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TOME SECOND

Volume 2

Voir le sommaire du second volume des auditions

AUDITIONS

7ème partie

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission.

- Table Ronde regroupant M. Christian FRÉMONT, Préfet de la zone de défense Sud-ouest, préfet de la région Aquitaine, préfet de Gironde, M. Pierre DARTOUT, Préfet des Pyrénées-Atlantiques, M. Jacques SANS, Préfet des Landes, M. Rachid BOUABANE-SCHMITT, Directeur de cabinet du Préfet de la Gironde, M. Jean-Christophe BOUVIER, Directeur de cabinet du Préfet de Charente-Maritime et M. Yannick IMBERT, Secrétaire général aux affaires régionales d'Aquitaine (séance du 7 mai 2003 - Bordeaux) 4

- Audition conjointe de M. Bernard ANNE, Directeur division Marine et de M. Pierre FREY, service DSM, du Bureau VERITAS (extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 2003) 6

- Audition de Mme Bernadette MALGORN, Préfète de la région Bretagne et de la zone de défense Ouest (extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 2003) 43

- Audition conjointe de M. Bertrand THOUILIN, Directeur du transport maritime et de M. Jacques de NAUROIS, Directeur des relations institutionnelles du groupe TotalFinaElf (extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 2003) 61

- Audition de M. Hubert PINON, Vice-Amiral, Préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord, (extrait du procès-verbal de la séance du 3 juin 2003) 77

- Audition de M. Dominique SORAIN, Directeur des Pêches maritimes et de l'aquaculture (extrait du procès-verbal de la séance du 3 juin 2003) 93

- Audition de M. Patrick BOISSIER Président-directeur général des Chantiers de l'Atlantique (extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 5 juin 2003 - Nantes) 101

La délégation de la Commission d'enquête a conclu ses travaux en Aquitaine par une

Table Ronde regroupant
M. Christian FRÉMONT, Préfet de la zone de défense Sud-ouest, préfet de la région Aquitaine, préfet de Gironde, M. Pierre DARTOUT, Préfet des Pyrénées-Atlantiques, M. Jacques SANS, Préfet des Landes, M. Rachid BOUABANE-SCHMITT, Directeur de cabinet du Préfet de la Gironde, M. Jean-Christophe BOUVIER, Directeur de cabinet du Préfet de Charente-Maritime et M. Yannick IMBERT, Secrétaire général aux affaires régionales d'Aquitaine


(séance du 7 mai 2003 - Bordeaux)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

Ont également participé à cette réunion au niveau zonal, des représentants des différents services concernés par la lutte contre la pollution résultant du naufrage du Prestige :

M. Jean-Bernard PRÉVOT, Directeur régional des Affaires maritimes, M. François GOULET, Directeur régional DRIRE Aquitaine, M. François PROISY, Sous-Préfet de Lesparre, M. Jérôme LAURENT, Directeur-adjoint de la DIREN Aquitaine, Mme Marie-Paule AUDOIN, Chef SIRDPC de Charente-Maritime, Mme Isabelle ROYER, Directrice du SIRDPC de Gironde, M. Paul MERRY, Chargé de mission au Secrétariat général des Affaires maritimes, M. Alexandre GAULIN, Coordinateur zonal pour les Affaires sanitaires et sociales, M. Alain LE VOUEDEC, Direction régionale de l'équipement, M. Loïc KERAMBRUN, Responsable du service de suivi des pollutions au CEDRE, M. Romain LE GENDRE, CEDRE, et M. Cédric PUYDEBOIS, stagiaire ENA.

Audition conjointe de
M. Bernard ANNE, Directeur division Marine
et de M. Pierre FREY, service DSM, du Bureau VERITAS


(extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

MM.  Anne et Frey sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Anne et Frey prêtent serment.

M. Bernard ANNE : Dans la présentation générale du rôle des sociétés de classification, il est parfois dit que celles-ci garantissent l'état convenable des navires. Cette définition est en réalité assez éloignée de ce qu'est le rôle d'une société de classification. Nous ne sommes pas garants de l'état du navire. Celui qui l'est, c'est l'Etat du pavillon, non la société de classification.

Ensuite, il faut savoir que nous avons un système de visite qui est de nature « statistique ». On ne peut pas tout voir sur un navire, car cela mènerait très loin. Il faudrait arrêter le navire plusieurs mois. Le contrôle se fait donc suivant des critères statistiques.

Initialement, les sociétés de classification ont été créées à la demande des compagnies d'assurance qui voulaient avoir une base d'évaluation du risque qu'elles prenaient en assurant le navire et sa cargaison. Il s'agissait donc, pour les sociétés de classification, de donner une évaluation par rapport à un référentiel qui permettait de dire que le navire se trouvait dans un état donné, pour autant que l'on ait vu tout ce que l'on pouvait voir, et présentait un risque assurable, ou non.

Ce rôle a ensuite évolué dans la mesure où le standard des sociétés de classification les plus connues a été reconnu indirectement par l'OMI dans une résolution suivant laquelle le standard de construction et de maintenance des navires qu'un Etat de pavillon a la possibilité d'adopter peut être celui d'une société de classification. Mais ce n'est pas le seul type de standard. Certains Etats de pavillon ont leur propre règlement, qui définit ce que doivent être les caractéristiques d'un navire neuf, les standards à appliquer et ensuite, le référentiel pour considérer que ce navire mérite son certificat de construction.

Lorsque l'on parle des certificats de sécurité d'un navire, il faut savoir que les deux premiers responsables d'un navire sont :

l'armateur, qui est le gardien de la chose, qui a la totale responsabilité du bien, qui en connaît l'état comme tout propriétaire « en bon père de famille » ;

l'Etat de pavillon qui autorise ou non le navire à naviguer.

C'est souvent un peu masqué car beaucoup d'Etats de pavillon n'ont pas forcément les moyens nécessaires pour effectuer toutes les tâches d'inspection, de surveillance qui sont requises par l'Organisation internationale maritime. Certaines de ces tâches sont alors déléguées par ces pavillons à des sociétés de classification qui ont un réseau mondial leur permettant d'intervenir et d'effectuer des comparaisons par rapport à leur référentiel dans toutes les parties du monde.

Ensuite, dans ce cadre-là, on peut dire que la responsabilité de la société de classification s'exerce surtout vis-à-vis de l'Etat de pavillon, lorsque celui-ci nous délègue la mission de certification. C'est à l'Etat de pavillon de s'assurer que nous faisons convenablement le travail qu'il nous confie, par tous moyens à sa convenance. Cette obligation lui est faite par l'OMI, l'Organisation maritime internationale.

Cette précision était destinée à bien resituer le rôle de chacun, qui est trop souvent oublié.

D'autres pavillons, comme les pavillons français ou britannique, -le pavillon norvégien à un niveau beaucoup plus faible- et le pavillon américain ont des moyens propres plus étoffés, qui leur permettent d'intervenir directement pour effectuer ces inspections.

Plus globalement, l'analyse de l'ensemble du système doit d'abord partir de la phase de construction du navire. Nous avons établi, comme l'ensemble des sociétés de classification, un référentiel de construction de navires fondé sur l'expérience acquise au fil des années, sur la manière dont un navire se comporte à la mer, la manière dont sa structure peut évoluer, et la manière dont il va éventuellement résister aux efforts qui résultent de l'état de la mer ou de la configuration de son propre chargement. Nous avons donc établi des standards, qui ont été améliorés au fur et à mesure des années. Ce référentiel est, en effet, par nature, amené à évoluer. En particulier, bien entendu, à chaque fois qu'un accident se produit, les conclusions et les informations sur l'accident, ainsi que les solutions qui peuvent être apportées sont toujours intégrées dans le référentiel pour progresser dans la connaissance.

M. Pierre FREY : Les standards appliqués pour d'autres éléments que la coque du navire, par exemple aux machines et à l'électricité, sont les mêmes que ceux utilisés pour des applications terrestres comparables.

M. Bernard ANNE : Vous avez raison. C'est le fournisseur du moteur qui établit son propre standard, mais en se référant à des standards terrestres. Pour la coque et pour l'ensemble du navire, de même que pour le système de sécurité, le chantier qui conçoit le navire a l'obligation, pour obtenir le certificat de classification et, ensuite, les certificats de sécurité de la part du pavillon, de dessiner ce navire en fonction du référentiel de « classe » et du référentiel « statutaire ». Ce dernier recouvre ce qui a trait aux certificats du pavillon. Le chantier nous soumet donc les plans pour que nous puissions vérifier qu'il a bien appliqué ce référentiel.

Les calculs sont faits par le chantier qui est le concepteur du navire. On va retrouver la même transposition pour l'armateur. Pendant la construction, le chantier est propriétaire du navire. C'est lui qui a la responsabilité de faire, mais il a aussi l'obligation d'être conforme à ces deux référentiels que sont d'un côté, la « classe » du navire, et de l'autre, les exigences des conventions internationales et donc, du « statutaire ».

Dans cette phase-là, notre rôle consiste à vérifier que les plans qui nous sont adressés sont bien conformes à notre référentiel. Dans un certain nombre de cas, quand nous bénéficions d'une délégation de l'Etat de pavillon, il nous est aussi demandé de vérifier la conformité au référentiel des conventions internationales et, donc, le « statutaire ».

Une fois cette conformité vérifiée, nous approuvons le plan. Ce mot « approuver » est traduit de l'anglais : il ne signifie pas approuver au sens fort du mot ; il signifie que nous avons vu le plan et qu'il est conforme à notre référentiel. Que le plan ait par ailleurs des défauts sur d'autres points est un autre débat. L'« approbation » consiste seulement à confirmer la conformité au référentiel, et uniquement à ce référentiel.

Ensuite, lorsque le plan a reçu ce visa, le navire entre bien entendu en construction avec des étapes qui peuvent se recouvrir entre elles. Nous avons des surveillants sur place qui vont vérifier que, pendant l'exécution, on restera bien conforme au référentiel tel qu'il a été vu sur le plan, c'est-à-dire qu'entre le plan lui-même et la manière dont le navire sera ensuite construit, il n'y a pas d'écart vis-à-vis du référentiel.

Ensuite, le navire est livré, et l'autorité de pavillon se prononce pour savoir s'il peut naviguer ou non, et délivre les certificats dits de sécurité, ou les titres. En France, c'est le permis de navigation. Mais il y a également, dans les autres pays, tous les titres internationaux qui autorisent un navire à naviguer. C'est la responsabilité de l'Etat de pavillon, mais il peut la déléguer en partie à une société de classification.

Le navire entre ensuite en service. On arrive alors à un deuxième référentiel : celui de la maintenance du navire pendant son utilisation. Ce référentiel permet de rester à l'intérieur des limites qui sont prévues par le règlement de la société de classification.

Savoir si ces règlements sont suffisants ou non est un tout autre débat.

Après avoir établi notre référentiel qui servait de base d'acceptation par une compagnie d'assurance, notre rôle est de faire en sorte que le navire que l'on vérifie statistiquement apparaît en état de conformité au référentiel.

Puisque nous parlerons ensuite de cas plus précis, et entre autres, de pétroliers, il faut savoir qu'un navire se corrode quoi que l'on fasse. Cela fait partie de sa vie. Dans le référentiel d'échantillonnage du navire, on prévoit une marge de corrosion. Qu'un navire présente un certain état de corrosion n'est pas en soi anormal, pour autant qu'il reste à l'intérieur de la marge prise dès l'origine dans le calcul. Voilà ce que l'on peut dire de la structure. C'est très important à comprendre. S'il sort de cette marge, on doit remplacer la tôle. On prend toutes les mesures nécessaires pour réinscrire le navire à l'intérieur du référentiel.

Bien entendu, l'armateur a sa part de responsabilité. Il est chargé de l'entretien, de préparer les arrêts techniques et les arrêts d'entretien. Il va nous signaler ce qu'il saurait ne pas être conforme au référentiel et bien entendu, nous regardons de notre côté. Mais cela se fait par échantillonnage statistique. Il faut savoir qu'un pétrolier d'environ 50 000 mètres carrés de tôle représente un nombre impressionnant de kilomètres de soudures et qu'il est impossible, en entretien normal, de vérifier tout cela point par point, car il faudrait des mois et des mois. Ce serait contraire à la pratique permise dans le cadre de l'exploitation maritime.

Je veux insister sur le fait que les référentiels de la classification sont établis par la société de classification. Nous avons essayé de les uniformiser entre nous au sein de l'IACS de manière à ce que, lorsqu'un navire passe d'un armateur à l'autre, change d'une société de classification à une autre, le référentiel soit le plus commun possible. Nous avons donc établi au sein de l'IACS, parmi les dix principales sociétés de classification, ce que l'on appelle des « minimum requirements », c'est-à-dire des standards minimums communs, que tous les membres de l'IACS ont intégrés dans leur règlement de classification.

Le cycle des visites pendant la période d'exploitation du navire est en général de cinq ans, avec en plus une visite annuelle, mais relativement limitée. C'est une visite très rapide, une inspection des principaux équipements de sécurité, c'est-à-dire l'incendie, l'envahissement, les systèmes de pompage en cas de fuite, qui serait susceptible d'entraîner une avarie grave du navire. On vérifie également tous les moyens d'évacuation. C'est une inspection relativement superficielle. L'inspecteur va à bord du navire, regarde les embarcations de sauvetage, les tuyautages d'incendie apparents sur le pont. L'inspecteur ne va pas partout dans le navire regarder tous les éléments. Cette visite annuelle, pour la partie sécurité, est plutôt de type « statutaire » et on la fait généralement pour le compte de l'Etat du pavillon.

Dans le cadre de l'IACS, nous avons également défini un programme de visites, relativement limitées, sur un certain nombre de capacités. Entre autres, si des ballasts, c'est-à-dire les capacités en eau de mer qui servent à rééquilibrer le navire, ne sont pas peints correctement, ils doivent être visités tous les ans. Cela fait partie du référentiel IACS.

Il y a ensuite la visite de milieu de terme, c'est-à-dire environ à deux ans et demi, qui est plus étoffée. C'est un peu comme pour une voiture, pour l'entretien à 10 000, ou à 50 000 kilomètres, suivant la nature de l'inspection, à la différence près que nous ne faisons pas l'entretien, nous nous contentons d'inspecter sur la base du référentiel.

La dernière visite est celle des cinq ans ; elle est encore plus conséquente. Il faut savoir que sur ces navires, nous demandons à l'armateur de prendre des mesures d'épaisseur pour contrôler l'état de corrosion. En particulier, sur des pétroliers et des « bulk carriers », l'IACS a mis au point -l'OMI l'a ensuite repris- un système de visite renforcé pour les navires de plus de quinze ans, qui fait que l'on doit suivre tout un schéma, avec une série de mesures d'épaisseur à effectuer, de manière à identifier sur un plan les zones éventuellement plus faibles ou plus atteintes par la corrosion, avec des inspections beaucoup plus rapprochées. Là encore, elles conservent malgré tout un caractère statistique. On sait qu'une mesure d'épaisseur portera sur 9 000 points sur un gros pétrolier, un VLCC, voire plus dans certains cas. Ces points sont censés représenter un état de corrosion du navire qui, bien entendu, n'est pas un état représentatif à 100 %. Même si l'on prenait 20 000 points, par rapport à 50 000 mètres carrés, cela donne une certaine représentation qu'il faut ensuite savoir analyser et qui laisse de toute manière encore une certaine place à la subjectivité.

Dès lors que l'on parle d'un navire et que l'on ne peut pas vérifier à 100%, il ne faut pas oublier qu'il y a toujours une part d'expérience et d'appréciation personnelle de la part de l'inspecteur. C'est extrêmement important de le mentionner. Contrairement à d'autres types de vérification, ce n'est pas du "tout ou rien". Pour nous aider dans cette appréciation, nous avons développé des techniques de calculs, notamment des calculs aux éléments finis dans lesquels il est possible de réintroduire une configuration du navire tenant compte de sa corrosion telle qu'estimée à partir des mesures d'épaisseur. On fait également des calculs en fatigue, puisqu'un navire subit un certain nombre d'efforts cycliques à la mer. Quand il y a une succession d'efforts, même si, apparemment, le métal ne semble pas abîmé, on sait qu'il subit une « fatigue » au sens physique du terme.. C'est entre les tous petits grains du métal que les effets se produisent. Le meilleur exemple est le suivant : si l'on prend un fil de plomb destiné aux anciens fusibles et si l'on n'arrête pas de le tordre, il finit par casser. C'est cela le phénomène de fatigue, avec peut-être aussi un peu d'échauffement pour le plomb.

M. Pierre FREY : Les mesures d'épaisseur constituent un point très important. Plus le navire est vieux, plus il est corrodé, -en s'approchant de la marge acceptable- et plus il y a une hétérogénéité de l'importance de la corrosion sur l'ensemble de la coque. On peut donc avoir des points isolés plus corrodés que d'autres, et qui échappent à la mesure à cet endroit-là. Sur des bateaux d'un certain âge, des fuites ou des petites cassures localisées, sous l'effet de la fatigue, peuvent survenir alors que la visite a été conduite d'une manière tout à fait professionnelle et attentive. Il demeure toujours une part d'incertitude.

M. Bernard ANNE : Le phénomène de fatigue commence à être mieux connu. Il n'y avait pas, il y a encore quelques années, de méthodologie à la construction du navire pour apprécier sa capacité à résister à la fatigue. Ce n'est qu'à partir de 1997 pour le Bureau VERITAS et de 1999 pour les autres sociétés de classification que, systématiquement, lors de la construction, le navire est calculé en fatigue.

Bien entendu, on savait que la fatigue existait, mais sa prise en compte de manière significative nécessitait d'être capable de faire des calculs qui aient un sens, car il s'agit là d'un phénomène difficile à analyser. L'enrichissement progressif des connaissances a fait que, dans les années 1997-1999, on a été plus en mesure de faire des calculs suffisamment représentatifs. Depuis les dates que j'ai indiquées, les navires sont tous calculés en fatigue.

M. le Président : Je souhaiterais deux questions d'un non connaisseur :

Premièrement, vous avez parlé de marges de corrosion prises en compte au départ. Théoriquement, sur combien d'années de vieillissement du navire sont-elles calculées ? Je pose cette question par référence aux quinze années actuellement retenues.

Deuxièmement, vous parlez des mesures de fatigue. D'une façon générale, la spectrographie permet de visualiser ces phénomènes sur les métaux. Comment ces mesures peuvent-elles se faire concrètement ? Je ne vois pas très bien. Prenez-vous un morceau de métal pour l'étudier en laboratoire ?

M. Bernard ANNE : Je réponds au deuxième point. Bien sûr, les analyses de laboratoires ont apporté une certaine connaissance dans les études théoriques sur la fatigue. Comme ce sont des phénomènes relativement reproductibles, des méthodologies de calcul ont pu être mises au point. On sait donc un peu mieux évaluer la résistance d'un morceau de métal à un cycle de fatigues. En revanche, la manière dont la mer va agir est moins bien connue. On est un peu plus dans l'aléa.

Dans ces calculs, nous avons enrichi les bases de données par l'expérience des cassures qui se sont effectivement produites en fatigue. L'analyse d'un certain nombre de paramètres a permis d'affiner les méthodes de calculs et d'avoir un moyen de prévoir, bien sûr avec une marge d'erreur, les zones sur un navire en construction qui peuvent être les plus susceptibles de donner naissance à des cassures par fatigue après un certain âge.

M. le Président : Et à l'expérience, ce sont toujours les zones redoutées où se produisent les cassures ?

M. Bernard ANNE : Non. On ne peut pas dire que ce soit toujours là. On n'est pas encore dans un système parfaitement déterministe, même si, aujourd'hui, on arrive à appréhender de manière plus précise ce genre de choses, grâce aux progrès assez considérables réalisés au cours des cinq dernières années dans ce domaine.

Je vous répondrai par quelques exemples. Une compagnie pétrolière étrangère nous a demandé, à titre de test, de prendre un navire qu'elle connaissait bien. Ils avaient répertorié les problèmes et ils nous ont demandé de faire un calcul et de dire ce que l'on trouvait pour en démontrer la précision. Nous avons pu retrouvé par calculs 98% des cassures qu'ils avaient eux-mêmes détectées. Cela ne veut pas dire qu'on les verra toutes. Il faut garder en mémoire que l'on ne peut pas tout prévoir par le calcul. Mais cela constitue néanmoins une aide très importante et très appréciable.

Quand on va ensuite inspecter un navire, on sait qu'il y a des zones plus sensibles que d'autres et on ira immédiatement les inspecter pour bien les voir. Bien entendu, il y en a d'autres et tout le reste est vu, mais il faut aller inspecter en priorité les zones les plus sensibles.

Concernant la marge de corrosion, on peut dire que sur un pétrolier, suivant les zones concernées, le trafic et le type de produit, les corrosions annuelles sont comprises entre 0,1 à 0,3 millimètre par an, avec des cas qui peuvent monter bien plus haut, jusqu'à 0,8 millimètre par an. Au bout de quinze ans, il est clair que l'on ne mettra jamais une marge de corrosion qui corresponde forcément à quinze ans. Sur la base de 0,1 millimètre par an, la marge serait de1,5 millimètre de plus sur une tôle qui ferait peut-être dans certain cas 20 millimètres. C'est sans doute l'ordre de grandeur. En fait, on prend actuellement, pour l'ensemble des sociétés de classification, une marge de corrosion réglementaire, comprise entre 20% et 25%, voire 30% pour certaines. En ce qui nous concerne, c'est 25%.

M. Pierre FREY : Sur une tôle isolée.

M. Bernard ANNE : On a donc décidé d'une épaisseur que l'on mettait par prudence, sachant que la conclusion, quand cette marge est consommée, n'est pas de dire que le navire ne vaut plus rien, mais de remplacer la tôle. Voilà le vrai débat.

Si l'on devait être certain d'avoir des navires sur lesquels aucun entretien n'est à faire pendant quinze ou vingt ans, il faudrait avoir des navires beaucoup plus lourds, ce qui n'est pas justifié en termes économiques. Il vaut mieux faire un entretien étalé dans le temps pour autant que l'on ait tenu compte de ces points essentiels relatifs au caractère inexorable de la corrosion.

M. le Président : A propos de l'entretien, lors d'autres auditions, il nous a été dit que l'un des dangers, quand on changeait un élément important comme une tôle ou un élément porteur, était de voir les zones juste à côté devenir plus faibles et céder aux sollicitations, en particulier lors de tempêtes. Pouvez-vous nous expliquer tout cela en deux mots ?

M. Bernard ANNE : Dès que l'on veut changer une tôle, c'est-à-dire découper et souder, il faut traiter les problèmes de « soudabilité » et de tenue de la soudure, pour garantir que la fusion soit bien complète. Si la soudure est mal faite, on aura alors effectivement une faiblesse potentielle localisée...

M. le Président : Je parle des zones voisines.

M. Bernard ANNE : Justement, c'est la jonction des métaux anciens et nouveaux qui est importante. Il ne se passera rien sur la zone à un mètre de la soudure, sauf si c'est là aussi déjà de la dentelle...

M. Pierre FREY : C'est tout le rôle de l'expert qui agit pour notre compte que de voir où il faut arrêter la réparation et éventuellement, de voir s'il faut l'étendre. Cela, c'est le coup d'œil de l'expert.

M. Bernard ANNE : Ce n'est pas le principe de la réparation qui pose problème, mais éventuellement le fait de ne pas avoir vu que la réparation devait être plus importante que celle qui a été faite. Si l'on met effectivement un point dur avec une tôle neuve à un endroit donné et que l'on a laissé à côté une tôle trop faible, c'est-à-dire au-delà de la limite acceptable, on génère alors un problème. Mais si le travail est correctement fait, il n'y a pas de souci. La soudure est réputée rétablir une continuité dans le métal.

M. le Président : J'ai un certain nombre de questions à poser sur votre société elle-même. Pouvez-vous nous parler de votre indépendance vis-à-vis des professionnels du transport maritime ? D'autre part, quelle est votre part de marché en France, en Europe et dans le monde ? Quelle est la part de votre chiffre d'affaires assurée par les activités de certification et la part représentée par les activités de classification ? Ensuite, pouvez-vous nous dire quels sont vos effectifs, les compétences, les formations nécessitées par votre métier ?

Enfin, quels sont les principaux Etats qui ont délégué au Bureau VERITAS le soin de délivrer les certifications statutaires ? Comment rendez-vous compte aux Etats du pavillon de cette mission ? Que pensez-vous des critiques émises à l'encontre des sociétés de classification qui, avec leur double mission de certification et de classification, sont en quelque sorte « juges et parties » ? C'est une expression que nous avons entendue à maintes reprises.

M. Bernard ANNE : L'indépendance de nos sociétés vis-à-vis des armateurs fait souvent l'objet d'un débat. Comme dans tout système, il faut que quelqu'un paie. On aurait pu imaginer différents systèmes de paiement. Si une taxe était prélevée, c'est l'armateur qui aurait payé de toute façon, mais par un canal qui aurait pu être différent de ce qu'il est aujourd'hui. Si c'est l'assureur qui paie, on retrouve le même type de défaut. Il faut complètement séparer l'aspect paiement par l'armateur de l'autre aspect qui est de savoir comment nous faisons notre travail et comment nous sommes indépendants.

Concernant le Bureau VERITAS, je vais répondre d'une manière plus globale. A la différence de certaines autres, nous sommes une société à actionnariat privé et, contrairement à d'autres, nous ne prétendons pas être « not for profit ». Au contraire, nous sommes une société normale qui doit faire des bénéficies pour réinvestir et se développer. Nous avons des actionnaires, qui n'apprécieraient pas du tout que l'on sacrifie l'image de la société à un intérêt commercial, au demeurant très limité.

Nous classons six mille six cents navires pour quatre mille clients. Si vous considérez que nous avons un chiffre d'affaires en marine de l'ordre de 150 millions d'euros, vous voyez que le chiffre d'affaires par client est relativement faible. Comment pourrait-on concevoir de prendre un risque global sur notre image pour un client particulier, alors qu'un client seul ne représente pas grand-chose ? Il serait inconscient, en termes de logique d'entreprise, de nous laisser guider par la pression d'un client, alors que nous en avons quatre mille et que ce client représente une fraction égale à un quatre millième de notre chiffre d'affaires ! C'est la meilleure réponse que l'on puisse donner en ce qui concerne cette impartialité.

On peut également donner d'autres réponses. Quand on voit ce qui est arrivé dans le domaine de l'audit à une grande société internationale, on voit que quand la société a une certaine valeur, l'actionnaire n'est pas prêt à accepter que l'on mette, volontairement ou par intérêt commercial à court terme, la valeur de sa société en danger. La direction de l'entreprise serait immédiatement « récompensée » ! Les actionnaires privés sont directement intéressés. Il ne s'agit pas d'un actionnariat éclaté comme cela existe dans certains grands groupes.

M. le Président : Quels sont les actionnaires de VERITAS ?

M. Bernard ANNE : Nous avons deux principaux actionnaires qui sont regroupés au sein d'une société appelée la SOFU. L'un d'entre eux est très connu : il s'agit de M. Ernest-Antoine Sellière, non pas en tant que personne privée, mais au titre de Wendel Investissement ; l'autre est une famille privée, qui s'appelle Mathy. A eux deux, ils représentent 67% du capital. Je pourrai vous remettre la documentation sociale de l'entreprise. Nous avons à prendre des décisions très rapides et nous avons des gens qui ont un intérêt évident à ce que le travail soit bien fait. Les autres actionnaires sont des personnels de l'entreprise, notamment via un fonds commun de l'entreprise. Les enjeux sont tels que personne n'a envie de voir l'entreprise supporter les conséquences d'une légèreté.

Le plus important est de bien mentionner que nous avons une clientèle très morcelée et que cela constitue une garantie. Si nous avions un très gros client, on pourrait imaginer qu'il puisse faire pression. Quand la clientèle est extrêmement morcelée, on ne peut pas faire pression.

Dans d'autres systèmes -par exemple dans celui où nous aurions comme clients des compagnies d'assurance-, nous aurions alors affaire à de très gros clients, et nous pourrions nous retrouver à la merci économique d'un ou de deux très gros clients. Cela n'irait pas forcément dans le bon sens ! A la limite, peu nous importe s'il doit être décidé que c'est mieux d'être payé par quelqu'un d'autre que par l'armateur. Pour nous, c'est absolument neutre. Mais nous pensons que la meilleure garantie d'indépendance est d'avoir une demande très atomisée, d'avoir une dispersion des clients qui fait qu'aucun client ne représente pour nous un intérêt commercial fondamental.

M. le Président : Quelle est la part de l'activité de classification ?

M. Bernard ANNE : Il est plus difficile de répondre à cette question. Cela dépend si vous vous référez toujours à la classification et à la certification du navire, c'est-à-dire la partie de notre travail pour laquelle nous sommes délégués par l'Etat de pavillon. Il y a en effet un autre type de certification, notamment les certifications ISO et autres, dans lequel le Bureau VERITAS est également actif. Je pense que ce qui vous intéresse, c'est la classification de navire, et la certification de navire pour compte délégué. Nous n'avons pas de chiffres à ce sujet, mais il serait tout à fait raisonnable de dire que le rapport classification/certification est de l'ordre du 90/10.

M. Pierre FREY : Il y a un recouvrement de ces deux activités.

M. Bernard ANNE : Pour moi, l'ordre de grandeur est de 90/10. La certification déléguée ne doit guère représenter plus de 10%. Le vrai problème tient à ce que certains ont imaginé, à une époque, qu'en cas de délégation, l'on pouvait avoir deux sociétés différentes agissant sur le navire, l'une pour la classification et l'autre pour la délégation au titre d'un pavillon. Pour moi, c'est une fausse bonne idée. J'ai déjà dit que pour inspecter un navire, on était déjà dans le domaine du statistique. Celui qui fera le contrôle statutaire connaîtra moins bien le navire que celui qui fera la classification, puisque le contrôle statutaire est relativement limité. Pour moi, le plus important est d'essayer d'avoir la meilleure synthèse possible sur l'état du navire.

Il me semble que cet objectif est plus aisément atteint lorsqu'une seule société a le dossier complet, exerce le suivi complet du navire et peut donc se faire une meilleure idée de ce qu'est son état, puisque j'ai dit qu'il y avait une part de subjectivité. Si tout cela était purement rationnel avec des raisonnements binaires en « tout ou rien », ce serait très simple : on dirait que l'on ne sait pas. Dès lors que ce n'est ni du rationnel, ni du « tout ou rien », il faut avoir la vision la plus vaste possible du navire pour se faire une idée réaliste. Cela diminue le risque de passer à côté de quelque chose. Mais le risque existera toujours.

M. le Président : Pour vos personnels, leur formation, leur origine, que peut-on dire ? En d'autres termes, qui êtes-vous ?

M. Bernard ANNE : Il y a deux grandes catégories de personnels. D'une part, des architectes navals, qui sont des ingénieurs ; ils ont fait des études assez poussées dans les matières nautiques, la résistance des matériaux, la mécanique ; ils ont donc une connaissance théorique en général assez pointue. En hydrodynamique et dans d'autres domaines comme les calculs de fatigue ou autres, nous avons même chez nous des gens qui font partie de ceux qui comptent dans le domaine des théories maritimes, et qui sont de très haut niveau.

Nous avons également des collaborateurs qui ont plutôt une formation de terrain : ce sont les inspecteurs qui montent sur les navires. Comme il est rare qu'un même homme ait toutes les qualités, nous avons donc des inspecteurs qui ont une bonne connaissance pratique du navire, mais qui n'ont pas forcément toujours toute la connaissance théorique et détaillée des méthodologies de calculs etc. Ils savent faire des choses, mais pas tout.

A peu près mille personnes s'occupent de l'activité maritime dans le monde entier pour le Bureau VERITAS, dont la moitié sont plutôt des praticiens, et l'autre moitié des spécialistes plus théoriciens. Il y a bien sûr des échanges. Quand un inspecteur va à bord et qu'il voit quelque chose d'inhabituel, il va poser la question aux théoriciens. Nous faisons le cas échéant, des calculs pour voir si l'impression qu'il retire de ce qu'il constate à bord est corroborée par un calcul. Cela arrive dans bon nombre de cas. Parfois, quelque chose qui paraît bénin à l'œil, peut s'avérer en fait beaucoup plus grave lorsque le navire va rencontrer des mers difficiles ou transporter des chargements qui créent des contraintes importantes. Il est important, à notre sens, d'être capables d'avoir une organisation qui puisse procéder et gérer ces échanges d'informations.

Nos inspecteurs à bord des navires sont « catégorisés », c'est-à-dire qu'ils sont enregistrés dans une base de données et qu'ils doivent remplir un certain nombre de critères d'expérience et attester de connaissances théoriques bien spécifiées pour être autorisés à contrôler tel ou tel type de navire. L'inspecteur qui doit visiter un pétrolier âgé pour une visite « spéciale », la grande visite de cinq ans par exemple, a une qualification obligatoire bien supérieure à celui qui fait la simple visite annuelle, dont l'étendue est nettement moindre.

Nous disposons donc d'une sorte de matrice, avec une qualification par niveau de visite et par type de navire. Un bateau transportant du gaz est infiniment plus complexe qu'un petit cargo. Les conséquences ne sont pas les mêmes non plus. Nous avons donc une forte gradation de nos personnels en fonction de leur expérience. Un jeune ingénieur qui arrive, avec une expérience maritime minimum de cinq à dix années, travaille en équipe ou en tutorat avec quelqu'un de plus âgé et qui a plus d'expérience. De façon courante, nos inspecteurs ont la quarantaine.

M. le Président : Que pensez-vous de la formation rapide d'inspecteurs telle qu'on la pratique actuellement à Nantes, y compris avec le recours à ceux que l'on appelle « les papis », pour atteindre le taux minimum de 25% de contrôles exigé par nos engagements internationaux ?

M. Bernard ANNE : Je trouve que les « papis » sont très courageux pour beaucoup de raisons. Dès lors que l'on commence à dire à Bruxelles qu'il y aura une criminalisation de la responsabilité, je trouve très courageux qu'un « papi » prenne un risque énorme pour une petite rémunération. C'est la première chose.

Il faut savoir que dans la marine marchande, les gens qui partent à la retraite ont en général entre cinquante et cinquante-cinq ans, qu'ils ont acquis une grande expérience et qu'ils ont, en tant que praticiens, une bonne connaissance des navires. C'est indéniable. Un chef mécanicien a suivi les arrêts techniques de son navire. Comme je l'ai dit, c'est l'armateur qui est chargé de l'entretien. Un bon chef mécanicien connaît bien son navire. Pour autant, connaît-il tous les types de navire ? C'est tout le débat.

Comparé à un de nos inspecteurs, un « papi » aura moins d'expérience dans la diversité, car il aura vu moins de cas. Quand un chef mécanicien travaille dans un armement, il va naviguer sur cinq, éventuellement dix navires, au cours de sa carrière. Il va donc bien les connaître, mais il n'aura pas eu de pratique sur un échantillon de cinq mille ou six mille navires. L'occurrence, la survenance de tel ou tel défaut ou d'avarie ne sera pas la même dans ce qu'il aura connu. Il aura certes une grande expérience, mais il en aura moins vu que les inspecteurs qui, chez nous, passent leur temps à faire ces visites. Par nature, ils vont voir beaucoup de choses, ce qui enrichit considérablement leur expérience.

Vous m'avez demandé mon opinion sur la formation. Je pense que l'on parle de gens qui ont une très bonne compétence au départ, et qui vont reproduire ce qu'ils ont vu ou fait durant leur carrière. Ils auront l'œil du chef mécanicien ou du commandant sur un navire, et ils pourront, à mon avis, juger assez bien s'il est bien entretenu parce que certaines choses se « sentent ». En revanche, pour des problèmes de structures et autres, cela dépendra de l'expérience personnelle et du vécu de chacun.

M. Pierre FREY : Ce n'est pas leur rôle. Le contrôle par l'Etat du port n'a pas le même objet que le contrôle par la classification ou que le contrôle statutaire en général. Les contrôleurs de sécurité des navires des Etats ont un champ d'inspection plus large et qui est, dans bien des domaines, différent de celui de la classification. Par exemple, ils vont s'intéresser à des questions d'hygiène et de sécurité de beaucoup plus près que la classification, du moins si elle n'a pas reçu la délégation par l'Etat du pavillon.

M. Bernard ANNE : Ils s'occuperont également de choses qui relèvent du domaine de la visite annuelle. Souvent les inspecteurs de navigation font aujourd'hui l'équivalent de nos visites annuelles, en particulier dans les ports français pour des bateaux battant pavillon français. Ils vont vérifier l'état des embarcations de sauvetage, c'est-à-dire voir l'état des bossoirs, si tout est bien en état de fonctionnement. Pour cela, ils sont parfaitement compétents. Ils n'ont pas besoin d'une formation. Ils l'ont vécu.

A mon avis, leur formation devrait porter beaucoup plus sur le plan réglementaire et sur les procédures. Sur le plan des compétences et des techniques, je ne pense pas qu'ils en apprendront plus en deux ans que ce qu'ils auront appris pendant leur carrière. Comme le disait M. Frey, ce n'est pas tout à fait leur rôle. Il sera rare qu'ils aient à se prononcer sur l'état d'une structure. Ils pourront par exemple aller visiter un ballast et avoir une impression à ce sujet comme ils l'avaient lorsqu'ils étaient chez un armateur et qu'ils regardaient l'état du ballast pour savoir s'ils devaient ou non le porter sur la liste des travaux à prévoir. Après, c'est le rôle de la société de classification de voir ce qu'il en est.

On a parlé des « papis », mais il ne faudrait pas tourner cela en dérision. Je pense que l'on a un très grand intérêt à avoir un contrôle de l'Etat du port opérant avec une fréquence suffisante, mais l'erreur serait d'opposer par exemple les Port state controls au travail des sociétés de classification. En fait, nous avons un rôle très complémentaire.

Ainsi, l'autorité portuaire peut monter quand elle veut à bord d'un navire, alors que la société de classification ne le peut pas. Nous allons périodiquement à bord dans le cadre du plan et du contrat que nous avons signé avec l'armateur -quelle que soit la personne qui nous paie à la fin, il y a un contrat qui est le plan de visite. Entre deux visites, nous ne montons pas à bord sauf si on nous le demande parce que l'armateur ou son préposé, le commandant, a constaté une défaillance et nous demande notre avis : Est-ce conforme au référentiel ou non ? A-t-on un délai pour remédier à ce défaut ou pas ?

Sinon, nous n'avons pas autorité pour monter de nous-mêmes sur les navires. Cela veut dire que, dans un certain nombre de cas, cette complémentarité se révélera très intéressante. Si un inspecteur, papi ou pas, va à bord d'un navire et détecte quelque chose d'anormal, il pourra toujours demander, et il en aura l'autorité, de faire venir un inspecteur de la société de classification.

M. le Président : Merci de ces réponses. Pour quels pays travaillez-vous ?

M. Bernard ANNE : Pour cent cinquante pavillons, de manières diverses !

Dans le système de délégation, nous pouvons être délégués pour tout ou partie des certificats dits de sécurité. « Délégation » signifie soit être délégué pour effectuer des inspections, soit être délégué pour émettre le certificat. Cela dépendra du besoin du pavillon.

Il y a des pavillons qui nous donnent une délégation totale d'action, c'est-à-dire nous demandent d'effectuer la visite, de faire notre rapport et enfin d'émettre le certificat. D'autres pavillons nous demandent de faire la visite et ils émettent le certificat. Dans tous les cas de figure, nous sommes tenus d'envoyer un rapport à l'Etat du pavillon pour lui faire part de nos constats.

Mais dans le cas où le pavillon nous délègue l'ensemble de ses responsabilités, cela suppose qu'il nous a audités, qu'il est confiant dans le fait que nous prendrons la bonne décision en ce qui concerne le certificat et que nous respecterons ses propres consignes.

M. Pierre FREY : La société de classification délégataire du pavillon n'a jamais autorité pour déroger au règlement statutairement applicable. C'est très important. Aucun pays n'autorise les dérogations données directement par la société de classification.

M. Bernard ANNE : C'est interdit par l'OMI !

M. le Président : J'ai posé la question tout à l'heure sur le fait que vos sociétés soient « juges et parties » en tant que sociétés de classification et de certification. C'est un des grands reproches qui sont faits. Qu'en pensez-vous ?

M. Bernard ANNE : Cela rejoint mes propos précédents.

M. Pierre FREY : La certification et la classification sont très proches. La certification, c'est la vérification de la conformité à un référentiel qui ne nous appartient pas. La classification, c'est la vérification de la conformité à un référentiel qui est le nôtre, qui est notre règlement de classification.

M. Bernard ANNE : Pour en revenir à notre position de « juges et parties », à partir du moment où le référentiel pris en compte par le certificat de construction du statutaire est notre règlement de classification, nous sommes déjà juges et parties de toute façon, puisque c'est nous qui élaborons le référentiel et qui vérifions la conformité du navire par rapport à celui-ci. Qui d'autre peut mieux que nous dire que l'état du bateau est conforme à notre référentiel ? Ce serait très difficile pour quelqu'un d'autre de le dire. Nous savons ce qui est conforme ou non à notre référentiel. A ce niveau-là, il n'y a pas de juge et partie. Il y a un rôle unique.

Quand on parlait de « juge et partie », c'était uniquement dans un cas un peu suspicieux où l'on pouvait penser que l'inspecteur de la société de classification pouvait être soumis à des pressions de la part de celui qui payait, c'est-à-dire l'armateur.

