSELLES : Quand un jeune rentre comme second dans la marine marchande, il gagne le double, voire le triple pour certains. Certes, on a pu pallier momentanément le manque d'inspecteurs par le recours aux « papis », qui sont des vacataires, et dont certains estiment ne pas être suffisamment payés. Mais ce dispositif ne constitue pas une solution durable pour les années à venir : il faut avant tout développer le système éducatif et renforcer les effectifs des jeunes qui vont rentrer dans la carrière et seront les inspecteurs de demain. Comment peut-on contourner les difficultés de recrutement de fonctionnaires maritimes, qui sont des cadres A ou B ? C'est là que se situe le vrai problème. Le recours à des anciens est certes une bonne idée. D'ailleurs, lors de son audition, le ministre des Transports a indiqué que le taux de contrôle était monté à 37%. Cela va incontestablement dans la bonne direction. Mais il faut s'attaquer aux racines du mal, c'est-à-dire la grille indiciaire de la fonction publique. Comment peut-on contourner cette difficulté ?

M. Christian SERRADJI : Je vais vous dire ce que je pense. Je suis fonctionnaire depuis trente-huit ans et heureux de l'être. Ce fut mon choix. Quand je suis sorti de l'Ena, je pouvais partir aux finances, j'ai choisi de refuser. Je ne regrette rien, sauf le différentiel des primes qui va croissant et ce, indépendamment du niveau des responsabilités exercées.

Alors quand vous me demandez comment améliorer cette situation, je vais vous répondre très franchement : vous n'obtiendrez jamais les crédits nécessaires. Certes, pour recruter des experts vacataires, nous avons réussi à trouver les 300 000 euros nécessaires, mais cela a été obtenu au détriment des moyens de fonctionnement de ma propre administration, par le biais de redéploiements, comme d'habitude.

Nous n'obtiendrons aucun recrutement de personnes expérimentées qui sont parties dans la Marine marchande avec des salaires dont le minimum se situe entre 36 000 et 40 000 francs par mois, en travaillant six mois par an. Quand ils sont capitaines, ils terminent à 60 ou 70 000 francs.

Le choix de la fonction publique est quasiment une vocation. Dans cette perspective, je cherche à définir une stratégie, que je vais vous exposer. C'est là que j'ai besoin de votre aide, car c'est votre pression politique qui permet d'obtenir les moyens. J'ai mis en place l'école à Nantes sur mes propres crédits. En effet, en analysant les résultats annuels de sortie des écoles de la Marine marchande, j'ai constaté que 20% des élèves que nous avons formés pendant sept ou huit ans ne montaient pas sur un bateau.

En effet, si à 22 ans, on veut conquérir le monde et courir l'aventure, à 28 ans, on se marie et on reste souvent à quai. Je me suis dit qu'il fallait récupérer ces 20% d'élèves qui avaient le goût de la mer et les faire rentrer dans mon administration. A ces jeunes, à la fois formés et officiers de la marine marchande, je donne le goût du service public. Pour ces hommes, mariés et avec des enfants, un salaire de 18 000 francs est une merveille. C'est ainsi que je compte en attirer quelques-uns. Mais vu le nombre minime de postes budgétaires dont je dispose, je ne pourrai faire « le plein » que petit à petit.

Deuxième élément : cette école d'inspecteurs de la sécurité maritime permet de rentrer dans le système européen. Je créé en effet le label de mastère, d'un même niveau que les masters européens. Dès lors, c'est un plus pour les personnes ainsi formées. Ils peuvent passer dix ans dans ma direction, puis décider d'aller au Bureau VERITAS, mais le fait est que pendant ces dix ans, ils auront opportunément rempli des fonctions dans ma direction. Ce mouvement reste très modeste et très réaliste dans son approche, mais j'ai besoin d'aide ! D'autant que puisque les inspecteurs ont une responsabilité spécifique, assez rare dans le système de la fonction publique, le budget devrait en tenir compte. Connaissez-vous un fonctionnaire responsable pénalement de la mauvaise gestion budgétaire de Bercy ? En revanche, mes agents peuvent être mis en prison. Pourquoi ne pas mettre en place un système indemnitaire spécifique ? J'ai obtenu une augmentation de 50% des primes ; j'avais demandé un doublement des primes, mais Bercy ne me l'a pas accordé. Je compte encore obtenir à l'avenir les 50% restants.

Si des primes supplémentaires sont versées, peut-être le métier attirera-t-il plus de postulants. Depuis un mois, nous avons mis en place, avec la Marine nationale, une formation des inspecteurs à l'hélitreuillage. Ces hommes courent un risque quand ils vont faire une évaluation sur un bateau, car ce n'est généralement pas par mer calme. Le courage de ces inspecteurs et les risques qu'ils courent devraient être mieux rémunérés.

Je vous soumets une autre suggestion d'amélioration. Aujourd'hui, les bateaux ne sont pas contrôlés le dimanche parce qu'on n'a pas voulu créer le système d'astreinte, qui existe dans d'autres secteurs. En tant qu'élus, vous savez que les agents de l'Equipement ont des astreintes en système hivernal. Pourquoi ma direction ne peut-elle pas bénéficier de ce dispositif ? Pourquoi me répond-on que je dois procéder par redéploiement de mes moyens lorsque je demande la mise en place de ce système ?

Voulez-vous que je vous parle de la misère de mon secteur, alors que le Président de la République a affirmé que la sécurité maritime était une de ses grandes priorités ? A un moment donné, la volonté politique doit devenir concrète. J'ai élaboré un plan d'urgence chiffré pour l'ensemble de la sécurité maritime : cela représente 204 emplois, ce n'est pas grand-chose, ce sont 500 millions de francs. Qu'est-ce que cela représente au regard des budgets accordés au ministère de l'Intérieur ? Si j'avais fait passer la sécurité maritime comme dernier chapitre de la loi de M. Sarkozy, j'étais certain d'obtenir des fonds !

On peut recruter du personnel à condition d'adopter cette logique. Il faut être cohérent dans ses choix. Je ne vais pas nier les efforts qui ont été faits, mais il manque une cohérence globale de l'action : toutes les mesures sont prises par à-coups.

Heureusement que le naufrage du Prestige a eu lieu, car on nous avait déjà oubliés ! Pourtant, savez-vous que le premier CROSS qui a entendu le SOS du Limburg était le CROSS de Gris-Nez ? J'ai été averti dix minutes après le premier message. Pour le Prestige, cela s'est passé dans les mêmes conditions. La qualité de notre action est reconnue dans le monde entier, puisqu'on nous appelle de l'étranger. Pourquoi n'avons-nous aucun soutien ? Je vous interpelle sur cette question !

M. Gilles COCQUEMPOT : Parce que la France n'a jamais accepté d'être un pays maritime.

M. Christian SERRADJI : C'est tout à fait juste, la France est avant tout un pays terrestre. J'en veux pour preuve que la réflexion actuellement menée sur le renforcement des pouvoirs du préfet maritime est fondée sur une vision préfectorale terrestre. Mais je me bats pour expliquer qu'un préfet maritime doit d'abord être un marin. J'ai découvert une réalité de terrain il y a huit ans. J'en ai vu à la fois les forces et les faiblesses, et surtout la formidable capacité de développement et de création d'emplois. Le transport maritime est un transport écologique. On peut développer le cabotage, les politiques de sûreté, etc.

Alors que la France veut conserver une position internationale forte, le domaine maritime lui permet d'être au coeur des enjeux politiques mondiaux : en effet, nous sommes présents sur toutes les mers du monde. Lors de l'installation du CROSS de Martinique, nous avons négocié avec les Américains le partage de la couverture. Dans toute la zone des Caraïbes, seuls la France et les Etats-Unis sont représentés. Pourquoi ne me fournit-on pas les moyens nécessaires pour assurer la surveillance ? Voulez-vous que j'évoque Saint-Pierre et Miquelon et nos relations avec les Canadiens ou les problèmes que nous connaissons avec les Australiens ? La France est fortement présente sur toutes les mers du monde. Nous pourrions avoir une politique maritime de très grande dimension.

M. Jean LASSALLE : Je n'ai pas de questions spécifiques à vous poser, mais je voulais vous dire mon admiration pour vos propos. J'ai beaucoup appris de votre audition. Je suis très fier que l'administration dispose de fonctionnaires de ce niveau, avec autant de coeur et de conviction que vous.

M. COCQUEMPOT : Je suis également très intéressé par vos propos, notamment parce que vous mettez parfaitement le doigt sur le refus de la France d'être un pays maritime.

J'ai une question à vous poser. Pendant trois ans, j'ai travaillé sur un programme de démonstration sur l'aménagement intégré des zones côtières en coopération avec l'Europe. Je milite pour une politique côtière. Or, si l'espace terrestre est cogéré par les collectivités territoriales et l'Etat, comme le montrent tous les documents de planification et les mécanismes de décision, l'espace marin n'est encore aujourd'hui géré que par l'Etat.

La prise de conscience collective de la nécessité d'une politique côtière en France ne justifierait-elle pas la cogestion de l'espace marin, de sorte que ces espaces côtiers, à la fois marins et terrestres, seraient considérés comme des espaces à développer et à sécuriser, dans lesquels l'Etat et les collectivités territoriales seraient également impliqués ?

N'est-ce pas par ce moyen-là aussi que l'on peut faire prendre conscience à tous les acteurs de l'administration française, tant étatique que territoriales, que nous sommes présents sur toutes les mers du monde ?

M. Christian SERRADJI : J'adopterais une approche simpliste dans la mesure où l'acteur maritime, qui est donc le bateau, obéit dans le monde entier à des règles strictement internationales. Seul l'Etat a les capacités d'assumer cette responsabilité. Je suis tout à fait favorable à un Etat décentralisé, tel que le conçoit M. Raffarin, mais cela n'a pas de logique dans le domaine de la sécurité maritime. L'action menée doit être cohérente car nous sommes dans un système totalement concurrentiel et international. La région constitue un échelon trop petit pour intervenir dans ce domaine.

Pour preuve, les Américains peuvent agir comme ils le souhaitent, notamment en instaurant des règles de façon unilatérale, parce que les Etats-Unis sont l'équivalent d'une île. Quand les bateaux arrivent à 20 milles des côtes américaines, ils sont arrêtés par les « coast guards ». Mais vous ne pouvez pas faire cela en Europe car l'application d'une politique nationale ferait bifurquer le navire vers d'autres Etats européens, les distances étant relativement courtes. L'Europe n'est pas une île, mais un ensemble d'Etats. Par conséquent, on ne peut adopter une politique étatique.

Quant à la gestion côtière, je suis favorable à la décentralisation de l'aménagement du littoral. J'ai proposé que toute la gestion de l'aménagement des côtes et du littoral soit transférée aux collectivités locales dans le cadre de règles étatiques pour assurer l'homogénéité et la cohérence des politiques, comme on l'a fait pour la loi littoral, la loi montagne ou les lois d'urbanisme en général.

Faut-il que cette compétence soit transférée aux élus communaux, départementaux ou régionaux ? J'aurai tendance à privilégier l'échelon régional car il faut une cohérence de façade maritime et non pas une cohérence administrative.

Quant à la gestion de l'acteur économique dans le domaine maritime, c'est-à-dire le secteur conchylicole, aquacole, ou de l'énergie éolienne, je suis partagé, parce que toute implantation en mer pose un problème de sécurité. On connaît les difficultés soulevées aujourd'hui, pour une bonne gestion du parc conchylicole, par l'implantation d'éoliennes et même par le balisage au-delà des 300 mètres dans certaines zones à risque. Mais après tout, on pourrait très bien imaginer que cette gestion soit transférée aux collectivités locales et qu'un partenariat intelligent puisse être mis en place avec l'Etat.

Ayant beaucoup travaillé sur la décentralisation de 1982 et m'étant intéressé à la réforme actuellement engagée, j'ai l'impression que les choses ont changé. En 1982, les transferts de compétences ont été réalisés au profit de la collectivité locale qui était la principale concernée, c'est-à-dire qui intervenait déjà dans un des domaines visés. D'où un certain nombre d'incohérences et la non-reconnaissance de la région en tant que collectivité territoriale, ce qui a beaucoup affaibli le système décentralisé de 1982.

Nous passons aujourd'hui à une deuxième étape, qui va obliger l'administration de l'Etat à réfléchir et à se positionner différemment. Dans le domaine de l'Etat côtier, je peux déjà vous dire que, sans attendre les décisions qui seront prises, j'ai inscrit dans le plan d'action pour 2003 de ma direction des réflexions sur une organisation de l'administration maritime de façade. Je suis de ceux qui pensent que la démarche de 1997, que j'ai entreprise en créant ces fameuses directions appelées DRAM 4 (Direction régionale des Affaires maritimes), était positive parce que la DRAM 4 engageait déjà une politique de façade fondée notamment sur le contrôle des pêches et de la sécurité. Ne faudrait-il pas la renforcer en prévoyant des implantations locales par grandes filières, avec des services spécialisés ? Cela permettrait à ces services spécialisés de passer des contrats de partenariat avec les collectivités locales afin d'être plus efficace sur le plan opérationnel.

Dans d'autres pays, je vous rappelle que la signalisation maritime et la gestion du cadastre sont totalement décentralisées, mais dans le cadre de politiques étatiques très fortes. En France, nous pensons que tout ce qui est fait par un autre acteur que l'Etat n'est pas bon et que l'on doit adopter des lois et modifier la Constitution. Prenons acte de la nécessité de nous adapter.

Il faut en particulier tirer les conclusions de la révision constitutionnelle votée hier par le Congrès. Pour ma part, c'est fait. Je suis favorable au développement de l'administration de façade, mais à condition qu'elle relève d'une logique qui ne soit pas seulement financière.

Le milieu maritime ne peut être assimilé au milieu terrestre. On devrait donc comprendre que les frontières administratives ne s'imposent pas aux poissons ! J'ai passé un accord avec la Marine nationale pour que les informations collectées par les sémaphores soient transmises aux CROSS et vice-versa, de sorte que l'on dispose d'une couverture complète du regard et de l'écoute, au nom de la sûreté et donc de la sécurité. Cela me paraît constituer une logique essentielle, à développer.

Pour aller dans votre sens, je souhaiterais également aborder la question de la sécurité maritime dans la loi d'orientation financière.

M. le Président : Je comptais terminer sur ce point. J'aurais avant cela une question sur les éoliennes, car sont actuellement examinés des projets de batteries d'éoliennes, notamment sur le plateau de la Gorge. J'aimerais savoir quelles sont vos craintes en la matière.

M. Claude LETEURTRE : Je vous remercie pour votre passion et votre compétence vouées au service de l'Etat et doublées d'intelligence et de réflexion. Cela rassure. J'ai commencé à blanchir sous le harnais et je sais que l'on ne change pas facilement les choses. Dans l'affaire du Prestige qui nous intéresse, le problème est celui de l'Etat du pavillon. Dans ces conditions, il faut établir des priorités. Vous avez tout à fait raison dans votre démarche, mais il s'agit d'un ensemble à traiter globalement. Peut-on le fractionner et mettre l'accent plutôt sur la répression, en sachant qu'il faut développer les métiers maritimes ? Dans le cadre de la répression, est-il possible de travailler avec l'Europe ? Ne serait-il pas utile d'avoir des moyens de répression au niveau européen, tels que des garde-côtes ? Faut-il rester au niveau national ou peut-on intervenir dans un cadre européen afin de progresser plus rapidement ?

M. Christian SERRADJI : Je ne crois pas à la répression dans le domaine maritime. Nous l'avons vu avec les tribunaux spécialisés. Actuellement, une directive sur les sanctions pénales est en cours d'élaboration. La question est très simple : les régimes juridiques nationaux ne sont pas les mêmes et le droit de suite ou de poursuite n'existe pas en Europe. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, je ne crois pas à la sanction européenne. La sanction ne peut alors être que nationale. Nous l'avons bien vu pour le Vistule. C'est grâce à l'attitude tout à fait responsable de l'armateur norvégien et à l'efficacité du dispositif français que le capitaine a pu être condamné à cinq ans d'emprisonnement.

M. le Président : Sauf en matière de drogue.

M. Christian SERRADJI : Je reviendrai sur la question de la drogue sur laquelle je rencontre des difficultés. Je ne crois pas à la sanction comme principe premier. Par contre, je crois beaucoup à la politique de prévention et à la construction d'une Europe maritime.

Mais là aussi je reste pragmatique. Le domaine maritime relève des prérogatives régaliennes. Le droit est élaboré à Bruxelles et à l'OMI, où les Anglo-saxons exercent une influence forte. Il faut bien connaître et comprendre la culture prédominante au sein de ces enceintes pour la combattre. Prenez l'OACI, l'Organisation internationale de l'aviation civile, qui a fondé tout son pouvoir sur un principe réglementaire et s'est dotée de moyens de contrôle et de capacités de sanction. Dans ce domaine, les pouvoirs de l'OACI sont justifiés par les risques particuliers associés au transport aérien. On a ainsi commencé à réglementer l'atterrissage, puis l'avion lui-même et ainsi de suite, ce qui a conduit à la création de l'OACI elle-même.

La cas de l'OMI est très différent : c'est un club de gentlemen qui ont considéré que la mer constitue le dernier espace d'aventure et de liberté. Toute réglementation qui limite cette liberté est repoussée. C'est un vrai combat. Même à l'Agence européenne de sécurité maritime, lors de la bataille menée pour l'élection du président de l'Agence, nous avons dû faire compromis afin d'obtenir la présidence du français M. Vallat deux ans après la création de l'Agence. Sans compromis, nous étions battus, car il fallait que ce soit un Anglais qui soit nommé président au départ. Regardez d'ailleurs les personnes à la tête des organisations internationales maritimes, on retrouve toujours un président anglais et un secrétaire général hollandais, dont nous ne partageons pas, loin s'en faut, les points de vue. Nos deux univers culturels sont totalement différents, et il faut en tirer les conséquences.

Je vais vous expliquer la tactique que j'avais proposée à M. Gayssot, qui y a bien voulu y croire et la soutenir. Alors que nous avions déposé le mémorandum à Bruxelles en février 2000, un conseil des transports devait se réunir le 14 mars : je m'y suis rendu pour représenter la France et défendre notre mémorandum. Après une journée de bataille, les quatorze pays se sont prononcés contre celui-ci. En décembre 2000, nous avions inversé la tendance, la majorité était devenue en notre faveur. En effet, tactiquement, il fallait procéder pays par pays pour expliquer notre position, jouer sur les cultures, obtenir un consensus minimum et permettre une harmonisation des comportements.

Nous n'arriverons à construire l'Europe maritime qu'en avançant progressivement et en imposant des formules homogènes. Je suis favorable à la mise en place d'inspections conjointes, ou à l'élaboration de guides de méthodologie. Ce sont des approches pragmatiques qui obligent progressivement les uns et les autres à converger dans une même direction, et qui leur permettent de prendre conscience des dangers d'une attitude négative.

Concernant les zones particulièrement vulnérables, je pense que les Anglais vont en accepter le principe. Là encore, la France ne doit pas s'engager la première. Après avoir obtenu l'accord des Anglais, nous devons leur demander d'être leader sur le dossier pour être sûrs qu'il aboutisse. L'Europe doit être utilisée comme un instrument d'harmonisation des positions des quinze Etats membres : ces derniers vont ensuite pouvoir tenir un discours unique à l'OMI pour faire changer les majorités.

En ce qui concerne les « coast guards », je n'y crois pas et n'y croirai jamais parce que les « coast guards » américains m'ont dit eux-mêmes que, en France, les Affaires maritimes et leurs patrouilleurs détenaient plus de pouvoirs qu'eux. Les « coast guards » américains représentent la deuxième force maritime militaire des Etats-Unis. Leur rôle consiste à surveiller une frontière à 20 milles des côtes et à contrôler notamment l'assurance et la caution financière des navires franchissant cette frontière. A l'intérieur de ces 20 milles, ce sont des bateaux américains qui naviguent. Certains navires en arrivent même à décharger en plein milieu de l'océan, sous le contrôle des « coast guards », mais ces derniers n'effectuent ni le contrôle de la sécurité des navires -ils ne vérifient que du papier ; pour le reste, d'autres inspecteurs interviennent- ni celui du « marin heureux », c'est-à-dire l'inspection du travail.

Au contraire, mes inspecteurs montent sur le bateau pour faire ces contrôles. Les « coast guards » considèrent, dans le cadre des compétences de la DAMGM, que j'ai plus de pouvoir qu'eux, puisque je m'occupe non seulement du marin depuis l'école jusqu'à la retraite mais aussi de tous les systèmes de sécurité (surveillants, signalisation, sauvetage, balisage).

D'autre part, mettre en place des « coast guards » européens, impliquerait d'avoir une capacité réglementaire unifiée sur l'ensemble de l'Europe. Comme nous ne l'avons pas, j'imagine mal un Grec venir me donner des leçons sur la conduite à tenir le long des côtes françaises.

Concernant les éoliennes, la dimension esthétique est très importante. Je suis pour la défense de la qualité de nos paysages et de notre patrimoine maritimes. Il faut bien sûr lutter contre la pollution pour protéger la qualité des poissons et la propreté de nos côtes. C'est une chose. Mais ne les abîmons pas non plus avec des forêts d'éoliennes ! Ou bien il faut les implanter dans des endroits déserts, comme au Danemark, où je suis allé constater que si beaucoup d'éoliennes ont été installées, elles ont été placées dans des lieux déserts.

De plus, je suis favorable à l'implantation des éoliennes en pleine mer car leur socle attire le poisson. Tout bateau coulé est un futur récif naturel où les poissons se développent. Il faut tenir compte de ce raisonnement pour déterminer l'implantation des éoliennes. En l'occurrence, ce n'est pas l'Etat qui doit décider, mais plutôt une collectivité locale, en concertation avec tous les usagers de la mer dans la zone considérée.

Enfin, on doit tenir compte du risque que peut créer une éolienne mal implantée, notamment dans certaines zones où elle peut constituer un obstacle pour un bateau à la dérive. Trois éléments doivent en conclusion déterminer l'implantation d'éoliennes : le coût, le lieu et les modalités de leur installation.

M. le Président : Pouvez-vous conclure sur la drogue et sur la loi d'orientation financière ?

M. Christian SERRADJI : La drogue ne relève pas de la compétence des Affaires maritimes, mais de celles des Douanes. Je souhaiterais disposer du même droit de poursuite que les Douanes pour l'appliquer à tous les navires qui font du dégazage. Je considère que, dans le domaine de la sécurité maritime, il faut prendre en compte les comportements peu civiques des marins. Les dégazages annuels représentent quarante fois la pollution de l'Erika.

