Retour vers le dossier législatif

Audition de M. Philippe PREVEL,
trésorier général de la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM),
en charge des affaires sociales

(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Philippe Prevel, trésorier général de la FNAIM, en charge des affaires sociales.

Comme vous le savez, M. le trésorier général, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans le pays depuis 1997.

Vous avez demandé à être auditionné et nous sommes heureux de vous accueillir.

Dans votre courrier, vous indiquez que vous suivez plus particulièrement la mise en oeuvre de la convention collective de l'immobilier, qui s'applique à des entités de statuts juridiques et de tailles très différents, employant environ 110 000 salariés, dont près de 40 % pour les seuls adhérents de votre fédération.

Vous nous indiquerez comment les 35 heures ont été mises en place dans votre profession et nous préciserez les conséquences qu'elles ont pu avoir sur le fonctionnement et l'activité de vos adhérents, et le bilan que vous en tirez après environ deux ans de mise en œuvre.

M. Philippe PREVEL : M. le Président, je vous remercie de m'accueillir au sein de votre mission. Je suis mandaté par la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM), mais également par tous les syndicats patronaux de la convention collective nationale de l'immobilier. Cette convention couvre des professions réglementées et très éclectiques, réparties en treize activités différentes. D'autre part, elle couvre les sociétés d'économie mixte, les foncières cotées en bourse et les résidences de tourisme, soit de très grandes entités.

Concernant plus particulièrement les entités soumises à la loi Hoguet, notre fédération, la plus importante fédération française et européenne, accueille des entités allant de 2 à plus de 3 000 salariés et compte 45 000 salariés en emplois directs.

Face à ce qui nous a été présenté à l'époque comme inéluctable - les 35 heures -, nous avons négocié et signé des accords collectifs de branche pour réduire et aménager le temps de travail.

Ces accords, fruits de longues et laborieuses négociations compte tenu de la complexité de la législation, ne nous sont pourtant aujourd'hui d'aucune utilité dans l'organisation du temps de travail, dans la mesure où ils ont été victimes de la mode des extensions sous réserve, imposant que d'autres accords ultérieurs viennent apporter telle ou telle précision.

Après le premier accord étendu sous réserve, nous avons immédiatement travaillé avec les autres partenaires sociaux à l'élaboration d'un second accord conforme aux exigences du ministère. Peine perdue, le second accord était lui aussi étendu sous réserve, et par conséquent inutilisable. Nous avons donc renoncé à négocier sur ce thème, considérant que la liberté supposée nous être accordée était finalement très entravée par un cadre légal beaucoup trop contraignant et complexe.

Avec le recul, nous constatons que les questions pratiques ont été laissées aux acteurs de la vie professionnelle, mais avec des carcans et des hésitations délétères. Dans ce contexte, et compte tenu de l'évolution permanente des textes législatifs et de l'imprécision des règles, il est permis de douter de l'opportunité de négocier des accords collectifs.

Par exemple, si nous avions négocié un contingent annuel de 170 heures supplémentaires à l'époque où il était question d'une fixation prochaine à 130 heures par la loi, nous serions aujourd'hui privés de la faculté de recourir aux heures supplémentaires dans la limite du nouveau contingent légal de 180 heures.

L'instabilité des règles est, de fait, tout aussi préjudiciable aux entreprises que la multiplication des contraintes imposées par la loi.

La situation est donc paradoxale : nous sommes supposés être incités à négocier collectivement, mais l'imbrication des niveaux de normes, dont chacune devrait en principe préciser ou simplifier la strate précédente, a créé au contraire d'effroyables complications de rédaction des accords. De plus, la fluctuation des textes désavantage de plus en plus les employeurs qui sont tenus par les accords qu'ils ont signés, par rapport à ceux qui n'ont conclu aucun accord. Et il y en a beaucoup.

Si les entreprises qui n'ont pas négocié sont entravées dans leurs possibilités d'aménagement du temps de travail, celles qui ont négocié le regrettent parce qu'elles sont à présent entravées dans leurs possibilités de bénéficier des souplesses nouvelles ou à venir.

Il faudrait donc un toilettage des textes pour les rendre plus lisibles et donner plus de liberté aux entreprises pour négocier des accords dérogatoires.

Quant aux aides prévues par la loi Aubry II, elles n'ont pas compensé le surcoût induit par le maintien de salaire lors du passage aux 35 heures. Le passage de la durée hebdomadaire du travail de 39 à 35 heures, sans baisse de salaire, a ainsi entraîné une hausse du coût du travail de 11,4 %, qui n'a jamais pu être vraiment répercutée sur notre clientèle.

Concernant l'effet sur l'emploi, nous ne sommes pas du tout convaincus que les lois Aubry ont permis la création ou la préservation de nombreux emplois. Les employeurs qui devaient procéder à des licenciements pour le bien de leur entreprise, y ont procédé malgré la perspective de perdre les aides Aubry ou de ne pas pouvoir en bénéficier. Quant aux embauches, l'impact des lois Aubry n'a pas été significatif dans nos activités, pour ne pas dire nul, et les créations d'emplois constatées ces dernières années dans notre branche résultent bien davantage de la bonne santé de notre secteur d'activité et de la croissance, que des 35 heures.

La plupart des employeurs qui ont réduit le temps de travail de leurs salariés à 35 heures n'ont donc pas recouru à des embauches pour compenser la réduction du temps de travail. Pour s'adapter, ils ont souvent réduit le temps de travail des salariés sur la journée et supprimé les pauses sauvages, jusque-là tolérées.

Ce choix s'explique par les contraintes inhérentes à nos métiers. Nous sommes des prestataires de services et notre personnel doit répondre aux besoins d'une clientèle, qui exige une grande disponibilité et demande de plus en plus de conseils et de prestations.

La diversité des postes de travail, et ce que la clientèle attend de chaque salarié, induisent des différences de traitement entre salariés, un éclatement des organisations de travail et une individualisation de plus en plus forte de la gestion des hommes. Par exemple, le négociateur immobilier doit pouvoir faire visiter un appartement à ses clients entre midi et deux heures ou le soir après 20 heures, voire le samedi. L'agent de location dans une station touristique doit être disponible le samedi pour accueillir ses clients.

Pour le chef d'entreprise ou son service des ressources humaines, cette situation constitue une charge de travail supplémentaire et génère de nombreuses difficultés au quotidien - modalités de calcul des congés et des absences, recours aux heures supplémentaires, gestion des différents SMIC, sort des salariés à temps partiel par rapport aux salariés à temps complet, établissement des feuilles de paie et des contrats de travail.

Par exemple, nous rencontrons de sérieuses difficultés dans la gestion du temps de travail de nos gestionnaires de copropriétés, qui doivent parfois tenir des assemblées générales jusque tard dans la soirée ou le samedi. Or, nous ne pouvons pas recourir aux forfaits en jours sur l'année parce que nos accords de branche n'ont pas été étendus et parce que nos gestionnaires de copropriétés ne sont pas tous des cadres.

Pour nos commerciaux, c'est le décompte du temps de travail qui pose la plus grande difficulté. Pour ces salariés, souvent sur les routes à l'extérieur de l'entreprise, qui jouissent d'une très grande autonomie d'organisation quotidienne, nous n'avons aucune réponse. Nous n'avons aucun moyen de contrôler véritablement leur temps de travail. D'ailleurs, ils ne sont pas rémunérés en fonction d'un nombre d'heures de travail, mais en fonction du nombre d'affaires qu'ils réalisent, puisqu'ils sont rémunérés à la commission.

La logique de contrôle et de décompte, ainsi que le régime des heures supplémentaires contingentées, sont donc incompatibles avec nos professions et constituent pour notre activité un grave handicap. Le temps de travail pensé en volume est en fait inadapté dans un secteur où le résultat régit tout, y compris les moyens humains, et où le service rendu à nos clients ne se réduit pas seulement à un temps de travail, mais consiste essentiellement en une prestation intellectuelle, impossible à quantifier en termes de durée de travail.

En ce qui concerne nos salariés, nombre d'entre eux regrettent de ne pas pouvoir effectuer plus d'heures supplémentaires et de devoir ainsi renoncer à une partie de la rémunération que leur capacité de travail pourrait leur apporter.

Par ailleurs, la charge de travail n'ayant pas diminué, les salariés qui sont passés aux 35 heures doivent effectuer leurs missions dans un laps de temps plus court, ce qui a naturellement accéléré les rythmes et l'intensité du travail. Ils sont donc plus fatigués.

Cette dégradation des conditions de travail, générée par le passage aux 35 heures, frappe d'autant plus notre branche que son personnel est majoritairement féminin.

Vous l'aurez compris, le bilan que nous pouvons tirer de l'application des 35 heures dans notre branche d'activité n'est pas des plus positifs. Pour autant, nous sommes conscients qu'un retour en arrière est impossible.

Nous n'attendons pas une remise en cause radicale des 35 heures, mais nous souhaitons pouvoir jouir d'une plus grande souplesse pour parvenir à gérer de façon rationnelle le temps de travail de nos salariés, qui demandent également cette souplesse.

Surtout, nous souhaitons qu'une réelle liberté soit enfin laissée aux entreprises pour négocier en leur sein des accords adaptés à leurs situations, répondant mieux à leurs besoins et aux aspirations de leurs salariés. Les accords de branche ne peuvent pas appréhender toutes les spécificités des milliers d'entreprises qui entrent dans leur champ d'application. De plus, ces accords - nous en avons fait l'expérience - sont très difficiles à conclure. Ils font l'objet de négociations interminables et leur extension, sans laquelle tout ce travail ne sert à rien, se révèle très aléatoire.

C'est pourquoi nous souhaitons que les accords collectifs d'entreprises soient encouragés, libérés et, surtout, puissent s'inscrire dans un cadre légal simplifié, stable et cohérent.

Ils doivent pouvoir déroger, ou suppléer, aux accords de branche parce que la question du temps de travail est trop importante pour laisser nos entreprises enfermées dans un carcan qui pèse lourdement sur leur santé.

Nous pensons aussi aux très petites entreprises, qui n'ont absolument pas les capacités d'adaptation et les ressources nécessaires pour accroître leur compétitivité dans un environnement juridique complètement sclérosé. Aujourd'hui, elles ne peuvent plus demander à un salarié de travailler huit heures par jour, cinq jours sur sept, même si le salarié est intéressé pour effectuer des heures supplémentaires. Lorsqu'on n'a qu'un ou deux salariés, la gestion des horaires d'ouverture et la disponibilité vis-à-vis de la clientèle ne peuvent pas être satisfaisantes.

Pour résoudre ce problème, il est nécessaire que le contingent annuel d'heures supplémentaires, actuellement fixé par décret à 180 heures jusqu'au 31 décembre 2005, soit pérennisé. Il doit en aller de même pour le taux de majoration de 10 % pour les quatre premières heures supplémentaires.

Pour conclure, il serait nécessaire, voire indispensable, d'obtenir un accord de branches libéral fixant un minimum et un maximum d'heures supplémentaires et autres clauses se rapportant à la classification des salariés. Il permettrait ainsi la conclusion d'un accord collectif d'entreprise librement négocié entre les salariés et le chef d'entreprise. Encore faut-il pouvoir recourir à la présence, indispensable, d'un interlocuteur dans l'entreprise et, pour ce faire, obtenir l'autorisation d'un salarié mandaté au sein de l'entreprise. Or, cette possibilité a été supprimée par la loi Fillon.

M. le Président : Je vous remercie.

Ce n'est pas la première fois que nous entendons dire que le temps n'est pas la bonne mesure d'évaluation du travail dans certaines activités. L'industrie pharmaceutique, avec ses commerciaux par exemple, est également dans ce cas.

Parmi les constats que vous avez pu faire depuis l'application de la loi, avez-vous senti un changement chez les cadres et les salariés par rapport à la valeur travail ? Selon vous, cette loi a-t-elle eu des conséquences sur la relation entre l'individu et la valeur travail ? Le risque de déstructuration à terme de la société, qui pourrait en résulter, nous préoccupe beaucoup.

Vous avez également abordé le problème des industries touristiques que je connais bien, en particulier les stations de sports d'hiver où je suis stupéfié de constater les difficultés générées. Avez-vous des propositions concrètes pour répondre au problème du travail du samedi, puisque les appartements sont libérés et réoccupés le samedi ?

Par ailleurs, votre fédération a-t-elle constaté des évolutions dans les achats de résidences secondaires depuis la mise en place des 35 heures ? Le marché a-t-il évolué de manière positive ?

M. Philippe PREVEL : S'agissant de l'impact des 35 heures sur nos cadres, ces derniers sont quelque peu déstabilisés, dans la mesure où ils ont toujours la même charge de travail dans un temps qui, éventuellement, a été réduit. Le gestionnaire de copropriété a une charge de travail considérable résultant de la demande de plus en plus importante de notre clientèle, compte tenu de la complexité de la législation ou des obligations légales en matière d'habitat - que nous ne contestons pas - sur l'amiante, la décence des locaux, etc. Lorsque ce gestionnaire a constitué son dossier, tenu de nombreuses assemblées générales se terminant souvent au-delà de minuit, il est, c'est normal, fatigué et prend donc ses jours de RTT. C'est souvent le moment que choisissent les sociétés pour prendre rendez-vous pour le contrôle de l'amiante imposé par la législation etc. Il ne pourra donc prendre qu'une partie de ses RTT, parce que personne d'autre ne peut le remplacer. En effet, ces dossiers sont réellement intuitu personae, car ils ne peuvent être confiés à une secrétaire ou à un autre gestionnaire qui ne sera pas au courant de leur contenu. Cette difficulté, qui est ressentie par le salarié, revient vers le chef d'entreprise. C'est un constat quotidien.

Pour les transactionnaires payés à la commission, leur intérêt est de traiter un maximum d'affaires pour avoir un maximum de commissions. L'entreprise et le salarié y trouvent chacun leur compte et sont heureux dans l'entreprise. Pour ce faire, ces personnes ne comptent pas leurs heures. Du fait des contraintes de leurs interlocuteurs, elles doivent faire face à des demandes de rendez-vous le samedi matin ou entre midi et 14 heures ou après 20 heures. Elles devront donc respecter tous leurs engagements pour conclure une affaire et avoir leur commissionnement.

Je connais peu les résidences de tourisme. Il est vrai qu'elles sont confrontées à une rare complexité : travail les samedis et les dimanches, nombreuses catégories de salariés - femmes de ménage, hommes d'entretien, maîtres nageurs, kinésithérapeutes, moniteurs de ski, etc. Elles ne savent plus comment faire.

Notre accord de branche, qui les régit, ne permettant pas tout, les plus grosses entreprises arrivent à trouver certains accords avec leurs syndicats et s'en contentent, en se disant qu'ils verront bien le jour où il y aura un problème. Ces accords en interne leur permettent de négocier les salaires et l'organisation du temps de travail. J'oserais dire qu'ils « vivent comme cela », mais c'est vraiment à « la limite » de la légalité.

L'incidence économique des 35 heures sur l'immobilier pur, pour le logement ou l'investissement, est quasi nulle, mais il est difficile de la mesurer en l'absence de statistiques. En revanche, on peut mesurer l'incidence des 35 heures sur les absences à court terme. Nous savons que ce n'est pas la peine d'appeler une entreprise le vendredi après-midi ou le lundi matin jusqu'à midi parce qu'il n'y aura personne, sauf celles qui ont une obligation de permanence 24 heures sur 24.

Trouver un plombier en cas de fuite importante dans un immeuble un vendredi après 15 heures relève de la gageure. Le chef d'entreprise répond que ses salariés sont aux 35 heures et qu'ils ont donc terminé à midi. Si la fuite est très importante, des sociétés se sont certes organisées - mais à quel prix ! - pour avoir un service 24 heures sur 24, 7 jours sur  7. Il faut multiplier le coût par quatre. Peut-on supporter une telle dépense pour changer un robinet d'arrêt dans un immeuble ?

Il y a quelques mois, sur le secteur banlieue ouest de Paris, j'ai été contraint de couper l'eau pour 200 logements - c'est-à-dire 600 personnes privées d'eau - pendant 24 heures, le temps de trouver l'entreprise de dimension suffisante pour faire les réparations.

Sur le tourisme, l'incidence est indéniable. Tous ceux qui font de la location saisonnière constatent que les demandes ne s'expriment plus en mois, mais à la quinzaine, puis à la huitaine, voire du vendredi au lundi.

Pour les achats de résidences secondaires, je pense que l'incidence est positive. Il y a eu des achats de résidences secondaires à l'état d'abandon. Nos concitoyens vont bricoler le week-end et partent le vendredi midi pour rentrer le dimanche soir ou le lundi matin. L'impact économique sur l'immobilier est certain.

M. Christian DECOCQ : Pourriez-vous revenir sur ce qui peut apparaître comme une contradiction ? Vous venez de démontrer l'inadaptation totale des lois Aubry à une profession très spécifique.

Et pourtant, vous dites aussi que vous ne demandez pas de revenir en arrière. Cette apparente contradiction donne des armes à ceux qui, comme Mme Aubry, défendent bec et ongles les 35 heures.

M. Philippe PREVEL : M. le député, pour avoir participé aux travaux de la commission paritaire mixte sous la tutelle du ministère du travail, je crois pouvoir dire que tous les syndicats, de salariés comme patronaux, ont toujours été contre les lois Aubry. C'est une évidence.

Nous avons réactualisé notre convention collective. Nous pensions le faire en moins d'un an et nous avons abouti le 12 décembre 2003, au bout de deux ans et demi, à un accord unanime des syndicats de salariés. La signature devrait intervenir dans quelques jours.

A chaque réunion de cette commission, tous les salariés, tous les syndicats de salariés, de quelque bord qu'ils soient, ont toujours été contre les 35 heures !

Cela étant, je me voyais mal venir devant vous pour vous demander l'abrogation des lois Aubry et le retour aux 39 heures. Mais, si vous me demandez mon intime conviction et celle des syndicats patronaux que je représente, revenir aux 39 heures serait parfait. Nous n'aurions pas à jongler avec les heures supplémentaires et les SMIC multiples. En ces domaines, la complexité est telle que plus personne ne s'y retrouve, y compris les salariés et leurs syndicats.

Je peux vous affirmer que les syndicats de salariés ont été unanimement opposés aux 35 heures. Néanmoins, revenir en arrière aujourd'hui, est-ce possible ? C'est à vous, politiques, qu'il revient de répondre à cette question.

En ce qui nous concerne, c'est bien évidemment une demande que nous souhaitions faire, mais je n'osais pas la soumettre devant cette mission.

M. le Président : M. Prevel, nous sommes ici pour entendre la vérité. Si vous pensez qu'il faut revenir en arrière, il faut le dire.

De manière générale, on nous a dit qu'il était trop complexe de revenir en arrière et que la renégociation serait trop difficile au plan technique, notamment pour les grandes entreprises qui ont organisé leur activité à partir de cette loi.

Cela étant, c'est certainement moins compliqué pour des entreprises comme les vôtres que pour des entreprises grandes consommatrices de main-d'œuvre, comptant plusieurs dizaines de milliers de salariés.

M. Philippe PREVEL : M. le Président, je me suis situé dans le cadre juridique actuel particulièrement complexe où un retour en arrière nous paraissait insurmontable. Vous m'avez posé une question directe, je vous répondrai directement : si nous pouvions revenir aux 39 heures, nous serions les plus heureux.

A un moment donné, lors d'une commission de négociation, j'ai dû passer pour « un martien », quand j'ai dit aux syndicats de salariés, qui n'arrêtaient pas de critiquer les 35 heures, qu'il eût été plus simple de rester aux 39 heures et d'augmenter les salaires de 10 %, naturellement en aidant les entreprises à faire face à cette hausse de leurs charges.

En effet, avec les 39 heures, le salarié disposait de quelques heures pour faire les magasins et avait un peu d'argent pour faire quelques achats. Avec les 35 heures, il a quatre heures de plus pour regarder les vitrines, mais dispose toujours de la même somme. Cela ne peut que le rendre plus malheureux.

Cela a fait sourire à l'époque, mais un an et demi plus tard, certains reviennent en disant que cette idée n'était pas si mauvaise. Malheureusement, ce n'est pas ce qui a été fait.

M. Yves BOISSEAU : Avez-vous le sentiment que les 35 heures ont provoqué un accroissement du recours aux emplois précaires, soit sous forme d'intérim pour compléter des heures, soit sous forme de CDD plus nombreux qu'autrefois ?

Hier, en commission des affaires sociales, nous examinions une proposition de loi d'un collègue de l'opposition sur la précarité de l'emploi. Il se plaignait de l'accroissement fort de l'intérim et des CDD. C'est vrai, mais l'arrivée des 35 heures n'a-t-elle pas contribué à augmenter fortement ce phénomène ?

M. Philippe PREVEL : En ce qui concerne nos activités très spécifiques, trouver un transactionnaire ou un gestionnaire de copropriété digne de ce nom dans l'intérim est impossible. Pour les salariés classiques, standardistes ou autres, nous avons pu développer notre informatique pour leur donner d'autres missions. Nous n'avons donc pas eu recours à l'intérim de façon significative. Il se peut que de très grandes entreprises y aient eu recours quelques semaines, mais pas de façon significative.

Je suis en train de préparer le rapport annuel de branche. Nous avons exploité 1 400 réponses des 5 000 que nous attendons, sur 8 300 adhérents.

Sur la base des réponses exploitées, 1 760 personnes ont été embauchées en 2003. En tenant compte des démissions, des licenciements et des départs en retraite, l'accroissement des effectifs atteint 700 personnes dans notre secteur, qui est très porteur. S'agissant des contrats à durée déterminée, les réponses exploitées donnent seulement 372 CDD pour 7 200 salariés en contrat à durée indéterminée, c'est-à-dire quelque chose de très limité qui n'a strictement rien à voir avec les 35 heures.

Dans notre branche d'activité, je pense qu'il est faux d'affirmer que les 35 heures ont entraîné un accroissement de l'intérim - c'est trop compliqué - ou du nombre de CDD, ou alors de façon non significative voire quasiment nulle.

M. le Président : Concernant le rapport entre l'individu et la valeur travail, vous n'avez pas répondu à la question de savoir si la mise en œuvre de la loi, quelle que soit la réaction négative des syndicats, a provoqué chez vos salariés, notamment vos cadres, des comportements faisant que l'on réfléchit plus à la prise de ses congés qu'à ses responsabilités professionnelles ? Y a-t-il un changement ou pas ?

M. Philippe PREVEL : Il y a bien évidemment eu un changement de mentalité. J'en parle en connaissance de cause puisque, je dirige la filiale d'un groupe, qui compte 2 600 salariés, et dans lequel il y a effectivement des jours de RTT. L'ancienneté au sein de ma société se situe entre douze et vingt ans. A l'exception d'un ou deux, mes collaborateurs ne savent pas ce que c'est que les 35 heures. Ils ont un travail à faire et l'exécutent. En revanche, plusieurs me font savoir qu'ils sont en RTT.

M. le Président : Les plus jeunes ?

M. Philippe PREVEL : Non, même chez ceux qui ont une certaine ancienneté. La loi a donc créé chez eux - le terme est peut-être fort - un certain désir d'oisiveté. Penser que la loi offre une liberté incite l'intéressé à l'utiliser effectivement. Si cela pose un problème, les autres s'en débrouilleront.

C'est un constat personnel, mais il peut être fait par l'ensemble des autres chefs d'entreprises au niveau national.

Pour le personnel non-cadre, c'est une évidence. La distinction entre l'employeur et l'employé est nette. Hier soir, j'ai reçu un mot pour me prévenir d'une prise de journée RTT. Il n'y a pas de discussion, rien. Nous sommes mis devant le fait accompli. Or, nous sommes en pleine période de convocations des assemblées générales de copropriété avec tous les dossiers à préparer, etc. On nous prévient de la prise de journée RTT sans autre forme de procès. Cela nous crée des problèmes.

Vous avez raison de poser la question : les salariés des entreprises ont bien acté leur droit et l'utilisent de façon, non pas anarchique, mais conforme à cette loi.

M. le Président : Pour nous, cette question constitue un réel problème de société. Nous voulons savoir si cette modification est de nature à entraver le développement de l'économie et l'activité globale du pays dans sa structure et son activité économique ou si, au contraire, elle a des effets positifs.

C'est pourquoi je posais la question des jeunes. Je pensais que c'étaient plutôt les jeunes cadres qui, dans la mesure où ils s'engagent dans la vie active alors que les 35 heures sont une donnée de fait. Vous dites que même les anciens y sont soumis. C'est étonnant !

M. Philippe PREVEL : Bien sûr ! J'oserais dire que le jeune veut monter dans la hiérarchie de l'entreprise. S'il commence à calculer ses jours, ses horaires, il ne montera pas très vite ou quittera l'entreprise. Il va donc s'investir et travailler sans prendre ses jours de RTT. Pour lui, les 35 heures ne seront pas une difficulté, il n'aura aucun état d'âme. Il est là pour travailler et monter pour parvenir au plus haut échelon de notre convention collective.

En revanche, pour les cadres qui ont une certaine ancienneté et un certain âge, c'est autre chose. Il faut reconnaître que certains postes sont contraignants et fatigants. Un cadre, qui a fait vingt ans de copropriété, est usé. Il n'a quasiment pas eu de vie de famille, puisque les réunions se terminent très tard. Il devient, d'ailleurs, de plus en plus difficile de convoquer ces réunions, puisque c'est devenu impossible de le faire pendant les vacances, les lundis, les mercredis ou les vendredis.

M. le Président : Je me sens concerné par ce que vous dites car, en tant que maire, il m'arrive de convoquer les gestionnaires de copropriété pour des réunions à 20 h 30 et qui se terminent à 23 heures ou minuit. Si je comprends bien, je vous pose des problèmes insolubles ?

M. Philippe PREVEL : Quand une réunion de ce type doit se dérouler et que le gestionnaire responsable ne peut être présent, je me dois, en tant que chef d'entreprise, d'être présent. Généralement, j'y vais et je tiens à y être parce que cela m'intéresse.

M. le Président : C'est vous qui y allez parce qu'il n'y a pas de salarié pour vous remplacer !

M. Philippe PREVEL : Absolument. Cela concerne parfois même des personnes qui ont une excellente mentalité. Par exemple, j'ai un cadre de haut niveau, qui a 17 ans d'ancienneté au sein de ma société et qui m'annonce qu'il n'assumera plus que deux réunions par semaine. Si on lui en demande une troisième, il la reporte à la semaine suivante.

C'est dû aux 35 heures. Auparavant, cela n'existait pas. Il n'y avait aucun état d'âme. On essayait de caler les choses au mieux, en commençant un peu plus tôt pour finir un peu moins tard, même si c'était difficile.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Gilles DUCROT,
président de l'Union des fédérations et syndicats nationaux d'employeurs sans but lucratif du secteur sanitaire, médico-social et social (UNIFED)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Gilles Ducrot, président de l'Union des fédérations et syndicats nationaux d'employeurs sans but lucratif du secteur sanitaire, médico-social et social (UNIFED).

M. Ducrot, vous êtes également vice-président du SOP, syndicat général des organismes privés sanitaires et sociaux à but non lucratif, l'un des syndicats fondateurs de l'UNIFED. Vous êtes accompagné de M. Laurent Tissot, conseiller technique de votre fédération.

Notre commission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Votre fédération, qui rassemble 6 organisations ou syndicats d'employeurs du secteur médico-social, compte près de 14 000 associations, gère près de 6 300 établissements, et emploie près de 450 000 salariés.

L'importance de ces chiffres et du secteur dans lequel vous intervenez explique notre souci de vous entendre sur la manière dont les 35 heures ont été mises en place dans votre secteur et chez vos adhérents.

Vous nous préciserez comment vous avez ressenti la mise en œuvre des 35 heures et les conséquences qu'elles ont pu avoir ou pas sur le fonctionnement de l'activité de vos établissements.

M. Gilles DUCROT : Je voudrais préciser que l'UNIFED rassemble des organismes comme la Croix Rouge, la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, les associations de parents d'enfants handicapés ainsi que de nombreux établissements privés indépendants. Pendant près de vingt ans, j'ai moi-même été président d'un foyer d'accueil pour femmes handicapées mentales.

Le 1er avril 1999, nous avons conclu un accord de branche visant à mettre en œuvre l'aménagement du temps de travail.