Plus généralement, il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas chargés de la maintenance du navire. C'est là la responsabilité de l'armateur. Dire que la société de classification est « juge et partie » n'a pas vraiment de sens. Celui qui pourrait être ainsi qualifié serait plutôt l'armateur, s'il devait décider si son navire est en bon état.

Il faut être clair à ce sujet, même si certains armateurs ont tendance à s'abriter derrière le fait que le navire est classé par une société de classification pour dire qu'il a fait tout ce qu'a demandé cette société. Ce n'est pas à nous de demander. C'est à lui de proposer ce qu'il veut faire pour maintenir son navire dans l'état du référentiel. S'il manque à cette obligation, c'est sa responsabilité qu'il engage.

J'irai un peu plus loin. Dans le contrat de classification, l'armateur a l'obligation de nous signaler toute différence apparaissant sur son navire par rapport au référentiel et par rapport à l'état constaté à la dernière visite. Nous dire que l'inspecteur ne l'a pas vu n'est pas une excuse puisque le contrôle de l'inspecteur est fondé sur des critères statistiques. Pour qu'un système statistique fonctionne, il faut forcément que quelqu'un qui a connaissance d'un problème l'évoque.

Ce contrat a une particularité : si une avarie survient avec un accident et qu'il apparaît que l'armateur nous a caché quelque chose, nous pourrions retirer la « classe » avec effet rétroactif. C'est une sanction délicate à manier car, à ce moment-là, le navire ne serait plus assuré. C'est déjà arrivé, mais de manière très rare, parce que les conséquences peuvent être considérables. Le navire n'étant plus assuré, celui qui serait pénalisé serait le tiers et non l'armateur. C'est arrivé dans le cas où l'armateur avait un dommage sur sa machine. Il nous est arrivé de lui dire que c'était alors à sa seule charge, car il n'était plus classé et que, en conséquence, l'assurance ne paierait pas.

M. Pierre FREY : Je vous cite un exemple : quand notre expert découvre sur le pont d'un navire des trous masqués par de la toile soigneusement repeinte, c'est un cas typique où l'on sait que l'équipage était bien informé de l'existence de défauts puisqu'il tentait de les cacher. C'est absolument contraire à notre contrat de droit privé entre l'armateur et nous qui, évidemment, suppose la bonne foi.

M. Bernard ANNE : C'est un contrat de bonne foi. Tout le système maritime est tout de même basé sur l'autodiscipline et la confiance, comme tout système de qualité. La confiance joue une part considérable. On ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque personne !

M. le Président : Et pourtant !

M. le Rapporteur : Quelles mesures pourriez-vous préconiser pour mieux appréhender la qualité de l'entretien d'un navire ? Pensez-vous qu'il faille légiférer au niveau communautaire ou international pour renforcer les contrôles sur les navires, et surtout pour adopter une méthode harmonisée de contrôle ? Dans un souci de transparence et d'assainissement du transport maritime, vous paraît-il souhaitable que les rapports et les dossiers archivés des sociétés de classification soient publiés ou ouverts sans l'accord préalable de l'armateur pour le compte duquel la société de classification a travaillé, par exemple, pour les « sisterships » de navires ayant eu un accident grave, comme le demande l'Académie de marine dans son récent rapport ?

M. Bernard ANNE : Il est clair que le dossier de classification, tout comme le dossier statutaire, appartient à l'armateur et à l'Etat de pavillon. Tout simplement parce que le navire a un pavillon et qu'il y a quelqu'un qui a autorité sur ce navire. Aucun Etat ne tolérerait une ingérence dans ses affaires. C'est pourtant clairement ce que ce que vous suggérez signifie. C'est une question de souveraineté : le dossier appartient au pavillon et à l'armateur en tant que propriétaire de la chose, puis, naturellement, à la société de classification qui l'a établi. Il est clair que nous ne pouvons pas remettre ces dossiers sur simple demande de n'importe qui.

En revanche, il est clair que, si un juge demande à accéder à un dossier dans les formes légales, il aura cet accès. Il ne faut pas se tromper. Lorsque la société de classification dit qu'elle ne donne pas un dossier, cela ne signifie pas qu'elle refuse de le donner, mais simplement qu'elle n'est pas autorisée à le faire. Si les voies légales sont suivies et qu'il y a une décision de justice pour avoir ce dossier, celui-ci est bien entendu remis.

Par ailleurs, faut-il rendre ou non les rapports publics en cas d'accidents ? C'est extrêmement délicat. Quand on parle de sécurité maritime, de structure de navire et autres, on se rend compte que pour apprécier un dossier, il faut être un peu connaisseur techniquement, mais également en termes de vocabulaire. Il faut savoir de quoi l'on parle, savoir ce que veulent dire les termes techniques professionnels.

Si ce dossier spécialisé est mis entre les mains de personnes qui ne connaissent pas ce vocabulaire et ces notions, elles n'en tirent que de fausses conclusions qui peuvent être extrêmement pénalisantes et porter un grave dommage. C'est l'un des problèmes que l'on rencontre parfois, lorsque les affaires apparaissent dans la presse et qu'elles sont rapportées selon une analyse pas toujours avisée, qui peut créer un grave dommage. Par expérience, on sait très bien que personne n'obtient réparation de ce type de dommage. Il suffit de calomnier, il en reste toujours quelque chose.

C'est là une difficulté importante à prendre en considération. Je crois donc qu'il n'y a aucun intérêt à systématiquement rendre publics ces dossiers. En revanche, ils doivent pouvoir être mis à disposition, dans des cas assez spécifiques. Dans le cas d'un accident -mais c'est aux Etats de légiférer en la matière-, il doit y avoir des conventions entre Etats pour que les Commissions d'enquête de tel ou tel pays qui a directement intérêt à agir ou qui est directement concerné puissent se faire remettre le dossier.

M. le Président : Y compris les « sisterships » ?

M. Bernard ANNE : Pour les « sisterships », c'est là encore extrêmement délicat. S'il y a un accident sur un navire, le simple fait de connaître les « sisterships » peut être un préjudice pour leur(s) propriétaire(s), même si les navires en question ont été très bien entretenus et si ces bateaux sont en très bon état, parce que l'on crée immédiatement une suspicion à leur égard. Dans ce cas, il y a une nuisance immédiate.

On pourrait imaginer des systèmes de confidentialité pour un échange d'information. Au sein de l'IACS, nous avons une procédure qui fait que lorsqu'un navire a une avarie majeure, nous recherchons les « sisterships » et nous échangeons les constatations faites. Mais nous le faisons dans le cadre de la confidentialité de l'IACS. Nous ne sommes pas autorisés à révéler les noms des « sisterships », ni les noms de leurs armateurs à des tiers. Mais au sein de l'IACS, on regarde ce qui s'est passé et on essaie de voir avec nos experts s'il y a des leçons à tirer pour l'entretien des navires en général, pour la construction des navires, ou tout simplement s'il peut y avoir un effet de « contagion » et de nouvelles occurrences du phénomène sur un autre navire.

On peut imaginer d'autres cas. D'ores et déjà, il est prévu qu'un certain nombre d'informations soient systématiquement transmises, via le système Equasis, aux « Port state controls », si cela peut les aider. Encore une fois, cela suppose qu'il y ait des codes secrets et de la confidentialité. L'information peut être rendue disponible, à condition que l'on respecte cette confidentialité. On est tout de même dans un domaine international, et des indiscrétions non fondées qui feraient porter des suspicions illégitimes sur un navire peuvent créer un très grave préjudice. Cela ne serait pas tolérable.

Il faut probablement trouver des dispositions qui garantissent cette confidentialité, tout en donnant accès en tant que de besoin à l'information quand c'est nécessaire.

M. Louis GUÉDON : La déclinaison de votre raisonnement m'interpelle. Je comprends bien la nécessité d'une confidentialité pour travailler dans la sérénité et pour ne pas porter ombrage à qui que ce soit dans l'exercice de sa profession. Cela étant, vous avez dit que les Commissions d'enquête administratives ont droit, sur demande, à ce que vous communiquiez vos documents. Pourquoi, par exemple, l'autorité maritime chargée d'assurer la sécurité sur le rail d'Ouessant ou en période de tempête ne peut-elle pas avoir d'emblée accès à ces dossiers pour se faire une opinion sur la dangerosité d'un navire en dehors de toute confidentialité ? Si cela fait courir un risque au propriétaire du navire -et on n'a pas le droit de le faire-, n'oublions pas le risque des victimes. C'est pour cette raison que nous sommes ici actuellement.

M. Bernard ANNE : Nous parlons de deux choses un peu différentes. Lorsque l'on parle du dossier, c'est l'ensemble du dossier du navire. Il y a une autre information qui est déjà disponible sur Equasis -système dont on a encore amélioré l'information-, c'est celle qui consiste à donner l'état des certificats du navire. Elle indique que le navire a bien ses certificats en règle, qu'il y a des réserves ou des travaux à faire sous délai etc. C'est disponible et facilement consultable.

Aller au-delà nécessite du temps pour consulter un dossier. L'examen du dossier d'un navire prend plusieurs jours. Dans votre exemple du rail d'Ouessant, on peut difficilement imaginer que les gens chargés de la régulation puissent consulter ces dossiers. C'est impossible. Ils ont besoin soit d'un certificat en règle par l'Etat du pavillon, que l'on puisse vérifier -les Etats du port peuvent le vérifier-, soit un certificat d'une société de classification. On peut vérifier ensuite, par exemple par audit, si ces certificats sont émis de manière valable.

Il faut bien voir ce que représente un dossier de navire. On suit en général le navire depuis le début de sa construction jusqu'à sa fin, soit en général, entre vingt et vingt-cinq ans plus tard, voire au-delà.

Je vous confirme qu'il y a actuellement sur le système Equasis l'état des certificats des navires puisque nous avons pu récemment faire insérer les liens informatiques nécessaires. Il y a une coopération très forte entre l'IACS, Equasis et la Commission, de telle manière que l'on enrichisse la base Equasis de toutes ces données. Equasis vous informe que le navire a des certificats valables jusqu'à telle date pour la machine etc.

M. Pierre FREY : Je souhaite rajouter un petit commentaire sur le cas où le risque serait avéré, c'est-à-dire lorsque le navire a une avarie. Quand il est classé par le Bureau VERITAS et lorsque l'armateur a souscrit un contrat d'assistance technique, nous pouvons effectuer -car c'est préparé à l'avance- des calculs sur la structure, la résistance résiduelle du navire qui aurait une avarie par exemple, ou la stabilité du bateau ou d'autres aspects intéressant la sécurité du navire. Dès lors que le navire connaît une situation d'avarie et que l'Etat côtier concerné est intéressé, ces informations peuvent être directement mises à la disposition de l'Etat côtier.

M. Bernard ANNE : Nous avons bien la même préoccupation. Il ne s'agit pas de mettre en danger pour protéger une certaine confidentialité. Nous avons tous un devoir de prévention. En ce sens, notre premier devoir, en cas de doute sur le navire, est de lui retirer son certificat.

M. le Rapporteur : Sur l'harmonisation des méthodes de contrôles et de la qualité de l'entretien du navire, quelles mesures préconiseriez-vous?

M. Bernard ANNE : Il existe déjà une harmonisation entre les membres de l'IACS. En revanche, je ne sais pas ce qu'il en en est pour les Etats du port. Je pense que votre question concerne plutôt les Etats du port. Entre sociétés de classification, nous avons déjà une harmonisation des méthodes d'inspection et de leurs contenus, que nous sommes tous tenus de suivre. Nous sommes régulièrement audités, comme j'ai eu l'occasion de le dire à Athènes. L'IACS a un corps d'auditeurs et audite régulièrement, de manière aléatoire. Tous les ans, est décidé un programme de visites de tel ou tel site de telle société de classification. Les inspecteurs de l'IACS ressortent alors tous les dossiers et regardent si les choses ont été faites correctement.

M. le Président : Vous aviez dit à Athènes que la multiplication des nouvelles normes objectives pour la sécurité maritime risquait d'être contre-productive, car celles-ci seraient trop complexes et s'appliqueraient uniformément alors que le contrôle ciblé et approprié serait préférable ?

M. Bernard ANNE : Nous parlions alors des audits.

M. le Président : J'aimerais que vous précisiez ce point.

M. Bernard ANNE : Je ne parlais pas des normes, mais des audits. Peut-être y a-t-il eu une certaine ambiguïté ? Les sociétés de classification ont des systèmes qualité, et, pour notre part, nous sommes audités par les Etats de pavillon qui nous délèguent leurs compétences pour des opérations statutaires. Les Etats de pavillon ont obligation de nous auditer, en application des conventions élaborées au sein de l'OMI, et de vérifier que nous faisons tout ce qui nous incombe...

M. le Rapporteur : Il me semble que vous aviez beaucoup évoqué l'accélération des normes et le fait qu'en résumé, trop de sécurité maritime pouvait nuire.

M. Bernard ANNE : C'est un autre débat. Nous parlions à l'instant du système d'audit qui nous permet de savoir où nous en sommes, avec de l'autre côté l'obligation pour les Etats de pavillon de vérifier que nos procédures sont conformes à ce qu'elles doivent être, et que nous effectuons correctement notre travail. L'IACS en fait autant. L'avantage de l'IACS, c'est que dans ce système, nous avons des procédures communes et une harmonisation des visites.

M. Louis GUÉDON : Existe-t-il des passerelles entre les contrôles faits par les sociétés de certification ou de classification, et les contrôles faits dans le cadre des droits du port ?

M. Bernard ANNE : Non, pas réellement. Je l'avais mentionné à l'époque de l'Erika et nous l'avions évoqué en Commission.

M. Louis GUÉDON : Sinon, vous paraît-il souhaitable que des passerelles existent ?

M. Bernard ANNE : Des passerelles se sont mises en place au cas par cas. Nous avons des certificats disponibles dans les bases de données, nos visites sont répertoriées. L'Etat du port en est informé. En revanche, nous ne savons pas forcément ce que fait l'Etat du port, car il n'est pas tenu de nous informer. Eventuellement, certains d'entre eux nous informent a posteriori, mais ce n'est pas systématique.

M. Louis GUÉDON : Autrement dit, le dossier du bateau dont vous dites qu'il est très précis, de la construction du navire jusqu'à son terme, est muet sur les contrôles de l'Etat du port ! ?

M. Bernard ANNE : Je n'ai pas employé le mot « précis ». Un dossier n'est jamais aussi précis que cela. Dans un dossier, il y a toujours des choses qui peuvent être ajoutées ou qui peuvent manquer. Nous avons un dossier de classification et le dossier de ce que nous avons fait. J'ai ainsi le dossier de ce qu'a fait le Bureau VERITAS sur un navire classé par le Bureau VERITAS et, éventuellement, pour lequel nous avons une délégation. Je n'ai absolument aucune information sur ce que va faire l'Etat d'un port à bord de ce navire.

Normalement, en ce qui concerne le Mémorandum de Paris, il existe un registre dans lequel sont répertoriées les visites faites par le contrôle d'Etat du port, mais avec des vocables parfois très imprécis. On a parfois du mal à savoir ce que cela cache effectivement comme visite. Nous pouvons le consulter, mais nous n'avons pas l'information.

J'avais demandé à l'époque de l'Erika -car cela faisait partie des suggestions que nous formulions- que lorsque l'Etat du port va à bord d'un navire et qu'il trouve quelque chose, qu'il n'hésite pas à demander à la société de classification de venir. C'est à ce niveau-là que l'on doit établir une coopération. Nous avons besoin de savoir ce qu'il en est. Nous n'avons pas le droit de monter autoritairement à bord d'un navire, mais l'Etat du port le peut. S'il trouve quelque chose, nous avons intérêt à savoir ce que c'est. Comme nous avons, globalement, une meilleure connaissance de l'état du navire que l'inspecteur de l'Etat du port, nous pourrons probablement en tirer des conclusions très différentes des siennes. En même temps, cela enrichira notre connaissance sur l'état du navire.

Je souhaite vraiment qu'à chaque visite de l'Etat du port, nous ayons pour les choses mineures communication du dossier -cela nous permet de savoir ce qu'il en est- et pour les choses importantes que l'on nous demande de venir.

M. Louis GUÉDON : En conclusion, vous souhaitez que les passerelles qui n'existent pas puissent s'établir.

M. Bernard ANNE : Tout à fait. Nous sommes complémentaires et non en opposition. Si l'on veut un système de sécurité qui fonctionne, on a intérêt à avoir ce type de coopérations. Je vous cite un exemple : aux USA, nous opérons assez souvent un peu de la manière dont je vous parlais. Il peut arriver qu'en cours de navigation, l'armateur nous dise qu'il a eu une petite cassure. Au premier port américain, il peut théoriquement se faire refuser. Nous prévenons alors les « coast-guards » et nous leur disons que nous savons ce qui ne va pas à bord du bateau et que nous nous en occupons. La réaction la plus fréquente des « coast-guards » est de dire qu'ils passeront quand le travail aura été fait. C'est à mon avis une solution très saine. Ce n'est pas une mesure répressive. Ce n'est pas aussi répandu que cela, mais cela arrive assez fréquemment malgré tout. L'armateur a tout à gagner à dire ce qui ne va pas, de telle manière que cela soit traité. Mais s'il ne le dit pas et que c'est vu, alors là, il va avoir un problème.

M. le Président : Cela ne se passe pas ainsi en Europe ?

M. Bernard ANNE : Je n'ai pas assez d'expérience pour vous le dire et c'est peut-être un peu délicat. L'Europe étant beaucoup plus diverse que les Etats-Unis, sous des formes différentes, avec des autorités différentes dans les ports, je ne peux pas en tirer une conclusion aussi générale. Dans certains cas, nous avons une très bonne coopération avec l'Etat du port. Mais ce n'est pas général car il y a des gens qui voient leur travail d'une autre manière. Cela dépend des mentalités et des philosophies.

Nous préconisons qu'il y ait une coopération la plus complète possible et une sorte de prime à l'armateur qui va au devant. Même s'il a un problème important, le fait de l'avoir signalé doit faire que sa bonne foi soit reconnue et que son navire ne soit pas détenu. Il sera obligé de réparer avant de repartir, mais il ne sera pas détenu en tant que tel. Etre détenu est comme une marque d'infamie.

M. Louis GUÉDON : Si l'on peut reformuler vos propos pour les mettre dans une forme lapidaire, on peut dire que vous souhaitez que dans le cadre de l'exercice du droit du port, un inspecteur découvrant un fait qui lui pose problème fasse appel à la société de classification qui classe le navire. C'est votre souhait, mais ce n'est pas l'habitude. Vous désirez que votre souhait puisse devenir l'habitude maritime qui ne l'est pas actuellement.

M. Bernard ANNE : Je vais plus loin. C'est une chose que l'on a déjà dite à Bruxelles. Il y a des cas où les observations peuvent être bénignes. A la limite, il n'est pas nécessaire de faire venir une société de classification si l'on s'aperçoit d'un petit problème. Malgré tout, je souhaiterais que nous recevions le rapport de l'Etat du port ou que nous soyons destinataires de l'information.

M. Louis GUÉDON : C'est ce que l'on vient de dire par rapport au dossier du navire.

M. Bernard ANNE : Même un rapport sommaire... C'est au moins un indice du comportement de l'armateur, du soin qu'il apporte à son navire. C'est toujours important pour nous d'avoir ce type d'indice, même si le problème relevé dans le rapport ne met pas en danger la vie du navire.

Quand il y a quelque chose de plus grave - mais cela se fait beaucoup plus facilement -, dès lors qu'il y a un problème de structure par exemple, les officiers de l'Etat du port appellent la société de classification. C'est quasi-systématique. Dès lors qu'il y a un problème de structure, le navire ne peut plus être en « classe » si la société de classification n'est pas venue pour intervenir. Dans ce cas-là, c'est une quasi-obligation. Mais il y a de nombreux cas où nous ne sommes pas au courant de ce qu'a découvert l'Etat du port. Cela ne concerne pas forcément la classification, cela peut porter sur le nombre de gilets de sauvetage, les extincteurs qui n'ont pas été changés en temps voulu etc., mais il est important pour nous de le savoir. Dans notre système, nous avons une typologie d'armateurs ; nous avons une sorte de notation d'armateurs. Cela nous permet de suivre plus particulièrement certains navires.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la périodicité actuelle des visites techniques spéciales, tous les cinq ans, intermédiaires, tous les deux ans et demi et des inspections des capacités de déballastage des pétroliers anciens, tous les ans ? Est-ce suffisant ou faut-il établir un nouveau calendrier ?

Quelle part prenez-vous, au titre de VERITAS, et, plus généralement, de l'ensemble des sociétés de classification, dans l'alimentation des bases de données internationales utiles au contrôle ?

Pouvez-vous nous préciser quelles sont aujourd'hui les relations entre les sociétés de classification et les sociétés d'assurance, ces dernières ayant tout intérêt à disposer du travail d'expertise des sociétés de classification pour mieux appréhender les risques assurés ?

M. Bernard ANNE : Le schéma de visite reste le même. On a une visite annuelle, une visite tous les deux ans et demi qui est plus étoffée et puis celle de cinq ans. Je ne pense pas que l'on puisse multiplier les visites de ce niveau. De plus, il y a les inspections de l'Etat du port qui peuvent se faire n'importe quand dans le port dès qu'il y a le moindre doute concernant un navire.

Vous savez bien comment les Etats du port pratiquent. Ils voient le pedigree du navire et éventuellement, si plusieurs facteurs leur semblent significatifs d'un navire insuffisamment bien entretenu, ils décident de monter à bord de ce navire de préférence à un autre. Je pense que les périodicités sont correctes. On peut difficilement les changer dans le contexte d'exploitation maritime d'un navire. Un voyage peut durer trois à quatre mois. Si l'on devait multiplier les visites en raccourcissant la périodicité, on arrêterait tout le temps le navire.

Au sein de l'IACS, lorsqu'il apparaît au travers d'expériences que des visites doivent être approfondies ou qu'il faut alourdir le plan d'inspection sur tel ou tel type de navire, la périodicité des visites reste la même, mais le contenu diffère et est enrichi en fonction de l'expérience.

Entre autres, après l'Erika, nous étions partis d'un constat très simple : ce navire transportait des produits réchauffés. On sait que lorsque vous avez de l'eau de mer qui stagne dans un ballast -car ce n'est jamais parfaitement asséché- et que, de l'autre côté, il y a une température élevée, on peut avoir une accélération de la corrosion. Il avait été décidé que pour tous les navires ayant des systèmes de réchauffage adjacents à des citernes de ballastage, celles-ci devraient être visitées tous les ans. Il ne s'agit pas d'une visite comme on le fait dans la visite des deux ans et demi ou des cinq ans où c'est beaucoup plus détaillé, mais au moins d'une inspection pour s'assurer de l'état, d'une impression de l'état.

M. le Président : Cette décision avait été prise par l'IACS ?

M. Bernard ANNE : Oui.

M. le Président : A-t-elle été mise en application immédiatement ?

M. Bernard ANNE : Elle a été mise en application en juillet 2001.

M. le Président : Sur le malheureux exemple du Prestige, théoriquement, cela aurait dû être fait ?

M. Bernard ANNE : Je vous renvoie au rapport fait par l'IACS sur le Prestige, dans lequel il est mentionné que les auditeurs de l'IACS ont noté qu'il n'y avait pas eu de visite des ballasts adjacents à une citerne de cargaison, c'est-à-dire les ballasts n°2 de ce navire. C'est noté en toutes lettres dans le rapport.

L'explication donnée par la société de classification des navires est que le commandant du navire, au moment de la visite avait, semble-t-il, indiqué que les systèmes de réchauffage n'étaient pas en service, et donc qu'il n'y avait pas à visiter les ballasts. Mais le règlement de l'IACS est clair : il ne précise pas « en service » ; il stipule que du moment qu'un ballast est adjacent à une citerne de cargaison disposant d'un système de réchauffage, ces ballasts doivent être visités.

Dans le cas particulier du Prestige -je crois que votre question est directement liée au Prestige-, il n'est pas du tout dit que cela aurait changé quoi que ce soit.

On ne peut pas dire que cette visite par elle-même, faite ou non, aurait permis de détecter la corrosion. Ce type de visite a été voulu pour voir la corrosion au niveau de la cloison longitudinale. Il semblerait que ce soit sur l'autre que quelque chose se soit passé. On peut toujours dire que l'on aurait peut-être vu des amorces de fissures, ou autre chose d'inquiétant. Ce ne sont là que supputations. On ne peut pas établir de lien direct de cause à effet. Cela aurait-il changé quelque chose ? Je ne peux absolument rien vous dire. Il aurait dû être visité. Voilà ce que dit l'IACS.

M. le Rapporteur : Quelles sont les conditions posées par l'IACS pour qu'une société de classification puisse adhérer à cette organisation, et en demeurer membre ?

Comment l'IACS contrôle-t-elle l'activité, la qualité des expertises et la déontologie de ses membres ? L'IACS peut-elle imposer la transmission des dossiers de contrôle en cas de changement de société de classification ?

L'IACS a-t-elle des contacts fréquents avec les Etats du pavillon pour évaluer le travail effectué au titre de la certification ?

Vous paraît-il souhaitable que l'AESM (Agence européenne de sécurité maritime) délivre un agrément aux sociétés de classification et les contrôle de manière régulière et systématique ? Quelles pourraient selon vous être les modalités d'un tel contrôle et les conditions minimales de l'agrément ?

M. Bernard ANNE : Il y a deux questions que vous m'avez posées précédemment auxquelles je n'ai pas répondu. Elles concernent les relations avec les assureurs et l'alimentation des bases de données.

Concernant les bases de données, il n'en existe à ma connaissance qu'une seule aujourd'hui : Equasis. Actuellement, nous avons défini avec la Commission, avec la DG-TREN (Direction générale des transports et de l'énergie de la Commission européenne), et avec les gestionnaires d'Equasis, ce qui devait figurer dans cette base de données et ce que nous devions fournir comme informations pour l'alimenter. C'est fait ou sur le point d'être fait pour certaines sociétés de classification. Ce n'est qu'un problème d'informatique. En ce qui nous concerne, c'est fait. Et c'est le cas pour un certain nombre d'autres. Normalement, tout doit être terminé pour le mois de juillet ou août pour tout le monde, dans le cadre d'une structure de base de données définie avec la DG-TREN.

En ce qui concerne les relations avec les assureurs, il y a une question intéressante à poser, que j'ai liée tout à l'heure à celle de l'indépendance. Nous aurions tout intérêt à avoir des assureurs qui, par exemple, lorsqu'il y a un changement de « classe », en demandent la raison.

M. le Président : Ils ne la demandent pas ?

M. Bernard ANNE : Non, pas toujours. Du moment que le passage se fait vers une « classe » qu'ils reconnaissent, ils ne demandent pas nécessairement la raison du changement. Je reviendrai sur ce point, car même dans le cas des procédures de changement de « classe » à l'intérieur de l'IACS, qui doivent se faire dans un cadre strict, celui-ci ne protège pas contre d'éventuelles pressions.

On pourrait imaginer qu'une société de classification soit très stricte avec un armateur et que celui-ci se voit demandé de faire beaucoup de travaux. Mais, à la fin, supposons qu'après avoir suivi toutes les recommandations, il décide de changer de société de classification car il suivi toutes les recommandations » ? Parce que dans le système de l'IACS, on ne peut pas changer de « classe » si l'on n'a pas répondu à toutes les prescriptions de la société qui classait précédemment le navire. C'est justement pour éviter qu'un navire passe d'une classe à l'autre pour échapper à certains travaux qui lui sont demandés. Si des défauts ont été constatés, tout ce qui est porté en réserve par l'ancienne société de classification doit être corrigé, pour que le transfert soit possible. C'est un premier verrou.

En revanche, il n'y a pas le deuxième verrou auquel je faisais allusion : l'armateur a le libre choix de changer éventuellement de société de classification s'il juge que les demandes antérieures étaient un peu trop exigeantes. C'est là où j'ai eu tendance à dire aux sociétés d'assureurs que, si le jeu normal de liberté de choix doit s'appliquer, dans un monde où il y a de plus en plus de transparence et, justement, de liberté de choix, il me paraîtrait assez normal qu'une société d'assurance demande systématiquement à l'armateur pourquoi il a changé de société de classification, sans que cela soit le moins du monde coercitif et que la société d'assurance ait le droit de se renseigner de manière contradictoire auprès des deux parties sur le motif de ce changement. Cela irait dans le sens d'une plus grande transparence et donnerait l'assurance qu'il n'y a pas de pression, que le changement ne provient pas de ce que l'une des sociétés de classification était trop stricte et que l'on espère que la nouvelle le sera moins.

Les compagnies d'assurance ne demandent pas toujours à avoir accès au dossier du navire. Elles peuvent pourtant très bien l'imposer dans leur contrat. Il serait assez normal que la compagnie d'assurance insère systématiquement une clause contractuelle prévoyant l'accès au dossier. Certaines compagnies le font, mais pas toutes.

M. Pierre FREY : Je souhaiterai ajouter un commentaire. Il existe trois types d'assureurs maritimes :

- l'assureur « responsabilité de l'armateur », avec lequel nous avons des contacts assez étroits ;

- l'assureur « corps du navire », avec lequel nous avons des contacts plus lâches ;

- et l'assureur « facultés » qui est un financier. Il assure la marchandise transportée. Il a une très bonne connaissance de la sinistralité. Il s'intéresse aux sociétés de classification dès lors que la sinistralité, telle qu'il la perçoit au travers de ses paiements d'indemnités, dépasse ce qu'il avait prévu et qui était donc répercuté dans les primes.

Nous avons appris, de manière indirecte, par des procès dans lesquels nous étions impliqués, que l'assureur « facultés » avait une excellente connaissance, notamment des avaries survenues sur les vraquiers, qui ont entraîné nombre de pertes de vies humaines, et ce parfois depuis de très longues années, et qu'il avait adapté un système de primes extrêmement sophistiqué qui permettait de faire payer des surprimes en fonction de l'âge, du type de cargaison transportée, de la nature de la cargaison, depuis vingt-cinq ans. Les sociétés de classification ne se sont rendues compte de la liaison entre ce type de cargaison et la sinistralité que beaucoup plus récemment.

M. le Président : Avez-vous un cas concret ?

M. Pierre FREY : J'en ai un. C'est un procès en cours. C'est le cas du navire qui a été endommagé à Madagascar, où il est arrivé en état d'avarie après avoir chargé du minerai de manganèse au Gabon. Il était d'ailleurs, à l'époque, en situation « hors classe ». Mais les assureurs, par la diffusion des pièces au cours du procès, ont dû dévoiler leurs pratiques pour l'assurance de ces types de cargaison. Ils ont une excellente connaissance du risque lié à la cargaison sur le type de navire concerné. Il y a probablement d'autres cas. Il faut cependant faire attention à bien distinguer entre les trois types d'assureurs, qui n'ont pas les mêmes préoccupations.

M. le Président : Les assureurs l'ont déjà dit lors de précédentes auditions.

M. Pierre FREY : Si l'on revient aux questions concernant l'IACS, les critères d'adhésion à l'association sont en partie quantitatifs, et exigent un tonnage minimum de navires, un nombre minimum d'inspecteurs et une représentation internationale. Une fois que l'on a été coopté dans cette association, il faut encore pouvoir en rester membre. Pour ce faire, il faut satisfaire aux exigences de qualité prescrites par notre code pour la qualité de nos prestations. Celui-ci porte à la fois sur les prestations de classification et de certification. Il fait l'objet d'audits, choisis aléatoirement, qui portent à la fois sur les procédures suivies, sur le respect de la méthodologie prévue, et sur la qualité de la prestation proprement dite. On appelle cela un audit vertical, un audit produit. Les auditeurs de l'IACS se présentent pour ces audits dans tous nos centres d'inspection, choisis de manière statistique.

Lorsqu'une société ne satisfait pas aux critères de qualité fixés par l'audit, elle peut être exclue de l'IACS. C'est arrivé au registre polonais, il y a deux ou trois ans. A ce jour, il n'a pas été réintégré.

M. Louis GUÉDON : Une seule société a été exclue de l'IACS en dix ans.

M. Bernard ANNE : Oui, mais il n'y a que dix sociétés au sein de l'IACS. Il faut donc relativiser les choses. En général, les systèmes de qualité sont tels que l'on note toujours des choses à améliorer. Nous ne considérons pas ces audits comme « punitifs », mais plutôt comme un système qui incite à la recherche constante de l'amélioration.

En revanche, quand une société est clairement défaillante avec une volonté délibérée de ne pas s'améliorer, la sanction va effectivement être prise. Mais, par nature, les sociétés membres de l'IACS ont intérêt à s'améliorer. Cela explique pourquoi une seule a été exclue, pour la raison présupposée suivante : parmi les critères que doivent satisfaire les membres de l'IACS, il y a un plancher exprimé en termes de tonnage de navires suivis. Dès lors qu'une société n'a pas ce tonnage, elle peut être déchue de son « membership » pour cette seule raison.

M. Louis GUÉDON : En conservant sa qualité de société de classification et de certification ?

M. Bernard ANNE : Le registre polonais, que je viens d'évoquer, est toujours une société de classification. Il classe toujours des navires et ses certificats sont acceptés par les compagnies d'assurance.

M. Louis GUÉDON : L'IACS n'est pas une condition nécessaire pour pouvoir classer ou certifier les navires !

M. Bernard ANNE : Non. Il y a d'ailleurs entre cinquante et cent bureaux de certification et de classification de par le monde. L'IACS n'en représente que dix, qui classent cependant environ 95% de la flotte mondiale. C'est tout de même significatif. D'autant que, au sein de l'IACS, on a affaire à des gens qui ont la volonté de s'améliorer plutôt que l'inverse. Cela ne veut pas dire que la défaillance n'existe pas, mais la volonté d'amélioration existe.

M. le Rapporteur : Quid des questions portant sur les relations avec les Etats du pavillon, et sur les partenariats et évolutions que vous voyez avec l'Agence européenne de sécurité maritime ?

M. Bernard ANNE : Vous avez mentionné la question de la reconnaissance par l'Union européenne. Cette reconnaissance est déjà mise en œuvre : nous sommes actuellement agréés au niveau de l'Union européenne. Cela s'est fait jusqu'à présent par le biais des Etats. En effet, un Etat membre peut proposer à l'agrément européen toute société de classification de son choix qu'il estime pouvoir présenter. C'est comme cela que certaines sociétés non européennes sont malgré tout présentées et agréées à Bruxelles. Une fois agrées, nous sommes par ailleurs déjà audités par la DG-TREN, ainsi que par le pavillon qui nous a introduits.

En ce qui concerne le Bureau VERITAS, nous avons été présentés à l'agrément européen par la France. Nous aurions pu l'être par le Danemark. D'autres sociétés non européennes l'ont été par le Luxembourg, par le Danemark ou par d'autres Etats-membres. Mais cela n'exclut pas les audits.

M. Louis GUÉDON : Pour un même navire, une société de classification peut-elle donner un certificat de classification à l'armateur, et la certification au pavillon?

M. Bernard ANNE : Ce n'est pas un certificat de classification pour l'armateur ! Tout à l'heure, j'ai essayé de l'expliquer. Actuellement, les certificats de sécurité statutaires font, pour une partie, appel au référentiel de la société de classification. Qui connaît le mieux son référentiel et son application que la société de classification, à partir du moment où ce référentiel est reconnu par le pavillon comme étant son propre référentiel ? C'est la même société de classification qui va, suivant le cas, faire les inspections et émettre un rapport au pavillon pour garantir la conformité des navires au référentiel.

M. Louis GUÉDON : C'est pourtant bien le problème du cas de l'Erika, où le RINA joue à la fois le rôle de société de certification pour l'Etat de Malte et de société de classification de l'armateur. Quand on a vu comment avait classé le RINA, on s'aperçoit que, depuis l'Erika, aucun progrès n'a été fait. Ce que vous venez de dire est une catastrophe ! Cela signifie que vous êtes à la fois juge et partie. C'est exactement le problème du RINA pour l'Erika qui était la garantie à la fois pour Malte et pour l'armateur. On a vu les résultats. Cela n'a pas changé. C'est ce que nous avions dénoncé pour l'Erika.

M. Bernard ANNE : L'Etat de Malte est celui qui est responsable des certificats de sécurité. Il a délégué le RINA dans cette mission, mais c'est l'Etat de Malte qui a la responsabilité de savoir ce qu'il a fait ou non et s'il a eu raison de déléguer, s'il a contrôlé la manière dont travaillait le RINA. A partir du moment où le standard du RINA a été reconnu comme le standard réglementaire, en l'occurrence celui de Malte pour le certificat de construction, le mieux à même pour vérifier la conformité au standard, c'était bien le RINA!

L'un des problèmes qui existe -nous avons insisté là-dessus- est que certains Etats de pavillon n'ont pas les structures minimum nécessaires.

M. Louis GUÉDON : C'est très important, et je demande que tous mes propos soient mis au procès-verbal ! Cela veut dire que vous reconnaissez aux Etats qui n'ont pas les moyens d'avoir des contrôles le droit de se fier à la même société à la fois pour la certification et pour la classification. En 2003, je vois que cette situation n'a pas changé.

M. Bernard ANNE : Je reviens sur mes propos de tout à l'heure. Je ne pense pas que le fait de changer améliorerait les choses. Qu'il y ait une défaillance dans le système -je n'ai pas à en juger, vous le supposez, mais, pour ma part, je n'ai pas de données en la matière, ni de jugement a priori- que le RINA se soit montré défaillant, c'est fort possible. Pour autant, cela n'aurait rien changé. Si l'autorité de Malte avait envoyé quelqu'un à bord, il n'aurait pas forcément mieux jugé de l'état de la structure, par rapport au règlement du RINA.

M. Louis GUÉDON : C'est là où nous divergeons totalement. Nous sommes en total désaccord. Vous partez du postulat qu'une société de classification étant parfaitement compétente, honnête et sérieuse, il vaut mieux qu'elle ait tout le dossier à la fois pour le pavillon en certification et pour la classification. L'autre théorie est qu'il vaut mieux avoir deux contrôles par deux sociétés différentes, ce qui offre deux garanties au lieu d'une, et permet d'éviter que la même société soit à la fois juge et partie.

M. Bernard ANNE : J'ai effectivement déjà entendu cela, mais dans les faits, cela n'est pas aussi catégorique que ce que vous dites, à partir du moment où il y a une société de classification qui, elle, connaît bien le dossier et fait correctement son travail. Après, on peut imaginer tout ce que l'on veut et on peut prévoir cent contrôles, cela ne changera rien au problème si personne ne s'acquitte convenablement de son travail. Je ne porte pas de jugement en l'occurrence sur le RINA, parce que les causes de l'accident ne sont pas encore déterminées par la justice. Il faut être très prudent, car c'est une affaire en cours de jugement. On s'apercevra peut-être un jour que ce n'est pas tout à fait ce que l'on avait pu penser.

Dès lors que la société de classification fait bien son travail, qu'elle est celle qui connaît le mieux le dossier, ce n'est pas parce que vous mettez un deuxième organisme qui ne connaît ni le navire, ni le dossier et qui n'a pas forcément les moyens de contrôler, que vous améliorerez la sécurité. Je préfère que l'on soit très strict sur les contrôles que l'on exerce sur nous, plutôt que de se donner une fausse sécurité par un double contrôle où chacun va faire confiance à l'autre. Cette hypothèse serait pire que tout.

La multiplication des contrôles -et on peut revenir là-dessus- crée une fausse sécurité, car la conséquence en est que chacun se fie de plus en plus à l'autre. C'est le danger. Je préfère être responsabilisé, parce que c'est une incitation forte à bien faire mon travail, que de dire qu'un autre le fait. Quand il y a deux personnes pour faire le même travail, on pense que, après tout, si l'on n'a pas bien vu, l'autre verra. Pour ma part, je tiens à ce que mes inspecteurs sachent qu'ils ont une responsabilité lourde, et qu'ils doivent exercer leurs contrôles avec un maximum de conscience professionnelle.

En plus, ils ont une meilleure connaissance du navire que quiconque. Nous disposons de tous les enregistrements faits sur le navire et des moyens de calcul, ce que n'aura pas une deuxième société.

En revanche, j'apprécie tout à fait qu'un Etat de pavillon souhaite éventuellement accompagner la visite. Pour nous, c'est très bien, mais certains ne savent pas ou ne veulent pas le faire. Sur le plan international, rien ne les y oblige. C'est toute la difficulté. En revanche, ils ont l'obligation sur le plan international de s'assurer qu'ils délèguent à des gens capables de bien faire le travail.

M. le Rapporteur : Vous nous disiez en introduction que vous étiez une société privée avec des actionnaires. Des armateurs peuvent-ils détenir des parts dans votre société ?

M. Bernard ANNE : C'est interdit par l'Union européenne. Et de ce point de vue, le Bureau VERITAS est probablement le mieux placé des sociétés de classification. Nous n'avons pas changé notre statut dans la mesure où nous n'avons pas d'actionnaire armateur: je vous ai indiqué qui sont nos actionnaires. Il n'est pas certain que ce ne soit pas le cas dans d'autres sociétés de classification, dont la structure juridique est différente. En général, les sociétés de classification sont constituées en fondations avec un comité de directeurs. Leur conseil d'administration ou leur conseil de surveillance peut accueillir dans certains cas des armateurs. Nous n'avons pas ce problème. D'autres l'ont et vont être amenées, pour continuer à être agréées en Europe, à changer leur mode de fonctionnement.