Tout le monde s'indigne au moment du naufrage d'un pétrolier parce que les plages sont souillées, mais le pétrole est un produit naturel qui disparaît au fil du temps. Le dégazage est bien plus polluant. Là non plus, nous n'avons pas assumé nos responsabilités étatiques : dans le cadre du CIMER, il a été dit qu'il fallait créer dans les ports des moyens de déballastage. Où sont les investissements français dans les ports permettant de rendre obligatoire le déballastage ? Des équipements adéquats sont indispensables.

Nous allons créer des ports refuge, mais cela suppose de prévoir des systèmes d'accueil et de récupération pour éviter la pollution supplémentaire. Il faut créer un certificat de déballastage sans lequel le navire ne puisse pas quitter le port. Quand le navire va s'arrêter dans un autre port, l'inspecteur du contrôle de l'Etat du port doit pouvoir vérifier ce certificat.

Ce sont des choses toutes simples, mais que la France ne fait pas. La France réclame des mesures dans des enceintes internationales, mais elle ne fait rien au niveau national.

Le deuxième problème est qu'une fois repéré l'auteur d'un dégazage, on ne dispose pas d'un droit de suite hors frontières. Ce serait le début d'une « coast guard », mais il faudrait déjà que mes inspecteurs puissent exercer en Belgique ou en Angleterre un droit de suite, quitte à ce que ce soit les Anglais qui prennent le relais pour poursuivre. Des coordinations et des coopérations de ce type pourraient être instaurées.

Je retiendrais de l'exemple de la lutte contre la drogue la même logique pour le droit de suite en cas de comportement de pollution volontaire. Mais cela suppose aussi que nous utilisions pleinement les informations disponibles sur les navires ! Je rappelle que nous avons mis en place les systèmes Equasis et Sirenac, mais là encore, dotons-nous des moyens pour les développer ! Nous avons inventé le système Sirenac, qui permet aux inspecteurs d'enregistrer sur ordinateur portable les informations relevées sur le bateau et de les transférer immédiatement au système de banque de données basé à Saint-Malo. Mais la France est le seul pays qui n'utilise pas les portables ! C'est grave et démotivant pour les personnels, surtout lorsqu'ils apprennent comment cela se passe ailleurs. Il n'y a pas une prise de conscience réelle de l'état du budget. Les ministres successifs en ont tous eu conscience, mais ensuite la décision appartient à Bercy.

Demandez à M. Lengagne le nombre de fois où j'ai eu recours à son soutien et les colères qu'il a pu prendre ! Il est quand même dommageable que tout doive être obtenu en bataillant. Mais ce qui est encore plus dramatique, et ce sur quoi j'attire votre attention, c'est que ce que nous avons pu obtenir à la suite de batailles lors du vote budgétaire est complètement annulé lors de l'exécution du budget. Les chapitres budgétaires de fonctionnement des CROSS ne devraient pas faire l'objet de gels. Or ils sont gelés à 20% en 2003. Comment voulez-vous que je fasse ?

Je vais vous résumer ma conception de l'application de la loi organique relative aux lois de finances, qui a réformé le budget de l'Etat. Cette loi pose le principe d'une claire définition des missions de l'Etat, dont l'une est incontournable : la sécurité et notamment la sécurité maritime. On peut, dans cette perspective, légitimement proposer de créer un programme de sécurité maritime qui comprendrait quatre actions : des navires sûrs, une circulation protégée, des équipages sûrs et une logistique assurée.

La totalité des moyens de la sécurité maritime représente deux mille cinq cents agents, plus mille personnes venant des phares et balises, soit un budget de 504 millions d'euros, ce qui n'est pas grand-chose. Bercy considère que c'est un petit programme qu'il faut fondre avec celui de la direction des routes ou la DTMPL (Direction des transports, des ports et du littoral).

Or les ports sont en majorité décentralisés, notamment les ports autonomes. Il n'est donc plus nécessaire d'avoir une grande direction dans ce domaine, il suffit d'un bureau efficace. De plus, la problématique principale concernant les ports est plutôt l'intermodalité que la gestion du portuaire. Il serait préférable de regrouper cette partie dans une grande direction d'infrastructures dans laquelle on retrouverait notamment les voies navigables.

Quant à la compétence en matière de flotte de commerce, soit 210 navires dont tous sont dépendants du dispositif du GIE fiscal -c'est donc Bercy qui décide-, on peut imaginer la rattacher à l'administration chargée du soutien aux entreprises puisque la construction des navires est subventionnée. On traitera alors cette question sous un angle économique, puisque la dimension sociale et la dimension sécurité du navire sont déjà traitées par la DAMGM.

Quant à la gestion du littoral, on pourrait la transférer aux collectivités locales et la partie étatique qui resterait, c'est-à-dire le plan POLMAR-terre, rejoindrait le POLMAR-mer. Un fonctionnaire pourrait faire la synthèse des deux.

Ainsi serait-on plus efficace, sous réserve probablement d'une réforme administrative.

Je vous ai fait un résumé d'une approche maritime cohérente. Le directeur du futur programme sera le patron de tout ce qui à trait à la mer, mais il n'aura pas la charge des ports. En revanche, il reviendra à l'officier de port, qui participe à la politique de sécurité maritime et dont le rôle sera accru dans le cadre de la convention SOLAS, de vérifier que le niveau de sûreté d'un navire correspond au niveau de sûreté du port.

Pour obtenir une politique maritime cohérente, en considérant qu'il s'agit d'une priorité du Président de la République et donc de l'Etat, on doit chercher à définir un programme de sécurité maritime, fût-il de petite taille. Le directeur du programme devra se battre pour obtenir des moyens supplémentaires. Mais on aura ainsi enfin une administration responsable, qui répondra à ce que l'on attend d'une vraie réforme de l'Etat.

M. le Président : Je vous remercie pour votre franchise et votre pugnacité.

Audition de M. Bruno REBELLE,
Directeur général de Greenpeace


(extrait du procès-verbal de la séance du 20 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Rebelle est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Rebelle prête serment.

M. le Président : M. le directeur général, je vous souhaite la bienvenue. Plusieurs de mes collègues avaient souhaité, lors de notre réunion constitutive, que nos auditions et nos travaux nous permettent de faire une place significative aux représentants de la société civile concernés par les questions de pollution maritime.

Je pense, pour ma part, que cet élargissement au-delà de l'administration et des pouvoirs publics est une nécessité pour pouvoir prétendre ensuite donner un point de vue qui tienne compte de tous les aspects du dossier.

C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité votre audition. En effet, Greenpeace a beaucoup réfléchi sur les questions de pollution maritime et a saisi les pouvoirs publics de différentes idées. Je suis sûr que même si vous ne disposez que d'une heure pour cette audition, vous saurez exposer ces questions avec conviction.

M. Bruno REBELLE : M. le Président, je vous remercie de m'inviter à présenter nos idées devant la Commission d'enquête parlementaire. Même si nous avons, comme d'autres organisations, été particulièrement choqués par les marées noires de l'Erika et du Prestige, il faut reconnaître que beaucoup a été fait en matière d'amélioration des méthodes de récupération du pétrole sur les plages et en mer. C'est pourquoi il nous apparaît beaucoup plus important de se concentrer sur les mesures qui restent encore à prendre, notamment dans le champ réglementaire, afin d'impulser un véritable changement dans les pratiques des acteurs du transport maritime, tout particulièrement pour le transport de matières dangereuses.

Après l'Erika, nous avons eu l'occasion de saluer la réactivité du gouvernement français et de la Commission européenne qui ont proposé rapidement deux trains de mesures, les paquets Erika I et II. Le premier, qui a d'ores et déjà été adopté, comporte des dispositions intéressantes, même si, du fait des délais de transposition des directives, en droit interne la plupart ne sont pas encore mises en œuvre et ne le seront qu'à partir de juin 2003. Mais, force est de constater le manque de moyens, notamment pour tout ce qui concerne le renforcement des contrôles par l'Etat du port tant en inspecteurs qu'en personnels qualifiés. La mise en œuvre concrète des mesures de contrôle par l'Etat du port en souffrira. Au-delà des avancées réglementaires, je tiens donc à souligner la nécessité de faire progresser les moyens pour pouvoir mettre en œuvre ces mesures de manière très concrète.

Le paquet Erika II, quant à lui, n'est pas encore formellement adopté. Les dispositions relatives à l'Agence européenne de sécurité maritime qu'il contient sont plutôt une option intéressante. Favoriser l'échange d'informations à l'échelon communautaire et adopter une démarche commune pour améliorer le contrôle des bateaux et la formation des gens de mer aura incontestablement un effet positif sur la sécurité maritime. Quant aux dispositions concernant le suivi de la circulation des navires et aux déclarations obligatoires relatives à l'identification des navires et à la nature des cargaisons avant d'entrer dans un port communautaire, elles sont également intéressantes.

En revanche, la proposition qui consiste à se doter d'un fonds complémentaire d'indemnisation nous semble une mauvaise piste. Je vais vous expliquer pourquoi en concentrant mon propos sur la nécessité de revoir sur le fond le régime de responsabilité qui régit les transports maritimes, en particulier de matières dangereuses. Ce régime, vous le savez, est aujourd'hui organisé dans le cadre de l'Organisation maritime internationale (OMI), par la convention sur la responsabilité civile -le protocole de 1992- (dite convention CLC), qui met en place à la fois un régime de responsabilité limitée pour le propriétaire du navire, et, en complément, un fonds d'indemnisation, le célèbre FIPOL.

Ce régime a été mis en œuvre dans les années soixante-dix et a été revu en 1992. Il a fonctionné à plusieurs reprises, et nous avons désormais un certain recul qui nous permet d'en apprécier l'intérêt. Dans le cas de l'Erika, la compensation a été activée, mais on constate qu'on en a atteint les limites en termes de montants disponibles pour la compensation. De plus les délais de déblocages des fonds ont été particulièrement longs et certaines dépenses générées par les marées noires n'ont pu être remboursées, le FIPOL ne pouvant indemniser que les dommages économiques et pas les dommages à l'environnement. Il s'agit là d'une limite extrêmement importante. Et lorsque je parle de régime de compensation, il faut entendre la combinaison du régime de responsabilité relatif aux propriétaires d'un navire et du fonds de compensation, les deux systèmes étant complémentaires.

En bref, l'ensemble de ce régime n'a pas incité les acteurs du transport maritime à la vertu. Pourquoi ? Parce que le niveau de limitation de responsabilité est tellement faible que les propriétaires de navires ont beaucoup plus intérêt à prendre le risque d'un accident plutôt que de s'engager dans une stratégie d'amélioration de la qualité de leur navire. Le propriétaire de l'Erika, en effet, était tenu d'assurer son navire pour un montant de 13 millions d'euros, alors que la catastrophe aura coûté près de 1 milliard d'euros. Le propriétaire du Prestige, pour sa part, devait assurer son navire pour un montant de l'ordre de 20 millions d'euros. Il s'agit là bel et bien d'un décalage majeur avec le montant des dégâts.

Un autre décalage majeur -intellectuellement plus perturbant- concerne les obligations d'assurance pour un navire du type de l'Erika ou du Prestige rentrant dans les eaux d'un pays qui ne serait pas membre de l'OMI, donc de la convention CLC. Dans ce cas de figure, les clubs d'assurance considèrent que les navires sont couverts pour un montant de l'ordre d'un milliard de dollars ou d'euros. Le régime est plus contraignant en dehors de la convention CLC et moins contraignant au sein même de cette convention. Lorsqu'un propriétaire de navire doit faire assurer son bateau pour un montant de 13 à 20 millions d'euros -le plafond étant fixé à 80 millions d'euros pour les très gros tankers- il est bien évident que l'organisme qui devra donner la garantie n'est pas obligé d'être très regardant, compte tenu des volumes de contrats d'assurances gérés par ces compagnies. Proportionnellement, même un risque de 80 millions d'euros est finalement limité. Par contre, si l'on se dirige vers un régime à l'américaine, ou celui appliqué en dehors de la convention CLC par les clubs P&I, avec une limitation de garantie beaucoup plus élevé -aux Etats-Unis, le seuil est fixé à 400 millions de dollars, sauf pour la Californie où il s'établit à 500 millions de dollars- il est évident que l'organisme qui prendre en charge cette garantie, qu'il s'agisse d'un assureur ou d'un banquier, devra être beaucoup plus regardant sur la qualité de l'instrument qu'il assure, en l'occurrence, du navire. En conséquence, vous reportez sur les acteurs économiques la responsabilité du contrôle de la surveillance de la qualité des navires, étant entendu que cela n'exonère pas l'Etat du pavillon de continuer à assurer ce travail. Le système deviendrait ainsi beaucoup plus vertueux.

Or, nous butons sur une grosse difficulté pour promouvoir un régime de ce type dans la mesure où tous les pays adhérents à la convention CLC ont l'interdiction de mettre en place un autre régime de responsabilité que celui prévu par cette convention. Une clause d'exclusivité, en effet, le leur interdit et présente en plus l'inconvénient majeur de concentrer la responsabilité sur le seul propriétaire du navire, rendant ainsi impossible la mise en cause d'un autre acteur responsable d'une faute avérée. Vous pourrez objecter que ce régime plafonné et fondé sur la responsabilité limitée sans faute n'est pas applicable en cas de faute avérée de l'armateur. Mais si vous lisez avec attention l'article de la convention à ce sujet, vous vous rendrez compte que la mise en cause de la responsabilité illimitée de l'armateur n'est possible que s'il peut être prouvé que les dommages causés résultent d'un acte intentionnel de l'armateur (ou du capitaine du navire) ou ont été commis en ayant connaissance qu'un tel dommage en résulterait. Autrement dit, il n'y aura faute qu'à partir du moment où un capitaine de navire déciderait de jeter délibérément son pétrolier sur une côte rocheuse, sachant très bien qu'il provoquera une marée noire. Cette formulation nouvelle du protocole, adoptée en 1992, interdit de facto la levée de la clause de limitation, et enferme ce régime dans un système extrêmement pervers où l'ensemble des acteurs de la filière prendra le risque de faire régulièrement naviguer des bateaux peu sûrs, sachant qu'il vaut mieux payer la prime d'assurance plutôt que de s'engager dans des améliorations continues de la qualité des navires.

On retrouve la même incohérence en termes de responsabilisation des acteurs dans la constitution du fonds de compensation qui, comme vous le savez, est alimenté par les compagnies pétrolières au prorata de leur volume importé dans une région considérée. Dans le cas de l'Erika, la contribution obligatoire de la compagnie TotalFinaElf au FIPOL s'élevait ainsi à peu près à 30 millions d'euros pour une catastrophe dont les dommages ont été évalués à un milliard d'euros. Avec la pression populaire et gouvernementale, le groupe a dû finalement payer un dédommagement plus élevé que ces 30 millions d'euros. Mais là encore, la mise en place d'un système de mutualisation du risque par les compagnies pétrolières ne les encourage pas à adopter une vraie pratique vertueuse de prévention des risques.

Vous serez peut-être surpris par cette démarche qui est très libérale, et qui consiste à faire porter la responsabilité financière sur les acteurs. Mais il s'agit d'une pleine et entière application du principe pollueur-payeur, d'après lequel celui qui fait courir un risque à l'environnement et à la communauté doit garantir qu'il est capable de le couvrir. Ce que nous proposons est effectivement une adaptation du régime à l'américaine, et il s'agit bel et bien de renforcer de manière drastique la convention de l'OMI pour élever le seuil de limitation de responsabilité à un montant de 1 milliard d'euros -soit à peu près le coût des dernières catastrophes que nous avons subies, ou encore le seuil habituel des assurances proposées par les clubs P&I. De plus, le capitaine du navire qui entre dans les eaux françaises devrait faire état d'une garantie financière attestant qu'il peut couvrir ce montant-là au cas où il y provoquerait un accident. Or, pour obtenir cette garantie financière, il est bien évident qu'il devra s'adresser à un assureur ou un banquier qui vérifiera, avant d'accepter de garantir son navire, qu'il ne s'agit pas d'un « navire-poubelle ».

Ceci posé, l'exercice est difficile, car impulser cette réforme au sein de l'organisation maritime internationale est quasiment impossible du fait de l'architecture de cette institution. Il faut être clair, puisque cette organisation - même s'il s'agit d'un régime de type « un pays, une voix » -, est captive des grands pays d'armement. Pourquoi ? Parce que les cotisations sont indexées sur le tonnage enregistré, et que celles des Bahamas, du Libéria, de Panama, de Malte, de Chypre ou de la Grèce cumulées atteignent 60 % du budget. Il suffit que ces pays-là ne veuillent pas bouger pour qu'ils prennent en otage l'organisation.

Pour autant, il existe une solution. Les Américains, vous le savez, ont décidé de sortir de la convention CLC et de mettre en place leur propre régime. Leur démarche est intéressante, mais nous pensons, pour notre part, qu'il faut continuer à faire le jeu du multilatéralisme, et qu'il est important de renforcer et de redynamiser l'Organisation maritime internationale. Comment ? En brandissant la menace d'une sortie de la convention CLC. A cette fin, plusieurs pays clés de l'Europe, si possible l'ensemble des Etats membres de l'Union européenne, et pourquoi pas, de l'Union européenne élargie, pourraient faire pression sur l'Organisation maritime internationale pour l'obliger à se réformer. Le calendrier permettrait d'ailleurs d'engager la réforme rapidement puisque l'OMI tient à la fin de l'année une conférence ministérielle. Pourquoi ne pas utiliser cette opportunité pour lancer un groupe de travail sur cette réforme ? La France et l'Espagne ont été particulièrement touchées par l'Erika et le Prestige. Pourquoi ces Etats n'annonceraient-ils pas dès à présent leur sortie de la convention, étant entendu que cette sortie pourrait avoir lieu dans un délai d'au moins douze mois ? Si la réforme n'était pas engagée dans ce délai, ils confirmeraient alors leur sortie du dispositif. Une telle démarche aurait, à n'en pas douter, un effet d'entraînement pour une nécessaire réforme de l'OMI.

Je ne rentrerai pas plus dans le détail de la mécanique de la réforme que nous proposons sur ce régime de responsabilité, et vous remettrai un document qui le résume en quelques pages. Par contre, je voudrais insister sur un point essentiel, malheureusement trop souvent oublié. Je veux parler de la convention des Nations-Unies sur le droit de la mer qui, dans son article 91, stipule qu'il doit exister un lien substantiel -génuine link- entre le propriétaire d'un navire et la nationalité de son pavillon. J'insiste, parce que notre organisation a eu l'occasion d'interpeller le Secrétariat général des Nations-Unies au lendemain de la catastrophe du Prestige pour lui demander de se pencher sur une application rigoureuse de cet article qui constitue la clé de voûte de l'éradication ferme et définitive des pavillons de complaisance. Aujourd'hui, un propriétaire, de quelque nationalité qu'il soit, peut faire enregistrer son navire sous n'importe quel pavillon. C'est pourquoi il est toujours extrêmement difficile de retrouver le propriétaire d'un navire comme l'Erika ou le Prestige. Comment, en effet, retrouver un propriétaire grec d'un navire battant pavillon des Bahamas ? Or, en appliquant rigoureusement l'article 91 de la convention du droit de la mer, un bateau ne pourra pas avoir un pavillon différent de celui de la nationalité de son propriétaire. Et lorsqu'on sait qu'un grand nombre de navires sont la propriété d'armateurs, notamment européens et grecs, l'Union européenne pourrait peser de manière beaucoup plus significative sur ces propriétaires et contribuer ainsi à améliorer progressivement la flotte. Il s'agit d'un enjeu majeur dans le cadre de la construction européenne. N'oubliez pas qu'avec l'adhésion prochaine de Malte et de Chypre, l'Union européenne sera le premier armateur au monde et aura une responsabilité encore plus importante dans la perspective de l'amélioration durable de la sécurité maritime.

M. le Président : Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Votre organisation propose la création d'espaces maritimes protégés, où toute navigation commerciale serait interdite. Quels sont les critères qui justifieraient le choix de tel ou tel site ? Quelle devrait être l'autorité chargée de définir le périmètre de la zone protégée et de faire respecter les limitations de navigation ? Votre organisation a-t-elle des propositions à faire pour parvenir à une lutte efficace contre les dégazages sauvages ?

Par ailleurs, comment voyez-vous la mise en place des zones refuges ? Estimez-vous possible, utile ou indispensable de faire connaître la liste de ces zones même si elle dépend du type de sinistre et de pollution ?

Enfin, pensez-vous que le développement d'un réseau d'oléoducs pourrait permettre de réduire les risques de pollution marine ? Pensez-vous qu'il convient de définir des mesures de restriction particulière pour le transport maritime des fiouls lourds en raison des risques aggravés de pollution qu'ils représentent ? Pensez-vous que le transport des matières nucléaires par voie maritime présente des garanties supérieures, en termes de sécurité maritime, à celles du transport des hydrocarbures ?

M. Bruno REBELLE : La réglementation européenne est de plus en plus précise en matière de zones protégées. Je pense en particulier aux zones d'intérêt écologique spécifique, qui, dans certains cas, peuvent être des zones Natura 2000. La réglementation de l'Organisation maritime internationale comprend pour sa part une qualification d'intérêt écologique spécifique. La difficulté n'est pas tant aujourd'hui de qualifier ces zones que de les faire reconnaître en tant que telles et de faire respecter ce régime de protection sur ces zones, étant entendu que la démarche est effectivement plus compliquée pour certains cas spécifiques. Je prendrai un exemple caricatural en la matière, celui des Bouches de Bonifacio. Le détroit entre la Corse et la Sardaigne est à l'évidence une zone d'intérêt écologique spécifique, pour laquelle une catastrophe de l'ampleur d'une marée noire, même sans commune mesure avec celle de l'Erika, constituerait évidemment un drame écologique, mais aussi économique pour l'ensemble de la région. Or, il s'agit d'un détroit international, qui, vous le savez, ne souffre aucune limitation de transit. Autrement dit, il faudra que l'on puisse, notamment dans le cadre de l'Organisation maritime internationale, revoir la qualification de certains détroits pour pouvoir les déclasser et les reclasser comme zones d'intérêt écologique spécifique. Le cas des bouches de Bonifacio est, encore une fois, exemplaire puisqu'il met en conflit la qualification de zone écologique spécifique et celle de détroit international. La France et l'Italie se sont engagées à ne pas faire passer dans ce détroit de bateaux transportant des matières dangereuses, en particulier des hydrocarbures, mais l'interdiction ne vaut que pour les bateaux portant pavillon français ou italien. Or, vous savez très bien qu'il y en a très peu. Le changement de pratiques est donc très limité. Je sais bien qu'il est toujours possible de recourir à des remorqueurs et à des moyens de surveillance. Mais il s'agit d'une charge supplémentaire pour la collectivité, donc pour le contribuable, alors que la meilleure protection serait la prévention et l'interdiction de transit. Là encore, on ne pourra pas échapper à une réforme passant par le canal de l'Organisation maritime internationale, étant entendu que l'Union européenne y aura, dans le cadre de l'élargissement européen, un poids beaucoup plus significatif.