Il faut rappeler que notre secteur est assez spécifique puisque, si nos structures sont privées, elles sont financées par des fonds publics et soumises à la procédure d'agrément ministériel. La situation est d'autant plus particulière que nous ne sommes pas des employeurs comme les autres. Les gains de productivité sont, en effet, difficiles à envisager dans un secteur comme le nôtre, où nous travaillons sur l'humain.

Concernant la mise en place de la RTT, plus de 80 % des accords collectifs qui ont été conclus sont des accords d'anticipation Aubry I. Cela s'explique par la pression des financeurs sur les associations, afin d'obtenir le maximum d'aides légales.

Vous connaissez les conditions requises pour la conclusion d'un accord d'anticipation Aubry I : réduction de 10 % du temps de travail, embauches à hauteur d'au moins 6 % de l'effectif de référence et maintien des effectifs pendant aux moins deux ou trois ans.

En ce qui nous concerne, nos financeurs nous ont demandé de fixer le taux d'embauche à un plafond de 6 % maximum. Nous avons réussi à tenir le cap, puisque nos chiffres indiquent 6,16 % d'embauches supplémentaires.

Les embauches réalisées dans ce cadre ont été financées grâce à des efforts réalisés dans l'organisation du temps de travail, par une forte modération salariale avec gel de la valeur du point sur deux ans. Cela représente un gel des salaires de 2,34 %, qui n'a jamais été rattrapé jusqu'à présent, d'où une détérioration des relations sociales au sein de nos établissements, et par l'obtention des aides légales Aubry I puis Aubry II.

L'équilibre financier de nos établissements est très fragile, vous vous en doutez, parce que nous sommes tributaires du taux directeur fixé par nos financeurs, que sont les conseils généraux, l'Etat etc, selon que l'on se situe dans le domaine sanitaire, médico-social ou social. Nous sommes naturellement parfaitement conscients que les financements ne sont pas extensibles.

Nous avons rencontré quelques difficultés, et non des moindres, résultant de l'inadéquation des modes d'aménagement et de réduction du temps de travail dans nos associations, qui demandent beaucoup de souplesse.

Pour vous donner un exemple, le passage de 39 à 35 heures a réduit de quatre heures le temps de travail et les embauches ne compensent pas obligatoirement ce déficit horaire, puisqu'il n'est pas possible de découper les horaires de travail des gens qui travaillent avec des handicapés ou des malades. Tout cela a induit des difficultés très importantes, d'autant que nous ne pouvons pas faire de gains de productivité.

Nous avons rencontré d'autres difficultés, en ce qui concerne l'annualisation du temps de travail, les difficultés de recrutement de personnel qualifié, du fait du caractère peu attractif de nos salaires, l'insuffisance de nos financements. Nous avons été dans l'obligation de réduire les périodes d'ouverture dans certains cas, puisque beaucoup d'établissements travaillent en internat. En effet, il n'est guère possible de laisser nos pensionnaires sans surveillance entre la fin de leur repas et leur coucher.

L'insuffisance des créations d'emplois a détérioré les relations entre nos salariés et les usagers, le premier devant se consacrer à sa mission technique souvent au détriment de sa relation humaine et sociale avec le pensionnaire. Enfin, nous avons beaucoup souffert des dispositifs rigides et coûteux du régime du temps partiel, alors que nombre de nos salariés y sont soumis.

M. le Président : Je vous remercie.

Vous dites que vous manquez de personnels qualifiés, en raison du niveau de vos salaires. J'imagine que le gel salarial, résultant des 35 heures, n'a pas arrangé les choses !

Vous avez dit que les relations avec vos patients ont pâti des 35 heures. Confirmez-vous que le passage aux 35 heures ait été à l'origine d'une diminution qualitative ou quantitative de l'offre de soins dans vos établissements ?

Par ailleurs, nous avons entendu des salariés qui sont satisfaits de la réduction du temps de travail et d'autres qui auraient préféré gagner plus en travaillant plus. Quelle est la situation dans vos établissements ?

Enfin, observe-t-on une intensification de certaines conditions de travail ? La diminution du temps de travail a-t-elle des conséquences au niveau du stress chez les salariés et sur le taux d'absentéisme, en raison de l'intensification du travail ?

M. Gilles DUCROT : Je pense qu'il y a une diminution qualitative des soins apportés à nos pensionnaires et aux personnes qui font l'objet de soins dans nos établissements. Comme je le disais tout à l'heure, le temps de travail a été diminué sur la plage horaire consacrée aux pensionnaires ou aux résidents, sans que l'on puisse mettre quelqu'un en place pour les heures qui suivent. Or, dans un pensionnat, la personne qui a passé la demi-journée avec les résidents les accompagne normalement jusqu'à leur coucher.

De plus, il y a eu une diminution quantitative, puisque la diminution de 10 % du temps de travail n'a été compensée que par 6 % d'embauches, soit un différentiel de quatre points. A partir de là, c'est un peu la quadrature du cercle pour nous.

M. le Président : Les syndicats de salariés ont-ils eu conscience de ce problème, l'ont-ils relevé, ont-ils réagi et de quelle manière ?

M. Laurent TISSOT : Oui, mais il faut bien se rendre compte que les 35 heures constituent une réforme qui ne peut être que populaire du point de vue du salarié.

Du côté de l'employeur, la situation a été faussée avec une réduction du temps de travail de 10 % et une embauche limitée au plus à 6 %. Au-delà du fait que le travail ne se partage pas de manière mathématique, il y avait une perte de quatre points, impossible à compenser en termes d'organisation, puisque nous ne pouvions pas avoir de gains de productivité, incompatibles avec notre secteur. On peut certes améliorer l'organisation, car tout est perfectible, mais pas en ce qui concerne la prise en charge 24 heures sur 24 des usagers du secteur sanitaire, social et médico-social.

En plus de la réduction du temps de travail, les lois Aubry ont rigidifié les autres paramètres en matière de durée du travail. Ainsi, la règle du repos quotidien de onze heures entre deux journées travaillées gêne aussi les employeurs.

Le paradoxe est que, même si l'on se situe du côté du salarié, il en résulte un climat social totalement désastreux. Nous n'avons jamais eu autant de contentieux prud'homaux, autant de difficultés de gestion au jour le jour avec les salariés. Les employeurs dépensent plus d'énergie aujourd'hui à gérer les emplois du temps des personnes et à gérer les contentieux qu'à s'occuper de leur activité première qui est la gestion des établissements. On marche un peu sur la tête !

Ce climat social peut être expliqué par le manque de moyens. Si les salariés ont vu baisser leur temps de travail, on leur a néanmoins demandé de faire la même chose dans un temps réduit. Cela s'est traduit par du stress, des difficultés et des conflits.

La durée du travail a, certes, été réduite, mais on insiste peu sur le fait qu'ont été introduits des outils de flexibilité du temps de travail, qui n'existaient pas auparavant de façon aussi massive. Ces outils, tels que l'annualisation du temps de travail, sont des contraintes pour les salariés. Cela se traduit par des horaires inconfortables, avec des périodes hautes et des périodes basses de travail. Il est peut-être plus confortable de faire 39 heures par semaine que d'être à 35 heures sur l'année, avec des semaines à 44 heures et d'autres semaines à 21 heures.

La valeur du point, qui conditionne les salaires, devait être gelée sur deux ans, mais le rattrapage n'a pas encore été fait. Ce gel du pouvoir d'achat depuis plusieurs années crispe la situation. La RTT a entraîné une perte de 2,34 points. La parité avec la fonction publique est souvent invoquée, alors que nous ne sommes pas du tout passés aux 35 heures dans les mêmes conditions. Dans la fonction publique, en effet, l'équilibre financier n'avait pas à être recherché.

M. Yves BOISSEAU : Dans mon département, j'ai également constaté la dégradation du climat social dans les établissements accueillant des enfants handicapés. Vous nous dites que la raison essentielle est la modération salariale. On ne m'avait jamais dit que c'était la raison essentielle...

M. Gilles DUCROT : C'est l'une des raisons.

M. Yves BOISSEAU : M. Tissot a parlé d'annualisation du temps de travail. Je ne vois pas dans quel type d'établissement l'annualisation peut être utilisée chez vous.

M. Laurent TISSOT : L'annualisation du temps de travail, c'est-à-dire le fait d'avoir un référent annuel et des périodes de basse et de haute activité, a été le mode d'aménagement choisi à 75 % par les établissements. Pourquoi ?

En raison de la grande complexité des lois Aubry, nos adhérents ont opté, dans leur grande majorité, pour l'annualisation, pensant que ce serait la solution miracle dans la mesure où il s'agit du mode d'aménagement le plus flexible. Comme ils avaient du mal à optimiser l'organisation du temps de travail, ils ont pensé que ce serait plus simple en prenant un référent annuel.

Nos accords collectifs reposent donc à 80 % sur l'annualisation du temps de travail, souvent à tort, par méconnaissance des règles du droit du travail. Aujourd'hui, nos établissements doivent gérer ce mode d'aménagement extrêmement complexe, qui demande des moyens en ressources humaines qu'ils n'ont pas.

M. Yves BOISSEAU : Vous avez évoqué l'importance des personnels à temps partiel. Les 35 heures ont-elles provoqué un accroissement du recours au temps partiel ?

M. Laurent TISSOT : Non. Nous avons été gênés par le fait que les lois Aubry ont rigidifié les conditions de recours au temps partiel.

Dans notre secteur, beaucoup de salariés sont à temps partiel subi, et non choisi, parce que leur employeur ne peut leur proposer plus d'heures de travail. Alors que, en cas de besoin de remplacement, ces salariés sont très désireux d'augmenter leur temps de travail, les lois Aubry ont limité cette possibilité par toute une série de dispositifs.

Quand, de façon trop récurrente, vous faites des heures en supplément de votre horaire contractuel, la loi Aubry oblige à les intégrer dans l'horaire contractuel. Le vœu du législateur était que l'employeur, plutôt que de s'appuyer en priorité sur ses salariés à temps partiel en cas d'augmentation d'activité, soit obligé de recruter à l'extérieur.

On croyait lutter ainsi contre le chômage, mais tout cela est très théorique. En effet, on ne va pas recruter quelqu'un pour faire dix heures par semaine pendant deux mois. Il est plus efficace de le proposer aux personnels à temps partiel déjà en place.

Toutes ces règles ont donc compliqué les choses, puisque les personnels à temps partiel ne pouvaient plus travailler comme avant, avec la liberté de faire, de temps en temps, des heures supplémentaires sans qu'elles soient intégrées dans leur horaire contractuel.

M. Louis GISCARD D'ESTAING : Vous avez indiqué qu'un faux parallèle avait pu être établi entre un secteur comme le vôtre et la fonction publique, alors que vous n'obéissez pas exactement au même mode de fonctionnement que celle-ci.

Mme Aubry nous a indiqué que, si elle n'avait pas introduit de dispositif spécifique à la fonction publique, c'était parce que la fonction publique était déjà aux 35 heures, voire au-dessous dans certains cas. Pouvez-vous nous dire quel était le pourcentage des salariés travaillant 39 heures avant l'introduction des lois Aubry ?

En ce qui concerne les créations d'emplois, vous avez indiqué que vous aviez été plafonnés à 6 % d'embauches supplémentaires. Qui a pris ces coûts en charge ? De quelle façon ces recrutements, même plafonnés, ont-ils été répercutés soit sur l'usager de vos établissements, soit sur les organismes sociaux qui concourent au remboursement des prestations ?

M. Gilles DUCROT : Nos établissements fonctionnent avec des fonds publics alloués notamment par les conseils généraux. Soit nous sommes en déficit si nous n'avons pas les financements nécessaires, soit nous sommes obligés de composer avec les postes qui nous sont alloués. Tout le problème est là.

Quand le temps de travail est réduit de 10 % et que les embauches n'ont augmenté que de 6 %, il y a un manque de 4 points. Le financement n'aurait pas suivi si l'on avait fait plus de 6 % de créations d'emplois.

M. Laurent TISSOT : Nous n'avons pas encore vu tous les dégâts de la RTT. La réduction du temps de travail s'est faite dans notre secteur sur un équilibre financier établi à partir d'une modération salariale associée à l'obtention des aides légales - aides incitatives dites aides Aubry I et aides sur les bas et moyens salaires dites aides Aubry II. A ce jour, nous sommes en train de sortir du régime d'aides légales. En effet, les aides Aubry I avaient une échéance de 5 ans et les aides Aubry II sont remplacées par le dispositif Fillon depuis le 1er juillet 2003, globalement plus défavorable. Cette perspective est donc lourde de conséquences pour notre secteur. En effet, les emplois créés par la réduction du temps de travail vont être remis en cause par la diminution drastique des aides légales, remettant en cause l'équilibre financier des structures, avec pour paradoxe d'engendrer des licenciements économiques, alors que la loi initialement avait pour objet la lutte contre le chômage.

La proportion de salariés à 39 heures est un faux problème. En effet, quand nous avons opté pour les accords Aubry I, les règles étaient beaucoup plus restrictives que pour les accords Aubry II. La première règle était, non pas de diminuer de 39 heures à 35 heures, mais de réduire l'horaire existant de 10 %.

Dès lors, l'effort à accomplir était identique, quel que soit l'horaire de référence antérieur.

M. le Président : La réduction du temps de travail a-t-elle eu des conséquences sur la manière dont vous faites appel à l'intérim ?

M. Laurent TISSOT : L'intérim n'intéresse pas trop notre secteur. C'est surtout le travail à temps partiel et la possibilité, en cas d'accroissement de l'activité, de donner le surplus de travail aux salariés en place et non pas de recruter qui nous importe.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Max PONSEILLÉ,
président de la Fédération de l'hospitalisation privée

(Extrait du procès-verbal de la séance du 3 mars 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Max Ponseillé, président de la Fédération de l'hospitalisation privée.

M. le président, comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, qui a été engagée dans notre pays depuis 1997, tant dans le secteur privé que dans le secteur public.

En ce qui concerne le secteur public, nous nous sommes intéressés à la mise en place des 35 heures dans les hôpitaux et il est donc tout à fait naturel que nous nous interrogions aussi sur le déroulement de ce processus dans les établissements privés. Une délégation de notre mission a, d'ailleurs, pu en avoir une première approche dans une polyclinique privée à Reims.

Dans cette perspective, vos fonctions à la tête de la Fédération de l'hospitalisation privée, qui représente la quasi-totalité des 1 300 établissements privés de notre pays, font de vous un observateur privilégié.

Vous nous direz donc comment les établissements d'hospitalisation privée ont mis en œuvre la réduction du temps de travail et comment ils ont fait face aux problèmes qui en ont résulté en matière de personnel, notamment en ce qui concerne les infirmières.

M. Max PONSEILLÉ : Merci, M. le Président. C'est en effet un sujet important pour l'hospitalisation privée. Vous avez dit que vous aviez eu l'occasion d'auditionner des personnes issues du secteur privé et du secteur public. Le secteur que je représente est à l'interface entre les deux, puisque nous sommes indéniablement dans le secteur privé, par le statut de nos structures, mais, dans le même temps, nous avons des contraintes qui sont celles de l'hospitalisation publique et du secteur public en général. En effet, nous avons des contraintes sanitaires extrêmement fortes qui s'appliquent à nos établissements et nous sommes soumis à une planification qui régit nos modes de fonctionnement, ainsi qu'à une réglementation particulière et à des tarifs opposables.

Par conséquent, nous nous rapprochons par bien des côtés du fonctionnement de structures publiques. C'est peut-être là, avec la particularité de l'activité qui est la nôtre, à savoir la santé, que le problème des 35 heures s'est posé, et se pose toujours, de façon relativement spécifique.

Je vous rappelle que l'hospitalisation privée représente 40 à 45 % de la prise en charge hospitalière en France, plus de la moitié de la chirurgie, la spécialité la plus technique et la plus délicate, et des proportions très importantes - de 30 à 40 % - pour de nombreux secteurs, notamment l'obstétrique, un peu moins pour la médecine et la psychiatrie et un peu plus pour la cancérologie.

Sans entrer dans les détails, je peux donc dire qu'il ne peut pas y avoir de prise en charge hospitalière dans de bonnes conditions sans l'hospitalisation privée. Le secteur public est tout à fait incapable, quantitativement, de prendre en charge les Français. Nous sommes donc, plus qu'un complément, un partenaire majeur.

J'aborde un deuxième point qui permet d'éclairer l'année 1999, qui a été celle de la mise en place des 35 heures. Cette année-là, en fonction d'un type de régulation qui nous est spécifique et qui fait que nous évoluons à enveloppe fermée, les revalorisations tarifaires avaient été fixées à - 2 %. C'était la première fois dans notre histoire. Par la suite, nous avons récupéré une partie du retard à la suite d'un contentieux que nous avons gagné. Mais, nous avons abordé l'année 1999 avec - 2 % de revalorisation tarifaire, ce qui est tout à fait particulier dans un secteur où l'on reconnaît la nécessité d'une augmentation des moyens en raison des exigences accrues des patients et de l'évolution des techniques médicales.

Le contexte de 1999 n'a pas tellement changé. Je pense que les 35 heures pouvaient être faites pour des structures privées qui pouvaient, parallèlement à la réduction des heures de travail, obtenir des gains de productivité et mieux organiser leur travail. Ce n'est pas concevable dans des structures de soins. Alors que nous devons faire face actuellement à des demandes de plus en plus importantes de personnel soignant au chevet des patients, du fait de l'évolution des techniques, de la nécessité d'humaniser les structures et des impératifs de qualité, il nous paraît excessivement difficile d'envisager de réaliser des gains de productivité.

J'ajoute qu'il nous est impossible de jouer sur les horaires, puisque nous avons vocation à être ouverts 24 heures sur 24 et sept jours par semaine. Dans un service d'hospitalisation ou un service d'urgence, il faut impérativement que les moyens soient mis en permanence à la disposition des patients présents.

Sur ces deux points importants, nous n'étions donc absolument pas placés dans les conditions permettant de mettre en place les 35 heures en 1999. Cela reste le cas aujourd'hui.

Par ailleurs, la réduction du temps de travail, et ses conséquences en termes de réorganisation de celui-ci, ne peuvent s'appliquer qu'à des structures en développement qui pourraient compenser l'augmentation de la masse salariale par une augmentation de leur activité ou de leur chiffre d'affaires. Or, nous sommes contingentés sur notre activité de façon stricte. La planification sanitaire étant sévère - elle l'était particulièrement en 1999 et elle l'est toujours-, nos établissements ne peuvent pas espérer compenser en termes de chiffre d'affaires l'augmentation du coût de la masse salariale et, parallèlement, le fait qu'ils soient à l'intérieur d'une enveloppe fermée qui leur sert de mode de régulation, les empêche d'augmenter leur activité. En effet, toute augmentation de l'activité nous est reprise, comme en 1999, en termes de chiffre d'affaires par la diminution des tarifs applicables.

Comme vous le voyez, nous ne sommes pas des entreprises privées, dont on peut dire qu'elles avaient les moyens de réorganiser leur travail, d'accroître la productivité de leurs salariés, de gagner en chiffre d'affaires et d'augmenter les bénéfices. J'ajoute que nous ne pouvons même pas ajuster nos tarifs, puisque ceux-ci sont opposables et qu'ils étaient en diminution cette année-là.

Je pense donc que le contexte de l'hospitalisation privée ne se prêtait absolument pas à la mise en place des 35 heures.

Il reste un dernier point, qui n'est pas des moindres. Les 35 heures avaient pour but d'augmenter les emplois. Or, pour ce faire, il faut avoir des candidats. Or, comme c'est encore le cas aujourd'hui, le monde de la santé vit sur une pénurie particulièrement importante d'infirmières - on n'arrive pas à en trouver -, d'autres métiers plus techniques - sages-femmes, kinésithérapeutes pour les centres de rééducation - et aussi d'aides-soignantes. Par conséquent, le personnel que l'on souhaite recruter n'existe pas.

En outre, alors qu'on nous a imposé la mise en place des 35 heures au début de l'année 2000 et que nous nous battions sur un marché du travail exsangue, l'hôpital public a bénéficié d'une aide d'environ 17 milliards de francs pour permettre les remplacements et pallier les difficultés de recrutement. De ce fait, le marché du travail, qui était déjà asséché, l'a été encore plus à partir de mars et d'avril pour nos entreprises, qui essayaient de recruter le personnel dont elles avaient besoin pour répondre à l'obligation des 35 heures. Je rappelle, en effet, qu'en 1999, cette obligation ne concernait que l'hospitalisation privée, l'hospitalisation publique n'y entrant que dans un second temps.

Nous nous sommes donc retrouvés dans des conditions particulièrement pénibles. Nos établissements étaient dans un contexte économique difficile et, très franchement, je pense que la mise en place des 35 heures, dans ces conditions, ne peut se faire qu'en « rognant » sur les marges de fonctionnement et en risquant même, à terme, de ne plus pouvoir respecter entièrement le cadre réglementaire. La quasi-totalité des établissements l'ont respecté, mais ils risquaient de ne plus le faire. Certains n'ont pu y parvenir faute de personnel. L'incidence sur la qualité des soins n'a pu être que négative.

Concernant le volet économique, il faut reconnaître que les établissements ont bénéficié des aides Aubry I, puis des aides Aubry II. Les aides Aubry I ont été assez conséquentes et ont permis, la première année, de limiter les conséquences financières, mais elles ne sont pas pérennes. Elles diminuent actuellement et elles auront totalement disparu l'année prochaine. Dès lors, les établissements vont se retrouver dans un contexte financier grave, en raison de revalorisations tarifaires qui ne sont pas en rapport avec les enjeux et la dégradation du marché du travail.

Les aides Aubry II, elles, sont pérennes, mais elles sont plafonnées et moins importantes. En tout état de cause, elles n'ont pas permis d'endiguer les difficultés qu'a connues la profession.

Pour entrer dans la vie de chaque établissement, je dirai que le dialogue social, dans les établissements privés, était comparable à celui qui existait dans les PME, puisque l'hospitalisation privée est un tissu de PME. C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés, pour un grand nombre d'établissements, avec l'obligation de signer rapidement des accords avec des délégués syndicaux, alors que, dans un grand nombre d'établissements, il n'y en avait pas à ce moment-là.

Cette obligation a été relativement lourde. Nous nous sommes retrouvés en position de demandeurs vis-à-vis de représentants syndicaux qui ont joué leur jeu et le dialogue syndical n'a pas eu la maturation nécessaire. Cela a dû s'effectuer dans l'urgence et, en fin de compte, les établissements ont dû faire face à des mouvements sociaux. C'est ainsi qu'au cours du printemps 2000, à la suite de la mise en place des 35 heures, de nombreux mouvements sociaux se sont développés dans les établissements, avec des revendications salariales, qui n'étaient peut-être pas infondées, mais qui, en tout état de cause, n'entraient pas dans les possibilités économiques des établissements qui venaient de mettre en place les 35 heures. Tout ceci à accru leurs difficultés et la désorganisation des services.

L'ensemble du tableau est donc à mon avis néfaste pour l'organisation du travail, pour la qualité des soins et pour l'équilibre économique. Aujourd'hui, comme des études récentes de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) du ministère de la santé l'ont montré, les établissements privés se trouvent dans un contexte très difficile et je pense qu'ils traînent toujours les difficultés issues des 35 heures qu'ils n'ont pas pu endiguer.

D'autres effets collatéraux ne sont pas négligeables. Les 35 heures ont entraîné la mise en place d'une pause obligatoire au bout de six heures de travail. Cela peut paraître logique, mais encore faut-il qu'il soit possible de la mettre en place dans les établissements de soins. Cette pause devait permettre, théoriquement, aux salariés de sortir de leur tour de présence ou de garde, ce qui n'a pas été possible. C'est pourquoi cette pause a dû être payée. Aussi, de nombreux établissements ont été amenés à passer de 39 à 32 ou 33 heures, par paiement de toutes les pauses non travaillées.

En outre, la réduction du temps de travail a amené un recours à l'intérim particulièrement important. Actuellement, nombreux sont les établissements pour lesquels l'intérim représente 5 à 6 % de leur chiffre d'affaires. Or, l'intérim est excessivement coûteux, puisqu'il représente environ deux fois le coût d'un salarié. J'ajoute que l'appel à l'intérim n'est pas un garant de qualité puisque, quelle que soit la compétence des personnes, il s'agit d'un personnel de passage. Les 35 heures ont donc eu comme retentissement de conforter les sociétés d'intérim et, bien souvent, de placer nos établissements dans un état de dépendance à leur égard.

Voilà le bilan que je tire aujourd'hui des 35 heures, tant au niveau national qu'au niveau de la vie de chaque établissement. Je pense très sincèrement qu'il aurait été heureux d'exonérer le secteur hospitalier des 35 heures. Cependant, avec le recul, je pense qu'il n'est pas évident que cela aurait été possible, puisque les 35 heures se sont diffusées à l'ensemble des secteurs d'activité.

Nous avons aujourd'hui quelques revendications qui prolongent mon analyse. Les aides Aubry I devraient impérativement être prolongées, ne serait-ce que pour mettre l'hospitalisation privée sur un pied d'égalité avec l'hospitalisation publique, ce qui paraît logique puisqu'elle fait le même métier et prend en charge les mêmes patients. En effet, toutes les aides dont l'hospitalisation publique a bénéficié sont pérennes.

Je pense également que des aides particulières devraient être allouées aux établissements privés, pour permettre une convergence des salaires avec ceux du secteur public, le secteur privé n'ayant pas les moyens de hisser sa convention collective au niveau du statut de la fonction publique hospitalière. Ne serait-ce que dans un souci d'égalité vis-à-vis des salariés et pour permettre d'appliquer le principe « à travail égal, salaire égal », il faudrait accorder aux établissements privés une revalorisation tarifaire, autorisant cette convergence qui leur permettra de se retrouver sur un pied d'égalité sur le marché du travail.

M. le Président : Je vous remercie.

Vous avez évoqué des tensions sociales et des mouvements sociaux portant sur les salaires. Considérez-vous que la mise en place des 35 heures a créé de nouvelles tensions entre vous et les salariés ?

En ce qui concerne le décompte du temps de travail, comment avez-vous réglé les problèmes posés par les temps de repas, d'habillement, les pauses et les jours de congé ? Comment cela a-t-il été négocié et quelle a été l'évolution des temps de chevauchement dans vos établissements ?

Vous nous avez indiqué que vous avez eu des difficultés pour faire fonctionner vos services. En effet, vous auriez dû normalement recruter, alors que vous n'avez pas pu le faire parce que l'augmentation de la masse salariale ne pouvait pas être supportée par les établissements. J'aimerais que vous développiez ce point, parce que l'un des objectifs de la loi sur les 35 heures était justement la création d'emplois.

Ma dernière question concerne l'offre de soins. Quelles ont été les conséquences de la RTT sur l'offre de soins ? Avez-vous été obligés de fermer des lits ou éventuellement des services à certaines périodes ? Avez-vous été amenés à réduire l'offre de soins pendant le week-end ?

M. Max PONSEILLÉ : Concernant les salaires et les mouvements sociaux, la situation était la suivante. Partout où il y a eu des accords, c'est-à-dire dans une petite moitié des établissements, ceux-ci prévoyaient une limitation des revalorisations salariales sur un an ou deux.

Or, nous nous sommes retrouvés, en mars-avril, face à des créations d'emplois très importantes dans l'hôpital public, puisque les aides accordées ont permis des embauches nombreuses. De ce fait, le personnel des établissements privés a été très sollicité, notamment le personnel infirmier, avec des propositions salariales nettement plus attractives que les nôtres, à un moment où nous venions de bloquer les salaires. C'est à partir de là qu'un mouvement de mécontentement s'est développé en France et a entraîné des mouvements de grève dans 150 à 180 cliniques, grèves qui ont duré quatre à six jours et ont entraîné des revalorisations salariales. Dès lors, en fin de compte, les engagements de modération salariale n'ont pas pu être tenus.

C'est ce mécanisme qui a eu un effet pervers, car les établissements, qui avaient basé leur équilibre sur un gel salarial, n'ont pas pu tenir au-delà d'un an ou deux.

M. le Président : Que s'est-il passé pour eux ?

M. Max PONSEILLÉ : Certains établissements se retrouvent actuellement dans une situation déficitaire depuis trois ou quatre ans, ce qui retentit sur leurs investissements et leur fonctionnement. Par ailleurs, une dizaine d'établissements ont déposé leur bilan et d'autres ont fonctionné dans des conditions qui n'étaient pas toujours parfaites, parce qu'ils n'ont pas trouvé le personnel infirmier nécessaire.