C'est une très grande prudence d'éviter qu'il y ait dans les instances dirigeantes ou ayant un pouvoir de décision ou d'influence -le pouvoir d'influence est aussi important que le contrôle du capital- des gens qui puissent justement être juges et parties.

M. le Rapporteur : Puisque nous sommes sur ce domaine, nous souhaiterions aborder la problématique des responsabilités civile et pénale. Comment, d'après vous, mieux responsabiliser les acteurs du secteur maritime ? Vous semble-t-il souhaitable de réformer le régime de responsabilité civile défini par les conventions CLC et FIPOL, prévoyant la responsabilité limitée du seul propriétaire et l'intervention d'un fonds international d'indemnisation ? Jusqu'à quel niveau pensez-vous économiquement viable d'imposer la responsabilité partagée des sociétés de classification en cas de négligence de leur part, sans mettre en cause leur pérennité ?

Le régime américain de responsabilité, obligeant les armateurs à contracter des garanties d'assurance plus élevées et faisant jouer aux assurances un rôle de contrôle de la qualité des navires, vous semble-t-il plus efficace ? Etes-vous favorable à la mise en cause de la responsabilité du propriétaire de la cargaison, premier bénéficiaire économique du recours à des bateaux sous-normes ?

M. Bernard ANNE : Ma réponse va vous surprendre. Je vais en effet « libérer » certains acteurs qui, pour moi, ne sont pas des acteurs de premier rang dans une affaire d'accident de navire. Le premier responsable reste indubitablement l'armateur. Il connaît son navire mieux que quiconque, il en est responsable. Dans certains cas, comme M. Frey l'a expliqué, certains armateurs ou leurs représentants, par exemple les employés de l'armateur, camouflent un défaut. C'est normalement interdit.

M. le Président : Est-ce puni ?

M. Bernard ANNE : Quand nous le voyons, nous pouvons retirer la « classe » avec effet rétroactif. Si un armateur veut faire passer une petite avarie sur le compte de l'assurance et si on l'a vu, il n'est plus du tout couvert et le coût est pour lui. C'est une forme de sanction. Pour ce qui nous concerne, nous avons également la liste des six mille cinq cents navires sur laquelle nous portons un certain nombre d'appréciations. Quand un armateur ne joue pas le jeu avec nous, il sera classé parmi les armateurs que nous « serrons » de près et qui risquent de sortir à tout incident parce que nous n'avons plus confiance en eux. Il est important que nous ayons confiance dans l'armateur car, comme je l'ai dit, c'est tout de même son préposé, le commandant, et son équipage, qui sont en permanence à bord du navire et qui connaissent son état mieux que quiconque. Il faut cette relation de confiance ou de responsabilité. Un armateur qui cache quelque chose est immédiatement identifié et repéré avec un flag dans notre base de données.

M. Louis GUÉDON : A vous écouter, vous dépeigniez une situation idyllique, exemplaire, remarquable et exempte de toute critique. Je veux tout de même que l'on fasse la part des choses. Les flottes sous pavillon de « complaisance » sont majoritaires sur les mers, une partie des équipages formés de matelots ne parlent pas le même langage et sont sous-payés sur beaucoup de bateaux. Vous avez dit précédemment qu'il fallait que le pavillon ait les moyens d'exercer son contrôle. Aucun pavillon de « complaisance » n'a d'administration maritime digne de ce nom.

VERITAS a la réputation d'être une très bonne société. Je ne doute pas qu'en ce qui vous concerne, les propos idylliques énoncés soient ceux que vous vous appliquez à vous-mêmes avec rigueur. Les victimes que nous sommes, sur les côtes, ne peuvent pour autant prendre pour paroles d'évangile vos propos par rapport au descriptif à la situation réelle des pavillons de complaisance, des Etats qui les donnent, de l'état des navires et du manque de formation des équipages.

M. Bernard ANNE : Je n'ai absolument pas dit le contraire.

M. Louis GUÉDON : Nous sommes là pour enquêter sur des navires qui nous causent des préjudices et qui correspondent plus à la description que je viens de faire plutôt qu'au tableau, très positif, que vous venez de nous présenter.

M. Bernard ANNE : Je n'ai pas fait de description idyllique d'une situation négative, j'ai dit que l'armateur est le responsable et qu'il connaît mieux que quiconque son navire. Je n'ai pas dit que tous les armateurs jouaient le jeu. J'ai dit au contraire, que lorsque l'on en trouve un qui ne joue pas le jeu, il est répertorié. Nous sommes bien d'accord !

M. Louis GUÉDON : Non, pas du tout ! Nous sommes là à cause de ceux que vous venez d'évoquer. Ce sont eux qui nous posent des problèmes. C'est pourquoi nous sommes ici ; sinon, nous ne serions pas là.

M. Bernard ANNE : C'est bien à ceux-là que nous nous intéressons. Nous disons que l'armateur est responsable au premier chef car il est propriétaire du navire. Il est donc important que, lorsque l'on repère un armateur qui ne joue pas le jeu -je suis donc tout à fait d'accord avec vous -, il soit repéré et que certaines mesures puissent être prises.

M. Louis GUÉDON : Il faut avancer de manière pragmatique. On peut penser que cet armateur-là ne choisira pas VERITAS comme société de classification parce qu'il serait alors démasqué. Il choisira une autre société de classification et le danger restera entier.

M. Bernard ANNE : Le premier responsable est l'armateur. Le deuxième l'Etat du pavillon. Il est responsable des certificats qu'il émet.

M. Louis GUÉDON : Les pavillons de convenance comme le Nigéria ou les Bahamas s'en moquent complètement.

M. Bernard ANNE : Ce que je vous dis est purement factuel. On parle de responsabilités légale et pénale. Je dis que l'armateur arrive en première position et que, derrière, vient le pavillon parce que ce sont les deux qui, foncièrement, sont responsables. L'un a donné son certificat avec son nom et il a permis au navire de naviguer. Ensuite, il y a des préposés. On va éventuellement trouver la société de classification qui aura bien ou mal fait son travail. Cela peut arriver. Je ne dis pas le contraire. Je vais vous étonner. Je suis même persuadé que certains navires classés par le Bureau VERITAS ne sont pas dans l'état que je souhaiterais. Je devrais dire qu'ils pourraient ne pas être dans l'état... je n'ai pas dit que le Bureau savait qu'ils n'étaient pas dans cet état souhaitable.

Comme je l'ai dit, nos inspections ne peuvent pas être autres que statistiques, nous ne pouvons pas assurer ou garantir qu'un navire ayant un certificat n'a aucun problème. C'est impossible. De même que des accidents continueront d'arriver. C'est aussi une réalité.

Notre rôle commun est de contribuer à réduire la fréquence des accidents et, quand nous avons connaissance de quelque chose, d'agir. Cela me semble fondamental. La vie est ce qu'elle est : rien n'est jamais parfait. Il y a des choses que l'on découvre avec le temps ou avec l'incident.

M. Pierre FREY : M. Guédon évoquait un problème tout à fait spécifique qui concerne les équipages et leur qualification. Il faut savoir que pratiquement aucun pavillon ne délègue le contrôle de la qualification des équipages. C'est la raison pour laquelle c'est important, parce que les sociétés de qualification ne sont pas concernées par ce problème, sauf cas exceptionnels.

Il est exact que certains équipages ne se comprennent pas entre eux et que ce phénomène se trouve détecté par le biais d'autres inspections éventuelles, comme par exemple la certification ISM. A l'occasion d'un audit, on peut également se rendre compte qu'un matelot appelé pour expliquer une procédure est incapable de comprendre le texte présenté. Mais ce type de contrôle n'est pas confié aux sociétés de classification.

Concernant les pavillons de complaisance, certains ont une administration et, sur bien des points, parfois supérieure à celle de pavillons qui ont « pignon sur rue ».

M. Bernard ANNE : Nous ferons donc une différence entre « complaisance » et libre immatriculation. Cela me semble fondamental. Cela étant, je comprends tout à fait l'intervention de M. Guédon. Quand un accident arrive, les conséquences sont telles que l'on ne peut pas s'empêcher d'être révolté. C'est clair.

Pour l'Erika -c'est celui qui a été mentionné-, il faut voir que l'on ne connaît pas encore les causes exactes. Certaines choses ont été dites, qui sont probablement vraies. Mais tout n'est pas nécessairement exactement comme cela a pu être présenté.

Ce qui m'intéresse, c'est que, globalement, les efforts qui ont été réalisés depuis maintenant vingt ans portent tout de même leurs effets en matière de pollution, même si toute nouvelle pollution, qu'elle qu'en soit l'importance, est toujours de trop.

Aujourd'hui, la courbe des épandages par accident diminue de manière significative au cours des années. On n'évitera pas les accidents, double coque ou non, car c'est la nature de la mer. Mais tout ce qui a été fait a quand même permis de réduire les accidents.

N'oublions pas aussi -et c'est une chose très importante-, que nous nous concentrons sur un accident donné. Il faut savoir que 5% de la pollution provient d'accidents et 95% d'actes illégaux. Bien sûr, un Erika, un Prestige, cela fait de l'effet parce que c'est concentré, cela fait très mal et c'est visible. Par contre, je pense qu'en termes de pollution des côtes...

M. Louis GUÉDON : Vous voulez parler des dégazages !

M. Bernard ANNE : Oui. Ils représentent 95% de la pollution. Cela me semble très important de s'attacher à cela, sachant que, jusqu'à aujourd'hui, on a fait de très gros efforts pour essayer d'améliorer la qualité intrinsèque des navires, même si ce n'est pas parfait. Même si nous pensons bien faire notre travail, un accident peut arriver demain. Il ne faut pas oublier cet aspect.

Il faut essayer d'imaginer des moyens pour lutter efficacement contre ces 95%, et continuer d'améliorer ce qui concerne les 5% pour que la pollution accidentelle diminue encore. Mais il ne faut pas oublier les 95% ! On a tendance à trop focaliser sur les 5%. Cela me semble une erreur, même si en termes d'image, la pollution accidentelle beaucoup plus frappante.

M. Louis GUÉDON : Ce n'est pas une notion d'image...

M. Bernard ANNE : Il y a une notion d'économie bien sûr.

M. Louis GUÉDON : Voilà ! Il est vrai qu'il faut d'abord traiter les 95%. Vous avez parfaitement raison. En revanche, ce pourcentage n'amène pas de catastrophe économique comme les 5% pour les régions victimes et sinistrées. Ces 5% là vont ruiner pendant deux ans toute une région.

M. Bernard ANNE : Tout à fait. Les 95% pourront avoir des effets à long terme aussi importants, mais moins visibles, moins perceptibles et avec moins de réactions.

M. Louis GUÉDON : On est d'accord, mais économiquement, la catastrophe des 5% est épouvantable pour la région qui en est victime.

M. le Président : Par rapport aux questions posées sur l'ensemble, avez-vous des précisions à apporter en dehors des questions très pertinentes de M. le député-maire des Sables-d'Olonne ?

M. Bernard ANNE : Dans la mesure où l'on a beaucoup avancé sous l'effet de l'émotion bien légitime causée par la dernière pollution du Prestige peu après celle de l'Erika, j'aurais souhaité que l'on aborde un sujet qui me tient à cœur : on a beaucoup parlé de la double coque en la présentant un peu trop comme une panacée.

Il ne faut pas oublier qu'un navire, quelle que soit sa structure, pourra se casser en deux et donner lieu à une pollution, dès lors qu'il aura une faiblesse importante de structure, comme ce fut le cas pour les deux accidents de l'Erika et du Prestige -sans porter de jugement sur l'origine du sinistre. Une double coque donne la même résistance globale du navire qu'une simple coque. Dès lors qu'il y aura une faiblesse par mauvais entretien sur un navire à double coque, nous aurons les mêmes risques que sur un Erika ou sur un Prestige.

M. Louis GUÉDON : Avez-vous parlé des pétroliers E3, et de la nécessité de permettre le passage entre les deux coques pour vérifier l'état de l'inter-coque ?

M. Bernard ANNE : Encore une fois, je pense que cela ne changera rien dans le cadre d'un navire qui casse en deux suite à un problème de structures localisé avec propagation d'une cassure. Lorsque le navire casse en deux, la citerne ne peut que s'épandre.

M. Louis GUÉDON : Sauf que si un homme passe régulièrement, il pourra peut-être voir les défauts susceptibles, ensuite, de provoquer la rupture.

M. Bernard ANNE : C'est un des sujets sur lequel il faudra se pencher, non pas dans le seul cadre du débat « simple ou double coque », mais peut-être plus généralement sur la manière d'améliorer les méthodes et les outils à disposition pour apporter une aide aux inspections avec les techniques nouvelles qui sont développées en permanence.

Aujourd'hui, nos outils nous permettraient éventuellement de « recalculer » des structures de navires d'un certain âge. On prend les mesures d'épaisseur, on « recalcule » le navire et on inspecte les zones de faiblesse démontrées par le calcul. Cela ne permettra pas de détecter à cent pour cent les problèmes, mais ce sera néanmoins une aide intéressante pour diminuer la probabilité du risque. Ce type de mesure me semble important. Ce n'est pas généralisé. On y a pensé à Bruxelles, au travers du CAS, pour les navires d'un certain âge, mais on n'est pas allé jusque là. Je pense que l'on aurait pourtant intérêt à faire comme les compagnies pétrolières qui ont exigé ce type de calculs, ainsi que des analyses en fatigue pour les navires d'un certain âge.

M. le Président : Les sociétés de classification ont-elles été consultées au moment où l'Europe, suivant en cela les Américains, a décidé de l'obligation de la double coque ?

M. Bernard ANNE : Oui, nous avons été consultés. La double coque est arrivée en Europe comme aux USA, sous l'effet du choc d'une catastrophe de pollution. Au moment de l'Exxon Valdez, les Américains avaient déjà pensé à la double coque qui est une bonne solution pour les petites pollutions, c'est-à-dire pour les irisations. Pour assurer la propreté de leurs ports, ils avaient pensé à la double coque, qui a cet avantage. Après un certain âge, les navires peuvent présenter de petites fissures : elles ne sont pas bien graves, et ne mettent pas la vie du navire en danger, mais elles provoquent des petits rejets. C'est très peu, mais cela se voit.

Quand s'est produit l'accident de l'Exxon Valdez, il fallait trouver une réponse. Cela a été la double coque et l'OPA de 1991. La réaction a été la même en Europe, partant d'un principe qui était, à mon avis, une analyse incomplète : depuis que les Américains ont imposé la double coque, ils ont moins d'accident. C'est oublier une seule chose : le fait d'imposer la double coque a renouvelé la flotte. Ils ont chez eux les navires neufs et l'Europe a continué avec des navires parfois plus âgés. Quand l'Europe a dit « double coque », c'est le même réflexe. Les problèmes restent les mêmes et la question reste posée. Il y aura également un jour un problème d'entretien des bateaux à double coque. Il faut y penser dès maintenant. Il faut être positif.

Le deuxième aspect que je souhaitais évoquer est le suivant : l'Europe a donc décidé que tous les pétroliers de catégories II et III à simple coque devaient sortir du marché au plus tard en 2010. Je crois que cette mesure a été prise pour montrer une prise de conscience du risque pollution et des dommages causés, mais il faudrait vraisemblablement prévoir des dispositifs qui, tout en maintenant la date de 2010, permettent de continuer à utiliser certains navires.

Je vous explique pourquoi : on va se trouver dans une situation où toutes les générations de navires construits en simple coque entre 1985 et 1993 devront sortir -peut-être simultanément- en 2010. On se trouvera alors probablement avec un manque de capacités de transports, avec d'ailleurs certains de ces navires exclus qui n'auront que quatorze ans d'âge, alors qu'ils sont construits pour une durée de vie de vingt à vingt-cinq ans en général, suivant la manière dont ils ont été utilisés.

Ce problème a été un peu passé sous silence : il faudra tout de même l'aborder. Si l'on veut que le système se mette correctement en route, il faudra prévoir des assouplissements. Un navire construit en 1984 sortira à vingt-cinq ou vingt-six ans, mais un navire de 1993 sortira à quatorze ans ! Il y a là une incohérence de fond.

A mon avis, on pourrait résoudre la question en imposant des solutions permettant de mieux appréhender l'état réel des navires, et voir s'ils peuvent continuer.

Les navires de la classe d'âge située entre 1985 et 1993 -date à laquelle on a commencé à construire les bateaux à double coque- vont sortir en 2010. Je ne connais pas d'armateur qui ait commandé en avance des navires à double coque alors que ses navires à simple coque sont toujours là et ne sont pas encore amortis. Bien entendu, les armateurs n'attendront pas au-delà du délai raisonnable de construction avant la limite, et ils commenceront donc à commander des navires neufs à double coque en 2008. Mais d'ici là, on va probablement se retrouver avec une pénurie, et un problème pour certaines catégories de navires. Je pense qu'une fois l'émotion passée, il faudrait pouvoir réfléchir à des assouplissements bien contrôlés.

M. le Président : L'aréopage d'armateurs grecs que nous avons rencontrés à Athènes nous a déjà suggéré ce genre d'accommodement, qui paraît intellectuellement logique.

M. Bernard ANNE : On pourrait utilement servir d'avis technique à la Commission européenne pour essayer de formaliser quelque chose de strict et d'applicable de manière homogène pour tout le monde.

M. le Président : A propos de la responsabilité civile et pénale, je rappelle la difficulté qu'il y a à imposer la responsabilité des sociétés de classification en cas de négligence de leur part. Pensez-vous que cela puisse éventuellement mettre en cause leur pérennité ? Cette question n'a pas reçu de réponse.

M. Bernard ANNE : Il en est de même pour la question concernant l'affréteur.

Bien entendu, cela met en cause la pérennité de la société de classification, lorsque l'on parle de dommages d'un milliard de dollars ou d'euros. D'autant que ce risque commence à ne plus être assurable. Et, quel que soit le type de problème, cela ne résoudra pas celui de l'indemnisation des victimes. De toute façon, la société de classification concernée aura beaucoup de mal à survivre, qu'elle ait ou non commis une négligence.

Dans une telle situation, l'appréciation de la responsabilité est extrêmement difficile. On pourra éventuellement trouver localement une insuffisance de l'inspecteur. Pour autant, la société est-elle globalement aussi responsable que cela, alors que son inspecteur a, d'une certaine manière, un pouvoir d'appréciation personnel très important ?

La sanction du « tout ou rien », qui amènerait la société à disparaître avec des milliers d'emplois supprimés, ne me paraît pas forcément être la meilleure solution. Il faut sans aucun doute une responsabilisation, mais il serait certainement intelligent qu'elle soit limitée.

Il en est de même pour l'armateur qui sera assuré jusqu'à un certain niveau et qui, au-delà, ne pourra pas trouver d'assurance. Dans cette situation, il disparaîtrait et il n'y aurait pas d'indemnisation du tout au niveau recherché.

La seule solution en ce qui concerne l'indemnisation est le fonds alimenté par un prélèvement sur les produits pétroliers. Je pense que c'est la seule solution pour vraiment assurer une couverture du dommage. Comme on l'a dit, c'est un peu une responsabilité collective. On a besoin de transporter du pétrole et on sait que des accidents arriveront. Même si tout le monde a fait de son mieux, il y aura des accidents et le coût de la réparation des dommages relève pour partie du service rendu à l'ensemble des gens qui utilisent le produit transporté. Même si l'on cherche à apporter toutes les améliorations possibles, il restera des accidents et il faut pouvoir mettre au point un système cohérent pour indemniser les victimes.

M. Louis GUÉDON : On ne peut pas se satisfaire d'un raisonnement, qui vous honore, car on sait que vous êtes une société de gens très sérieux, mais vous dépeigniez les hommes tels qu'ils devraient être dans une société idyllique où tout le monde fait ce qu'il peut, du mieux possible.

Pour nous, les victimes, la situation n'est pas celle-là. On ne peut pas accepter ces propos selon lesquels l'homme est parfait, qu'il fait tout ce qu'il peut, mais que l'accident peut toujours arriver, et que ce sera vraiment l'exception. Ce n'est pas vrai. Quand on est victime, on raisonne différemment.

Sur les catastrophes maritimes, je voudrais dire trois choses : la catastrophe maritime fait partie de nos traditions. Nous avons tous dans nos ports des monuments « aux péris en mer ». Ils ont existé avant et existeront après nous. C'est indubitable. La catastrophe maritime liée au transport d'un produit dangereux et toxique est un autre aspect de la catastrophe maritime. Vous avez eu raison de dire que l'on a besoin de pétrole et qu'il faut le transporter. Mais quand on a dit cela, on n'a pas tout dit. On ne peut pas accepter de transporter le pétrole comme du blé ou des produits inertes qui ne poseront pas de problème s'il y a une catastrophe maritime. Vous savez aussi que dans le pétrole, il y a différentes choses. S'il est volatil, il n'y aura pas de problème, il va s'évaporer à la surface de l'eau et il n'y aura pas de conséquences. Le danger vient des pétroles lourds.

Ne doit-on pas, pour éviter les catastrophes maritimes mettant en cause les produits toxiques et dangereux, s'assurer d'un maximum de précautions ? Pour cela, il faut d'abord -et vous l'avez dit vous-même- s'assurer que les navires sont de qualité, même si le produit est résiduel et n'a qu'une faible valeur marchande, et que l'on utilise de préférence un navire poubelle dont le coût est en rapport avec le peu de valeur marchande de la cargaison. Le problème de la sécurité fait dire que l'on devrait tout de même s'assurer d'un navire de qualité, compte tenu des risques qu'il fait prendre. C'est un premier élément.

Deuxième élément : pour ce type de produits, plusieurs questions peuvent être posées. Doit-on les faire naviguer à n'importe quelle saison ou exiger que ces produits soient transités seulement dans les périodes où les mers sont généralement les plus calmes, et où le risque de tempête et de naufrage est moins grand ? Il s'agirait donc de fixer des périodes de navigation pour ces navires. Ne devrait-on pas traiter ces produits particulièrement dangereux sur place au lieu de les transporter ? Il y a une réflexion de fond qui ne peut pas se satisfaire du constat que l'on a besoin de pétrole et qu'il faut le transporter, ce sur quoi nous sommes tous d'accord. Il y a pétrole et pétrole. Quand on s'adresse au monde maritime pour parler de produits dangereux, des différentes catastrophes maritimes et des classifications, on reçoit une réponse en bloc qui ne répond absolument pas aux victimes que nous sommes.

M. Bernard ANNE : Je ne disconviendrai pas qu'il y a, comme vous le dites, différents types de produits. Mes propos n'étaient pas un plaidoyer pour dire qu'il ne faut rien faire. Au contraire.

D'une manière générale, il y a une sorte de consensus pour considérer que les fiouls lourds sont des produits certainement plus polluants et beaucoup plus difficiles à résorber que d'autres. Quant à prendre des mesures spécifiques, je n'ai pas entendu dire que la proposition d'interdire le transport de fioul lourd sur des navires anciens et à simple coque ait soulevé beaucoup d'oppositions. Dans la mesure où c'est réalisable, je pense que tout le monde aurait tendance à dire que cela va dans le bon sens et qu'il faut le faire.

Mais on ne peut pas non plus dire que le fioul lourd est un produit sans valeur. Il fait partie du combustible utilisé pour les centrales électriques. Il a une valeur réelle. Ce n'est pas parce qu'il est, comme vous l'avez dit, de faible valeur qu'on le met dans des navires-poubelles. C'est un autre phénomène. En fait, je ne sais pas exactement ce qu'est un navire-poubelle.

M. Louis GUÉDON : C'est un navire dont on constate, à l'occasion de catastrophes, qu'il est en mauvais état !

M. Bernard ANNE : Je pense que l'on a trop tendance à dire que n'importe quel navire, à partir du moment où il a coulé, était un navire-poubelle. C'est une des difficultés du débat. Je vous suis tout à fait lorsque vous dites qu'il faut porter une attention particulière au fioul lourd, et prendre éventuellement des dispositions spécifiques pour son transport. C'est d'ailleurs en cours d'élaboration dans le règlement à Bruxelles. En revanche, dire que ce produit n'a aucune valeur n'est pas correct. Il est en fait indispensable, il fait marcher tous les navires et certaines centrales électriques. On ne peut pas dire qu'il n'a pas d'importance. On ne peut pas non plus imaginer qu'il soit consommé uniquement localement, parce qu'il sert à alimenter des centrales électriques en Italie ou dans d'autres pays, où l'on a besoin de cette énergie. On pourrait imaginer d'autres sources d'énergie, mais celles-ci présenteront d'autres inconvénients. Il faut faire des choix et essayer d'en limiter les incidences négatives.

En général, je ne pense pas que les affréteurs aient choisi les navires parce qu'ils n'étaient pas chers, et parce que le produit était de basse qualité. En fait, lorsque l'on transporte ce produit, le nettoyage des citernes est particulièrement difficile. Quand un navire doit changer de produit -c'est pour cela que certains navires de transports de produits ont été construits avec un revêtement de peinture-, le fait de mettre dedans du fioul lourd peut rendre sa réutilisation plus difficile. A mon sens, la spécialisation des navires dans le transport des fiouls lourds tient beaucoup plus à la logique résultant de la pratique qu'à une volonté délibérée.

Maintenant, on peut traiter le problème différemment, et dire que, dorénavant, il faudra tout de même que le transport soit fait dans des navire bien protégés et récents. Dans la mesure où le risque a été évalué, cela coûte très cher de ne pas le faire, lorsque arrive un accident. Quand les conséquences arrivent, on dit toujours qu'il fallait faire autrement que ce qui a été fait. Ce qui est certains, c'est que, une fois que la catastrophe est arrivée, il faut prendre des mesures pour éviter qu'elle ne puisse se reproduire. Je suis entièrement d'accord avec vous sur ce point.

Je reviens sur les responsabilités de l'affréteur. J'imagine mal un affréteur de renom qui va faire son choix uniquement en prenant le navire le moins cher et en mauvais état. S'il prend un navire, il le prendra sur le marché au taux du marché, mais en général, tous les grands affréteurs du pétrole sont des gens prudents, qui ne tiennent pas à utiliser un mauvais navire. Pouvaient-ils prévoir ce qui s'est passé dans tel ou tel cas ? C'est un autre débat. C'est en ce sens que je dis que la règle américaine aujourd'hui protège l'affréteur. Après l'Exxon Valdez, contrairement à ce que l'on pense, aux Etats-Unis, l'affréteur est protégé.

M. le Président : J'ai une question technique sur le Prestige. Si j'ai bien compris, il a servi de réservoir pendant de longs mois. Il ne naviguait donc pas, il était à quai où il aurait d'ailleurs subi quelques chocs au passage. Pensez-vous que le fait que, sans naviguer, il ait servi de réservoir -peut-être mal équilibré-, soit pour quelque chose dans l'affaiblissement des structures du navire ?

M. Bernard ANNE : Ce qui a été dit en l'occurrence, c'est qu'en fait, comme il servait de navire de stockage, il subissait l'accostage fréquent d'autres navires qui venaient s'appuyer contre lui. Cette théorie sous-tend qu'une zone a été particulièrement sollicitée en termes d'efforts. Cela mérite une analyse technique plus complète que cette simple affirmation. Dès lors que le navire a été calculé pour des efforts normaux, à moins qu'il y ait une faiblesse structurelle localisée et non détectée, cela ne devrait pas se produire. C'est tout ce que je peux dire.

Un navire doit pouvoir supporter ce genre de choses. Mais il se peut que, pour une raison ou une autre, il y ait une faiblesse non détectée qui a fait que... Tout navire est normalement prévu pour procéder à des accostages !

M. le Président : Tout navire est fait pour naviguer !

M. Bernard ANNE : L'effort d'accostage ne doit pas être supérieur aux efforts subis en mer, même s'il est un peu différent. Il peut y avoir là une explication éventuelle, mais elle serait tout à fait partielle, et exigerait en tout cas une analyse beaucoup plus approfondie.

M. Pierre FREY : Je souhaite revenir sur la question très importante de M. Guédon concernant l'indemnisation des tiers. Parmi les parties susceptibles d'indemniser les tiers, qui trouve-t-on ? On trouve une compagnie d'assurance pour autant que la prime ait bien été souscrite, que la police soit régulière ou qu'il y ait un certificat financier d'assurance que prévoit l'OPA 90 aux USA.

On trouve le FIPOL, sous certaines réserves également.

On trouve des gens qui sont très volatils : les armateurs sont en fait souvent des « single ship companies ». Leur seul bien est le navire qui a été perdu. L'affréteur n'a en principe aucune responsabilité. Il dira que l'état du navire n'est pas son affaire. Le propriétaire de la cargaison dira a fortiori que ce n'est pas son affaire non plus. La responsabilité de l'Etat du pavillon, pour une raison d'immunité souveraine, ne peut pas être recherchée et ne l'est d'ailleurs pas en pratique. On trouve un « canard posé » qui s'appelle la société de classification, surtout si elle est ancienne et si elle a « pignon sur rue » depuis cent quatre-vingts ans, qui fera l'objet de toutes les condamnations solidaires, bien entendu.

Ce système est absolument exécrable. Il a été ressenti comme tel, notamment par les grands affréteurs pétroliers, après l'accident d'Exxon Valdez. Au passage, il faut savoir que l'Exxon Valdez était un navire flambant neuf qui a simplement été victime d'une erreur de navigation que l'on a d'abord imputée au capitaine. Après réflexion, on a trouvé que ce n'était peut-être pas sa faute, mais simplement une erreur des « coast-guards » qui n'avaient pas surveillé la route du navire.

Les compagnies pétrolières, comme par exemple Exxon, qui est une énorme société, se sont par la suite totalement désengagées du transport maritime des hydrocarbures. Elles ont confié ce transport à des sociétés que nous connaissons maintenant, les petites « single ship companies » dont les navires sont affrétés avec un système de « vetting » des affréteurs. Je n'ai pas dit qu'elles n'ont pas pris un certain nombre de précautions, mais il n'y a rien de comparable entre les précautions du « vetting » et celles du propriétaire d'un navire comme l'était l'Exxon Valdez. C'est tout à fait différent. Il faut faire particulièrement attention aux effets négatifs que peuvent receler des mesures civiles ou pénales qui ne seraient pas bien ciblées.

M. Bernard ANNE : C'est très vrai pour les affréteurs. Dans le passé, beaucoup de compagnies pétrolières étaient leur propre transporteur. De ce fait, elles étaient complètement impliquées dans la chaîne de transports. On peut tout de même dire -et nous en avons l'expérience- que leurs navires étaient plutôt bien entretenus. Le fait d'avoir changé le portage, d'avoir cherché des responsabilités très lourdes, a conduit à un mouvement qui va exactement dans le sens opposé à celui recherché.

Pour les sociétés de classification, c'est la même chose. Il faut à la fois une pénalisation, une responsabilisation, mais aussi une limitation. Sinon, on va dans l'excès inverse, qui crée un contre-effet.

Pour les mêmes raisons, vous ne trouverez plus personne pour faire ce travail. Je parlais tout à l'heure des « papis ». S'ils sont tenus pour pénalement responsables d'une visite, il sera difficile de trouver des volontaires. C'est un véritable problème. Pour les sociétés de classification, ce sera la même chose. On ne trouvera plus d'inspecteurs sérieux dès lors que, même s'ils ont le sentiment d'avoir consciencieusement fait leur travail, ils risquent une peine qui dépasse largement financièrement ce qu'ils peuvent espérer gagner en dix vies. Il faut conserver un certain niveau de responsabilisation pour éviter que n'importe qui fasse n'importe quoi, mais il faut cependant la limiter, sinon on crée des effets extrêmement pervers.

M. Louis GUÉDON : Ce dossier est délicat, mais ce n'est pas ici que la formule idéale sera trouvée. Le transport des produits nucléaires est un autre aspect du dossier. Dans ce type de transport, je crois savoir que le propriétaire de la cargaison est responsable de sa cargaison et des difficultés qu'elle pourra provoquer.

M. Pierre FREY : Pour le transport de produits nucléaires, la protection fondamentale, c'est l'emballage. Le navire est soumis...

M. Louis GUÉDON : Ce n'est pas ce que je voulais dire. Dans le transport nucléaire, la responsabilité du propriétaire de la cargaison est engagée. En corollaire de cette responsabilité -c'est ce que vous dites-, le propriétaire qui voit sa responsabilité engagée et veut néanmoins dormir tranquille, met tous les atouts de son côté à travers l'emballage, les fûts en acier etc. qui peuvent tomber au fond de l'eau, que l'on pourra aller rechercher pour les remettre sur un autre bateau... C'est très bien. Dans le transport des produits toxiques que sont les fiouls lourds, sans tomber dans le principe brutal du « pollueur-payeur », formule à l'emporte-pièce du café du commerce, j'aimerais bien me rapprocher du système du nucléaire. On est là devant un transport de produits toxiques qui est à l'origine de sinistres qui font beaucoup de victimes.

Vous avez répondu à ma question. Les propriétaires de cargaison nucléaire font très attention aux conditions de transport de leurs produits et ont même inventé, avec des fûts en acier de vingt-cinq centimètres d'épaisseur, un système les mettant à l'abri de tout ennui.

Par conséquent, je dis que les propriétaires de cargaison de produits toxiques que sont les propriétaires de pétrole lourd doivent avoir un peu d'imagination pour faire en sorte que leur responsabilité étant engagée, ils se donnent les moyens de rechercher une sécurité améliorée dans la manière dont le produit sera véhiculé. Je n'ai pas la réponse. Faut-il des emballages spéciaux, une double coque ? Faut-il réserver leur navigation aux jours de beau temps ? En tout état de cause, je verrais bien un parallèle utile entre les deux types de produits dangereux.

M. Bernard ANNE : On peut faire ce parallèle. Il est peut-être un peu disproportionné, mais il est tout de même réel.

M. Louis GUÉDON : Dans l'esprit, au moins...

M. Bernard ANNE : C'est d'ailleurs le cas, avec l'interdiction du transport de fioul lourd sur des navires à simple coque. Mais il y a tout de même une différence essentielle pour le nucléaire : il est, par essence, dans son emballage où qu'il aille. La question n'est pas liée au transport maritime. Le produit nucléaire inclut son emballage. La Cogema, par exemple, n'est pas responsable de l'avarie de mer, mais de l'étanchéité de son fût et de la manière dont il est fait. Elle a eu l'autorisation de transporter cette matière dangereuse à condition d'avoir l'emballage approprié. C'est là où je vous rejoins. C'est valable aussi bien sur terre qu'en mer. C'est indépendant du système de transport et c'est avant tout lié au produit.

M. Louis GUÉDON : Que voulez-vous dire par « le propriétaire de la cargaison maritime n'est pas responsable de l'avarie de mer » ? J'avais cru comprendre qu'il était responsable des nuisances qu'aurait provoquées sa cargaison. Est-ce vrai ou faux ?

M. Bernard ANNE : On ne peut pas répondre comme cela. Le produit nucléaire a les mêmes nuisances, que cela soit en mer, sur terre ou n'importe où. Son emballage est prévu pour protéger des radiations partout, et peu importe le mode de transport. Il n'est donc pas responsable de l'avarie de mer, mais des radiations de sa cargaison. C'est totalement différent. A la limite, le navire qu'il va choisir doit être correct, mais s'il y a une collision entre navires et que le fût a été correctement calculé comme il le serait pour une collision entre deux trains ou deux camions, la Cogema a fait ce qu'elle avait à faire. Le fait maritime ne change rien au problème. Il est neutre.

M. Louis GUÉDON : C'est trop facile ! Si le fût n'est pas réglementaire et s'il y a des pollutions nucléaires, la Cogema est bien responsable ! C'est en ce sens que je dis que si le pétrole n'est pas doté de toutes les garanties nécessaires lors de son transport, le propriétaire de la cargaison doit être associé à la responsabilité.

M. Pierre FREY : Je souhaite répondre, car nous nous intéressons beaucoup aux affaires nucléaires. Le problème que vous soulevez est celui de l'assimilation du produit à un déchet. Le produit nucléaire est un déchet. Les lois de type Seveso font que le propriétaire du déchet est responsable de la pollution causée par le déchet. C'est clair.

Un certain nombre d'actions judiciaires ont été intentées après l'Erika pour faire entrer son fioul lourd dans la catégorie des déchets. Cela n'a pas tout à fait fonctionné, mais c'était l'idée. Ainsi, on obtenait une action directe contre le propriétaire de la cargaison. C'est un premier point.

Le second point est que, dans l'état actuel des choses, le fioul lourd est un produit destiné à être brûlé dans les moteurs de bateaux et dans les centrales thermiques. Les gens ont une grande peur du nucléaire, -que je ne partage pas-, mais il faut savoir ce que l'on veut. Si l'électricité n'est pas produite à partir du nucléaire ou du fioul lourd, elle le sera à partir du gaz naturel, mais on va vite arriver uniquement au solaire et aux éoliennes. Il y a donc un problème fondamental.

Audition de Mme Bernadette MALGORN,
Préfète de la région Bretagne et de la zone de défense Ouest


(extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

Mme Malgorn est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Malgorn prête serment.

Mme Bernadette MALGORN : C'est la préfète de zone, et non la préfète de région, qui est en réalité concernée par les travaux de votre Commission d'enquête. Cette fonction est quelque peu méconnue et son émergence, dans les questions qui vous préoccupent, a été assez progressive.

Pour moi, la fonction zonale est déjà une expérience assez ancienne puisque j'ai été directeur de cabinet du préfet de zone Ouest, à Rennes, de 1978 à 1980. Je suis arrivée quelque temps après l'Amoco Cadiz, mais nous continuions à l'époque de l'échelon zonal à gérer des trains de marchandises transportant des déchets qui avaient auparavant été réceptionnés dans des véhicules destinés à transporter le lisier.

J'ai également vécu, dans mes fonctions, l'affaire du Tanio.

Mes origines finistériennes font que j'ai aussi connu, à titre personnel, le Torrey Canyon et, en tant qu'Ouessantine, l'Olympic Bravery. Ces affaires sont imprimées dans ma mémoire depuis fort longtemps.

J'ai tout d'abord exercé les fonctions de préfet de zone dans la zone Est, en Lorraine, où l'on était confronté à des problèmes de frontières terrestres -en matière de défense- alors qu'ici, en zone Ouest, la frontière est maritime.

Je vous rappelle que la zone Ouest recouvre 5 régions : la Haute-Normandie, la Basse-Normandie, la Bretagne, les Pays de Loire et le Centre ; soit 20 départements, dont 10 maritimes, avec une façade maritime d'environ 2 000 kilomètres.

Je rappelais mon expérience de préfet de zone de défense Est car j'y ai vécu des événements qui, parallèlement à ce qui s'est passé en termes de marée noire sur les côtes avec l'Erika, ont été, me semble-t-il, assez décisifs pour l'évolution du rôle du préfet de zone.

En décembre 1999, ce n'était pas une pollution marine qui venait jusqu'aux forêts de l'Est mais un grand vent qui, le 26 décembre 1999, a mis à bas l'ensemble des forêts : 7 années de récoltes forestières ont été anéanties en zone Est.

A l'époque, alors que ce n'était pas forcément inscrit de façon aussi claire dans les plans et dans les processus d'intervention, il est apparu évident que la direction des opérations devait être prise par le préfet de zone. Le ministre de l'Intérieur de l'époque était venu sur place quelques jours après la tempête et me l'avait confirmé de visu.

Quand j'ai pris mes fonctions en Bretagne -il y a presque un an, car je suis arrivée le 15 juillet 2002- l'affaire de l'Erika était toujours en cours de gestion. Des plans POLMAR étaient encore actifs au titre de l'Erika et j'ai pu prendre connaissance des retours d'expérience sur les différents événements, sans doute pas depuis les années 70 ou 80, mais du moins depuis des années plus récentes, et voir que l'on avait vécu ce même processus de prise de responsabilité plus directe du préfet de zone, avec le mandat qui avait été donné explicitement par le gouvernement à mon prédécesseur pour prendre la situation en main, au-delà même de ce qui avait pu être inscrit dans les instructions du Premier ministre en la matière.

J'ai noté que sur l'affaire de l'Ievoli Sun, qui a aussi défrayé la chronique sur la période récente, le gouvernement a directement mandaté mon prédécesseur pour être le coordonnateur des opérations.

Si je fais un retour en arrière sur les dispositifs que l'on met à notre disposition pour gérer ce genre de situation, je pense qu'il existe un très grand contraste entre une période très stable, soit entre la période 1978/1997, où l'on vit sur les instructions POLMAR originelles et où le dispositif mis en place à l'époque reposait sur le triptyque suivant : organisation du rail d'Ouessant, mise en place des remorqueurs de haute mer, activation des CROSS ; triptyque accompagné d'une organisation de type ORSEC orientée POLMAR, et constituant « l'alpha et l'oméga » de la prévention et de la lutte contre les pollutions marines jusqu'en 1997.

On voit une sorte de tournant, qui est sûrement -du point de vue de la doctrine de la protection civile- la prise en compte, avec un certain délai, de la loi sur la sécurité civile de 1987 appliquée aux affaires de pollution marine. Ce tournant traduit aussi sans doute les évolutions techniques très importantes réalisées grâce aux organismes comme l'IFREMER ou le CEDRE qui, pendant toutes ces années, ont continué à investir et à accumuler des connaissances. Il était donc assez naturel que ces efforts soient « capitalisés » aussi pour les besoins de l'opérationnel et de l'organisation de la sécurité civile.