En matière de dégazage, deux mesures pourraient être prises très rapidement. La première -de type taxation ou financier-, consiste à intégrer de manière systématique le coût du dégazage dans les frais d'escale portuaire. Un navire qui entre au port paye aujourd'hui une taxe portuaire. S'il veut bénéficier des installations de déballastage ou de dégazage, il doit payer des frais supplémentaires. Même si les tarifs pratiqués ne sont pas très élevés, ils demeurent peu incitatifs au regard du montant des amendes à la charge des responsables de dégazages sauvages. Les montants de pénalité en cas d'infraction reconnue ont été réévalués de manière significative grâce à votre Assemblée, mais il existe toute une série d'artifices qui rendent difficile de prendre les responsables la main dans le sac pour les amener devant un tribunal. Pour information, Greenpeace s'est porté partie civile dans pratiquement toutes les affaires de dégazage récentes, et les condamnations commencent à augmenter. C'est une bonne chose, mais ça n'est pas suffisant. Le fait d'intégrer le coût du dégazage dans la taxe portuaire systématiserait l'utilisation des installations, à la condition impérative que les installations existent et soient performantes. Quelques investissements sont donc encore nécessaires.

Mais un deuxième train de mesures nous paraît nécessaire. Nous attendons avec impatience les travaux du CEDRE et du plan d'action pour la Méditerranée sur les surveillances par satellite des nappes d'hydrocarbures issues de dégazage. On ne peut pas imaginer aujourd'hui qu'avec les moyens de surveillance dont nous disposons, on ne puisse pas tracer de manière beaucoup plus fine les hydrocarbures rejetés en mer par les navires. L'idée des traceurs est également une bonne chose, de façon à pouvoir prouver de manière incontournable que tel navire s'est rendu coupable d'un dégazage.

Dernier point : l'évolution des pratiques des industriels est nécessaire car ils exigent, pour des raisons de gain de temps, que les navires arrivent au terminal pétrolier cuve vide, autrement dit, en ayant dégazé avant. Pour ces raisons, les navires dégazent au dernier moment : les eaux de ballast, en effet, équilibrent le navire, et il est impossible de naviguer sans elles. Juste avant d'arriver au port, pour arriver cuve vide, le navire doit donc déballaster en mer.

En bref, il est nécessaire d'agir à plusieurs niveaux et de peser sur plusieurs types d'acteurs. Avec la pression économique par l'intégration des frais de dégazage dans les taxes portuaires et avec une surveillance accrue des nappes d'hydrocarbures, la situation devrait s'améliorer significativement.

J'en viens aux zones refuge. Notre appréciation du concept est plutôt négative, car il nous semble difficile d'identifier une liste de zones refuges, mis à part quelques cas précis qui sont des points de passages importants -le canal de la Manche, ou le passage du nord de l'Espagne et du sud du Portugal- sur lesquels il serait absolument indispensable d'identifier des ports refuges. Par contre, il nous paraît indispensable d'identifier des zones qui ne pourraient en aucun cas être refuges. Il s'agit donc de gérer le dossier en négatif, en identifiant des zones qui seront obligatoirement protégées. Il ne paraît par exemple pas très compliqué d'identifier quelques ports le long du canal de la Manche qui accueille près de 80% du trafic en Europe, et de faire du port de Cherbourg un port-refuge du fait de la configuration géographique de la pointe de la Manche. De même, le port de Brest et le nord de la Bretagne pourraient être une zone de refuge. Quoi qu'il en soit, c'est une notion qu'il faut gérer avec précaution. Il nous semble en particulier indispensable qu'une information préalable sur le fonctionnement des zones refuge soit communiquée à l'ensemble des intéressés, d'une part pour que le public s'approprie la notion de zone de refuge, mais aussi pour que des installations spécifiques soient mises en œuvre avant l'utilisation de ces zones refuge.

Quant à l'alternative au transport des hydrocarbures, nous en avons une assez radicale, qui consiste à sortir progressivement de l'économie du pétrole, même si, nous le savons bien, une telle mesure prendra du temps. Dans ces conditions, le développement des oléoducs est effectivement une alternative potentielle de plus court terme aux navettes incessantes de grands pétroliers. Néanmoins, il nous semble intéressant de s'intéresser plus spécifiquement au transport de certains produits. Car si tous les hydrocarbures sont dangereux, il existe bien d'autres substances tout aussi dangereuses. L'Erika et le Prestige ont bien montré que les fiouls lourds étaient particulièrement polluants. Les mesures prises à la fois par la France, l'Espagne et l'Italie d'interdire le transport de ces fiouls lourds par des navires à simple coque est intéressante et devrait être confirmée la semaine prochaine par le vote au Conseil des ministres du règlement 517 modifié. La mesure sera alors étendue à l'ensemble des pays européens. Bien évidemment, nous avons interpellé le ministre français chargé des transports pour qu'il vote en faveur de cette modification du règlement en vigueur. Mais là aussi, soyons prudents : un navire double coque mal entretenu est aussi dangereux qu'un navire simple coque mal entretenu. La mesure est donc intéressante, mais en aucun cas suffisante.

En matière de fioul lourd, la vraie question est celle de leur élimination et non de leur exportation vers des pays moins regardants. Il est particulièrement délicat de déterminer s'il s'agit d'un combustible ou d'un déchet. La polémique apparue au moment des analyses sur le fioul de l'Erika est d'ailleurs là pour le rappeler : pour certains, il s'agit de déchets, pour d'autres, de fioul. En effet, d'après la réglementation, un déchet se définit non par sa nature propre, mais par sa destination.

J'en viens aux matières nucléaires. A notre connaissance, elles sont transportées dans des navires qui sont mieux entretenus, en tout cas pour certains, l'exception portant sur un navire qui s'appelle le Bouguenais qui, depuis, a été désengagé du transport de matière nucléaire. Il s'agissait d'un très vieux cargo qui acheminait pour son dernier voyage des combustibles nucléaires australiens vers la France. Pour une tout autre raison, il fait l'objet d'un contentieux juridique ouvert par notre organisation, car nous considérons qu'il s'agit d'une importation illégale de matière nucléaire sur le sol français.

Ceci posé, compte tenu de la nature même de ces matières nucléaires, des conditions dans lesquelles elles sont confinées et des qualifications des containers, ces transports restent au moins aussi dangereux que les transports d'hydrocarbures. Les containers de combustible usé, par exemple, ou de déchets vitrifiés qui repartent vers le Japon sont ainsi prévus pour résister à un incendie de 800 degrés pendant deux heures. Or, on sait très bien qu'un incendie sur un navire dure en règle générale plutôt entre 24 et 48 heures, et que la température d'un incendie de ce type va bien au-delà de 800 degrés. Que donnerait un incendie sur un navire transportant ce type de matière nucléaire ? Personne ne le sait. De la même façon, ces containers ne peuvent résister à une certaine pression que pendant une durée limitée. S'ils coulent sur le plateau continental par 200 mètres de fonds, on ne dispose que d'un délai limité pour les récupérer. Le MSC Carla ne transportait que des matières nucléaires de type médical, mais il s'est pourtant bel et bien cassé en deux au large de l'Espagne et a coulé. Il s'agit donc bien, même si le cobalt à usage médical est moins dangereux que les déchets vitrifiés, d'un exemple de relargage en mer de matières très dangereuses. Notre opposition au transport de matières nucléaires est bien sûr motivée par ce risque extrêmement important imposé à l'ensemble des pays riverains et il convient de garder en mémoire que les déchets vitrifiés qui repartent vers le Japon sont beaucoup plus dangereux que du cobalt à usage médical.

M. Christophe PRIOU : Je souhaiterais que l'on associe dégazage et déballastage. Ce n'est certes pas tout à fait la même chose, mais on s'aperçoit que les déballastages causent de plus en plus de dommages à la conchyliculture.

Vous avez évoqué les protections internationales existantes ainsi que l'indemnisation par le FIPOL et le nouveau fonds communautaire qui ne vous paraît pas adapté. Mais dans le cas d'un régime de responsabilité illimitée ou très fortement relevée pour le transport maritime, avez-vous évalué l'augmentation du coût de transport qu'une telle réforme entraînerait sur le transport maritime, étant entendu que ce dernier sera multiplié par trois dans les prochaines années ? Pensez-vous que les compagnies d'assurance seraient prêtes à assumer un tel risque, surtout si le régime de responsabilité est celui d'une responsabilité solidaire entre les différents acteurs du transport maritime - l'armateur, l'affréteur et éventuellement la société de classification ? Que pensez-vous de la récente proposition de directive européenne créant un nouveau régime de sanctions pénales à l'échelon communautaire en matière de pollution maritime ?

S'agissant de l'action de Greenpeace, quelle est la nature de votre intervention auprès de l'OMI prévue pour les prochaines années ? Pensez-vous qu'il faille réformer les règles de fonctionnement de l'OMI pour arriver à imposer plus de contraintes aux Etats du pavillon ? Comment intervenez-vous et sous quelle forme dans les actions de nettoyage et de dépollution des plages et des rivages ? Au Croisic, où le nettoyage a duré près de neuf mois, Greenpeace est intervenu ponctuellement une journée et a mis à disposition du matériel, sans que la commune puisse développer un partenariat avec votre organisation.

M. Bruno REBELLE : Nous n'avons pas souhaité mettre à contribution nos bénévoles dans les opérations de nettoyage des dégâts causés par l'Erika ou du Prestige pour deux raisons. La première est technique : de telles opérations, en effet, nous semblent devoir relever d'un geste technique élaboré et professionnel. Un mauvais nettoyage peut ainsi générer plus de dégât que l'absence de nettoyage. N'oubliez pas également que les actions de nettoyage peuvent être dangereuses. Nous n'avions donc pas les moyens techniques et d'encadrement nécessaires. Mais plus fondamentalement, nous pensons que ce n'est pas aux associations de venir réparer les dégâts causés par le comportement irresponsable d'acteurs économiques, d'autant plus que lorsque les compagnies pétrolières ont besoin de mobiliser de l'expertise pour installer une plate-forme pétrolière ici ou là, elles trouvent toujours l'argent et les ressources humaines pour le faire. Pourquoi donc ne pourraient-elles pas assurer la réparation des dommages qu'elles causent ?

Cela dit, on ne peut pas ignorer le mouvement de solidarité et l'émotion très forte provoqués par l'Erika. D'ailleurs, notre intervention au Croisic ou dans d'autres communes du littoral visait à montrer que les équipements de base, notamment pour le stockage en arrière de plage des fiouls récoltés, n'étaient pas prévus. Il s'agissait donc pour nous de faire une opération symbolique, en vous apportant des fûts pour vous permettre de stocker les déchets ramassés. Mais il s'agissait surtout d'exercer une pression sur les pouvoirs publics pour mettre en place les moyens pour gérer correctement les opérations de nettoyage.

M. Christophe PRIOU : A l'époque, en effet, les élus locaux étaient bien seuls, même si les associations les aidaient. Et nous aussi, nous avons refusé le partenariat avec TotalFinaElf, car l'accepter aurait risqué de nous faire perdre des points dans le procès qui va bientôt s'engager.

M. Bruno REBELLE : Je peux entendre que nous n'avons pas été suffisamment rigoureux dans notre contact avec certaines communes du littoral durement affectées par la marée noire.

Quant au déballastage et au dégazage, il s'agit de deux opérations différentes. En Méditerranée, je le rappelle, elles sont interdites. Certes, la zone de protection écologique mise en place est une mesure supplémentaire de contrôle, mais a priori, elle n'est pas nécessaire puisque les dégazages sont interdits. Si l'on prolonge le raisonnement, il faut convenir que les dégazages et les déballastages devraient être interdits partout, car on est sûr de retrouver sur les plages des hydrocarbures qui ont été rejetés dans la mer. Même à des taux de dilution très élevés, nous considérons donc qu'il n'y a pas lieu d'autoriser les dégazages et les déballastages admis par la convention MARPOL de l'Organisation maritime internationale. Il faudra donc bien un jour réformer de manière drastique l'OMI pour pouvoir durcir cette convention.

M. Christophe PRIOU : Lorsque j'ai évoqué le déballastage, j'avais plus en tête l'exemple de l'Atlantique où nos associations de conchyliculteurs, d'ostréiculteurs ou de mytiliculteurs attirent notre attention sur le fait qu'ils sont obligés aujourd'hui de stopper leur activité pendant trois mois à cause de toxines issues très certainement du déballastage.

M. Bruno REBELLE : Pour faire évoluer l'Organisation maritime internationale, Greenpeace international bénéficie d'un siège d'observateur au sein de l'institution. Nous suivons donc de près ses travaux, notamment en participant à certains comités plus spécifiques concernant la protection de l'environnement. Mais malheureusement, nous constatons que cette organisation est complètement sclérosée par la règle statutaire qui est la sienne et le mode de financement indexé sur le nombre de bateaux enregistrés par les différents pays membres. Voilà pourquoi il nous semble absolument indispensable et tactiquement pertinent d'appeler l'attention, dans le cadre de la réforme de la convention CLC, d'un certain nombre d'Etats membres exemplaires dans leurs déclarations, par les risques qu'ils encourent, par les catastrophes qu'ils ont dû subir ou encore par leur géographie maritime. Car le trafic vers ou depuis l'Europe représente 60% du trafic mondial, et une très grande partie passe au nord de la Bretagne, donc à proximité immédiate de la France qui doit jouer un rôle exemplaire. Si l'on veut prolonger les discours volontaristes prononcés après le Prestige ou l'Erika¸ la menace que la France sorte du protocole de 1992 au motif qu'il est insuffisant aura à notre sens un effet explosif sur l'ensemble de la structure de l'OMI qui imposera de facto une réforme à terme de l'organisation. C'est en tout cas l'axe tactique que nous utilisons depuis la catastrophe du Prestige pour faire pression sur les différents acteurs, et nous avons été assez contents de constater qu'un amendement des parlementaires européens aux projets actuellement discutés à la Commission européenne mentionne en toutes lettres cette perspective, en soulignant que si le régime de responsabilité n'était pas modifié au sein de l'OMI, la Commission inviterait les Etats membres à dénoncer leur adhésion à la convention CLC. Il n'y a que de cette façon qu'on y arrivera, à telle enseigne que l'OMI a très clairement senti « le vent du boulet » puisque dès la prise de fonction de la présidence grecque de l'Union européenne, il ne vous a pas échappé que le nouveau directeur général de l'OMI a immédiatement rencontré le ministre grec des transports, pour lui rappeler que toute réforme sur le droit et la sécurité maritimes devait passer par l'Organisation maritime internationale.

J'ai pour ma part assisté à une réunion d'un des protocoles de la convention de Barcelone qui s'est déroulée à Malte voilà un peu plus d'un mois, sur la mise en place des plans de prévention et du contrôle des pollutions. J'ai eu l'occasion de réitérer notre proposition de réforme du régime de responsabilité. J'ai d'ailleurs été agréablement surpris de constater que les pays du sud de la Méditerranée, qui sont parties à la convention de Barcelone, sont assez favorables à cette évolution, parce qu'eux-mêmes sont menacés par les pollutions. Les représentants algériens ont d'ailleurs fait état des difficultés qu'ils avaient rencontrées avec un pétrolier en perdition qui aurait pu provoquer une marée noire.

J'en viens à l'incidence économique des mesures que nous préconisons et des limites du système FIPOL. Nous avons, je le rappelle, mis en évidence trois limites du FIPOL. Une limite budgétaire, comme le montre l'exemple de l'Erika dont les dommages dépassent les capacités de couverture du fonds. Une limite de fonctionnement : le système est très lourd, complexe et les indemnisations sont très longues à être versées. Une limite enfin structurelle : l'absence de couverture des dommages environnementaux, même s'ils sont difficiles à chiffrer. Que vaut, par exemple, la vie d'un Fou de Bassan ? Je ne le sais pas. En revanche, on sait ce que coûtent des observations, des comptages, des mesures de restauration des milieux, ou encore un plan de surveillance de la restauration des populations d'oiseaux de mer. Pour pallier ces limites, on peut assez simplement augmenter le plafond, améliorer le fonctionnement du fonds, et intégrer dans ce qui est ouvert à compensation les dommages environnementaux. Nous ne sommes pas contre l'idée d'un fonds, bien au contraire, et nous pensons que la complémentarité du système qui met en relation un régime de responsabilité et un fonds de compensation est bonne. Il faut simplement que ce fonds puisse être mobilisé beaucoup plus vite, quitte à ce que le fonds lui-même puisse ensuite se retourner vers le responsable identifié de la catastrophe et faire payer l'ensemble des montants versés au titre de la compensation. C'était bien ce qui était prévu au départ ; mais on n'a jamais vu le fonds FIPOL mettre en cause le propriétaire du navire pour exiger un dédommagement au motif qu'il est responsable. Nous ne revenons donc pas sur l'intelligence de ce système. En revanche, le fait de rajouter un fonds complémentaire ne nous paraît pas une bonne idée, surtout si l'on ne modifie pas la structure perverse du système : la limitation et la canalisation de la responsabilité sur le seul propriétaire du navire. C'est pourquoi nous jugeons indispensable de reformuler l'exclusion de responsabilité limitée, donc de qualifier la faute en revenant à la formulation précédente de la convention de 1969 et à sa formule « En cas de faute ou de négligence. » Tous les juristes font bien la distinction entre ces deux notions, et s'il y a faute ou négligence, la responsabilité n'est plus limitée, mais devient illimitée.

Les assureurs sont-ils prêts à suivre ? La réponse à votre question a été donnée par le président de la Fédération française des sociétés d'assurance, à la suite de la catastrophe de l'Erika, dans un éditorial du Monde dans lequel il rappelle la solution que j'ai présentée. Compte tenu de l'ensemble de l'activité économique générée par les clubs P&I qui, dans certains cas, couvrent des navires pour 1 milliard de dollars, je ne crois pas qu'ils seront réticents à prendre en charge ce type de garantie. Effectivement, il y aura un surcoût sur le transport. Immédiatement après l'Erika, lorsqu'il a été question d'éliminer les navires à simple coque ou de mettre en œuvre des mesures complémentaires, les compagnies pétrolières ont « sauté au plafond » en affirmant que de telles mesures allaient accroître le coût du transport de 35%. J'observe, pour ma part, qu'il a augmenté à peu près de 5 à 10%, dans certains cas de figure et pour certains produits. Par contre, dans les trente dernières années, il ne faut pas oublier que le coût avait baissé de 30%, l'érosion progressive du coût du transport s'étant faite aux dépends de deux secteurs, d'une part la sécurité des navires et le risque environnemental et, d'autre part, les conditions sociales du travail dans les navires, mais vous connaissez cette situation de non-droit mieux que moi pour lire les rapports réguliers du syndicat international des gens de mer (ITF). Depuis l'Amoco Cadiz, on a pu constater le désengagement des compagnies pétrolières, une externalisation de la logistique et une pression sur les coûts qui s'est faite avec deux variables d'ajustement structurelles, l'environnement et le social.

Donc, oui, le transport va augmenter. Mais la plupart des observateurs soulignent que l'augmentation ne devrait guère dépasser 10% et sera assez facilement absorbable par l'économie pétrolière. Pour notre part, nous pensons qu'il faut sortir le plus rapidement possible de l'économie pétrolière et de notre très forte dépendance au pétrole, et qu'un renchérissement du coût des produits pétroliers sera un facteur d'incitation pour d'autres alternatives.

M. Louis GUÉDON : Je suis très satisfait par les propos que je viens d'entendre, parce que vous tenez le langage des populations maritimes touchées par ces fléaux que sont les marées noires. Votre analyse du FIPOL et des difficultés qu'il représente quant à son montant, son manque de souplesse et son retard fait plaisir à entendre. De même, vouloir augmenter le niveau des assurances pour le propriétaire du navire et identifier le responsable de la catastrophe en fonction de l'identité du propriétaire du navire va tout à fait dans le sens de ce que nous pensons. Et c'est de manière cartésienne et sans passion que vous avez développé le principe pollueur-payeur. Lorsqu'on le présente calmement, avec responsabilité et sans se jeter des anathèmes à la figure, on arrive à des choses excellentes.

Vous avez parlé des pavillons de complaisance. Bien sûr, pouvoir identifier le pavillon du bateau comme celui du propriétaire du navire simplifierait bien des choses. Vous avez également parlé des zones protégées. Quelle est votre opinion en la matière ? Lorsque vous indiquez que la navigation devrait être interdite dans le détroit de Bonifacio, n'oubliez pas qu'il existe dans la Manche une espèce de zone protégée avec des rails de circulations, des contrôles, l'intervention du préfet maritime, etc... !. Il s'agit bien d'un embryon de zone protégée. Les dispositifs existant sur la Manche ne sont-ils pas en contradiction avec votre constat d'impuissance sur le détroit de Bonifacio ?

S'agissant du dégazage, je suis bien évidemment tout à fait d'accord pour installer dans les ports les infrastructures nécessaires et faire en sorte que le droit du port, qui commence à s'affirmer avec les dispositions Erika I et II, puisse se conforter. Les puissances maritimes doivent cesser d'être laxistes. Il s'agit là d'avancées sérieuses.

S'agissant du transport nucléaire, nous avons eu l'occasion, lors de la précédente Commission d'enquête, d'auditionner les responsables de l'énergie nucléaire, donc de son transport. Or, nous étions arrivés à des conclusions totalement inverses des vôtres, les personnes auditionnées nous ayant apporté la démonstration qu'il existait des fûts en acier de 25 centimètres d'épaisseur, et que si d'aventure un navire sombrait, on pourrait les récupérer sans qu'il y ait de dommages.

S'agissant des zones refuges, vous nous avez indiqué que vous n'étiez pas favorables à la détermination de telles zones et que vous vous opposeriez à ce que certains sites puissent être considérés comme telle. Pourtant, si nous avions pu faire rentrer l'Erika dans une zone de refuge, n'aurait-on pas évité les quatre mois de désespoir que l'on a connus sur le littoral, sans parler de la « pantalonnade » du traitement du Prestige qu'on a fait couler à 3 500 mètres ? Pourriez-vous préciser votre position ? Disposer d'un plan de zones refuges que l'on tiendrait secret ne vous semble-t-il pas une bonne solution, même si peut s'attendre à des réactions hostiles des populations concernées ?

Par ailleurs, pour avoir vécu la morgue de TotalFinaElf à notre endroit, je suis tout à fait d'accord avec vos propos sur les bénévoles.