M. le Président : Peut-on dire que ces établissements auraient déposé leur bilan, même s'il n'y avait pas eu les 35 heures ?

M. Max PONSEILLÉ : L'hospitalisation privée est, depuis quelques années, confrontée à un phénomène général qui fait que les revalorisations annuelles des tarifs ne sont pas en rapport avec les enjeux d'une prise en charge hospitalière moderne. Cela a donc appauvri les établissements puisque, comme structures privées, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Je pense que, dans ce contexte général, la mise en place des 35 heures a été l'un des plus lourds phénomènes. Aucune décision n'a eu une importance identique à celle-ci. C'est la décision qui a désavantagé le plus les établissements.

Concernant le problème du chevauchement, les établissements ont pu trouver quelques gains de productivité en diminuant le temps de chevauchement. Mais, il faut garder à l'esprit que ce temps est aussi celui du passage des consignes, celui au cours duquel on revoit les dossiers médicaux. A partir du moment où on diminue trop le temps de chevauchement, cela retentit nécessairement sur la continuité et la qualité des soins. Mais, la réduction de ce temps de chevauchement, même si elle n'était pas souhaitable, a souvent été la seule solution à la disposition des établissements.

Deux autres éléments sont entrés en ligne de compte : la pause, que j'ai déjà évoquée, a été une vraie difficulté. Au-delà de six heures de travail, il faut une pause de vingt minutes. Cela est très difficile à organiser dans un service hospitalier ou un service de réanimation, d'autant plus que les temps d'habillage et de déshabillage ont été ensuite intégrés au temps de travail.

Tous ces éléments ont donc réduit le temps de travail effectif du personnel infirmier.

Je voudrais également évoquer la situation du personnel à temps partiel. Celui-ci est assez nombreux dans les établissements privés, parce que la population y est en grande partie féminine et que, pour des raisons de vie familiale, les temps partiels sont souvent privilégiés. Or, ce personnel à temps partiel avait deux solutions : soit diminuer son temps de travail, soit le conserver et bénéficier d'une augmentation de son salaire. Nous nous sommes donc retrouvés, vis-à-vis de ce personnel, avec une logique, qui n'était plus du tout celle de la réduction du temps de travail, mais celle de l'augmentation des salaires.

M. le Président : Qu'ont-ils choisi ?

M. Max PONSEILLÉ : Dans la majorité des cas, les personnes ont choisi de conserver leurs horaires antérieurs et cela a donc entraîné une revalorisation salariale d'environ 10 %. Il faut dire que, très souvent, elles n'avaient pas le choix parce que, la plupart du temps, il est plus difficile de réduire la durée du travail à temps partiel, par manque de souplesse ou de flexibilité dans l'organisation des horaires.

En effet, autant on peut concevoir, pour un magasin qui ouvre le matin et ferme le soir, de retarder l'heure d'ouverture ou d'avancer l'heure de fermeture de quelques minutes, autant, dans des établissements de soins qui subissent les contraintes concernant la pause ou le temps de chevauchement, c'était une chose excessivement complexe avec un grand nombre de personnes à temps partiel.

Vous m'avez demandé si les 35 heures avaient eu une incidence sur l'offre de soins. Au début, oui, mais, en fin de compte, nous avons réussi à la maintenir en faisant appel à l'intérim. Cela dit, nous avons connu deux étés particulièrement difficiles, l'été 2001 et l'été 2002, au cours desquels les établissements se sont retrouvés en complète rupture de recrutement. C'est ce qui a conduit nombre d'entre eux à fermer complètement leurs services pendant la période estivale. Par la suite, la réorganisation a permis de pallier pour partie ces problèmes. Cependant, certains établissements continuent aujourd'hui à fermer des services en période estivale, parce que c'est le seul moyen dont ils disposent pour gérer les horaires du personnel et les périodes de vacances.

M. le Président : Etes-vous soumis à la réduction à 32 heures 30 du travail de nuit à partir du 1er janvier 2004 et, si c'est le cas, comment avez-vous surmonté ce problème ?

M. Max PONSEILLÉ : Nous n'y sommes pas soumis, mais nous craignons de l'être. Il est vrai que, pour nous, ce serait très ennuyeux. Alors qu'actuellement, les plannings sur 35 heures sont difficiles à mettre en place, une nouvelle réduction de plus de trois heures serait très difficile.

M. le Président : Nous avons évoqué tout à l'heure les créations d'emplois. Etes-vous en mesure de nous préciser le nombre de créations d'emplois dans les établissements qui dépendent de votre fédération ?

M. Max PONSEILLÉ : Je n'ai pas le chiffre global, mais près de la moitié des établissements se sont inscrits dans le cadre de la loi Aubry I, donc avec des engagements de 6 % de créations d'emplois. Il y a donc eu incontestablement des créations d'emplois.

Cela dit, pour respecter ces engagements, certains établissements ont créé des emplois de personnels non soignants, alors qu'en fait, les besoins concernaient surtout le personnel soignant qu'ils ne trouvaient pas. On a donc créé les emplois qui n'étaient pas toujours les plus nécessaires au bon fonctionnement des services et à la difficulté qu'ils éprouvaient.

M. le Président : Vous voulez dire que, pour bénéficier des aides, on a créé des emplois « non utiles », parce qu'on ne trouvait pas de personnel pour les emplois utiles ?

M. Max PONSEILLÉ : On n'a pas créé les emplois les plus indispensables et les plus utiles. Actuellement, les besoins les plus importants ne portent pas sur le personnel administratif ou d'entretien, mais sur le personnel soignant.

M. le Président : Avez-vous eu des contrôles, à l'époque, sur le nombre réel de créations d'emplois ?

M. Max PONSEILLÉ : Il n'y a pas eu de contrôles. Cependant, dans la mesure où l'enjeu était d'avoir des aides importantes, je suis certain que les établissements ont respecté leurs engagements et que les recrutements ont été faits.

M. le Président : Avez-vous constaté une augmentation du taux d'absentéisme dans les établissements depuis la mise en place des 35 heures et, si tel est le cas, êtes-vous en mesure de l'évaluer ?

Par ailleurs, vous dites que les chefs d'établissement ne sont pas satisfaits. Mais, quelles sont les réactions des personnels en ce qui concerne la nouvelle organisation du travail ? Sont-ils satisfaits ?

M. Max PONSEILLÉ : Je pense que les gens ont sûrement éprouvé quelques satisfactions, ne serait-ce que parce que certains d'entre eux se retrouvaient, du jour au lendemain, avec une demi-journée disponible par semaine. Mais, ils l'ont souvent mal vécu. Dans les établissements, les plannings ont dû être totalement remis à plat : on s'est aperçu que les gens, en fin de compte, étaient très souvent insatisfaits des nouveaux plannings, sans tenir compte du fait qu'ils avaient gagné quatre heures de repos dans la semaine. C'est cette insatisfaction qui a prévalu.

A travers mon expérience de responsable d'établissement, je pense que, bien souvent, les accords ont été signés dans la morosité et le mécontentement au vu de la modification de plannings devenus très serrés. Ce n'était pas le but de la réforme.

Concernant l'absentéisme - mais ce que je vais dire me semble un lieu commun car cela a été répété à maintes reprises -, l'aspect le plus particulier me semble être l'inversion des valeurs : alors que l'une des valeurs importantes paraissait être le travail pour des salariés exerçant des métiers à fortes responsabilités - infirmières, sages-femmes, etc. -, on s'est aperçu que la priorité est devenue les loisirs. Les revendications fondamentales ont porté sur ce sujet et, petit à petit, on s'est axé uniquement sur ce point.

Je l'ai observé au niveau du personnel technique, pour des cadres qui n'étaient pas soumis à des horaires particuliers et qui s'impliquaient très fortement dans leur métier. Du jour au lendemain, alors que des gens pouvaient auparavant travailler plus de 40 heures certaines semaines, avec une certaine fierté, la réduction du temps de travail a fait que leur axe de réflexion ne devenait plus leurs responsabilités professionnelles, mais l'organisation de leurs loisirs.

J'estime donc, et c'est un sentiment très partagé, qu'il y a eu une inversion fondamentale des valeurs entre l'activité professionnelle, la disponibilité personnelle et la qualité de la vie personnelle. Dans des métiers aussi délicats que les métiers hospitaliers, cette inversion des valeurs a été relativement grave. Elle s'est traduite en partie par de l'absentéisme, sans que ce soit systématique et, bien souvent, par une moindre implication professionnelle.

M. le Président : Effectivement, le constat que vous faites a déjà été fait par ailleurs. Cependant, il est bien évident que cela pose un problème de société. Ce constat que vous venez de faire a-t-il eu des conséquences sur la qualité du travail, l'organisation des services ou la qualité des soins ?

M. Max PONSEILLÉ : La réponse est difficile, parce qu'elle sera de toute façon subjective. Je pense qu'il y a eu effectivement une baisse de l'implication professionnelle, même si elle varie selon les personnes et il me paraît difficile de la quantifier.

Le problème, c'est que l'activité médicale peut être difficilement régulée. Dans un service hospitalier, le travail peut être faible certains jours et intense dans d'autres périodes. L'arrivée des urgences ou la complication d'un cas font qu'il faut une grande disponibilité. A partir du moment où l'attention des gens s'est davantage fixée sur leurs horaires et leurs vacances, parce qu'on leur a expliqué que c'était essentiel et que leur qualité de vie était plus importante que le reste, cela a eu une incidence sur leur implication professionnelle. Sur un métier aussi délicat et sensible que celui du soin, cela a eu une incidence, mais je n'ai pas d'éléments précis pour l'évaluer.

M. le Président : Tout à l'heure, vous avez évoqué la pérennisation des aides Aubry I. Avez-vous d'autres propositions à faire ?

M. Max PONSEILLÉ : Nous avons quelques pistes de réflexion.

D'une part, il serait intéressant de réfléchir à une annualisation du temps de travail, qui nous permettrait d'avoir plus de flexibilité et une meilleure vision globale. En effet, le personnel soignant travaille rarement le même nombre d'heures d'une semaine à l'autre et même, parfois, d'un jour à l'autre : certains plannings se chevauchent et il peut y avoir des modifications, avec des semaines de moins de 30 heures et des semaines de plus de 45 heures pour une question d'organisation et de disponibilité. Le fait d'annualiser permettrait de mieux suivre le temps de travail en fonction des périodes de vacances et serait pour nous une facilité de gestion.

Quant au maintien des aides Aubry I, il me paraît absolument indispensable, et je dépasse ici le problème des 35 heures pour aborder une question d'équité entre hôpital public et hôpital privé. En effet, il semble aberrant que, pour une même activité, les situations soient complètement différentes.

Par ailleurs, si nous avons conscience de l'intérêt de l'intérim, nous voudrions essayer de stabiliser le personnel en dehors des structures d'intérim. Alors que, normalement, les infirmières ne peuvent s'installer en libéral qu'après trois ans en secteur hospitalier, nous souhaiterions qu'il en soit de même pour l'intérim, afin de dissuader le personnel de le privilégier et l'orienter vers des postes plus stables. En effet, la qualité des soins dépend aussi de la stabilité des intervenants.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Alain DUPONT,
président-directeur général de Colas

(Extrait du procès-verbal de la séance du 3 mars 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons M. Alain Dupont, président-directeur général de Colas.

Comme vous le savez, M. le président, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Parallèlement à l'audition de responsables administratifs ou d'experts, nous avons souhaité entendre des chefs d'entreprise.

Dans cette perspective, votre expérience de président-directeur général du leader mondial de la construction de routes est de nature à nous apporter quelques éclairages sur la mise en œuvre des 35 heures.

Vous voudrez bien nous dire comment les 35 heures ont été mises en place dans votre groupe et quelles ont été leurs conséquences en termes de créations d'emplois, si vous êtes à même de les quantifier.

Vous nous direz également si elles ont eu des répercussions sur les coûts de production, sur la compétitivité, notamment sur le plan international, ainsi que sur le climat social dans votre groupe et si vous avez constaté des évolutions de la relation au travail chez vos salariés.

M. Alain DUPONT : Merci, M. le Président. Je voudrais d'abord répondre d'une façon très simplifiée.

Au niveau du personnel ouvrier, les 35 heures ne nous ont pas considérablement perturbés, pour la bonne et simple raison qu'à partir du moment où on pouvait ajouter aux 1 600 heures, 90 à 130 heures de travaux supplémentaires, on arrivait à une moyenne de 1 700, 1 730 heures annuelles de travail. Par conséquent, compte tenu des contraintes climatiques et des intempéries, notre personnel ouvrier n'a jamais été empêché de travailler.

Par ailleurs, les 35 heures nous ont permis d'aménager le temps de travail pour tenir compte de la saisonnalité de nos activités. C'est le seul côté positif.

Le côté négatif a été surtout perçu par les ouvriers, parce que l'aménagement du temps de travail nous a amenés à optimiser au maximum celui-ci et que, de ce fait, les ouvriers, qui faisaient auparavant des heures supplémentaires, en ont fait beaucoup moins par la suite et ont perdu du pouvoir d'achat.

En ce qui concerne le personnel à l'étranger, les 35 heures n'ont eu strictement aucune incidence, puisque nous appliquons le droit du pays où nous travaillons et que les 35 heures ne sont applicables qu'en France métropolitaine et pas ailleurs.

En revanche, les inconvénients des 35 heures, pour nous, ont concerné l'encadrement. Comme je l'avais dit à l'époque, le drame des 35 heures concerne non pas le monde ouvrier mais tous les techniciens et agents de maîtrise (ETAM) et les cadres qui, d'un seul coup, se sont précipités sur cet avantage extraordinaire qu'a représenté le nombre de jours de RTT important que nous leur avons accordé. Ceci a énormément perturbé le travail.

En effet, comment imaginer un seul instant qu'une équipe d'ouvriers puisse travailler 35 heures, sans que l'encadrement soit obligé de travailler avant et après et donc, de faire de l'ordre de 45 heures pour préparer le travail ? Cela n'a aucun sens au niveau de l'encadrement.

Les dommages les plus importants, que nous avons ressentis à l'intérieur de l'entreprise, viennent de cet engouement pour plus de temps de vivre ressenti par tout l'encadrement, qui s'est précipité sur les jours de RTT avec joie et bonheur, joie et bonheur que l'entreprise ne peut, bien évidemment, pas partager.

Nous disposons d'une université au sein du groupe Colas. Ce matin, j'ai rencontré un jeune cadre qui m'a demandé pourquoi l'on travaillait autant, sans profiter de cette loi merveilleuse des 35 heures qui permet d'être un peu plus souvent chez soi ? Je lui ai répondu que je n'étais absolument pas hostile à cela, mais que ce n'était pas compatible avec ce métier et qu'il ne pouvait prétendre diriger des chantiers et s'appliquer à lui-même les 35 heures. Il m'a alors dit que ce n'était pas la loi. Je lui ai rétorqué que c'était exact mais que, s'il ne comprenait pas cela, il ne pourrait pas progresser dans la société.

Autre point négatif, les salaires des ouvriers ont été plafonnés pendant un certain temps. Il est évident qu'ils n'ont pas accepté cela avec plaisir. Il est vrai que les ETAM et les cadres, compte tenu des avantages qu'ils ont acquis avec les 35 heures, ont été relativement modestes dans leurs revendications salariales durant les trois dernières années. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas et j'entends beaucoup plus de contestations à ce sujet, beaucoup plus de volonté d'un retour à une augmentation plus forte, quelle que soit l'inflation ou les difficultés économiques. On voit donc que, pendant deux ou trois ans, il y a eu une mise entre parenthèses de la demande de hausse salariale, qui est en train à nouveau d'apparaître.

On s'aperçoit donc que, en très peu de temps, on aura ramené l'horaire de 39 à 35 heures et surtout ramené l'ensemble des ETAM et cadres de 45 heures à 35 heures, alors qu'auparavant, ils ne comptaient jamais leurs horaires, ce qu'ils font maintenant en demandant de récupérer.

Voilà ce que je peux dire, globalement, en ce qui concerne mon métier. Sur l'international, je répète qu'il n'y a pas d'incidence, puisque les Français qui sont expatriés dans le groupe, qu'ils soient aux Etats-Unis, en Afrique, en Asie ou ailleurs, travaillent en fonction du rythme auquel on travaille dans ces pays. Cela dit, il est vrai aussi que j'observe quand même que quelques Français ne veulent plus travailler à l'étranger et préfèrent revenir en France, compte tenu de la qualité de vie qui existe dans notre pays.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que quelques cadres français, qui ont travaillé à l'international, souhaitent maintenant revenir en France pour bénéficier des avantages. Pensez-vous que cela va se généraliser dans votre encadrement ? De même, comment les cadres d'autres nationalités jugent-ils ces avantages très importants qui ont été concédés aux cadres et aux ETAM en France ?

Vous nous avez indiqué que le personnel ouvrier n'avait pas été très perturbé. Cependant, avez-vous constaté des pressions plus fortes dans le travail, générant un stress qui aurait pu se traduire par un absentéisme plus important ?

Enfin, puisque vous avez employé à plusieurs reprises la formule « drame des 35 heures », pourriez-vous quantifier l'incidence financière qu'a pu avoir l'application des 35 heures sur la compétitivité de votre groupe ?

M. Alain DUPONT : En ce qui concerne les cadres expatriés qui préfèrent revenir en France, je pense que cela touche davantage les jeunes, qui peuvent se comparer à leurs copains. Les jeunes ingénieurs, appartenant à une même promotion, se revoient dans nos universités et comparent leur situation. Manifestement, un certain nombre d'entre eux demande leur retour. Cependant, d'autres préfèrent continuer à l'étranger. Il y a donc une distinction qui se fait parmi ces jeunes cadres. A nous d'y remédier et de trouver la solution. On la trouve sans aucun problème en embauchant plus de cadres locaux pour répondre à nos besoins à l'international. Cela ne crée donc pas de handicap extraordinaire. Simplement, cela perturbe l'harmonie du groupe.

Dans le groupe Colas, qui emploie à peu près 60 000 personnes, les 35 000 employés à l'étranger vivent à des rythmes différents des 25 000 travaillant en France. Il est très difficile de faire comprendre à l'étranger que, le vendredi après-midi, on aura du mal à joindre quelqu'un au siège social. On est obligé de penser à cela en permanence.

En ce qui concerne le stress au niveau du personnel ouvrier, l'aménagement du temps de travail, qui est une idée lancée par M. de Robien, est plutôt bien vu par le personnel dans un certain nombre de régions, parce que cela permet de travailler moins l'hiver, tout en payant régulièrement les ouvriers pendant cette saison, et de rattraper les heures non faites pendant l'été en travaillant un peu plus. Je n'ai donc pas le sentiment que cela ait créé de réels troubles.

Certes, cela grogne de temps en temps, mais il est vrai aussi que nos clients nous demandent de travailler souvent dans des conditions particulières, notamment de plus en plus la nuit pendant l'été et de moins en moins le jour pour ne pas gêner la circulation.

Grosso modo, pour être très franc, je dirai que nous n'avons pas énormément de problèmes ni de stress. Certes, il y a le stress propre au métier, car c'est incontestablement un métier difficile. Cependant, il s'exerce en plein air et c'est un métier libre : quand on fait une route, on est dehors en permanence et le stress quotidien du travail à la chaîne n'existe pas.

Nous avons également des usines de production, par exemple de fabrication de membranes bitumineuses ou de panneaux de signalisation, où on travaille à la chaîne. Mais, nous sommes parvenus à un aménagement du temps de travail tout à fait correct et je n'ai pas du tout le sentiment que le personnel féminin qui y travaille soit mécontent. Au contraire, elles ont récupéré du temps libre.

En revanche, plus on monte dans la hiérarchie, plus le stress augmente, parce que le travail est fait par une partie de plus en plus réduite du personnel et que tout le monde compense cette diminution. Il est évident que les gens, qui faisaient auparavant environ 42 ou 45 heures et qui n'en font plus que 35, 38, 39 ou 40, gardent la même quantité de travail. Je n'ai jamais pensé un seul instant que l'on pouvait créer des fractions d'emplois pour récupérer ces quelques heures. Ce n'est pas pensable. Toutes ces fonctions, qui s'appuient sur des cadres administratifs, sont donc un peu plus difficiles à remplir désormais.

M. le Président : En ce qui concerne les créations d'emplois, pouvez-vous quantifier le nombre d'emplois que vous avez créés à la suite de la mise en place des 35 heures dans votre groupe ?

M. Alain DUPONT : Très sincèrement, je ne sais pas répondre à cette question, parce que je n'ai pas du tout le sentiment d'avoir été obligé d'embaucher à cause de cela. J'ai observé des conséquences sur le travail et la productivité, mais je n'ai pas mis plus de gens sur un chantier pour compenser cela. Simplement, mon coût a probablement augmenté et, comme je n'ai pas toute la rentabilité souhaitée, il est fort probable que mes prix ont, de ce fait, également plus augmenté qu'ils ne l'auraient fait si nous avions continué de travailler comme nous le faisions précédemment.

Cela dit, je ne suis pas du tout certain d'avoir embauché plus d'ouvriers. Je suis même certain du contraire. Nous avons peut-être embauché un peu plus de personnel administratif, mais, pour essayer de compenser la diminution du nombre d'heures de travail, nous avons probablement plus investi dans les nouvelles technologies pour accélérer le travail. Personnellement, je ne pense donc pas avoir été obligé d'embaucher. Dans mon groupe, je peux dire que le soi-disant partage du travail ne s'est pas vérifié.

M. le Président : C'est une réponse importante. Avant-hier, à Cannes, nous avons été étonnés d'entendre des chefs d'entreprise, surtout dans le domaine du tourisme, nous dire que, non seulement cela n'avait pas créé des emplois, mais qu'ils avaient la certitude que les jours de RTT conduisaient leurs employés, non pas à les utiliser pour leurs loisirs, mais à aller travailler au noir dans d'autres entreprises. Dans votre branche, avez-vous constaté ce phénomène ?

M. Alain DUPONT : C'est un vaste problème, M. le Président. La meilleure des choses, qui a été faite pour lutter contre le travail au noir, a consisté à réduire la TVA sur tous les matériaux de construction. Cela a certainement plus fait pour supprimer le travail au noir que toute autre mesure. Par ailleurs, je ne pense pas que les 35 heures soient à l'origine d'un accroissement considérable du travail au noir.

M. le Président : La relation entre l'individu et le travail a-t-elle, selon vous, changé de nature du fait de la mise en œuvre des lois Aubry ? En effet, au-delà des conséquences économiques et financières de la réduction du temps de travail, il me semble que nous sommes confrontés à un problème de société, qui nous apparaît de plus en plus au fur et à mesure de nos auditions : les chefs d'entreprise ont le sentiment que la valeur travail a perdu de sa pertinence et que, certaines catégories pensent plus à l'organisation de leur temps de loisirs qu'à celle de leur temps de travail. Ressentez-vous aussi ce changement ?

M. Alain DUPONT : Que dire ? Je n'arrête pas de dire à mes collaborateurs que, s'ils veulent progresser dans ce groupe, ils sont obligés de travailler plus que le temps pour lequel ils sont normalement payés.

Nous avons donc immédiatement mis en place un système d'épargne temps, en vue de se constituer un congé de fin de carrière, dont je fais une promotion quotidienne en leur disant en permanence, jour après jour et heure après heure, que toute heure gagnée conforte le groupe, améliore la productivité et nous rend plus forts que nos concurrents. Je leur répète qu'ils sont donc incités à entrer dans ce compte épargne temps, que, s'ils ne le font pas, ils ne favorisent pas le groupe qui les emploie et que, de ce fait, ils ne l'aident pas à être meilleur que les autres. Dès lors, nous aurons tendance à faire de la promotion en tenant compte de l'efficacité de chaque individu. Comme cette efficacité est essentiellement liée au travail fourni, nous serons obligés de constater que certains travaillent plus que d'autres.

M. le Rapporteur : Nous avons beaucoup de mal à retrouver les 350 000 emplois qui auraient été créés par les 35 heures. Les grands groupes, le plus souvent, nous font une réponse en deux temps et je souhaiterais avoir votre sentiment sur celle-ci.

Par exemple, M. de Virville nous a indiqué que les 35 heures avaient créé des emplois à court terme chez Renault, mais qu'à moyen terme, cela s'était régulé et qu'il n'était donc pas capable de nous donner réellement le nombre d'emplois qui avaient été créés in fine. Selon lui, l'effet était sans doute neutre à moyen ou long terme sur les effectifs de son groupe.

Peut-on dire qu'à court terme, il y a eu plutôt des effets d'aubaine et que, à moyen ou long terme, le fait que l'on travaille moins ait pesé sur la croissance économique, ce qui pourrait expliquer cette dichotomie entre des créations d'emplois à court terme et une neutralité, voire des pertes d'emploi, à long terme ?

Enfin, que suggérez-vous pour réduire ce que vous avez appelé « l'effet dramatique des 35 heures » ?

M. Alain DUPONT : Je n'ai pas de réponse absolue. Je constate simplement que l'on est en train de revenir sur le nombre d'années de cotisation pour la retraite et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas revenir sur la durée du travail. Je pense qu'il faut apprécier la durée du travail sur l'ensemble de la carrière professionnelle et pas uniquement sur la semaine ou l'année.

Comme je vous l'ai dit, je pense très sincèrement qu'en ce qui concerne le personnel ouvrier, dans les grandes sociétés, on arrivera toujours à organiser le temps de travail par une préparation en amont très forte de tous les projets. En revanche, c'est beaucoup plus difficile pour les PME, dont les chefs d'entreprise doivent être à la fois planificateurs, directeurs financiers, directeurs de projets, directeurs commerciaux, etc. En outre, ils compensent souvent le manque de temps, qu'ils ont pour préparer un certain nombre de choses, par un peu plus de présence de l'ensemble de leur personnel.

Il est vrai que, dans notre groupe, nous faisons des efforts considérables, pour mieux préparer en amont toutes sortes d'interventions afin que, dès qu'elles commencent, tout soit parfaitement préparé et minuté. Le fait d'avoir cette capacité d'ingénierie très forte en amont est l'avantage des grandes sociétés.

Au niveau du personnel ouvrier, comme je vous l'ai dit, je ne pense pas que les conséquences soient dramatiques, parce que l'on arrivera toujours à obtenir des dérogations pour des chantiers exceptionnels ou des raisons particulières, même s'il faut payer les ouvriers un peu plus.

Le fond du problème se pose pour les salariés mensualisés et pour les ETAM et les cadres. A cet égard, je n'ai d'ailleurs jamais très bien compris pourquoi, en France, nous avons ces trois catégories, que l'on ne trouve pas aux Etats-Unis par exemple.

Plus nous allons augmenter l'intelligence à l'intérieur de l'entreprise et réduire le temps de travail du monde ouvrier, plus il faudra absolument un temps de préparation amont beaucoup plus fort. Personnellement, je souhaite donc que la loi nous donne la possibilité de rémunérer quelqu'un pour son travail, sans le limiter à une durée.

En effet, cette notion n'a pas de sens : un ingénieur peut résoudre un problème en deux heures, alors qu'un autre en aura besoin de huit. Au nom de quoi serais-je obligé de me séparer du second ? Si celui-ci travaille dix ou douze heures au bureau, je ne vois pas pourquoi il faudrait s'en séparer. Le même raisonnement vaut pour une secrétaire. Il y a quelque chose de grotesque. Il faut redonner plus de liberté : une personne est là pour remplir une mission et elle est rémunérée pour cette mission, quel que soit le temps dont elle a besoin.

M. le Président : Dans la mesure où votre groupe est fortement internationalisé, avez-vous le sentiment, en discutant avec vos collègues à l'étranger, que la mise en place des 35 heures a changé l'image ou la conception que l'on avait de la France ? Constatez-vous une dégradation éventuelle ?

M. Alain DUPONT : Il y a toujours un peu d'humour. Ainsi, le ministre des finances luxembourgeois m'a dit que le travail lui semblait avoir moins de valeur en France aujourd'hui. Ceci étant, quand on me dit cela, j'essaie de défendre mon pays et je dis que c'est effectivement une contrainte, mais que l'ingéniosité française nous permet de surmonter ce handicap extraordinaire qu'on nous a mis sur le dos.