Il faut noter une très grande stabilité entre 1978 et 1997, puis, après la mise à jour de 1997, une certaine accélération dans l'évolution du cadre qui est le nôtre, puisqu'on a vu l'instruction du gouvernement de 2001 de nouveau remise à jour en mars 2002. De même, avec le problème du Prestige, au-delà de l'application de la circulaire POLMAR du Premier ministre de 2002, nous avons eu quelques petites modifications intéressant directement les missions du préfet de zone puisqu'en matière de gestion financière un arrêté interministériel a confié aux préfets de zone, en l'occurrence mon collègue Christian Frémont et moi-même, la gestion financière des fonds POLMAR, alors que dans l'instruction POLMAR cela se faisait au niveau des préfets de département.

Je vous ai ainsi livré mes réflexions découlant des différentes expériences auxquelles j'ai été confrontée. Mais face à des phénomènes comme le Prestige, l'Erika et autres événements, le temps d'un préfet est surtout consacré à l'opérationnel. Je remercie votre Commission d'enquête de m'avoir contrainte à un salutaire retour en arrière de réflexion parce que c'est toujours utile pour éclairer l'action.

M. le Président : M. Frémont, votre collègue d'Aquitaine, nous avait laissé entendre, en matière de définition de la fonction zonale, qu'il semblerait qu'au niveau de l'autorité dans le plan POLMAR-terre, il y ait quelques progrès à faire. Le plan POLMAR-terre s'adressant surtout au préfet de département, il y a eu quelques balbutiements, parfois malheureux, qui, selon ses dires, mériteraient d'être reconsidérés sous une autorité plus bien forte que la seule autorité financière que vous rappeliez.

Ce problème est, à mon sens, sans doute fondamental et ce tout particulièrement sur la Méditerranée où nous avons pu constater quelques incertitudes majeures.

Mme Bernadette MALGORN : On est passé d'un stade où le préfet de zone était une sorte d'invité auquel, par politesse, on communiquait des plans, avant 2001, à une implication réelle : les textes parlent d'association du préfet de zone à l'élaboration des plans. Nous n'avons pas tiré toutes les conséquences du décret 2002-84 du 16 janvier 2002 relatif au pouvoir des préfets de zone ; il est indépendant de POLMAR, mais a nécessairement des implications sur POLMAR puisque l'on demande au préfet de zone de jouer un rôle beaucoup plus dynamique, y compris d'initiative dans la préparation des plans. On pourrait aller plus loin dans les conséquences à tirer des textes en vigueur et notamment du décret du 16 janvier 2002.

M. le Président : Lors des exercices qui ont été organisés en Bretagne, l'aviez-vous ressenti et proposé ?

Mme Bernadette MALGORN : C'était mon prédécesseur qui en était chargé, mais il était tout à fait sur cette ligne. Il avait été écouté, puisque le gouvernement avait été amené à le désigner comme coordonnateur, ce qui était aussi une faculté ouverte par les instructions en vigueur, mais qui aurait pu ne pas échoir au préfet de zone. En l'occurrence, on a fait se rejoindre la fonction de préfet de zone et cette fonction de préfet coordonnateur ad hoc qui aurait pu cependant être un autre préfet, ce qui aurait compliqué la situation.

Il y a une leçon à tirer du décret du 16 janvier 2002. Il faut sans doute aller plus loin et de façon beaucoup plus explicite, car ici on n'est pas seulement dans la sphère terrestre et il faut aussi bien organiser l'articulation avec l'autorité maritime et le préfet maritime. Quand on dit que le préfet de zone et le préfet maritime s'assurent de la cohérence de l'articulation entre le POLMAR-mer et les différents POLMAR-terre départementaux, quel contenu cela a-t-il précisément ? Cela mériterait d'être précisé.

M. le Président : On nous a dit qu'il y avait des zones d'incertitude dans la bande des 300 mètres à la limite de la terre et de la mer. Vous n'avez pas ressenti cela ?

Mme Bernadette MALGORN : Non, pas vraiment. En zone Ouest, nous avons malheureusement une expérience fondée à la fois sur les grandes marées noires, bien connues, mais aussi sur divers petits incidents, tels les dégazages multiples. De même, en termes de collaboration entre la zone terrestre et la zone maritime, il existe beaucoup d'occasions de tester l'articulation des compétences. Je pense au secours aux personnes avec les relations à établir entre SNSM, sapeurs-pompiers, CODIS, CROSS.

Nous avons fait, il y a quelques mois, un exercice qui en réalité n'en était pas un. Nous avons changé le système concernant l'estuaire de la Rance qui, jusqu'à l'automne dernier, était considéré comme zone maritime. En fait, cette zone pénètre tellement à l'intérieur des terres que l'objectif d'une organisation efficace appelait la prise de commandes par les préfets terrestres.

Nous avons donc pris un arrêté commun, le préfet maritime, ma collègue des Côtes d'Armor et moi, pour régler ces questions de façon différente.

Nous éprouvons la coopération et l'articulation entre la zone terrestre et maritime de façon plus banale que dans des régions moins découpées et moins fragmentées, où la zone intermédiaire est moins peuplée. Nous avons aussi une présence très serrée du dispositif des Affaires maritimes qui sont des deux côtés, à la fois en mer et à terre. Ils agissent tantôt pour le compte de l'autorité terrestre et tantôt pour le compte de l'autorité maritime : le système des CROSS en est un bel exemple. Nous avons des agents de liaison permanents avec toutes les équipes des Affaires maritimes.

Toutefois, certains sujets sont beaucoup moins clairs qu'en réalité. Je ne l'ai pas vraiment abordé directement, mais, à l'occasion des débats sur la décentralisation, il y a eu des ateliers en Bretagne sur le sujet de la décentralisation portuaire -des ateliers préparatoires aux assises de la décentralisation- et nous avons vu, en commençant à examiner les relations entre les directeurs de port et les autorités préfectorales terrestres et maritimes, que dans certaines circonstances, il serait nécessaire de procéder à une clarification.

C'est un sujet d'actualité avec la question des ports refuges, qui risque d'être assez complexe.

M. le Président : Où voyez-vous l'autorité que vous appelez de tous vos vœux ? Est-ce vous qui devez avoir cette autorité ou d'autres ?

Mme Bernadette MALGORN : Compte tenu des cas toujours différents et imprévisibles en matière de pollution marine, le bon échelon est celui de la coopération, voire de la co-décision, entre les préfets maritimes et les préfets de zone. Il est très facile de se coordonner. Comme cela s'est vu dans l'affaire du Prestige, il est possible de mener des conférences téléphoniques à trois, entre le préfet de zone Sud-ouest, le préfet maritime et le préfet de zone Ouest, et de procéder assez vite aux arbitrages nécessaires. Par rapport aux comptes-rendus aux ministères et à l'organisation des arbitrages gouvernementaux, c'est assez efficace, au-delà même des questions financières, même si celles-ci influent beaucoup.

Nous en faisons l'expérience en ce moment avec mon collègue du Finistère. Nous avions préparé des marchés cadres zonaux et alors qu'il était tenté de réquisitionner des moyens d'action, je lui ai dit de rentrer dans le cadre des moyens ouverts par les marchés. Je pense qu'en termes de coût pour les finances publiques, cela représentera une grande différence.

En dehors de cela, nous avons des événements en mer dont nous ne savons pas quelles seront les conséquences à terre. Autrefois, avant le rail, des navires comme l'Amoco Cadiz s'échouaient sur les côtes. Maintenant, les naufrages ont lieu en haute mer et les conséquences à en tirer peuvent impliquer plusieurs départements.

Dès que nous avons eu connaissance du problème du Prestige, et avant même que le préfet maritime ne déclenche le plan POLMAR-mer, j'ai mis en place une coordination avec les départements de la zone susceptibles d'être touchés -la Vendée, la Loire-Atlantique, le Morbihan et le Finistère- et, dès la mi-novembre, nous étions en veille active avec une réunion hebdomadaire. Il était possible, selon l'endroit qui serait touché, de concentrer les moyens, de les basculer et d'avoir une analyse commune pour la communication, ce qui est important.

Même s'il existe toujours des problèmes techniques, notamment quand le fioul vient sur les rochers, ceux-ci sont de mieux en mieux maîtrisés. En revanche, le sujet le moins maîtrisé est celui de la communication. Il est possible de la contrôler entre nous, ce qui est déjà un facteur d'amélioration, mais pour le reste nous n'en sommes pas maîtres.

M. le Président : Dans la ligne de ce que vous venez de dire, que pensez-vous des choix effectués en termes de matériel de lutte contre la pollution et notamment du recours à la mécanisation pour le nettoyage des plages après le naufrage du Prestige ? Pensez-vous qu'un référentiel national devrait être établi en termes de matériels, de prix, de délais et de qualité des prestations de dépollution ?

Mme Bernadette MALGORN : Le recours au matériel est spécifique à la nature de la pollution : s'agit-il de fioul lourd ou léger ? A-t-il longtemps « tourné » dans la mer avant d'arriver sur les côtes ou est-il « frais » ? Comment arrive-t-il sur la côte, de façon dispersée ou concentrée ? Et surtout, quelle est la nature de la côte ?

Dans la zone Ouest, la configuration est assez différente de celle de la zone Sud-ouest, sauf peut-être la partie des Pyrénées-Atlantiques qui ressemble plus à ce que l'on trouve chez nous. Une partie de la côte vendéenne ressemble au littoral du Sud-ouest. Les parties de grandes plages se prêtent assez bien à une mécanisation du travail, mais sur les rochers, il faut à chaque fois réfléchir également aux problèmes écologiques. Il n'est donc pas possible de faire la même chose partout.

Le fait de disposer d'un référentiel est extrêmement intéressant en termes de palette d'outils disponibles ; il faudra toutefois s'interroger au cas par cas pour savoir si l'outil est adapté.

M. le Président : En Bretagne, le recensement des matériels a-t-il été réalisé ?

Mme Bernadette MALGORN : Un excellent travail technique a été réalisé depuis des années par le CEDRE. Cela permet de tester et de valider à la fois les matériels et les méthodes qui, depuis l'Amoco Cadiz, ont été développées sans que ce soit toujours une technologie de pointe. En effet, l'Amoco Cadiz a été le déclenchement d'une sorte de période d'humilité des techniciens qui ont été obligés, face à un problème de difficulté de gestion d'un risque technologique, d'accepter que des solutions diverses -parfois issues d'un « bricolage »- puissent être aussi performantes que des solutions provenant de « têtes estampillées » pour cela. Il n'y a pas que le matériel, il faut aussi des méthodes et on ne peut pas dissocier les deux. C'est l'un des avantages du CEDRE d'être disponible pour tester non seulement les matériels, mais aussi les méthodes.

En zone Ouest, nous avons l'avantage de l'antériorité dans ce type de problème et nous disposons de matériels stockés. Je suis allée visiter, début janvier, le stockage sur le port de Brest, géré par la DDE du Finistère, qui est à la disposition du préfet de zone. Par rapport au type de matériel que l'on entendait déjà demandé par l'Espagne, il apparaissait qu'une partie de celui-ci n'était pas directement utilisable. Le besoin d'expertise est permanent, mais il faut savoir que lors d'un problème, cette expertise doit être pertinente pour s'appliquer au cas particulier.

M. le Président : Comment peut-on décrire, trois ans après l'Erika, l'état actuel des rivages et des côtes bretonnes ? Quelle proportion n'a pu être traitée et quel a été, a posteriori, l'importance de l'apport de Total ?

Mme Bernadette MALGORN : Les plages sont propres et le nettoyage à la suite du problème de l'Erika a été totalement réalisé.

Les plans POLMAR-terre ont été levés dans pratiquement tous les départements : la levée en Loire-Atlantique a été réalisée il y a quelques mois ; elle n'a pas encore été pratiquée dans le Morbihan pour des raisons administratives.

Le vrai problème qui reste à mener est celui du traitement des déchets. Il existait des centres de stockage avant traitement -que vous connaissez- sur les sites de Loire-Atlantique, mais la nature du matériau qui a été ramassé -avec un mélange, au-delà du fioul, constitué de sable, d'algues et de divers matériaux- rend le traitement difficile pour les pétroliers.

Mon prédécesseur avait signé un protocole avec TotalFinaElf. J'ai rencontré Total en janvier ou février, pour avoir un échange sur leurs perspectives de traitement des restes de l'Erika. Ils disaient en avoir encore pour plusieurs mois. Toutefois, nous en avons tiré la leçon dans le traitement du Prestige où, même si les conditions étaient différentes en zone Ouest -certaines parties de la zone Sud-ouest présentant des arrivées massives- il y a eu la volonté dans les deux zones d'une forte sélectivité lors du ramassage. Cela répond aussi à votre question sur la mécanisation et invite à y apporter un « bémol », en insistant sur la nécessité d'adapter à chaque cas particulier. Certes, il est nécessaire de déblayer très vite la côte, mais il faut penser à la suite de la chaîne et au fait que les déchets puissent être ensuite traités par les pétroliers.

M. le Président : Pourquoi le Morbihan est-il en décalage administratif et pourquoi a-t-il pris du retard pour la levée du plan ?

Mme Bernadette MALGORN : Ils ont eu plus de problèmes à traiter. De plus, lors de l'arrivée des premières « boulettes » du Prestige, même si c'était en nombre très modeste, j'imagine que cela aurait peut-être eu un effet psychologique curieux si le plan POLMAR de l'Erika avait simultanément été levé. C'est peut-être une question de compréhension par le public.

M. le Président : Ce n'est pas un pur obstacle administratif ?

Mme Bernadette MALGORN : Non, c'est pour éviter une incompréhension.

M. le Rapporteur : Les îles du Morbihan ont été touchées par la pollution, et leur nettoyage pose des problèmes logistiques.

Ces derniers jours, des « boulettes » sont arrivées sur les côtes bretonnes. Quelle est l'ampleur de ces pollutions et comment abordez-vous la gestion du nettoyage, la gestion médiatique également, sachant que l'on est en avant-saison touristique. Quel dispositif de veille a été mis en place depuis le mois de novembre ? En effet, dès le début de la catastrophe du Prestige, il avait été indiqué que même si le Prestige avait coulé au large des côtes espagnoles et portugaises, il était possible d'avoir une pollution sur plusieurs dizaines milliers de kilomètres dépassant la pointe Sud bretonne. Qu'avez-vous envisagé pour la bonne préparation de la saison touristique et quels sont les moyens actuels et matériels mis en place pour nettoyer cette pollution ponctuelle ? De plus, si elle devait se reproduire dans les prochaines semaines, quelle serait la réactivité des services de l'Etat ?

Mme Bernadette MALGORN : L'une des difficultés tient à ce que l'on voit au rythme des marées et des très grandes marées -ce que le préfet maritime appelle la « lessiveuse » du Golfe de Gascogne- arriver quelques éclats. Ce n'est pas quantitativement important si l'on compare à ce qu'il y avait dans les soutes du Prestige, mais quand cela arrive sur les côtes, c'est toujours trop.

Cette pollution reste ponctuelle et limitée. Toutefois, même si c'est très fâcheux, que cela nous ennuie beaucoup et que nous ne sommes pas heureux de voir arriver ce fioul, il faut ramener le phénomène à sa juste proportion. Mais par son étalement jusqu'à la côte Nord, il nécessite pourtant une mobilisation générale.

En matière d'information, il faut constater, à l'occasion de l'affaire du Prestige, notamment par rapport au cas de l'Erika, que l'information a été donnée en temps réel et de manière transparente, de façon uniforme et ouverte vers le grand public. Par rapport à certaines disparités d'informations observées lors des catastrophes précédentes, cette fois-ci, il faut noter le regroupement des compétences entre l'IFREMER, le SHOM, Météo France, le CEDRE et les services des préfectures maritime et départementales qui ont aussi leur système d'observation, tels que la gendarmerie, etc. Tout cela fait l'objet d'une cartographie commune qui est mise en ligne et que l'on peut observer par internet de façon directe.

Il a été décidé que même lors du déclenchement de plans POLMAR-terre dans la zone Sud-ouest -une concertation a eu lieu avec le préfet de zone Sud-ouest- il fallait considérer que la communication devait techniquement continuer à être de la responsabilité du préfet maritime, même si c'était après validation commune. Il me semble que cet élément est très important pour éviter le soupçon qui pourrait peser sur nous, comme sur les élus côtiers, de vouloir amplifier le phénomène pour se rendre intéressants, ou de le minimiser pour ne pas avoir d'effets touristiques fâcheux. Cette forme de communication, avec une validation scientifique et interinstitutionnelle, en temps réel, a très bien fonctionné.

Pour traiter la pollution, dès que j'ai su qu'elle arrivait sur les côtes du Finistère, j'ai pris contact avec mon collègue préfet du Finistère, par téléphone, pour lui demander quelles étaient ses intentions et de quels moyens il avait besoin.

Par rapport aux fonds POLMAR à ma disposition, le ministère de l'Ecologie me demandait parallèlement s'il me serait possible de lui en renvoyer une petite partie et j'y étais plutôt favorable. J'ai dû indiquer au ministère de l'Ecologie que je devrais sans doute conserver ces crédits pour faire face aux dépenses nées des nouveaux arrivages dans le Finistère. J'ai donc demandé à mon collègue préfet du Finistère de rentrer dans le cadre des marchés qui avaient été établis, ce qui, par rapport aux offres de services d'une entreprise, représente un prix plus de deux fois moindre.

C'est là où l'organisation prend a priori toute son importance. La catastrophe a eu lieu le 13 novembre et j'ai réuni les chefs de service régionaux le 27 novembre. J'ai demandé à mon préfet délégué de réunir immédiatement les directeurs régionaux concernés, la DIREN, le directeur de l'équipement, le directeur des Affaires maritimes, le directeur de l'industrie et de la recherche, avec l'état-major de zone, et nous avons instauré à partir de là une réunion hebdomadaire où le préfet maritime nous a délégué son adjoint, l'administrateur général M. Berroche ou un autre de ses collaborateurs, et les préfets ont envoyé leur directeur de cabinet du SIDPC, pour le Finistère, le Morbihan, la Loire Atlantique et la Vendée.. De manière hebdomadaire, un point complet de l'information disponible était effectué, intégrant celle transmise par le préfet maritime.

M. le Rapporteur : L'Etat ne parle que d'une seule voix -la voix maritime- en termes de communication : cela n'a-t-il pas provoqué d'états d'âme entre les différents services de l'Etat et notamment les préfets de région ou de département sur la partie terrestre ?

Mme Bernadette MALGORN : Nous étions d'accord quant à ce processus. Il serait possible que, dans d'autres circonstances, cela ne convienne pas. Il serait imaginable, avec une arrivée plus rapide sur la côte et une gestion trop faible en mer, qu'il appartienne plutôt au préfet de zone de prendre la direction et d'assurer la communication, y compris sur le plan technique, de la mise en place des équipes et du contact avec les journalistes.

Je me suis rendue à Brest le 11 janvier pour appréhender l'état d'esprit de chacun et constater ce qui était disponible. J'ai vu l'IFREMER, le CEDRE, le CROSS, les stockages POLMAR de Brest et nous avons tenu une réunion avec le préfet maritime. Il a réalisé avec moi son « débriefing » POLMAR et nous avons évoqué à ce moment-là différents sujets, notamment la communication. Nous n'étions pas, à l'époque, sur la zone Ouest, directement concernés à terre, mais la question se posait avec la zone Sud-ouest et nous étions d'accord, M. Frémont, le préfet maritime et moi.

M. le Rapporteur : Vous parliez d'un suivi sur internet concernant les nappes et les dérives, mais il me semblait que dans le Sud-ouest votre collègue, M. Frémont, disait que les connaissances de courantologie appelaient à la modestie, en raison de leur niveau embryonnaire. Cette « navigation à vue » pendant plusieurs semaines et plusieurs mois, comment l'avez-vous gérée en interne avec les différents services de l'Etat ?

Mme Bernadette MALGORN : Nous étions en veille active avec ce système de réunions hebdomadaires. Nous avions beaucoup de choses à préparer pour identifier les zones sensibles, comme les zones de conchyliculture ou les zones écologiques d'intérêt particulièrement sensible. Il fallait préparer les barrages, les personnels, bien faire des pointages parmi tous les fonctionnaires, les agents des SDIS qui avaient fait les stages CEDRE, etc. Il est vrai que, avec des phénomènes qui se produisent sur la durée et de manière très incertaine, il est difficile de bien maintenir la pression, l'attention et une veille réellement active.

M. le Rapporteur : Vous avez établi des priorités de zones à protéger compte tenu d'intérêts économiques ou écologiques. Avez-vous également des zones « psychologiques » à protéger, sachant que, en Méditerranée comme dans le Sud-ouest, les barrages ne sont pas forcément très adaptés, mais sont psychologiquement importants. Aviez-vous personnellement prévu, dès l'intervention, qu'ils ne seraient pas efficaces en termes de protection mais qu'ils pourraient répondre à la pression de l'opinion publique ?

Mme Bernadette MALGORN : Le fait que la zone Ouest ait connu des expériences malheureuses a permis d'apporter des enseignements pour les élus locaux et la population. Les personnes étaient plus informées que ne pouvaient l'être celles du Sud-ouest qui vivaient cela pour la première fois, et nous n'avons pas eu de demandes intempestives. Cela a pu exister ici ou là, mais en règle générale les maires ou les associations ne demandaient pas la mise en place d'un barrage simplement pour être tranquillisés, en sachant que cela ne servirait à rien. Dans la population littorale de la zone Ouest, beaucoup de personnes avaient assisté au balayage d'un barrage par une marée montante ou par une houle même modérée.

Concernant les demandes, les préfets de département ont assuré très tôt la concertation avec les élus locaux. Nous avons essayé d'éviter les « grand-messes » où l'on réunit tout le monde à la préfecture -où même ceux qui sont sereins en entrant le sont moins en sortant- pour privilégier une relation de proximité avec les sous-préfets sur le terrain et une écoute réelle des questions que se posaient les maires, les populations et les associations.

M. le Rapporteur : Compte tenu de son inexpérience, au demeurant heureuse, la région du Sud-ouest a-t-elle pu bénéficier du retour d'expérience de l'Erika, notamment en termes de moyens humains et matériels ?

Mme Bernadette MALGORN : Dès le début, Mme Bachelot a pris contact avec moi comme avec mon collègue du Sud-ouest, avant même que la pollution n'arrive en France. Ensuite, le 8 janvier, nous avons eu une réunion sous l'égide du ministre de l'Intérieur et du ministre de l'Ecologie, avec les préfets régionaux des deux zones, pour demander une coordination au niveau ministériel entre les deux zones. Dès la fin novembre, j'avais fait passer à mon collègue du Sud-ouest le dossier du retour d'expérience de l'Erika avec les fiches d'intervention.

Par ailleurs, avait été proposée la constitution de colonnes mobiles de renforts à partir de la zone Ouest. Cela a été évoqué lors de la réunion du 8 janvier au ministère de l'Intérieur et il est apparu ensuite l'idée de disposer d'une force d'intervention rapide, tant des militaires que des sapeurs-pompiers, pour intervenir en cas d'arrivée massive notamment dans le Sud-ouest.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé des fonds POLMAR. Quel était le montant des crédits affectés à la région Bretagne ?

Mme Bernadette MALGORN : Il s'agissait d'un million d'euros, que je n'ai pas encore rendus. Je pensais honnêtement, d'après ce qui était en cours, rendre, comme le cabinet de Mme Bachelot me l'avait demandé, 200 000 euros. Maintenant, avec les frais qui sont exposés actuellement, à juste titre, dans le Finistère, je ne pense pas que je serai en mesure de le faire.

Sans savoir quelle région a la palme de l'économie, nous avons assez vite « affiché la couleur ». Notamment par rapport à certains de mes collègues préfets de département qui ont été soumis à des pressions, j'avais indiqué dès le début -à partir du moment où j'ai été désignée ordonnateur secondaire des crédits- que concernant les moyens mobilisés -puisqu'il a été prévu que les collectivités locales pourraient recruter des personnels pour traiter la pollution-, qu'il appartenait au préfet de département, en relation avec moi, de faire « démarrer le chronomètre » : si les collectivités locales avaient des personnels et proposaient de les mettre à disposition, il appartenait au préfet de dire : « D'accord, je prends et je démarre ce matin à 8 heures jusqu'à ce soir », afin que l'on sache où l'on va et que les personnels en question travaillent à la mission de dépollution et non pas à autre chose. C'est l'un des intérêts de la déconcentration zonale des crédits, que de permettre une telle gestion préventive.

M. le Président : Vous avez fonctionné toujours par marchés et non pas par réquisitions ?

Mme Bernadette MALGORN : Au début, les préfets de département avaient été obligés de prendre des mesures de précaution avant que les préfets de zone ne soient désignés comme ordonnateurs secondaires. Ils avaient commencé sous l'empire de la circulaire POLMAR de 2002 et quelques frais avaient été engagés sous cette forme.

Nous avons ensuite régularisé et, après avoir eu la délégation de crédits, nous avons tout réinscrit dans le cadre des marchés. Même dans le nouveau code des marchés publics, on pouvait trouver des points d'accroche pour passer des marchés qui n'avaient ni plancher ni plafond, dans les circonstances exceptionnelles où l'autorité publique n'est pas en mesure de les prévoir, mais on a utilisé ces procédures de telle sorte que, si rien ne se produisait, on ne devrait rien payer.

M. le Rapporteur : Entre l'Erika et le Prestige, nous avons vu la mobilisation des moyens des professionnels. Avez-vous prévu qu'une flotte de pêche puisse intervenir, puisque nous avons vu dans le Pays Basque que les pêcheurs ont récolté plus de fioul en mer que les gros moyens de dépollution classiques ? Le Pays Basque, avec les Vendéens ici présents, pratique le pélagique, ce qui n'est pas une spécialité de nos ports bretons. Aviez-vous prévu, avec le système de chaluts pélagiques mis en place en Vendée à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, une intervention éventuelle de bateaux de pêche ?

Mme Bernadette MALGORN : Il s'agit de lutte en mer. C'est de la compétence du préfet maritime. Nous n'ignorions pas que ce genre de choses existait et que des méthodes avaient été testées par le CEDRE. Je me souviens qu'à l'époque de l'Amoco Cadiz, il y avait déjà eu des tentatives de ce genre qui ont sans doute « fait des petits » depuis.

Nous ne sommes qu'indirectement concernés, en tant qu'autorité terrestre, notamment par les conséquences financières sur l'activité de la pêche, pour laquelle il y a, par ailleurs, des réglementations et des organisations de marché gérées par les directions des Affaires maritimes.

M. le Rapporteur : Apparemment, en Aquitaine, les bateaux avaient été réquisitionnés dans le cadre du plan POLMAR-terre.

Mme Bernadette MALGORN : Nous avons une compétence en termes de gestion des gens de mer. Concernant les Affaires maritimes, cette administration agit tantôt pour le compte de la haute mer et tantôt sur la côte.

M. le Rapporteur : En termes économiques, la région Bretagne avait été durement touchée, notamment pour le tourisme, par les conséquences de la pollution issue de l'Erika, alors que les départements bretons du Nord Finistère et des Côtes-d'Armor ne l'avaient pas été.

Avez-vous eu l'impression qu'avec le malheur qui avait frappé le Sud-ouest, votre saison touristique se présentait potentiellement bien ? Y a-t-il eu un avant ou après le 5 mai ? Vous parliez de la micropollution -avant-hier M. Landrain, M. Guédon, Mme Lebranchu ou moi-même disions que quand nous allions à la plage, naguère, nous utilisions le beurre ou l'huile comme dissolvant pour le goudron sur les pieds. Ce qui est arrivé est comparable à ce que l'on connaissait autrefois avec les dégazages. Mais, nos concitoyens sont devenus plus attentifs aux micropollutions. Ainsi, un père de famille a voulu appeler le SAMU car son petit garçon avait mis le pied sur une « boulette ».

Dans ce contexte, la saison se présente-t-elle bien ou ressentez-vous un flottement depuis la publicité faite sur ces quelques apports de fioul sur les plages la semaine dernière ?

Mme Bernadette MALGORN : Sur le plan touristique, après l'Erika le rattrapage d'image s'était fait. Il y avait eu un certain changement, avec des glissements de clientèle, notamment dans la clientèle étrangère, avec moins de personnes du Nord et plus de personnes du Sud, parmi les étrangers. Le rattrapage d'image et la traduction, en matière de clientèle, ont donc eu lieu. D'autres facteurs interviennent, comme le fait que les étés soient plus ou moins arrosés ou ensoleillés. Mais, par rapport au socle de fidèles, le rattrapage est intervenu.

Les réservations ont généralement lieu vers Pâques au plus tard. Le niveau des réservations est, semble-t-il, d'après ce que m'ont dit les spécialistes, normal et d'un bon niveau.

Par ailleurs, les phénomènes d'arrivée de « boulettes » que l'on connaît ces derniers jours sont liés aux grandes marées. Nous aurons encore, d'ici quelques jours, une grande marée de coefficient supérieur à 100 et, après, il n'y aura plus grand-chose car en juin et juillet il n'y a plus de grande marée. Il faut attendre le 30 août avant d'avoir un coefficient de marée supérieur à 100. On peut espérer l'été sans arrivage significatif et je n'ai pas, pour l'instant, le sentiment d'un phénomène perceptible.

M. le Rapporteur : Etes-vous, et si oui comment, associée à la réflexion actuelle concernant les zones-refuge ?

Mme Bernadette MALGORN : Je n'y suis pas associée mais je sais que c'est en cours de réflexion. Nous avons eu l'occasion d'en parler, à un niveau de généralité très élevé, avec le préfet maritime il y a trois mois. Je sais qu'une mission a été désignée impliquant le Conseil général des ponts, l'Inspection générale de l'environnement etc. J'ai l'impression que, pour l'instant, c'est plus vu du côté de la mer que du côté de la terre, même si des contacts préparatoires -peut-être même un peu plus que préparatoires- ont eu lieu entre la préfecture maritime et les services maritimes des directions départementales de l'équipement qui supervisent les ports d'intérêt national, par exemple Brest et Nantes-Saint-Nazaire.

Je n'en ai entendu parler au niveau administratif que de manière très indirecte, par exemple par le biais des consultations qui ont été faites par les directeurs départementaux des Affaires maritimes avec le directeur régional de Bretagne, qui me rend compte directement. J'espère que nous serons associés plus structurellement et plus directement. A un moment donné, s'il faut s'orienter vers ce genre de choix et de décision, il faudra bien une articulation mer-terre et cela ne peut pas se faire uniquement entre un directeur de port et le préfet maritime.

M. le Rapporteur : Pour vous, Mme la préfète, qui êtes en fonction en région Bretagne, touchée depuis des décennies, cette perspective vous semble-t-elle adaptée et, à titre personnel, qu'envisageriez-vous comme solution ?

Mme Bernadette MALGORN : Il faut effectivement se préparer et essayer de trouver des lieux de refuge.

Toutes les analyses juridiques qui pourront être réalisées en amont seront les bienvenues car un capitaine de navire reste toujours « maître à bord après Dieu », en dépit de toute la réglementation maritime internationale qui se développe. Ce qui pourrait lui être dit par le préfet maritime quand il est en haute mer consisterait en des conseils, des orientations, mais il est néanmoins bon, à cause précisément de la marge de manœuvre que conserve le capitaine, qu'il existe des protocoles pré-établis.

Par ailleurs, je pense qu'il faut qu'à terre nous puissions disposer d'une panoplie de lieux d'accueil adaptés à des schémas d'événements différents. Si nous préparons quelque chose pour un accident de type pétrolier ou chimiquier, la fois suivante, ce pourrait être un vraquier transportant tout autre chose. C'est un travail intéressant à préparer et je souhaiterais pouvoir y être associée.

M. le Président : Pourrez-vous nous faire parvenir le bilan département par département de la levée du plan POLMAR-terre ?

Mme Bernadette MALGORN : Oui, bien sûr.

M. le Président : J'aimerais également que vous puissiez nous communiquer l'analyse du stockage des déchets de l'Erika. En reste-t-il encore qui ne sont pas traités ou qui proviennent de l'Amoco Cadiz ?

Nous souhaiterions avoir des renseignements sur ce problème qui est véritablement patent car nous avons constaté que, dans certains endroits, les cuves n'étaient pas encore vidées des déchets issus du scandale précédent. A notre sens, cela fait « désordre ».

Mme Bernadette MALGORN : Je vous communiquerai les informations en ma possession.

M. Bernard DEFLESSELLES : Avez-vous des relations avec vos autres collègues préfets de région et préfets de zone, au-delà des civilités habituelles ? Dans cette Commission, nous sommes quelques-uns à avoir auditionné différents préfets de région et, à mon sens, nous sommes assez stupéfaits des différences de préparation et de compréhension des événements et de ce qu'il faut faire dans des cas difficiles, selon les régions que nous avons visitées.

Vous nous avez parlé d'une bonne coordination entre les départements, d'une bonne communication, d'une relation interservices qui fonctionne bien. Je le crois volontiers, car c'est le témoignage des élus de votre région, mais ce n'est pas forcément le cas ailleurs. Vous bénéficiez d'une expérience très longue et très douloureuse et d'autres régions n'y ont pas été confrontées.

Pour autant, ne pensez-vous pas qu'un retour d'expérience soit nécessaire ? Je suis stupéfait, alors qu'il existe 22 régions sur le territoire national, que l'on constate des disparités considérables de connaissances des différentes régions côtières quant à ce qu'ont fait les autres, aux situations qu'elles ont dû affronter. Nous nous étonnons de l'état d'impréparation de certains, qui attendent avec passivité qu'arrive une première catastrophe pour, peut-être, faire leur propre expérience.

Mme Bernadette MALGORN : Les préfets de zone sont impliqués dans ce genre d'affaire. Au sein de la zone, nos relations ne sont naturellement pas seulement de simple courtoisie, mais aussi de travail. Sur tous les sujets de défense, et pas simplement de défense civile, nous travaillons ensemble. Mon préfet délégué, Pascal Mailhos, fait en permanence le tour de l'ensemble des départements sur les différents sujets de défense civile. Moi-même, j'essaie de donner de ma personne.

Nous avons des réunions régulières comme, par exemple, le comité de défense de zone qui a eu lieu le 22 janvier. Nous y avons fait venir, outre le Secrétariat général de la défense nationale, les autorités militaires, ainsi que les préfets des vingt départements de ma zone. J'avais demandé à l'amiral Gheerbrant de faire un point sur le plan POLMAR-mer, sur le problème du Prestige, de nous dire où nous en étions, avant de terminer par un débat. Dix préfets étaient potentiellement concernés sur vingt, quatre concrètement à l'époque : la Vendée, la Loire-Atlantique, le Morbihan et le Finistère.

Depuis quelques années -ce n'était pas vrai il y a dix ans- la relation entre préfet de zone et de département est devenue opérationnelle. Elle l'est d'autant plus depuis quelques mois, et notamment depuis le mois de novembre 2002 car nous avons alors mis en place la zonalisation des forces de l'ordre. Cela signifie qu'il revient au préfet de zone d'attribuer les CRS et les escadrons de gendarmes mobiles à l'ensemble des préfets de département de sa zone. Nous sommes en relation quasi-quotidienne pour l'appréciation commune des situations, entre l'état-major de zone et les préfets de département ou leurs collaborateurs.

La liaison interne à la zone, entre l'échelon zonal et départemental, est aujourd'hui réalisée. D'une zone à l'autre, l'affaire du Prestige étant remontée le long de la côte du Sud-ouest, nous avons fait des offres de service dès le départ. J'ai appelé M. Frémont, que je connais bien, avec qui nous avons des conceptions du métier assez voisines, pour lui proposer une aide technique, avec l'envoi de nos fiches de retours d'expérience et notre documentation technique. Je pense que ce qui pouvait être fait -parce que chaque situation a ses propres caractéristiques- l'a été, même si tous les moyens dont nous disposions n'ont pas été utilisés d'emblée.

A l'intérieur d'une même zone maritime, il est également normal d'avoir ce type de relations fonctionnelles. J'en ai aussi sur la partie Nord où je partage, avec mon collègue de Lille, le préfet maritime de Cherbourg pour la Manche. En revanche, avec la Méditerranée, je n'ai pas de point commun administratif dans mes responsabilités.

M. Bernard DEFLESSELLES : Cela me désole un peu et c'était bien le sens de ma question. Sans insister excessivement sur un point douloureux, la situation en Méditerranée pourrait être « explosive » s'il y avait une catastrophe de type Erika ou Prestige. Nous avons la désagréable impression que la Méditerranée n'est pas prête à absorber un tel choc ; pour qu'elle se prépare, il faudrait l'expérience des autres. La vôtre est précieuse, dans l'Ouest de la France, en Bretagne et en Aquitaine. Cette expérience, mise en réseau, pourrait peut-être venir éclairer les autres. Nous avons l'impression qu'ils attendent une catastrophe pour faire leur propre expérience.

M. le Rapporteur : Le préfet de la région Sud-ouest devrait gagner la Méditerranée dans peu de temps. Ce n'est pas négligeable par rapport aux auditions réalisées à Marseille : M. Frémont sera capable de répondre à ces craintes pour la Méditerranée.

M. le Président : Puisse notre Commission aider à cette compréhension !

Mme Bernadette MALGORN : La capitalisation des expériences se fait à différents échelons, y compris à l'échelon national. Lors du recensement initial des moyens mobilisables pour le Sud-ouest, quand seul le Sud-ouest était touché, une partie des moyens de nettoyage des plages était repérée en zone Ouest mais aussi en zone Sud-est, où des engins servent au nettoyage des plages, sans nécessairement qu'il y ait de pollution pétrolière.

Au fur et à mesure que la catastrophe s'éloigne dans le temps, la mobilisation faiblit. J'en veux pour preuve les rythmes d'actualisation de nos plans POLMAR, même en zone Ouest où nous sommes en première ligne. Il est difficile de se remobiliser sur les plans pour une remise à jour en fonction d'éléments nouveaux ou d'une nouvelle doctrine.

M. Jacques Le GUEN : Vous avez insisté sur la cohérence entre le préfet maritime et les préfets de zone lors des événements de type Prestige.Vous avez rappelé qu'il était nécessaire de bien définir les rôles de chacun afin qu'il n'y ait pas de hiatus dans les problèmes à régler en commun. Quels sont, selon vous, les principaux points d'achoppement susceptibles d'être améliorés de manière à avoir une efficacité encore meilleure dans la relation entre préfet maritime et préfet de zone ?

Mme Bernadette MALGORN : Je pense qu'il s'agit de la question du partage en temps réel de l'interprétation de l'information. L'information est disponible pour tous quasiment en temps réel et on ne peut pas imaginer qu'il y ait de rétention d'informations. En revanche, pour l'action, et la cohérence de cette action, il importe que l'interprétation de l'information soit également cohérente. Pour cela, il faut disposer de systèmes extrêmement rigoureux, il faut s'astreindre à faire des points en commun, à procéder à des analyses communes de la situation qui ont des retombées, d'une part, en mer et, d'autre part, sur terre. Si l'on n'y prend pas garde et si l'on n'est pas extrêmement discipliné, il pourrait y avoir des divergences.

Les plans POLMAR prévoient qu'en cas de déclenchement de POLMAR-mer et d'un POLMAR-terre dans la zone, le préfet de zone prend la coordination de la communication. Est également prévu l'échange d'officiers de liaison : un officier de liaison de la préfecture maritime vient à l'état-major de zone et réciproquement.

En zone Ouest, il n'y a pas de plan POLMAR-terre déclenché, mais nous avions pré-désigné les officiers de liaison et, par des visioconférences permanentes ou par des réunions hebdomadaires, les rencontres prévues pouvaient déjà avoir lieu. Dans le cas contraire, il est probable, qu'après quelque temps, la communication aurait fini par diverger et que nous aurions pu nous faire des procès d'intention entre nous : en dépit de la qualité des personnes en cause, cela peut arriver. Il faut absolument un partage de l'information en temps réel, mais aussi une analyse commune de la situation et un échange d'intentions d'action, même dans le domaine de compétence exclusif des uns ou des autres.

Ces sujets peuvent prêter à une grande incertitude. Les autorités maritimes nous ont dit, dès le début, qu'elles essaieraient de faire des prévisions à 48 heures. Ces fameuses prévisions ont parfois été vérifiées mais aussi parfois démenties, car faire une prévision présente un risque. Il faut savoir les prendre avec le degré d'incertitude qu'elles recèlent et cela pourrait constituer un sujet de tension entre le préfet maritime et les préfets terrestres, sur le thème : « Vous m'aviez dit que cela allait arriver là, dans tant d'heures, et ce n'est pas arrivé, ou c'est arrivé ailleurs ». Il faut accepter une certaine incertitude. Pour cela, il faut travailler ensemble.

M. Louis GUÉDON : Mme la préfète, vous nous avez fait un exposé très complet qui témoigne de votre grande expérience et de votre maîtrise des moyens qui sont à la disposition des préfets de zone. Nous avons parfaitement saisi, grâce à vous, les détails du dispositif que vous avez parfaitement maîtrisé, mais toutefois dans la marée noire du Prestige qui nous préoccupe nous n'étions pas en première ligne contrairement aux Espagnols et, en particulier, aux Galiciens.