Enfin, vous nous avez expliqué que la chute de 30% du coût du trafic maritime avait été à l'origine d'une diminution de la qualité des navires et des conditions des équipages. Je vous rejoins. Mais avez-vous réalisé une étude sur le sujet ? Connaissez-vous l'incidence sur le coût du transport maritime de la revalorisation de la condition maritime et des équipages ? Quel serait le coût de la revalorisation des équipages permettant de redonner du travail à des marins ?

M. Bruno REBELLE : Nous n'avons malheureusement pas travaillé sur le sujet de votre dernière question, et je suis incapable de vous répondre. Mais le Syndicat international des gens de mer a probablement réalisé ce type d'études qui posent toujours la même question, celle de la délocalisation des coûts sociaux et de la paupérisation des conditions de travail, explicites pour les gens de mer. Mais encore une fois, nous sommes partisans de régimes économiques qui, dans quelque secteur que ce soit, intègrent les conditions sociales et environnementales de manière responsable, quitte à ce qu'ils se traduisent par des suppléments de coûts. A notre sens, la recherche de la compétitivité a des limites, et la globalisation des réponses à apporter doit aller dans ce sens. Mais c'est un débat qui peut nous entraîner assez loin.

Vous me demandez de préciser notre approche des zones refuges. D'après nous, toute méthode d'anticipation contribue à résoudre les problèmes par avance et constitue une bonne préparation, même si elle n'est pas suffisante. Encore une fois, le régime de responsabilité est selon nous la clé de voûte d'un vrai changement de pratiques. Et dans le cas de l'Erika, la seule décision à prendre, lorsqu'on apprend qu'un navire qui transporte 50 000 tonnes de fioul lourd présente 15 degrés de gîte et qu'il se situe Nord-Bretagne, c'est de lui ordonner de se rendre à Brest pour se mettre à l'abri et évaluer l'ampleur des avaries. Ce scénario était d'ailleurs tout à fait possible, d'autant plus que le navire serait rapidement entré dans une zone d'eau beaucoup plus calme. Mais il est vrai que le navire avait reçu des ordres de son affréteur lui ordonnant de poursuivre sa route, preuve supplémentaire que nous sommes dans une logique où il vaut mieux couler un bateau que gérer des frais d'escale. Au demeurant, TotalFinaElf n'a-t-elle pas été remboursée de la totalité de la cargaison ? Quoi qu'il en soit, il faut des ports refuges, je suis tout à fait d'accord avec vous. Par contre, contrairement à vous, je pense que la population est suffisamment adulte et les gens prêts à intégrer la notion de prise en compte du risque et à accepter que leur port soit identifié comme port-refuge.

S'agissant du déballastage et de l'affirmation des droits du port, n'oubliez pas que le capitaine d'un navire est tenu d'enregistrer le carburant présent dans son navire dans un livre des hydrocarbures. Un tel document est en quelque sorte l'équivalent d'une carte grise d'un véhicule, et constitue un instrument irréfutable devant un tribunal.

Vous avez fait état des efforts réalisés sur le canal de la Manche en matière de rails de circulation. Il s'agit en effet d'efforts tout à fait louables. Une des dispositions de la directive Erika II, nous semble-t-il, va dans ce sens. Cela dit, il faudrait aller encore plus loin et exiger qu'un bateau rentrant dans les eaux européennes annonce son pedigree et la nature de sa cargaison, de manière à lui dire si, oui ou non, il peut bel et bien rentrer dans les eaux européennes, et que si l'historique de ses contrôles met en évidence qu'il est en mauvais état, il devra repartir d'où il vient. Une telle mesure exigera une évolution du système de surveillance des côtes, et, à terme, un système de gardes-côtes européens, dont les missions regrouperaient celles de trois administrations différentes, les Douanes, les Affaires maritimes et la gendarmerie maritime. Rassembler en une seule entité ces trois missions permettrait d'être beaucoup plus efficace en matière de contrôle des navires.

Quant à la question du durcissement du lien substantiel entre le navire et l'Etat du pavillon, il constitue une voie possible. Mais encore une fois, la solution existe : il suffit de mettre en œuvre l'article 91 de la convention des Nations-Unies sur le droit de la mer.

M. le Président : M. Rebelle, je vous remercie beaucoup pour cette audition très intéressante.

Y a-t-il d'autres observations ?

M. Bruno REBELLE : Je n'ai pas apporté de réponse à la question sur le transport nucléaire, mais je peux vous adresser une note technique sur notre analyse des spécifications des containers de transport.

M. le Président : Nous sommes preneurs.

Audition de M. Jean-Paul TACON,
Capitaine de vaisseau, Chef du bureau action de l'Etat en mer,
état-major de la Marine, division « plans »


(extrait du procès-verbal de la séance du 20 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Tacon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Tacon prête serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Jean-Paul Tacon, capitaine de vaisseau, chef du bureau action de l'Etat en mer à l'état-major de la Marine, division « plans ». Commandant, je vous souhaite la bienvenue.

Les auditions du secrétaire général de la mer, M. Garnier, et du délégué général de la chambre syndicale des constructeurs navals, M. Théobald, ont montré que les moyens à la disposition des pouvoirs publics pêchaient sur au moins deux points qui n'ont malheureusement pas changé depuis la Commission d'enquête sur l'Erika.

Ces deux points, qui me paraissent importants, sont le renouvellement de notre parc vieillissant de remorqueurs de haute mer, sur les façades Atlantique et Méditerranée, et la mise à disposition de navires dépollueurs capables de pomper le fioul en mer, y compris avec des vagues de six mètres.

Sur ces deux points, la Commission aimerait avoir des éclaircissements précis. En tant que chef du bureau action de l'Etat en mer, vous êtes le mieux placé pour répondre à deux questions essentielles : Où en est l'appel d'offres sur les remorqueurs ? Et quelle réponse réaliste et efficace peut-on apporter à la question du navire dépollueur ?

M. Jean-Paul TACON : Je me propose de vous exposer sous la forme d'une présentation audiovisuelle un point de situation sur les navires affrétés par la Marine nationale. Je traiterai d'abord des remorqueurs spécialisés, ensuite, des navires polyvalents à capacité antipollution, enfin d'un schéma d'orientation relatif aux questions budgétaires.

S'agissant des remorqueurs spécialisés, la Marine possède actuellement plusieurs remorqueurs : un premier co-affrété avec les Anglais dans le Pas-de-Calais, un deuxième en Manche-Mer du Nord -l'Abeille-Flandre-, un troisième pour l'Atlantique -l'Abeille-Languedoc-, et un quatrième à Toulon -le Mérou-, l'affrètement de ces trois derniers navires s'achevant à la fin de l'année.

En complément, la Marine dispose de remorqueurs portuaires venant compléter le dispositif, qui peuvent être affrétés à la demande par des marchés à bons de commande. Leur capacité de remorquage est cependant plus faible.

Dans l'avenir, la Marine entend maintenir le remorqueur du Pas-de-Calais en co-affrètement avec les Britanniques, affréter deux remorqueurs neufs -un pour la Manche-Mer du Nord et un pour Brest-, affréter un remorqueur supplémentaire type Abeilles-Flandre pour le Golfe de Gascogne et renouveler le remorqueur de Méditerranée, par un remorqueur type Abeilles-Flandre.

La décision d'affréter deux remorqueurs neufs a été prise lors du Comité interministériel de la mer (CIMER) qui s'est tenu en 2000. Après avoir élaboré en commission interministérielle les spécifications de remorqueurs plus performants, et à la suite d'un avis de pré-information publié le 11 janvier 2002, nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait pas de remorqueurs disponibles sur le marché de l'affrètement, grâce à un marché avec le courtier maritime Barry Rogliano et Salles. Le code des marchés publics ne nous permettant pas par ailleurs de passer d'affrètements pour des navires qui n'existaient pas encore, il a donc réfléchir et trouver une solution alternative, en ayant recours à un contrat de prestation de service qui est autorisé par le code des marchés publics, ce contrat comportant l'affrètement des deux remorqueurs, mais également un conseil pour la mise en œuvre des remorqueurs en cas d'assistance difficile, avec un « slavage master » et une assistance au préfet maritime. Un nouvel avis de pré-information a été publié le 10 septembre 2002, et l'appel à candidature diffusé le 22 octobre 2002. Nous avons reçu quatre réponses, et nous comptons envoyer dans les semaines à venir, avant la fin du mois, les cahiers des clauses techniques particulières aux entreprises qui ont répondu. La réception des offres devrait se faire pour juin 2003, la notification du marché en septembre 2003 et la mise en service du remorqueur début 2005.

Quant aux autres remorqueurs, nous arrivons en fin de contrat. Nous allons donc relancer cette année le contrat pour le navire de Brest qui deviendra en 2005 remorqueur du Golfe de Gascogne, le contrat du remorqueur de Cherbourg qui deviendra en 2005 le remorqueur de Toulon pour remplacer le Mérou, et le contrat du Mérou qui sera résilié lorsque les nouveaux remorqueurs seront opérationnels, soit en 2005. Pour tous ces remorqueurs, les spécifications des contrats seront globalement inchangées.

M. le Président : Quelles sont les relations existantes avec les pays voisins en matière de remorquage ? Les insuffisances que l'on peut craindre pour nos propres remorqueurs sont-elles compensées par la recherche de possibles complémentarités avec nos voisins britanniques ? Ces derniers jours, une des personnes que nous avons auditionnées nous a dit qu'un remorqueur chinois avait été appelé en renfort pour l'affaire du Prestige, au motif que les possibilités de remorquages espagnoles et portugaises étaient insuffisantes.

M. Jean-Paul TACON : En matière de remorquage pur, nous n'avons jamais connu de faiblesses avérées. Nous n'avons jamais été mis en difficulté par des défaillances des remorqueurs actuels. Certes, il y a eu des demandes pour renforcer les moyens dans le Golfe de Gascogne ou en Méditerranée, mais encore une fois, nous n'avons jamais eu à déplorer de difficultés sérieuses.

S'agissant de la coopération avec les pays voisins, j'ai déjà rappelé que nous disposions, avec le Royaume-Uni, d'un remorqueur co-affrété pour le Pas-de-Calais. Nous avons également passé des accords Manche-Plan pour travailler avec le MCA (Maritime coast guard Agency), -l'organisme de sauvetage maritime anglais-, qui nous ont permis d'intervenir pour le sauvetage du Ievoli Sun. Nous sommes également associés avec l'Espagne, au travers du Biscaye-Plan et du Lion-Plan signé en 2002, et avec l'Italie au travers du plan Ramoge qui nous permet d'intervenir dans les bouches de Bonifacio. Le préfet maritime de Méditerranée souhaite cependant disposer de plus de moyens dans cette zone. J'y reviendrai dans ma deuxième partie.

M. Louis GUÉDON : Quel est le nombre annuel de sorties en mer des remorqueurs ?

M. Jean-Paul TACON : Dès que le temps est mauvais et à mer 5, les remorqueurs sont pré-positionnés en mer.

M. Louis GUÉDON : Ils sont donc en pleine mer.

M. Jean-Paul TACON : En effet, et ils interviennent en fonction des demandes.

M. Louis GUÉDON : Qui décide de leur action ? Le préfet maritime ou les CROSS ?

M. Jean-Paul TACON : Le CROSS est chargé du sauvetage en mer. Mais en cas de danger avéré, le préfet maritime peut déclencher directement leur action. Mais c'est le CROSS qui assure la direction du sauvetage et qui alerte le préfet maritime, ce dernier prenant la décision de faire intervenir les navires.

M. Louis GUÉDON : Compte tenu du coût d'un sauvetage, un propriétaire de cargaison peut-il s'opposer à l'action d'un remorqueur et préférer une pollution ?

M. Jean-Paul TACON : Le dispositif est à deux temps. Le préfet maritime met d'abord en demeure le capitaine du navire de faire cesser le danger. Dans un créneau de temps de quelques heures, l'armateur a donc la possibilité de trouver son propre remorqueur. S'il ne l'a pas trouvé dans le temps qui lui est imparti, le préfet maritime lui impose un remorqueur. Au demeurant, les remorqueurs Abeilles peuvent travailler à leur compte et proposer à l'armateur une solution, la Marine récupérant alors 50% du prix de la prestation.

M. le Président : Ou alors, il y a intervention d'un système privé.

M. Jean-Paul TACON : Exactement. Le propriétaire se débrouille et, dans certains cas, l'Etat n'a pas à sa charge le remorquage et peut même récupérer de l'argent.

J'en viens au deuxième temps de mon exposé : les navires dépollueurs. Dans leur forme actuelle, ils disposent en général d'accessoires de dépollution extérieurs à la coque, mais leur mise en œuvre est limitée à trois mètres de creux au maximum, et la surface balayée réduite.

Trois dispositifs sont actuellement opérationnels.

Le premier système est celui des chaluts. Ils ont notamment été utilisés pour récupérer les boulettes du Prestige. Leurs inconvénients sont leur coût élevé -environ 50 000 francs- pour seulement une ou deux journées. Il existe trois systèmes : le Sényp -le plus classique- et deux autres qui ne sont pas très satisfaisants : le système Thomsea mis en œuvre par le Conseil général de Vendée avec M. Thomazeau, et le système Ecrepol de la société Merclean qui a été testé par la Marine nationale. Quelques chiffres : 250 « culs de chaluts », pour 93 chaluts. Les sommes sont donc considérables. La Marine s'est dotée d'un système Ecrepol qui n'est pas complètement satisfaisant, et le Conseil général de Vendée de 60 équipements Thomsea.

Nous avons donc dû nous tourner vers des dispositifs avec pompage. Le meilleur est le « sweeping arm », un bras métallique qui permet de balayer la mer et de récupérer le pétrole grâce à une pompe intégrée. Seul inconvénient : le dispositif a une longueur de 15 mètres et flotte sur la mer, ce qui le rend inutilisable dès qu'il y a des creux de 3 mètres.

Il existe également d'autres dispositifs moins performants de pompes-Transrec et Foilex-, associées à des barrages qui permettent de confiner la nappe de pétrole et de l'aspirer au moyen de la pompe. Deux inconvénient significatifs : les barrages cassent dès qu'il y a 1,5 mètre de creux, et la capacité de manœuvre du remorqueur qui les déplace est faible. Des pêcheurs de La Rochelle ont également essayé de mettre au point des filets à civelle, mais des progrès restent à faire en la matière.

Plusieurs navires portent des dispositifs dont je viens de faire état : le Neuwerk, qui a coûté 200 millions de francs et l'Arca, équipé d'un « sweeping arm ». Ce dernier fonctionne convenablement, mais ne peut pas être utilisé par mauvais temps. Quant à la Marine nationale, elle dispose actuellement de trois bâtiments de soutien : deux à Brest, l'Alcyon et l'Ailette, et un à Toulon, la Carangue.

J'en viens au plan d'équipements, en cours, de la Marine nationale. Après le CIMER de 2000, en effet, nous avons décidé la mise en œuvre d'un navire dépollueur plus performant, après un appel d'offres lancé en 2001. Les six réponses que nous avons reçues n'étant pas acceptables, juridiquement ou techniquement, l'appel d'offres a été déclaré infructueux. Il a donc fallu repasser un nouveau marché, avec des spécifications plus limitées. Nous avons alors reçu deux offres acceptables, mais l'une concernait un navire pétrolier anglais à simple coque de 25 ans d'âge, et l'autre un navire encore à construire. Le marché, encore une fois, est donc resté sans suite. C'est pourquoi nous avons choisi la solution d'améliorer nos bâtiments de soutien, actuellement basés à Brest, de lancer un troisième appel d'offres avec des spécifications mieux adaptées au marché potentiel, et de doter Toulon d'un Bâtiment de soutien de haute mer (BSHM) amélioré. Nous disposerons alors de deux navires remorqueurs et dépollueurs à Toulon nous permettant de répondre aux demandes du préfet maritime, qui souhaitait bénéficier de deux remorqueurs en Méditerranée.

Compte tenu de notre objectif consistant à améliorer nos bâtiments, quelles difficultés rencontre-t-on en matière de marchés publics ? Le 31 mai 2002, la Marine a proposé au Secrétariat général de la mer d'améliorer ses bâtiments de soutien avec des équipements de type « sweeping arm ». Une commande a été passée le 3 juillet par l'état-major de la Marine à la personne responsable des marchés. Mais le contrôleur financier décentralisé refusant de nouveaux travaux sur les BSHM par avenant au marché, nous avons décidé d'acheter les matériels installés sur les navires d'une compagnie à qui il revient d'établir toutes les spécifications d'installation. Un autre marché a alors été préparé, adressé à la commission spécialisée des marchés devant laquelle j'ai planché avant-hier, -celle-ci nous ayant préalablement indiqué que le marché ne respectait pas les prescriptions réglementaires. Après avoir défendu ma cause pendant une heure trente, le dossier a finalement été accepté à la condition de satisfaire à une réserve. Reste à passer le 1er avril prochain devant le contrôleur financier décentralisé, pour notifier le marché en avril 2003 afin que le matériel soit livré six mois après, étant entendu que nous pensions à l'origine en disposer fin 2002. Nous aurions d'ailleurs ainsi pu couvrir le Prestige. Et aujourd'hui, nous croisons les doigts pour disposer du matériel pour l'hiver 2003. La procédure est donc très difficile. Ce n'est pas la volonté qui manque, mais les démarches s'apparentent à un véritable parcours du combattant.

M. le Président : Vous faites état d'une forêt d'exigences dans la procédure de passation des marchés. Pensez-vous qu'on puisse la simplifier, tout en restant dans la légalité ? Quelles sont vos préconisations ?

M. Jean-Paul TACON : Je ne suis pas un financier. Par contre, je sais que les spécialistes financiers de la Marine travaillent à l'élaboration de modifications au code des marchés publics. M. Garnier, que vous avez auditionné voilà quelques jours, a eu l'occasion de me dire que nous aurions dû passer par une procédure d'urgence. Mais lorsque j'ai évoqué cette possibilité en commission spécialisée des marchés, on m'a indiqué qu'une telle procédure n'aurait jamais été acceptée, dans les conditions de l'espèce. Mettre en avant le bien commun n'y aurait rien changé.

M. le Président : Vous savez que l'Assemblée nationale réfléchit à la simplification administrative et que plusieurs ministres se penchent sur le problème. Il serait utile que vous puissiez nous faire état de vos désillusions sur le système.

M. Jean-Paul TACON : Ce n'est pas tant le code que son interprétation qui pose problème.

M. le Rapporteur : Au plan communal, nous sommes bien souvent obligés de ne retenir que le « moins-disant », alors que le « mieux-disant » allie la dimension financière et technique.

M. Jean-Paul TACON : Pour passer un marché satisfaisant tant au plan technique que juridique, il faut dépenser beaucoup d'énergie pour préciser dans les spécifications techniques ce que la technologie de la société des Abeilles apporte de plus par rapport à un fournisseur chinois ou espagnol. Cela s'apparente à un véritable parcours du combattant.

M. Louis GUÉDON : Vous êtes contraints d'établir un cahier des charges très spécifique pour l'ajuster sur mesure aux Abeilles ?

M. Jean-Paul TACON : Oui, tout en restant dans la légalité. En l'occurrence, il s'agit non pas de favoriser une société mais d'obtenir le service requis, en particulier la compétence professionnelle.

M. Louis GUÉDON : Dès lors, les Chinois seront hors de course, puisqu'ils ne rempliront pas les conditions idoines !

M. Jean-Paul TACON : Oui car, dans une mise en concurrence européenne, ils ne pourraient probablement pas satisfaire aux exigences de la prestation demandée, notamment en termes d'expérience et de qualification de personnel. Mais la procédure demande une énergie considérable à l'état-major de la Marine.

M. le Rapporteur : Sans compter les contrôles de la Cour des comptes ou de la répression des fraudes !

M. Jean-Paul TACON : La Marine s'interdit d'introduire des clauses qui pourraient favoriser tel ou tel concurrent plutôt qu'un autre.

J'en reviens à mon exposé. Je viens de parler de l'amélioration de nos bâtiments, étant entendu que nous souhaitons acheter un nouveau matériel en lançant une procédure qui a débuté en 2000 et que j'ai résumé à grands traits. Après deux appels d'offres infructueux, nous avons donc lancé un troisième appel d'offres avec des spécifications mieux adaptées au marché potentiel. Il faut savoir que les sociétés ne sont pas intéressées par un contrat de trois ans, mais qu'elles exigent des garanties sur dix ans, au minimum. Pourquoi ? Parce qu'elles doivent acheter un bateau, le transformer et y adapter des « sweeping arms » et des pompes spécialement conçues pour la dépollution. Mais là encore, la commission des marchés publics acceptera un contrat de cinq ans renouvelable, mais pas un contrat sur dix ans. Quoi qu'il en soit, l'état-major de la Marine a passé commande après de la personne responsable des marchés et lancé un appel d'offres qui sera publié en avril, l'objectif étant la mise en service en janvier 2004.

Pour le long terme, la Marine nationale a l'intention de regrouper ses besoins en matière de navires dépollueurs, de bâtiments de soutien armés par des équipages civils, de bâtiments de soutien régionaux -ces derniers ayant également des missions militaires, telles que le mouillage de mines- et de remorqueurs militaires de haute mer, car les matériels existants sont vieillissants.

A l'horizon 2006-2010, la Marine envisage donc de fusionner tous ses besoins dans un seul programme. Des navires standard lui permettront en effet de diminuer les coûts, d'être propriétaire de ses navires, donc de ne plus être soumise au code des marchés publics. Seul problème : cet objectif n'a pas été inscrit en loi de programmation militaire, et les crédits ne seront donc pas disponibles avant 2008. Cela dit, nous avons l'espoir de financer de tels navires dans le cadre de financements innovants, cette solution ayant été présentée au ministre de la Défense et ayant été retenue pour l'an prochain en priorité numéro un. La solution envisagée consisterait à financer ces bateaux par un mécanisme financier proche du « leasing », l'Etat ne payant qu'un loyer. Le montage financier associerait étroitement des établissements financiers.

En bref, les navires existants sont utilisables et assez efficaces jusqu'à 3 mètres de creux. De plus, on peut les amortir en les engageant dans d'autres missions lorsqu'il n'y a pas de pollution. Au demeurant, ils ont en général une mission principale et ne font de la dépollution qu'occasionnellement.

C'est après la catastrophe de l'Erika que l'idée a germé de mettre au point des navires spécialisés dans la lutte antipollution en mer, performants par gros temps, capables d'opérer jusqu'à 6 mètres de creux, avec une capacité de stockage de 6 000 mètres cubes, de façon à ne pas être obligés de revenir trop rapidement au port lorsque leurs cuves sont pleines. Mais un tel navire exige à l'évidence une forme de coque spécifique pour concentrer les produits, donc des études et des expérimentations lourdes.