M. le Président : Le climat social s'est-il ressenti dans votre entreprise depuis la mise en place des 35 heures ? Avez-vous observé une évolution de vos rapports avec les syndicats ?

M. Alain DUPONT : En France, nous réalisons à peu près 70 000 chantiers et nous avons donc énormément d'équipes qui sont sans arrêt en mouvement pour les réaliser. Ces équipes sont assez soudées et, quand elles ont un chantier, elles sont confrontées au défi de le faire. C'est pourquoi nous n'avons pas été atteints comme on a pu l'être en usine ou dans des postes très statiques.

Pour l'instant, je pense que les personnels administratifs, les ETAM et les cadres font tout ce qu'il faut pour faire face, mais, il est vrai que les secrétaires prennent plus souvent des mercredis, dès qu'un enfant a un problème ou qu'il faut aller chez un médecin. Je ne dis pas que cela ne nous perturbe pas, mais on trouve les moyens d'y faire face : il y a une solidarité qui se développe et elles arrivent à s'arranger entre elles. Tant qu'il n'y a pas de « coup de feu », tout va bien.

Je vous répète qu'il faut redonner plus de liberté en ce qui concerne le temps de travail pour les salariés mensualisés. Il n'est pas possible de laisser les gens s'imaginer qu'ils peuvent prendre plus de RTT, sans dommage pour l'entreprise. D'autant plus que nos entreprises avaient déjà, compte tenu de la dureté du travail, accordé du temps libre et autres avantages. Nous nous sommes donc retrouvés avec un cumul de contraintes intolérable.

M. le Président : Vous avez évoqué votre souhait de voir modifier la loi. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, nous avons le sentiment que la RTT est entrée dans l'état d'esprit général de la société française, à commencer par les cadres, et qu'un retour en arrière est très difficile. Les grandes entreprises nous disent qu'il serait extrêmement difficile de renégocier de nouveaux accords.

M. Alain DUPONT : Il est vrai que les grandes entreprises disent cela pour ce qui est des ouvriers. Mais, il est vrai aussi que, pour les ETAM et les cadres, il est difficile de respecter complètement la loi sur les 35 heures, puisqu'elles demandent à leurs collaborateurs de travailler plus.

M. le Président : Vous nous confirmez qu'aucune entreprise ne respecte la loi sur les 35 heures ?

M. Alain DUPONT : Pour les cadres.

M. le Président : Il n'y a pas de contrôle ?

M. Alain DUPONT : Il y en a dans les usines, où vous avez 2 000 ou 3 000 cadres qui travaillent sur place. Mais, dans des sociétés comme les nôtres, où le cadre est souvent à l'extérieur, il est très difficile de mesurer son temps de travail.

Bien entendu, la moitié des cadres travaille plus que 35 heures et les 35 heures n'y ont rien changé. Mais, il faudrait, si jamais cela était possible un jour, rappeler simplement que les salariés mensualisés sont payés pour un temps qui correspond à la fonction qui leur est confiée.

M. le Président : Le principe de la loi est de dire qu'il y a un temps de travail et que vous devez faire en sorte que la fonction soit exercée en 35 heures pendant ce temps de travail. Point final.

M. Alain DUPONT : Je le sais bien, mais pardonnez-moi de répéter que la loi n'a pas à codifier ces choses. Comme je le disais tout à l'heure, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais garder un ingénieur qui remplirait sa tâche en plus de temps que son collègue. Redonnez-nous cette liberté.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Philippe LANGLOIS,
professeur de droit à Paris X-Nanterre

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président
Puis de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Président : Nous recevons M. Philippe Langlois, professeur à Paris X-Nanterre.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Professeur de droit à Nanterre, associé d'un cabinet d'avocats, vous êtes un spécialiste du droit du travail dans notre pays. Vous venez d'ailleurs d'élaborer, pour le compte de l'Institut de l'entreprise, un rapport intitulé Réflexions sur la simplification du droit du travail, dont certaines des pistes recoupent plusieurs de nos réflexions.

Vous nous direz donc votre sentiment sur le contenu et les conditions de mise en œuvre des lois Aubry. Vous nous direz notamment si ces lois ont contribué, ou non, à la complexification du droit en la matière et à une certaine insécurité juridique, ce qui a été plusieurs fois souligné devant nous.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos éventuelles observations sur la méthode retenue quant à la primauté de la loi sur la négociation par exemple, sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences, qu'il s'agisse de la modération salariale, de l'annualisation du temps de travail et de la plus grande flexibilité.

Au-delà de la question des 35 heures, nous souhaitons connaître votre sentiment sur l'avenir du dialogue social, l'équilibre souhaitable entre la loi et la négociation et sur le niveau le plus pertinent de cette dernière.

M. Philippe LANGLOIS : Je vais centrer mon exposé sur les relations entre la loi et la négociation collective en matière de durée du travail, en illustrant mon propos des enseignements du processus législatif et de la négociation qui se sont déroulés à propos des diverses lois sur les 35 heures.

Si l'on raisonne de manière abstraite par rapport à la durée du travail, on s'aperçoit qu'il y a trois catégories de prescriptions sur lesquelles on peut envisager un partage différent entre la loi et la négociation collective. A l'heure du dialogue social où on se demande quelle est la part qui appartient à la loi et celle qui appartient à la négociation collective dans l'élaboration du droit du travail, ce point est important.

Si l'on prend la durée du travail qui, normalement, appartient au domaine des conditions de travail, il faut faire une séparation entre trois grandes catégories de règles.

Il y a d'abord des règles régissant la durée du travail qui sont en relation avec la santé et la sécurité des travailleurs. C'est tout ce qui concerne les durées maximales de travail, parce que l'on considère qu'au-delà de ces durées maximales, la santé et la sécurité des salariés sont menacées. C'est une matière qui appartient à la compétence législative. Cette compétence est, en outre, devenue communautaire, depuis qu'une directive européenne est intervenue et s'impose à l'ensemble des Etats.

En revanche, lorsque l'on traite de la durée normale du travail - 40 heures, 39 heures ou 35 heures -, cette question est étroitement liée à la question de la rémunération. En effet, dès lors que le personnel n'est pas payé à l'heure mais au mois - comme c'est le cas en France -, le montant de la rémunération est déterminé pour cette durée normale. Quand elle est dépassée, il y a une rémunération en heures supplémentaires, c'est-à-dire une rémunération augmentée.

Dans les contreparties du travail, il y a la durée du travail et la rémunération. Cela appartient très vraisemblablement au domaine de la négociation collective, puisqu'il s'agit tout simplement de déterminer le montant du salaire.

Ainsi, l'Allemagne, qui rencontre des difficultés sur la durée du travail, envisage de revenir sur les 35 heures. Le débat appartient à la négociation collective.

En France, ce domaine appartient traditionnellement à la compétence législative. Ce n'est pas une situation naturelle, dans la mesure où c'est une matière dans laquelle le législateur interfère avec la négociation collective et contraint les négociateurs à prendre des dispositions qui ne correspondent pas au rapport de force entre les parties à la négociation. C'est un peu la même chose pour l'organisation du temps de travail, c'est-à-dire sa répartition dans la semaine. Cette compétence relève naturellement de la négociation collective.

Vient ensuite une troisième catégorie de règles pour lesquelles la situation est plus complexe : celle du repos. Il existe, dans les sociétés modernes, une consécration d'un droit au repos. On voit bien que le sujet est complexe et que l'on ne peut pas dire que c'est une compétence exclusivement législative ou une compétence appartenant exclusivement à la négociation collective. La réflexion doit être beaucoup plus nuancée.

Je donnerai deux exemples pour montrer cette complexité. Il est clair que tout ce qui concerne le repos hebdomadaire, et surtout le repos dominical, est une question de société, qui intéresse le législateur. En revanche, s'agissant des congés payés, il s'agit bien d'un droit au repos au sens classique. Cependant, la difficulté vient de ce que la durée des congés payés a toujours été de la compétence de la négociation collective, puisque l'allongement de la durée des congés payés est né de celle-ci, pour être ensuite généralisé par le droit du travail.

On voit ainsi que la loi sur les 35 heures a entraîné une interférence directe de la législation avec une matière qui devrait appartenir normalement à la négociation collective.

Je ne reviendrai pas sur l'imbroglio des lois Aubry I, Aubry II et de la négociation collective qui a abouti à la décision du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2000. Imbroglio d'autant plus complexe que le Conseil constitutionnel a censuré la loi, mais partiellement, si bien qu'il a aggravé la situation au plan de la négociation collective et qu'il a fragilisé tous les accords conclus entre les lois Aubry I et Aubry II.

Il faut rappeler que l'idée de la loi Aubry I était de laisser aux partenaires sociaux l'initiative de déterminer les modalités modernes d'organisation de la durée du travail, compte tenu de la réduction du temps de travail à 35 heures. Puis, la loi Aubry II est intervenue pour fixer des conditions beaucoup plus draconiennes que celles résultaient des accords conclus entre les partenaires sociaux, accords qui ont été ainsi remis en cause.

La décision du Conseil constitutionnel étant ambiguë, les accords ont été encore plus fragilisés que ne l'avait prévu la loi Aubry II, ce qui est assez paradoxal d'ailleurs. Si bien que l'article 16 de la loi Fillon de 2003 est venu plus ou moins sécuriser ces accords, à la condition qu'ils soient en accord avec elle.

Encore une fois, le législateur n'a pas laissé complètement la bride aux partenaires sociaux. Cela montre bien le caractère quelque peu particulier de la relation entre la loi et la négociation collective en ce qui concerne la durée normale du travail.

On pourrait dire que c'est aussi un jeu pervers de la loi à l'égard de la négociation collective. Je voudrais prendre pour exemple tout ce qui concerne l'organisation du temps de travail très importante pour les entreprises, puisqu'il s'agit de savoir comment sera organisé le travail dans l'entreprise dans le courant de la semaine.

La loi Aubry II a prévu toute une série de formules permettant une adaptation de cette réduction de la durée du travail en fonction des entreprises : calcul de la durée du travail en heures, comptabilisation de la durée du travail en jours pour les cadres, modulation de la durée du travail, etc.

Ces formules, qui permettent d'adapter la réglementation sur la durée du travail à la situation du travail dans l'entreprise, ne sont permises que par la négociation collective. Cela signifie que le législateur fixe un cadre rigide, qui ne peut être adapté à la situation des entreprises que par la négociation collective.

L'article L.212-2 du code du travail renvoie, en outre, à des décrets d'application pour savoir comment on répartit la durée du travail dans la semaine. Or, ces décrets d'application ont, pour la plupart, été pris en 1936 et correspondent à une organisation du travail à une époque où dominait l'industrie et où il y avait très peu d'activités de services.

Très peu de décrets ont d'ailleurs été pris depuis 1982 et la réduction à 39 heures de la durée du travail : les transports routier et fluvial, les hôtels-cafés-restaurants, les banques et le personnel naviguant de l'aviation civile sont les seuls domaines dans lesquels les décrets ont été modernisés. L'ordonnance de 1982 précise que tous les autres décrets sont encore applicables, alors qu'ils sont totalement inadaptés. L'ordonnance prévoit, néanmoins, que l'on peut déroger à ces décrets d'application par la négociation collective.

Dans une première analyse, on peut donc dire que, tant dans les décrets de 1936 que dans le cadre des lois Aubry I ou Aubry II, on laisse la place à la négociation collective, puisque l'on peut assouplir la réglementation du travail par la voie de la négociation collective.

C'est là qu'intervient un aspect pervers de cette relation entre la loi et la négociation collective. Ces accords, appelés « accords dérogatoires », ont très mauvaise presse chez la doctrine, parce que l'on considère que le principe de faveur devrait interdire à la négociation collective d'assouplir quelque chose prévu par le législateur.

Cette doctrine me paraît assez discutable. D'ailleurs, le Conseil constitutionnel s'est toujours refusé, à juste titre, à consacrer le principe de faveur.

En réalité, contrairement à ce que pense la doctrine, ces accords dérogatoires sont en fait très favorables aux organisations syndicales. Pourquoi ? Parce que l'on est dans un système dans lequel le législateur institue un rapport de force favorable aux syndicats. Si les employeurs veulent réduire, assouplir l'organisation du temps de travail et rendre cette organisation du temps de travail compatible avec le fonctionnement des entreprises de la branche - s'il s'agit d'un accord de branche -, de l'entreprise - si c'est un accord d'entreprise -, il leur faut nécessairement passer par un accord avec les organisations syndicales.

Ces organisations syndicales ont alors une possibilité de contrainte sur les employeurs, en exigeant des contreparties à l'assouplissement d'une organisation contraignante du travail.

C'est là où le rapport de force est totalement pervers. J'en veux pour preuve ce qui s'est passé avec la loi sur les 35 heures. Quelle était l'idée directrice initiale de la loi sur les 35 heures ? Un calcul économique simple devait permettre de réduire la durée du travail.

La masse salariale devant être moins importante, des moyens financiers pouvaient être dégagés pour permettre de recruter de nouveaux salariés. C'est ainsi que la loi sur les 35 heures aurait dû avoir un effet bénéfique sur l'emploi.

Est alors intervenu le caractère pervers de la relation entre la loi et la négociation collective. Que s'est-il passé concrètement ? En contrepartie de la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures et de toutes les modalités d'assouplissement de la réglementation sur la durée du travail, les organisations syndicales ont obtenu une première concession patronale : le maintien de la rémunération.

Ce qui devait être le nerf de la guerre de la loi sur la réduction du temps de travail et qui devait être à l'origine de la création d'emplois a été totalement gommé par ce caractère pervers de la relation entre la loi et la négociation collective. L'assouplissement ne pouvait intervenir qu'avec l'accord des salariés. Il n'a pu être obtenu que par le maintien de la rémunération antérieure.

S'il y a eu des effets bénéfiques en termes d'emplois - ce qui est discutable -, c'est uniquement à cause des systèmes d'aides. La mission a entendu suffisamment d'intervenants sur ce point pour savoir que quand il y a un système d'aides, il est difficile de savoir si la création d'emplois résulte de l'aide ou si les entreprises se sont adaptées aux exonérations et les ont intégrées dans leur politique d'embauche.

Je souhaite revenir sur un point à propos du principe de faveur et de la relation entre la négociation de branche et la négociation d'entreprise.

L'un des enseignements de la loi sur les 35 heures est le suivant : puisque la négociation est indispensable pour adapter la réglementation contraignante de l'organisation du temps de travail aux entreprises, il faut avoir des accords qui s'appliquent à toutes les entreprises. D'où la nécessité d'avoir une négociation de branche. Cela étant, cette négociation de branche peut être inadaptée à certaines grandes entreprises.

En France, la négociation collective est compliquée par l'existence d'accords de branche et d'accords d'entreprise. Par exemple, les secteurs de l'assurance et de la banque comprennent de grandes entreprises, comme AXA, BNP, Société Générale, qui ont des dispositifs de négociation complets et extrêmement actifs. Dès la parution des lois Aubry I et II, la négociation a donc commencé dans ces entreprises et ce de manière très active. Parallèlement, la Fédération française des sociétés d'assurance ou l'Association française des banques ont été obligées de négocier avec les organisations syndicales pour déterminer ce qui allait se passer dans les petites et moyennes entreprises, dans lesquelles il n'y avait pas de représentation syndicale.

Une question s'est, dès lors, posée : la négociation de branche va-t-elle remettre en cause les accords d'entreprise ?

C'est la raison pour laquelle ces accords de branche, de manière explicite, ont prévu qu'ils ne s'appliqueraient pas s'il y avait des accords d'entreprise, afin de préserver ceux qui avaient été négociés avant que l'accord de branche ne soit conclu. Cet accord de branche n'était pas destiné aux grandes entreprises, mais aux petites et moyennes entreprises dans lesquelles il n'y avait pas eu de négociation collective.

Si l'on considère que le principe de faveur a un caractère impératif - ce qu'ont fait certaines juridictions françaises, puisque des accords ont été annulés sur ce point -, les accords d'entreprises deviennent dépourvus d'effets dans la mesure où il faut impérativement appliquer l'accord de branche.

On voit ici que le principe de faveur est totalement inadapté, dans la mesure où la négociation de branche ne doit pas conduire à l'uniformité quand elle porte sur le thème de l'organisation du temps de travail. C'est un thème sur lequel, au contraire, l'on doit négocier au plus près de la réalité des entreprises. Là, il y a des progrès à faire, et c'est aussi un des enseignements des 35 heures.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : A plusieurs reprises, ce thème du niveau adéquat de la négociation et des difficultés liées à une articulation entre la loi et la négociation collective est revenu, ne serait-ce qu'au détour des auditions de M. Barthélémy ou de M. de Virville.

Vous avez indiqué que la durée maximale du travail relève à l'évidence de la loi et même de la compétence communautaire. En revanche, la durée normale du travail vous semble relever de la négociation collective. Comment peut-on arriver à ce résultat alors que, aujourd'hui, la loi prévoit une durée légale ? C'est une difficulté majeure !

Le rapport de Virville évoque un bloc, qui pourrait être laissé à la loi et qui serait clairement défini, le reste relevant de la négociation collective. A votre avis, ce bloc législatif pourrait-il exclure la durée normale du travail ? Comment pourrions-nous y parvenir ?

M. le Président : J'ai été impressionné par votre analyse juridique qui nous ouvre un certain nombre de pistes. Je vous ai entendu parler de l'organisation contraignante du travail qui pervertit les rapports entre les syndicats et l'entreprise.

Dans le cadre de la réforme, qui semble nécessaire aujourd'hui, en ce qui concerne les modalités de négociation, notamment lorsqu'il n'y a pas de délégués syndicaux, serait-il envisageable de faire appel directement à l'ensemble des salariés par un référendum d'entreprise ? L'idée de confier la décision au suffrage universel des salariés est-elle une bonne ou une mauvaise idée ou faut-il simplement leur demander de confirmer tout accord qui aurait pu être négocié par les organisations syndicales ?

Nous pouvons nous interroger sur l'opportunité d'imaginer un code de travail plus spécifiquement adapté aux petites et moyennes entreprises. On s'aperçoit, en effet, que la mise en oeuvre des lois Aubry a incontestablement créé une France des entreprises à deux vitesses. La situation n'est évidemment pas la même pour une entreprise de plusieurs dizaines de milliers d'employés ou pour une entreprise de cinq, dix ou vingt employés. Ne faudrait-il pas aller vers une réglementation et une législation plus souples, notamment pour les PME ?

(M. Hervé NOVELLI remplace M. Patrick OLLIER à la présidence.)

M. Philippe LANGLOIS : A propos des 35 heures, de la durée normale du travail et de la manière d'abandonner en quelque sorte la compétence législative, cela suppose un bouleversement de nos habitudes puisque, traditionnellement, la question est réglée par le législateur. Il faut envisager une évolution progressive, car on ne peut pas passer du tout législatif au tout conventionnel. On dispose pour ce faire de l'instrument de la négociation collective de branche, qui pourrait être revivifiée avec la loi sur le dialogue social qui vient d'être adoptée par le Parlement.

Dans un premier temps, il pourrait y avoir une durée du travail normale fixée par le législateur, mais il y aurait possibilité d'y déroger par des négociations collectives de branche, ce qui permettrait d'acclimater ce thème dans les branches.

L'intérêt de la négociation collective de branche est que les accords conclus s'appliquent dans l'ensemble des entreprises de la branche et pas exclusivement dans les PME.

M. le Rapporteur : Je me permets de vous interrompre sur ce point. Vous savez que la loi Fillon permettra aux accords d'entreprise de déroger aux accords de branche, mais pas aux accords de branche existants. Cela veut dire que, pour l'instant, le problème reste entier, même si l'on peut toujours imaginer des avenants qui permettraient de contourner cet obstacle. Que penseriez-vous d'une modification du texte, qui permettrait de déroger à des accords de branches existants ?

M. Philippe LANGLOIS : C'est une question sur laquelle j'ai écrit une réflexion dans La semaine sociale. Je considère que la disposition de la loi sur la relation entre la convention de branche et l'accord d'entreprise me semble très discutable, dans la mesure où elle introduit des rigidités qui ne me semblent pas avoir de véritable pertinence.

Je ne conteste pas que le législateur puisse, au cas par cas, fixer des domaines dans lesquels il ne peut y avoir de négociation d'entreprise. Mais, une conception rigide de cette situation me semble assez discutable, dans la mesure où le principe de faveur est fondé sur une défiance, voire un refus de la négociation d'entreprise. C'était d'ailleurs la situation qui prévalait en Allemagne fédérale, et qui a été remise en cause.

Dans le modèle classique de négociation collective qui était le modèle français avant 1971, il ne pouvait y avoir que des négociations de branche. L'idée étant, en effet, que le rapport de force n'existe que dans les grandes et moyennes entreprises. Or, si on laisse le rapport de force ne se développer que dans ces entreprises, il ne se passera jamais rien dans les plus petites.

Pour qu'il se passe quelque chose dans les PME, il faut donc que le rapport de force, existant dans les grandes entreprises, se généralise. Si une organisation syndicale veut avoir une avancée dans une entreprise, elle doit passer par la branche et parvenir à un accord à ce niveau. De ce fait, ce qui est négocié au niveau de la branche bénéficie à l'ensemble des entreprises, petites, moyennes et grandes. C'est cela le principe de base de la négociation de branche exclusive.

On voit bien alors que la négociation d'entreprise perturbe ce rapport de force puisque, par définition, dans les grandes entreprises, le rapport de force peut aboutir à des conquêtes, qui ne se diffuseront pas dans l'intégralité de la branche.

Quand la loi de 1971 a mis en place la négociation d'entreprise, lorsque la loi de 1982 a institué le principe de la négociation obligatoire dans les entreprises, elles ont remis en cause le dispositif de la prééminence de la branche. Dès lors, instaurer un principe de faveur à l'intérieur de la branche n'a plus grand sens, dans la mesure où c'est imposer aux entreprises qui ont négocié, des contraintes qui vont naître postérieurement à la négociation de leurs propres accords d'entreprise.

Dès lors que l'on admet, comme c'est le cas en France, l'existence d'une négociation de branche et d'une négociation d'entreprise, il n'y a pas de raison d'imposer systématiquement aux entreprises ce qui est conclu au niveau de la branche, sauf si c'est ce que décide la négociation de branche. Autrement dit, je ne vois pas pourquoi les partenaires sociaux au niveau de la branche ne sont pas maîtres des rapports que doit entretenir l'accord de branche avec l'accord d'entreprise. Pourquoi est-ce le législateur qui décide, à la place des partenaires sociaux de la branche, ce qui doit s'imposer au niveau de l'entreprise ?

Je prends un exemple d'une situation qui va devenir très difficile avec la nouvelle loi : les clauses de désignation des institutions de prévoyance dans les accords. Elles sont nécessairement impératives et s'imposent aux entreprises. Comme ces systèmes se sont mis en place après coup, toutes les clauses de désignation ont prévu des exceptions pour les entreprises qui avaient déjà mis leurs propres systèmes de prévoyance en place.

Ce système de maintien des dispositifs anciens existe partout en Europe. Dans tous les pays d'Europe, il est admis que quand un système de branche se met en place postérieurement à un système d'entreprise, il n'y ait pas remise en cause de ce qui a été négocié au niveau de l'entreprise. Or, ce sera le cas avec la loi nouvelle, qui introduit des rigidités qui me semblent totalement injustifiées. Cela ne veut pas dire que la négociation de branche ne peut pas s'imposer à la négociation d'entreprise, mais elle ne peut le faire que si la négociation de branche le décide, parce que c'est conforme à l'économie de l'accord conclu au niveau de la branche.

Je pense donc, qu'un jour ou l'autre, il faudra modifier ce texte qui est extrêmement discutable.

Je voudrais revenir à la question du « bloc loi » et du « bloc négociation collective » et m'écarter un peu du rapport de Virville. C'est l'une des questions les plus difficiles, qui est posée aux chercheurs et universitaires qui réfléchissent sur la relation entre la loi et la négociation collective, que celle de déterminer ce qui appartient naturellement à la compétence législative et ce qui appartient naturellement à la compétence de la négociation collective. Je crois que l'on ne peut avoir que des réponses nuancées.

M. le Rapporteur : Le législateur n'aime pas cela.

M. Philippe LANGLOIS : C'est au législateur de le définir au cas par cas, à l'issue d'une réflexion préliminaire.

Ainsi, on ne peut pas dire que ce qui concerne le repos soit obligatoirement de la compétence législative. Pourquoi ? Parce que la durée des congés payés n'est pas de la compétence législative mais relève de la négociation collective.

Cela étant, on ne peut pas dire non plus que les congés payés sont de la seule compétence de la négociation collective, parce qu'il existe un minimum considéré comme nécessaire dans une société démocratique, dans un souci de santé et de sécurité. Ce nombre minimum appartient donc à la compétence du législateur. Mais, déterminer la durée normale des congés payés n'est plus tout à fait de la compétence législative. On voit bien que l'on est à mi-chemin et que ces matières sont complexes.

Je prends également l'exemple de la question des licenciements pour motif économique. On voit bien que tout ce qui est procédure de licenciement pour motif économique - consultation du comité d'entreprise, plan social - entre dans la compétence des partenaires sociaux. D'ailleurs, les principales réformes de protection de l'emploi sont nées de la négociation collective avec la modification de l'accord de 1969 sur la sécurité de l'emploi.

En revanche, si on considère la légitimité d'un licenciement pour motif économique, c'est une question politique, qui détermine le caractère libéral de l'Etat et la façon dont se fait l'arbitrage entre l'intérêt de l'entreprise d'un côté, qui est d'être le plus compétitif possible, et l'intérêt de l'économie en général de l'autre, qui est de ne pas trop sacrifier d'emplois sur l'autel de la compétitivité.

Il se trouve d'ailleurs que, par des circonstances assez bizarres, ce sujet a été laissé aux juges. Pourquoi ? Parce que l'article L.321-1 du code du travail se borne à énumérer un certain nombre de causes légitimes, mais sans donner une liste limitative. Dès lors, le juge a décidé que la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise constituait une cause légitime, prenant ainsi en quelque sorte une décision politique.

Pourtant, il me semble que c'est une matière qui doit appartenir à la compétence du législateur, qui devrait dire quand il est légitime de licencier. C'est son travail, mais il ne le fait pas.

Pour avoir beaucoup réfléchi à la question, je crois que l'on n'arrivera pas à des blocs bien délimités. En revanche, le législateur doit avoir en permanence en tête l'idée de l'existence de ces deux blocs. Il faut aussi que les projets de loi soient beaucoup mieux élaborés qu'ils ne le sont à l'heure actuelle.

J'en arrive à la question posée par le président Ollier sur l'appel au référendum d'entreprise. En définitive, je crois que ce qui est fondamental pour les PME, c'est la négociation collective de branche. En France, en développant la négociation d'entreprise au détriment de la négociation de branche, on a laissé de côté la protection des salariés dans les PME.

Le référendum est-il un instrument adapté à celles-ci ? Mon sentiment est très partagé dans la mesure où, dans les PME, l'écart entre les relations individuelles et les relations collectives est très faible, puisque l'employeur connaît personnellement les salariés. S'il pose une question, il saura qui répond oui et qui répond non. Donc, la situation des salariés dans le cadre d'un referendum n'est pas très satisfaisante.

Dès lors que l'on considère que le législateur doit laisser la place à la négociation collective, il ne faut pas que celle-ci dissimule une décision unilatérale du chef d'entreprise. A mon sens, dans certaines situations, et spécialement dans les PME, on pourra difficilement faire la différence entre un referendum et une décision unilatérale de l'employeur dans la mesure où les salariés n'auront pas vraiment le choix dans la réponse à apporter.

M. le Rapporteur : Dans ces conditions, vous considérez que le niveau le plus pertinent sur un certain nombre de domaines est le niveau de la négociation collective de branche qui permet l'extension aux petites et moyennes entreprises qui, sinon, sont privées d'un instrument - je comprends vos réserves sur le référendum - pour négocier elles-mêmes à l'intérieur de l'entreprise.