Vous avez rappelé -et c'est sympathique- vos origines bretonnes. Nous partageons la même peine que vous quand nos côtes sont trahies par de telles catastrophes. En tant que bretonne, vous avez dit la même chose que nous : « Plus jamais cela ! ». A travers le dispositif que vous venez de nous exposer, sera-t-il possible de dire effectivement : « Plus jamais cela » ? Si ce n'était pas le cas, quelles dispositions vous paraîtraient complémentaires pour arriver à ce point final qu'attendent tous nos concitoyens ?

Mme Bernadette MALGORN : Je crains que les préfets terrestres ne soient en aval du dispositif. Nous sommes là pour organiser le ramassage quand l'événement a produit ses conséquences fâcheuses. Nous sommes beaucoup moins en amont que ne peuvent l'être le pouvoir législatif et gouvernemental, et les autorités maritimes sur le plan technique.

Il est vrai que, dans nos régions, l'évolution au niveau européen du paquet Erika I et les perspectives de mise en œuvre du paquet Erika II soulèvent de grands espoirs. Dans des régions qui ont l'habitude de la gestion du milieu maritime, on est convaincu que les progrès qui restent à accomplir sont parfaitement abordables. Tout le travail qui se fait à terre sur la sécurité des navires, sur la formation des personnels, concerne notre champ de préoccupations et de responsabilités. Il reste toutefois beaucoup à réaliser en la matière.

M. Léonce DEPREZ : Il n'y a pas eu de drame de pollution dans le Nord-Pas-de-Calais, mais comme député du littoral, j'ai suivi ces questions, y compris pour le drame de l'Erika. J'ai survolé pendant 1 h 30 la Mer du Nord lors du télescopage du Tricolor et j'ai été effaré de constater les causes de ce drame, qui ne s'est pas traduit par de la pollution alors que cela aurait pu être le cas. Les dégâts sont économiques et financiers, et le naufrage du Tricolor a provoqué d'autres télescopages. Le manque d'autorité et de discipline m'avait effaré. L'indiscipline a été évidente et elle a provoqué cet accident ; je me demandais quelle autorité avait permis cette indiscipline ou du moins était en charge de la superviser. Vous avez dit que vous vous « partagiez » le préfet maritime de Cherbourg avec le préfet du département. Vous ne parlez jamais des préfets de région. Moi je suis du Nord-Pas-de-Calais.

Mme Bernadette MALGORN : C'est la zone Nord.

M. Léonce DEPREZ : Vous êtes très institutionnelle, peut-être en raison de votre passé à l'Assemblée nationale ; n'est-ce pas régionalisé ?

Mme Bernadette MALGORN : La zone recouvre le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie pour vous.

M. Léonce DEPREZ : C'est la même zone pour le préfet de Cherbourg ?

Mme Bernadette MALGORN : Oui, pour le préfet maritime.

M. Léonce DEPREZ : Quelle est l'autorité terrestre ?

Mme Bernadette MALGORN : Le préfet du Nord-Pas-de-Calais.

M. Léonce DEPREZ : Et pour la Picardie ?

Mme Bernadette MALGORN : Dans la zone de défense, la Picardie se trouve dans le ressort de compétence du préfet de Lille.

M. Léonce DEPREZ : Tout cela me paraît un peu flou, et mal connu des élus, en termes d'action concrète.

Quelle autorité devrait faire en sorte qu'il n'y ait plus de drame du type de ce télescopage en Mer du Nord, au croisement des routes des bateaux qui partent de Dunkerque et de ceux qui montent vers le Nord ?

Cet accident nous inquiète beaucoup car l'amiral Bussereau, de Cherbourg, a indiqué que c'était un miracle qu'il n'y en ait pas plus. Les élus que nous sommes, notamment ceux du littoral, pensent qu'il ne faut pas vivre sous le seul signe de la foi ! Quelle autorité pourrait apporter plus de discipline, partant de la terre, vis-à-vis de cette fréquentation extrême de la Manche et de la Mer du Nord ?

Mme Bernadette MALGORN : En mer, ce n'est pas le préfet terrestre car nos compétences s'arrêtent au littoral. Je parlais de préfet de zone. En effet, en matière de sécurité civile, les deux niveaux chez les préfets terrestres sont le préfet de département et ensuite directement le préfet de zone. Ce n'est pas très connu et, de plus, cela a beaucoup changé au fil des ans, car on a essayé de suivre la réorganisation des armées et le redécoupage des régions militaires et des circonscriptions militaires de défense. Nous sommes enfin parvenus à une configuration stable et cohérente, mais ce n'est effectivement pas très connu. Il y a maintenant, en France métropolitaine, sept zones.

Mme Marylise LEBRANCHU : Sur le plan de la communication, nous avons trouvé, nous qui avons vécu plusieurs événements, une amélioration extraordinaire, y compris en direction des élus.

Pour les quelques « boulettes » qui arrivent chez nous en ce moment -avec un coefficient de marée de 103, nous nous y attendions- tout se passe bien et il y a une dédramatisation réelle en amont. Nous avons déjà l'assurance que, quoi qu'il arrive, les choses seront dites avec clarté et surtout que les moyens arriveront vite.

Je reviens à la question des ports-refuge. Je suis persuadée, comme beaucoup de ceux qui en ont parlé ici, qu'il faudra une autorité, et sûrement celle de l'Etat, pour préciser quel port et quel refuge. Même pour un élu qui se veut réaliste, il n'est pas facile de proposer son propre port et sa propre baie, d'autant que l'on n'a pas la maîtrise des moyens qu'il faudra mettre derrière. Je fais donc confiance à l'appareil législatif et aux autorités compétentes pour trouver la solution. Ce qui m'ennuie plus relève des décisions à venir. Il y a pas de commune mesure entre un pétrolier, un vraquier, un méthanier, ou encore un chimiquier. En fonction de la cargaison que l'on connaîtra mieux qui, in fine, doit prendre la décision ? A t-on vraiment le temps de la demander au Premier ministre, comme cela nous a été dit à un moment ?

J'imagine mal un bateau en difficulté, contenant un produit inflammable, dangereux, volatile, être dirigé vers un port-refuge, contrairement à un pétrolier. J'ai eu le malheur de voir les côtes de ma circonscription totalement noircies de pétrole et constater que l'on peut traiter efficacement cette situation.

Mais je ne vois pas qui prendra la décision : les autorités maritimes ont à régler les problèmes de remorquage, des difficultés météorologiques, de matériel disponible, etc. Mais, à terre, il faudra que quelqu'un parle du danger à la population. Avez-vous une idée personnelle de qui pourrait être cette autorité de décision, quand nous disposerons de cette carte indispensable des lieux de refuge ?

Mme Bernadette MALGORN : Je vous ai dit que je n'ai été que très indirectement impliquée dans cette affaire. Je n'ai vraiment qu'un niveau de connaissance général et je n'ai pas eu l'occasion -n'ayant pas été sollicitée par la mission- de préparer et d'étudier ou de faire étudier spécifiquement ce point.

J'ai toutefois une appréciation personnelle. En l'occurrence, il faudrait distinguer en fonction de la cinétique relative des événements, car les événements de mer présentent une vitesse de déroulement très variable. Parfois, tout se déroule à un rythme non maîtrisé et il s'agit de sauver un équipage, ce qui est la priorité. Ce n'est qu'ensuite que l'on songe au risque de la cargaison. Les choses se précipitent alors et tout se passe très vite, souvent de nuit, l'hiver et lors d'une tempête. Parfois, il s'agit de navires à la dérive, sans propulsion.

Il est certain que la prise de décision, sur le plan de la responsabilité politique et administrative, sera différente selon les circonstances. S'agissant d'un phénomène à cinétique rapide, des responsables déconcentrés devront être en veille permanente et avoir une connaissance permanente des événements pour prendre les décisions qui s'imposent en urgence. Mais, autant pour l'organisation des secours en mer le préfet maritime intervient seul au début, autant pour la désignation d'un lieu de refuge, il faut un interlocuteur terrestre.

Cela pourrait être le préfet de zone qui dispose d'un état-major permanent, qui assure une veille permanente 24 heures sur 24 et 365 jours sur 365. Cela pour les événements qui nécessiteraient des décisions immédiates.

En revanche, si un navire commence à dériver dans le Golfe de Gascogne ou en Mer d'Iroise, et que cela dure plus d'une journée, quelle que soit l'autorité désignée dans les textes, divers facteurs pourront conduire à ce que la décision soit prise à un autre niveau.

Mme Marylise LEBRANCHU : Selon vous, combien faut-il de temps pour pouvoir réunir de façon très active, quand le dispositif aura été mis en place, les autorités maritimes et les autres autorités compétentes autour d'un préfet de zone pour monter une cellule capable de donner un avis éclairé ?

Je soulignerai, à cet égard, que le préfet de zone est éloigné géographiquement, et que, dans les esprits, il faut faire attention à avoir quelqu'un en première ligne qui puisse exercer toutes les responsabilités nécessaires pour faire face aux problèmes qui se présentent.

Notre impression, à l'audition de certains témoignages, est que, dans le cas du Prestige, les choses ne se sont pas déroulées de façon idéale.

J'ai suivi, de l'intérieur du gouvernement, le cas de l'Erika et j'ai constaté une réelle lenteur entre le moment où le problème était connu et celui où tout le monde pouvait se réunir pour prendre une décision.

Mme Bernadette MALGORN : En l'état actuel, il n'est pas prévu que les autorités terrestres interfèrent directement sur ce qui se passe au large, même si, indirectement, par le biais de ce qui intéresse les gens de mer, comme une éventuelle arrivée au port, l'administration des Affaires maritimes est impliquée. Dans le schéma actuel, ce n'est pas prévu ainsi.

Si de nouvelles dispositions étaient établies pour les décisions relatives aux lieux de refuge et que l'on considère qu'il faille une codécision du préfet maritime et du préfet de la zone correspondant au zonage maritime en face des côtes, il faudrait prévoir que les équipes qui iront sur les navires en détresse comprennent des experts capables de faire une analyse sur site de l'ensemble des besoins.

Ensuite, il y a, concernant le traitement de l'information, un aspect scientifique et technique. Soit c'est simple et il n'y a pas de problème de délai, soit c'est plus complexe et il faut prendre des décisions dans une plus grande incertitude. A ce moment-là, l'analyse du degré d'incertitude que l'on est capable d'assumer doit se faire avec les collaborateurs de la DRIRE, du CEDRE et de l'IFREMER. En zone Ouest, cela peut se faire en quelques heures. Nous sommes activés en permanence ; l'état-major de zone veille, comme l'état-major du préfet maritime. Un accident significatif est connu instantanément.

Audition conjointe de
M. Bertrand THOUILIN, Directeur du transport maritime
et de M. Jacques de NAUROIS, Directeur des relations institutionnelles
du groupe TotalFinaElf


(extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

MM. Thouilin et de Naurois sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Thouilin et de Naurois prêtent serment.

M. le Président : Nous avons souhaité vous auditionner pour deux raisons principales. En premier lieu, selon les informations qui nous ont été transmises, vous connaissez particulièrement bien le secteur maritime des transports pétroliers sur lequel vous pouvez avoir des idées intéressantes à entendre. Par ailleurs, Total est l'une des rares compagnies pétrolières opérant en France, sinon la seule, qui prenne ses décisions d'affrètement en France. Vous pourrez nous le préciser.

Par ailleurs il s'est dégagé, notamment depuis l'annonce, la semaine passée, du premier taux de remboursement des dommages par le FIPOL de 15% seulement, une certaine rancœur, justifiée ou non, dans l'opinion publique contre les compagnies pétrolières qui ne supportent pas le coût énorme pour la collectivité résultant de leur politique de transport.

La situation est sans doute plus compliquée et je ne doute pas que vous saurez nous l'expliquer en détails. Total, pour l'Erika, après une certaine hésitation, a fini par accepter de supporter des charges très importantes dont le remboursement n'a pas été demandé au FIPOL. Mais il s'agit là d'une décision volontaire qu'une autre compagnie pétrolière aurait tout aussi bien pu ne pas prendre. Pour le Prestige, la question se pose en des termes malheureusement sensiblement différents.

M. Bertrand THOUILIN : Il serait intéressant de décrire rapidement l'organisation actuelle des transports maritimes dans un groupe pétrolier comme le nôtre, avant de faire le point sur les problèmes de sécurité maritime et d'indemnisation que vous avez évoqués.

La direction des transports maritimes du groupe Total, qui m'est confiée, a une double mission. La première consiste à garantir le plus haut niveau de sécurité dans l'organisation de nos transports de pétrole brut et de produits raffinés. Cette mission découle directement de l'article 1 de la Charte sécurité, environnement, qualité du groupe, qui place en tête de nos priorités la sécurité des activités, la santé des personnes et le respect de l'environnement.Le transport maritime constitue, en effet, l'un des risques majeurs de l'entreprise et, dans notre organisation, l'analyse et la prise en compte des risques liés à notre activité priment toute autre considération, qu'elle soit de nature financière ou économique. Ceci n'est pas une simple déclaration de principe mais une véritable obsession quotidienne.

Notre seconde mission consiste à assurer une bonne couverture des besoins de transports du groupe. Ces besoins de transports sont de plusieurs ordres : il s'agit tout d'abord d'assurer le transport de la production de pétrole brut du groupe, de garantir l'approvisionnement continu de nos raffineries et, de couvrir l'exportation de produits raffinés (essence, gazole, fioul, etc.) et soutenir le développement de toutes nos activités de « trading ».

En moyenne, chaque jour une centaine de navires transportent, directement ou indirectement, des cargaisons pour le compte du groupe Total. L'année dernière, sans compter la chimie, le tonnage transporté a approché les 120 millions de tonnes. C'est peu par rapport au volume global annuel de produits pétroliers transportés dans le monde qui dépasse, comme vous le savez, les 2 milliards de tonnes par an, mais cela représente néanmoins un montant considérable. Ces 120 millions de tonnes correspondent uniquement aux marchandises que nous transportons nous-mêmes. Il faut y ajouter les cargaisons que nous achetons ou vendons sans en assurer le transport. Ainsi, au total, le volume global des cargaisons maritimes traitées par le groupe sur une année approche les 250 millions de tonnes, soit un peu moins que le volume global qui passe chaque année au large d'Ouessant. On estime que la quantité totale qui passe à Ouessant est de 300 millions de tonnes.

Sur les cent navires auxquels je viens de faire référence, un peu moins d'une soixantaine correspond à de l'affrètement au voyage (affrètement « spot ») et un peu plus d'une quarantaine appartient à ce que nous appelons notre flotte contrôlée. L'expression « flotte contrôlée » doit être prise ici dans son sens économique et non technique puisque tous les navires sont contrôlés. La flotte contrôlée désigne les navires exploités en permanence par le groupe et qui soit nous appartiennent directement soit, ce qui est le cas le plus fréquent, sont affrétés par le biais de contrats d'affrètement à temps auprès d'armateurs indépendants. La durée de ces locations est extrêmement variable et peut aller de quelques mois à une dizaine d'années.

Cette flotte de navires contrôlés comprend des unités de toutes les tailles, depuis le supertanker de 300 000 tonnes jusqu'au caboteur. Elle est presque entièrement à double coque : en fait nous n'avons plus que deux navires à simple coque, dont l'un est sous pavillon français et l'autre sous pavillon norvégien.

Il s'agit d'une flotte jeune, essentiellement constituée de navires construits ces trois dernières années, et que nous renouvelons constamment : il y a ainsi actuellement une dizaine de navires en construction qui ont été commandés par des armateurs avec l'appui de contrats d'affrètement à long terme conclus avec le Groupe et qui rejoindront donc notre flotte à partir de l'année prochaine.

La très grande variété des routes maritimes et la diversité des types de navires nécessaires pour transporter tous nos produits rend totalement illusoire le contrôle direct de toutes nos expéditions. Le recours au marché « spot » est indispensable pour assurer la flexibilité opérationnelle nécessaire.

Il faut donc trouver un équilibre entre le recours au marché « spot » et le contrôle direct des expéditions au moyen d'une flotte affrétée à temps et, de ce point de vue, chaque société pétrolière a sa propre politique. Pour notre part, nous avons une flotte contrôlée importante, si on la compare à la moyenne de l'industrie. Nous avons, comme on le dit dans notre jargon, un taux de couverture élevé et nous sommes donc capables de transporter, au moyen de navires exploités en permanence pour le Groupe, une grande partie de nos produits.

Cette politique a encore été renforcée depuis l'accident du Prestige. Nous croyons en effet que les mesures proposées par la Commission européenne immédiatement après cet accident, et qui vont très vraisemblablement être adoptées cette année, risquent d'entraîner un manque de tonnage disponible, notamment pour le transport de produits raffinés comme le fioul lourd.

Il s'agit, pour la Commission européenne, d'accélérer le calendrier de retrait des navires à simple coque et d'interdire dès maintenant le transport de produits pétroliers les plus lourds, comme le fioul, sur ces navires monocoques. Les affréteurs pétroliers ne sont pas hostiles à cette démarche mais ont émis quelques réserves importantes concernant, d'une part, l'application de ces mesures aux petits navires inférieurs à 5 000 tonnes et, d'autre part, la définition des bruts lourds.

Au-delà des modalités d'application du texte, il faut bien voir que la démarche entreprise par la Commission crée une situation difficile : soit en effet cette nouvelle réglementation est limitée, au moins dans un premier temps, à l'Europe et on aboutira alors à une régionalisation des règles de sécurité maritime, ce qui est très préjudiciable à une activité par essence internationale ; soit l'Union européenne demande à l'OMI de généraliser rapidement ces mesures, ce qui semble être le cas aujourd'hui, et on risque tout simplement de ne pas avoir assez de tonnage disponible.

S'il fallait dès aujourd'hui transporter à l'échelon mondial tous les bruts lourds et le fioul sur des navires à double coque, il n'y aurait pas assez de navires et les conséquences pour le raffinage, notamment européen, seraient considérables. Cela peut aller jusqu'à des ruptures dans la production des raffineries qui seraient dans l'incapacité d'écouler leur fioul.

Pour autant, nous ne sommes pas hostiles à cette initiative, d'autant que, pour ce qui concerne le groupe Total, nous appliquons déjà de facto cette politique pour le transport de notre fioul. Da,ns cette perspective, et pour prévenir les risques en matière de tonnage disponible, nous sommes en train de renforcer notre flotte contrôlée en augmentant le nombre de navires neufs affrétés à temps.

A titre d'exemple, la quasi-totalité de notre flotte de transport de produits affrétée à temps (soit une dizaine de navires) est aujourd'hui affectée au transport de fioul et nous avons souvent du mal à trouver du tonnage disponible sur le marché pour transporter des produits blancs comme le gazole ou l'essence.

Je n'en dirai pas davantage sur cette notion de flotte contrôlée, dont on voit qu'elle n'est pas tout à fait sans rapport avec la sécurité maritime, et je ne reviendrai pas sur le point de savoir si les compagnies pétrolières devraient investir directement dans la propriété et l'armement de tankers.

J'avais longuement évoqué ce point dans le cadre de la Commission d'enquête de votre assemblée consécutive au naufrage de l'Erika en essayant de montrer notamment que la relation de partenariat qui se tisse sur le long terme entre l'affréteur et l'armateur indépendant dans le cadre d'un affrètement à temps de plusieurs années permet à l'affréteur pétrolier d'avoir le même degré de suivi et de contrôle sur les navires que sur des navires en pleine propriété.

Pour moi, le problème de la propriété et de l'armement direct est aujourd'hui dans une grande mesure un faux problème. L'évolution du transport maritime pétrolier ces trente dernières années a accordé une place de plus en plus importante aux armateurs indépendants et il y en a beaucoup d'excellente qualité. Il appartient aux affréteurs pétroliers de bien les choisir et, dans toute la mesure du possible, d'assurer la pérennité et l'équilibre de leur activité en concluant avec eux des contrats d'engagement de location à moyen ou long terme.

Permettez-moi de présenter maintenant les grandes lignes de notre politique de sécurité maritime.

Le principe de base est simple. La consultation du service spécialisé d'inspection et de sélection des navires, que nous appelons dans notre métier le  service de « vetting », et l'obtention de son accord préalable sont obligatoires chaque fois qu'une entité du Groupe intervient, directement ou indirectement, dans le transport maritime d'une cargaison. Je rappelle qu'il s'agit là d'une procédure volontaire et interne puisqu'il n'y a pas, à proprement parler, d'obligation juridique dans ce domaine.

Il faut bien voir également que cette procédure ne se limite pas à l'affrètement, mais qu'elle s'applique également en cas d'achat ou de vente d'une cargaison flottante sans affrètement, ainsi qu'en cas d'escales de navires dans nos terminaux, pour chargement ou déchargement.

Nous avons actuellement 18 inspecteurs : 6 basés à Paris, 11 dans différents ports et 1 à Singapour. Tous ces inspecteurs sont d'anciens navigants du pétrole. Nous réalisons environ 1 000 inspections de navires par an et notre service de « vetting » traite plus de 10 000 demandes d'acceptation de navires chaque année.

Pour laisser davantage de place à vos questions, je ne m'attarderai pas, si vous le voulez bien, sur le système d'inspection des navires par les compagnies pétrolières qui a d'ailleurs été largement décrit dans le cadre de la précédente Commission d'enquête sur l'Erika. Certes, ce système a été renforcé depuis lors dans de nombreux domaines. Ainsi, par exemple, les compagnies pétrolières qui gèrent en commun la base de données SIR (Ship Inpection Report) contenant plusieurs milliers de rapports d'inspection sur les navires, ont mis désormais en place un système commun d'accréditation de tous leurs inspecteurs afin de mieux garantir la qualité et l'homogénéité de leurs inspections. Nous réfléchissons maintenant à la création d'un véritable diplôme d'inspecteurs pour les pétroliers.

Par ailleurs, le système SIR, avec tous ses rapports d'inspection, a été mis gracieusement à la disposition des autorités chargées du contrôle de l'Etat du port et on ne peut que regretter, à cet égard, que les autorités n'y recourent pas plus souvent. De même, il existe maintenant une passerelle entre la base de données SIR et le système européen Equasis. Les utilisateurs d'Equasis, en consultant la base, sont prévenus du fait qu'il existe un rapport SIR sur le navire.

Depuis trois ans, il y a donc eu des progrès incontestables. Cependant, les inspections réalisées par les affréteurs pétroliers, tout comme celles effectuées par le contrôle de l'Etat du port, continuent de souffrir des mêmes limites. Ces inspections sont réalisées pendant les escales des navires dans les ports, lors des opérations commerciales et il est évident que les inspecteurs ne peuvent pas descendre dans les citernes et vérifier l'état de la structure même du navire. Ces contrôles ne pourront donc jamais remplacer le rôle des sociétés de classification dans ce domaine. On compare souvent la sécurité maritime à une chaîne mais, dans cette chaîne, chacun doit avoir sa responsabilité propre et tous les maillons ne sont pas interchangeables. Tout ce qui touche à l'intégrité de la coque et à la qualité de la structure est de la compétence des sociétés de classification et c'est pourquoi les affréteurs pétroliers ont tout particulièrement soutenu l'adoption de la directive européenne sur les sociétés de classification comprises dans le paquet Erika I. C'est pour nous, avec la création de l'Agence européenne de sécurité maritime qui sera chargée, entre autres choses, de l'application de cette directive, une des pièces essentielles du nouveau dispositif.

Les compagnies pétrolières ont d'ailleurs entretenu un dialogue assez musclé avec les sociétés de classification et leur organisme professionnel, l'IACS, pour obtenir une amélioration des performances de ces sociétés dans tout un ensemble de domaines : accroissement de leur responsabilité à l'égard des tiers en cas de faute ou de négligence, meilleure transparence de l'information sur le statut des navires et leurs conditions de classe, amélioration de la procédure de transfert de classe, etc.

Pour ce qui concerne la structure du navire, les inspections des affréteurs restent donc forcément de nature documentaire. Certes, aujourd'hui on ne fait plus forcément confiance à un simple certificat délivré par la société de classification et on n'hésitera pas à exiger toute la documentation disponible mais, au fond, ce système d'inspection a tout de même ses limites.

En conclusion, on peut donc considérer que les systèmes d'inspection des affréteurs pétroliers ont été améliorés et renforcés depuis trois ans, tout en restant fondés sur les mêmes principes et en se heurtant aux mêmes limites.

De nouvelles formes de contrôle ont parfois été mises en place. L'affaire de l'Erika a montré la défaillance du code ISM qui aurait dû normalement garantir l'existence d'un système de gestion de la sécurité à terre chez l'armateur. Au contraire, nous nous sommes heurtés dans cette affaire à une grande opacité dans la propriété et l'exploitation de ce navire. Face à ce risque d'un type nouveau, nous avons mis en place une nouvelle fonction qui consiste à recueillir toutes les informations destinées à améliorer la traçabilité des armateurs ou opérateurs de navires. Il ne s'agit pas ici de vérifier l'état technique des navires mais de mieux connaître la structure patrimoniale, financière et organisationnelle de nos contractants. Encore une fois, l'existence du code ISM aurait dû rendre cette fonction inutile, mais je crois que, dans le système actuel, tel n'est pas le cas. A ma connaissance, le groupe Total est le seul à disposer de cette fonction.

Par ailleurs, nous multiplions également les audits de sécurité chez les armateurs.

Si les systèmes d'inspection restent globalement les mêmes, avec les améliorations notables que j'ai citées, les critères d'acceptation des navires se sont durcis considérablement. L'inspection d'un navire est une chose, mais son acceptation en est une autre. Les rapports d'inspection contenus dans la base SIR, comme en général tous les autres rapports disponibles, ne se prononcent pas sur l'« acceptabilité » du bateau. Ils se contentent de le décrire, avec ses qualités et ses défauts. C'est ensuite l'inspecteur du service de « vetting », véritable professionnel du transport maritime qui, au vu de ce rapport et sur la base d'un certain nombre de critères fixés par le Groupe, va prendre la décision d'accepter ou non le bateau.

Chaque société pétrolière se dote de ses propres critères d'acceptation. Les nôtres sont particulièrement draconiens et je ne pense pas me tromper en affirmant qu'ils sont parmi les plus sévères de la profession.

Ainsi, nous n'acceptons aucun navire de plus de 25 ans, quel que soit son tonnage, qu'il s'agisse d'affrètement, d'achat ou de vente de cargaisons ou d'opérations dans nos terminaux. Cette limite de 25 ans est abaissée à 20 ans pour tous les navires de plus de 30 000 tonnes de port en lourd. Cette limite est encore abaissée à 15 ans pour tous les transports de fioul lourd, ce qui revient à dire, en pratique, que tous nos transports de fioul sont déjà effectués sur des navires à double coque.

Bien entendu, quel que soit leur âge, tous les navires sont immédiatement déclassés en cas de mauvais rapport SIR, de détention dans un port, d'avarie ou de toute autre information de nature à susciter un doute sur la qualité du navire. Par ailleurs, la survenance d'un certain nombre d'événements entraîne automatiquement la perte de l'« acceptabilité » d'un navire : c'est par exemple le cas d'un changement d'armateur. Il faut alors une nouvelle inspection pour que le navire soit à nouveau acceptable.

En outre, nous respectons scrupuleusement les engagements contenus dans la Charte sur la sécurité des transports maritimes pétroliers du 10 février 2000, dite « Charte Gayssot ». Nous l'appliquons en France mais aussi partout dans le monde. Comme vous le savez, cette charte contient un certain nombre de contraintes en matière d'affrètement de navires dès lors, par exemple, qu'il y a un changement de société de classification ou d'opérateur.

A propos de l'accident du Prestige, la Commission européenne avait suggéré que les principales compagnies pétrolières adoptent un mode de conduite volontaire, sur le modèle de la Charte Gayssot. Nous avons rencontré à plusieurs reprises les services de la Commission à qui nous avons expliqué que ce n'était sans doute pas, dans le contexte actuel, la meilleure approche.

Depuis trois ans, les principales compagnies pétrolières, les majors, ont suivi à peu près la même politique et ont renforcé leurs critères d'acceptation des navires. Elles n'ont pas été suivies par tous les opérateurs et, comme l'a montré le naufrage du Prestige, tous les opérateurs n'adoptent pas les mêmes critères en matière de sécurité. C'est notamment le cas de certains « traders » indépendants. Or, nous n'avons aucun pouvoir sur ces « traders » et nous ne pouvons les forcer à nous suivre.

C'est ainsi que, paradoxalement, on a pu dire que la sécurité maritime s'était dégradée depuis l'Erika. Sur de nombreux segments de marché, et notamment pour le transport de produits pétroliers blancs ou noirs, il existe aujourd'hui deux marchés de l'affrètement, et parfois plus : le marché des bateaux acceptés par les majors, d'une part, comprenant tous les navires pour lesquels les armateurs font les démarches et les efforts nécessaires pour obtenir l'acceptation des principales compagnies pétrolières ; et, d'autre part, le marché des navires sans approbation ou avec des approbations très limitées. Certains armateurs savent que leurs navires ne passeront jamais avec succès l'examen des inspecteurs de « vetting » des compagnies pétrolières et renoncent par conséquent à demander ces inspections. Ils se contentent de placer leurs navires auprès d'affréteurs qui se passent de toute approbation ou de toute inspection.

Bien entendu, sur ces marchés le prix du transport n'est pas le même dans les deux cas. Il peut y avoir un différentiel de prix considérable entre un bateau acceptable pour les « majors » pétrolières et un bateau sans approbation. C'est ainsi que toutes les compagnies pétrolières ont perdu des marchés très importants au profit de « traders » indépendants, tout simplement parce que les bateaux qu'elles peuvent utiliser étaient trop chers par rapport à la concurrence. Ceci est vrai en Méditerranée par exemple.

C'est pourquoi il faut, selon nous, que les nouvelles règles destinées à renforcer la sécurité maritime s'appliquent à tous, pétroliers et « traders », et plutôt que de signer des codes volontaires qui n'apportent pas grand-chose de nouveau, dans la mesure où ils correspondent, le plus souvent, à des pratiques déjà existantes, il faut privilégier la voie de la réglementation et mettre en place un système de sécurité applicable à tous.

Je voudrais laisser le plus de temps possible à vos questions et je ne vais pas évoquer toutes les mesures qui ont été préconisées en matière de sécurité du transport maritime de produits polluants. Globalement, je dirai que toutes les mesures mises en place, notamment au niveau européen, vont dans le bon sens. Elles avaient d'ailleurs été soutenues en leur temps par des affréteurs pétroliers. Qu'il s'agisse du remplacement des navires à simple coque, du renforcement du contrôle sur les sociétés de classification, de la création de l'Agence européenne de sécurité maritime, on ne peut nier que des progrès importants ont été réalisés.

Il y a deux domaines, me semble-t-il, dans lesquels aucun progrès sensible n'a été réalisé et où on peut même, dans une certaine mesure, parler de recul. Il s'agit, d'une part, de la responsabilité de l'Etat du pavillon et, d'autre part, de l'indemnisation des victimes.

Sur la responsabilité de l'Etat du pavillon, votre Commission a dû entendre des avis plus autorisés que le mien et, si vous le voulez bien, je me contenterai de parler des problèmes d'indemnisation.

A l'heure où nous parlons, se déroule à Londres, sous l'égide de l'OMI, une conférence diplomatique dont l'objet est de créer un troisième fonds qui va venir se superposer au FIPOL actuel et permettre ainsi aux victimes de pollution de pouvoir bénéficier de ce mythique milliard d'euros dont il a été si souvent question depuis trois ans.

J'ai eu un appel téléphonique il y a peu, et il semble y avoir un blocus entre ceux qui veulent 400 millions de DTS, ce qui correspond à 600 millions d'euros, ceux qui veulent 750, soit un milliard d'euros, et ceux qui veulent 800 millions de DTS, soit plus d'un milliard d'euros. Il est cependant certain que le montant sera considérablement augmenté, plus de deux ou trois fois. Ainsi permettra-t-on au système international fondé sur les deux conventions CLC et FIPOL de remplir l'un de ses objectifs, qui est d'assurer aux victimes d'accidents de pollution une indemnisation rapide et sûre.

On a beaucoup parlé, avec raison, des lenteurs du FIPOL dans l'indemnisation des victimes de l'Erika et cela était dû uniquement au fait que l'enveloppe disponible risquait d'être insuffisante, d'où la nécessité de limiter le montant des paiements. On constatera néanmoins que, trois ans après, l'indemnisation des victimes va être intégrale, ce qu'il faut comparer aux 14 ans de procédures judiciaires dans le cadre de l'Amoco Cadiz. Le système du FIPOL est certes perfectible, mais il n'a pas que des défauts.

En augmentant de manière considérable les montants disponibles, on va permettre aux victimes d'être intégralement remboursées de manière plus rapide et, sur ce plan, le système sera en mesure de remplir sa mission.

C'est pourquoi les compagnies pétrolières ont déposé une contribution dans le cadre de la conférence diplomatique, dans laquelle elles se prononcent clairement en faveur de cette augmentation.

Toutefois, on doit parler d'échec dans l'affectation de la charge de cette augmentation. En effet, il a été jugé plus facile de faire payer les compagnies pétrolières et de laisser les armateurs et leurs assureurs tranquilles. Ainsi, dans le nouveau système la responsabilité de l'armateur de l'Erika serait toujours limitée à 12 millions de dollars, celle de l'armateur du Prestige à 25 millions de dollars, le reste étant mis à la charge des seuls importateurs de pétrole brut pour atteindre le fameux milliard !

Autant dire que la participation des armateurs devient négligeable et que désormais le poids des indemnisations pèse presque exclusivement sur les propriétaires de cargaisons.

Or, lors de la création du système dans les années 70, l'objectif était d'établir un équilibre entre la responsabilité des armateurs et la contribution des pétroliers afin d'associer l'ensemble des acteurs au processus d'indemnisation.

Le système d'indemnisation doit aussi avoir un effet préventif en matière de sécurité. Le principe de responsabilité sans faute, établi à l'encontre de l'armateur en cas de pollution, devrait avoir un effet incitatif et pousser les armateurs à améliorer la qualité de leurs navires et à maintenir les meilleurs standards de sécurité dans l'opération de leurs flottes. De même, il devait inciter les assureurs de ces armateurs à bien sélectionner les navires assurés, à les contrôler pour faire en sorte que les navires sous-normes ne puissent plus trouver d'assureurs et soient par conséquent exclus du marché.

Malheureusement, cet objectif est aujourd'hui délaissé et les armateurs, qui ont pourtant la main sur la maintenance, le contrôle et les opérations des navires qu'ils exploitent, voient s'éloigner le risque de devoir participer sérieusement aux conséquences d'une pollution. Ce risque est maintenant transféré sur les propriétaires de cargaisons qui, il faut le rappeler, ne sont pas les exploitants du bateau et ne pourront jamais remplacer l'armateur, l'Etat du pavillon ou la société de classification dans leur rôle en matière de sécurité maritime.

Personnellement, je trouve anormal que les assureurs de responsabilité des armateurs aient été totalement épargnés par les suites de l'Erika et du Prestige. Ainsi, ils prétendent être en mesure de fournir une garantie à hauteur de 1 milliard de dollars en matière de pollution, mais ils refusent que soit augmentée la responsabilité des armateurs qui est largement inférieure à ce milliard de dollars et que soit remis en cause, par exemple, le droit des armateurs à limiter leur responsabilité. Ils prétendent réaliser des inspections de pré-assurance mais, en réalité, on n'a jamais vu de bateau qui ne trouve pas d'assureur, quel que soit son état.

En vérité, on a voulu réformer le système en allant chercher de l'argent là où on l'imagine, à savoir dans les poches profondes des compagnies pétrolières. Ce faisant, on améliore sans doute le sort des victimes, et personne ne s'en plaindra, même pas les compagnies pétrolières, mais on n'améliore pas la sécurité maritime. Bien au contraire, on pousse ceux qui devraient au premier chef garantir la maîtrise du risque de pollution à s'en détourner.

M. le Président : C'est un plaidoyer sur lequel nous nous appuierons pour poser des questions.

Comment expliquez-vous la survenance d'une catastrophe similaire à celle de l'Erika moins de trois ans après ? Malgré votre description des améliorations c'est toutefois arrivé et j'aimerais avoir votre sentiment sur ce que l'on disait : « Plus jamais cela ».

M. Bertrand THOUILIN : J'ai donné quelques éléments de réponse dans mon intervention. Il faut rappeler que ce navire était opéré par une société de « trading » indépendante qui probablement n'a pas participé au renforcement des critères d'acceptation de navires. Je pense qu'aujourd'hui le Prestige n'aurait été affrété par aucune des grandes compagnies européennes.

C'est tout le problème de cette différence de marché qui devient de plus en plus difficile en Mer du Nord, du moins dans le type de cas qui occupe aujourd'hui, avec une cargaison constituée de brut russe, qui passait mais ne s'arrêtait dans aucun port européen. En revanche, la différence de marché dont j'ai parlé existe de moins en moins en Europe du Nord dans la mesure où toutes les compagnies ont renforcé leur système d'acceptation des navires et, dans la mesure, puisqu'elles sont présentes partout, il devient de plus en plus difficile de faire rentrer un navire dans un port s'il n'est pas accepté par l'une de ces compagnies. Je pense qu'en Mer du Nord le problème est assaini, sauf pour ces navires qui passent sans s'arrêter.

Le problème est différent en Méditerranée où les « traders »  indépendants ont beaucoup plus d'espace.

Par ailleurs, sur le plan technique les causes du Prestige ne sont pas déterminées. Le rapport de la société de classification constituait un plaidoyer pro domo. Je ne sais pas si l'on pourra déterminer les causes exactes du naufrage. Mais il est certain que les navires les plus anciens connaissent des problèmes de fatigue et sont beaucoup plus sensibles à la qualité de la maintenance et du suivi de la société de classification. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons nous-mêmes fixé des critères d'âge qui, sur le plan absolu, ne représentent pas une panacée. C'est même dangereux car cela peut avoir un effet pervers, si tout le monde se met à fixer les mêmes critères d'âge, mais c'était la seule manière d'éviter une confrontation à ce type de problème. Au-delà d'un certain âge, il faut que les effets de la fatigue sur le navire, les effets de la corrosion et des réparations successives, ainsi que les arrêts techniques successifs soient extrêmement bien gérés et bien maintenus. Il semblerait que dans cette affaire ce n'ait pas été le cas.

M. le Rapporteur : Nous avons entendu votre plaidoyer notamment pour le FIPOL, qui a le mérite d'exister, et sur la responsabilité des armateurs. Dans les naufrages de ces dernières années, - Prestige et Erika -, l'opinion a été choquée par le remboursement rapide auprès des armateurs du coût du dommage. Il est vrai qu'aujourd'hui les compagnies pétrolières semblent dégager régulièrement des bénéfices et tout le monde pense que si les cotisations augmentent , elles seront répercutées sur le consommateur avec le prix à la pompe. Nous pensons que les armateurs devraient être beaucoup plus impliqués en cas de dommage et de naufrage.

Deux questions et précisions concernant l'Erika : le FIPOL vient d'annoncer 100% des remboursements des dommages mais sur les critères des dossiers FIPOL. Je ne veux pas polémiquer, mais je prends un exemple concret, celui de la commune du Croisic : un dossier de l'ordre de 300 000 euros a été introduit auprès du FIPOL et qui risque d'être très litigieux, la majeure partie de ces sommes étant représentée par les salaires et charges du personnel qui a pendant au moins 6 mois pratiqué le nettoyage des côtes de la commune. Aujourd'hui, le FIPOL répond que ce personnel aurait été employé et payé par la commune, quelle que soit sa tâche.

Si nous ne sommes pas remboursés de ces sommes, il sera possible de dire que le FIPOL rembourse à 100% selon les dossiers qu'il juge éligibles, même si certaines professions, comme la conchyliculture, ont été très tôt et très bien remboursées. Il reste des litiges auprès des communes et auprès d'autres professionnels de la mer comme les paludiers qui n'avaient pas produit de sel, en application du principe de précaution. Aujourd'hui le FIPOL, qui a certes le mérite d'exister, rembourse des préjudices économiques. Certains pensent que sur les catastrophes que l'on vient de connaître, il existe aussi des préjudices importants d'ordre environnemental et moral.

Vous avez parlé des efforts, notamment sur la flotte de transport. Que pensez-vous objectivement également des double-coques ? Nous avons posé régulièrement cette question et les réponses unanimes ne sont pas forcément celles que l'on pourrait attendre.

M. Bertrand THOUILIN : Concernant le FIPOL, les compagnies pétrolières n'ont aucun pouvoir ni aucune autorité dans le fonctionnement de cette institution. Le FIPOL fonctionne comme une institution intergouvernementale, de type onusien. Nous sommes appelés à financer le système mais nous n'avons aucun pouvoir.

Je pense qu'il y a un travail important à faire au-delà de l'augmentation de la responsabilité des armateurs, notamment le toilettage et la modernisation de la convention CLC qui constitue le fondement de la responsabilité de l'armateur, notamment sur la possibilité de limiter sa responsabilité, mais aussi sur d'autres aspects comme une meilleure prise en compte du dommage à l'environnement, et peut-être plus de flexibilité dans l'acceptation des réclamations.