A cette fin, le ministère de l'Industrie a mis en place un Comité d'études pétrolières et marines (CEP&M) qui a présenté quatre projets : un projet commun Doris-Alstom-Chantiers de l'Atlantique, un projet Coflexip-CMD-ENSIETA, un projet Bouygues Offshores-Sofresid-D2M, et un projet D2M-Géocéan.

Les chantiers de l'Atlantique nous ont ainsi proposé un Oil Sea Harvester (OSH). Il s'agit d'un trimaran capable de faire de la dépollution, avec deux veines dans chaque coque et des outils de récupération. D'une longueur de 136 mètres pour 13 000 tonnes, il pourrait se déplacer à 20 nœuds. Son avantage réside dans sa stabilité directionnelle, dans son comportement au tangage, dans son port en lourd important et dans sa stabilité au roulis.

Lorsque le président des Chantiers de l'Atlantique est venu nous présenter son projet, à M. le secrétaire général de la mer et à moi-même, il nous a indiqué que ce qui l'intéressait avant tout était de vendre une coque futuriste, pour être sûr de ne pas être en concurrence par exemple avec la Pologne ou la Chine. Son objectif est bien de vendre le bateau et de gagner un marché, étant entendu que ce que souhaite en faire la Marine n'est pour lui que secondaire.

Le projet Doris et le projet Alstom nous ont été présentés conjointement. Le premier a été jugé le meilleur. La Marine voit, en effet, plusieurs inconvénients au trimaran : d'une part, une coque ouverte des deux côtés du navire, ne lui permet pas de se protéger par mauvais temps et, d'autre part, se pose la problème de l'inexistence, aujourd'hui, de dispositifs de récupération. Un tel projet exigerait d'engager de nombreuses recherches avant de valider le concept. En résumé, pour utiliser une formule, la Marine n'a pas besoin d'un trimaran de course pour faire de la dépollution.

L'autre projet en concurrence est un navire en forme d'entonnoir qui lui permet « d'avaler » la nappe de pétrole et de la récupérer. D'une longueur de 100 mètres pour 16 000 tonnes et d'un coût de 100 millions d'euros, son principal avantage est qu'il peut s'abriter de la mer et adapter son allure.

En bref, l'acquisition de navires polyvalents est une priorité en raison de leurs bonnes capacités jusqu'à 3 mètres de creux, de l'utilisation de technologies éprouvées, de leur couverture géographique et de leur rapidité d'intervention. Les navires spécialisés constituent des moyens complémentaires, mais avant d'envisager leur construction, il convient de valider le concept et les propositions techniques par des expérimentations. A cet égard, ils correspondraient parfaitement à une initiative à l'échelon européen.

Suite à la présentation de ces conclusions, le Secrétariat général de la mer a demandé à la Marine nationale de préparer un concept de navire spécialisé pour la lutte contre les pollutions en vue de présenter à la Commission européenne la mise en place d'un programme de recherche européen pour l'étude et la réalisation d'un appareil de démonstration. La forme du navire reste à déterminer -trimaran ou entonnoir-, de même qu'il est nécessaire de trouver des dispositifs capables de récupérer des débits allant de 2 000 à 4 000 mètres cubes heure, étant entendu que les pompes du marché n'ont actuellement qu'un débit de 300 à 400 mètres cubes/heure.

En attendant, la France continue d'encourager la recherche dans le cadre du Réseau de recherche et d'innovation technologique (RITMER). Il s'agit d'un réseau pour l'innovation technologique en mer qui fonctionne très bien. De nombreux projets ont d'ores et déjà été lancés : par exemple, les filets de récupération ou les tambours récupérateurs à grande capacité. La société ECA nous a également présenté un système d'engins téléportés destinés à évaluer au moyen de capteurs le degré de pollution d'une zone. De nombreuses initiatives sont lancées en la matière, car il s'agit d'un domaine où la recherche doit progresser, dans la mesure où aucun bâtiment ne peut être utilisé aujourd'hui dès qu'il y a trois mètres de creux et où aucun dispositif ne permet encore de détecter et de suivre des nappes de pétrole par satellite.

M. le Président : En matière de moyens logistiques pour la sécurité maritime, comment sont évalués globalement et en détail les besoins en matériel de l'Etat pour sa politique de sécurité maritime et sa présence en mer ? Quels sont les rôles respectifs de votre administration centrale, du Secrétariat général de la mer ou encore du secrétariat d'Etat à la mer ? En matière d'achat d'équipements et de prévision, existe-t-il une programmation globale des investissements en matière de sécurité maritime ? Rencontrez-vous par ailleurs de difficultés pour financer la maintenance du matériel ?

S'agissant des boîtes noires évoquées avant-hier par M. Serradji, directeur de la DAMGM, les autorités maritimes disposeront-elles des moyens technologiques adaptés pour répondre aux nouvelles exigences de la réglementation communautaire relative aux systèmes d'identification automatique des navires, dit système AIS ?

M. Jean-Paul TACON : Le décret de 1972 relatif à l'organisation de l'action de l'Etat en mer fait l'objet d'une refonte dans le cadre de la préparation du CIMER de mai 2003, pilotée par le secrétaire général de la mer, et l'un des objectifs de cette réforme est d'améliorer la coordination des administrations pour l'acquisition et l'implantation de leurs moyens. En effet, le Secrétariat général de la mer, chargé de coordonner l'action des différentes administrations pour le Premier ministre, rencontre bel et bien des difficultés à être suffisamment en amont des programmes, et ne peut souvent que constater trop tard les initiatives de telle ou telle administration. Il a donc décidé d'avoir une démarche beaucoup plus en amont et de se donner un rôle d'arbitrage avant que les décisions relatives à l'action de l'Etat en mer ne soient prises dans chaque administration. Le Secrétariat général de la mer pourra alors éditer chaque année un schéma directeur des moyens destinés à l'action de l'Etat en mer, qui précisera de quels moyens une administration pourra se doter, dans quel contexte elle pourra les mettre à la disposition du préfet maritime et où ils seront implantés, de façon à ce que toutes les vedettes, par exemple, ne soient pas situées à Cherbourg ou que la gendarmerie ne fasse l'acquisition de bâtiments supplémentaires sans que l'on sache trop pourquoi. Les actions sont donc en cours.

S'agissant de la maintenance des petits matériels de lutte antipollution, du type barrages, nous sommes en train de passer des marchés à bons de commande, puisque ce sont des sociétés privées qui en sont chargées. Il n'y a donc pas de difficultés.

S'agissant de l'AIS, c'est plutôt le ministère des Transports et plus particulièrement la Direction des Affaires maritimes et des gens de mer (DAMGM) qui est chargée du suivi du trafic maritime, et donc de l'exploitation des boîtes noires. La Marine ne pourrait pour sa part que se doter d'équipements pour avoir les informations directement à sa disposition, mais en principe, la logique administrative est celle qui mobilise les Affaires maritimes et les CROSS qui sont chargés de recueillir les informations envoyées par le système de signalisation des navires. Une fois que l'information est filtrée et mise en forme, les services des Affaires maritimes peuvent saisir le préfet maritime, si une décision doit être prise au sujet de la sécurité d'un navire. Mais en principe, ce n'est pas la Marine qui s'occupera des boîtes noires.

M. le Président : La Marine nationale dispose-t-elle déjà pour ses propres bâtiments militaires d'un système comparable, avec un suivi par satellite ?

M. Jean-Paul TACON : Non. Pour des raisons de discrétion, la position des navires militaires n'est pas transmise de manière automatique. Chaque bâtiment émet chaque jour, avec une fréquence déterminée, en fonction du degré d'importance de l'opération, un message indiquant ses coordonnées à son contrôleur opérationnel, grâce à des procédés télétypes, chiffrés et par satellite. Il ne s'agit toutefois pas d'une liaison automatique, d'autant que la Marine ne transmet pas de données relatives au cap ou à la vitesse d'un bateau et ne dispose pas d'une mémorisation des déplacements d'un navire à chaque seconde. Or, c'est précisément le but d'une boîte noire que de savoir ce qu'il a fait dans les dernières heures. Le dispositif ne correspond donc pas à un besoin de la Marine.

En revanche, nous pourrions avoir besoin d'informations sur le positionnement des navires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Marine est en train de s'équiper d'un programme conjoint entre la DAMGM et les Affaires maritimes, le système « Spacionav ». Il s'agit de radars implantés sur toutes les côtes françaises, de manière à disposer, en complémentarité avec les radars des CROSS, d'une couverture continue et complète des approches maritimes, jusqu'à portée des radars terrestres, soit 20 à 30 milles nautiques suivant la hauteur du radar.

M. le Président : Ce sont des radars qui fonctionnent mieux que ceux d'il y a vingt-cinq ans ?

M. Jean-Paul TACON : Oui, mais ce besoin-là n'est apparu qu'après le 11 septembre, au moment où nous désarmions nos sémaphores. L'East-Sea nous a fait prendre conscience des réalités d'une menace du type 11 septembre ou du type immigration clandestine. La Marine a alors décidé de réarmer ses sémaphores, et de compléter son dispositif par des radars mis en réseaux, de façon à pouvoir surveiller, en continu, les côtes métropolitaines.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué la montée en puissance de matériels spécifiques et l'action de l'Union européenne. La procédure d'appels d'offres française est déjà très complexe et tous les pays de l'Union ne sont pas sur la même longueur d'onde en matière de lutte contre la pollution. Le risque est maintenant d'être obligé d'attendre des années avant de disposer d'un outil réellement opérationnel. Certes, il peut s'écouler une vingtaine d'années avant une nouvelle marée noire, mais l'Erika et le Prestige ont bien montré que les opinions publiques étaient de plus en plus sensibles à de telles catastrophes. Que pensez-vous donc de la mise en réseau européen des matériels de lutte antipollution ? C'est une bonne chose au plan de la rationalisation des moyens et des coûts, mais les procédures ne risquent-elles pas d'être trop longues ? Les Etats-membres sont-ils tous aussi motivés les uns que les autres?

Il a été évoqué la notion de veille technologique. Etes-vous informés de l'évolution des matériels disponibles sur le marché ? La Marine participe-t-elle, en amont, à la mise au point de prototypes correspondant aux besoins exprimés par les professionnels de la lutte contre la pollution et au remorquage des navires en difficulté ? Au cours de votre exposé, nous avons pu avoir la sensation que de multiples organisations menaient des recherches sur les méthodes de dépollution. Lorsque nous nous rendrons à Brest, nous devrons pour notre part auditionner cinq ou six organismes différents dans la journée. Mais qui centralise et synthétise les recherches ? Car si elles sont intéressantes prises individuellement, elles n'ont de valeur qu'à partir du moment où elles sont mises en relation et en application ?

M. le Président : Que pensez-vous de la mise en place d'éventuels gardes-côtes européens, autrement dit de la centralisation au sein d'une même entité de différents systèmes ?

M. Jean-Paul TACON : Vos questions sont nombreuses et j'y répondrai probablement dans le désordre. Je suis en poste depuis trois ans à l'état-major de la Marine. Si quelque chose a très bien évolué avec une montée en puissance sensible ces dernières années, c'est bien la concertation des administrations, le contact avec les industriels et toutes les personnes qui participent à la recherche. Car en général, des organismes comme le CEP&M ou le RITMER, qui sont vraiment le cœur de la recherche et de la cohésion des financements, sont méconnus. Ils mériteraient d'ailleurs que votre Commission les rencontre, car ce sont eux qui ont le plus œuvré pour faire avancer les choses et qui ont permis aux ministères de se rencontrer et de se répartir les financements. Cette année, par exemple, la Marine va financer la partie outils de récupération, alors que le ministère de l'Industrie va plutôt financer la forme de la coque pour le navire spécialisé. Toutes les personnes impliquées dans les pollutions marines se rencontrent fréquemment, sans esprit de compétition, mais avec le souci de se parler, de se rencontrer et de mettre leurs compétences en commun. Par contre, n'oubliez pas que le Secrétariat général de la mer n'est qu'une petite administration de vingt personnes et n'a sans doute pas la taille suffisante pour assurer le rôle de coordinateur qu'il souhaite jouer, compte tenu de l'ampleur, du nombre et de la complexité des réunions européennes et internationales auxquelles il doit participer.

Du point de vue de la lutte antipollution, c'est à la Marine qu'il revient d'exercer la veille pour le compte du Secrétariat général de la mer. Mais on ne peut pas aller trop loin dans le suivi de ce que font les autres administrations. Le Secrétariat général de la mer avait jugé intéressant que les Affaires maritimes, dans le cadre de la construction de leurs baliseurs, disposent d'un baliseur dépollueur, étant donné que tous les pays sont en train d'y recourir. Cette question a-t-elle déjà été évoquée devant votre Commission d'enquête ?

M. le Président : Non.

M. le Rapporteur : Lors de son audition, M. Garnier nous a indiqué que, lors de son dernier poste à Nice, on comptait quatre vedettes dans le port de Nice à disposition des Douanes, des Affaires maritimes, de la Gendarmerie nationale, du SNSM, et des sapeurs-pompiers.

M. Jean-Paul TACON : Certes, mais il s'agit de petits bateaux. Accuse-t-on les gens d'avoir une voiture ? Non. Si les gendarmes devaient faire des démarches pendant un mois pour disposer d'une vedette et répondre aux ordres d'un procureur qui leur demande d'aller investiguer en mer, le système ne pourrait pas fonctionner. C'est seulement pour les navires de plus de quinze mètres qu'on peut se poser la question des éventuels doublons de moyens lourds.

M. le Rapporteur : Sans oublier les crédits de fonctionnement. M. Serradji nous rappelait que certaines de ses vedettes n'avaient plus assez de carburant pour effectuer des missions dès le mois d'octobre. En Loire-Atlantique, le SDIS a même voulu construire une vedette de sauvetage en mer.

M. Jean-Paul TACON : Ce n'est pas bon du tout.

M. le Rapporteur : En effet, car elle n'est pas homologuée et chacun sait qu'elle ne naviguera jamais.

M. Jean-Paul TACON : La SNSM est un organisme bénévole. Si on la « torpille » par-derrière avec des crédits décentralisés, on court à la catastrophe.

M. le Rapporteur : Je suis heureux de vous entendre dire qu'il y a une meilleure synergie entre les administrations, car au moment de l'Erika¸ nous avions noté l'intervention de sept ou huit intervenants différents : la Marine nationale, les Affaires maritimes, les Douanes, le service maritime de navigation, la DDE, la gendarmerie maritime, la SNSM et les sapeurs-pompiers.

M. Jean-Paul TACON : Lors d'une mission d'assistance en mer, vous allez souvent voir arriver beaucoup de monde sans que les actions soient coordonnées sur le lieu de secours. Comment le CROSS pourrait-il faire la police ?

M. le Président : Le pivot doit être la Marine nationale !

M. Jean-Paul TACON : Pour le sauvetage, ce sont les CROSS. Nous, nous sommes compétents pour la lutte contre la pollution, contre le terrorisme et contre l'immigration. Le contrôle du trafic marchand, l'assistance et le sauvetage en mer relèvent des Affaires maritimes. Mais comme le préfet maritime est un marin, le discours est souvent ambigu.

M. le Rapporteur : Où commence le terrorisme ? Cette question a fait l'objet d'un débat en commission lors de la présentation de la proposition de loi de Didier Quentin sur la protection maritime. Elle est également très présente dans le débat sur les gardes côtes européens ou nationaux.

M. Jean-Paul TACON : La question des gardes-côtes est au cœur de mes missions actuelles. Où veut-on aller et quels sont les risques ? Depuis dix ans, on vend l'organisation de l'AEM à la française, avec une juxtaposition des moyens des administrations coordonnées par le préfet maritime, source d'économies en termes d'investissements matériels. Des progrès devraient être réalisés pour donner davantage de pouvoirs au préfet maritime, afin qu'il dispose en permanence de réels moyens d'action. Toutes les administrations ont d'ailleurs accepté le principe de renforcer ses pouvoirs dans ce sens.

Mais mettre à sa disposition des moyens dédiés conduit à doubler les besoins, comme ont eu l'occasion de le rappeler les représentants des Douanes qui, pour répondre à leur mission, ont besoin de navires, comme d'ailleurs les Affaires maritimes. Or, si le préfet maritime dispose de moyens dédiés, le système ne fonctionnera pas. Pour ma part, je pense que le système actuel, à condition de l'améliorer, devrait donner satisfaction. Ceci posé, la création d'un corps de gardes-côtes européens exigera des moyens spécifiques. Pour prendre un exemple, les autorités opérationnelles de la Marine nationale ne voudront pas prêter leurs patrouilleurs, car si elles ne les utilisent qu'à 20%, elles en auront besoin à 100% en cas d'opération militaire, mais elles seront prêtes à les mettre à disposition du préfet 80% du temps, donc à contractualiser, à condition que le contrat soit dépourvu de toute ambiguïté. Les administrations se dirigent donc vers le partage des moyens, avec des contrats clairs, car dédier des moyens les obligeraient à construire de nouveaux navires.

M. le Rapporteur : Ce qui ressort donc des moyens de défense de nos côtes par rapport à une action militaire, c'est le terrorisme, la lutte anti-pollution et l'immigration ?

M. le Président : Et la lutte anti-drogue.

M. Jean-Paul TACON : Surtout aux Antilles.

M. le Rapporteur : Ce sont là des missions nouvelles par rapport au concept de la défense de la Marine nationale de ces derniers siècles.

M. le Président : Vous avez évoqué la lutte anti-drogue et la possibilité d'intervention très au large. Pensez-vous qu'on puisse faire quelque chose de comparable à propos de la pollution marine, des déballastages et des dégazages en pleine mer ? Est-ce une possibilité offerte aux navires de la Marine nationale ?

M. Jean-Paul TACON : Les choses ont maintenant bien évolué. Dans la zone des Caraïbes, des conventions sont en cours de signature avec les ministères des Affaires étrangères. Sur la base d'un accord régional, elles donnent pouvoir à un bâtiment de la Marine nationale ou des Douanes d'un Etat d'aller beaucoup plus facilement visiter et intervenir sur les bâtiments battant pavillon d'un autre Etat de la même zone régionale. C'est un progrès considérable, et depuis deux ans, nous mettons en application l'article 17 de la convention de Vienne qui permet de saisir l'Etat du pavillon du navire suspecté et d'obtenir une autorisation pour aller visiter ce navire. Car auparavant, le navire avait disparu avant même que l'on ait obtenu l'autorisation. Actuellement, le délai de réponse pour obtenir un droit de visite sur un navire battant pavillon vénézuélien est de quatre ou cinq heures, de jour comme de nuit.

Les Etats-Unis ont mis en place une énorme organisation pour les Caraïbes, avec un centre opérationnel à Key West, chargé de piloter les forces et d'organiser le travail notamment avec les Anglais et les Français. Des moyens spécifiques de communication chiffrée ont été mis en place. Mais il faut un bon réseau de renseignements, extrêmement fiable et sans fuite. Or, ces deux dernières années, nous avons connu des difficultés avec des gouvernements qui s'empressaient d'avertir leurs attachés de défense. Les personnes au courant de ce genre d'opérations doivent être extrêmement peu nombreuses ; les Américains y tiennent absolument et testent d'ailleurs souvent la fiabilité du système. Quoi qu'il en soit, le nombre des interventions croît très rapidement. Pour sa part, la Marine française n'intervient que sur renseignement. Mais, en la matière, les Américains possèdent de bons renseignements dans cette zone. Ils nous demandent donc souvent d'intervenir, comme d'ailleurs aux Hollandais et aux Anglais, tant et si bien que les résultats sont de plus en plus intéressants et montent en puissance. Alors qu'on ne capturait qu'un navire par an il y encore un an, nous en capturons désormais presque un par mois. La difficulté qui demeure consiste à trouver des moyens de faire évoluer les lois, car les problèmes de la mer sont souvent juridiques et relèvent du droit international. Cela dit, les Etats de la région des Caraïbes ont une interprétation moins restrictive du nouvel article 17 de la convention de Vienne et cette nouvelle attitude a permis d'améliorer nettement le dispositif. Les discussions en cours en vue de la signature de conventions bilatérales permettront d'intervenir très facilement, au moins sur tous les bâtiments qui battent pavillon des Etats de la région.

M. le Rapporteur : Quelle est votre analyse de l'évolution du matériel ? Comment s'opère la veille technologique ?

M. Jean-Paul TACON : Il s'agit des réseaux RITMER et CEP&M. Hier, j'étais avec la compagnie Surf, du groupe Bourbon, avec laquelle nous travaillons en permanence à l'amélioration des navires. C'est elle qui est chargée d'améliorer les navires Alcyon et Ailette, et qui répondra probablement à l'appel d'offres pour notre troisième navire dépollueur. Mais elle n'investira que lorsqu'elle aura eu l'assurance d'avoir un contrat d'au moins dix ans, de manière à amortir le navire qu'elle devra acquérir.

M. le Rapporteur : Certains pays européens traînent des pieds, on l'a bien vu avec les paquets Erika I et II. Mais depuis le Prestige, l'Espagne a tout intérêt à prendre des initiatives.

M. Jean-Paul TACON : A cet égard, j'ai deux informations à vous communiquer. D'une part, le dispositif espagnol était insuffisant pour remorquer le Prestige à temps et l'amener en sûreté dans une zone de refuge. Depuis, ils se sont lancés dans un programme d'acquisition de douze remorqueurs, et même d'un treizième.

M. le Président : Douze remorqueurs !

M. Jean-Paul TACON : Il s'agirait en plus de gros bateaux. Ce n'est peut-être qu'un effet d'annonce, mais ils devront de toute manière s'équiper, car ils souffrent de grosses faiblesses.

D'autre part, j'ai interrogé la Commission européenne pour y apprécier la volonté de l'Europe de travailler dans le domaine de la dépollution. La politique de la pêche, vous le savez, est pilotée par la Commission européenne. A ce titre, elle participe au financement des programmes nationaux d'achats de navires. Les vingt vedettes qui vont prochainement équiper la Gendarmerie maritime sont ainsi financées à 35% par l'Europe, dans le cadre du contrôle des pêches. Les bateaux de la DAMGM sont également financés en partie par l'Europe pour la même raison.

Cela dit, les règlements européens ne prévoient aucun financement pour la dépollution. La Commission en est bien consciente et souhaite mettre en œuvre un dispositif commun pour gérer de manière communautaire ce problème. Trois départements sont ainsi en compétition : la Direction générale de l'environnement, la future Agence européenne de sécurité maritime et le dispositif Euréka qui ressemble au RITMER et au CEP&M.

M. le Président : Je retiens que l'Europe est beaucoup plus prompte à financer quand il s'agit d'interdiction et de quotas pour les pêcheurs que de lutter contre la pollution.