M. Philippe LANGLOIS : Cela n'interdit pas la négociation d'entreprise. On revient aux relations entre accord d'entreprise et accord de branche. C'est pourquoi l'affirmation d'un principe rigide de faveur peut se retourner contre les petites et moyennes entreprises, parce que les grandes entreprises vont bloquer la négociation de branche pour conserver leurs systèmes. Comme les grandes entreprises ont un rôle très important dans les fédérations professionnelles de branches, si un principe de faveur les empêche de négocier dans l'entreprise, on ne négociera rien au niveau de la branche. Autrement dit, il y a un effet pervers assez dangereux.

C'est la raison pour laquelle, quand on me demande s'il faut imaginer un code du travail spécifique pour les PME, je donne une réponse en deux temps.

D'abord, je crois que la réponse est évidemment la négociation de branche. Mais, si l'on réfléchit à ce que devrait être un code du travail, il est clair qu'il ne devrait exprimer que les principes généraux considérés comme essentiels par le législateur.

Un code du travail, qui irait dans le détail infime de la réglementation du travail, deviendrait rapidement obsolète et désuet. Les gens finiraient par violer la loi - avec l'accord des inspecteurs du travail - et celle-ci serait inapplicable tout simplement parce que l'on serait allé trop loin dans le détail.

Il faut se borner à poser des principes et laisser à la négociation collective le soin de régler toutes les questions techniques en relation avec l'accomplissement du travail. Cela suppose une négociation collective authentique, dans laquelle les intérêts des salariés soient vraiment représentés par des interlocuteurs idoines.

La loi sur le dialogue social a choisi, à cet égard, une orientation qui devrait être la bonne en ce sens que, de plus en plus, les organisations syndicales devraient être représentatives des intérêts des salariés.

Pour revenir au référendum, un élément très intéressant de la loi sur le dialogue social est précisément cette hypothèse d'un accord signé avec des syndicats qui ne représentent pas la majorité électorale : un référendum pourrait être organisé, pour passer outre à l'opposition des syndicats majoritaires.

Cette disposition est assez intéressante dans la mesure où, dans certaines circonstances, le référendum peut être un instrument utile d'expression de la volonté collective des salariés. D'ailleurs, le code du travail l'autorise dans des cas très précis, en matière d'intéressement, de participation ou de protection sociale complémentaire.

Si ces questions ne supposent pas une application immédiate, le référendum est un instrument intéressant. Mais, si les questions portent sur le niveau des salaires ou sur l'organisation du temps de travail, il me semble qu'il faut d'abord la médiation syndicale, quitte à ce que cette dernière soit remise en cause par des modes de consultation du type de ceux prévus dans la loi sur le dialogue social.

M. le Rapporteur : Dès lors que l'on estime que la durée légale du travail introduit une rigidité, comment pourrait-on aujourd'hui, en l'état actuel de notre droit, trouver les voies et moyens pour donner le maximum de souplesse et de capacité d'adaptation aux entreprises ?

M. Philippe LANGLOIS : Je vais revenir à ce que je disais tout à l'heure.

L'instrument de substitution au législateur ne peut être que la négociation collective de branche, avec tous les problèmes que cela pose. En particulier, toute la France n'est pas couverte par des conventions collectives de branche et il y a un maquis absolument inextricable de branches d'activité. Malgré tout, le ministère du travail a fait un travail intéressant, grâce au système d'élargissement des accords collectifs, qui fait que de moins en moins de salariés sont en dehors d'accords de branche.

Dans un premier temps, je crois que la solution qui permet de passer du tout législatif à beaucoup de conventionnel est d'admettre que la négociation collective de branche peut faire exception, non seulement aux modalités d'organisation du temps de travail, mais aussi à tout ce qui concerne la durée du travail.

Déjà, la négociation collective peut intervenir sur un certain nombre de points. Il s'agit donc de généraliser l'intervention de la négociation collective de branche ainsi que la négociation collective d'entreprise d'ailleurs. Les deux sont utilisables, mais seule la négociation de branche permet d'envisager une généralisation de la réduction du domaine législatif dans la détermination de la durée du travail. Etant entendu que, dans un premier temps évidemment, les règles légales sont maintenues, mais que le principe général d'un d'assouplissement soit proclamé, de telle sorte que l'on puisse procéder à des expérimentations.

Nous sommes dans une matière trop importante pour décider de réformes immédiatement applicables, qui risquent de se heurter à des oppositions. Au contraire, on a la chance, grâce à la négociation collective, de pouvoir proposer des formules d'expérimentation, quitte ensuite, éventuellement à ce que le législateur les généralise pour les branches dans lesquelles il n'y a pas eu de négociation ou pour les secteurs où il n'y a pas du tout de représentation collective patronale. En effet, c'est bien souvent l'absence d'organisation patronale qui fait que certains secteurs n'ont pas de convention collective de branche.

M. le Rapporteur : Si l'on imaginait cette possibilité qui serait donnée de déroger à la loi par la négociation collective de branche ou d'entreprise en matière de durée du travail, peut-on imaginer à terme que ne figure plus dans la loi qu'une référence à la durée maximale du travail ?

M. Philippe LANGLOIS : Tout à fait ! A terme, en tirant les leçons de l'expérience et s'il s'avère qu'un nombre substantiel de branches a adopté des dispositions relatives à la durée normale du travail et à l'organisation du temps de travail, je pense que l'on pourrait limiter l'appareil législatif à ce qui est en relation avec la santé et la sécurité, donc la durée maximum du travail d'une part, et les dispositions relatives au repos d'autre part.

M. le Rapporteur : De votre point de vue, quel délai pourrait-on envisager pour basculer dans ce dispositif législatif recentré sur les questions de durée maximale et de repos ?

M. Philippe LANGLOIS : C'est une question très délicate. Tout dépendra de la négociation de branche et donc du bien-fondé des positions patronales. Il faut être conscient que le système actuel repose sur une réglementation légale qui s'impose aux employeurs et qui, dans une certaine mesure, protège les salariés. C'est d'ailleurs son objet. Il faut donc que les organisations patronales proposent des dispositifs qui correspondent au fonctionnement de la branche et qui soient acceptés par les salariés. Si elles parviennent à faire des propositions acceptables, la négociation de branche ne peut que se développer, compte tenu des contreparties que les organisations syndicales pourraient obtenir.

Je pense que dans un délai de cinq à six ans - mais pas moins - on pourrait savoir s'il est possible ou non de restreindre la législation en la matière.

M. le Rapporteur : Je vous remercie.

Audition de M. Sylvain BREUZARD,
président du Centre des jeunes dirigeants d'entreprises (CJD)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Nous recevons M. Sylvain Breuzard, président du Centre des jeunes dirigeants d'entreprises (CJD), qui est accompagné de Mme Françoise Cocuelle, qui devrait prochainement lui succéder à la tête du CJD et de M. Hervé de Ruggiero, secrétaire général.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Nous avons souhaité vous entendre à plusieurs titres. D'abord au titre de chef d'entreprise, puisque vous avez fondé votre entreprise de services informatiques. Vous pourrez donc nous indiquer comment vous avez vous-même mis en œuvre les 35 heures dans votre société.

D'autre part, vous avez participé aux travaux de la commission présidée par M. de Virville, qui vient de remettre son rapport, dont certaines des pistes recoupent plusieurs des réflexions de notre mission.

Enfin, vous présidez le Centre des jeunes dirigeants d'entreprises, qui a mené récemment plusieurs réflexions intéressantes, notamment sur le dialogue social et la représentativité des organisations syndicales et sur la nécessité de stimuler le développement des PME.

Vous nous direz donc votre sentiment sur le contenu et les conditions de mise en œuvre des lois Aubry. Vous nous direz notamment si ces lois ont contribué, ou non, à la complexification du droit en la matière et à une certaine insécurité juridique.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos éventuelles observations sur la méthode retenue - la primauté de la loi sur la négociation -, sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences - modération salariale, annualisation du temps de travail et plus grande flexibilité. Vous nous direz si vous partagez le constat, qui a été fait à plusieurs reprises devant notre mission, de la mise en place d'une société à deux vitesses entre salariés et non salariés, entre salariés des grandes entreprises et salariés des PME largement restés aux 39 heures, et entre salariés plutôt satisfaits et salariés qui ont pu subir une baisse de leurs revenus et souhaiteraient travailler plus pour gagner plus.

Au-delà de la question des 35 heures, vous nous rappellerez comment vous voyez l'avenir du dialogue social et l'équilibre souhaitable à vos yeux entre la loi et la négociation et sur le niveau le plus pertinent de celle-ci.

M. Sylvain BREUZARD : Le sujet est vaste et les questions nombreuses : je vais essayer d'être concis.

Sur ce sujet des 35 heures, le CJD a produit, en juin 1999, un rapport qui résultait d'une expérimentation menée dans 500 entreprises. Il est intéressant de faire le point, quatre à cinq ans plus tard, sur la pertinence de nos observations à l'époque.

A l'époque, nous disions que cette loi uniforme allait accroître les écarts entre les entreprises, entre les grandes et les plus petites, voire même entre les plus petites, selon qu'elles appartiennent ou non à des secteurs en croissance. On a bien vu que les accords 35 heures se mettaient en place avec beaucoup plus de facilité dans des secteurs en croissance, comme le mien dans le domaine de l'informatique. Mais, dans d'autres secteurs, les écarts se sont accrus.

Enfin, nous avions prévu l'accroissement de l'écart entre les salariés, cadres et non cadres. A ce propos, le CJD considère qu'un grand pas serait fait, en France, si ces catégories, qui n'ont plus de sens du fait de l'évolution de notre économie, étaient supprimées.

Cette évolution de l'économie est d'autant plus significative que l'on ressent ses conséquences dans tous les domaines. S'il faut retenir des fils conducteurs dans l'évolution de la réglementation du travail, du code du travail et de la politique économique, il faut intégrer le fait qu'un pays comme le nôtre voit sa partie industrielle de plus en plus réduite et sa partie services - économie de l'information, de la connaissance et de l'immatériel -se développer rapidement.

Sur les 35 heures, on a observé tous les impacts. Par exemple, on peut se demander si le temps est toujours la bonne mesure du travail, sachant que, dans de nombreux métiers, le temps de travail est très difficile à évaluer. A l'époque des 35 heures, on citait l'exemple des commerciaux. Dans l'économie de l'immatériel, aujourd'hui, on constate que ce temps de travail est très difficile à mesurer, car il s'effectue dans plusieurs endroits. Ainsi, je compte trois chercheurs dans mon entreprise : ce n'est pas forcément dans l'entreprise elle-même qu'ils font leur travail de chercheurs.

Pour revenir sur les écarts qui ont pu survenir entre les entreprises, il est clair - nous l'avons vu chez les adhérents du CJD - que les grandes entreprises sont passées aux 35 heures très facilement, du moins beaucoup plus facilement que les plus petites. Elles y ont trouvé énormément d'avantages, grâce à la baisse des charges qui en était la contrepartie. Elles avaient les moyens de réaliser des gains de productivité importants, disposaient des moyens de négociation - nous y reviendrons en traitant de vos questions sur la négociation collective - et d'expertise.

La plupart des petites entreprises, soit 98 % des entreprises, n'avaient pas les mêmes moyens. Le dialogue social, c'est un des graves problèmes de notre pays, y est inexistant. L'expertise manque dans ces entreprises, qui n'ont pas de service juridique, de service organisation etc. Quant à la possibilité de réaliser des gains de productivité, elle est très variable.

Je peux vous parler de mon exemple. Dans l'informatique, gagner de la productivité revient à faire des journées à rallonge. En effet, quand on est devant un ordinateur, c'est la matière grise qui produit. J'ai été le premier à dire que l'on ne peut pas y parler de gain de productivité, comme on peut le faire dans l'industrie, en décidant de faire tourner ses machines vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Dans l'économie de l'immatériel, le gain de productivité s'obtient en travaillant plus longtemps ou en diminuant les pauses en cas de besoin. Ces mesures ont d'ailleurs été prises dans les métiers de service et sont peut-être source du stress, dont on parle beaucoup aujourd'hui. Je crois que ces mesures n'ont pas été favorables à certains salariés. Au contraire, tous ces temps que l'on a cherché à récupérer, temps de pause ou de discussion, sont, à mon sens, très importants pour l'épanouissement professionnel.

En ce qui concerne mon entreprise, nous sommes parvenus à un accord. Il est vrai que nous bénéficions d'un environnement favorable de croissance. Notre accord a reposé sur la non-différentiation entre cadres et non cadres, afin de ne pas créer d'inégalités. Tout le monde a eu vingt jours de congés supplémentaires, de la secrétaire standardiste au directeur commercial. Toute la difficulté a été ensuite de trouver un équilibre financier.

En 1999, l'équilibre financier que nous avions trouvé et négocié - j'avais fait un référendum dans l'entreprise où tout le monde a pu s'exprimer - a explosé un an plus tard parce que le fameux passage à l'an 2000 a généré énormément de travail pour les sociétés informatiques, a créé de la pénurie et fait exploser les masses salariales. Il a donc fallu remettre notre équilibre financier en débat.

Je crois que de nombreuses entreprises ont connu, durant cette période, des difficultés de même nature pour trouver un équilibre financier, quand elles ne pouvaient pas réaliser de gains de productivité. Beaucoup ont pu réaliser des gains de productivité, par exemple dans le secteur du commerce, en étant ouverts plus longtemps ou le week-end, etc., mais dans certains secteurs, c'était plus difficile.

Comme le montre notre rapport de 1999, je pense que le CJD ne s'est pas trompé dans l'analyse, en disant que la loi uniforme ferait du mal, que le nombre d'emplois créés serait limité et que les inégalités seraient accentuées.

Il est donc nécessaire de prendre en compte l'évolution de l'économie et, peut-être aussi, d'intégrer dans la réflexion une autre évolution, qui est celle des temps sociaux. Aujourd'hui, la vie d'un salarié ne se décompose plus en trois phases bien distinctes : la phase de formation, la phase de vie professionnelle, puis la phase de retraite. C'est un enchevêtrement de différents temps de vie : des temps de formation, des temps professionnels, des temps de projets personnels, des temps de chômage - malheureusement ! -, des temps de congé maternité et autres et des temps de reformation. La vie est un enchevêtrement de tous ces temps sociaux.

Il nous semble très important de prendre en compte cette véritable mutation et s'interroger sur la façon d'accompagner les temps sociaux de chacun.

Si l'on revient sur le sujet du temps de travail, il me semble qu'une certaine souplesse est indispensable. Celui qui débute sa vie professionnelle peut souhaiter, avant toute chose, arriver à consolider son environnement, être capable d'avoir une autonomie et de louer un appartement ou d'acquérir une maison. Il souhaitera donc travailler plus pour augmenter son salaire. A un moment, il voudra créer une famille et souhaitera alors, peut-être, passer plus de temps avec ses enfants.

A ce propos, l'institut Chronopost s'est livré à une analyse des temps sociaux. Il a mis en évidence que la valeur famille est en train de revenir de manière très significative en France. Justement, l'usage des 35 heures s'est énormément focalisé sur la famille, et pas du tout sur les loisirs. Nous le retrouvons dans nos entreprises et c'est l'objet de discussions avec mon personnel.

J'ai fait cette parenthèse pour bien montrer que l'accompagnement des temps sociaux, en termes de code du travail et en termes d'organisation d'entreprise, est extrêmement important pour faire en sorte que les salariés soient placés dans un environnement favorisant leur épanouissement. Cet accompagnement nécessite une certaine souplesse en matière d'aménagement du temps de travail.

A l'époque, nous avions évoqué l'idée suivante : dans le cadre des 35 heures, il serait agi de mettre en place, notamment dans les petites entreprises où cela semble assez facile, une modulation du travail, grâce à la mutualisation des heures supplémentaires, de 31 à 39 heures. Un tel système aurait permis de s'adapter aux attentes des uns et des autres : le commercial, qui a absolument besoin de temps pour conclure des affaires, aurait consommé plus d'heures supplémentaires que celui qui n'en a pas besoin. Ce type d'idée, quelque peu innovante, pourrait amener de la flexibilité en termes d'organisation et permettre de mieux accompagner les temps sociaux.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur votre description des inégalités qui se sont aggravées entre les différents types d'entreprises. Je souhaiterais vous entendre sur les moyens de les faire disparaître ?

M. Sylvain BREUZARD : Ce sujet est particulièrement important à une époque où tout le monde convient que, dès 2005, il y aura sans doute des pénuries de compétences en France du fait des départs massifs en retraite. Chaque entreprise se préoccupera d'être suffisamment attractive pour accueillir de nouveaux salariés, jeunes ou moins jeunes. C'est l'un des sujets prépondérants que tout chef d'entreprise doit avoir à l'esprit aujourd'hui. Votre question doit être située dans ce contexte.

Le CJD a fait une proposition générale ambitieuse dans un premier temps. En France, il existe de nombreux effets de seuil pour les entreprises, puisqu'il existe des réglementations spécifiques pour les entreprises de moins de dix salariés, de moins de vingt salariés ou de moins de cinquante salariés. Pour réduire ces effets de seuil et faire en sorte qu'une plus petite entreprise ne pâtisse pas d'une telle différence dans l'environnement social qu'elle peut proposer à ses salariés, nous avons proposé de ne retenir que trois seuils - moins de 10 salariés, de 10 à 250 salariés et au-delà de 250 - et des mesures spécifiques pour chacune des trois catégories.

Il s'agit bien de simplifier. En l'occurrence, sur les problématiques d'environnement social, nous proposons que la participation s'applique dès dix salariés et non à partir de cinquante, que le comité d'entreprise soit mis en place dès dix salariés, quitte à simplifier certaines procédures qui lui sont applicables. Il s'agit de réduire les différences très fortes qui existent aujourd'hui selon qu'un salarié intègre une entreprise de 15 ou 20 personnes ou une entreprise de 60 ou 70 salariés, sans parler des grands groupes. Il faut une réelle ambition en la matière pour réduire ces différences.

Si l'on tient compte du fait que la loi Fillon permet d'aller jusqu'à 39 heures du fait des heures supplémentaires autorisées avec 10 % de rémunération supplémentaire, cela peut amener la souplesse nécessaire pour permettre à des salariés qui le souhaitent d'avoir un peu plus de revenus, si tant est qu'il y ait du travail. Comme nous l'avions dit en septembre lors du débat qui a précédé la création de votre mission, le problème aujourd'hui est que les entreprises sont plutôt à la recherche d'activités, plutôt qu'à la recherche de solutions pour faire face à un surplus d'activités.

Sur ces effets de taille, le CJD a publié un rapport intitulé Mieux reconnaître l'importance des PME pour mieux stimuler leur développement. Vous y retrouverez ces propositions. Nous proposons également de mutualiser des moyens par bassin d'emploi pour que les PME soient en mesure de proposer des programmes de formation aux salariés.

Vous aviez également posé une question sur le dialogue social. Nous sommes persuadés que, pour pouvoir construire la vie d'une entreprise, il faut pouvoir négocier dans l'entreprise. Le travail de proximité est extrêmement important, parce que les situations sont extrêmement différenciées d'une entreprise à l'autre et selon leur secteur d'activité.

Qu'il y ait des lois-cadres est une chose, mais il nous paraît essentiel qu'elles ouvrent des marges de négociation sur le terrain au sein des entreprises.

Comment faire ? La représentation syndicale est très faible dans les entreprises. Qui plus est, elle manque quelquefois de crédibilité, parce que cette représentation est imposée et non pas élue à la majorité.

Pour les entreprises de 10 à 250 salariés, nous proposons donc un conseil d'entreprise qui réunirait les délégués du personnel, les élus du comité d'entreprise et le ou les délégués syndicaux s'il y en a. Le rôle de ce conseil d'entreprise serait de gérer le comité d'entreprise. Il serait également beaucoup plus large, pour être une structure de négociation et être en mesure de signer des accords dans l'entreprise.

L'idée est de mettre en place une intelligence collective. Il nous semble très dangereux que des sujets aussi complexes que le temps de travail, l'intéressement et l'organisation du travail reposent sur une seule personne. Aujourd'hui, c'est dangereux parce que ces sujets nécessitent beaucoup de compétences. D'une certaine manière, il est très facile pour un patron de n'avoir qu'une seule personne face à lui. Très vite, le patron risque de faire ce qu'il veut. Nous pensons que ce n'est pas bon pour l'équilibre de l'entreprise.

Cette idée de conseil d'entreprise, réunissant un certain nombre de personnes qui vont pouvoir se former aux différents types de compétences, travailler collectivement, peut vivifier le dialogue social et permettre la conclusion d'accords d'entreprise, lorsqu'il n'y a pas de représentant des salariés.

Je me félicite que cette proposition, que nous formulons depuis quinze ans, fasse partie du rapport de Virville. Nous avançons pas à pas, mais cela nous semble relativement important.

M. le Rapporteur : Il reste un point sur lequel je souhaiterais avoir votre sentiment, à savoir les modifications profondes que les lois sur les 35 heures ont apportées à la société française. Beaucoup des personnes que nous avons entendues nous ont déclaré combien le nombre de journées de RTT devient, pour les jeunes, un critère discriminant de choix de l'entreprise. M. Buguet, président de l'UPA, est venu devant notre mission dire le problème que posait aux petites structures artisanales la concurrence des grandes entreprises qui peuvent accorder 20 à 22 jours de RTT à leurs salariés, alors que la petite structure ne peut pas le faire puisqu'elle est bien incapable de passer aux 35 heures.

M. Sylvain BREUZARD : Il faut relativiser les discours qui consistent à regretter que les candidats à un recrutement posent toujours la question des 35 heures. Beaucoup disent que cela montre bien que la valeur travail a disparu. Il faut faire très attention à ces propos et il faut se mettre à la place des salariés.

On sait qu'il n'y a pas deux entreprises qui appliquent les 35 heures de la même manière. Il me paraît tout à fait normal que très vite, le candidat demande le régime que l'entreprise applique. Comme je le répète souvent, aucun candidat ne demande comment s'appliquent les congés payés dans l'entreprise, parce que c'est normalisé ! Il faut donc relativiser ! Les salariés posent la question, parce que chaque entreprise applique la RTT à sa façon ou ne l'applique pas du tout.

Je voulais faire ce préambule pour bien différencier le problème que vous posez - qui est complètement justifié - de ce jugement que certains, notamment dans le monde patronal, ont sur les jeunes salariés qui posent cette question. Je pense que l'on ne rend pas service à notre société en poussant trop loin ces réflexions sur la disparition de la valeur travail ou sur l'attitude des jeunes.

Il est vrai que certaines entreprises proposent 21 jours de RTT et que d'autres ne proposent rien du tout. Parmi nos propositions de réduire les différences entre les entreprises, nous n'avons pas évoqué le temps de travail. Pourquoi ? Parce que le problème prioritaire aujourd'hui n'est pas celui du temps de travail. Il faudrait que notre pays connaisse une très forte croissance pour que l'on se pose à nouveau la question du temps de travail. Nous ne nions pas le problème, mais il ne nous semble pas prioritaire.

Qui plus est, le monde des PME a aujourd'hui d'énormes difficultés à trouver les compétences qu'il recherche. Dans les années qui viennent, notre pays va connaître des secteurs qui vont développer de l'emploi. Quels sont-ils ? Comment les favoriser ? C'était également l'objet d'un rapport sur l'emploi que vous avez sans doute lu.

Comment faire pour avoir les bonnes compétences adaptées aux besoins ?

C'est cela l'essentiel. A notre sens, la question du temps de travail vient en second lieu. Il est évident que si l'on trouve des solutions qui permettent de réduire les écarts, cela ne pourra aller que dans le bon sens. Quelles solutions trouver ? J'imagine difficilement l'hypothèse de retours en arrière, notamment de la part des grands groupes. Mais, à l'inverse, les autres ne peuvent pas les imiter.

Il est clair que toutes les entreprises de moins de vingt salariés n'arrivent pas à réaménager le temps de travail. Il n'est pas possible de demander de réduire le temps de travail de 10 % du commercial, du comptable ou du responsable de production, pour embaucher quelqu'un qui va compenser cette diminution et exerce tous ces métiers différents. Ce n'est pas possible.

Il y a là une telle contrainte que nous ne voyons pas les uns faire un retour en arrière et les autres arriver à se mettre au même niveau. C'est pour cette raison que nous nous sommes concentrés sur un travail à partir d'autres facteurs sociaux.

Mme Françoise COCUELLE : Il me semble que, pour les jeunes qui cherchent un emploi aujourd'hui, l'écart le plus important qui existe entre les grands groupes et les PME est l'accès à la formation. Je pense qu'il faut dépasser ce problème de RTT, qui est désormais une donnée de fait. La préoccupation du jeune quand il est face à la PME est qu'elle n'a pas les mêmes moyens que le grand groupe. Comment faire demain pour répondre à ses besoins ? Pour moi, le vrai problème est là.

M. le Rapporteur : Vous avez raison, mais nous sommes une mission d'information sur la réduction du temps de travail et nous essayons de nous concentrer sur ce sujet. Dès lors, nous devons nous demander comment renforcer l'attractivité des petites organisations.

M. Sylvain BREUZARD : Je reviens sur l'idée d'accompagner les temps sociaux de chacun. Je me demande si l'évolution en ce sens du code du travail ne constitue pas une telle piste. Pour avoir participé à la commission de Virville, j'ai compris que cela n'était pas simple, mais il faut savoir affronter ces sujets délicats.

Quelle que soit la taille de l'entreprise, il faudrait parvenir à une certaine souplesse. Il faut que l'entreprise ait une réponse pour celui qui privilégie l'aspect financier et a besoin de rémunérations supérieures, et pour celui qui veut consacrer davantage de temps à sa famille. Offrir cette possibilité de choix au salarié, au lieu de lui imposer les règles générales applicables dans l'entreprise, serait une façon de réduire l'écart. Cela me semble être une piste. Je le constate dans mon entreprise où tout le monde est soumis aux mêmes conditions, ce qui ne répond pas forcément à l'attente de chacun.

En outre, les souhaits exprimés par les salariés ne varient pas seulement avec l'âge, comme on le croit généralement. J'ai un établissement dans le Nord où, visiblement, les couples ont des enfants assez tôt. Certains jeunes demandent immédiatement à avoir du temps pour être avec leurs enfants. Au contraire, certaines personnes de plus de 40 ans, qui estiment avoir enfin les moyens de se construire une maison, veulent travailler davantage. Cet accompagnement des temps de vie peut être un facteur d'attractivité si l'on est capable d'y répondre.

Cela dit, il faut avancer. On a vu, au travers des 35 heures, que l'on vivait dans l'hypocrisie. Les cadres ne font pas 35 heures parce qu'il y a des forfaits, mais qui ne sont que de pseudo-forfaits. Le mérite des 35 heures aura été de mettre tout cela sur la table. Nous faisons également remarquer que le temps n'est pas non plus l'unique unité de mesure du travail. Il y a là aussi une piste à ouvrir, me semble-t-il.

M. le Rapporteur : Puisque vous avez appliqué les 35 heures dans votre entreprise, avez-vous remarqué des mutations en matière de stress ou d'absentéisme ? Ce point a souvent été relevé devant la mission. Certains nous ont indiqué que le taux d'absentéisme avait, paradoxalement, tendance à augmenter. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Sylvain BREUZARD : C'est un sujet important. La France était considérée, jusqu'à maintenant, comme un pays où la productivité était très bonne. Un certain nombre d'entreprises ont réussi, dans le cadre de la négociation des 35 heures, à améliorer davantage cette productivité par de nombreux mécanismes et donc à retrouver un équilibre.

Mais, il me semble que cette situation est en train d'évoluer. Les autres pays sont en train de donner des coups d'accélérateur. On commence à entrevoir des signes aux Etats-Unis d'énormes gains de productivité. Il en va de même avec le Japon, avec l'exemple de Nissan. L'avantage de la France dans ce domaine va se réduire considérablement et entraînera de fait une remise en question de l'équilibre économique que nous avons trouvé pour supporter les 35 heures.

Par ailleurs, la RTT s'est souvent traduite par des aménagements du temps de travail beaucoup plus exigeants vis-à-vis des salariés, à l'exemple de ces entreprises qui ont supprimé les temps de pause etc. Il faut désormais faire la même chose dans un temps de travail inférieur.

Nous avons débattu de cette question au sein de mon entreprise. Nous avons parfaitement mesuré le danger d'aller trop loin, parce que cela risquait de se traduire par une perte de productivité, par une augmentation de l'absentéisme et aussi par une diminution de l'efficacité de salariés soumis à trop de pressions. Cela est encore plus vrai dans l'économie de services et de l'immatériel.