Le grand problème est que le FIPOL est tenu par des règles internationales. S'il y a deux ans, en Corée, on a décidé de ne pas rembourser le salaire des employés communaux qui ont nettoyé, cette décision a été prise en comité exécutif du FIPOL, et il faut appliquer la même jurisprudence ailleurs. A cet égard, la France a toujours été légaliste et a toujours eu une approche assez proche des textes en étant stricte dans l'acceptation des préjudices ; dès lors que la pollution avait eu lieu au Japon ou en Corée, il était difficile de dire, quand la même chose se produit chez nous, la « jurisprudence » ne s'applique pas.

M. le Rapporteur : C'est désastreux en termes d'image de marque pour le FIPOL. De même, le fait que vous ayez dépensé presque un milliard de francs d'une manière volontariste sur l'Erika n'a pas été ressenti comme un effort conséquent.

M. Jacques de NAUROIS : Nous avons grandement dépassé le milliard de francs.

M. le Rapporteur : En retour d'image et de volonté politique de la société, cela n'a pas été ressenti comme un effort important.

M. Bertrand THOUILIN : L'énorme avantage des bateaux à double coque est qu'ils sont neufs et que pour l'instant tout va bien.

M. le Rapporteur : Et après ?

M. Bertrand THOUILIN : Ces bateaux rencontreront les mêmes problèmes que tous les bateaux qui avancent en âge. Il faut assurer un examen plus approfondi de leur structure et on aura certainement des problèmes spécifiques avec les double-coques, qui n'existaient pas avec les simple-coques, car il faut surveiller deux coques au lieu d'une.

Les arguments contre le double coque tiennent à ce qu'il faut tenir compte du risque d'explosivité, qu'en cas d'échouement l'eau rentre dans la double coque et alourdit le navire ce qui, au lieu d'aider au remorquage, constitue un frein ; cela s'est passé ainsi dans le cas de l'Ievoli Sun, où l'eau a alourdi le navire.

Il faut toutefois noter un avantage, notamment en cas d'attaque terroriste. Concernant le Limburg, le fait que ce navire ait été à double coque a sans doute permis d'éviter le pire ; la première coque a été extrêmement endommagée, avec une brèche de plus de 11 mètres, alors que la seconde coque a bien résisté. La double coque représente une réponse adéquate en cas de choc ou de collision, mais pas trop forte, ou d'échouement à petite vitesse. Cela ne peut toutefois pas représenter la solution à tous les problèmes.

Il faut rappeler que le problème de l'Erika et du Prestige n'a pas de rapport avec la double coque. Ils n'ont pas heurté de récifs ou de rochers. Il s'agissait plus d'un problème de contrôle, de maintenance et de surveillance des travaux. Dans le cas de l'Erika, l'arrêt technique de 1998 n'avait pas été réalisé correctement, ce qui a entraîné les désordres que l'on connaît.

Dans le cadre du Prestige, c'est sans doute là aussi que réside la responsabilité, et ce genre de problème se retrouvera sur les double-coques. Si la double coque n'est pas entretenue, ce sera d'autant plus difficile : les espaces vides pourront parfois être remplis d'eau, ce qui engendrera des problèmes de corrosion et multipliera les risques de cassure.

M. le Rapporteur : Je vous remercie de cette précision.

Mme Marylise LEBRANCHU : Vous avez dit lors de votre exposé être inquiet de mesures prises sur une région et pas au niveau mondial. Les Etats-Unis, qui ont l'habitude de réagir en termes économiques avant de réagir autrement, ont pris des dispositions que n'ont pas prises leurs voisins - ils sont un pays producteur et le problème n'est pas le même en cas de difficultés d'approvisionnement -et cela a pas détourné les trafics, comme on l'entend toujours dire dans notre zone européenne.

Le fait de prendre des mesures ici serait une catastrophe parce que le reste du monde ne serait pas touché. Les Etats-Unis n'ont pas souffert, même si des compagnies pétrolières ont vu leurs coûts d'exploitation de navires augmenter.

Je suis très sensible à ce que vous dites, comme tout le monde, sur le problème de la responsabilité des armateurs. Pour avoir aussi regardé en cascade le problème des sociétés de classification et le nombre d'intérêts croisés entre les sociétés de classification et certains propriétaires, je crois qu'il faut revoir le problème de l'armateur. Toutefois, au niveau du contrat commercial, vous n'êtes pas pieds et poings liés face à des offres de bateaux de ce type dans le monde : pouvez-vous créer une sorte de responsabilité en cas d'accident... Lors de l'enquête il y a une mise à jour de la responsabilité de l'équipage ou de l'état du bateau : n'est-ce pas aussi au niveau du contrat que vous devez accompagner le partage des responsabilités, jusqu'à ce que les armateurs agissent de manière responsable?

M. Bertrand THOUILIN : Il faut, sur le premier point, faire très attention à ce que contient l'OPA américain qui n'interdit pas les navires à simple coque. Le Prestige avait l'autorisation d'aller décharger aux Etats-Unis ; il avait été approuvé par les « coast guards ». Aujourd'hui, beaucoup de navires à simple coque transportent du fioul depuis l'Europe vers les Etats-Unis. J'ai vu dans la presse aujourd'hui que le public a l'impression qu'aux Etats-Unis, l'interdiction du double coque pour le fioul lourd est déjà mise en place. C'est faux ! Nous craignons que cette généralisation de l'obligation de transporter du fioul lourd sur des navires à double coque - à laquelle je suis favorable et que j'applique chez moi - ne génère des difficultés pour trouver des bateaux si tout le monde fait la même chose en même temps.

Nus avons demandé à l'Union européenne et à l'OMI de réaliser une étude de capacité pour connaître le nombre actuel de navires. La Commission Européenne a procédé à un calcul très simple en prenant la liste des bateaux et le nombre de navires disponibles double coque et simple coque. Les double-coques ne sont pas disponibles pour tout le monde ; ils sont souvent utilisés par des compagnies pétrolières qui ne les mettent pas sur le marché. Vous allez donc trouver surtout des bateaux simple coque sur le marché. Il faut faire une étude de capacité sérieuse et adapter le calendrier de manière réaliste, notamment pour les petits bateaux à simple coque, pour réussir le passage du simple coque au double coque pour le transport du fioul lourd. Si le Japon, les Etats-Unis et l'Europe décident de l'exclusion des simple-coques rapidement et en même temps, il y aura un problème.

Sur le second point, j'aimerais vous donner raison et dire que pourrions, dans nos contrats d'affrètement, modifier les clauses de responsabilité pour dire que l'armateur, - au lieu d'avoir un plafond de responsabilité à 12 millions de dollars -, pourrait aller jusqu'à la moitié du nouveau fonds FIPOL. Les armateurs sont bien organisés même s'ils sont atomisés. Ils sont représentés par les assureurs qui les défendent extrêmement bien. Il est impossible, en pratique, de modifier les clauses de responsabilité. Les armateurs stipulent, dans les contrats d'affrètement, qu'en cas de pollution, ils seront responsables conformément au régime international en vigueur, et qu'ils sont assurés jusqu'à un milliard de dollars. En pratique, la responsabilité est largement inférieure. Même Exxon, après l'affaire de l'Exxon Valdez, qui avait tout fait pour modifier le système, n'a jamais réussi à modifier cela. Leurs assureurs leur disent que s'ils font cela, ils ne seront plus assurés.

M. Jacques de NAUROIS : L'Europe est une zone dans laquelle il y a beaucoup de transit passant au large des côtes européennes, alors que tous les navires qui s'approchent des Etats-Unis vont aux Etats-Unis. Ce n'est pas le cas de l'Europe. Il est plus facile pour les Américains de prendre une décision unilatérale.

M. le Président : Au regard de votre expérience de l'Erika et du forage « offshore » à grande profondeur, quelle appréciation portez-vous sur la faisabilité et le coût prévisible des mesures prévues pour le traitement de l'épave du Prestige ?

M. Bertrand THOUILIN : Notre première réaction a été de dire que personne n'avait jamais pompé à ce niveau de profondeur.

M. Jacques de NAUROIS : Le gouvernement espagnol a confié à REPSOL le soin d'étudier cette question et REPSOL s'est entouré d'un collège de conseillers auquel nous participons. Je ne peux pas en dire beaucoup plus sur le sujet. Des études sont en cours et ce ne sera pas un sujet facile, avec le problème de la « pompabilité » du fioul au fond de la mer : la mer est froide et la température ne doit guère être à plus de quelques degrés au-dessus de 0. Le fioul se répand-il à cette température ? Ce n'est pas évident. Nous n'avons pas une vision claire du sujet, mais nous participons aux travaux en cours.

M. le Président : Ce n'est pas simple.

M. Jacques de NAUROIS : Non.

M. le Président : Quelles sont vos relations avec les sociétés de classification ? Avez-vous accès aux dossiers des sociétés de classification pour les navires que vous utilisez pour le transport d'hydrocarbures ?

M. Bertrand THOUILIN : Les sociétés de classification sont désignées par leur armateur et nous n'avons pas un accès direct à leur dossier. Aujourd'hui, nous demandons beaucoup plus de documents à l'armateur concernant la situation de « classe » de leurs navires, mais c'est toujours via l'armateur. Après l'Erika, l'industrie pétrolière a mis en place - les travaux sont aujourd'hui terminés - des groupes de travail entre l'association regroupant les affréteurs pétroliers, l'IACS, regroupant les sociétés de classification, et Intertanko, regroupant les armateurs. L'objectif était d'établir les points sur lesquels les affréteurs pétroliers et les armateurs estimaient que les sociétés de classification avaient des progrès à faire en matière de responsabilité et de transparence sur les informations de « classe » qui sont difficiles à obtenir, ainsi que sur les conditions de transfert de « classe » entre sociétés de classification.

Des discussions assez « rugueuses » ont apporté un léger progrès. Je pense qu'aujourd'hui, peut-être pas la IACS dans son ensemble -parce que cette association est un peu lourde et difficile à faire évoluer- du moins les grandes compagnies de classification, comme le Bureau VERITAS, ou l'«American Bureau of Shipping », ont bien compris le message des affréteurs auxquels s'étaient joints les armateurs. Aujourd'hui, ils sont beaucoup plus volontaristes. C'est incontestable, pour les grandes sociétés et notamment le Bureau VERITAS qui a beaucoup réfléchi sur ces sujets.

M. le Président : Nous les avons reçus hier.

S'agissant du produit lui-même, parlez-nous de ces fiouls lourds utilisés comme combustible des centrales thermiques. Faut-il, selon vous, revenir sur la législation sur les fiouls lourds et les assimiler à des déchets ? Faut-il envisager de revenir sur l'interdiction de brûler le fioul lourd en imposant le développement de la conversion profonde ?

M. Bertrand THOUILIN : Je ne suis qu'un transporteur et pas un raffineur. Le fioul est un combustible : c'est un produit marchand et non un déchet. C'est un produit utilisé pour faire fonctionner les moteurs des paquebots et des centrales électriques.

M. Jacques de NAUROIS : Ce produit existe au niveau international et a un marché international. Le marché du fioul lourd en Europe a baissé de manière très forte dans son utilisation pour la production d'électricité en France, il ne reste plus que des quantités faibles, mais ce n'est pas le cas sur d'autres marchés. C'est un produit qui existe et bien souvent dans un certain nombre de pays, l'une des voies de progrès dans la production énergétique peut être le passage du charbon au fioul lourd, en particulier quand il n'y a pas de gaz naturel. C'est un produit marchand et il a un marché.

Du point de vue de la transformation du fioul lourd en produit plus léger, des technologies permettent de le faire et elles sont toutes actuellement sur des conditions économiques qui sont un peu tendues, à savoir qu'elles ne permettent pas de le faire de manière très rentable. Des projets et des études sont en cours sur ce genre de sujet sur les raffineries en France, et on a annoncé un projet sur la raffinerie de Gonfreville l'Orcher qui, dans une certaine mesure, va détruire du fioul pour le transformer en gazole. Toutes ces transformations sur le très long terme ont malgré tout un inconvénient car elles sont fortement émettrices de gaz carbonique, ce qui du point de vue de l'effet de serre n'est pas positif, même si indirectement cela ne correspond qu'à des déplacements sur le globe de ces émissions. Pour le moment, les conditions économiques ne sont pas particulièrement propices à la généralisation de ce genre de procédés, principalement parce qu'il y a un marché pour le fioul lourd.

M. le Président : Craignez-vous une pénurie des moyens de transport du fioul lourd si l'interdiction de recours aux pétroliers à simple coque pour leur transport, telle que décidée par le Conseil des ministres européen à la fin mars, était trop large ou trop rapide ? Concernant les 14 ans dont on parle, pour certains navires, les derniers qui ont été construits par rapport aux autres, certains disent que ce sont des navires en parfait état qui mériteraient de prolonger leur vie si leur état constaté était bon. Sinon on pourrait arriver à un confluent d'impossibilités de transport par manque de bateau. Vous l'avez déjà dit. J'aimerais que vous nous précisiez votre analyse, car cela nous paraît important dans les recommandations que nous pourrions faire.

M. Bertrand THOUILIN : Le projet établi par la Commission européenne après le naufrage du Prestige va dans le bon sens, mais il pose des problèmes et notamment pour les petits bateaux. Le texte de la Commission européenne a vocation à s'appliquer pour tous les bateaux à partir de 600 tonnes. Ceci va poser un vrai problème de disponibilité de navires entre 600 et 5 000 tonnes.

La convention MARPOL n'imposait pas de double coque pour les navires au-dessous de 5 000 tonnes. La population des navires compris entre 600 et 5 000 tonnes est composée presque uniquement de navires à simple coque.

Il faut tenir compte du fait que ces « petits » navires remplissent une activité économique importante, à savoir le cabotage, et notamment pour les navires qui vont livrer du fioul dans les îles reculées. La France n'est pas trop confrontée au problème, mais songez au Royaume-Uni qui doit desservir des centrales électriques dans les îles écossaises, ou à l'Espagne, qui doit avoir le même type de cas aux Baléares. Beaucoup de pays européens ont des îles, qu'ils doivent approvisionner en fioul. Le seul problème est celui de la Corse, où nous avons placé un navire à double coque car le trafic est extrêmement important.

Clairement, pour les bateaux de 600 à 5 000 tonnes, l'activité sera affectée : le cabotage et les activités de soutage, à savoir la fourniture de carburant aux navires. Cette activité est importante dans des ports comme Le Havre, Dunkerque et surtout Marseille et elle est effectuée par des bateaux qui font entre 2 000 et 3 000 tonnes, et qui n'ont pas de double coque.

D'après l'étude réalisée au niveau de la profession, nous pensons que si, dès 2003, l'obligation concernant le transport de fioul lourd était appliquée aux bateaux à partir de 600 tonnes, ce serait la mort de certaines activités et il n'y aurait plus d'activité de soutage.

Une seconde crainte est tout aussi importante. Aujourd'hui, beaucoup d'opérateurs essaient de s'imposer des limites qui, concrètement, aboutissent aux mêmes résultats de ceux résultant des prévisions de la Commission européenne. En ce qui nous concerne, la quasi-totalité - si ce n'est la totalité - de nos transports de fioul sont effectués sur des bateaux à double coque pour lesquels nous nous imposons une limite de 15 ans d'âge. Au-dessous de 15 ans, ce sont presque en totalité des bateaux à double coque. Nous sommes déjà dans la situation souhaitée par la Commission.

Le problème est, comme je l'ai dit, que beaucoup de fioul part vers les Etats-Unis sur des navires à simple coque. Si cette obligation était imposée au niveau européen, je pense que nous pourrions faire en sorte qu'il n'y ait pas trop de rupture de tonnage, mais en fait cela ne se passera pas ainsi ; si la Commission européenne décide d'interdire le transport de fioul lourd sur des bateaux à simple coque, les Etats-Unis vont décider la même chose et l'ont déjà annoncé. Ils vont ajouter un paragraphe à l'OPA disant que, dès 2003, les navires à simple coque seront interdits aux Etats-Unis pour le transport de fioul. Il en sera de même pour d'autres pays : le Japon ne va pas accepter que tous les navires à simple coque qui ne peuvent pas travailler en Europe et aux Etats-Unis viennent chez lui.

Si tout cela se fait dans une certaine précipitation, effectivement nous craignons qu'il n'y ait pas assez de navires double coque construits et disponibles pour transporter tous les produits, notamment le fioul. C'est extrêmement ennuyeux parce que cela peut quasiment aller jusqu'à la fermeture de raffineries. Les raffineries produisent nécessairement du fioul, car c'est un produit qui ne peut pas être évité : il faut bien le sortir et l'exporter. Si les raffineries ne peuvent plus exporter leur fioul, elles feront des coupures de production et cela pourrait avoir des conséquences importantes sur le service de raffinage.

Je peux vous assurer que, chez nous, les personnes les plus inquiètes sur ces problèmes de transport dans l'avenir sont bien les raffineurs et en tant que directeur des transports maritimes, je dois leur garantir un bateau acceptable quand ils en ont besoin.

M. le Président : Les études réalisées montrent un goulet d'étranglement à quelle période ?

M. Bertrand THOUILIN : Sur les années qui viennent. En effet, beaucoup de navires à double coque sont en commande et en construction, mais ils ne seront guère livrés avant 2005 ou 2006. Le renouvellement complet de la flotte ne se fera pas avant 2008.

M. le Président : Peut-on comprendre, à travers vos propos, qu'il pourrait y avoir un régime particulier pour les bateaux de moins de 5 000 tonnes ?

M. Bertrand THOUILIN : La Commission s'est montrée ouverte à cela et a déjà annoncé qu'elle repousserait la date d'application de la réglementation pour les petits bateaux à 2008.

M. Jacques de NAUROIS : Ce sont des navires qui travaillent sur des trajets très courts -il s'agit de cabotage- et ils sont plus souvent au port qu'en mer. Ils sont connus et il est facile de les suivre car ils sont toujours sur les mêmes routes marines, et ceux qui assurent le soutage sont sur des bassins sur lesquels les mers sont relativement calmes. Il y a donc beaucoup moins de raisons objectives d'exiger des double-coques sur ces navires que sur des navires de haute mer.

M. le Président : Vous seriez donc enclin à ce que l'on propose un système différent pour ces navires de faible tonnage ?

M. Jacques de NAUROIS : Du moins, un calendrier plus long dans le temps.

M. le Président : Pour un cabotage européen, nous pouvons décider par nous-mêmes.

M. Bertrand THOUILIN : Ces bateaux sont souvent au port et sont connus des inspecteurs de l'Etat du port, des Affaires maritimes. Leur état est connu de tout le monde. L'association des compagnies pétrolières dispose d'une étude de capacité sur l'impact. Je ne l'ai pas apportée, mais je peux vous la communiquer.

Audition de M. Hubert PINON,
Vice-Amiral, Préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord,


(extrait du procès-verbal de la séance du 3 juin 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Pinon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pinon prête serment.

M. Hubert PINON : Je suis très honoré de vous parler de la zone dont j'ai actuellement la responsabilité, c'est-à-dire de la zone Manche-Mer du Nord, qui s'étend du Mont-Saint-Michel à la frontière belge. Je vous prie de bien vouloir examiner les quelques cartes que j'ai réalisées pour vous permettre de mieux comprendre les caractéristiques particulières de cette zone, en particulier en raison de sa proximité avec plusieurs pays étrangers.

Cette zone représente 650 kilomètres de côtes, deux préfectures de zones, ce qui est important pour ce qui concerne la coordination, quatre préfectures de régions, sept préfectures de départements et des pays étrangers extrêmement proches. Elle constitue d'une certaine manière l'estuaire de l'Europe, et pourrait être qualifiée de mer intérieure européenne. Mais les règles qui s'y appliquent sont totalement internationales, car le Pas-de-Calais est un détroit international.

La zone Manche-Mer du Nord est d'une grande étroitesse, avec une centaine de kilomètres au maximum entre Cherbourg et la Grande-Bretagne, et une trentaine de kilomètres dans le Pas-de-Calais. Il s'agit d'un paramètre important, car dès lors qu'il est question de sauver des vies humaines, il est relativement facile d'intervenir : malgré une circulation importante, la côte n'est jamais très éloignée des naufragés.

En revanche, dès lors que l'on parle de pollution, il n'est pas possible d'envisager des schémas d'analyses dans lesquels on chercherait d'abord à éloigner le bateau concerné, pour éloigner le danger, avant de prendre une décision. Cette solution est à bannir, car éloigner le navire des côtes françaises revient à le rapprocher des côtes étrangères ! Il est alors nécessaire de raisonner, comme cela a déjà été fait par le passé sans que le mot ne soit prononcé, en termes de lieux de refuge, encore qu'en dehors des ports, il n'y ait pas de criques véritablement en mesure d'être utilisées comme lieux de refuge : ce ne sont que de grandes falaises très abruptes, ou de grandes plages bien connues, ne serait-ce qu'en raison du Débarquement du 6 juin 1944. La zone comporte de grands ports, et les ports refuges y sont a priori déjà bien connus. Toutefois, en termes de zones de refuge, seules les côtes Est et Ouest de la presqu'île du Cotentin peuvent permettre à un bâtiment de s'abriter des vents dominants en attendant une réparation dans un port. Si les vents sont défavorables, la pollution atteindra la côte très rapidement. L'échelle de temps pour la réflexion avant la décision ne dépasse pas quelques heures.

Cette zone maritime est aussi une zone européenne. A cet égard, il est utile de rappeler le cas du naufrage du Tricolor. Le 14 décembre 2002, deux bateaux sont entrés en collision à l'entrée Nord du Pas-de-Calais, dans l'une des zones de navigation au monde les plus propices aux accidents. En l'occurrence, nous avons subi plusieurs pollutions. Tout d'abord, le bateau, en coulant, a laissé fuir deux cents tonnes de fioul lourd prévu pour l'alimentation de ses machines, et qui, par le jeu des courants et des vents, sont allées jusqu'au Sud-Est de l'Angleterre. Ensuite, un pétrolier a heurté l'épave du Tricolor quinze jours après le premier accident, dans la nuit du 1er au 2 janvier 2003. Cette seconde pollution, par le jeu des courants et des vents, une fois encore, a touché la Mer du Nord et a atteint Boulogne et Calais. Par la suite, un bateau qui travaillait sur l'épave pour la vider de sa cargaison a subi un troisième accident en raison d'une mer très agitée qui l'a projeté contre la coque, ce qui a provoqué la troisième pollution. Celle-ci a atteint les côtes françaises et belges, au nord de Dunkerque. Ainsi, il apparaît clairement que, dès lors qu'il est question du Pas-de-Calais, on se doit de raisonner en termes européens. Cet exemple nous l'a rappelé.

Du point de vue des caractéristiques physiques, la profondeur de la mer dans la zone peut atteindre 170 mètres. La profondeur des fonds est de surcroît considérablement modifiée par les marées. Quant aux grandes plages, elles se découvrent totalement à marée basse. Le Mont-Saint-Michel connaît des marnages, c'est-à-dire des différences de hauteur de marées correspondant à seize mètres lors du plus grand coefficient, soit la hauteur d'un immeuble de cinq étages.

La zone maritime sous mon autorité présente également une caractéristique historique. Elle a connu beaucoup de guerres, et les épaves y restent particulièrement nombreuses, même si nombre d'entre elles ont disparu ou ont été traitées. Un centre de recherche européen, situé près de Cherbourg, en a dénombré près de 700. La zone considérée comporte de nombreuses épaves et des dizaines de milliers d'explosifs hérités des guerres passées. Il n'est quasiment pas une semaine sans que le groupe des plongeurs démineurs de la Manche n'intervienne en hélicoptère depuis Cherbourg pour aller chercher une bombe. La semaine dernière, à Cabourg, une bombe de 700 kilos a ainsi été ramenée. Il en est de même dans le chantier du port Le Havre 2000, qui a dévoilé des centaines d'explosifs.

Il est très fréquent que les dragues se bouchent lors des opérations d'aspiration en « avalant » des obus devant les ports. Des dragues à godets peuvent également faire tomber des bombes sur leur percuteur : c'est le risque que nous avons rencontré avec celles qui sont situées devant le Havre. De même, chaque mois, des chalutiers remontent dans leurs filets des mines, des bombes ou des obus.

Si ces centaines d'épaves et ces milliers d'obus constituent l'une des grandes caractéristiques de la zone, elles peuvent être à l'origine d'autres naufrages. Aussi faut-il s'efforcer de les faire disparaître aussi vite que possible, lorsqu'elles sont repérées..

Une autre caractéristique majeure de cette zone est l'extrême importance des courants, parmi les plus forts du monde. Au large de Cherbourg, à l'ouest, dans la partie dite du Raz-Blanchard, les courants peuvent atteindre 12,5 nœuds lors des marées exceptionnelles. Dans le Pas-de-Calais, les courants atteignent 4,5 nœuds, ce qui génère des conséquences très importantes. En particulier, il est impossible de poser des barrages hauturiers, aucun n'étant en effet capable de retenir la pollution dès lors que le courant dépasse 0,7 nœud. Depuis la catastrophe de l'Erika, 900 mètres de barrages flottants sont arrivés à Dunkerque, mais quand bien même ils seraient mis à l'eau, ils ne pourraient pas retenir la pollution en mer en raison de la force du courant. Seules certaines zones côtières abritées présentent les conditions requises pour l'utilisation d'un tel dispositif. Cela signifie également que le recours à la modélisation de la météorologie nationale est nécessaire pour prévoir les mouvements de pollution liés aux courants. Les courants remplissent et vident cette zone deux fois par jour, par un mouvement d'essuie-glace qui a pour effet de diriger les polluants éventuels vers l'Europe du Nord. Le vent est déterminant, à tel point que, depuis le 24 mai 2003, des « boulettes » de fioul échappées du Prestige dérivent à proximité du Cotentin et ont touché ponctuellement quelques plages. Cela n'a pas été médiatisé ostensiblement, la pollution étant minime, du fait d'un accord entre les communes littorales, le préfet du département et le préfet maritime. Pourtant, du fioul est bien là et l'on peut légitimement penser que, d'ici quinze jours, il pourra s'en trouver au large de Boulogne.

Il est donc essentiel de prendre en compte ces courants. Les barrages flottants sont inopérants dans la zone et les risques d'échouage très élevés.

Un autre point essentiel concernant cette zone est l'énorme concentration économique littorale. On y trouve certains des plus grands ports de commerce de France : Dunkerque, Le Havre ou, dans une moindre mesure, Cherbourg. On y trouve également le port de Calais, voué au transport de passagers, ainsi que de très importantes zones industrielles, avec notamment la région du Havre, mais également, et cela a été rappelé par une dépêche de presse en février 2003, toutes les centrales nucléaires du littoral français. Aucune autre centrale ne se trouve si proche de la mer, sauf éventuellement la centrale de Blaye, en Gironde, mais celle-ci est à 45 kilomètres de l'océan, à l'intérieur des terres.

Fin janvier 2003, des « boulettes » de fioul ont été repérées devant plusieurs centrales nucléaires françaises du littoral. Cela suppose une attention toute particulière dans la mesure où les centrales nécessitent de grandes quantités d'eau pour leur refroidissement. Or, lors de l'aspiration de l'eau, la présence de « boulettes » peut engendrer un blocage des pompes, boucher les filtres et contraindre à arrêter provisoirement les réacteurs.

Ainsi, comme zone de refuge, Dunkerque apparaît remarquablement bien placée. Pourtant, diriger un pétrolier en difficulté vers le bassin Ouest du port de cette ville ne peut pas être considéré comme une solution. En effet, en aucun cas le bateau ne doit risquer d'y libérer des polluants, car c'est par cette eau que se fait le refroidissement de la plus grande centrale nucléaire française, à Gravelines.

Je me permets d'insister sur cet aspect car, en cas de pollution, la protection des centrales nucléaires mérite un soin particulier.

Il est évidemment possible de réduire la force d'aspiration de l'eau de refroidissement de manière à ce que les « boulettes » soient arrêtées par les barrages flottants, mais cela revient en tout état de cause à diminuer la production d'électricité. Cela ne présente pas de danger, mais prive le réseau électrique de l'énergie produite par les centrales concernées.

Il convient également d'évoquer l'intense concentration d'activités dans l'espace maritime de cette zone, somme toute assez restreinte. De très nombreux câbles sous-marins existent, tandis que d'autres sont installés de façon fréquente. Cela modifie l'environnement des fonds marins.

Par ailleurs, l'extraction de granulats, c'est-à-dire de graviers marins, existe déjà dans la zone et tend à croître avec les nombreux projets en cours. A cet égard, un projet britannique vise à extraire des granulats marins dans une zone de pêche traditionnellement utilisée par les Français dans des eaux sous juridiction étrangère. Cela pose évidemment un problème important à nos pêcheurs, dont l'activité serait perturbée, alors que les pêcheurs britanniques ne sont a priori pas concernés.

Le projet de développement d'un immense champ d'éoliennes maritimes au large de Fécamp mérite également d'être évoqué. De nombreuses zones de rejets de déblais terrestres existent également, au large du Havre en particulier, à cause des travaux en cours, mais également dans de nombreux autres endroits.

Ses différentes particularités montrent que la zone maritime dont je vous parle exige incontestablement un dialogue avancé entre les autorités françaises et britanniques. De toute façon, chaque activité industrielle réalisée en mer est perçue par les pêcheurs comme une restriction au libre exercice de leur activité et génère rapidement des tensions. Cela me conduit à insister sur la nécessité de clarifier les responsabilités respectives dans le domaine des granulats et des champs éoliens.

Enfin, je soulignerai la densité considérable et la concentration du trafic maritime dans la zone. Tous les bateaux qui passent au large de Ouessant ou au large de la Cornouaille arrivent dans le Pas-de-Calais. Ainsi, quasiment toute la navigation destinée à l'Europe transite dans cette zone. Il s'agit en quelque sorte d'une grande autoroute qui voit passer près de 150 navires par jour, tant du côté français que du côté anglais, c'est-à-dire dans chaque sens. Bien souvent, les routes de montée et de descente sont séparées par un « terre-plein central » destiné à réduire les risques de collision : le rail au large d'Ouessant, récemment modifié, en est un bon exemple. Mais à la différence d'une autoroute terrestre, ces rails de navigation encombrés de grands navires peu manœuvrants sont traversés par de très nombreux bateaux très manœuvrants, mais aussi beaucoup plus rapides. Dans le Pas-de-Calais, en pleine saison, il est possible de dénombrer jusqu'à 160 mouvements de traversées par jour, contre environ une petite centaine au large du Cotentin. Il va de soi que ces traversées sont réalisées sans les infrastructures de régulation du trafic que l'on connaît sur terre (ponts, toboggans et feux tricolores).

A tout cela s'ajoutent les pêcheurs et les plaisanciers, qui constituent en quelque sorte les cyclistes et les piétons de la zone. Contrairement à une idée reçue, le Nord est une grande zone de plaisance. Ainsi, Cherbourg est le premier port français pour le nombre de mouvements de navires de plaisance par an en raison de sa situation proche de l'Angleterre et des îles anglo-normandes.

C'est un point de passage si important qu'il n'est pas étonnant que des collisions puissent se produire ; j'en ai connu treize depuis un an et demi. Ces collisions n'ont pas eu toutes la même ampleur, la plus grave ayant été celle du Tricolor, qui, comme vous le savez, a abouti à un naufrage.

Il s'agit donc d'une zone qui, par ses caractéristiques, présente de grands risques d'échouement, parce que des bateaux vont s'échouer sur la côte, le plus souvent en raison d'une erreur humaine. De plus, les risques de collision et les risques de pollution sont réels.

M. le Président : Amiral, nous vous interrogerons sur le problème des déballastages « sauvages » et en particulier sur l'événement de la semaine dernière, concernant un navire de la CMA-CGM qui a été retenu au Havre dans l'attente du versement d'une caution. Cette affaire me paraît tellement incroyable que j'aimerais connaître votre avis.

Auparavant, j'aimerais que vous nous entreteniez des problèmes de lutte contre la pollution dont vous avez la responsabilité depuis le naufrage de l'Erika. Quelles améliorations avez-vous apporté aux dispositifs en place ? Vous nous avez dit que les barrages n'ont pas d'efficacité de retenue dans votre zone : quels moyens préconiserez-vous si 70 000 tonnes de pétrole venaient à se déverser dans votre zone ? Que feriez-vous, et comment ? Cela nous paraît extrêmement intéressant. Quelles sont les améliorations qui sont encore nécessaires ? Plus généralement, vous estimez-vous aujourd'hui suffisamment armé pour traiter un accident du type de celui du Prestige qui surviendrait au large de vos côtes ?

Voilà les trois premières questions, très ciblées bien entendu ; nous reviendrons ensuite sur le retour d'expérience et également sur les naufrages de l'Ievoli Sun et du Tricolor.

M. Hubert PINON : Il est clair qu'ici comme ailleurs, et peut être plus encore ici, l'essentiel réside dans la prévention des accidents. En effet, dès lors que l'on doit intervenir pour lutter contre une pollution après l'accident, il y a des risques que ce soit trop tard : la pollution se répandra. Avec un peu de chance, elle pourra certes épargner la France, comme cela a failli être le cas dans l'affaire du Tricolor. La France n'a pas été beaucoup touchée, et aurait pu ne pas l'être du tout si un violent vent traversier n'avait dirigé les polluants vers les côtes. En effet, la nappe de pollution se dirigeait vers le Nord-Est de l'Europe jusqu'à ce qu'un vent très intense, durable et contraire au courant ne vienne la diriger vers les côtes françaises. L'essentiel est véritablement la prévention, à l'instar de ce qui est en chantier à l'heure actuelle.

Depuis le naufrage de l'Erika, ce qui a été mis en œuvre dans ma zone consiste d'abord en un déploiement de barrages flottants. Je ne reviens pas sur ce que j'ai dit sur ce sujet. Ils peuvent être utiles pour protéger les côtes dans des endroits abrités, à l'intérieur d'un port ou dans une baie peu soumise au courant. Leur présence est alors nécessaire mais, en tout état de cause, ils ne serviront pas en haute mer pour arrêter une pollution. Je n'essaierai d'ailleurs probablement même pas de les installer, compte tenu des difficultés que cela suppose, surtout en cas de mauvais temps, et du nombre d'engins nécessaires pour accomplir un travail peu utile en haute mer, dès lors qu'il y a du courant. La seule « utilité » des barrages serait alors médiatique, ce qui ne correspond pas au but recherché.

En revanche, un élément majeur est apparu à la suite du naufrage de l'Erika. Il s'agit d'une avancée concrète, permise notamment grâce aux Comités interministériels de la mer de 2000 : un remorqueur d'intervention a été co-affrété par les autorités françaises et britanniques. Dans ma zone, nous utilisons au large du Cotentin l'Abeille-Languedoc, dont les caractéristiques sont les mêmes que celles de l'Abeille-Flandre de Brest. Cela restait toutefois insuffisant car, dans le Pas-de-Calais, aucun dispositif équivalent n'était en place, ni du côté français ni du côté britannique, jusqu'au 1er avril 2001. Les Britanniques affrétaient certes un remorqueur pendant les six mois de la période estivale. On pourrait d'ailleurs discuter de l'importance du risque : est-il plus fort l'été que l'hiver ? L'hiver, les conditions météorologiques sont difficiles, tandis que l'été, le nombre de passagers transportés s'accroît sensiblement, ainsi que le nombre de bateaux transporteurs. A mes yeux, les risques sont équivalents l'hiver et l'été.

Quoi qu'il en soit, la France a désormais pris à sa charge les six mois restants. Ainsi, les deux pays disposent en commun d'un remorqueur d'intervention, l'Anglian Monarch. Celui-ci, encore plus puissant que les remorqueurs actuels des Abeilles, est en permanence à la disposition des autorités françaises et britanniques. Un officier de liaison français est à son bord, ce qui permet d'éviter tout problème de communication. Ce remorqueur, qui patrouille entre Douvres, Calais et Boulogne, est prêt à intervenir sur demande des CROSS. Cette avancée est une conséquence directe et majeure du naufrage de l'Erika.

L'expérience tirée des naufrages du Prestige et du Tricolor a permis également de trouver une solution pour lutter contre le fioul lourd qui s'échappe des épaves en petites « boulettes », qui se dispersent très facilement et qui sont très difficiles à ramasser. Il a été décidé, notamment sous l'impulsion de mon collègue brestois, d'affréter des chalutiers munis de chaluts particuliers achetés pour l'occasion. Des contrats ont permis à l'Etat de solliciter l'assistance de chalutiers et de remorqueurs tout le long de la côte pour aller « ratisser » les nappes de fioul et récupérer le polluant. Les épuisettes sont également très utilisées et, même si cela peut prêter à sourire, elles jouent un rôle important, et ont permis le ramassage de plusieurs tonnes de pétrole. Leur choix a été difficile : il importait qu'elles soient robustes ! Elles ont été utilisées sur différents bateaux dans les zones de faible profondeur et peu accessibles. En de pareilles circonstances, rien n'est ridicule et tout doit être tenté. Voilà pour l'essentiel des moyens.

M. le Président : Amiral, vous nous avez laissé entendre que la solution des ports refuges, en dehors des deux côtés de la presqu'île du Cotentin que vous avez évoqués, constituerait sans doute une bonne solution. Etes-vous prêt à intervenir et à accueillir des bateaux en difficulté ? Tout le nécessaire est-il en place, dans les ports en question, pour transvaser, pomper et éventuellement déployer des barrages pour protéger la côte afin de circonscrire la pollution et protéger le port-refuge ?

M. Hubert PINON : La création de zones refuges a été proposée par la France et décidée par la Commission européenne. Dans un premier temps, elle devait intervenir à l'été 2004. Cette date a été avancée à l'été 2003, même si, incontestablement, le dispositif ne sera pas totalement achevé. La notion de port-refuge peut prêter à confusion. En effet, aux termes des définitions du dictionnaire, la notion de port renvoie à celle d'abri, et celle d'abri renvoie à la notion de refuge... Les ports sont donc tous des refuges, et ce depuis la nuit des temps, mais sans référence à l'idée actuellement appliquée. Un bon exemple illustre cette conception : en 1951, l'«On-Liberty-Ship » en provenance des Etats-Unis et se dirigeant vers le Havre est venu s'échouer à La Hague. Il a commencé à polluer la côte, puis a été remorqué vers le port de Cherbourg où il a été placé dans un bassin de construction de sous-marins qui était vide, ce qui a permis de confiner la pollution. Ainsi, dès 1951 et sans le savoir, Cherbourg a pleinement joué le rôle d'un port-refuge.

Toutefois, l'intérêt du dispositif européen développé ces dernières années réside dans une méthodologie extrêmement claire. Un groupe composé d'inspecteurs généraux du ministère de l'Environnement et du ministère des Transports, avec l'aide en particulier des trois préfets maritimes, est en train d'établir un état des ports aptes à recevoir des bateaux en difficulté. Ce groupe a commencé son travail à Cherbourg en mars et le poursuit actuellement. Il se réunira demain chez le secrétaire général de la mer, le préfet Garnier, l'objectif affiché étant que la France puisse présenter un premier rapport, assez abouti, le 15 juin. Ce rapport ne visera pas à proposer une liste de ports refuges mais à proposer une véritable méthodologie. Chaque port présente des caractéristiques d'accueil particulières pour chaque type de bâtiment. Ainsi, Granville est certainement un port-refuge parfait pour accueillir un chalutier, mais pas pour recevoir un pétrolier.

L'exemple du Tricolor et du superpétrolier, le Vicky, qui l'a heurté dans la nuit du 1er janvier, mérite une fois encore d'être évoqué. Le Vicky, navire de 250 mètres de long, d'un tirant d'eau de quinze mètres, s'est retrouvé, avec une grande brèche à l'avant, à 68 milles nautiques de Dunkerque et à 83 milles de Rotterdam. A priori, on pouvait penser qu'il lui fallait rejoindre Dunkerque, plus proche. Mais cela aurait supposé qu'il coupe trois fois « l'autoroute maritime » en étant remorqué par l'arrière ; le convoi, long et lent, aurait alors constitué un obstacle à la navigation. Le risque qu'il sombre en cours de route en raison d'une avarie plus importante que prévue ne devait pas non plus être ignoré. Il convenait donc sans doute dans ce cas précis de choisir le port de Rotterdam, même si celui-ci était plus loin : pour le rejoindre, la route que devait suivre le pétrolier était plus sûre.

La méthodologie doit ainsi évidemment prendre en considération toutes les incidences possibles en fonction des caractéristiques du bateau, et poser toutes les questions qui s'imposent : Quelle est l'influence de l'environnement ? Quelle est la profondeur du chenal d'accès ? Quels sont les dangers de la circulation ? etc.

M. le Président : Qui a pris la décision de remorquer le bateau vers Rotterdam ?

M. Hubert PINON : L'armateur seul, mais de toute façon il était alors en zone de responsabilité belge et non française. Cela dit, si nous avions tenté de le diriger vers le port autonome de Dunkerque, le directeur aurait bien entendu tenté d'accueillir le navire.

Dans de pareils cas, nous procédons toujours ainsi. Cela s'est d'ailleurs produit en 1995 avec un pétrolier, le Mimosa, en 1997 avec un porte-conteneurs, le Rosa M, qui a mouillé en zone de refuge devant Cherbourg avant d'être envoyé au Havre, en 2000 avec l'Ievoli Sun avant son naufrage et en 2002 avec le Bow Eagle.