M. Jean-Paul TACON : Quand vous discutez avec eux, vous constatez que chaque département a ses crédits et voudrait en avoir davantage. En matière de dépollution, les volontés politiques existent et ils sont preneurs.

M. le Rapporteur : Un programme Meda, me semble-t-il, a été évoqué pour la Méditerranée.

M. Jean-Paul TACON : Oui, mais il concerne spécifiquement la sécurité maritime et portuaire.

M. le Président : Commandant, je vous remercie.

Audition de M. Francis VALLAT,
Président de l'Institut français de la mer,
Vice-président de l'Agence européenne de sécurité maritime


(extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Vallat est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Vallat prête serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Francis Vallat, président de l'Institut français de la mer (IFM) et représentant français auprès de l'Agence européenne de sécurité maritime (AESM).

M. le président, je vous souhaite la bienvenue. M. Vallat est un spécialiste éminent et, si j'ose dire, incontournable, des questions maritimes. Il a d'ailleurs été auditionné il y a trois ans par la Commission d'enquête sur l'Erika.

Au-delà, l'audition d'aujourd'hui est justifiée, de mon point de vue, pour deux raisons complémentaires. D'une part, M. Vallat est président de l'Institut français de la mer, qui fédère et représente les cinq principales formes de marine : marine marchande, de pêche, militaire, de plaisance et de servitude portuaire. L'IFM comprend aussi une représentation de l'aquaculture et de la préservation du littoral. D'autre part, M. Vallat a été nommé vice-président de l'Agence européenne de sécurité maritime et en sera normalement président dans deux ans.

A ce double titre, je pense que l'audition d'aujourd'hui sera éclairante, tant sur ce qui a été fait ou pas, depuis trois ans, que sur les perspectives communautaires à court et moyen termes.

M. Francis VALLAT : M. le Président, je suis très honoré d'être auditionné par la représentation nationale. J'interviendrai au titre des fonctions que vous avez mentionnées, mais également en tant qu'armateur de pétroliers puis de paquebots. J'ai, en effet, été armateur pétrolier pendant vingt-sept ans, et fier de l'être, car je pense qu'il n'y a pas de meilleur ami des écologistes que le bon armateur et qu'il n'y a pas de pire ennemi pour le bon armateur que le mauvais armateur.

Je vous ai apporté plusieurs numéros de la Revue Maritime dans laquelle j'ai publié un éditorial que j'ai particulièrement travaillé et que j'ai intitulé «Sécurité maritime : l'overdose ?», question à laquelle je réponds par la négative, même s'il existe ici ou là des risques d'excès qui peuvent être porteurs de nouveaux types de dangers. Je reprendrai plusieurs points de cet éditorial dont il vous a été distribué plusieurs photocopies.

Comme président de l'Institut français de la mer, il ressort, comme vous l'avez dit en introduction, que je représente à la fois les « potentiellement pollueurs » et les « potentiellement pollués ». A défaut de faire de moi un homme compétent, cela m'oblige à être vigilant et objectif vis-à-vis de mes différents mandants. Mes déclarations sont donc, au minimum, le gage d'une garantie d'objectivité.

Comme Joffre aimait à le rappeler, s'il ne savait pas qui avait gagné la bataille de la Marne, il savait bien qui l'aurait perdu. Ce qui est certain dans cet esprit, c'est que l'Institut français de la mer est pour beaucoup dans la création de l'Agence européenne de sécurité maritime, puisque nous avons été les premiers à appeler à sa mise en place après l'Erika et, à ma connaissance, le seul organisme à suivre le dossier à Bruxelles et à solliciter régulièrement les autorités précédentes, nationales ou européennes, pour que cette agence voit le jour. Ma nomination comme représentant de la France dans cette institution, qui sort un peu de l'ordinaire -car je ne suis pas issu de la haute fonction publique- tient probablement à ce « combat » originel.

Après l'Erika, nous avons donc cherché à influer dans le sens de la mise en place de cette agence et d'une méthode de travail permettant d'éviter une législation unilatérale de la France en cherchant, au minimum, à développer une concertation avec l'Union européenne pour peser sur l'OMI. Nous avons également été partie prenante dans le débat sur les navires à « double coque » et sommes en train de mettre en place une radio de la mer -elle vient de recevoir l'accord du CSA- qui se préoccupera particulièrement des questions de sécurité maritime. Enfin, nous avons sûrement fortement contribué au redressement du contrôle de l'Etat du port en France. Nous sommes, en effet, des pionniers en la matière, puisque nous réclamions depuis deux ans la possibilité de faire appel à d'anciens navigants jeunes qui ont travaillé vingt ans à bord de pétroliers ou de porte-conteneurs ou tous autres types de navires, bref, à des gens à qui on ne peut pas cacher grand-chose de l'état d'entretien d'un bâteau. Le recours à ces jeunes retraités, mis en œuvre vigoureusement par M. Dominique Bussereau, a indubitablement permis de relever quantitativement, et surtout qualitativement, le niveau du « Port State Control » en France.

A cet égard, on entend souvent dire, à juste titre, qu'un contrôle dans un port ne permet pas de surveiller la structure d'un navire. Cela n'est vrai qu'en partie ou apparemment car c'est oublier ce que peuvent apporter des équipes mixtes, composées de jeunes hauts fonctionnaires des Affaires Maritimes et de « vieux briscards » professionnels, les mieux à même de détecter et ausculter les zones sensibles accessibles, et d'estimer, à partir de cet échantillonnage, la qualité de la politique générale d'entretien du bord. Ils n'auront certes jamais qu'un faisceau de présomptions concernant les structures, mais en droit français cela vaut preuve et de toutes façons un doute suffit pour faire arrêter un bateau. Il n'est donc pas juste d'affirmer que les contrôles ne servent à rien, surtout lorsque la France se donne les moyens nécessaires pour qu'ils soient bien faits avec ces équipes mixtes intégrant de jeunes retraités de la marine (à partir de 55, voire 52 ans !).

Ceci étant dit, je traiterai d'abord de quelques points auxquels j'attache particulièrement d'importance sur le plan de la sécurité maritime, en distinguant trois phases dans la pollution : un avant, un pendant et un après. Ensuite, j'aborderai plus rapidement la situation des Etats-Unis en me demandant pourquoi ils n'ont pas eu à déplorer de pollution ces dix dernières années. Enfin, je me demanderai si rien n'a vraiment été fait depuis l'Erika, ou plutôt quelles ont été les mesures efficaces, quelles sont celles qui ne le sont pas, ce qu'il faut améliorer ? J'expliquerai en particulier, pourquoi j'estime que 70% des conclusions de la Commission sur l'Erika sont encore valables tout en considérant paradoxalement que beaucoup a été fait, et pourquoi je suis convaincu qu'il faut croire en la marche maintenant irréversible, certes longue et pleine d'embûches, mais irréversible, vers la qualité et une vraie sécurité maritime. Je sais que cela peut paraître provoquant étant donné ce que nous vivons en ce moment et je souffre autant et sûrement plus que beaucoup d'autres lorsque les mers sont martyrisées (je me suis rendu avec ma femme parmi les bénévoles pour nettoyer les plages souillées par l'Erika), mais alors que j'étais convaincu que j'allais prendre ma retraite en subissant la victoire de la complaisance, je suis maintenant convaincu du contraire, c'est-à-dire de la déconfiture à terme de la complaisance. Je le dis sans esprit de provocation, mais en pensant que ce serait faire preuve de manque de courage que de ne pas le dire.

Pour ce qui est de l'avant-pollution, un organisme -l'Organisation maritime internationale (OMI)- est chargé d'élaborer les règles. Elle ne fait que cela, étant entendu qu'elle n'a -actuellement en tout cas- aucun pouvoir de police, les vrais responsables de l'application étant les Etats. Elle fait donc les règles, et plutôt bien, même s'il en manquait certaines, notamment en matière de bateaux anciens. Mais l'OMI n'a aucune responsabilité dans leur application. Elle est l'ONU de la mer, mais sans bras séculier, et c'est pourquoi les Etats, seuls détenteurs des pouvoirs régaliens de justice et de police, ne doivent pas évacuer leurs responsabilités immenses en la matière.

De même, il me paraît entièrement erroné d'affirmer que l'OMI est dans la main des pays de complaisance au motif qu'ils seraient majoritaires. En schématisant le fonctionnement de cette instance, on peut dire que ceux qui tiennent la plume sont des pays comme le nôtre qui ont de solides traditions maritimes et des services compétents. Ce sont bien ces pays qui concourent à l'élaboration des règles. Au surplus, les textes, y compris les plus stricts, sont en général votés sans aucun problème, y compris par les pays de complaisance qui se donnent par la même occasion une virginité à bon compte, tout en sachant qu'ils n'appliqueront pas les textes et qu'ils ne seront pas sanctionnés. L'idée selon laquelle l'OMI serait dans les mains des pays de complaisance est donc fausse.

Dans ce contexte, qu'en est-il réellement de la responsabilité des Etats qui, je le rappelle, sont les seuls à disposer des pouvoirs de police pour faire appliquer les règles, qu'elles soient internationales ou régionales, et en tout cas multilatérales au niveau de l'OMI ? Les Etats du pavillon sont en grande partie coupables. Vous le savez tous, et je ne ferai pas de démagogie. Je suis aussi révolté que vous, et je trouve la situation assez indécente. Cependant, pour nous, à l'Institut français de la mer comme chez beaucoup d'autres, le constat de la faillite de l'Etat du pavillon justifie l'existence d'un contrôle fort de l'Etat du port. Si les Etats du pavillon faisaient bien leur travail, il n'y aurait bien évidemment pas besoin de contrôle de l'Etat du port, du moins pratiquement pas. Ainsi, si la responsabilité du Cambodge, de l'île de Saint-Vincent et des Grenadines ou de beaucoup d'autres Etats pauvres ou émergents est évidente, puisqu'ils signent des conventions tout en sachant pertinemment qu'ils n'ont aucun moyen de les faire respecter, celle de pays comme l'Allemagne, l'Angleterre ou la France ne doit pas être oubliée (même si je suis fier de la France qui a un pavillon très honorable pour elle-même et ses navires). Cela dit, si ces pays dits honorables laissent signer des conventions tout en sachant que certains pays signataires ne pourront pas les respecter, ne se rendent-ils pas par là même complices de la situation ? Car sauf à vouloir encore aggraver le déséquilibre nord-sud, pourquoi refuserait-on le droit à ces pays d'immatriculer des navires ? Au nom de quoi le Cambodge ou des pays africains n'auraient-ils pas le droit de gagner de l'argent en disposant d'un pavillon qui leur permet de percevoir des taxes ? Au nom de quoi serions-nous les seuls à y avoir droit ? N'y a-t-il d'ailleurs pas là un beau combat pour la France, conforme à sa vocation, un combat très simple dans son principe et qui n'est qu'affaire de volonté politique ? Je veux parler de la mise en œuvre d'une coopération technique Nord-Sud, idée dont la France -éventuellement via l'Europe- assurerait le « leadership ». Au lieu d'interdire à certains pays le droit d'immatriculer, il s'agirait de former leurs administrations dans nos écoles ou d'envoyer des formateurs sur place. Ces pays seraient sûrement preneurs, d'une part parce qu'ils ne sont pas très fiers de leur pavillon, d'autre part parce que si demain, le droit maritime et surtout l'attitude politique changeait, ils courraient le risque de sanctions, voire d'exclusion. Après tout, l'homme n'est pas forcément mauvais, même si on sait bien qu'il peut parfois l'être. Et puis en aidant ces pays, tout le monde y gagnerait et le fossé économique qui existe entre les pays de complaisance et les autres se réduirait, pour le bénéfice à terme de toutes les parties.

Ce serait donc un très beau combat à engager. Et ne vous y trompez pas, il serait assez facile à mener puis à organiser. Je suis toujours étonné que personne ne prenne le flambeau, et si j'étais un politique, ce serait un combat dans lequel je m'engagerais, car c'est une des clés pour l'avenir, et en plus il ne pourrait que susciter l'adhésion de tous, aussi bien dans l'opinion publique nationale qu'à l'international.

J'en viens aux ports et aux contrôles dans les ports. Ayant été un des pionniers en la matière, je ne vais pas vous dire que je n'y crois pas. J'ai fait un point sur la question cet après-midi avec le ministère des transports. Autrefois, c'est à une équipe de deux fonctionnaires, en général pas très expérimentés, qu'on faisait appel. Désormais, un fonctionnaire sera toujours ou presque accompagné d'un « briscard » expérimenté, c'est-à-dire un expert vacataire. Une cinquantaine sont déjà répartis dans les ports, et la mesure a déjà dopé notre chère administration qui, avant même que les vacataires se mettent au travail, a augmenté son taux de contrôle à hauteur de 25% en janvier dernier, alors qu'elle estimait l'augmentation impossible auparavant. Je me suis assuré que les contrôles étaient de qualité, dans la moyenne haute (ou plus !) de ceux réalisés en Europe. La dimension psychologique de l'affaire doit également être prise en compte. L'Institut français de la mer a adressé 120 curriculums vitæ à l'administration. Je sais donc de quoi je parle. Certains candidats (minoritaires) ont été déçus parce qu'ils s'estimaient insuffisamment payés, la vacation devant s'élever à environ 92 euros. Mais l'inspection d'un navire important peut exiger deux vacations. Et puis, il ne faut pas sous-évaluer l'aspect moralement gratifiant de la mission, il faut imaginer ces « briscards » de 57ans chez eux, avec sur leurs genoux leur petite fille qui est certaine que leur grand-père va sauver le monde et la mer. De plus, le fait qu'ils habitent dans les ports constitue un aspect matériellement très satisfaisant pour eux. Contrairement aux affirmations de certains mauvais esprits, je tiens donc le pari que la démarche est bien partie et qu'elle va réussir. Si l'on dit encore aujourd'hui qu'elle est provisoire -il faut bien ménager les susceptibilités- je constate que la « mayonnaise » prend  bien localement et suis prêt à parier qu'avant la fin de l'année, l'administration sera d'accord pour poursuivre l'opération. Même M. Lamoureux, le directeur général des transports de la Commission européenne, a jugé que les pays européens avaient tout intérêt à faire appel à de jeunes retraités.

Quant à la liste noire de la Commission, j'y crois énormément, même si une telle liste a été publiée un peu vite après le Prestige. Mais, la Commission a bien eu raison de le faire, d'autant qu'elle a été injustement traitée après le Prestige, y compris par nos propres hommes politiques qui voulaient rapidement se rendre plus blancs que blancs. Depuis l'Erika, ne l'oubliez pas, la Commission est l'administration qui a le plus travaillé, et le Prestige va permettre d'accélérer la mise en place des mesures. Même si la Commission a publié sa liste noire un peu vite, même si trois ou quatre bateaux n'auraient pas dû y figurer, son travail a été fantastique. Car dès lors qu'il existe une liste noire, il devient très difficile d'affréter un navire qui y figure. Au demeurant, j'avais été le premier à utiliser l'expression de « navire poubelle », dont je reste fier, même si elle couvre désormais tout et n'importe quoi, et à appeler à la publication des « listes de la honte ».

J'en viens maintenant à ces mesures qui font plaisir, à ces mesures dont l'homme politique a le sentiment qu'elles seront efficaces, du moins qu'elles seront bien visibles et qu'elles plairont à l'opinion publique. Bien souvent, il s'agit d'ailleurs de mesures bonnes à plusieurs points de vue, et je rappelle dans mon éditorial qu'il vaut mieux les accepter aujourd'hui compte tenu des excès passés, plutôt que les contester systématiquement. Cela dit, elles peuvent être extraordinairement perverses. Je veux parler des mesures « objectives », celles qui rendent par exemple obligatoire les navires à double coque ou qui exigent d'éjecter du marché un navire de plus de quinze ans. Pourquoi pas d'ailleurs dix, douze, dix-huit ou vingt ans ?

Je vais illustrer les perversions de ces mesures. Vous connaissez tous le débat sur la double coque, et je ne rentrerai pas dans le détail. Dans certains cas de figure -échouement ou collision à toute petite vitesse- elle constitue une bonne protection, dans d'autres, un risque incontestablement majoré. En la matière, le débat n'est pas facile, et de toutes façons il est à mes yeux déjà tranché. La flotte mondiale pétrolière sera, quoiqu'il arrive, à 100% double-coque. L'important est donc de s'assurer qu'une flotte qui sera constituée exclusivement ou quasi exclusivement de navires à double coque sera gérée, construite et entretenue au mieux, de manière à utiliser tous les avantages de cette double coque. Les Etats-Unis, vous le savez, l'ont imposée. J'ai moi-même commandé huit pétroliers à double coque, tout en pouvant affirmer, la tête sur le billot, qu'un pétrolier à simple coque avec ballasts séparés, correctement géré, peut être un navire encore plus sûr. Il ne faut donc pas en rester là, et surtout ne pas oublier que les navires à double coque sont beaucoup plus difficiles à entretenir que les simple-coques, et demandent des armateurs encore meilleurs.

Une autre mesure objective concerne l'âge des navires. J'ai eu l'honneur d'armer une flotte propre et aussi d'affréter des bateaux. Certes, j'ai sûrement eu de la chance, mais on ne me fera pas croire que la chance dure pendant vingt-cinq ans de suite, et explique à elle seule qu'il n'y a jamais eu de pollution dans mon armement. Même observation pour le pavillon français et sa cinquantaine de pétroliers depuis la dernière guerre. Même si un naufrage peut toujours arriver, ces bateaux étaient et sont fiables. D'ailleurs, le navire avec lequel je n'ai jamais connu ni sinistre ni avarie était un pétrolier français, le Montalban, que j'ai utilisé pendant vingt-huit ans.

M. le Président : Où avait-il été construit ?

M. Francis VALLAT : Je ne m'en rappelle plus, mais il s'agissait incontestablement d'une bonne construction. En tout cas, la mer est un milieu tellement fort qu'un navire qui n'est pas entretenu peut devenir dangereux au bout de six mois et commence à devenir très dangereux au bout de deux ou trois ans. Je ne suis bien entendu pas un défenseur systématique des navires anciens, mais prétendre qu'ils sont responsables -en tant que tels-des accidents ne veut rien dire. Il ne faut donc pas s'arrêter à la méthode objective, c'est-à-dire par exemple l'élimination par l'âge seul, car ce qui compte avant tout, c'est la qualité des armateurs. Lorsque j'étais armateur pétrolier, Shell pouvait avoir des bateaux vieux de vingt-six ans, je les affrétais pour des besoins complémentaires ponctuels de la flotte que j'armais en direct, à la limite sans les inspecter, parce que j'étais absolument sûr de leur qualité, de leur maintenance et de leur entretien, et donc de leur fiabilité. Ceci dit, il est certain cependant qu'il y a beaucoup moins d'activités spéculatives -de la part d'armateurs peu soucieux d'entretien- dans le créneau des navires neufs qui demandent beaucoup plus d'argent à l'achat !

Ainsi, on ne peut éviter les critères objectifs, notamment le design double-coques ou le critère d'âge), compte tenu de l'ampleur des excès. Mais cela n'enlève rien, bien au contraire, à la nécessité d'un contrôle absolument draconien, voire même à la prééminence des critères dits subjectifs : nécessité d'une bonne application de l'ISM, de la qualité des visites intermédiaires à partir d'un certain âge du navire, d'un contrôle de l'entretien, de la qualification des équipages, des contrôleurs, et, plus généralement, des opérateurs. Je ne suis donc pas contre les mesures objectives, mais je constate qu'elles rassurent trop les hommes politiques et l'opinion publique. Lorsque la délégation dont je faisais partie a rencontré les autorités américaines au moment de la préparation de l'Oil Pollution Act, je vous donne ma parole d'honneur, et je mets au défi quelque Américain que ce soit de me contredire, que le débat sur la double coque était interdit. Il fallait la double coque, point final ! Les hommes politiques, poussées par Ralph Nader et autres, c'est-à-dire par les faiseurs d'opinion publique, avaient estimé qu'il fallait que les bateaux soient équipés de double-coques, avant tout pour faire quelque chose d'immédiatement lisible et d'apparemment efficace. Dès lors que l'opinion publique et les « greens » se sont emparés du débat, la mesure n'était plus négociable.

J'insiste particulièrement sur ce point, car au moment où la France est un pays qui est écouté en Europe, au moment où vous vous saisissez une nouvelle fois du problème, suite au Prestige, il faut avoir conscience de toutes les données du débat. Je ne peux que me réjouir, lorsque j'entends le Président de la République vouloir déclarer la guerre aux « voyous des mers », à condition que la démarche n'aboutisse pas à l'inverse de l'effet recherché. Car il ne faut pas démotiver les bons armateurs, et accessoirement ne pas bloquer le marché. Je m'explique : j'ai toujours été un bon armateur, et je sais que je peux aller n'importe où sans qu'on me piège sur mes positions concernant la qualité et la sécurité maritimes. Mais si je débutais dans le métier -et il faut dans ce métier comme ailleurs de nouveaux professionnels- je ne pourrais commencer qu'en achetant un navire d'occasion, voire un navire ancien. J'ai travaillé par exemple pendant trente ans avec Eletson Corporation, un armateur pétrolier grec parmi les plus sûrs du monde. Cet armateur avait la passion de la qualité, mais bien entendu, n'a pu au départ -lorsqu'il est né d'un rêve de trois commandants liés familialement et voulant devenir armateurs- acheter des navires neufs. Ils ont commencé par acheter des navires d'occasion avec lesquels il n'ont jamais eu de problème, car ils avaient dès le départ la passion de la qualité, puis ils ont renouvelé et développé leur flotte au fur et à mesure. Aujourd'hui, Eletson dispose d'une des plus belles et plus sûres flottes du monde. Il ne faut donc pas boucher le marché par des mesures mal adaptées et qui ne prennent pas en compte la complexité des problèmes.

Je m'adresse maintenant au maire du Croisic dont j'ai entendu les déclarations après l'Erika et avec lequel j'ai participé à une émission TV qui s'intitulait « l'Europe qui chavire ». Vous parliez alors d'Elf en rappelant que la compagnie avait été privatisée et que peut-être.... Pour ma part, je n'ai vu aucune différence de comportement. S'agissant des compagnies pétrolières, le véritable scandale est qu'elles aient abandonné la fonction d'armateur uniquement pour ne plus être directement responsables. D'ailleurs on ne peut pas dire que le résultat ait été dans les faits à la hauteur de leurs espérances !