Dans ces structures, la compétence, qui sera de plus en plus déterminante, sera celle qui a trait au relationnel, les compétences techniques étant fournies par tous les outils à notre disposition. Or, nous savons que ce n'est pas dans une situation de fort stress que nous sommes les meilleurs en ce domaine.

Ces mutations sont, à mon avis, en train de changer la donne et il convient de les prendre en compte si l'on veut faire évoluer les situations, de façon à reprendre un peu d'avance.

Concernant les aménagements de temps de travail et l'évolution du stress, je constate que certaines entreprises ont mis en place un fractionnement du temps de travail au quotidien, c'est-à-dire que les salariés qui viennent le matin, ne travaillent pas l'après-midi et reviennent le soir. Tout cela a pu engendrer des gains de productivité, mais c'est insoutenable pour les salariés, qui plus est, dans les métropoles où les temps de trajet deviennent extrêmement lourds.

L'une des critiques les plus fortes que l'on pourrait faire aux 35 heures est celle-là. Les équilibres financiers à trouver ont peut-être contraint à agir ainsi et l'on ne saurait critiquer les responsables qui ont dû chercher tous les moyens de trouver des gains de productivité. Mais, cela se traduit finalement de façon assez négative pour les salariés. Nous sommes compris des partenaires sociaux quand nous évoquons ces problèmes avec eux.

M. le Rapporteur : Pour abonder dans votre sens, une étude récente de la Banque de France sur la productivité montre effectivement que, s'il y a eu des gains de productivité importants il y a quelques années, ceux-ci se ralentissent aujourd'hui. Nous reprenons du retard par rapport aux Etats-Unis, alors que nous l'avions comblé pendant un certain nombre d'années. Nul doute que la réduction du temps de travail pèse sur la productivité aujourd'hui.

En ce qui concerne le stress ou l'absentéisme dans votre entreprise, avez-vous des chiffres ?

M. Sylvain BREUZARD : Je ne prétends pas que nous soyons une entreprise de rêve, mais nous avons abouti à vingt jours de congés supplémentaires et nous nous interdisons de faire des journées à rallonge pour compenser la perte de productivité. Pour ma part, je constate un recul de l'absentéisme, parce que les salariés ont plus de temps pour souffler. Dans mon entreprise, c'est l'effet inverse de ce que vous décrivez. Je ne suis sans doute pas un bon exemple.

En revanche, le problème majeur que j'ai rencontré vient de ce que je suis prestataire de services informatiques. Certains de mes salariés travaillent chez nos clients. Il nous a donc fallu trouver l'adéquation entre ma déclinaison des 35 heures et celle de nos clients. Si j'ai traduit cela en jours, mais que l'un de mes salariés travaille chez un client qui lui, pratique des semaines de 35 heures, il est très difficile de trouver l'articulation entre les deux. C'est même quasiment impossible. Dans mon entreprise, cela a constitué une de mes plus lourdes préoccupations.

Mme Françoise COCUELLE : Je dirige une entreprise d'imprimerie, qui compte une vingtaine de personnes. Nous avons devancé le passage aux 35 heures. Nous avons bénéficié d'un appui conseil et avons préparé ce passage tranquillement pendant six mois. Il y a eu beaucoup de dialogue avec les salariés. J'étais vraiment sereine.

Pourtant, ce fut le grand choc. Ce fut véritablement épouvantable, parce que nous n'avions pas pris en compte un élément essentiel : le facteur humain face au changement. J'avais dû jouer sur les temps de pause, puisque, dans une imprimerie, la productivité est primordiale. J'avais dit à mes salariés que si l'on parvenait à 35 heures de travail effectif, cela allait bien se passer. Or, les habitudes de travail constituent la principale dimension du facteur humain.

Pourtant, nous avions beaucoup parlé et nous avions peut-être trop intellectualisé le passage aux 35 heures. Mais, du jour au lendemain, cela revenait à leur demander de changer leurs habitudes. Cela a produit un stress que je n'avais pas du tout anticipé. Des blocages se sont produits. Nous avons été obligés, non pas de faire machine arrière sur le passage aux 35 heures, mais de faire machine arrière en ce qui concerne les temps de pause, les horaires d'arrivée. Toute l'organisation que nous avions conçue n'a pas pu être appliquée du jour au lendemain.

Sur la quantification du stress, je n'ai pas de statistique parce que l'entreprise est trop petite pour en faire. Ce changement a produit aussi beaucoup de contrariétés, dans la mesure où nous avons fait des embauches et que, du jour au lendemain, il n'y a plus eu d'heures supplémentaires. Il faut imaginer la modification brutale que cela a produit sur l'entreprise, même si nous en avions parlé auparavant. En fait, les salariés ne réalisaient pas du tout ce qui allait se passer et ce que seraient les conséquences concrètes de la disparition des heures supplémentaires ! J'ai deux jeunes salariés qui, en phase d'acquisition de leur logement, faisaient énormément d'heures supplémentaires et qui, du jour au lendemain, se sont retrouvés avec une vraie diminution de leurs revenus.

M. le Rapporteur : Vous avez donc fait des embauches liées aux 35 heures. Mais ces embauches ont abouti à la suppression des heures supplémentaires.

Mme Françoise COCUELLE : Oui.

M. Sylvain BREUZARD : C'est pourquoi nous ne nous battons pas sur le nombre d'emplois créés ou pas. Ces chiffres sont toujours difficiles à obtenir. Il vaut mieux s'interroger sur les conséquences humaines et sociales, telles que celles que vous avez citées, et prendre en compte l'évolution du monde en cinq ans.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Dans votre entreprise, vous êtes parvenus à un accord sur l'augmentation du nombre de jours de récupération. A quel nombre de jours de congés payés et de jours de réduction du temps de travail combinés êtes-vous arrivé ?

M. Sylvain BREUZARD : Quarante-sept jours.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Comment les comparez-vous avec ce qui se passe à l'étranger ?

M. Sylvain BREUZARD : Je n'ai pas besoin de faire des comparaisons internationales. Même par rapport aux sociétés françaises, nous sommes au summum. Mais, il faut tenir compte du contexte de chacun. J'ai, pour ma part, essayé de traduire cette contrainte en opportunité. Comme nous étions en train de rebâtir une stratégie à trois ans, nous l'avons inscrite comme un projet dans le cadre de cette stratégie.

Premièrement, nous voulions continuer à être attractifs. En 1998, nous savions ce qui allait se passer dans l'informatique. Or, je n'ai jamais eu de souci d'embauche et j'ai eu un turnover extrêmement réduit par rapport à celui de mes concurrents. Dans mon domaine d'activités je peux vous assurer que cela vaut de l'argent, de la productivité et des résultats. Ce raisonnement, qui peut être complètement faux dans un autre secteur, est valable dans le mien. Quand quelqu'un quitte l'entreprise, il faut recruter quelqu'un d'autre. Quand on ne le trouve pas sur le marché, il faut faire appel à un cabinet de recrutement. Tout cela a un coût. De plus, il y a une perte du savoir-faire qu'il n'est pas facile de retrouver.

Il est vrai que le contexte est sans doute très évolutif parce que le monde change très vite et la vérité d'un jour n'est plus celle du lendemain. Il faut être en mouvement permanent. C'est pourquoi, ce qui me semble le plus important aujourd'hui est de savoir comment les salariés qui veulent travailler plus pourront le faire et comment ceux qui ne le souhaitent pas pourront faire ce choix.

Pour aller jusqu'au bout de la réflexion, j'avais également en tête que, dans notre métier, il était intéressant de distinguer les compétences techniques que l'on peut acquérir dans l'entreprise et celles que l'on acquiert à l'extérieur. Aujourd'hui, j'ai sept ou huit salariés qui donnent des cours dans des écoles de commerce ou à l'université. Ils sont en train d'améliorer leurs capacités pédagogiques. Dans les métiers de services, ces capacités sont importantes. Grâce à ces activités à l'extérieur, les salariés concernés s'enrichissent et cela bénéficie aussi à l'entreprise.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Dans ce cas, ceux qui font de l'enseignement, le font sur leurs jours de RTT ?

M. Sylvain BREUZARD : Oui, c'est un usage des jours de RTT.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : C'est une activité complémentaire, rémunérée, prise sur des jours rendus disponibles par la RTT.

Dans d'autres cas, comme dans le domaine de l'imprimerie ou d'autres métiers, les 35 heures ont ouvert des possibilités de travail hors de l'entreprise, dans des conditions qui ne sont pas forcément parfaitement connues de tous les organismes sociaux, pour faire dans la litote.

Dans votre cas, comment a été géré le contrôle des horaires, y compris pour l'encadrement ?

M. Sylvain BREUZARD : Il y a eu un rejet du pointage.

Mme Françoise COCUELLE : De même chez moi.

M. Sylvain BREUZARD : Les salariés voyaient cela comme quelque chose de dégradant, ce qui est surprenant d'ailleurs puisque ceux qui vont chez des clients qui pratiquent le pointage, le font sans se poser la question. Mais quand ils revenaient dans l'entreprise, ils ne le supportaient plus. Nous avons donc établi des rapports d'activité quotidiens avec des zones horaires prédéterminées.

Mme Françoise COCUELLE : Pour moi, le problème concernait les temps de pause, sujet essentiel pour arriver à 35 heures de travail effectif. Or, le pointage ne fait pas du tout partie de l'état d'esprit des PME. Je ne me fais aucune illusion : les salariés font moins de 35 heures de travail effectif. Mais, en cas de surcroît de travail, je sais que je peux compter sur mon personnel. J'ajoute que nous avons des horaires fixes, 35 heures hebdomadaires, et que nous n'avons pas modulé le temps de travail sur l'année.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Dans votre cas, vous n'avez pas souhaité rester au régime dérogatoire des 39 heures avec les 10 % de majoration des heures supplémentaires ?

Mme Françoise COCUELLE : A l'époque, j'avais plus de vingt salariés, et la loi allait donc s'imposer à nous. Nous avons préféré devancer les choses, parce que le régime des allègements de charges était beaucoup plus favorable. Devant la volonté très affirmée de Martine Aubry, je pensais que de toute façon, nous n'y échapperions pas. Autant donc le faire dans les meilleures conditions possibles.

M. le Rapporteur : Je vous remercie.

Audition de M. Gérard VINCENT,
délégué général de la Fédération hospitalière de France


(Extrait du procès-verbal de la séance du 6 avril 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Chers collègues, nous recevons M. Gérard Vincent, délégué général de la Fédération hospitalière de France, qui est accompagné de Mme Emmanuelle Quillet, adjointe chargée du pôle Ressources humaines.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis1997, tant dans le secteur marchand que dans le secteur public. Dans ce cadre, nous nous intéressons donc aux conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les hôpitaux.

Nous avons eu l'occasion de visiter plusieurs établissements hospitaliers et nous avons entendu l'actuel directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins, ainsi que l'un de ses prédécesseurs, M. Jean de Kervasdoué, qui a tenu des propos extrêmement sévères sur la situation des hôpitaux.

Vous nous direz si, de votre point de vue, la situation est aussi inquiétante qu'on nous l'a dit.

M. Gérard VINCENT : Chacun le sait, le dossier de la réduction du temps de travail a beaucoup perturbé les hôpitaux, d'autant qu'ils n'étaient pas demandeurs au départ. Il en allait de même des personnels. Les médecins ne se privent pas, d'ailleurs, de rappeler qu'ils ne sont pas responsables de la considérable diminution du temps de travail médical et qu'ils doivent désormais l'appliquer.

La RTT a conduit à réduire le temps de travail d'un peu plus de 10 % pour les fonctionnaires hospitaliers et de 20 à 25 % pour les médecins hospitaliers. Cette diminution n'a pas été intégralement compensée par les créations de postes, un effort de productivité - que l'on peut comprendre d'ailleurs - ayant été demandé aux établissements.

Je rappelle que pour les fonctionnaires, ce sont 45 000 postes qui ont été prévus sur trois ans, correspondant à 6 % des emplois, alors que mathématiquement, il en aurait fallu 11,4 % pour compenser strictement la RTT.

Pour les médecins, 3 500 postes doivent être créés sur quatre ans. Des crédits ont commencé à être attribués, avec de nombreuses difficultés, notamment en fin d'année dernière. Heureusement, les crédits non utilisés de la provision pour revalorisation des traitements des fonctionnaires ont pu être consacrés au financement d'une partie du surcoût lié à la réduction du temps de travail des médecins.

Je vais analyser rapidement ce qui, aux yeux de la Fédération hospitalière, relève des aspects positifs, d'aspects plus décevants avant de terminer par les aspects négatifs.

Pour les aspects positifs, personne ne peut nier que la RTT constitue une amélioration des conditions de vie des agents, sinon de leurs conditions de travail. Par exemple, la diminution du nombre de week-ends travaillés est évidemment très favorablement accueillie.

Par ailleurs, la mise en place des nouveaux horaires de travail, qui se sont traduits dans certains cas par de nouvelles organisations, a été l'occasion d'un dialogue intense dans les établissements. La réactivation du dialogue social, la signature d'accords locaux et la création de comités de pilotage constituent autant d'aspects positifs, même s'ils ont leurs revers.

Autre aspect positif, la mise en place de règles plus claires au plan national a permis de réduire les inégalités d'un établissement à l'autre et donc, les inégalités entre agents.

En ce qui concerne les aspects décevants, on peut observer que le dialogue social ne s'est pas déroulé dans les meilleures conditions et a même, vous le savez sans doute, donné lieu à certains actes de violence à l'intérieur des établissements. Cela est dû, notamment, au calendrier particulièrement serré imposé aux établissements : négociations entre septembre et décembre 2001 sur l'unique base du protocole national, puisque les décrets ne sont sortis que le 4 janvier pour une application le 1er janvier ! Cela n'a pas, évidemment, facilité la tâche des gestionnaires.

Il faut souligner, en outre, que le développement des accords locaux, s'il est positif au regard du dialogue social, pose un problème juridique. Ces accords locaux n'ont, en effet, aucune valeur juridique, certains ayant été contredits par la circulaire publiée en mai 2002.

En second lieu, l'absentéisme ne semble pas avoir diminué, alors que nous fondions des espoirs sur sa diminution, en liaison avec la diminution de temps de travail. Dans certains cas, on nous signale même une augmentation de l'absentéisme. L'étude menée par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) du ministère de la santé montre que l'absentéisme a augmenté dans six établissements parmi les dix qui ont fait l'objet de l'enquête.

M. le Président : Cela nous a été dit également.

M. Gérard VINCENT : Bien sûr, il faudra attendre la confirmation des chiffres exhaustifs des années 2002 et 2003, mais cette tendance nous inquiète.

Le troisième aspect décevant, voire inquiétant concerne les conséquences sur la qualité de l'offre. Certes, la plupart des postes créés dans les établissements ont été prioritairement affectés aux soins, de manière à ne pas obérer la qualité de ceux-ci. Les efforts ont donc porté, avant tout, sur les services administratifs, logistiques, voire les plateaux techniques.

Par ailleurs, certaines réorganisations sont positives. On a vu le développement de l'hospitalisation de semaine, la modification des horaires de lever et de coucher des malades. On avait, en effet, souvent tendance à considérer que les malades n'étaient pas traités dignement, que les repas étaient servis trop tôt, qu'on les couchait trop tôt le soir ou les relevait trop tôt le matin, etc. Cette évolution est donc positive.

Mais, plusieurs établissements font état de délais d'attente croissants, notamment aux urgences et dans les consultations. On voit bien, là, que la qualité de l'offre de soins commence à être affectée. Ces inconvénients sont liés à la moindre présence du personnel et aux fermetures de services en été. En effet, les établissements ont été contraints de fermer plus de services l'été, avec pour conséquences - on l'a vu durant la canicule de l'été dernier - des difficultés à répondre à l'afflux massif de personnes âgées dans les services d'urgence.

Nombre d'agents ont signalé le moindre temps qu'ils peuvent consacrer à chaque patient. Dans les services médico-techniques, le nombre de postes et d'agents au travail ayant diminué en raison des efforts de productivité demandés, cela a créé un allongement des files d'attente, notamment pour les résultats d'examens.

S'agissant de la RTT des médecins, on peut considérer que la fixation de limites claires à leur temps de travail est un élément de sécurité. Incontestablement, cela évite des plages de travail trop longues, à l'issue desquelles le médecin est trop fatigué pour exercer correctement son métier. Cependant, cette considération reste quelque peu théorique car, comme me le confiait récemment un président de commission médicale, il vaut mieux un médecin fatigué que pas de médecin du tout ! Or, c'est malheureusement parfois le cas.

Dernier aspect décevant, l'attitude à l'égard du travail semble avoir changé. C'est un aspect plus subjectif et il est peut-être excessif de parler de culture du non-travail. Cela dit, je pense que cette culture semble, dans certains cas, s'instaurer avec l'habitude de compter son temps de travail. Compte tenu de la complexité des règles instaurées par la RTT et de la nécessité de rigueur dans un environnement contraint, un comptage plus strict s'instaure, à la fois de la part des directions et de la part des agents, y compris de certains médecins. Sans vouloir faire l'apologie du bénévolat, souvent faite à l'hôpital, je crois que cette modification de la culture vis-à-vis du travail est d'autant plus négative que, à l'hôpital, le travail revêtait traditionnellement une dimension particulière de service de l'autre, d'utilité sociale, porteuse d'une motivation qui, malheureusement, risque de disparaître.

J'en viens maintenant aux aspects négatifs.

La RTT a un coût très élevé. Depuis 2002, la RTT a représenté, chaque année, entre le quart et le tiers de l'augmentation des budgets hospitaliers publics. Je tiens à votre disposition des chiffres précis. Je souhaite également faire part des conséquences indirectes de la RTT sur l'ensemble de la vie hospitalière.

En raison de la conjoncture économique, il est légitime que le gouvernement fixe l'augmentation des dépenses de santé et des dépenses hospitalières, de façon juste et stricte, pour éviter d'accroître le déficit public. Or, quand on « charge la barque » avec des créations d'emplois liées à la RTT ou des protocoles salariaux que l'on a enchaînés les uns derrière les autres, les marges de manœuvre sont de plus en plus faibles. Les budgets hospitaliers étant de plus en plus contraints, des tensions internes apparaissent, qui expliquent une partie des malaises actuels.

J'illustrerai mon propos par un chiffre. En 2003, les dépenses hospitalières, selon les données provisoires de la commission des comptes de la Sécurité sociale, ont augmenté de 6 % pour l'hospitalisation publique, soit un taux inférieur à celui des dépenses des cliniques et des dépenses de médecine de ville. Cela dit, il s'agit d'un chiffre important, compte tenu de la croissance économique très faible et de l'augmentation des prix. Le gouvernement avait fixé le taux de progression à 5 % seulement. En fixant l'augmentation des budgets à 5 %, on crée des tensions quand on sait pertinemment que l'on va en dépenser 6 %, ce que la Fédération avait d'ailleurs prédit. Or, que font les gestionnaires, quand ils ont un budget insuffisant pour simplement reconduire l'existant ? Ils « serrent les boulons » et créent donc des tensions internes, vis-à-vis des représentants du personnel et des médecins.

Je défends souvent la thèse que les tensions budgétaires, malgré la forte croissance des dépenses hospitalières que je ne méconnais pas, liées aux créations d'emplois RTT d'une part et aux protocoles catégoriels d'autre part, expliquent en grande partie le malaise et les tensions internes que connaissent les hôpitaux. Je voulais insister sur ce point, car je ne suis pas persuadé que l'on en ait vraiment conscience. La croissance constatée ne reflète pas la croissance naturelle qui résulterait de l'inflation, du progrès médical et de la croissance normale des salaires liée à la revalorisation des salaires de la fonction publique. Les facteurs exogènes, créations d'emplois RTT et protocoles catégoriels, expliquent en grande partie la forte croissance des dépenses et les fortes tensions internes. Même si la croissance des budgets est forte, elle est insuffisante, telle qu'elle est fixée par les pouvoirs publics, pour couvrir les moyens existants.

Les très grandes difficultés d'organisation, dues notamment aux problèmes de recrutement constituent le deuxième aspect négatif. Le nombre de postes créés, comparé au nombre de postes nécessaires, a été insuffisant. Il s'élève à 45 000, soit 6 % des effectifs, alors que nous estimions qu'il fallait, non pas compenser intégralement la diminution du temps de travail d'un peu plus de 11 %, mais créer un nombre d'emplois équivalent à 7 % des effectifs.

On peut dire que la mise en place des 35 heures a été particulièrement mal anticipée en ce qui concerne la formation des personnels nécessaires pour la compenser. Les quotas d'élèves dans les instituts de formation en soins infirmiers n'ont réellement augmenté qu'à fin 2000, et les élèves ne sont donc sortis que fin 2003, soit deux ans après la mise en place de la RTT. Cela signifie que beaucoup d'établissements n'ont pu recruter, alors qu'ils offraient des postes. Cela a entraîné une grande insatisfaction du personnel en place, notamment parce qu'il ne pouvait pas bénéficier réellement des jours de RTT, entraîné des problèmes d'organisation et eu un impact sur la qualité des soins. J'ajoute que cet aspect perdure, aujourd'hui, avec la mise en place, en 2004, des 32 heures 30 pour les personnels de nuit.

Nous pensons que le mécontentement des agents s'explique par cette insuffisance globale du recrutement, due à la fois à l'insuffisance des créations d'emplois et aux difficultés rencontrées, faute de main d'œuvre disponible.

Troisième aspect négatif : la RTT médicale crée un risque réel en termes d'offre de soins.

Comme je vous l'ai dit, la diminution du temps médical est plus importante que celle du temps non médical, puisqu'elle est estimée à 20 ou 25 %, sous les effets conjugués de la RTT et de la directive européenne sur le temps de travail médical. Or, elle est intervenue dans un contexte où la démographie médicale pose également des difficultés, parfaitement connues et analysées par les pouvoirs publics.

Cette situation est d'autant plus critiquable que les pouvoirs publics se sont montrés presque jusqu'au-boutistes dans ce mouvement de diminution du temps de travail. Alors que la France n'est pas connue pour transcrire rapidement dans le droit français les directives européennes - elle se fait souvent rappeler à l'ordre -, elle a choisi de transcrire de manière intégrale la directive européenne, ce qui n'est pas le cas de tous les pays européens. En outre, autre spécificité française, elle a accordé, en plus, 20 jours de RTT supplémentaires.

De plus, lors de l'examen d'un projet de décret portant statut des attachés des hôpitaux, c'est-à-dire des médecins vacataires, nous avons eu la surprise de constater que l'on voulait appliquer également les 20 jours de RTT aux attachés, au prorata de leur temps de travail. Or, je rappelle que ces 20 jours de congés supplémentaires s'expliquent par le fait que les médecins titulaires font plus de 35 heures par semaine. La plupart des praticiens attachés ne font que le temps qu'ils doivent à l'hôpital, sans faire d'heures supplémentaires. Il n'y a donc pas lieu de leur accorder des jours de congés supplémentaires par assimilation au statut des médecins à temps plein.

Cet exemple est assez symbolique de cette dérive à vouloir tout réglementer, que nous trouvons assez regrettable. La Fédération hospitalière de France s'est abstenue sur ce texte lors de son examen par le Conseil supérieur des hôpitaux. Certains représentants des syndicats médicaux ont également voté contre, mais pour des raisons opposées, estimant que le texte n'allait pas assez loin. Toujours est-il qu'il a été rejeté.

Enfin, la RTT menace l'équilibre public - privé, ce qui n'est pas bon pour notre système de santé.

La France est le seul pays avec l'Allemagne à avoir un système hospitalier commercial aussi développé. Cela explique peut-être pourquoi notre pays a un système de santé et un système hospitalier enviés à l'étranger. En effet, la concurrence et l'émulation sont saines. Encore faut-il ne pas aller trop loin. Je ne suis pas persuadé qu'un système de santé entièrement privatisé soit la bonne formule et je crois que l'équilibre, qui prévalait jusqu'à présent, était un bon équilibre.

Vous le savez, les règles qui s'imposent aux deux secteurs ne sont pas les mêmes au regard de la RTT. Ni la RTT médicale ni la directive européenne ne s'appliquent aux médecins des cliniques, puisqu'il s'agit de médecins libéraux, donc non salariés. Or, la RTT médicale dans le secteur public risque d'avoir pour effet de diminuer l'activité programmée des hôpitaux publics, au profit de l'urgence. Cela signifie que l'activité de l'hôpital public risque de se réduire comme peau de chagrin, parce qu'il aura été obligé de consacrer une grande partie de ses moyens au fonctionnement des services d'urgence. Avec le ministère, nous sommes en train d'évaluer ce risque.

En conclusion, l'étude menée par la DREES montre que les agents se déclarent majoritairement mécontents de la RTT, mais n'envisagent pas de retour en arrière. Pas plus d'ailleurs que les directions auxquelles le retour en arrière poserait des problèmes. Seules de réelles réorganisations peuvent permettre, à moyen terme, de digérer l'effet de la RTT. Elles seront d'ailleurs vraisemblablement accélérées par la mise en place de la réforme du financement de l'hôpital, c'est-à-dire la tarification de l'activité (TAA), car là encore, les règles sont très défavorables à l'hôpital public. On peut donc s'interroger sur la cohérence de ces réorganisations avec les besoins de celui-ci.

M. le Président : Je vous remercie. Votre exposé vient conforter les constatations que nous avons faites sur le terrain.

Nous sommes d'accord pour considérer que la diminution du temps de travail constitue un progrès social. Cependant, nous contestons la manière dont les choses se sont passées et leur brutalité. Le temps laissé pour s'adapter n'a pas été suffisant et les moyens mis en œuvre insuffisamment prévus à l'avance. Cela entraîne aujourd'hui une situation qui ne répond pas à la demande des agents et provoque des problèmes qui aggravent une situation déjà difficile.

M. le Rapporteur : Il était prévu effectivement un plan de création de 45 000 emplois sur les années 2002 à 2004. Avez-vous des éléments sur le rythme de création effective de ces postes ? Il serait intéressant de savoir combien ont été effectivement créés.

Le directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins, M. Edouard Couty, nous a dit qu'il avait alerté le ministre de la santé de la pénurie artificielle qui serait créée du fait de la réduction du temps de travail sans création d'emplois simultanée. A votre avis, quelle est la raison pour laquelle ces alertes n'ont pas été suivies d'effets ?

Vous avez indiqué que l'on avait préféré concentrer les efforts, en matière de personnels, sur le personnel soignant au détriment des autres fonctions de l'hôpital, à savoir les fonctions administratives ou logistiques. C'est ce que m'a confirmé le directeur du CHU de Tours. Est-ce un cas général ?

Ai-je bien compris que, selon vous, la réduction du temps de travail serait finalement la grande cause du malaise actuel dans l'hôpital ?

M. Jacques BOBE : Vous avez indiqué que les agents, même s'ils sont insatisfaits, n'envisagent pas un retour en arrière. Vous dites vous-même que les directions sont du même avis. Néanmoins, compte tenu de toutes les difficultés que vous avez relevées, quelles propositions souhaiteriez-vous faire pour améliorer la situation ?

M. le Président : C'est une question importante. Elle porte sur la responsabilité de ceux qui ont mis en place cette réforme sans faire le travail prévisionnel nécessaire et, surtout, sans prévoir les dotations budgétaires suffisantes et anticiper les problèmes de formation. Or, tout ce travail me semble être de bon sens, quand on a en charge la responsabilité de l'Etat.

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous avez évalué le nombre de créations d'emplois qui auraient été nécessaires à environ 7 %, alors que la réduction du temps de travail était d'environ 11 %. Cela veut-il dire que vous avez estimé qu'il y avait des gisements de productivité dans les hôpitaux, alors qu'il s'agit d'une notion contestée dans son principe dans le domaine de la santé.

Enfin, je me demande si la loi a eu une conséquence sur la manière dont le salarié, quel que soit son niveau, considère la valeur travail. Or, celle-ci m'apparaît comme essentielle, car liée à la dignité de l'homme, à sa participation à la création de richesses, à la vie de famille par le revenu qu'il en retire. Après toutes nos auditions, nous constatons que cette notion tend à se déliter. Le ressentez-vous ?