Je souhaiterais terminer mon propos sur le cas du Vicky : une fois résolues les questions relatives à l'approche, il convient de s'interroger sur les capacités d'accueil du port en fonction des caractéristiques du navire et de sa cargaison. Le port de Dunkerque était apte à recevoir le pétrolier, notamment dans sa partie ouest très étendue, mais c'est précisément le lieu où est puisée l'eau de refroidissement de la centrale de Gravelines, comme évoqué précédemment. Le dossier relatif à chaque port doit donc être réalisé de manière très pointue, en tenant compte des voies d'accès et des caractéristiques du port, et en veillant également à conserver une vision européenne du problème. Certaines infrastructures existant à Rotterdam manquent à Dunkerque ; faut-il pour autant en équiper Dunkerque, et vice-versa ?

M. le Président : Amiral, ma dernière question sera la suivante : quelle est la nature de vos relations avec vos collègues européens lors des prises de décisions ? Y a-t-il une compréhension européenne des problèmes maritimes ?

M. Hubert PINON : Les relations avec les Britanniques ne posent aucune difficulté. Les Belges, quant à eux, ont été un peu surpris par l'accident du Tricolor, qui a révélé le caractère nettement perfectible de leur organisation de l'action de l'Etat en mer. Ils cependant agi rapidement et ont abouti à un projet de loi, qui est en discussion, en Belgique, pour améliorer cette organisation. Les problèmes ont surgi alors que l'épave du Tricolor était en zone de responsabilité française, mais à proximité de la Belgique.

Avant de finir sur les relations et accords européens, j'aimerais vous faire part de l'exemple fort médiatisé du Bow Eagle. Il s'agissait d'un bateau norvégien. Ce fut une chance pour moi dans la mesure où l'armateur avait un sens aigu des responsabilités en raison de son appartenance à une grande nation maritime : il ne s'agissait aucunement d'un « armateur voyou ».

Ce navire a percuté un chalutier français, le Cistude, au large de nos côtes et a poursuivi sa route ; il n'a été identifié qu'une fois arrivé dans ma zone. Le problème n'était plus alors de sauver l'équipage, ce qui avait été l'affaire de nos collègues brestois. Restaient en revanche trois questions : ce navire pouvait-il naviguer en toute sécurité ? Présentait-il des risques de pollution ? Etait-il le coupable ?

On pouvait répondre positivement à la première question. Le temps était beau et il était prévu qu'il le reste. La destination du navire était Rotterdam. Le laisser continuer sa route en compagnie d'une escorte, à la fin du mois d'août, ne présentait aucun danger, en dehors de tout autre considération.

Présentait-il des risques de pollution ? La réponse était également positive. Dès qu'il stoppait, il laissait se répandre un produit chimique en mer, car l'absence de vitesse diminuait la pression dynamique qui jusqu'alors contenait les polluants au sein de ses soutes éventrées. Le navire devait donc continuer sa route et nécessitait un traitement dès son arrivée au port.

Le Bow Eagle était-il coupable ? La réponse était encore une fois positive : après avoir recueilli des indices concordants, tout laissait penser qu'il l'était. Je vous rappelle que nous avons été amenés à contraindre le bateau à s'arrêter non dans les eaux territoriales françaises, mais dans le détroit international du Pas-de-Calais. L'armateur norvégien, parfaitement conscient de ses responsabilités, avait un avocat bien connu, Henri de Richemont. Toutes les conditions étaient réunies pour parvenir à une solution rapide et efficace, qui a pu satisfaire dans un premier temps les besoins de la justice.

Toujours est-il que si nous n'avons gardé que très peu de temps le Bow Eagle au mouillage à Dunkerque pour démarrer l'enquête judiciaire, c'était essentiellement parce que chaque heure supplémentaire augmentait les risques de pollution. Le port de Dunkerque n'était pas apte à le recevoir car il ne disposait pas des installations nécessaires et immédiatement disponibles pour le vider du produit chimique en question. Rotterdam, en revanche, en disposait.

Cet exemple me semble pertinent pour évoquer la notion de port-refuge. Tous les éléments étaient réunis : il s'agissait d'évaluer la sécurité de la navigation, le danger de pollution ; à cela s'ajoutait un léger imbroglio judiciaire.

M. le Président : Il y a tout de même eu un drame, dont Louis Guédon a été le témoin « privilégié », si je puis dire.

M. Hubert PINON : Bien entendu, M. le Président. Il s'agit d'un événement déplorable, mais mon souci n'était évidemment plus le sauvetage de vies humaines dans ma zone.

M. le Rapporteur : Abordons maintenant les questions de sécurité maritime relatives à la surveillance et à la prévention, notamment en ce qui concerne les CROSS et les radars. L'audition de M. Serradji nous a appris que les CROSS ont été créés en réponse à la catastrophe de l'Amoco Cadiz, dans les années 70, et que de ce fait, le matériel dont ils sont dotés date de cette époque. Que peut-on dire de l'état de ce matériel? A-t-il besoin d'être renouvelé ? Est-il bien entretenu ? Quelle est, par ailleurs, l'étendue de la couverture des radars ? Vous nous avez parlé de la navigation maritime de commerce, mais vous devez également gérer la plaisance et la pêche. Que pensez vous de la modification de la circulation au rail d'Ouessant ? Est-ce adaptable au rail des Casquets ? Enfin, que pensez vous des projets de suivi par satellite des bateaux en ce qui concerne aussi bien le trafic que la pollution ?

M. le Président : J'ajouterai, si vous le permettez, un élément que vous avez mentionné. Vous avez défini votre zone comme un grand estuaire européen. Ne pensez vous pas que, comme dans tous les grands estuaires, nous devrions fournir aux navires qui le souhaitent des pilotes hauturiers ?

M. Hubert PINON : Oui, M. le Président. C'est une évidence, mais d'ores et déjà, plusieurs fois par semaine, les hélicoptères de la marine embarquent aux Casquets des pilotes hauturiers qui, en Manche, rejoignent les bateaux qui désirent ce service. L'embarquement a lieu au large du Cotentin. C'est un service qui fonctionne, mais qui gagnerait à être généralisé. Il conviendrait alors d'accroître le nombre de pilotes pour que ceux-ci puissent exercer dans les meilleures conditions.

M. le Rapporteur : Qui met les pilotes à disposition des navires ?

M. Hubert PINON : Tout le service de pilotage est regroupé dans la station de Cherbourg et effectue ses missions jusqu'en Mer du Nord.

M. le Rapporteur : S'agit-il de pilotes français ?

M. Hubert PINON : Oui, pour certains, mais également d'autres pays européens en fonction de leur destination.

M. le Rapporteur : La rémunération est-elle à la charge de l'acceptant ?

M. Hubert PINON : Oui, et c'est tout le problème. Le préfet maritime, lorsqu'il doit réglementer, tend à accroître la sécurité au maximum, et chaque moyen sécuritaire supplémentaire ne peut que le contenter. Quand il s'agit de réglementer une zone de mouillage extrêmement importante et fréquentée, telle celle de Dunkerque-Calais, dit du Dick, il serait possible d'obliger les navires à utiliser les services d'un pilote, mais cela risquerait de détourner les bateaux vers des ports du Nord tels que Rotterdam ou Anvers, dont les tarifs seraient alors plus compétitifs.

Là encore, toute décision en ce sens devra être prise dans un cadre européen. Toute obligation imposée d'un point de vue strictement français aura un effet économique que l'on doit mettre en balance avec les questions de sécurité. L'arrêté préfectoral très précis destiné à réglementer le mouillage du Dick a été pensé afin de respecter ce principe.

M. le Président : Quid de la question des radars ?

M. Hubert PINON : La direction des Affaires maritimes et des gens de mer a réalisé une excellente étude dont je me suis d'ailleurs servi pour réaliser la dernière carte présentée, sur toute la couverture radar et la sécurité de la navigation en Manche-Mer du Nord. Le suivi radar est inopérant entre Ouessant et les Casquets, ce qui correspond, en fonction de la vitesse des navires, à six ou sept heures. De même, après le Cotentin, au large du Pas-de-Calais, il existe une zone où la couverture radar est inexistante. Cette zone correspond, pour un navire croisant à la vitesse moyenne de quinze nœuds, à une douzaine d'heures. Cette absence de suivi radar ne représente pas à mon sens de soucis majeurs car, de toute façon, pour des raisons de coût, les bateaux de commerce suivent toujours la voie la plus courte entre deux points, c'est-à-dire la ligne droite, toute déviation par rapport à celle-ci générant des surcoûts ; il est dès lors aisé de connaître leur position.

Les projets de Christian Serradji visant à moderniser les radars des CROSS de Gris-Nez et de Jobourg présentent un grand intérêt. Il propose également de compléter la zone de détection radar de Jobourg par l'installation dans les mois à venir d'un radar financé par la France sur l'île de Guernesey. Un autre radar sera ensuite mis en place à la pointe Nord-Est du Cotentin. Un dernier le sera enfin au CROSS de Gris-Nez et sera en liaison permanente avec les Belges et les Britanniques. Le nouveau CROSS britannique, le MRCC de Douvres, qui a été inauguré le 12 mai dernier, a procédé au renouvellement de son matériel et s'est déjà doté d'un système de surveillance du dernier cri pour la navigation dans le Pas-de-Calais.

Le CROSS de Gris-Nez ne dispose pour sa part que d'un matériel obsolète. Le radar l'est en particulier, mais, ce qui est plus préoccupant encore, les consoles le sont également. En l'espace de quinze ans, un écart très important s'est creusé entre les consoles de poursuite du CROSS de Gris-Nez et les écrans tactiles poly-chromatiques dont disposent aujourd'hui les Britanniques. C'est donc à regret que je réponds par l'affirmative à vos questions : la France doit réellement faire d'importants efforts pour pallier son retard en matière de détection et de poursuite radar en se coordonnant totalement avec ses voisins.

M. le Président : Merci, amiral. Qu'en est-il de la surveillance satellite ?

M. Hubert PINON : L'affaire des deux tours du « World Trade Center » et l'avancée de la sûreté anti-terroriste permettent de gagner du temps sur la sécurité maritime pour ce qui concerne le projet de poursuite satellite. La mise en place du système AIS, système automatique d'identification par satellite, initialement prévue pour 2008, a ainsi été avancée à 2004. Tout bateau neuf construit depuis le premier juillet 2002 en est pourvu. Cela constitue un élément déterminant du pistage du navire puisque si l'écho radar fait défaut, le positionnement satellite demeure.

En revanche, le système Ramsès de détection par satellite des rejets est sans doute un système d'avenir, mais est actuellement trop sensible aux conditions météorologiques, ce qui le rend aveugle pendant des périodes trop longues.

M. le Rapporteur : Quel sera le coût de la rénovation du CROSS de Gris-Nez ?

M. Hubert PINON : Je l'ignore. Ces questions dépendent du ministère des Transports et même les industriels anglais que j'ai été amené à rencontrer restent imprécis en la matière. Je vous renvoie vers M. Serradji, qui connaît parfaitement la question.

M. le Rapporteur : Lors des premiers jours suivant la catastrophe du Prestige, avez-vous procédé à des échanges d'hommes et de matériels avec votre homologue de Brest ? Cela vous a-t-il freiné dans vos capacités de réaction ?

M. Hubert PINON : J'ai envoyé des renforts qui, de ce fait, n'étaient plus à ma disposition et qui m'ont quelque peu manqué pour traiter mes propres problèmes de pollution. Pour le Tricolor, l'ensemble des municipalités du Nord s'étant entendus pour ne pas trop médiatiser l'affaire afin de ne pas nuire au tourisme, nous avons préféré éviter autant que possible toute publicité. Mais il est vrai que ce « retrait » médiatique s'explique également par l'envoi de nombreux moyens à Brest et par les difficultés qui s'ensuivirent ponctuellement pour traiter rapidement les fuites du Tricolor.

Cela dit, la décision de transférer une partie de mes moyens était motivée par l'ampleur de la catastrophe et doit être entendue comme un soutien nécessaire à mon collègue brestois dans l'urgence. La zone Atlantique-Manche-Mer du Nord forme un tout.

M. le Président : Qu'en est-il des questions de déballastage et de dégazage sauvage ?

M. le Rapporteur : L'écho médiatique produit par des événements tels que celui du Prestige ne doit pas nous faire oublier les dangers que représente cette pollution chronique. Les quantités unitaires sont moindres, mais la fréquence des déballastages et la nature des produits rejetés : pétrole, mais aussi produits chimiques et eaux usées, ... ne risquent-elles pas de mettre en péril les exploitations de conchyliculture ?

M. Hubert PINON : Il y a cinquante ans déjà, lorsque, enfant, j'allais me baigner en Loire-Atlantique, je prenais la précaution de ne pas poser ma serviette sur les « boulettes » de pétrole. Ne voyez pas là une manière de nier les dangers que représentent aujourd'hui les déballastages. Je tiens simplement à rappeler que leur existence est liée au développement du trafic maritime.

Cela dit, en ce qui concerne ma zone, je suis assez chanceux. En effet, la convention MARPOL, signée en 1973, interdit depuis 1999 tout rejet en Manche et Mer du Nord. Cette interdiction n'est pas totale : cela serait impossible. Mais les quantités de rejets autorisées sont infimes. Le plus grave est que les conventions internationales autorisent les rejets à plus de cinquante milles de côtes, dès lors que l'on ne se trouve pas dans une zone spéciale comme la mienne. Par conséquent, dans des conditions relativement précises et sauf zone spéciale, le déballastage n'est pas interdit mais encadré.

Vous savez également que depuis l'épisode du Prestige, le tribunal de grande instance de chaque région maritime comporte une chambre spécialisée dans la lutte contre la pollution en mer et dans la répression des rejets volontaires. Le Palais de justice du Havre organise d'ailleurs après-demain un colloque sur cette question.

La procédure prévue en cas de pollution maritime par dégazage illicite est désormais très organisée L'instruction ministérielle de juillet 2002, signée par le Premier ministre en exercice, est venue accroître la sévérité des sanctions en pareil cas. Le montant des amendes a été considérablement rehaussé. Dans ma zone, nous appréhendons en moyenne un contrevenant par semaine. Vous objecterez que certains navires doivent échapper à notre sagacité, mais les faits tendraient à démontrer plutôt le contraire. En effet, lors des deux missions de répression « coup de poing » que nous avons organisées durant vingt-quatre heures consécutives grâce à l'avion des Douanes, nous n'avons « attrapé » personne.

M. Bernard DEFLESSELLES : M. le préfet maritime, j'aimerais revenir à la notion de port-refuge que vous nous avez admirablement définie. Vous êtes, dans le cadre de vos fonctions, le représentant de l'Etat et du Premier ministre, le responsable de la sauvegarde des personnes et des biens et également le responsable de la prévention des pollutions marines et de la mise en œuvre des moyens de lutte contre celles-ci. Que pensez-vous de la prise de décision ? Vous estimez-vous capable de prendre les décisions ? Ou doit-elle au contraire revenir aux autorités supérieures de la hiérarchie, et notamment au Premier ministre ? L'Agence de sécurité maritime européenne dont nous allons nous doter doit-elle, selon vous, jouir de prérogatives en ce domaine ?

M. Hubert PINON : C'est un point majeur. Lors du Comité interministériel de la mer de 2000, il avait été décidé que les préfets maritimes désigneraient le port-refuge et seraient à même de contraindre les autorités dudit port à recevoir le navire en danger. Ce projet n'a jamais été adopté à l'Assemblée car il ne fait l'objet d'aucun consensus entre les différents intervenants du secteur maritime. Un véritable problème de compétences se pose en effet. Prendre une telle décision suppose nécessairement de connaître avec la plus grande précision les conséquences de ce que l'on impose et de pouvoir les assumer seul. Donner l'ordre à un pétrolier victime d'avaries polluantes de se rendre à Dunkerque Ouest constituerait un exemple typiquement conflictuel entre le confinement d'une pollution et l'arrêt des réacteurs.

Dès lors, il me semble malsain de confier une telle décision au seul préfet maritime ; celui-ci ne devrait être habilité à décider seul qu'après avoir consulté, certes rapidement, l'avis d'un groupe d'experts et, bien entendu, celui de l'autorité portuaire concernée ; la décision pourrait alors être prise en cas d'accord.

C'est cette méthodologie que le groupe de l'inspecteur général Graillot est précisément en train de finaliser. Le document élaboré devrait permettre de n'omettre aucune question essentielle avant la prise d'une telle décision ; il prévoit également le financement d'un groupe d'experts. Ce réseau d'experts est indispensable et devra être disponible en permanence tout au long de l'année. Il devra pouvoir se réunir et répondre, au moins à distance, de manière immédiate.

Dorénavant, le préfet maritime travaillera conjointement avec ce groupe d'experts et en étroite liaison avec l'autorité portuaire. Je suggère quant à moi qu'en cas d'opposition entre l'autorité administrative et l'autorité portuaire, la décision soit prise au niveau politique.

Pour conclure, je vous rappellerai qu'à mon sens, l'autorité et le pouvoir décisionnel ne peuvent être assis que sur la compétence et que, dès lors, il est impensable de faire fi de l'avis d'un directeur de port autonome parfaitement responsable de ses avis.

M. le Président : Merci, amiral. Laissez-moi vous poser encore quelques questions avant de passer la parole à M. Guédon. Quelle est la durée prévisible d'immobilisation de l'épave du Tricolor ? Comment comptez vous procéder pour la démanteler ? Enfin, comment associez-vous les autorités terrestres de POLMAR-terre à vos démarches et quelle est la nature de vos relations ?

M. Hubert PINON : Je souhaiterais finir avec la question de M. le député concernant l'Agence européenne. Je ne vois guère l'Agence européenne prendre une décision supranationale touchant un port-refuge en cas de conflit. Il est primordial qu'elle dispose de larges pouvoirs de coordination, d'harmonisation des moyens européens, et de répartition des moyens sur zone à l'instar de la force d'action militaire rapide, pour être en mesure de répondre rapidement à toute pollution.

Mais cette Agence doit à mon sens se placer en amont. Elle doit assurer la péréquation des moyens et ajuster, en fonction d'une vision supranationale, la répartition des équipements de traitement dans les ports. Dans cette perspective, l'implication financière européenne demeure essentielle.

A cet égard, je souhaiterais évoquer l'exemple de l'organisation maritime britannique. Depuis les années 70, nous avons un accord exceptionnel avec la Grande-Bretagne, nommé Manche-Plan. Dès qu'un événement survient, chaque pays met tous ses moyens à la disposition de l'autre. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé lors de l'avarie de l'Ievoli Sun dans les eaux anglo-normandes. Dans l'affaire du Tricolor, l'épave est surveillée en permanence. Le dispositif comporte six bouées avec répondeur radar et trois bateaux, dont un de l'Etat, qui patrouillent autour. Les Anglais n'ont pas fourni de bateau pour éviter les accidents, car la « Royal Navy » n'intervient pas dans les actions en principe dévolues aux garde-côtes. Elle se cantonne au rôle de marine hauturière. En revanche, les Belges ont fourni régulièrement un patrouilleur. Voici donc un exemple des différences de conception entre les pays.

Revenons en au Tricolor. Il a coulé en vingt minutes, heurté par le Kariba. Le capitaine et son équipage ont été sauvés ; certains marins ont été repêchés dans l'eau froide. C'est là un avantage du Pas-de-Calais où la navigation commerciale est si dense que les interventions ne tardent pas, ce qui est capital lorsque des hommes sont à la mer.

L'accident est survenu le 14 décembre et, dès le 19 décembre, l'armateur norvégien participait à une réunion que je présidais à Dunkerque. Lors de cette réunion il a laissé entendre qu'il retirerait l'épave. Cet engagement a été confirmé le 8 janvier à Dunkerque.

L'épave est en réalité très abîmée, sa hauteur correspond à celle de la mer à cet endroit. Il ne sera pas possible de l'étanchéifier pour la renflouer. Le bateau mesure 200 mètres de long, sa taille est donc comparable à celle du porte-avions Charles de Gaulle ; il déplace 30 000 tonnes et contient 3 000 véhicules. Le seul moyen de procéder est de découper le bateau en tranches, ce qui sera très long. En effet, il a fallu trois mois pour lancer un appel d'offre mondial aux entreprises capables de démanteler une telle épave. Seules trois sociétés ont répondu, dont celle qui fut en charge du Koursk et qui a été mise à la tête du consortium regroupant les trois compagnies. Il s'agit de l'entreprise néerlandaise Smit Salvage, qui travaillera aidée des deux autres car aucune d'elles ne serait à même, seule, de réussir l'opération. Une fois le contrat signé, il faut créer les outils adaptés qui n'existent pas encore. Le choix de découper le navire en une dizaine de tranches de 3 000 tonnes chacune s'est imposé. Un système de pieux sera disposé de chaque côté de l'épave et, sur chaque pieu, une poulie sera placée. Une barge mouillée à proximité constituera le point d'ancrage d'un câble d'acier muni de pointes de diamants, lequel viendra, à l'aide des poulies, découper le Tricolor en tranches. Le principe est donc le même que celui d'un fil à couper le beurre ! Enfin, deux grues montées sur des barges soulèveront la tranche et la poseront sur une troisième barge afin de l'emporter à terre, à Zeebruges. Cette opération devra être répétée une dizaine de fois. C'est un chantier colossal qui ne débutera qu'une fois achevée la cartographie précise des lieux. D'ores et déjà, plusieurs équipes de plongeurs fixent les pitons destinés à permettre le levage. Quand tout sera prêt, à la mi-juillet, les travaux pourront commencer et dureront deux ou trois mois selon les conditions météorologiques. En effet, compte tenu des courants et de l'équivalence entre la hauteur de la coque et la profondeur de l'eau, le travail des plongeurs est limité à quelques heures par jour, lors de l'étale de basse mer, afin d'éviter les vagues déferlantes. En fait, leur action étant impossible pendant une grande partie du temps, cela rend les prévisions de durée imprécises.

M. le Président : A qui la responsabilité de l'accident incombe-t-elle ?

M. Hubert PINON : Il y a là un imbroglio juridique, et ce n'est pas aussi simple. Dans le cas présent, deux bateaux sortaient d'un port belge, l'un pour aller au Havre, l'autre pour se rendre à Southampton. La visibilité était médiocre, leur allure était rapide et le Tricolor a rattrapé le Kariba. Le Kariba était gêné par un autre bateau qui lui refusait la priorité ; les radars du port de Dunkerque, très précis, nous ont permis de l'identifier. Le Kariba s'est alors écarté de sa route sans égard pour le Tricolor, qui, touché, a immédiatement coulé. Comme souvent, les circonstances de l'accident demeurent, pour l'instant, encore un peu floues.

Aujourd'hui, l'obstacle est le Tricolor, mais cela n'empêche pas son armateur d'attaquer le Vicky. Il fait valoir que six bouées indiquent sa position, que trois bâtiments le surveillent et que des messages radios belges, britanniques et français émis chaque heure indiquent sa position exacte, et enfin que le pilote, au départ de Zeebruges, signale une fois encore la position de l'épave à chaque appareillage. Ainsi entend-il démontrer que l'absence de précaution, de la part du Vicky, qui a encore plus endommagé le Tricolor, l'empêche aujourd'hui de renflouer facilement le bateau. Cette situation juridique, à laquelle s'ajoute celle de l'armateur du Kariba, présente un certain degré de complexité.

M. le Président : Que pourriez-vous nous dire au sujet des liaisons avec la terre ?

M. Hubert PINON : Cela s'est remarquablement bien passé pour mon prédécesseur lors du sauvetage de l'Ievoli Sun. Les enseignements tirés du récent épisode de l'Erika en ce qui concerne la coordination avec les autorités terrestres ont été très riches. Toutes les liaisons entre la préfecture de zone, les comités d'experts, les armateurs et les Britanniques se sont très bien passées.

En ce qui me concerne, dans l'affaire du Tricolor, il n'a pas été nécessaire de déclencher le plan POLMAR-mer grâce à l'instruction du Premier ministre qui permet de procéder aux remboursements sans déclenchement de ce plan. La préfecture de zone a été très efficace, notamment grâce au sous-préfet de Dunkerque, qui était sur place et qui a pris le problème en charge à terre. Je n'ai donc aucun problème de ce côté-là.

M. Louis GUÉDON : Merci, amiral. J'ai beaucoup apprécié votre exposé sur les caractéristiques de la zone qui dépend de votre préfecture.

Pourquoi parlez-vous toujours de « ports refuges » et non de « zones refuges », à la différence des commandants des remorqueurs Abeille ? Ces précisions sont capitales lors de la prise de décision car chacun tente alors de rejeter la responsabilité du choix sur ses homologues. L'exemple relatif au site de Dunkerque Ouest -où est puisée l'eau de refroidissement d'une centrale nucléaire- est particulièrement étonnant. Je pense qu'il devrait s'agir d'un travail d'état-major réalisé en amont afin d'établir une stratégie cohérente.

Par ailleurs, un problème de fond m'interpelle. Un consensus existe pour confier au préfet maritime le pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires, même militaires, afin de sécuriser un navire dont le commandant ne serait plus maître. J'ai beaucoup souffert de la pollution de l'Erika et je m'interroge sur l'affirmation du chef d'état-major du préfet maritime de Cherbourg prononcée au Sénat, il y a deux ans lors d'un colloque sur les conséquences du naufrage de l'Erika. Après que j'eus expliqué que, de longue date, les populations maritimes avaient appris à différencier les drames de la mer liés à la tradition maritime et les naufrages des navires « poubelles » transportant des polluants très dangereux, cette personne m'a repris en affirmant que je manifestais une opposition au transport maritime. J'aimerais donc savoir s'il parlait en son nom ou eu égard à une politique générale de la Marine.

M. Hubert PINON : Je ne connaissais pas cette affaire ! Je vais tenter de répondre dans l'ordre, si vous le permettez, M. le député.

En ce qui concerne les zones refuges, comme je vous l'ai dit, je ne dispose pas de criques dans ma zone : rien de comparable par exemple aux fjords de Norvège. Aucun site naturel n'est à notre disposition pour traiter proprement un navire pollueur. Les Britanniques à l'inverse, réticents à fournir une liste de tels lieux, ont assuré que s'ils y étaient contraints par les instances européennes, ils donneraient la liste de l'ensemble des 740 sites appropriés. La géographie du nord de la France est telle que je ne dispose que de deux zones de refuge, de part et d'autre du Cotentin, utilisables en fonction de l'origine des vents. De toute façon, et à l'instar de la formule employée par l'inspecteur général Graillot, les zones refuges ne peuvent être considérées que comme des « zones SAMU ». Leur intérêt réside dans la possibilité qu'elles offrent de gagner du temps pour réfléchir et trouver les moyens de traiter provisoirement les avaries afin de permettre ensuite l'accueil du bateau dans un vrai port-refuge. Ce fut le cas pour le Rosa M, traité dans un mouillage abrité, redressé, puis envoyé au Havre. Ainsi se déroule en pratique la procédure. Il convient d'abord de traiter en urgence le navire dans une « zone SAMU » pour lui permettre de naviguer, ou même pour le vider si la météorologie est clémente, puis de l'envoyer pour traitement définitif dans un port-refuge approprié. C'est d'ailleurs ce qu'ont entrepris les Belges avec le Vicky.

En l'an 2000, à la suite du naufrage de l'Erika, lors d'un Comité interministériel de la mer, le préfet maritime fut pressenti comme l'autorité la plus à même de prendre les décisions. Des autorités politiques avaient alors préparé, à ma connaissance, un amendement en ce sens, lequel ne fut jamais adopté à l'Assemblée en 2001. En France, le préfet maritime est parfaitement capable de prendre sa décision, mais de l'importance de celle-ci dépendra la crédibilité des responsables politiques. Le préfet maritime peut être considéré comme un fusible, mais ce n'est pas une solution. Il est donc important que sa décision soit appuyée en haut lieu par ceux qu'il engage. De toute façon, comme cela a été dit, la méthodologie sera finalisée fin juin et le document contiendra a priori toutes les mesures à prendre en cas d'urgence. L'intégralité des caractéristiques de chaque port se trouvera consignée dans ce document, de manière à pouvoir décider en toute connaissance de cause. Il s'agira d'une « check-list » contenant toutes les questions à se poser avant de prétendre traiter un accident en mer.

Quant à la sécurité, le chef d'état-major que vous avez évoqué voulait certainement affirmer que certains risques liés à la circulation maritime sont inévitables ; ce n'est pourtant pas une raison de se garder de prendre toutes les précautions nécessaires. En tant que préfet maritime, je souhaite saluer, de manière apolitique, l'énorme travail de proposition réalisé par notre pays pour aider la Commission européenne dans sa tâche. Cette dernière sera considérablement aidée pour légiférer à un niveau supranational, ces textes devant être soumis aux organisations mondiales maritimes et du travail. Il serait possible d'éviter bon nombre d'accidents en respectant simplement le bon sens dans l'organisation du travail : voyez les catastrophes créées par des marins endormis ou absents. Le 4 janvier, le secrétaire d'Etat aux Transports et à la mer, M. Dominique Bussereau, était avec une équipe de France 3 dans un hélicoptère au-dessus du Tricolor. Sur le chemin du retour, le CROSS Gris-Nez a dérouté l'aéronef vers un navire, au large du Pas-de-Calais, qui ne répondait plus aux messages radios depuis une heure et demie. Lors du survol du bateau, les passagers de l'hélicoptère ont pu constater que la passerelle était vide ! L'armateur danois du navire m'a ensuite demandé par courrier de confirmer la véracité des faits, et il a renvoyé le commandant et l'officier de quart dès le débarquement. N'est-ce pas sidérant?

Ainsi, en ce qui concerne ma zone, particulièrement vulnérable et les accords discutés à Malaga, il convient de souligner le grand bond en avant, d'ailleurs entériné actuellement au niveau européen, que constitue l'interdiction de naviguer pour les navires de plus de quinze ans remplissant certaines conditions de dangerosité.

En tant que préfet maritime, je suis apte et je suis là notamment pour agir dans l'urgence. Mais je ne puis que me réjouir du nombre sans cesse croissant de dispositifs de sécurité à caractère préventif. Car malheureusement, de toute façon, si une catastrophe majeure devait survenir dans le Pas-de-Calais, quel que soit le nombre de bateaux ou l'importance des moyens mis en œuvre, la pollution atteindrait immanquablement la côte ici ou là.

Audition de M. Dominique SORAIN,
Directeur des Pêches maritimes et de l'aquaculture


(extrait du procès-verbal de la séance du 3 juin 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Sorain est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Sorain prête serment.

M. le Président : Nous avons souhaité vous auditionner car les secteurs de la pêche et de l'aquaculture comptent parmi ceux qui, avec le tourisme, pâtissent économiquement le plus de la pollution par les hydrocarbures.

M. Dominique SORAIN : Merci, M. le Président. Je vais brièvement présenter le secteur et son importance sur le littoral français, et plus précisément en Aquitaine où les problèmes les plus importants sont survenus, avant d'aborder les conséquences de la pollution.

En termes d'aménagement du territoire, la conchyliculture est une activité non négligeable sur le littoral français. Elle représente environ 3 500 exploitations, soit de 7 à 9 000 emplois permanents et jusqu'à 20 000 emplois en saison. Vous pourrez consulter à ce titre les résultats d'une étude statistique très récente menée ces deux dernières années.

Ce secteur, comme vous venez de le souligner, sera bien évidemment, avec le tourisme, un des premiers menacés.

Dès la survenance de l'incident du Prestige, des craintes se sont fait entendre et ce d'autant plus qu'il y avait le précédent espagnol. La Galice, premier producteur espagnol de produits de la mer, a été sévèrement touchée. Il fallait également tenir compte du précédent de l'Erika sur les côtes françaises. Dès qu'il est apparu que la pollution pourrait atteindre nos côtes, un certain nombre de dispositifs ont été mis en œuvre.

Les craintes concernaient en premier lieu le bassin aquitain, même si nous avons eu des inquiétudes émanant d'autres bassins de production. Très rapidement, le dispositif de surveillance a été mis en œuvre et de nombreuses mesures ont été prises. Ainsi les galettes ont-elles pu être retenues avec des filets pour les empêcher de pénétrer dans le bassin d'Arcachon. Des études ont été menées et le dispositif d'alerte retenu, avec le positionnement d'un chalutier, a été mis en place dans la semaine suivante. Il est resté en place pendant plusieurs semaines, sans pour autant se révéler nécessaire. En pratique, aucun parc ou matériel n'a été touché par le pétrole. Par ailleurs, les pêcheurs ont procédé en mer à la récolte du pétrole par le biais de différentes techniques. En revanche, le problème de la qualité des denrées s'est posé immédiatement, qu'il s'agisse des poissons ou des coquillages. Nous avons très rapidement demandé à l'AFSSA de nous donner sa position sur la manière de garantir la sécurité du consommateur. Celle-ci nous a répondu de manière fort rassurante au sujet des poissons ; ces derniers ne fixent que très peu les molécules d'hydrocarbures ou les dégradent extrêmement rapidement. L'AFSSA a donc indiqué dans un avis précis que les risques pour le poisson étaient tout à fait limités, ce que les analyses et les examens organoleptiques réalisés ont confirmé par la suite.

En revanche, pour les coquillages, un double dispositif a été mis en œuvre. Il s'agissait tout d'abord de vérifier la présence visuelle d'hydrocarbures sur les coquillages eux-mêmes, dans les parcs. Des visites régulières, associant l'administration des Affaires maritimes et les professionnels, ont été menées en ce sens. A la différence des poissons, les coquillages fixent de façon bien plus importante lesdites molécules d'hydrocarbures. Ces molécules, appelées en langage technique « HAP » (Hydrocarbures aromatiques polycycliques), sont analysées afin de déterminer leur teneur en composés chimiques. Entre six et seize de ces composés sont passés au crible en fonction de la méthodologie retenue. Dans le même temps, l'AFSSA a recommandé de procéder à ces analyses de manière très régulière, même en l'absence de traces d'hydrocarbures. Elle a fixé, en accord avec les résultats des travaux menés par l'IFREMER, organisme de référence en la matière, un certain nombre de seuils au-delà desquels les coquillages deviennent impropres à la consommation.

L'AFSSA recommande une valeur guide à partir de laquelle le dispositif d'alerte doit être mis en place. Cette valeur est de 0,5 microgramme par kilo de matière sèche d'hydrocarbure, pour seize molécules recherchées. A l'état naturel, les valeurs avoisinent 0,1 microgramme. Les analyses réalisées ont montré une valeur de 0,2 microgramme, soit un taux inférieur à la valeur guide de 0,5. Or la valeur à partir de laquelle l'AFSSA recommande d'arrêter la commercialisation et la récolte des coquillages doit être située entre 2 et 5 fois la valeur guide. Nous avons retenu un seuil égal au minimum de cette fourchette. Nous étions donc très en dessous des seuils critiques.

Depuis peu, ce suivi bimensuel a été arrêté pour laisser place au suivi traditionnel organisé par le RNO (Réseau national d'observation) et l'IFREMER.

Il n'y a donc pas eu de problème de qualité sanitaire pour les coquillages dans la région Aquitaine.

Toutefois, avant que ces analyses n'aient été effectuées, le préfet de la Gironde, par mesure de précaution, avait été amené à suspendre la récolte des huîtres et des palourdes pour la période du 4 au 14 janvier, et jusqu'à la fin janvier pour les moules, dont la production en Aquitaine est cependant plus limitée. La région Aquitaine produit essentiellement des huîtres, soit environ 8 à 9 000 tonnes par an pour les 400 exploitations conchylicoles du bassin d'Arcachon. Aucun problème sanitaire n'est en la matière à déplorer, ni pour les poissons ou les coquillages, ni en ce qui concerne les infrastructures de production conchylicoles.

Cela dit, le battage médiatique qui a entouré ces événements, s'il a eu pour effet d'informer le public, a également eu pour conséquence d'effrayer les consommateurs. En matière de coquillages, la consommation principale, de l'ordre de 40 à 50% de la production annuelle, intervient durant la période des fêtes de Noël, au mois de décembre, le mois de janvier étant beaucoup moins important. L'Office des produits de la mer (OFIMER) a procédé à notre demande à des analyses sur la consommation de coquillages, au travers du panel SECODIP - qui est un institut spécialisé -, qui n'a pas révélé, sauf en Aquitaine, de détérioration majeure, et j'insiste sur le mot « majeure », de la consommation de coquillage. Il n'en est pas moins vrai que certaines exploitations détenant des marchés particuliers ont pu souffrir de la réaction des consommateurs et être plus affectés que d'autres. Ceci a conduit, notamment en Aquitaine, à l'expression de demandes d'indemnisations adressées à l'Etat et aux collectivités territoriales pour compenser cette baisse du chiffre d'affaires. Il s'agit bien d'une baisse du chiffre d'affaires, et pas d'une perte de la production, les coquillages n'ont en effet pas été touchés par la pollution et ont donc été stockés. Le problème sera de les écouler dans les mois à venir. L'Etat a étudié ces demandes d'indemnisation émanant des conchyliculteurs aquitains, et a retenu le principe d'une indemnisation en raison de l'arrêt de commercialisation imposé entre le 4 et le 14 janvier. C'est cette intervention publique ayant entraîné l'impossibilité de vendre qui justifie le principe de l'indemnisation.

Quelles furent alors les mesures prises ? La circulaire d'application n'a été diffusée que récemment, après l'arbitrage du Premier ministre, bien que les professionnels aient été tenus informés par anticipation des mesures les concernant.

Le principe d'une exonération à hauteur de 50% du montant des charges sociales a été retenu pour le premier trimestre, avec la possibilité d'étaler le paiement du solde restant jusqu'à la fin de l'année. Cette mesure a été appliquée aux conchyliculteurs de l'Etablissement national des invalides de la Marine (ENIM), mais aussi aux conchyliculteurs ressortissants du régime de la mutualité sociale agricole. Cette indemnisation, non encore versée, représentera, selon nos estimations, la somme de 450 000 euros.

De la même façon, une décision d'exonération des redevances domaniales a été prise. C'est l'Etat qui y a consenti car les concessions allouées appartiennent pour un tiers au domaine public maritime alors qu'une partie d'entre elles est la propriété du département de la Gironde.

Les jeunes conchyliculteurs ont également bénéficié de la procédure du Fonds d'allègement des charges (FAC), couramment utilisée en matière agricole. Cela permet une prise en charge partielle des intérêts d'emprunts pour l'année 2003. Les dossiers n'ont pas encore été examinés.

Soulignons également l'effort de la région Aquitaine, qui a débloqué 750 000 euros de crédits pour financer les dispositifs d'aide, sur lesquels je n'ai toutefois pas de détails.

Par ailleurs, les conchyliculteurs d'Arcachon ont été touchés pendant l'année 2002 par les pertes de naissains dont ils sont les principaux producteurs. Tout a été mis en œuvre pour que les dossiers d'indemnisation déposés dans le cadre de la procédure des calamités agricoles soient traités en priorité. Le taux d'indemnisation, initialement fixé à 12%, vient d'être porté, aujourd'hui même, à 20% en raison de l'importance des pertes pour ces exploitations.

Voilà, M. le Président, le dispositif qui a été mis en œuvre afin de traiter le milieu et de protéger le consommateur ainsi que les mesures économiques destinées à la conchyliculture.

Un dernier mot s'impose à ce stade. Je voudrais préciser qu'aucune mesure d'indemnisation n'a été proposée pour les autres régions de production dans la mesure où ces dernières n'ont pas été soumises comme l'Aquitaine à une quelconque interdiction de vente par arrêté préfectoral, et que, sauf pour certaines exploitations, aucune perte de chiffres d'affaires significative ne m'a été signalée.

M. le Président : On peut aussi penser que certaines exploitations ont renoncé à présenter des demandes d'indemnisations par souci d'éviter toute suspicion sur leurs produits ?

M. Dominique SORAIN : Oui, c'est possible.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué les mesures d'indemnisation destinées à des producteurs n'ayant subi une perte de chiffre d'affaires, mais n'ayant pas perdu leur stock. Cela me rappelle les négociations postérieures au naufrage de l'Erika menées avec le FIPOL. Il nous a fallu lui expliquer combien une année de croissance pour les huîtres pouvait être importante, avec les changements de taille qui s'ensuivent, par rapport à la valeur du stock et aux modes de commercialisation. Avez-vous prévu en l'espèce de tenir compte dans votre indemnisation de cette évolution naturelle de la valeur des stocks?

Par ailleurs, avez-vous enregistré après la catastrophe du Prestige des chutes de cours du poisson dans les criées ?

M. Dominique SORAIN : Dans certaines criées, quelques baisses de cours ont été ressenties de façon très localisée. Au début du mois de janvier, lorsque l'arrivée des boulettes de fioul sur les plages d'Aquitaine ou du Pays basque a été annoncée, les cours ont légèrement baissé. Mais cela doit être relativisé par des cours globalement plus élevés en 2003 qu'en 2002 sur l'ensemble du territoire, alors que 2002 était déjà une bonne année. La baisse du tonnage de la production résulte du problème particulier de l'anchois. Par ailleurs, les pêcheurs, dont l'activité a été arrêtée, ont été affrétés pour ramasser le pétrole en mer.Mais je n'ai pas eu connaissance de demandes ou de problèmes particuliers.

En revanche, la situation est quelque peu différente pour les coquillages, notamment en raison du phénomène naturel que vous venez de décrire, à savoir le fait que la croissance naturelle des huîtres induit en effet des changements de commercialisation. La commercialisation au mois de janvier, au demeurant habituellement limitée en général, a accusé pour le seul bassin d'Arcachon des pertes équivalentes à 50 % du chiffre d'affaires. Un calcul simple montre que cette perte de 50 % représente pour le mois de janvier l'équivalent de 225 tonnes d'huîtres, sur un total annuel de 9 000 tonnes. Ce ralentissement de la commercialisation a perduré durant le mois de février puis s'est atténué.