Sur le plan des affréteurs, il faut faire extrêmement attention, car si Total a été à certains moments mauvais communicant et a fait une erreur manifeste par rapport à ses règles internes en affrétant l'Erika, n'oubliez pas que la compagnie a rajouté plus de 200 millions je crois, à la facture, ce que n'aurait jamais été tenue de faire une compagnie pétrolière américaine au titre du texte fédéral en vigueur. Prenons donc garde à ne pas démotiver ceux qui acceptent à un moment ou un autre de prendre leurs responsabilités. De la même façon que les compagnies pétrolières ont abandonné le transport pétrolier maritime alors qu'elles étaient généralement des transporteurs très sûrs, il ne faudrait pas se retrouver dans une situation où seuls des traders occuperaient le marché international de l'achat et de la vente de produits. Personne, je crois, n'y gagnerait... Savez-vous d'ailleurs comment ils se font une virginité, ces traders ? En n'inspectant plus aucun navire, mais en rappelant que tel ou tel navire qu'ils utilisent est approuvé par Total ou Shell ou autre !

J'en viens aux responsabilités et aux sanctions. En la matière, le Président de la République a complètement raison dans l'esprit, et il est d'ailleurs rejoint par Mme de Palacio qui vient de faire publier un texte en ce sens. Le transport maritime, il ne faut pas l'oublier, est une chaîne -d'où de très nombreux acteurs dont la quantité et la diversité impressionnent beaucoup les journalistes-, et il y aura toujours beaucoup d'opérateurs mêlés à une opération maritime. Il s'agit donc de bien identifier leurs responsabilités et de les sanctionner effectivement à hauteur de celles-ci. Je ne veux pas parler là de l'actuel système de responsabilité, qui doit d'ailleurs être modifié et accru mais qui présente l'avantage d'être automatique, même sans faute -avec la responsabilité de l'armateur, du FIPOL et bientôt d'un troisième niveau-, mais je parle de la responsabilité pénale éventuelle de l'agent, de l'affréteur, de l'armateur, du courtier, de l'assureur, etc..., en fait donc de tous les acteurs de toute la chaîne du transport.

Il s'agit donc de sanctionner plus et mieux, et pour ma part, je suis ravi de l'évolution actuelle si les choses sont faites avec justice. Comme armateur, d'ailleurs, j'estime qu'il faudra bien un jour mettre un armateur ou un opérateur clairement indélicat en prison. Les sanctions, en effet, doivent être très lourdes si elles visent juste. Si on ne va pas jusque là on n'y arrivera jamais. Après l'Erika par exemple, on pensait régler le problème des dégazages sauvages en multipliant les amendes et en les rendant dissuasives, de telle manière que le bateau ait intérêt à se rendre dans une station de déballastage. C'est oublier que l'armateur ou l'opérateur indélicats -c'est une minorité, mais il y en a- ne raisonnent pas de cette manière et qu'ils considèrent qu'ils ont une chance sur vingt d'être pris en faute. C'est pourquoi il faut multiplier les sanctions par vingt. Au demeurant, vous aiderez les commandants qui travaillent sous la pression d'un armateur indélicat et qui sont des gens honnêtes, car le risque affiché d'aller en prison ou d'une forte amende personnelle leur donnera une bonne raison de dire par exemple à leur armateur qu'ils refusent de dégazer en mer. Je suis donc complètement favorable à l'alourdissement des sanctions.

Par ailleurs, qui peut être responsable au sens moral ou « justice » du terme ? La question fait l'objet de débats sans fin. A l'IFM, nous considérons que le premier responsable est d'abord l'armateur, car c'est lui qui choisit l'équipage, étant entendu qu'un mauvais navire avec un bon équipage sera toujours fiable, alors qu'un bon navire avec un mauvais équipage est une poubelle. C'est également l'armateur qui choisit la politique d'assurance et d'entretien, la société de classification, etc.... Après l'armateur, le deuxième responsable « de premier niveau » est l'affréteur qui choisit le bateau, puis ,au même niveau, l'Etat qui n'assure pas ses devoirs de police. Mais il existe aussi un deuxième niveau de responsabilité, celui par exemple de la société de classification qui est choisie par l'armateur et qui est agréée par un pays ou l'Union européenne. Même s'il ne s'agit que d'un deuxième niveau, les responsabilités de ces acteurs sont néanmoins bien réelles, et peuvent même dans certains cas devenir primordiales.

A ce titre, on peut trouver éventuellement tous les autres acteurs de la chaîne. Par exemple les chargeurs. On sait, par exemple, que le fioul n°2 fige à 6 degrés, et qu'à 3 000 mètres de fond où la température est de 2 degrés, le fioul du Prestige ne fige pas. Il y a donc eu -peut on penser- mensonge dans le descriptif du produit dans cette affaire, donc des responsables, qu'il s'agisse du raffineur soviétique ou du propriétaire de la cargaison.

Mais comme la recherche en responsabilité pénale, quoique financièrement dissuasive, peut prendre des années, il ne faut pas supprimer le système actuel de responsabilité automatique sans faute, instituant la responsabilité des assureurs des armateurs, et la responsabilité FIPOL, c'est en effet un système qui permet d'obtenir des indemnités pour les victimes quoiqu'il arrive.

Pendant et après l'événement.

J'en viens aux zones refuges : ports, baies ou autres. Elles ont un double avantage. D'abord celui d'offrir un refuge. Ensuite, parce qu'on ne peut pas imaginer ne pas mettre en place de telles zones, tant il est devenu insupportable pour les élus ou les populations d'avoir à subir les conséquences d'une marée noire. Le Prestige l'a bien montré : ce sont de 400 à 900 kilomètres de côtes qui sont pollués, alors qu'une zone de refuge aurait pu probablement réduire ces chiffres à trois ou quatre kilomètres. C'est donc à l'Etat de prendre ses responsabilités, et même si ce n'est pas facile, il devra les prendre, car la mesure est incontournable. Au demeurant, pourquoi les élus locaux ne seraient-ils pas preneurs dès lors qu'on leur démontrera que des zones refuges permettront de réduire les risques de marée noire, et qu'ils pourront obtenir des contreparties pour un risque devenu plus minime, plus rare, et surtout plus circonscrit ? Mes fonctions m'amènent souvent à me rendre à Bruxelles, et je sens que la Commission est prête à mobiliser ou faire mobiliser des crédits importants pour aider à la constitution de telles zones. Dans le cadre de l'aménagement du territoire, n'oubliez pas qu'un Etat a aussi la possibilité de donner des contreparties. J'en ai discuté pour ma part avec quatre élus locaux. S'ils ont des contreparties, en termes de facilités d'implantations d'usines ou d'emplois par exemple, ils pensent que mettre en place des zones refuge est jouable, et pourra être accepté par les populations locales. N'oubliez pas également que de telles zones peuvent disposer d'une base arrière d'équipements collectifs et que le dispositif peut être plus efficace que le système américain. Il peut en outre être financé par l'Union européenne qui a des fonds et par la politique d'aménagement du territoire, sans compter qu'il s'agit d'une politique responsable.

Cela dit, le dispositif ne marchera « que » dans 90% des cas. Pourquoi autant ? Parce qu'un pétrolier, en particulier transportant des produits raffinés ou chimiques, est un bateau très compartimenté, et l'expérience prouve que de tels navires coulent très difficilement. On peut donc espérer avoir le temps de les remorquer ou de les dérouter sur des zones préalablement choisies. Quels que soient les défauts du Prestige d'ailleurs, il faut reconnaître qu'il n'était peut-être pas en si mauvais état qu'on a bien voulu le dire et qu'on a sans doute quasiment dû tout faire pendant plusieurs jours pour qu'il se casse !

On peut néanmoins se retrouver dans des situations -peut-être 10 à 20% des cas- où les zones refuge ne servent à rien. A l'échelle d'une Europe à quinze et bientôt à vingt-cinq, il s'agit donc de se doter de deux ou trois navires du type Doris ou surtout OSH (Oil Sea Harvester) des Chantiers de l'Atlantique, qui sont capables de ramasser, y compris jusqu'à force 7, tout le pétrole du Prestige en moins d'une semaine. Seul problème : de tels navires (je veux dire l'OSH) coûtent 100 millions d'euros. Cela dit, comparé au coût d'une pollution, ça n'est rien. Il faut donc jouer la carte de ces navires capables de ramasser la pollution en mer, quitte à la pousser au niveau communautaire. Le sujet est d'ailleurs actuellement évoqué au sein de l'Agence européenne de sécurité maritime et la Commission semble être d'accord. Ce n'est sans doute pas encore le cas d'une majorité des Etats, mais j'ai bon espoir que cela viendra.

J'en viens à un autre point concernant la responsabilité une fois que l'événement s'est produit, en mentionnant le système américain, qui n'est d'ailleurs pas si parfait qu'il est souvent dit. Je le connais bien pour être président depuis trois ans de l'organisme qui délivre les certificats de « financial responsabilities» dans les eaux américaines, organisme qui couvre 60% de la flotte mondiale. Quoi qu'il en soit, le système que nous connaissons, nous en Europe et ailleurs dans le monde, n'est pas mauvais dans son principe. Je veux parler de la responsabilité de l'armateur au premier chef, de celle du FIPOL au deuxième chef -dont je ne pense pas qu'elle exonère les compagnies pétrolières de leurs responsabilités- et d'un futur troisième niveau, jusqu'à 1 milliard d'euros. Ce que veut faire la Commission paraît adapté, et le système devrait pouvoir fonctionner avec l'OMI. Dans le cas contraire, la Commission a raison d'afficher sa volonté. Pour ma part, je pense tout simplement qu'il faut augmenter le premier niveau de façon significative, plus qu'il ne l'a été à la suite de l'Erika, qu'il faut également augmenter le deuxième niveau de façon significative, et effectivement créer un troisième niveau. Reste à savoir par qui sera financé le troisième niveau et de combien augmenter les premier et deuxième niveaux. Je n'ai pas la réponse exacte à ces deux questions, parce que je pense qu'il ne faut pas déresponsabiliser les bons opérateurs. Il faut donc trouver un équilibre. Certes, la responsabilité doit être bien plus élevée que maintenant, mais il faut qu'elle ne soit pas trop élevée, de façon à ce que le bon armateur puisse continuer à transporter du pétrole.

C'est comme pour les sanctions pénales. J'ai été armateur pétrolier et si, alors que je suis irréprochable et que je peux le démontrer, je suis traité comme si j'étais responsable le risque devient insupportable, ou en tout cas inassurable. C'est une situation comparable à celle d'un chirurgien dont le malade qu'il vient d'opérer meurt. Il y a trois cas de figure qui ne sont pas simples à gérer. Soit il s'agit d'une embolie, et le chirurgien n'y est pour rien et il ne sera pas responsable civilement sur son patrimoine, voire sur celui de sa femme ! Soit il a commis une faute, due à la fatigue par exemple, mais n'a-t-il pas droit de commettre, comme tout le monde, une ou deux fautes dans sa vie et faut-il pour autant l'éjecter du métier ? Soit il avait bu ou a commis une faute lourde et inexcusable, et sa responsabilité est entière.

Je pense donc, je le répète, qu'il faut augmenter significativement le niveau de responsabilité armatorial, comme celui du FIPOL. Je n'ai toujours pas une proposition précise à apporter, mais la solution me paraît réalisable. Quant au troisième niveau, il faut indubitablement que les affréteurs y participent. Comment ? Et seulement eux ? J'ai une idée originale en la matière qui ne va probablement pas beaucoup vous plaire. La sécurité sociale, vous le savez, a mis en place depuis longtemps un « ticket modérateur ». Or, j'ai été armateur pétrolier pendant vingt-sept ans, et je peux témoigner qu'il faut souvent un courage énorme pour résister à la pression parfois abusive qui vient du consommateur. Car le même homme qui vous dit qu'on ne saurait faire la guerre pour le pétrole ou que transporter du pétrole par mer est scandaleux, serait incapable de se passer de ce fameux pétrole. J'indiquerai, à cet égard, que j'ai d'ailleurs vécu dans le passé des situations absolument incroyables où nous ne faisions que du cabotage et où nous n'arrêtions pas d'entrer et de sortir des ports. Il fallait être sacrément bon pour ne pas avoir d'accidents ! C'était pour alimenter le réseau de distribution d'essence de notre pays. Or, ce même consommateur est un type qui n'acceptera jamais de se retrouver devant une pompe vide avec une voiture sans essence. Il appartient donc aux gouvernants de faire admettre que les consommateurs payent un peu pour ce troisième niveau. J'espère ne pas vous choquer, car je suis pour le principe pollueur-payeur. Mais j'y apporte deux nuances : d'abord il convient de distinguer le bon professionnel à qui il peut arriver de polluer accidentellement et le pollueur volontaire ou le professionnel négligent. Ensuite, il faut admettre la pression parfois insupportable des utilisateurs qui peut conduire à causer des pollutions et donc la responsabilité collective des consommateurs et des gouvernants. Par le passé d'ailleurs et dans un domaine proche, j'ai connu des situations où, sous la pression des gouvernants, de droite comme de gauche, il ne fallait pas être trop regardant sur un navire qui pourtant avait dégazé volontairement au motif qu'il ne fallait pas que les ports français apparaissent extrêmement plus stricts que le port concurrent d'un Etat voisin. J'ai eu à vivre ce genre de situations. Donc, il faut rester réaliste, ne pas éliminer les bons, et, grâce à l'Agence européenne de sécurité maritime, harmoniser les règles et comportements européens dans le sens d'une plus grande rigueur.

J'en viens aux USA qui, incontestablement n'ont pas connu de pollutions majeures depuis 1990 parce qu'ils disposent d'un bon arsenal de textes certes, mais aussi parce qu'ils ont eu également beaucoup de chance. Je connais ainsi plusieurs exemples, à l'extrême limite du perçage de la double coque, qui auraient pu être catastrophiques. Enfin, il ne faut surtout pas oublier qu'on ne peut pas traiter les choses de la même façon en Europe qu'aux Etats-Unis dans la mesure où 95% des navires ne naviguent dans les eaux américaines que pour charger ou décharger dans les ports américains, ce qui n'est pas le cas de bien des navires qui longent nos côtes. D'où un contrôle bien plus dissuasif et plus aisé en Amérique grâce aux « United State Coast Guards », relevant de l'Autorité d'un seul Etat et qui disposent d'un budget équivalent à celui de notre Marine nationale. L'Europe, quant à elle -c'est sa grandeur et sa servitude-, est encore une mosaïque qui a mis six mois pour convaincre, après l'Erika, de la nécessité de prendre des mesures pour lutter contre les pollutions, un an pour qu'elles soient élaborées, un an pour qu'il y ait accord, et encore plus d'un an pour qu'elles commencent à être mises en application. Cela dit, ce processus, quoique lent, va permettre de mettre en œuvre des mesures dont j'avais rêvé pendant trente ans.

Oui, le cas des Etats-Unis est très particulier. Qui plus est, ils sont gravement coupables sur plusieurs points. Je suis d'ailleurs malheureusement persuadé qu'ils auront, avant ma mort, à connaître un accident grave avec un navire double coque. Par ailleurs, ils ont abusé de leur puissance en imposant au reste du monde des décisions sans dialogue, par exemple en éliminant le pétrolier E3. C'est d'autant plus insupportable que de telles décisions ont été prises sous le poids des lobbies. A la suite de l'Exxon Valdez, en effet, qui a coûté à Exxon de 4 à 5 milliards de dollars, sans compter la baisse importante de chiffre d'affaires connue par ce groupe, les compagnies pétrolières sont allées, avec leurs dollars, faire du lobbying au Congrès pour qu'il publie un texte qui, contrairement à ce que tout le monde croit, déresponsabilise les compagnies américaines en concentrant la responsabilité sur l'armateur, et encore seulement -même si c'est heureux ! - en cas de négligence grave ou de faute intentionnelle. Une fois cette étape franchie, les compagnies se sont défaussées de leur flotte pétrolière, sachant qu'elles « tenaient » les armateurs indépendants qui, sans les Etats-Unis, ne peuvent pas vivre. Par exemple, si la double coque est partout, c'est parce que vous ne pouvez pas être armateur pétrolier sans travailler avec les Etats-Unis ou envisager d'y aller un jour. Il ne faut donc pas être dupe de l'angélisme américain qui cache un gigantesque conflit d'intérêt, mais de manière probablement beaucoup plus cynique et discrète que les nôtres. D'ailleurs, le journal « Le Monde » indiquait hier qu'il n'existe plus de navires simple coque depuis longtemps, alors que c'est faux, archi faux ! De nombreux navires simple coque continuent de naviguer. On connaît leur calendrier, « grosso modo » le même que l'actuel de l'OMI, et même des pétroliers battant pavillon américain de plus de trente ans continuent de naviguer dans les eaux américaines en transportant du fioul lourd. Simplement, ces navires sont américains, et ils ne commenceront à disparaître qu'à partir de 2004. Malheureusement, chaque journaliste copiant l'autre, les erreurs finissent par revêtir des apparences de vérité.

Cela dit, les Etats-Unis sont indubitablement très soucieux de protéger leurs côtes, même s'ils ont agi sous la pression des lobbies. Reste qu'ils font encore naviguer des pétroliers de plus de trente ans à simple coque, prouvant par là même qu'ils savent bien que les mesures objectives que j'ai évoquées précédemment, ne sont pas l'alpha et l'oméga. Ce qui n'est pas acceptable, c'est qu'ils se camouflent, alors que les autorités américaines savent bien que la raison en est que ces bateaux sont très bien entretenus, rendant leur grand âge secondaire. D'ailleurs, si tout ce qu'on lit dans la presse sur l'âge des navires était vrai, il faudrait mettre au « rencard » 80%, ou en tout cas une bonne partie, de notre flotte de la Marine nationale. Moi, je vous assure qu'un navire peut avoir un siècle. S'il est bien entretenu et qu'on change sa tôle quand il faut, il ne représente aucun danger. Tout cela n'empêche qu'il faut des mesures objectives parce qu'il y a trop de « voyous » sur les mers. Simplement, il faut savoir que de telles mesures sont aussi injustes que le tapis de bombes de la deuxième guerre mondiale par rapport à la frappe chirurgicale.

Quant aux mesures prises après l'Erika et à l'Agence européenne de sécurité maritime, notre grand souci, à l'Institut français de la mer, a consisté à vouloir harmoniser les règles, l'application des règles, le contrôle de l'application des règles, et les sanctions au sein des pays européens. La sécurité en Europe passe en effet par l'harmonisation des comportements. A cette fin, mais je l'indique seulement pour mémoire, nous avons aussi proposé nombre d'idées concrètes, sans prétention, comme celle de mettre en place des équipes d'inspecteurs portuaires plurinationales, en faisant travailler par exemple des Hollandais au Havre ou des Français à Rotterdam.

C'est dans ce cadre et cet esprit que l'Agence a été créée. Si le dispositif de l'AESM ne répond pas encore à nos attentes, et sera encore long à mettre complètement en oeuvre, entre autres pour des raisons de transfert de souveraineté, le coup est parti et il ne s'arrêtera pas, car la volonté de la Commission est très forte, comme celle des Etats -dont la France qui souhaite que les choses avancent rapidement. J'ai représenté le gouvernement lors des deux premières réunions de l'Agence et j'en ai une autre la semaine prochaine. Les priorités fixées en décembre dernier concernent le contrôle de l'Etat du port, le contrôle des sociétés de classification, les zones refuges, le nettoyage du pétrole en mer, la qualification des marins, l'harmonisation et la centralisation d'une base de données, par exemple pour la liste noire, la lutte contre le déballastage et le dégazage sauvage. Un directeur général a été nommé. Il s'agit de « notre » candidat, M. de Ruiter, qui a une très forte volonté d'avancer, qui est compétent et qui a l'avantage d'être un Hollandais complètement francophile ! Certes, l'Agence ne pourra pas travailler efficacement avant la fin de l'année, et il lui faudra trois ou quatre ans pour prendre toute son ampleur, mais la catastrophe du Prestige a avancé sa mise en œuvre d'un an. Les zones refuge devraient, elles, être mises en place avant février 2004 et en fait dès juillet 2003, comme cela a été ou sera le cas pour l'ensemble des mesures Erika I et II, et je suis persuadé qu'on commencera rapidement à sentir l'influence de l'Agence, d'autant que d'autres mesures seront prises sans tarder, notamment concernant l'interdiction des navires à simple coque transportant du fioul lourd.

Le débat sur les fiouls lourds reste cependant très complexe, et il faudra prendre garde aux effets pervers. La Commission a d'ailleurs bien compris la nécessité d'harmoniser, même au-delà de l'Europe, car interdire dans nos ports un navire à simple coque transportant du fioul lourd qui doit se rendre de Russie à Singapour lui donne d'une certaine manière encore plus d'impunité. Quant à Malaga, il a fallu corriger le tir après quelques difficultés initiales, notamment lorsqu'un navire ayant été inspecté, sans problème particulier, par son autorité du pavillon, en l'occurrence la France, s'est vu interdire, seulement quelques mois après, et par la même autorité, l'accès à moins de 200 milles des côtes françaises !

Le conseil des ministres de décembre de Bruxelles a par ailleurs permis de faire le point sur les sanctions pénales et le rôle des pilotes, qui sont appelés à dénoncer plus vigoureusement les poubelles. Je vais d'ailleurs leur parler la semaine prochaine pour leur expliquer que le fait de dénoncer ou de signaler des navires en mauvais état ne fait pas d'eux de coupables petits rapporteurs. Bien au contraire, en refusant de procéder ainsi, ils se battraient contre les bons, contre nous-mêmes. Enfin, les CAP et CAS ont également été décidés en décembre. C'est une bonne mesure pour les pétroliers de plus de quinze ans, et nous sommes à fond « pour », comme pour la mise en place des zones refuge et d'un troisième niveau de responsabilité.

Oui, beaucoup a -enfin- été décidé ou rentre en application, et à mes yeux il faut le dire ! J'ai d'ailleurs failli m'écharper avec Corinne Lepage qui ne cessait de répéter que rien n'a été fait depuis l'Erika, y compris au niveau européen. C'est d'autant plus facile à dire pour elle que la catastrophe du Prestige semble effectivement répéter celle de l'Erika, alors qu'elle sait pertinemment que cet accident douloureux va permettre de mettre enfin en œuvre de manière accélérée des mesures préparées précisément depuis le lendemain de l'Erika.

M. le Rapporteur : N'y a-t-il pas mélange des genres entre son métier et son engagement politique ?

M. Francis VALLAT : Compte tenu des responsabilités qu'elle a assurées, je trouve en effet parfois un peu douloureux d'être le seul à dire -parfois contre elle- ce que je dis et qui, sur certains plans, est la vérité objective, même si je ne prétends pas avoir raison sur tout. On aimerait parfois avoir du renfort, y compris et surtout de gens comme elle qui savent à quoi s'en tenir et qui ont connu un très haut niveau de responsabilités. A cet égard, la Commission Erika m'avait redonné le moral, parce que nous avons eu le sentiment d'être écoutés. Et puis si l'on passe son temps à dire que rien ne se fait, alors qu'il se fait quelque chose, c'est très démotivant. Je vous invite d'ailleurs à auditionner les responsables du Bureau VERITAS, et notamment d'entendre parler de la démarche qualité de Bernard Anne et de son équipe. Si vous partez en effet, sans vérifier, du principe que les sociétés de classification ne font pas leur travail, comment voulez-vous que des gens compétents et consciencieux de ces sociétés restent aux commandes ? Et ce alors qu'ils peuvent vous démontrer les résultats, ou en tout cas certains résultats, de leurs actions ? Cela dit, il faut aussi se garder de l'angélisme ou de la naïveté.