Dans le même temps, nous constatons des dévouements extraordinaires, notamment dans le milieu hospitalier, à l'image d'infirmières exceptionnelles qui travaillent sans compter et savent qu'elles vont difficilement profiter de la RTT. N'est-on pas en train de dévaloriser la valeur travail et de créer une France à deux vitesses ? Cela ne risque-t-il pas d'avoir des conséquences graves sur l'équilibre de notre société ?

M. Gérard VINCENT : Il est difficile de savoir si les 45 000 emplois vont être effectivement créés. En effet, les hôpitaux ne sont pas les seuls à créer des emplois, puisqu'une partie de ceux-ci est créée par les conseils généraux, notamment dans les maisons de retraite. Il est difficile d'avoir des informations à ce sujet.

Le deuxième élément d'incertitude est que l'on crée des emplois, mais que l'on en supprime également. J'affirme que, si les directeurs d'hôpitaux ne supprimaient pas des emplois sans le dire, les difficultés financières des hôpitaux seraient encore bien plus grandes que celles que nous connaissons aujourd'hui.

Compte tenu de l'insuffisance des financements, le déficit n'est pas aussi important qu'il devrait l'être. D'une part, les hôpitaux qui ont équilibré leur budget en 2003 sont ceux qui ont eu des difficultés à pourvoir les emplois existants et ont donc constaté des vacances de postes. D'autre part, il y a aussi des suppressions d'emplois. L'Assistance publique de Paris a ainsi signé avec l'Etat un contrat d'objectif et de moyens qui prévoit la suppression de 900 emplois cette année, 900 l'année prochaine et 900 dans deux ans. De même, le directeur général des hospices civils de Lyon a annoncé clairement - il a eu raison de le faire - 300 suppressions d'emplois. Ces suppressions ne doivent pas rester un sujet tabou dans la fonction publique. Il faut accepter que les services publics s'adaptent. Si les directeurs ne prennent pas les devants, notamment dans le cas de la mise en place de la tarification à l'activité, certains établissements vont au-devant d'une grave déconvenue. Parce que certains ont une productivité plus faible que la moyenne, ils ne pourront ajuster leur budget aux tarifs qui leur seront appliqués que par des diminutions d'emplois.

Va-t-on arriver aux 45 000 emplois annoncés ? Je ne sais pas. Nous pourrons le savoir facilement pour l'hôpital, même si une partie des emplois créés est destinée aux maisons de retraite financées en partie par les conseils généraux. Cependant, je pense que la plupart des emplois seront créés. Mais il faudrait faire le solde entre ceux qui seront créés et ceux qui seront gelés ou supprimés.

On ne peut pas reprocher à un directeur ou à un conseil d'administration d'hôpital d'avoir une dynamique de gestion d'entreprise. Pour nous, l'hôpital n'est pas une administration et est plus proche d'une entreprise, même si ses règles particulières n'en font pas une entreprise classique. J'ai géré un hôpital pendant vingt ans et j'ai dirigé ensuite une administration - puisque j'ai été le prédécesseur de M. Edouard Couty et l'un des successeurs de M. Jean de Kervasdoué. Je sais que l'on ne peut pas comparer la lourdeur de la seconde à la nécessaire souplesse d'un hôpital.

Je crois que M. Edouard Couty a effectivement alerté le ministre sur les conséquences que la RTT aurait sur les hôpitaux. Il n'a pas été entendu, parce qu'il y avait un projet politique et une volonté de mettre en place les RTT. Les mises en garde, ou plutôt les interrogations, de l'administration n'ont pas pesé très lourd face à cette volonté politique.

En ce qui concerne l'affectation des moyens nouveaux, je pense pouvoir confirmer ce que vous a dit le directeur général du CHU de Tours. Globalement, les moyens nouveaux ont été affectés aux services de soins. C'est d'ailleurs la consigne que la Fédération avait adressée à l'ensemble des chefs d'établissement à cette époque. Nous pensions qu'il fallait être crédible en ce qui concerne notre gestion et, par conséquent, consacrer l'essentiel des moyens aux services soignants.

M. le Rapporteur : Sur ce point, ne pensez-vous pas qu'à terme, cela risque d'entraîner des conséquences qui peuvent être aussi graves qu'une pénurie sur le secteur des soins ? En effet, le directeur du CHU de Tours me disait son inquiétude, à moyen terme, que le retard affectant les chaînes logistique, informatique ou administrative n'affecte également la bonne marche de l'hôpital.

M. Gérard VINCENT : Il est vrai qu'il y a des risques à terme. Cela dit, c'est le secteur administratif et logistique qui recèle le maximum de gisements de productivité. Même si les directeurs d'hôpitaux ont tendance à dire - et je les approuve - qu'il y a des limites aux gains de productivité dans ces secteurs, ils sont néanmoins plus faciles à réaliser que dans le secteur des soins. Ne serait-ce que parce que la priorité de l'hôpital est quand même le soin et le contact avec le patient et que l'on a encore des efforts d'amélioration à faire en ce domaine.

Cependant, la politique d'externalisation de certaines fonctions logistiques, comme l'alimentation ou le ménage, ne doit pas être un dogme. Les situations varient selon les établissements. Quand j'étais directeur de l'Hôtel Dieu, j'ai externalisé le ménage, puis, en partie, je l'ai repris à la suite d'une analyse des coûts, qui montrait que c'était moins cher si l'hôpital le réalisait lui-même. Certes, il s'agissait de personnel contractuel, et non pas titulaire, mais cela restait moins cher que le recours à une entreprise privée. Il faut donc être pragmatique.

Je n'ose pas dire que la réduction du temps de travail est la seule responsable du malaise actuel. C'est vrai dans une certaine mesure et de manière indirecte. Puisque les gouvernements successifs n'ont pas pu donner les moyens nécessaires pour reconduire l'existant, la RTT a créé des tensions internes extrêmement fortes.

Elle n'est pas la seule responsable. Cela résulte aussi du fait que, depuis 15 ans, je le dis avec prudence car je ne souhaite pas que la Fédération soit qualifiée d'antisociale, on a mis en œuvre une politique catégorielle, probablement justifiée, qui explique en grande partie la croissance forte des dépenses hospitalières.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n'est ni le vieillissement de la population, ni le progrès médical qui expliquent la forte croissance des dépenses de santé, notamment hospitalières. A l'hôpital, la forte croissance s'explique par la réduction du temps de travail, qui a créé un nombre d'emplois conséquent, même s'il est insuffisant à nos yeux, et par l'accumulation de protocoles catégoriels. Tout cela fait que les taux de progression sont deux à trois fois supérieurs à ceux de l'inflation ou du PIB.

Il ne faut pas dire que l'on n'y peut rien. Il n'y a pas de fatalité dans l'accroissement des dépenses de santé et, en tout cas, pas dans la croissance des dépenses hospitalières. Si vous maîtrisez la croissance de la masse salariale, vous avez une maîtrise des dépenses hospitalières qui est quasiment parfaite.

En 2004, le taux de progression des dépenses annoncé par le gouvernement est de 4,5 %. En fait, il atteindra sans doute 5 %. Si l'on enlève les incidences de la création des emplois RTT et la fin de la mise en œuvre des protocoles catégoriels, médecins et non médecins, le taux naturel de progression est inférieur à 2 %.

Imaginons que nous soyons dans la situation d'une progression de 2 % et que l'on nous accorde 2,5 % de moyens supplémentaires, ce qui au regard de la croissance économique et de la croissance des autres dépenses de santé aurait été tout à fait raisonnable. Tous les hôpitaux auraient été satisfaits, puisqu'ils auraient récupéré un demi point de marge de manœuvre pour relancer la machine, redonner du grain à moudre. Ce sont ces marges de manœuvre qui manquent aujourd'hui à l'hôpital. Les gestionnaires sont obligés d'être très rigoureux. Or, les professionnels en ont assez de voir leurs demandes refusées. On crée donc ce climat de tension que nous constatons.

M. le Rapporteur : Quelle est la part respective de la RTT et des protocoles catégoriels ?

Mme Emmanuelle QUILLET : L'effet RTT est actuellement plus important, car l'effet protocole s'estompe. Le dernier date de 2001 et ses effets se sont fait sentir jusqu'en 2003.

M. Gérard VINCENT : Pour améliorer la situation, nous avions préconisé une mesure qui a été partiellement reprise, consistant à créer le compte épargne-temps, afin de permettre aux agents de ne pas utiliser le temps de repos supplémentaire qui leur a été accordé. C'est une bonne mesure. Elle pourrait être améliorée en permettant que le nombre de jours mis sur le compte épargne-temps soit capitalisé jusqu'à la retraite. Peut-être n'est-ce pas, cependant, très compatible avec la réforme des retraites.

Il faudrait également rendre transmissibles les droits accumulés à ce titre aux ayants droit en cas de décès de l'agent. Actuellement, ce n'est pas le cas et il s'agit d'une grande revendication des salariés hospitaliers, sur laquelle les organisations syndicales ont beaucoup insisté.

La deuxième réponse est de redonner des marges de manœuvre à l'hôpital. Il faut arrêter de faire de la cavalerie, comme on le fait depuis quelques années. Sauf quand ils ne peuvent pas recruter sur des emplois vacants parce qu'ils ne trouvent pas de personnel, la plupart des hôpitaux sont obligés de faire du report de charges, donc du déficit. Quand on est dans une telle situation, on crée des tensions internes qui sont insupportables. Un hôpital ne peut, en effet, rester indéfiniment en déficit.

Pour pourvoir les postes vacants, il faut rendre plus attractifs certains postes hospitaliers, afin d'assurer la pérennité du service public. En l'occurrence, on se heurte aux rigidités de la fonction publique - les statuts des médecins hospitaliers ne sont pas très éloignés des statuts de la fonction publique - qui font que l'on paie de la même manière tous les médecins, quelles que soient les disciplines exercées, astreignantes ou non, quelle que soit la ville où ils travaillent. Il faudrait plus de souplesse. Mais, dans un système public, on n'ose pas donner de liberté aux gestionnaires et aux conseils d'administration. Il s'agit naturellement de rester dans le cadre d'un budget contraint, car il est hors de question pour l'Etat d'accepter - me semble-t-il - que les hôpitaux engagent des dépenses non financées.

Une plus grande souplesse permettrait, néanmoins, de rémunérer mieux d'une part, certaines disciplines et d'autre part, certains médecins qui accepteraient d'aller dans des régions connaissant des problèmes d'attractivité. Beaucoup d'établissements, pourtant indispensables pour la permanence des soins, n'attirent plus de médecins français. Les postes sont donc souvent pourvus par des médecins étrangers, ce qui, même s'ils font parfaitement l'affaire, crée certaines difficultés.

Rendre ces postes plus attractifs, par exemple en versant des primes importantes à des jeunes en début de carrière, qui accepteraient de s'installer dans des villes peu attractives, non universitaires ou de petite taille, serait une solution. J'imagine que c'est ce que font les entreprises. Je pense qu'il est dommage que la fonction publique ne sache pas faire cela.

Pourquoi avons-nous évalué les conséquences de la RTT à 7 % de créations d'emplois alors qu'il en aurait fallu mathématiquement 11 %.

Je l'ai dit clairement : nous avons estimé, après un débat interne au sein de la Fédération, que, compte tenu de la situation économique du pays et de tout ce qui avait été accordé les années précédentes, l'hôpital devait faire un effort. Nous réclamions la compensation nombre pour nombre dans les services de soins, parce que la qualité des soins est en cause et que nous sommes au contact direct du malade. En revanche, pour tous les autres secteurs, c'est-à-dire l'administration, la logistique, les services techniques et le plateau technique dans certains cas - je pense aux laboratoires très automatisés -, nous pensions qu'il était possible de réaliser des gains de productivité.

Je pense que nous avons donc eu une attitude responsable, en ne demandant pas coûte que coûte 11 % de créations d'emplois, comme le souhaitaient certains représentants syndicaux.

Sur l'attitude à l'égard du travail, je crains malheureusement, M. le Président, que cela ne soit pas propre au secteur hospitalier. Mais, il est vrai que c'est un problème de société qui commence à se constater également à l'hôpital. J'ai, néanmoins, l'impression que l'on a conservé à l'hôpital la valeur du service public et la valeur du service à l'autre. Plus, me semble-t-il, que dans les administrations classiques. C'est peut-être parce que l'hôpital n'est pas, comme je l'ai dit, une administration .

M. Maurice GIRO : Face à toutes ces difficultés, ne s'avance-t-on pas, malgré tout, vers un aménagement territorial des soins, c'est-à-dire autour des villes-centres ? On a commencé à le faire, mais peut-être pas avec assez de vigueur. Pour maintenir un service public de qualité, ne faut-il pas s'engager dans cette voie, comme on l'a fait dans l'intercommunalité ?

M. Gérard VINCENT : Vous avez raison. L'Italie, pays dont le niveau de vie est comparable au nôtre et dont la population est de même importance, a trois cents hôpitaux. Nous en avons mille ! Cela montre bien que l'on peut rationaliser l'offre hospitalière de soins.

Sur ce point, la Fédération a toujours eu une position claire, en tout cas depuis l'arrivée à sa tête de M. Larcher, il y a un peu plus de six ans. Je me souviens de son premier discours à Hôpital Expo en mai 1998. Il a clairement dit que la fédération défendrait tout le monde, mais « pas n'importe quoi », précisant qu'il ne défendrait pas les hôpitaux qui n'assurent pas une bonne qualité des soins.

On voit bien la difficulté de l'exercice. Quelques exemples récents, comme la maternité de Paimpol ou le service de chirurgie de Saint-Affrique, montrent bien que la politique complique parfois les choses. Mais, c'est le jeu de la démocratie : chacun défend ce qu'il estime devoir défendre. Entre la volonté réformatrice d'une administration et des ministres - tous les ministres ont eu cette volonté réformatrice quelle que soit leur couleur politique - et la réalité du terrain, il y a souvent un fossé qui fait la difficulté de rationaliser l'offre de soins.

M. le Président : Je vous remercie.

Comptes rendus des déplacements de la mission

Visite du Centre hospitalier Sud-Francilien d'Evry-Corbeil

(le 27 novembre 2003)

Une délégation de la mission, conduite par le Président Patrick Ollier, s'est rendue au Centre hospitalier Sud-Francilien d'Evry-Corbeil.

La délégation a d'abord rencontré M Serge Dassault, président du conseil d'administration, Mme Marie-Paule Morin, directrice, et MM. Bérard, directeur du personnel, et Bras, directeur des affaires médicales et financières.

Mme Marie-Paule Morin a rappelé que le centre hospitalier résultait de la fusion de deux établissements distincts, fusion qui s'est déroulée dans des conditions politiques et sociales difficiles. Le centre emploie 2 750 agents, soit environ 2 600 personnes en équivalent temps plein.

La réduction du temps de travail a fait l'objet d'un protocole local, qui est allé au-delà du protocole national sur un certain nombre de points. La « concurrence » de l'Assistance publique de Paris et l'intérim de la direction au sein du centre hospitalier d'Evry expliquent sans doute cette situation. En dépit de la signature du protocole, l'organisation du travail à l'hôpital n'a pas été modifiée, ce qui fait que certaines personnes travaillent toujours quarante heures par semaine.

Il apparaît que les cadres soignants ont insisté pour bénéficier de jours de RTT, plutôt que d'une réduction de la journée de travail, ce qui constitue un changement culturel majeur.

Si l'établissement a obtenu des moyens pour la mise en place des 35 heures, ceux-ci ont été largement absorbés par le dérapage observé sur les heures supplémentaires, les mensualités de remplacement ou les dépenses d'intérim. Pour maîtriser ce dérapage, le centre a dû réduire le nombre de lits, ce qui a engendré un mécontentement des personnels soignants.

Sans badgeage ni planning informatisé généralisé, la gestion du temps est devenue périlleuse. Il s'avère que les salariés eux-mêmes sont parfois mécontents, dans la mesure où ils ont l'impression de mal faire leur travail, le temps pour le faire étant réduit. Par ailleurs, il n'est pas rare que certains personnels ne puissent pas prendre leurs jours de RTT (voire leurs congés annuels) avant la fin de l'année. Néanmoins, certains personnels ne seraient pas mécontents de montrer qu'ils donnent beaucoup à l'hôpital.

Le centre est particulièrement inquiet des conditions dans lesquelles la réduction à 32 heures 30 pour les personnels de nuit pourrait être appliquée à compter du 1er janvier 2004. A ce propos, la direction souhaite réduire encore la durée des temps de chevauchement, qui dans certains services sont encore d'1 heure 30, pour les ramener à 45 minutes.

Enfin, la directrice a évoqué la canicule de l'été 2003. Elle a souligné que, si le dévouement des personnels déjà mobilisés a été exemplaire, il a été aussi difficile, au moment du déclenchement du plan blanc, de faire revenir ceux qui étaient en congés. D'une certaine façon, il existe un phénomène de « protection » de ceux qui sont partis par ceux qui travaillent.

M. Dassault a abondé en ce sens et a précisé que les 35 heures sont responsables, dans une large mesure, du problème de sous-effectifs qui s'est manifesté au moment de la canicule, même s'il a rappelé qu'à cette occasion, les personnels administratifs et techniques se sont mobilisés bénévolement. Il a également rappelé, plus généralement, l'importance des difficultés de recrutement, qui sont à l'origine de la fermeture de lits.

La délégation a ensuite rencontré les représentants des syndicats représentatifs au sein de l'établissement (CGT, FO, Sud Santé).

Ceux-ci ont rappelé que l'unité syndicale avait été particulièrement large au sein de l'établissement. Si les discussions qui ont abouti au protocole local ont commencé avec retard et ont été longues, ils ont estimé que le protocole a été conclu dans de bonnes conditions. Le personnel, consulté par la direction et les syndicats, s'est prononcé en grande majorité en faveur de l'application du protocole, à l'occasion d'un vote par bulletins secrets, avec un taux de participation de 70 % et une approbation à 99 %.

Les représentants des syndicats ont ensuite évoqué les difficultés que ne manqueront pas de poser le passage à 32 h 30 pour les personnels de nuit, au 1er janvier 2004, en raison des pénuries d'effectifs, en rappelant toutefois combien ils restent attachés au protocole.

Ils ont rappelé que le protocole était assujetti à des créations de postes, l'agence régionale de l'hospitalisation avait accordé 123 postes sur trois ans, alors que le besoin réel était, selon eux, de 220. Aujourd'hui, aucun de ces postes n'aurait encore été créé. Les pénuries de personnel expliquent aussi les difficultés que rencontrent certains agents pour prendre leurs crédits d'heures.

Ils ont indiqué que les difficultés de fonctionnement dans les services préexistaient, dans une large mesure, aux 35 heures, même si on peut observer une légère aggravation des conditions de travail. Le personnel est toutefois pleinement satisfait des jours de RTT, qui permettent un petit plus en termes de qualité de vie et de récupérer plus facilement, constituant ainsi une « soupape » de sécurité.

Les représentants ont ensuite insisté sur l'importance des postes vacants et sur la difficulté de recruter. En effet, on observe une fuite vers la province et une préférence plus grande pour l'intérim de la part d'un plus grand nombre de jeunes. Pourtant, le recours à l'intérim n'est pas une solution satisfaisante pour l'établissement, car elle est très coûteuse. La vraie solution est de renforcer l'attractivité de la profession en rémunérant la formation et en revalorisant les grilles de traitements. Le problème est particulièrement urgent car, du fait de la structure de la pyramide des âges, c'est une génération entière qui va partir à la retraite dans les prochaines années.

La délégation a ensuite rencontré des membres du personnel travaillant au bloc opératoire, au service des urgences et au service d'hémodialyse.

Les personnels du bloc opératoire ont jugé la situation résultant des 35 heures difficile, dans la mesure où elle a été faite à moyens en personnel presque constants. Les conditions de travail se sont dégradées : le travail est devenu plus intense, même si les personnes sont moins présentes dans leur service. Cette intensité résulte de la nécessité de remplacer les collègues absents. Dans ces conditions, le moindre arrêt maladie est vécu difficilement par les collègues en poste. Certains problèmes organisationnels sont lourds, tels la gestion des plannings des équipes. Cependant, il existe une satisfaction réelle des personnels liée à l'attribution d'un temps supplémentaire. Les personnels sont plus intéressés par des jours de RTT que par une réduction de la durée quotidienne du travail, même s'il n'est pas toujours aisé de partir à une heure fixée à l'avance, étant donné le volume d'activité. L'un des effets du passage aux 35 heures a consisté dans la fermeture des équipements (notamment d'une salle d'opération) à certains moments, d'où un mécontentement réel des usagers. De plus, les difficultés de coordination entre infirmières et médecins sont importantes : les infirmières sont souvent sollicitées pour rester au-delà de l'heure de départ prévue pour transmettre les informations.

Les personnels des urgences ont insisté sur la complexité de l'organisation du travail résultant des 35 heures. La principale difficulté est liée au fait que les 35 heures ont été plaquées sur l'existant : le temps, en effet, a manqué pour que soit revue en profondeur l'organisation des services. Dès lors, les jours de RTT posés ne sont pas toujours pris.

Les personnels du service d'hémodialyse ont tout d'abord indiqué que la mise en place de la réduction du temps de travail avait aggravé les problèmes aigus d'effectif qui lui préexistaient, dans un service qui accueille des patients âgés aux pathologies lourdes. La mise en place des 35 heures a entraîné une forte dégradation des conditions de travail et a suscité stress et fatigue supplémentaires. Le rythme du travail s'accommode mal des baisses ponctuelles d'effectifs résultant de l'accroissement des jours de repos, même si les conditions du service et la tension sur les effectifs rendent la prise de ces congés toute théorique. « La RTT, c'est bien sur le papier, mais dans la pratique, ça n'est pas du tout ça. On pensait pouvoir souffler, mais en fait, on fait aujourd'hui en 35 heures ce que l'on faisait autrefois en 40... Ca ne peut pas fonctionner. On a mis la charrue avant les bœufs ». Ils ont enfin émis l'espoir que la situation soit gérée à l'avenir de façon intelligente, et notamment en tenant compte des réalités du terrain et non de façon technocratique. Ils ont aussi déploré que les syndicats ne soient pas, de leur côté, plus proche des réalités de l'hôpital.

La délégation a ensuite rencontré des membres du bureau de la commission médicale d'établissement du centre hospitalier.

Ceux-ci ont souligné la complexité du monde hospitalier, où une mosaïque de métiers travaille sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils ont rappelé le séisme qu'a provoqué la directive européenne obligeant les médecins à ne pas travailler plus de 48 heures par semaine ainsi que l'intégration des gardes dans le temps de travail. La mise en place des 35 heures s'était, en outre, faite dans une structure hospitalière déjà largement déstabilisée par la fusion des hôpitaux d'Evry et de Corbeil, officialisée en 1999 mais effective seulement depuis 2003.

Ceux-ci ont estimé que la mise en place des 35 heures avait été extrêmement difficile, d'autant plus que les compensations en personnel ont été tout à fait insuffisantes. Les 35 heures ont eu pour effet pervers d'augmenter le temps hors de l'hôpital et ainsi, malgré l'attachement très fort à leur fonction et à leur métier des personnels hospitaliers, d'entraîner un moindre investissement professionnel. L'hôpital n'a pas eu suffisamment de temps pour s'adapter aux 35 heures, qui sont étrangères à son rythme traditionnel.

Ils ont fait observer que, depuis les 35 heures, la moyenne des arrêts de travail a cru de 19 à 28 jours, estimant que la question d'une relation de cause à effet ne pouvait que se poser, ainsi que celle de savoir si cet accroissement cachait une démotivation croissante ou une fatigue de plus en plus grande. Notamment, ils estiment que les personnels ont été déçus de voir que les heures supplémentaires n'étaient pas payées, alors même que les budgets d'intérim explosaient pour faire face aux urgences.

Ils ont déploré la brutalité avec laquelle la RTT a été mise en place, d'autant plus que les postes promis n'ont pas été créés. Pour les services fonctionnant en plateau technique, l'absence de personnel signifie nécessairement l'absence de soins, les personnels ne pouvant pas utiliser deux machines simultanément. Il est donc absurde de se battre pour obtenir des machines toujours plus performantes s'il n'y a personne pour les faire fonctionner.

Ils ont enfin souligné que tous les hôpitaux sont aujourd'hui confrontés à la pénurie de personnel, pénurie déjà renforcée par les 35 heures, et qui sera encore aiguisée par l'application des 32 heures 30 au personnel de nuit. Aujourd'hui, du fait de la RTT, tous les hôpitaux sont en sous régime durant l'ensemble des vacances scolaires, et non pendant les seuls congés d'été.

Visite de la société L. BERNARD SA

(Gonesse, le 8 décembre 2003)

Une délégation de la mission, conduite par le Président Patrick Ollier, s'est rendue au siège de la société L. BERNARD SA à Gonesse (Val d'Oise).

La délégation a d'abord rencontré M. Etienne Bernard, président de la société.

M. Etienne Bernard a indiqué que sa société était spécialisée dans la motorisation électrique des vannes, principalement destinée aux marchés du traitement de l'eau, de l'énergie et de l'industrie. Le groupe est composé d'une unité de production à Gonesse, ainsi que d'une filiale de fabrication dans l'Oise, de quatre filiales de distribution à l'étranger (Allemagne, Belgique, Espagne et Etats-Unis) et de trois bureaux commerciaux (Dubaï, Japon, Thaïlande). Le groupe a réalisé un chiffre d'affaires de 24,8 millions d'euros en 2002 (68 % à l'exportation), un résultat net de près de 700 000 euros et emploie 220 personnes. Numéro 1 sur le marché français, il détient la cinquième place au niveau mondial avec 5 % du marché en 2002.

M. Etienne Bernard a insisté sur l'impossibilité, désormais, de maintenir une activité d'usinage en Ile-de-France. L'organisation des transports en commun rend impossible un fonctionnement en 2x8 de l'entreprise. D'ailleurs, le groupe a délocalisé la quasi-totalité de son usinage dans sa filiale de Grandvilliers dans l'Oise.

En ce qui concerne la mise en place des 35 heures, il a indiqué que la négociation avait mobilisé deux des principaux dirigeants à 40 % de leur temps. Le contexte de la négociation a été marqué par une réorganisation, dès 1999, de la production pour supprimer l'atelier de mécanique à Gonesse (son personnel étant reclassé sur les lignes de montage) et le lancement d'une nouvelle gamme de produits en vue de générer une croissance du chiffre d'affaires.

L'accord sur les 35 heures a été signé en décembre 2000, après un an de négociations validées par un référendum auprès du personnel. Les grandes lignes de l'accord sont les suivantes :

- les cadres travaillent pendant 217 jours ; cependant, dans la réalité, la moitié des cadres continuent à travailler plus de 35 heures ;

- les ouvriers sont soumis à un régime de modulation des horaires (ils travaillent 33, 37 ou 40 heures, selon les périodes). Cette modulation a rendu les heures supplémentaires inutiles ; le système manque néanmoins de flexibilité, dans la mesure où la variation des horaires doit être prévue à l'avance ;

- les ETAM travaillent 36 heures 30 par semaine et bénéficient de 9 jours de RTT.

La réduction du temps de travail a d'abord eu des conséquences sur l'activité et l'organisation de la société. L'année 2000 a été une année délicate, le départ d'un banquier conduisant la société à renoncer à des activités de croissance externe en Allemagne. Pour maintenir ses coûts, elle a dû accroître sa pression sur ses sous-traitants, voire s'approvisionner à l'étranger pour certaines pièces (électronique en Asie, moteurs en Espagne - la moitié des besoins -, fonderie en Pologne). L'entreprise a également dû renoncer à la fabrication de réducteurs et de certains moteurs.

S'agissant de l'impact financier, les coûts horaires ont augmenté de 5 % en trois ans, ce qui représente environ 1 % du chiffre d'affaires.

Les effectifs de l'entreprise ont augmenté de 7 % entre 2000 et 2002 (de 143 à 153). Cependant, ces créations ne résultent pas directement des 35 heures. L'accord évoque la création de 5 embauches à temps plein, suite à la réduction du temps de travail et de la politique de développement de l'entreprise. Dans le même temps, le chiffre d'affaires a progressé de 21,3 %. Il est clair que sans une croissance significative de l'activité, obtenue grâce au lancement d'un nouveau produit, l'entreprise n'aurait pu faire face au choc.