A la demande de la profession, nous allons organiser, avec l'aide du ministère chargé du commerce et de l'artisanat, une table ronde avec les grandes surfaces afin de rechercher les moyens de favoriser les opérations de déstockage et, partant, de préserver les cours.

Nous avons également prévu, avec le concours financier de l'OFIMER -auprès duquel les conchyliculteurs ne cotisent pas- et des collectivités territoriales concernées, de réaliser une opération de promotion pour le mois de septembre. Cette mesure complémentaire devrait permettre l'écoulement des surplus de production stockés jusqu'à présent.

M. le Rapporteur : Malgré l'ensemble des mesures prises, a-t-on enregistré, notamment en Aquitaine, des dépôts de bilan pour les entreprises conchylicoles ?

M. Dominique SORAIN : Nous avons pu constater quelques difficultés des entreprises, mais il ne s'agit pas à proprement parler de situations anormales. Dans le bassin d'Arcachon, la procédure des calamités agricoles dont je vous ai entretenu précédemment a contribué à réduire les difficultés des conchyliculteurs, mais les directions départementales du ministère de l'Agriculture, en liaison avec celles des Affaires maritimes, ont traité les dossiers avec quelques difficultés, et notamment n'ont pas été en mesure de tous les régler au mois d'avril, en raison de contraintes budgétaires. Les banques ont été prévenues afin de ne pas retarder outre mesure le traitement des dossiers et éviter de compromettre l'existence des exploitations.

Le président du Comité national de la conchyliculture, M. Goulven Brest, m'a fait part, il y a quelques jours, de difficultés apparues en Bretagne Nord, liées me semble-t-il à la venue de boulettes de fioul. Cela n'a pourtant pas eu de conséquences directes sur le secteur. M. le Président, je ne peux qu'abonder dans le sens de votre intervention de tout à l'heure, lorsque vous évoquiez les méfaits des médias en termes de commercialisation des produits.

M. le Rapporteur : La pollution du Prestige s'est dispersée plus largement que celle de l'Erika. Des boulettes ont été retrouvées jusque dans le Pas-de-Calais. Avez-vous à ce titre mis en place une cellule de veille pour minimiser les conséquences d'une information du public par les médias sur la commercialisation de la production ?

M. Dominique SORAIN : Le dispositif mis en œuvre en début d'année peut être reconduit à tout moment si des pollutions apparaissent, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Nous avons constaté la lourdeur du dispositif et son caractère onéreux ; aussi sommes-nous très vigilants et ne souhaitons-nous pas le mettre en œuvre de manière précipitée, ce qui pourrait en outre effrayer les consommateurs. L'équilibre est délicat à trouver entre les impératifs de vigilance liés à la sécurité sanitaire et la nécessité de préserver la confiance des consommateurs.

Tous mes propos reflètent la situation depuis janvier, une situation finalement peu alarmante et qui tend à s'améliorer chaque jour. Il va de soi que cette dernière peut cependant évoluer rapidement si de nouvelles difficultés se font jour.

M. Christophe PRIOU : Voilà pour les mesures terrestres. J'aimerais revenir sur les dispositifs maritimes et notamment l'importante flottille de bateaux de pêche qui a été réquisitionnée pour éviter, grâce à de nouvelles techniques issues de l'expérience de l'Erika, des dégâts trop importants. Ces navires ont-ils reçu pour l'avenir des consignes de tri des poissons en cas de présence de boulettes ?

M. Dominique SORAIN : Sur le problème alimentaire, les consignes données précédemment demeurent. Il s'agit pour le poisson de procéder à l'examen organoleptique, c'est-à-dire de vérifier la présence visuelle de traces d'hydrocarbures. Les professionnels ont, semble-t-il, bien intégré cette nécessité et, à ce jour, je ne peux pas faire état d'une quelconque information qui nous soit parvenue en ce sens.

M. Christophe PRIOU : Nous avons appris, notamment en raison de la courantologie qui caractérise les côtes atlantiques, que les pollutions pouvaient se sédimenter et créer un phénomène de « mille-feuilles », qui présente des taux élevés en HAP. Existe-t-il un suivi, un retour d'expérience par rapport à ce qui a été mis en œuvre pour l'Erika ?

M. Dominique SORAIN : Sur la sédimentation, nous n'avons pas, nous, en tant que Direction des pêches maritimes et de l'aquaculture, d'informations particulières ; l'IFREMER en revanche dispose de toutes les données existantes.

L'expérience de l'Erika présente beaucoup d'intérêt d'un point de vue sanitaire. L'AFSSA a en effet repris toutes les analyses effectuées pour l'Erika afin de les comparer à celles du Prestige ; il s'agit d'ailleurs sensiblement du même produit, un fioul lourd. La méthode d'analyse a acquis en fiabilité, ce qui représente une garantie supplémentaire pour le consommateur. Le site internet du ministère a communiqué de manière transparente sur les résultats des recherches et le sérieux de la méthodologie employée pour rassurer les consommateurs.

M. le Président : Existe-t-il des exemples de pêches au cours desquelles, lors de la remontée du chalut, des boulettes de fioul prisonnières du filet auraient souillé le poisson ?

M. Dominique SORAIN : De rares cas m'ont été rapportés, mais il ne serait pas juste d'affirmer que les filets ont été souillés de façon systématique par le fioul. Cette forme de pollution est malheureusement beaucoup plus diffuse et pernicieuse. Les détériorations importantes de matériel sont donc restées tout à fait marginales.

M. le Rapporteur : Pour conclure, à l'heure d'une harmonisation européenne de normes de plus en plus draconiennes et de la modernisation des installations, alors que le ministre de l'Agriculture a obtenu que l'on puisse à nouveau construire des bateaux neufs, pensez-vous que les catastrophes de l'Erika et du Prestige peuvent vous être utiles, dans les négociations avec l'Europe, pour tenir compte des événements qui peuvent fragiliser votre secteur ?

M. Dominique SORAIN : Sans mauvaise volonté aucune de ma part, je ne pense pas que ce type d'argument puisse nous être d'un quelconque secours auprès de la Commission européenne afin d'alléger certaines contraintes qui pèsent sur nous en termes de ressources. La seule réponse apportée par le commissaire Fischer est le redéploiement éventuel des fonds IFOP en cas de nécessité d'accorder des indemnisations. Ces arguments n'adouciront pas les projets de M. Fischer.

M. le Président : Ma question concerne les fonds communautaires. Des ressources peuvent-elles être demandées et obtenues en provenance par exemple de la réallocation des fonds IFOP, de fonds structurels ou du fonds de solidarité européenne ? Si oui, quel montant pourrait être obtenu et pour quel objet ?

Par ailleurs, la Commission a-t-elle déjà, à votre connaissance, demandé et obtenu pour la Galice et les autres régions autonomes du nord de l'Espagne d'importantes réallocations de fonds de l'IFOP et de fonds structurels pour ses pêcheurs ?

M. Dominique SORAIN : Sur cette question, la Commission a autorisé l'Espagne à utiliser des fonds IFOP initialement destinés à d'autres fins. M. Gaymard a demandé la même chose le 23 janvier, la Commission lui a répondu qu'en tant que de besoin, certains fonds IFOP pourraient être mobilisés afin de compenser, d'une part, les pertes de matériel détruit et, d'autre part, les pertes d'activité. Notre attaché agricole à Madrid nous précisait, il y a plus d'un mois, que l'Espagne n'avait pas utilisé ces fonds pour les deux destinations précitées.

En ce qui concerne la France, les parcs et le matériel n'ont pas été touchés. Par ailleurs, en ce qui concerne l'indemnisation d'arrêt d'activité, la seule période indemnisée en Aquitaine s'étendait du 4 au 14 janvier. Or les indemnisations déjà accordées par la France à ce titre dépassent de très loin les plafonds communautaires d'aide ; nous n'avons donc pas souhaité solliciter la Commission. De plus, l'octroi de l'indemnisation communautaire est subordonné à la production d'un texte positif d'interdiction de vente émis par la puissance publique ; or, aucun autre département n'ayant été ainsi empêché de vendre, une telle demande ne reposait sur aucun fondement. Néanmoins, en cas de réel problème, les fonds IFOP pourront toujours être mobilisés.

M. le Président : Comment organisez-vous le suivi des actes de pollution illicites, comme les déballastages, sur les plans biologique et économique ?

M. Dominique SORAIN : Il existe un suivi régulier de l'ensemble des zones du littoral, orchestré notamment par le RNO, qui examine la qualité des eaux dans différents sites. Ce suivi traditionnel permet de détecter d'éventuels problèmes.

En ce qui concerne les déballastages sauvages, nous n'avons pas été saisis au niveau central de conséquences graves sur des exploitations conchylicoles. C'est la direction des Affaires maritimes qui recense ces affaires, dont 50 à 70 par an sont d'une ampleur significative, certaines donnant lieu à un procès-verbal et à des poursuites.

M. le Président : Les micro-organismes venus du monde entier et libérés lors des déballastages, dont la presse parle beaucoup, ont-ils de réels effets sur la faune et la flore ?

M. Dominique SORAIN : Il est vrai que nos eaux contiennent des algues ou certains micro-organismes venus de régions fort éloignées. L'exemple de la collerpa, en Méditerranée, est intéressant à ce sujet. Les surfaces recouvertes sont passées en quinze ans d'un hectare à plusieurs centaines voire milliers d'hectares. Notre véritable préoccupation est la présence d'algues toxiques, mais ce danger fait l'objet d'une surveillance régulière et approfondie menée par l'IFREMER. La qualité des eaux et les coquillages sont analysés, notamment pour détecter l'éventuelle présence de dinophysis, problème numéro un dans toutes les eaux. Des tests physico-chimiques existent également ; ils sont réalisés pour garantir la sécurité du consommateur. Il ne s'agit pas ici du seul principe de précaution, mais d'un véritable enjeu sanitaire car les dinophysis présentent un réel danger pour la santé et la continuité de la production. La menace est d'autant plus importante que nous connaissons encore mal l'origine du phénomène. Ce dernier justifierait, me semble-t-il, de procéder à une audition.

M. le Président : Y a-t-il au niveau mondial une liaison existant entre les responsables et les scientifiques visant à étudier ces phénomènes ?

M. Dominique SORAIN : Cette question est épineuse, car mal connue. Les crépidules présentes en Normandie sont, nous dit-on, originaires d'Amérique et nous ont été apportées par les navires alliés lors de la Seconde guerre mondiale. Elles sont maintenant réparties sur des zones très importantes et peuvent venir parasiter les gisements naturels de coquillages. De même, la caulerpa pourrait avoir été introduite dans l'aquarium de Monaco et répandue en mer lors d'une vidange de celui-ci ! C'est là une question extrêmement difficile qui mériterait davantage de réflexions.

M. le Rapporteur : L'application du principe de précaution en matière de qualité alimentaire ne risque-t-elle pas de faire disparaître les petites exploitations incapables de se mettre au niveau de normes de plus en plus draconiennes ? Quelle a été la nature des relations entre les différentes autorités maritimes, préfets, administrations, IFREMER et la direction des Pêches ?

M. Dominique SORAIN : Un projet de règlement de la Commission illustre bien ce principe de précaution. Au sujet des virus, la Commission souhaite, au nom d'une meilleure protection des consommateurs, apporter des contraintes supplémentaires dans les recherches. Le laboratoire britannique agréé par la Commission a trouvé un nouveau marqueur des virus appelé « bactériophage » et souhaite l'utiliser pour détecter l'éventuelle présence de virus sur les coquillages. Cela est très difficile à réaliser et supposerait d'énormes investissements pour les exploitants. Voilà une approche du principe de précaution auquel nous nous opposons totalement. Nous nous sommes d'ailleurs alliés, au sein du ministère de l'Agriculture, avec la Direction générale de l'alimentation (DGAL) pour faire part de notre refus à la Commission.

Quant à la nature des relations entre la Direction des pêches et les autres administrations, je peux faire état d'une tradition de communication et de coordination sans faille entre les différents services, tant administratifs que scientifiques ou exécutifs locaux. L'affaire de l'Erika nous a aidés à améliorer notre réactivité aux catastrophes ; d'ailleurs aucun dysfonctionnement de coordination n'a été déploré depuis lors. La liaison a également été de très bonne qualité avec l'AFSSA, qui a rapidement élaboré une politique cohérente de prévention.

Audition de M. Patrick BOISSIER
Président-directeur général des Chantiers de l'Atlantique


(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 5 juin 2003 -
Nantes)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Boissier est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Boissier prête serment.

M. le Président : Vous êtes le président des Chantiers de l'Atlantique. A ce titre, nous avons principalement quatre questions à vous poser.

En premier lieu, que pensez-vous des injonctions faites à la fois par les Etats-Unis et par l'Europe quant à l'obligation d'avoir désormais des navires à double coque ? En deuxième lieu, estimez-vous que cela soit bénéfique pour les chantiers navals français et qu'au travers de cette rénovation de la flotte, cela entraînera un plan de charge utile aux chantiers ?

Le troisième point concerne le projet de navire dépollueur que vous avez en projet dans vos dossiers et qui nous paraît intéressant. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ce navire ?

Quant à la quatrième question : nous avons entendu des critiques sévères quant aux réparations de mauvaise qualité qui seraient effectuées dans certains chantiers. En particulier, il s'agit de la difficulté d'amener une partie neuve par rapport à des parties anciennes. Selon vous, les Chantiers de l'Atlantique pourraient-ils envisager de conquérir une part de marché dans le domaine de la réparation navale ?

M. Patrick BOISSIER : A votre première question qui porte sur les navires à double coque, vous souhaiteriez savoir si ceux-ci constituent une réponse au problème de la sécurité du transport effectué par les pétroliers. A cette question, il n'y a pas de réponse tranchée, car ces navires présentent à la fois des avantages et des inconvénients.

Je commencerai par les points positifs. L'avantage considérable que représente l'imposition de la double coque est que cela permet de renouveler la flotte. Ainsi tous les navires anciens à simple coque et en mauvais état seront exclus de la flotte, et ne resteront plus en service que des navires neufs ou récents. Or les navires qui sortent des chantiers navals sont de bonne qualité. On peut considérer que tous les grands chantiers européens, mais aussi coréens, japonais, voire chinois, sont en mesure aujourd'hui de construire des navires de bonne qualité. De plus, les sociétés de classification qui surveillent la construction de ces navires ont les moyens de vérifier si ces navires ont été construits dans les normes et de ne pas laisser sortir des chantiers des navires qui ne sont pas dans les normes.

Le deuxième avantage certain de la double coque, c'est que par définition, avec deux coques, en cas d'abordage à vitesse limitée -ce qui est fréquemment le cas dans les zones portuaires ou les approches de côtes où les abordages peuvent se produire le plus souvent- il y a de fortes chances que la deuxième coque ne soit pas affectée et qu'elle permette de prévenir les risques de pollution.

Toutefois, l'inconvénient majeur présenté par les navires à double coque reste celui de l'entretien. Un navire à simple coque bien entretenu présente, en matière de sécurité, beaucoup moins de risques qu'un navire à double coque mal entretenu. En effet, l'espace entre les deux coques étant limité, il est d'accès peu facile. Il y a certes des trous d'homme pour permettre aux ouvriers des chantiers navals d'aller souder dans différentes parties du navire. Néanmoins, dans le cadre de l'entretien, d'une part, de l'inspection, d'autre part, il sera extrêmement difficile d'aller contrôler les coins et recoins du navire, dans un espace de 2 mètres de large seulement, encombré par toutes les membrures.

Le deuxième inconvénient est que cet espace restreint entre les double-coques risque de piéger un certain nombre d'effluents ou de ballasts corrosifs, donc de faciliter des corrosions difficilement contrôlables, ainsi que des gaz qui peuvent créer des risques d'explosions.

Quant au troisième inconvénient des navires à double coque, il survient en cas d'échouage, par exemple sur un récif. Le double fond du navire va se crever et l'eau pénétrer entre les deux coques. De ce fait, le navire va s'alourdir et s'enfoncer, auquel cas il sera alors encore plus difficile à dégager.

Ce sont les principaux inconvénients présentés par les navires à double coque auxquels on peut aussi ajouter le fait que, d'un point de vue de solidité mécanique, il n'est pas démontré qu'une double coque soit plus solide qu'une simple coque. La double coque étant plus rigide, cela peut entraîner des problèmes de fatigue, notamment lorsque le navire est soumis à des mouvements fléchissants successifs sur les vagues. Ce problème peut certes se résoudre par le calcul et une construction correcte, mais ce n'est pas évident. Il ne faut donc pas partir du principe qu'une double coque est par nature plus solide qu'une simple coque.

Le problème aujourd'hui est que, malheureusement, les Américains ayant pris la décision d'imposer la double coque, aucun armateur ne peut se permettre de faire construire ou de commander un navire qui n'aurait pas accès aux eaux américaines. Par conséquent, je crains que l'Europe ne puisse prendre une décision différente de celle que les Américains ont prise, sans doute plus sous la pression de l'opinion publique qu'après une étude scientifique rigoureuse.

J'aborderai maintenant votre deuxième question, à savoir si le renouvellement de la flotte, entraîné par l'imposition de la double coque, aurait un effet bénéfique sur la construction navale française. Ma réponse sera en deux temps. Dans un premier temps, cela n'aura aucun effet direct. Nous sommes capables de construire des pétroliers à double coque, mais le problème est qu'il faut les construire de façon économique. Or aujourd'hui, nous avons à faire face à la concurrence de chantiers japonais, coréens et de plus en plus chinois, qui bénéficient d'équipements extraordinairement puissants et modernes. Les chantiers chinois évoluent à une vitesse phénoménale. On peut voir, par exemple, les chantiers de construction navale à Shanghai se transformer de mois en mois.

Tous ces chantiers ont des équipements parfaitement adaptés pour construire des navires de charge tels que les pétroliers. Un pétrolier étant un navire qui mesure plusieurs centaines de mètres, cela suppose que, lors de la construction du navire. La même pièce se retrouve en plusieurs centaines d'exemplaires. Quand un chantier construit un pétrolier pour un armateur - Shell, Exxon ou autres -, il peut construire le même pétrolier pour un autre armateur, à des changements mineurs près. Les pétroliers sont des produits de série.

Cela signifie que des chantiers qui vont construire plusieurs dizaines de navires dans l'année fabriqueront la même pièce à plusieurs milliers d'exemplaires, ce qui permet d'avoir des installations quasi automatisées, donc adaptées à faire de la tôle épaisse de façon automatique pour la construction des pétroliers.

Le deuxième avantage est le coût de la main d'oeuvre, notamment en Chine, qui est plus de dix fois plus faible que ce qu'il est en Europe. Si nous voulions construire des pétroliers, nous serions obligés d'utiliser nos équipements qui ne sont pas destinés à faire de la série. Nos équipements sont adaptés pour construire des paquebots ou des bateaux plus sophistiqués sur lesquels nous n'avons pas de série. Nous avons des outils industriels qui sont beaucoup plus flexibles. Nos chaînes de construction ne sont pas automatisées, mais robotisées, notamment en matière de soudure.

Nous avons donc la capacité de fabriquer des pétroliers, mais pas aux prix de marché actuel compte tenu notamment des coûts de main d'oeuvre élevés. Si nous voulions construire des pétroliers de manière compétitive, il nous faudrait investir des milliards de dollars pour adapter les équipements et avoir une main d'oeuvre qui soit du même niveau de coût que dans les pays d'Extrême-Orient. C'est pourquoi les Chantiers navals de l'Atlantique ne peuvent pas construire de pétroliers de manière compétitive. Mais ce qui est vrai pour la France l'est également pour le reste de l'Europe, car même les Polonais et les Croates n'arrivent plus à suivre les niveaux de prix internationaux, des navires pétroliers.

M. le Rapporteur : Et sans aide. Nous avions posé la question lors de notre visite à Bruxelles. La Commission avait rappelé le « sacro-saint » principe selon lequel la construction navale européenne devait se faire sans aide, avec un bémol quant à la qualité des navires qui pouvaient être réalisés dans certains chantiers étrangers.

M. Patrick BOISSIER : Les chantiers japonais, coréens ou chinois sont tout à fait capables de faire des produits d'excellente qualité, sans compter qu'il y a des sociétés de classification pour les contrôler.

Toutefois, il est certain qu'il peut y avoir des retombées indirectes bénéfiques pour nos chantiers.du renouvellement de la flotte imposée par le calendrier accéléré de l'élimination des simple-coques. Les chantiers navals d'Extrême-Orient ont tout de même une certaine flexibilité. Ils peuvent construire d'autres navires que les pétroliers, par exemple des porte-conteneurs, des chimiquiers ou même d'autres navires où ils concurrencent plus ou moins directement les chantiers navals européens. On peut raisonnablement penser que tant qu'ils seront occupés à construire des pétroliers et des porte-conteneurs, ils seront moins tentés de venir concurrencer les chantiers européens pour d'autres types de navires qui constituent nos spécialités et où ils casseraient les prix.

Cette appréciation mérite toutefois d'être nuancée car il est vrai qu'aujourd'hui il y a à la fois une très forte charge sur les chantiers extrême-orientaux grâce à la construction de pétroliers à double coque et des porte-conteneurs, et à la conquête du marché des méthaniers. Simultanément, les chantiers européens ne sont pas chargés en raison du fait que les navires à passagers traversent actuellement une période de creux. S'ajoute à cela le taux de change défavorable euro/yen, et euro/won.

M. le Président : Est-ce également vrai pour les Américains ?

M. Patrick BOISSIER : Les Américains constituent un cas particulier car ils n'ont pratiquement pas de construction navale civile. Les Américains, qui ont le pays le plus libéral mais aussi le plus protectionniste au monde, ont inventé un texte extraordinaire qui s'appelle le « Jone's Act », aux termes duquel, entre deux ports américains, ne peut caboter qu'un navire construit aux Etats-Unis, battant pavillon américain, appartenant à une société américaine et armé par un équipage américain.

Grâce à ce texte, les Américains ont protégé leur marché intérieur. Ainsi, tous les navires qui circulent dans les eaux américaines sont construits sur des chantiers nationaux. Mais le problème est que le trafic américain n'est pas significatif. Il y a quelques navires sur la côte Est, quelques navires sur la côte Ouest, tout le reste étant des navires qui trafiquent entre un port américain et un port à l'étranger, et donc ne sont pas soumis au « Jone's Act ».

En raison de ce protectionnisme, les chantiers américains n'ont pas fait les investissements de modernisation nécessaires et ne sont donc absolument pas compétitifs. Certes, ils font construire quelques pétroliers qui ne naviguent qu'autour des côtes américaines, mais un pétrolier construit aux Etats-Unis représente quatre fois le prix d'un pétrolier au niveau mondial. C'est vrai également pour les paquebots.

M. le Président : Les pétroliers qu'ils construisent dans le cadre de leurs accords internes sont-ils tous à double coque ?

M. Patrick BOISSIER : Oui, ils imposent la double coque à tous, mais les autorités américaines se montrent plus laxistes dans l'application du calendrier de mise au rebut des simple-coques aux navires du « Jones' Act » sous pavillon américain construit aux Etats-Unis. Devant l'étonnement de la communauté maritime internationale, les Américains soutiennent qu'ils connaissent parfaitement l'état de leurs navires, qui ne représenteraient pas de danger...A chacun d'apprécier.

M. le Président : Le plan de charges pour un chantier tel que le vôtre vient donc de la construction de paquebots de croisière ?

M. Patrick BOISSIER : Nous sommes positionnés sur des navires à forte valeur ajoutée, c'est-à-dire les navires à passagers dont les paquebots de croisière, les ferries et d'autres, les méthaniers, les bateaux militaires et tous les navires spéciaux (scientifiques, océanographiques, etc.). Mais à cet égard, nous ne sommes pas différents de la plupart des chantiers européens qui ont suivi la même évolution, car aucun d'entre nous ne peut être compétitif par rapport aux chantiers à bas coûts de main d'oeuvre. Il faut donc se positionner sur le haut de gamme. Les Néerlandais sont spécialisés dans les remorqueurs, les dragueurs, ..., les Allemands dans les chimiquiers haut de gamme, etc.

M. le Président : S'agissant des méthaniers, peut-on appliquer la règle commune que vous décriviez quant à leur fabrication sur des chantiers extrême-orientaux ? Exigent-ils une technologie particulière ?

M. Patrick BOISSIER : La citerne d'un méthanier est un produit évolué. Son coût de fabrication est élevé et demande une technologie et une main d'oeuvre très qualifiées. Néanmoins, les Coréens sont entrés sur ce marché en faisant, une fois de plus, un dumping ruineux dont les pertes ont été compensées a posteriori par l'Etat. Ils ont capté le marché avec des prix artificiellement bas, ce qui leur a permis d'obtenir suffisamment de commandes pour commencer à travailler en série et avoir maintenant des coûts effectivement bas. Malgré cela, ils continuent à faire du dumping.

Voilà pour ce qui est des navires à double coque et de leur répercussion sur la construction navale.

M. le Président : Nous pouvons maintenant aborder le volet Alstom et la dépollution.

M. BOISSIER : Je voudrais élargir le débat, car cela ne concerne pas uniquement Alstom. La catastrophe de l'Erika et celle du Prestige ont montré qu'il y a eu des conséquences dramatiques, non seulement faute d'être capables de prévenir l'accident, mais également, une fois l'accident produit, faute d'être capables de collecter le produit en mer avant qu'il n'atteigne les côtes. Ce problème, mis en évidence après l'Erika, a été confirmé par la catastrophe du Prestige.

Juste après le naufrage de l'Erika, une étude a été lancée sous l'égide du CEP&M (Comité d'études pétrolières et marines) pour trouver un produit répondant à un cahier des charges particulier. Il s'agissait de trouver un navire capable de ramasser en mer différents types de polluants, essentiellement pétroliers, dans des conditions de mer forte. La capacité de ramassage de ce navire devait être d'au moins mille mètres cubes par jour. Il devait non seulement pouvoir se rendre rapidement sur zone, c'est-à-dire avoir une vitesse de transit supérieure à quinze nœuds, mais également pouvoir travailler à faible vitesse afin d'être en mesure de ramasser le produit pétrolier polluant.

Cette étude a été confiée à un consortium mené par Doris Engineering en partenariat avec Alstom Marine-Chantiers de l'Atlantique et le CEDRE. Elle a abouti à deux concepts de navire répondant au cahier des charges, dont l'un présenté par les Chantiers de l'Atlantique. Il s'agit du concept de navire trimaran que nous avons baptisé le OSH « Oil Sea Harvester ».

C'est un navire trimaran de haute mer, qui mesure 130 mètres de long sur 32 mètres de large, fortement motorisé, donc en mesure de se déplacer à grande vitesse, et qui possède deux coques latérales du type Swath. (Il présente un croquis.) Ce sont des coques à parois minces, avec un flotteur totalement immergé et qui n'est donc pas soumis à la variation de poussée liée aux vagues. Le navire, grâce à ce dispositif, conserve une grande stabilité avec des angles de roulis très faibles, même par mer forte.

L'OSH présente un deuxième avantage : dans le canal situé entre les deux coques, la mer est calmée puisque cet espace n'est plus soumis à l'action des vents et des vagues latérales. De plus, il y a en surface de l'huile qui va également calmer la mer. On détermine ainsi une zone sur laquelle on peut facilement positionner des outils de ramassage adaptés à la viscosité du produit à traiter. Sur ce schéma, vous avez un autre exemple avec une roue à godets, mais il pourrait s'agir de tapis, des roues, de pompes. Il est possible d'installer, entre ces deux coques, plusieurs types de systèmes de ramassage. On peut avoir également procéder à l'épandage de dispersants.

Le navire va ramasser le produit sur toute sa largeur, c'est-à-dire traiter une bande de trente mètres de large. Comme il doit être capable de ramasser efficacement, jusqu'à trois ou quatre noeuds de vitesse, même par mer forte, cela permet de largement dépasser l'objectif des mille mètres cubes par jour.

Dans la coque centrale, sont installées des zones de réservoir, ainsi que tous les moyens de réchauffage et de traitement pour traiter le produit, avec une capacité de stockage de six mille tonnes. Une propulsion électrique permet d'atteindre une vitesse de vingt noeuds. Un navire ainsi constitué, situé par exemple à Brest, peut entre vingt-quatre et trente-six heures couvrir l'ensemble des côtes françaises de la façade mer du Nord-Manche-Atlantique, voire une partie des côtes anglaises ou espagnoles.

C'est un navire relativement cher puisque son coût est estimé à une centaine de millions d'euros, mais c'est peu comparé aux coûts directs et indirects induits par l'arrivée du pétrole sur les plages. J'avais été frappé d'entendre, juste après la catastrophe du Prestige, que la première somme débloquée par le gouvernement avait été de 50 millions d'euros et que l'on a chiffré les dommages créés par la catastrophe de l'Erika à un milliard d'euros.

Il est certain qu'en valeur absolue, l'investissement dans un nouveau navire représente une somme importante, mais en valeur relative, si l'on considère l'ensemble des coûts directs et indirects liés à l'absence de moyens de combattre la pollution en mer, le montant de cet investissement est raisonnable.

M. le Rapporteur : Par rapport à la situation créée par les naufrages de l'Erika et du Prestige, avec la mise en œuvre des moyens professionnels, et amateurs au début, on a pu constater l'efficacité de récolter le produit en mer plutôt que sur les plages.

M. Patrick BOISSIER : Les 30 000 tonnes récupérées en mer par les chalutiers l'ont été trop tard. En revanche, vingt-quatre heures après le naufrage, l'OSH aurait été sur zone pour ramasser le pétrole avant qu'il soit dispersé.

Doris a présenté un autre projet d'un navire qui répondait également au cahier des charges. On peut comparer les mérites de l'un et de l'autre. Pour ma part, il me semble que le système OSH présente plus d'avantages.

Le CEP&M a rendu ses conclusions. Un comité, qui s'est tenu sous l'égide du Secrétariat général de la mer le 24 janvier, a tiré des conclusions de cette étude, lesquelles me semblent avoir été plus dictées par des soucis budgétaires que par la rigueur scientifique.

Le dossier a été transmis à la nouvelle Agence européenne de sécurité maritime qui devrait décider de la suite à donner et des moyens de le faire. Pour préparer cela, sur proposition de la France, il a été décidé de confier à la société TNN l'étude d'un cahier des charges de ce que devrait être un navire répondant aux besoins. Mais je ne suis pas certain que les objectifs donnés au cahier des charges couvrent les réels problèmes de pollution du type Prestige ou Erika. On a plus cherché à traiter des problèmes du type Tricolor, c'est-à-dire un navire qui s'échoue et perd ses réservoirs de carburant, plutôt que des problèmes de fioul lourd.

M. le Président : L'OSH est-il adaptable à toutes les formes de pollution, quel que soit le type de fioul ?

M. Patrick BOISSIER : Tout à fait. Ce navire est susceptible d'intervenir n'importe où sur n'importe quel produit. L'outil de ramassage dépendra du type de pollution. Certains outils ont déjà été mis au point, testés et leur efficacité prouvée. Ce n'est pas le cas de tous les outils et de toutes les viscosités de fioul. Il reste donc certainement des études à faire en la matière.

Il serait nécessaire et sans doute peu onéreux de mener des études pour parfaire la mise au point de ces outils, d'une part, et pour continuer l'étude du navire, d'autre part, ceci permettant à la France d'être mieux positionnée le jour où un navire de ce type devra être réalisé à l'échelle européenne.

M. le Président : Pensez-vous que si un tel type de navire dépollueur obtenait l'accord à la fois français et européen, un marché pourrait se créer au niveau mondial ?

M. Patrick BOISSIER : Ce n'est pas un marché colossal. Avec trois ou quatre unités d'un tel navire, on peut couvrir l'ensemble des côtes européennes. On pourrait ensuite imaginer d'étendre le marché aux autres Etats côtiers hors d'Europe.

M. le Président : Vous indiquiez qu'il est adaptable également à d'autres missions.

M. Patrick BOISSIER : On se trouve avec un navire cher et dont on espère qu'il ne servira jamais, ce qui est dommage. C'est ce qui a conduit à la décision prise au Secrétariat général de la mer, à savoir de ne pas immobiliser 100 millions d'euros dans ce navire. La Marine nationale y a peut-être vu une menace pour son budget et tout le monde a essayé de pousser vers des solutions plus économiques, à savoir que dès lors que l'efficacité d'un outil de ramassage aurait été prouvée dans les zones de ramassage, il pourrait être mis sur une petite barge que l'on pourrait remorquer sur place. Il a été considéré qu'il était préférable de multiplier des barges que l'on mettrait dans tous les ports au besoin, plutôt que d'avoir un outil puissant capable d'intervenir directement en mer.

Or il faut pouvoir intervenir par mer forte. Mais on ne pourra pas remorquer par mer force 6 une petite barge portant un outil, aussi efficace soit-il.

Nous avons testé en bassin la capacité de l'OSH à effectuer un ramassage en mer forte, ainsi que sa tenue à la mer, lesquelles se sont révélées excellentes. Nous avons réfléchi à d'autres missions pouvant être remplies par ce navire. Moyennant quelques adaptations faciles à apporter et qui ne remettent pas en cause sa capacité de ramassage, on peut lui attribuer d'autres missions telles que les missions de surveillance. Par exemple, les missions de surveillance de lutte anti-drogue dévolues aux frégates de surveillance peuvent tout à fait être remplies par un navire de ce type. Il suffit de l'équiper d'un pont et d'un hangar pour hélicoptère, et de l'armer. Il est suffisamment rapide car il va à vingt noeuds, c'est-à-dire plus vite que les frégates actuelles. On peut l'équiper de moyens anti-incendie, d'un système de mise à l'eau de zodiacs d'intervention, etc. On n'en fera jamais un remorqueur en tant que tel, mais on peut néanmoins l'utiliser pour faire du remorquage.

Voilà ce que je peux vous dire sur ce projet. Pour ma part, il me semble qu'il serait souhaitable, et cela ne coûterait pas très cher, de lancer des études complémentaires sur les outils de ramassage et sur le navire pour être prêt à répondre à des appels d'offres européens ainsi que pour orienter la Commission européenne dans ses choix.

M. le Rapporteur : Nous pouvons maintenant aborder le volet concernant les réparations de mauvaise qualité au niveau européen. Les chantiers navals de l'Atlantique ont-ils des activités de réparation navale ?

M. Patrick BOISSIER : Nous ne sommes pas des spécialistes de la réparation navale. C'est un autre métier qui est réalisé, en France, par certaines sociétés très spécialisées à Saint-Nazaire, Brest, Le Havre ou Marseille.

Les chantiers de réparation français sont tout à fait capables de faire de la réparation navale de très bonne qualité. Je ne suis pas moi-même compétent, et je préfère vous renvoyer aux spécialistes en la matière.

Je constate cependant, en tant que président de l'Association européenne des constructeurs et réparateurs de navires (AWES) que les réparateurs européens ont suggéré à la Commission européenne l'établissement sur le plan mondial d'une notation d'estimation de la qualité de chaque chantier de réparation navale.

Ce système de notation me semble une piste intéressante à suivre.

M. le Président : Il est important pour nous de recueillir votre sentiment global sur cette question.Vous avez parlé tout à l'heure des moments fléchissants des pétroliers. Pensez-vous que l'Atlantique, par son système de vagues, soit plus particulièrement contraignant que d'autres mers, car en Europe, c'est toujours en Atlantique que les navires cassent ? Les études que vous avez menées montrent-elles qu'il existe peut-être un danger corrélé à la longueur des bateaux ?

M. Patrick BOISSIER : Il y a effectivement un problème d'adéquation entre la longueur des bateaux et la longueur de la houle. Le moment où le navire est le plus soumis à des contraintes est celui où il va se trouver alternativement positionné sur une vague centrale et avoir l'avant et l'arrière hors de l'eau. Il est alternativement soumis à des contraintes de compression et d'extension.

En Méditerranée, les systèmes de houle sont beaucoup plus courts. Un navire de grande longueur va en permanence porter sur plusieurs crêtes de vague. Il sera donc moins soumis à des contraintes. Mais un navire plus court, inversement, va se trouver dans cette position alors qu'en Atlantique, il va monter et descendre la vague et ne sera pas soumis à ces contraintes. Par conséquent, on ne peut pas affirmer que l'Atlantique soumet le bateau à plus ou moins de contraintes que la Méditerranée dans tous les cas de figure. Mais il est certain que la longueur peut jouer et les pétroliers, qui sont des navires de grande longueur, peuvent en Atlantique être soumis à plus de contraintes.

Cela étant, ce sont des données bien connues. On peut construire des navires qui résistent aux conditions de mer de l'Atlantique. Néanmoins, il est toujours possible de casser un navire. Il suffit de le soumettre à des contraintes fortes pendant un certain temps pour atteindre des limites de fatigue et de rupture. Nous savons même virtuellement casser les navires neufs que nous construisons. Avec des moyens de calcul que nous possédons, nous savons simuler la fatigue d'un navire qui, au bout d'un nombre de cycles suffisamment élevé, finit par casser.

Si on prend l'exemple du Prestige, il est certain que l'ampleur de la catastrophe aurait pu être évitée si le navire n'avait pas été volontairement soumis à des contraintes pour lesquelles il n'était pas fait. Dans le cas des pétroliers, ce problème est encore aggravé par l'état du chargement. Selon que l'on va charger telle ou telle cuve, ou que tel ou tel ballast se trouve rempli, les contraintes du navire peuvent être extrêmement fortes. On peut même mettre en situation dangereuse un navire bien conçu, dans des conditions de mer normale, simplement en le chargeant mal. Le Prestige, qui était déjà dans une position difficile en raison de son chargement, a été mis dans les conditions les pires du fait qu'il a été remorqué face à la vague, avec une mer forte.

M. le Président : Il avait également servi, pendant quinze mois, de tanker flottant dans le port de réservoir.

M. Patrick BOISSIER : Certes, mais s'il avait été placé correctement, c'est-à-dire parallèlement à la lame, et ensuite conduit vers une zone abritée, il aurait peut-être fui un peu, mais il n'aurait sans doute pas cassé.

M. le Rapporteur : Parmi les produits dangereux, on a beaucoup focalisé sur le fioul numéro 2 que transportaient l'Erika et le Prestige qui étaient des pétroliers âgés. Entre les différents types de navires tels les pétroliers, les chimiquiers, les minéraliers, les méthaniers, les porte-conteneurs et autres, avez-vous une échelle en termes de valeur des navires et de leur dangerosité en fonction des produits transportés ?

M. Patrick BOISSIER : Un pétrolier sera potentiellement dangereux car il transporte de grandes quantités de produits polluants. Il le sera d'autant plus que le produit est plus polluant et agressif et que le navire est plus vieux. Malheureusement, il semble qu'il y ait souvent la conjonction du pire, c'est-à-dire le pétrolier le plus ancien transportant le produit le plus corrosif, qui est aussi le plus polluant. Un porte-conteneurs peut également casser, mais le niveau de dangerosité dépend de ce qui est dans ses conteneurs. C'est une question difficile. En termes de risques, le pétrolier est le plus dangereux.

M. le Rapporteur : Le président du port de Nantes Saint-Nazaire avait, en son temps, posé sa candidature comme port-refuge. Les installations des chantiers, pour certains types de pollution, sont à même de pouvoir accueillir des navires en détresse ou ayant des produits à évacuer.

Lors de son audition, le préfet maritime de la Manche-Mer du Nord nous a indiqué que, dans les années cinquante, à Cherbourg, une telle opération avait été menée. Un bateau en difficulté avait été rentré dans une forme et le produit évacué. Les Chantiers de l'Atlantique seraient-ils éventuellement concernés par un tel positionnement ?

M. Patrick BOISSIER : Dans le cas d'un navire en difficulté, qu'il faille mettre à l'abri, si les conditions de marée s'y prêtent et si l'une des formes est disponible, nous pourrions l'envisager. Mais en général, nos formes sont pleines. La forme de construction en cale sèche est toujours occupée. Il reste notre grand bassin, mais il abrite presque en permanence un navire en cours d'armement. Si un tel événement survenait à un moment où la forme est vide, nous pourrions envisager d'y rentrer un navire. Néanmoins, le tirant d'eau n'est que de onze mètres par grande marée. Ce n'est donc pas là que nous pourrions rentrer un pétrolier en pleine charge et à marée basse.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'idée des ports refuges, qui se développe ?

M. Patrick BOISSIER : Je ne suis pas un expert en la matière, mais cela me paraît être la seule solution. Si on ne souhaite pas envoyer au large un navire dans des conditions impossibles à soutenir, il est indispensable de le mettre à l'abri dans des zones abritées qui peuvent être soit un port, soit une baie, etc. Mais il ne faut certainement pas faire comme avec le Prestige, c'est-à-dire en l'envoyant au large, face à la lame.

Il y a aussi le problème de la limite d'âge. En effet, aujourd'hui, un bon armateur entretient son navire pour qu'il soit en bon état et garde ainsi une valeur de revente. Si on institue une limite d'âge, cela signifie qu'à quinze ou vingt ans, le navire a une valeur zéro ou une valeur à la ferraille. Même un bon armateur pourra avoir tendance à ne pas entretenir son navire pendant la dernière période de sa vie.

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