M. le Président : De manière générale, quelles recommandations préconiseriez-vous, par ordre de priorité, afin d'éviter le renouvellement d'un naufrage tel que celui du Prestige ainsi que les pollutions qui ont suivi ?

M. Francis VALLAT : Premièrement, appliquer en tant qu'Etat du pavillon toutes les mesures décidées par l'Europe et l'OMI. Nous disposons désormais d'un arsenal juridique très complet, et s'il manquait quelques dispositions, je serai le premier à les relever. Mais il s'agit d'abord d'appliquer. La responsabilité des Etats est à cet égard considérable. Deuxièmement, entamer dès aujourd'hui le combat pour aider les pays en voie de développement à devenir de bons Etats du pavillon. C'est une priorité conforme à la vocation de la France.

M. le Président : Pourquoi les mesures n'ont-elles pas été appliquées ?

M. Francis VALLAT : Sans doute parce qu'il n'y a pas eu assez de désastres et que les bons professionnels criaient dans le désert. Voilà de cela encore trois ou quatre ans, aucun homme politique ne venait aux forums maritimes. L'opinion publique était beaucoup moins concernée par les problèmes de marée noire, même s'il y avait eu le Torrey Canyon ou l'Amoco Cadiz, seules les populations du littoral étaient concernées. L'évolution est aujourd'hui complète et profonde. Par exemple depuis l'Erika, à l'Institut français de la mer, on constate qu'il existe désormais des comités-mer à Clermont-Ferrand ou en Ardèche. Progressivement, la mer est intégrée dans le patrimoine environnemental mental des Français. C'est pourquoi j'ai eu l'occasion de rédiger un éditorial au moment des élections présidentielles en encourageant les candidats à parler de la mer. La prise de conscience maritime est de plus en plus forte. Ensuite, je peux témoigner qu'il y a encore peu, seuls prenaient la parole dans les colloques maritimes ceux qui parlaient de compétition et de réduction des coûts. Aujourd'hui, c'est nous qui parlons de qualité. Ce n'est pas un changement anodin. Pourquoi cette situation n'existait-elle pas auparavant ? Sans doute parce que la pression n'était pas la même et que nous n'avons pas de pouvoir de police. Le bon armateur, sachez-le, serait absolument ravi que le mauvais soit sanctionné.

M. le Président : Comment envisagez-vous le rôle et les moyens de l'Agence européenne de sécurité maritime ? Comment envisagez-vous votre propre mission de représentant de la France ?

Comment parvenir à une politique commune de prévention des risques alors que les Etats membres ont des cultures maritimes très différentes, avec des Etats côtiers plutôt soucieux de prévenir les risques de pollution alors que certains Etats ayant une flotte importante veulent éviter l'adoption de normes européennes trop contraignantes ?

Pensez-vous qu'il serait utile que l'Agence européenne de sécurité maritime fasse l'acquisition de matériel lourd de remorquage et de lutte antipollution, qui serait mis à disposition, en tant que de besoin, des Etats membres ? Quels en seraient selon vous les avantages et les inconvénients ?

M. Francis VALLAT : Nous pensons que la Commission a obtenu la possibilité de disposer de crédits importants pour acheter ou en tout cas contrôler un, deux ou trois navires dépollueurs dont j'ai parlé dans ma présentation. J'en suis d'autant plus heureux que cela -notamment le nettoyage de la pollution en mer- faisait partie des priorités que nous avions -Christian Serradji et moi-même- définies en décembre dernier, et qui ont été adoptées par le Conseil de l'Agence. Cela dit, nous sommes actuellement minoritaires, d'une part parce que ces navires ont un coût élevé, d'autre part probablement parce que certains pays sont fondamentalement des libéraux et disposent de moyens, pas nécessairement les mieux adaptés mais en tout cas existants, qu'ils « vendent » à l'occasion d'une pollution. On retrouve donc toujours les mêmes oppositions entre pays. Mais si la France est minoritaire, la volonté de la Commission, comme la nôtre, est tellement forte que ces pays ne détiennent pas à mes yeux les clés de l'avenir, même s'ils ont les moyens de bloquer aujourd'hui et temporairement le processus.

Vous me demandez comment j'envisage ma mission de représentant de la France. Il s'agit d'abord, en symbiose absolue avec les autorités françaises, de s'assurer de faire appliquer les mesures les plus réalistes et les plus rigoureuses possibles, réaliste ne voulant pas dire plus laxiste, et rigoureux ne voulant pas dire inapplicable. Par ailleurs, n'oubliez pas que les cultures des pays d'Europe du Nord et du Sud en matière maritime sont totalement différentes. C'est pourquoi je pense que la France, dont le poids de la flotte ne justifie malheureusement pas une influence considérable, peut jouer un rôle d'intermédiaire. Dans un premier temps, elle a certainement l'intention d'appuyer la Commission par rapport à des réactions que je qualifie souvent d'anglo-saxonnes, de pays comme l'Angleterre, la Hollande ou le Danemark, dont les responsables en matière maritime sont toujours très compétents. On aurait donc tort aussi bien de les sous-estimer que de ne pas les écouter. Fondamentalement, je crois que nous sommes tous, eux et nous, pour la liberté de commercer et pour la sécurité des mers. Mais certains pays sont un peu plus pour l'un que pour l'autre. La France, elle, est un peu plus pour la sécurité des mers, les Anglo-Saxons un peu plus pour la liberté de commercer. Il faut donc trouver un juste milieu, étant entendu que la question du droit maritime doit être prise en compte. C'est un problème qui me préoccupe, car il prendra du temps, mais il ne me donne aucun état d'âme. Je pense que la liberté des mers est une chose importante, mais qu'elle ne peut en aucun cas constituer une excuse pour l'insécurité maritime ; de la même façon, je crois que la responsabilité de la cargaison doit être maintenue. C'est d'ailleurs pourquoi j'en veux à l'Oil Pollution Act. Je pense également, et cela vous paraîtra sans doute très libéral, que dans toute la mesure du possible, il faut convaincre l'OMI de faire de bonnes règles, et les Etats de les appliquer, mais pas de les concevoir unilatéralement sauf en cas de « légitime défense ». Car la moindre complication ou superposition de textes crée des interstices utilisés par les « complaisants ». En même temps, je pense qu'il n'existe pas de sacro-saints principes intangibles dans le droit, sous prétexte qu'ils s'appliquent depuis le Moyen-Age. Le droit de passage inoffensif est important, comme toutes les libertés, mais pourquoi ne pas dire que les cargaisons peuvent être offensives ? Dits en quelques mots, de tels principes constituent cependant des révolutions juridiques, et il faudra plusieurs années pour les appliquer. Cela dit, l'accord de Malaga démontre que beaucoup peut être fait, ou plutôt initié.

M. le Président : Quelle est votre opinion s'agissant de l'acquisition de matériel lourd de remorquage ?

M. Francis VALLAT : C'est la même question que les bateaux dépollueurs. L'acquisition de tels navires devrait être coordonnée ou recommandée par l'Agence européenne de sécurité maritime. Il est cependant très difficile de répondre à votre question, et je n'ai pas réfléchi à l'aspect « pool » de remorqueurs. Quoi qu'il en soit, l'idée n'est pas idiote. L'Europe aurait intérêt à se doter de deux ou trois navires dépollueurs et peut-être d'une vingtaine de remorqueurs avec une utilisation coordonnée. Il existe toujours un problème de souveraineté des Etats, mais le simple fait qu'une zone de refuge existe est en soi un élément de pression sur l'Etat concerné qui va dans le bon sens.

Cela dit, et j'en veux beaucoup au gouvernement précédent, le conseil interministériel de la mer avait décidé plusieurs dispositions concernant le renforcement de la coordination du pouvoir sur place du préfet maritime, dont, à ma connaissance, les décrets d'application n'ont jamais été publiés. Pour qu'un port-refuge soit utile, il doit être complété -la réglementation l'exige d'ailleurs de n'importe quel armateur- par une vraie cellule de crise au niveau de l'Etat, disponible 24 heures sur 24, et capable de donner en quelques heures un avis à l'autorité politique qui aura à prendre les décisions.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué les problèmes de communication rencontrés par TotalFinaElf après l'Erika. J'avais été le premier maire à recevoir M. Desmaret à sa demande. Celui-ci avait tout d'abord déclaré devant la presse qu'il s'agissait bien de produits de sa compagnie qui étaient sur les côtes et qu'il s'engageait à réparer les dégâts. Mais c'était négliger les décisions de son conseil d'administration qui par la suite s'est réfugié derrière le FIPOL. Or, lorsqu'on « rate » les premiers jours de communication, on « coule avec le navire » : c'est pourquoi toutes les tentatives de mécénat de TotalFinaElf avec les régions ou avec le tour de France à la voile sont actuellement vouées à l'échec. Par ailleurs, sur un autre sujet que vous avez abordé, je tenais à indiquer qu'un des témoins que nous avons auditionné nous a indiqué que sur cent dégazages sauvages, dix bateaux étaient pris « la main dans le sac » pour une seule condamnation.

J'en viens à mes questions. Dans un récent article paru dans la « Revue maritime », vous expliquez que la forte progression des exportations par voie maritime de ce type de produit s'explique par l'évolution de la législation antipollution des pays d'Europe du Nord qui interdisent désormais que ces fiouls lourds soient utilisés comme combustible des centrales thermiques. Les raffineries européennes continuent à produire ce type de produit et sont donc contraintes de les exporter vers des pays moins rigoureux en matière de protection de l'environnement. Faut-il alors revoir la législation sur les fiouls lourds et les assimiler à des déchets, ou faut-il envisager de revenir sur l'interdiction de brûler du fioul lourd en imposant en contrepartie des normes sévères de purification des gaz de combustion ?

S'agissant de la modification du régime de responsabilité pour le transport de matières dangereuses, pensez-vous utile de modifier les conventions sur la responsabilité civile des armateurs en cas de dommages de pollution dite CLC et celle relative au FIPOL pour relever le plafond de responsabilité des armateurs et prévoir un mécanisme de responsabilité solidaire des autres intervenants de la chaîne du transport maritime, à savoir l'affréteur, le gestionnaire nautique et la société de clarification ?

Avez-vous connaissance d'études qui auraient estimé l'augmentation du coût du transport que cette réforme entraînerait ? Etes-vous d'accord avec l'appréciation de certains, par exemple Greenpeace, qui considèrent que le relèvement des coûts demeurerait faible par rapport à la diminution constatée depuis 30 ans, aux dépens de la sécurité et de la qualification des équipages ?

Pensez-vous que les compagnies d'assurance seraient prêtes à assumer un tel risque, surtout si le régime de responsabilité est celui d'une responsabilité solidaire entre les différents acteurs du transport maritime ?

Pensez-vous que l'Union européenne aurait intérêt à se doter d'un régime spécifique de responsabilité et d'indemnisation en demandant aux Etats membres de dénoncer leur adhésion aux accords CLC et FIPOL si les négociations au sein de l'OMI échouent ? La menace d'une sortie multilatérale de la convention CLC par la France ou par l'Union européenne, serait-elle, selon vous, de nature à contraindre l'OMI à évoluer ?

Lors de votre première audition suite au naufrage de l'Erika, vous indiquiez que la législation américaine instituée par l'Oil pollution Act souffrait de trois défauts majeurs : avoir imposé comme solution miracle la double coque ; l'unilatéralisme ; enfin un régime de responsabilité qui exonère les compagnies pétrolières. Votre analyse a-t-elle évolué ? En quoi la législation américaine peut-elle servir de référence pour l'Union européenne ?

Pensez-vous que l'Agence européenne de sécurité maritime devrait jouer un rôle dans l'agrément des sociétés de classification ? Vous paraît-il important de clarifier la fonction de certification exercée par délégation des Etats du pavillon et la fonction de classification exercée à la demande des armateurs ? Quelles pourraient être les modalités d'une telle clarification ?

Pour parvenir à un contrôle de qualité sur l'entretien des navires, vous semble-t-il souhaitable que les contrôles approfondis et les contrôles de l'Etat du port soient réalisés conjointement par les services des Affaires maritimes et par la société de classification ? De même une plus grande implication des sociétés d'assurance dans le contrôle des navires serait-elle un facteur important pour éliminer plus rapidement les navires sous normes ?

M. Francis VALLAT : Vous m'interrogez sur les modifications des circuits de raffinage, en particulier des produits les plus proches des résidus. Cette question dépasse mon domaine de compétence et je ne peux pas vous répondre. Cela dit, c'est le même problème que celui des vieilles centrales de Bulgarie ou de Hongrie. Faut-il dire à ces pays de les fermer tout de suite ? Non, sauf à leur en offrir d'entièrement neuves tout de suite. Peut-on, dans le même esprit, interdire aux pays moins riches de consommer ou importer des produits pauvres, ou cesser de les ravitailler dans ces mêmes produits comme ça, brutalement ? A-t-on même le droit de le faire juste parce que nous, nous avons achevé notre évolution économique ? Ne serions-nous pas, d'une autre manière, encore plus coupables ?

M. le Rapporteur : En Italie, en Espagne et au Portugal, les bienfaits de la politique européenne se sont fait sentir sur dix ans.

M. Francis VALLAT : Eh oui, sur dix ans ! Indubitablement, la démarche va dans le bon sens, mais il sera impératif de former des gens dans le cadre de la coopération technique.

Quant au CLC et au FIPOL, leur grand mérite est de mettre en oeuvre une responsabilité sans faute automatique. Certes, il est toujours très douloureux d'attendre leurs indemnisations pendant un délai pouvant durer jusqu'à trois ans. Mais tout système plus compliqué rallongerait encore les délais. Or, vous savez comme moi que le FIPOL est un système qui est long, car il est fait d'allers et de retours. Sans compter qu'il est souvent très difficile d'être courageux sur ce sujet-là vis-à-vis des gens qui souffrent. C'est un peu comme la démocratie : c'est le moins mauvais des régimes. Donc, je pense qu'il faut maintenir le CLC et le FIPOL en relevant très significativement leurs plafonds respectifs.

Quant à la solidarité imposée de tous les acteurs de la chaîne, je pense qu'il est quasiment impossible de la mettre en œuvre dans les faits. Il y a trop de gens qui sortiront du marché pour y échapper. Il me paraît plus important d'avoir une identification du rôle de chacun et une responsabilité pénale. Grâce à la révision de la convention CLC et du FIPOL, les victimes pourront bénéficier d'une indemnité plus importante qu'elle ne l'est aujourd'hui, tout en permettant aux tribunaux pénaux de traiter ce genre d'affaires. Je suis donc favorable au relèvement des plafonds CLC et FIPOL, en conservant l'assurance automatique qui est un bon système, en créant un troisième niveau, et en se demandant s'il faut un niveau collectif ou non. Mais je ne placerais pas la solidarité à ce niveau. En revanche, je serais absolument intraitable sur le plan des responsabilités pénales, car elles sont très dissuasives. En bref, j'organiserais la coexistence de ces deux systèmes.

La question du coût du transport est singulièrement difficile. La mesure ne coûterait rien du tout, et on ne se rendrait pas compte à la pompe du différentiel de coût pour un transport de qualité. Elle peut certes être très chère en valeur absolue, mais compte tenu des milliards de litres transportés et consommés, elle ne se ferait pas sentir. Le problème, c'est que la concurrence joue justement sur le dernier maillon de la chaîne, et que vous êtes globalement plus ou moins chers que les autres selon que vous êtes plus ou moins chers sur les prestations de transport. Donc, le problème est incontournable, sauf à mettre en place une organisation mondiale et autoritaire du commerce, ou à mettre en œuvre la proposition que j'ai faite voilà quatre ou cinq ans à Londres et que j'avais appelée le « minimum safety rate ». Il s'agissait de maintenir la compétition, mais d'imposer un taux de fret, par type de bateaux, en deçà duquel un navire ne pourrait pas être affrété. Mais c'est un peu un rêve, j'en conviens. Le monde libéral a ses avantages et ses inconvénients.

M. le Rapporteur : Il ne faut cependant pas oublier que le transport maritime devrait encore augmenter de 30% dans les trente prochaines années.

M. Francis VALLAT : A la pompe, la mesure serait de l'ordre d'1 centime d'euro par litre.

A votre question sur l'agrément des sociétés de classification par l'Agence, je réponds favorablement. Des services se mettent en place, pour opérer un contrôle des sociétés de classification en coopération avec l'IACS, avec la possibilité de proposer de les suspendre ou de les exclure de l'Europe. C'est prévu, et je peux vous assurer qu'on ne sera pas tendre.

S'agissant des fonctions des sociétés de classification, il faut que les Etats soient clairs en ce qui concerne les fonctions statutaires et celles qui ne le sont pas. En revanche, les sociétés de classification auraient tout intérêt à se mettre d'accord entre elles pour éviter la compétition en matière de standards de construction, en fixant des standards minimaux communs, de façon à éviter la tentation « d'autoriser » par exemple des navires dont l'acier serait un peu moins bon. C'est à mes yeux à l'IACS, et non à l'OMI, de déterminer de telles normes standard. Et là, en plus, il n'y aurait aucun risque de perversion ou de complaisance.

Les contrôles des sociétés d'assurance sont déjà bien appliqués. Les « P&I clubs » aussi inspectent de très nombreux navires, à telle enseigne que les assureurs avec lesquels nous travaillons refusent 60 à 70%, voire 80% du tonnage des armateurs qui font appel à eux. Ce qui veut cependant dire qu'ailleurs il existe des compagnies d'assurance plus complaisantes. On en connaît certaines, mais l'Etat ne fait pas son travail de police en la matière.

M. Daniel PAUL : Dans votre éditorial de la « Revue maritime », vous écrivez, page 8, que « jusqu'en 1995, les accidents de pétroliers transportant du fioul lourd sont très rares. Et pour cause, les raffineries vendent sur place leurs produits à des électriciens locaux. La vague écologiste en Europe du Nord conduit à interdire de brûler ce combustible dans les centrales de la zone ». Et vous ajoutez que « tant que du fioul lourd longera nos côtes, le zéro accident ne peut être atteint. Un navire de ce type, même neuf, et s'il le faut à triple coque, peut comme tout autre être la victime d'une collision fatale, voire d'un attentat (...). Ne faudrait-il pas envisager de revoir les règles d'interdiction de brûler du fioul lourd en Europe du Nord en imposant des normes draconiennes de purification des gaz de combustion ? »

Cette question a d'ailleurs été évoquée dans un colloque qui s'est récemment tenu à l'Assemblée nationale. A l'évidence, compte tenu du développement du trafic maritime, de l'augmentation du trafic de fioul lourd qui ne peut être transporté que par des navires ayant déjà atteint un âge certain, car la valeur du fret est peu élevée, je pense que limiter le transport maritime de ce type de matière constitue une des pistes à explorer.

Ensuite, l'Europe va devenir la première puissance maritime du monde avec l'élargissement à des pays comme les pays Baltes, Malte ou Chypre. De tels pays se succéderont à la présidence européenne et y pèseront, qu'on le veuille ou non. Dans ces conditions, comment remédier aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés ?

M. Francis VALLAT : Vous avez cité une note de mon éditorial. Mais il faut savoir qu'en termes de risque de transport, les choses n'ont pas énormément évolué. J'ai fait partie, j'ai dirigé et présidé un armement qui a longtemps été de cabotage, qui transportait de grosses quantités de fioul lourd sur de courtes distances, toujours au large des côtes européennes, entre Le Havre et Bordeaux, Le Havre et La Rochelle, Le Havre et l'Angleterre. Voilà pourquoi j'attache beaucoup d'importance à la qualité de l'opérateur. Par ailleurs, le problème est-il toujours lié au fioul ? Les Anglais ont une très bonne définition, ils parlent de « persistant oils » et de « non persistant oils ». Cette typologie est sans doute plus claire.

Quant à votre deuxième question, il faudrait la poser à M. Valéry Giscard d'Estaing. Je vais vous paraître un incorrigible optimiste, mais je pense que des pays comme Malte ou Chypre font des efforts considérables pour se faire une virginité. Et même s'ils sont encore insuffisants et parfois hypocrites, n'oubliez pas que l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Je ne serais donc pas surpris que ces pays, lorsqu'ils auront la responsabilité d'assurer la présidence de l'Union européenne, décident de laver plus blanc que blanc. Car ils seront dans le collimateur du Parlement européen et de l'Agence européenne de sécurité maritime.

M. Daniel PAUL : La présidence grecque a-t-elle fait avancer les choses ?

M. Francis VALLAT : C'est encore un peu trop tôt pour le dire, et on le saura après le sommet de Thessalonique. Vous connaissez la position hostile de la Grèce sur le débat sur les double-coques, et je suis loin d'être en désaccord avec eux. Pour le reste, et pour l'Agence de sécurité maritime, les Grecs se comportent de façon plus sévère que les pays que je citais tout à l'heure.

M. Jacques LE GUEN : La France pèse 0,5% du tonnage au niveau de l'OMI. Quelles préconisations suggéreriez-vous pour renforcer le pavillon national ?

M. Francis VALLAT : Dommage que ce soit la dernière question, car elle était au cœur d'un des derniers numéros spécial de la « Revue maritime » et des « Journées nationales de la mer ». Nous pourrions nous revoir lorsque le sénateur de Richemont aura déposé ses conclusions. Mais il s'agit du sujet dont j'aime le plus parler, car un des éléments de la qualité est évidemment le pavillon. Et ce n'est quand même pas par hasard, si aucun des cinquante ou soixante pétroliers français navigant en permanence depuis la dernière guerre n'a provoqué de pollution. Mais tout dépend de l'armateur. La flotte de Shell, par exemple, comportait des navires parmi les meilleurs du monde sous pavillon libérien. Mais si les économies fiscales réalisées par l'armateur sur l'enregistrement du navire sont réinvesties dans son entretien, pourquoi pas ? Le vrai problème des pavillons de complaisance, ce n'est pas le pavillon de complaisance en lui-même mais c'est que des « voyous » peuvent s'y enregistrer tout en sachant qu'ils ne seront jamais contrôlés. Leur interdire de naviguer est donc un combat majeur.

M. le Président : M Vallat, nous vous remercions.

Voir la suite des auditions


© Assemblée nationale