En ce qui concerne la gestion du personnel, M. Etienne Bernard a précisé que le passage aux 35 heures avait induit un changement majeur avec la généralisation du pointage. Par ailleurs, il n'a pas noté de modification dans la relation que ses salariés entretiennent avec le travail, même si on peut constater l'importance grandissante prise par la gestion des loisirs au détriment de la gestion du travail. Cependant, il n'a pas noté d'accroissement du nombre des arrêts de travail. En revanche, des problèmes nouveaux sont apparus, concernant l'encadrement de la production d'une part, la situation des itinérants non cadres d'autre part, le contrôle du temps de travail de ces derniers reposant exclusivement sur leurs déclarations. Il n'y a eu aucune difficulté ayant conduit l'une des parties en présence à porter une question devant les prud'hommes.

La délégation a ensuite rencontré le délégué syndical CGT, la secrétaire du comité d'entreprise, ainsi que plusieurs membres du personnel.

Le délégué syndical et la secrétaire du comité d'entreprise ont estimé que l'accord trouvé correspondait à un bon compromis et avait été conclu dans un climat de confiance. Le temps de loisir s'est accru, mais la motivation n'est pas moindre pour autant. En ce qui concerne sa mise en œuvre, ils ont indiqué que la réorganisation nécessaire de l'entreprise ne s'était pas traduite par une augmentation significative du stress.

Ils ont également relevé l'existence d'une opposition entre les salariés qui préfèrent disposer de jours de congés supplémentaires et ceux qui souhaitent un accroissement des salaires, notamment par le biais des heures supplémentaires. Ils ont indiqué que, personnellement, ils appartenaient à la deuxième catégorie, jugeant que la démocratie signifiait la liberté de chacun de travailler comme il l'entend et déplorant que la loi ne le permette pas. Le délégué syndical a indiqué qu'il avait néanmoins signé l'accord en raison d'une part de la ligne suivie par son syndicat et, d'autre part, afin de tenir compte des sentiments partagés du personnel.

Un cadre commercial a estimé que la RTT pouvait apparaître parfois démotivante pour des jeunes cadres soucieux de travailler davantage, même s'il reconnaît regretter se retrouver parfois en fin d'année avec des jours de RTT non pris.

En revanche, un dessinateur du bureau d'études s'est dit satisfait de disposer de davantage de temps libre, préférant cet accroissement à une augmentation de son salaire.

Visite de la société Poclain Hydraulics

(Verberie, le 15 janvier 2004)

Une délégation de la mission, conduite par M. Hervé Novelli, rapporteur, s'est rendue au siège de la société Poclain Hydraulics à Verberie (Oise).

La délégation a d'abord rencontré M Laurent Bataille, président-directeur général et plusieurs membres de l'état-major de la société.

M. Laurent Bataille a d'abord présenté le groupe, dont la vocation est d'être le leader mondial sur un marché de niche (la transmission de puissance hydraulique sur machines mobiles). La croissance de l'entreprise repose sur trois paramètres : l'innovation, la réactivité du service et la performance des équipes. L'entreprise investit ainsi 5 % de son chiffre d'affaires dans la recherche-développement et consacre 4,5 % de sa masse salariale à la formation. Le groupe compte trois usines (France, Etats-Unis et République tchèque) et emploie 1 044 personnes dans le monde (613 en France, 120 aux Etats-Unis et 244 en République tchèque).

L'aménagement et la réduction du temps de travail n'est pas une nouveauté pour l'entreprise qui a connu l'introduction des horaires flexibles en 1976, le passage aux 39 heures en 1982, le passage aux 38 heures 30 en 1983, le passage aux 38 heures en 1984 et la création d'un compte épargne-temps en 1997.

L'entreprise a signé un accord sur les 35 heures en octobre 2000, avec la CGT et la CFDT, la CGC ayant refusé de signer. D'une manière générale, les salariés ont un temps de présence rémunéré de 37,5 heures hebdomadaires, soit 35 heures de travail effectif par semaine et une demi-heure de pause payée par jour. L'accord n'a prévu aucune modération salariale et a conduit à l'intégration au salaire de base de la « prime de réserve spéciale », mise en place en 1998 et 1999 dans la perspective des 35 heures. De plus, l'entreprise a reversé le montant des allègements de cotisations prévus par la loi à ses salariés sous la forme d'une prime dite « aide de l'Etat », qui a été intégrée au salaire de base en 2002. Par ailleurs, l'entreprise accordait déjà à ses salariés six jours de congés supplémentaires par rapport aux congés légaux ; ceux-ci bénéficient aujourd'hui de 10 jours de RTT (4+6). Tous les salariés pointent, y compris les cadres, comme cela était le cas auparavant. L'accord donne également un droit à 6 jours de formation en moyenne par salarié sur deux ans, dont 3 hors du temps de travail effectif. Avec les 35 heures, il existe 35 types d'horaires différents dans l'entreprise.

L'accord a été négocié en gardant à l'esprit la volonté de protéger la compétitivité de l'entreprise. L'annualisation du temps de travail a permis la mise en place du travail obligatoire le samedi avec suppression des heures supplémentaires. L'entreprise s'est engagée à embaucher 100 personnes sur 2000 et 2001, ce qui n'a pas posé de problème étant donné qu'elle était en période de croissance.

Alors que la pyramide des âges de l'entreprise induit des nécessités de recrutement à très moyen terme, la question des 35 heures est une donnée préoccupante à cet égard, dans la mesure où la RTT est devenue une préoccupation et un critère de choix des candidats, qui, par ailleurs, préfèrent souvent bénéficier d'un CDD avec ouverture de droits à l'indemnisation au chômage que d'un CDI.

Par ailleurs, les 35 heures ont pesé sur la motivation et le climat social. Beaucoup d'énergie est dépensée aujourd'hui à la comptabilisation du temps de travail, alors même que la coordination est rendue plus difficile. En outre, les salariés sont déçus quand au niveau réel de la RTT tout en déplorant les baisses de pouvoir d'achat induites par la disparition du paiement des heures supplémentaires.

On assiste actuellement à un clivage entre les salariés quant à leur façon d'appréhender le travail, alors même que la situation particulière faite aux salariés du site français est source de dévalorisation ou d'envie auprès de ceux des autres sites. Le taux d'absentéisme a augmenté en 2002 (4,62 % au lieu de 3,5 en 2000 et 2001), mais il a légèrement reculé en 2003 (4,1 %).

M. Laurent Bataille a donné quelques données chiffrées concernant l'évolution comparée du prix de vente d'un moteur produit par l'entreprise (l'indice est à 50,3 depuis 1999, pour une base 100 en 1995) et du coût horaire des heures payées (indice 100 en septembre 1995, 105,4 en septembre 1999, 110,3 en septembre 2000, 109,5 en septembre 2001, 110,4 en 2002 et 112,9 en 2003 ; soit une augmentation annuelle moyenne de 1,5 % depuis 2000) et le coût horaire des heures productives ((indice 100 en septembre 1995, 102,9 en septembre 1999, 107,6 en septembre 2000, 112 en septembre 2001, 118,6 en 2002 et 125,4 en 2003 ; soit une augmentation annuelle moyenne de 2,9 % depuis 2000).

De plus, les 35 heures ont entraîné une baisse de la compétitivité du site français, en renchérissant le coût horaire, qui est passé à 58,1 euros contre 59,9 aux Etats-Unis et seulement 12,3 en République Tchèque. Les différences de temps de travail entre les différentes usines sont également éclairantes. Le temps de travail annuel est, en France, pour les cadres et ETAM de 1 687 heures (au lieu de 1 975 en République tchèque et de 2 080 aux Etats-Unis) et de 1 687 heures pour les ouvriers (au lieu de 1 860 en République tchèque et de 2 080 aux Etats-Unis). Les heures de présence hebdomadaires sont de 37 h 30 pour les cadres (au lieu de 42 h 30 en République tchèque et aux Etats-Unis) et les ouvriers (au lieu de 40 h en République tchèque et de 42 h 30 aux Etats-Unis). Enfin, le nombre de semaines de congés est de 7,5 dans l'usine française, au lieu de 5 en République tchèque et 4 aux Etats-Unis.

La délégation a ensuite rencontré les délégués syndicaux CGC et CFDT.

Les délégués syndicaux ont déploré la précipitation de la direction, qui a cherché à en finir au plus vite avec les négociations. L'accord est peu favorable aux salariés, qui sont en fait passés de 38 heures de travail hebdomadaires à 37 heures 30 de présence par semaine. Les salariés ont peu profité de libération de temps de loisirs, tout en étant perdants au niveau de l'accroissement de la flexibilité de l'entreprise. Par exemple, nombreux sont ceux qui déplorent ne plus avoir la possibilité de refuser de travailler le samedi. Les contraintes de travail, croissantes, sont source de stress et de démotivation. Le problème du temps de travail des cadres n'a pas été traité. Ceux-ci aujourd'hui se sentent trompés par la RTT. Si la maîtrise est globalement satisfaite, en revanche les ouvriers ont subi de fortes pertes de salaire du fait de la disparition des heures supplémentaires.

Certes, la direction a reversé l'aide financière de l'Etat aux salariés, mais elle a pratiqué, antérieurement et dans la perspective des 35 heures, une réelle modération salariale. Ainsi, l'année 2000 a été excellente, mais les salariés n'en ont retiré aucun bénéfice.

Le délégué CGC a rappelé que son prédécesseur avait refusé de signer l'accord en raison du trop faible nombre de jours de récupération accordé (seulement 4 jours de plus que ce qui existait auparavant) et de l'adoption de la notion de temps de travail effectif. Il a plaidé pour que les salariés puissent choisir de travailler plus longtemps pour améliorer leurs salaires.

Le délégué CFDT a indiqué, qu'aujourd'hui, il ne signerait pas l'accord. Un sondage réalisé auprès du personnel indique que 98 % de celui-ci est mécontent des conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans l'entreprise.

Déplacement à Reims

(le 2 février 2004)

Une délégation de la mission, conduite par Mme Catherine Vautrin, vice-présidente, s'est rendue à Reims (Marne).

La délégation s'est d'abord rendue à la Polyclinique de Courlancy, où elle a rencontré son directeur, M. André Deslypper, et des représentantes du personnel.

Le directeur a indiqué que la polyclinique, qui emploie environ 600 personnes, est l'une des plus importantes cliniques de France.

Il a précisé que la mise en œuvre des 35 heures s'était inscrite dans un contexte particulier, marqué par une diminution des tarifs de la sécurité sociale (les objectifs quantifiés nationaux avaient été dépassés du fait d'un accroissement important du volume d'activité de la polyclinique), une pénurie des personnels soignants et des exigences supérieures de qualité comme de quantité, venant de la population ainsi que des tutelles, soit une obligation de résultat parfois pesante qui rend les problèmes de recrutement d'autant plus difficiles.

Après avoir indiqué qu'il n'avait pas souhaité entrer dans le dispositif incitatif de la loi Aubry I, il a ensuite décrit les principales étapes de la conduite du changement : mise en œuvre de simulations, appui d'un cabinet de conseil (pour la réalisation d'un diagnostic, en collaboration avec les représentants du personnel), tenue de plusieurs groupes de travail, et mise en place d'un comité de pilotage, pour étudier les conclusions des groupes de travail. Il a souligné que les négociations s'étaient déroulées sans grèves, ce qui est sans doute lié à l'habitude de dialogue social prise dans l'établissement.

L'accord a été signé en février 2000, pour une mise en œuvre au 1er mars 2000. Il a été approuvé par un référendum à 71 %, la participation s'élevant à 75 %. Cet accord prévoit le maintien des rémunérations, la suppression de certains avantages hors convention collective de branche, l'engagement d'embaucher 16,5 personnes, la création d'une commission mixte médecins - personnels et l'octroi de jours de RTT pour les cadres et les personnels de nuit. Pour ces derniers, la durée de chaque nuit est allongée d'une demi-heure, en échange de deux jours de repos en plus sur un cycle de 4 semaines permettant d'atteindre le rythme de trois semaines de travail suivies d'une semaine de repos.

Le directeur a estimé que les 35 heures avaient entraîné une dégradation des conditions de travail, le personnel devant faire le même travail en moins de temps, phénomène aggravée par la pénurie de personnel. Conséquence de cette dégradation, on observe un accroissement des accidents du travail, ainsi que de l'absentéisme. Le nombre de jours d'arrêts liés aux accidents du travail est ainsi passé de 301 en 2001 à 989 en 2002, et 1 189 en 2003.

Les conséquences de la réduction du temps de travail sur la situation financière de l'établissement sont importantes. Depuis lors, le résultat net d'exploitation est négatif. L'augmentation des frais de personnel peut être évaluée à 460 000 euros par an. Au total, les charges salariales s'élevaient à 43 % en 2003, au lieu de 39 % en 1999. En prenant en compte la sous-traitance, l'intérim et les charges sociales, ce pourcentage s'élevait à 53 % en 2001 et à 56 % en 2003. En effet, si le recours aux heures supplémentaires a un peu diminué, l'intérim a beaucoup augmenté : en deux ans, les dépenses d'intérim ont été multipliées par dix, représentant 2 % de la masse salariale en 2001 et 7,5 % en 2003.

Le directeur a indiqué qu'il regrettait la diminution du nombre d'heures supplémentaires, à un moment où certains personnels auraient souhaité travailler davantage. Par ailleurs, le recours à l'intérim n'est pas sans inconvénient : ne connaissant pas l'établissement, l'intérimaire constitue d'une certaine façon une charge pour ses collègues. De plus, le coût en est important. Pourtant, il est plus facile aujourd'hui de trouver une infirmière intérimaire qu'il y a quelques années, certaines l'utilisant comme un moyen nouveau de gérer leur carrière.

Les représentantes du personnel, appartenant à la CFDT, ont souligné le consensus au moment du référendum sur l'accord. Cependant, l'une d'elles, travaillant de nuit aux urgences, a insisté sur la multiplication des moments où le personnel a le sentiment d'être seul. Tout le monde ne profite pas de l'allongement de la coupure du déjeuner (portée de 45 minutes à une heure), alors que l'allongement de 30 minutes de la durée des nuits pèse sur les personnels. Elle a indiqué que, personnellement, elle aurait préféré une augmentation des salaires à un allègement du temps de travail, mais ce choix n'a, de toute façon, pas été laissé aux salariés.

Si l'une d'elle a estimé qu'il n'y avait pas eu réellement de démobilisation du personnel à l'occasion du passage aux 35 heures (« une bonne infirmière reste une bonne infirmière »), sa collègue a, néanmoins relevé que rester plus longtemps chez soi en récupération rendait le retour au travail plus difficile.

La délégation s'est ensuite rendue au siège de la société Marne et Champagne, où elle a rencontré le directeur général adjoint, M. Vincent Malherbe, ainsi que la directrice des ressources humaines et son adjointe.

Le directeur général adjoint a rappelé que Marne et Champagne est une entreprise composée de deux sociétés, employant au total 400 personnes, dont 200 à la production, pour une production totale de 20 millions de bouteilles par an. La masse salariale représente 10 % du prix de revient, contre 70 % pour le raisin.

Avant 1997, les deux sociétés offraient déjà à leurs salariés une durée hebdomadaire du travail inférieure à la durée légale, la convention collective du champagne étant généreuse en termes de niveau de salaire et de temps de travail. L'entreprise a choisi d'anticiper la négociation sur les 35 heures. Globalement, l'accord a été marqué par l'augmentation de la modulation et la réorganisation des pauses, en échange d'une réduction du temps de travail. L'entreprise n'a pas significativement embauché pour compenser la réduction du temps de travail.

Concernant la production, les négociations ont permis à l'entreprise d'accroître la modulation horaire et de s'adapter à la saisonnalité de l'activité, avec un rythme de 4 jours de travail hebdomadaire pendant sept mois et de 5 jours de travail hebdomadaire pendant les cinq mois restants, contre 4,5 jours par semaine tout au long de l'année auparavant. L'entreprise n'a pas perdu de productivité mais a vu ses marges de manœuvre réduites, avec notamment l'accroissement de la rigidité de l'organisation du travail, qui pose problème au moment des vendanges. L'entreprise a ainsi été obligée de relancer l'automatisation.

Le personnel administratif, qui travaillait auparavant 37 heures 30 par semaine, s'est vu attribuer un vendredi après-midi sur deux. Les commerciaux bénéficient d'une journée toute les quatre semaines ; les cadres bénéficient quant à eux de 9 jours de RTT.

Les négociations se sont déroulées dans un bon esprit. Toutefois, le malaise aujourd'hui est réel : le personnel est devenu gestionnaire de son temps de repos tout autant que de son temps de travail. La baisse de la motivation est évidente, d'autant plus que l'entreprise s'est également mise à compter, elle aussi, les heures. Les salariés de la production ne comprennent pas que, s'ils ne bénéficient pas de jours RTT, c'est parce qu'ils sont à 35 heures en moyenne annuelle.

Globalement, les 35 heures ont entraîné un changement des mentalités : la baisse de la motivation s'accompagne d'un accroissement sensible de l'absentéisme. Les nouveaux entrants se préoccupent plus de l'accord 35 heures que de la nature de leurs tâches. En outre, la gestion des emplois du temps est devenue très lourde, et il est devenu quasiment impossible de travailler le vendredi après-midi.

Rétrospectivement, l'entreprise regrette de ne pas avoir demandé plus de concessions à ses salariés. Il est dommage que l'accord ait rigidifié l'organisation du temps de travail. Renégocier serait utile pour permettre d'avoir plus de souplesse dans l'organisation du temps de travail, mais semble très délicat.

La délégation a été conviée par le président de la Chambre de commerce et d'industrie, M. François Cravoisier, à rencontrer, au cours du déjeuner, une vingtaine de chefs d'entreprise, de toute taille et de secteurs d'activité divers, pour évoquer les conséquences de la mise en œuvre des 35 heures dans leurs entreprises.

La délégation s'est ensuite rendue au siège de l'établissement du groupe Astra-Zeneca, où elle a rencontré son directeur, M. Michel Vairon, accompagné du responsable des ressources humaines, ainsi que plusieurs représentants du personnel.

Le directeur a rappelé que l'établissement appartenait à un groupe international employant 58 000 personnes dans 130 pays, dont le chiffre d'affaires s'élève à 18 milliards de dollars. Le site de Reims, l'un des trois sites français, a été créé en 1971 et emploie 280 salariés. Il comprend une usine de production, assurant la formulation et le conditionnement de comprimés et gélules, et un centre de recherche spécialisé en oncologie.

A l'occasion de la mise en place des 35 heures, la question principale posée était de trouver les moyens de préserver la compétitivité du site et son attractivité, par rapport aux autres sites français et étrangers du groupe. L'allongement des durées d'utilisation des équipements devait permettre d'atteindre cet objectif, les jours de repos en étaient la contrepartie. Les prix ont été quasiment stabilisés.

L'accord a été signé en 2000, en application de la loi Aubry II. Les cadres dirigeants ont été exclus du dispositif, les autres sont soumis à un forfait de 210 jours par an. Pour l'ensemble des autres personnels, un système d'acquisition de jours de repos a été mis en place, avec des horaires annualisés pour un total de 1 600 heures (soit 38 heures par semaine avec 17 jours de RTT, soit 37 heures 30 par semaine avec 14 jours de RTT). La prise de certains de ces jours de RTT est imposée par la direction. L'accord prévoyait l'embauche de 6 personnes (dont 1 dans le centre de recherche). Globalement, les effectifs du site ont tendance à stagner.

Pour l'entreprise, la réduction du temps de travail a entraîné une lourdeur de gestion. Cependant, elle a constitué une opportunité d'optimiser l'organisation du travail. Par ailleurs, l'accord conclu est plutôt socialement attrayant, tant en interne qu'à l'extérieur. Il convient toutefois de tenir compte des signaux négatifs envoyés par les 35 heures auprès des instances internationales du groupe, qu'il faut constamment convaincre de la capacité du site français à rester le meilleur et à tenir ses engagements. Cette nécessité contribue vraisemblablement à accroître le stress des salariés, même si aucune incidence des 35 heures sur l'absentéisme n'a été relevée.

Le directeur a ressenti une évolution du sens donné au travail par les salariés, y compris les cadres et même ceux en début de carrière : « je planifie mes absences et je travaille pendant les autres périodes ». Le temps est maintenant précisément compté, par les salariés comme par la direction, ce qui peut conduire quelquefois à rigidifier les relations de travail. Cependant, il demeure toujours possible de compter sur les salariés quand cela est nécessaire. Il est vrai que la chasse au temps non optimisé est quelquefois contradictoire avec les objectifs poursuivis par l'entreprise par ailleurs (performance des services, développement professionnel, créativité, bien-être au travail).

Le directeur a fait part de son souhait de simplifier les modalités de gestion de l'ARTT, regrettant de passer plus de temps à présenter le contenu de l'accord que les valeurs de l'entreprise. Il a également plaidé pour davantage de souplesse, permettant, par exemple, de donner des contreparties financières en cas de travaux supplémentaires, de pouvoir capitaliser ces contreparties dans des fonds de retraites, ou de cumuler les jours de RTT pour préparer un projet de formation. Il serait également nécessaire de trouver des formules d'aménagement de la durée du travail en fonction de l'âge, du déroulement de la carrière ou des aspirations de la vie familiale ou personnelle.

Les représentants du personnel ont considéré que l'accord conclu était globalement satisfaisant pour toutes les parties, notamment du fait de l'absence de gel des salaires. Ils ont indiqué que si les salariés n'avaient pas été demandeurs de la RTT, ils étaient satisfaits de l'octroi de jours, surtout les ETAM. Cependant, ils considèrent qu'il serait important de permettre à chacun de faire ce qu'il souhaite et de choisir entre le temps libre et un salaire supérieur. Ils ont également estimé que la RTT avait eu l'avantage de faire naître une réflexion sur l'organisation du temps travaillé.

Déplacement à Cannes

(le 1er mars 2004)

Une délégation de la mission, conduite par le Président Patrick Ollier, s'est rendue à Cannes (Alpes-Maritimes).

La délégation s'est d'abord rendue à la mairie de la ville, où elle a rencontré MM. Bernard Brochand, député-maire, André Girone, premier adjoint chargé des finances et Alain Jouanjus, directeur général des services.

Le maire a d'abord rappelé que Cannes offre un triple visage : ville de tourisme (qui représente 55 % du PIB), ville industrielle (avec notamment Alcatel Space, qui emploie 2 600 personnes), ville internationale de congrès (300 jours de congrès par an). Au total (SEM comprises), la ville compte 3 000 employés, les dépenses de personnel représentant 41 % des dépenses de fonctionnement (le budget total s'élève à 305 millions d'euros). La ville est donc confrontée à des défis en termes de flexibilité et d'adaptation des services publics, défis proches de ceux rencontrés par les chefs d'entreprises, du fait de la concurrence existant entre les villes de congrès.

Le directeur général des services a précisé que la mise en place de la réduction du temps de travail a été précédée d'une phase de diagnostic et de réflexion (de mai à août 2001), une phase de recherche de solutions et d'analyses de faisabilité (en septembre 2001) et de négociations avec les syndicats (d'octobre à décembre 2001). La signature de l'accord a été précédée d'une grève de 4 jours des services de nettoyage, pour le maintien des avantages acquis, notamment en matière de jours de congés. Le protocole a été adopté par le conseil municipal le 17 décembre 2001.

L'accord signé prévoit une annualisation à hauteur de 1 600 heures, l'attribution de 6, 12 ou 21 jours de RTT, selon que la durée hebdomadaire du travail est fixée à 37, 36 ou 35 heures hebdomadaires, et la possibilité de travailler 4,5 jours par semaine.

Pour la ville, la mise en œuvre du protocole a été l'occasion d'une mise à plat et d'une analyse du temps de travail, permettant de repenser les modes de fonctionnement et d'organisation des services. Celle-ci a notamment été à l'origine de l'extension des horaires d'ouverture au public, comme au service de l'état civil. Néanmoins, il apparaît que le quota maximum de 25 heures supplémentaires par mois pose un problème pour les prestations à effectuer le week-end et les jours fériés (c'est notamment le cas pour la police municipale, le service de la voirie qui sont systématiquement autorisés par le maire à dépasser ce plafond). De même, les urgences sont de plus en plus difficiles à assurer. D'une façon générale, dans une ville à forte vocation touristique où les grandes manifestations s'enchaînent, les garanties minimales d'organisation du travail sont difficiles et même parfois impossibles à respecter pour assurer la continuité du service public de certaines missions. La planification des absences est difficile et crée une rupture dans la chaîne de travail, car les services ne fonctionnent jamais avec un effectif complet.

Si 100 postes ont été créés en 2002 et 60 en 2003, la réduction du temps de travail n'est à l'origine qu'en partie de ces nouvelles embauches, car, parallèlement, ont été introduites des missions nouvelles dans la ville. En outre, il a fallu externaliser certaines tâches et confier à des prestataires extérieurs une partie des services de nettoyage, ce qui a engendré une augmentation du montant du budget de fonctionnement.

Du point de vue du personnel, celui-ci n'a pas subi de diminution de traitement. De plus, 90 % des salariés à temps partiel ont pu passer à temps complet sans modifier leur temps de travail tout en augmentant leur salaire. Les jours de RTT et la possibilité de travailler 4,5 jours sont particulièrement appréciés.

La réduction du temps de travail, sans recrutement compensateur, a créé une surcharge de travail, puisqu'il faut faire autant sinon plus en moins de temps. La situation des cadres est préoccupante : la surcharge de travail, proportionnelle à la réduction d'horaire du personnel dont ils gèrent l'activité, accroît leur pression et pose un problème d'équité entre les agents. Deux catégories de cadres sont apparus : ceux qui veulent remplir leur mission au mieux, ceux qui prennent leurs jours de RTT quoi qu'il arrive. D'une manière générale, les agents se focalisent sur les horaires : ils apprécient les périodes creuses mais, en cas de forte activité, ils réclament des compensations financières ou autres.

Le taux d'absentéisme était élevé avant le passage aux 35 heures (28 jours par an en moyenne). Or, les agents municipaux bénéficiaient déjà de sept semaines de vacances. Les jours de RTT ont porté le total des congés à 16 semaines. Depuis la mise en œuvre de la réduction du temps de travail, le taux d'absentéisme n'a pas réellement évolué (sur l'ensemble des employés, en raison d'absences de longue durée, 1 000 agents ne travaillent quasiment jamais). En fait, l'argument d'un fort taux d'absentéisme a permis de tenir face aux grévistes.

Enfin, le directeur général des services a fait un certain nombre de propositions pour l'avenir.

D'une part, il serait nécessaire de desserrer les contraintes légales (augmentation de la durée hebdomadaire maximale de 48 à 50 heures, augmentation de la durée quotidienne maximale de 10 à 12 heures dans les périodes de fortes activités, augmentation de l'amplitude maximale du temps de travail de 12 à 15 heures, etc.), ce qui procurerait une souplesse plus grande dans le fonctionnement des services.

D'autre part, dès que les décrets d'application seront publiés, la ville envisage d'étendre le bénéfice du compte épargne-temps à l'ensemble des agents, alors que le protocole ne le permet que dans les deux années précédant le départ en retraite. A cet égard, la monétisation de ce compte apparaît souhaitable, ainsi que la possibilité de l'inclusion dans le compte tant des heures supplémentaires, que des heures de récupération et, naturellement, des jours de RTT. Ce compte devrait être payable tous les 5 ans avec un abondement, comme dans le secteur privé.

Enfin, la ville a entamé une démarche de projets de service, visant à améliorer la qualité du service public et la vie quotidienne des fonctionnaires municipaux. L'idée consisterait à mettre en place une modulation des horaires selon un planning annuel et individuel de 1 600 heures (dont 160 seraient réparties sur l'année par le chef de service en fonction des pics d'activité), la répartition de l'horaire annuel en forfait jours (220 jours par an), la forfaitisation des heures supplémentaires pour les agents de catégorie C (permettant d'éviter de réduire le recours abusif aux heures supplémentaires) et l'incitation à l'utilisation des jours de RTT pour suivre une formation. Cette démarche consisterait également à constituer des équipes en fonction de la spécificité des services (équipes volantes polyvalentes intra ou inter-service, équipes de week-end, équipes de semaines de 3,5 jours pour les services travaillant 7 jours sur 7, etc.) permettant de réduire les heures supplémentaires, de disposer de personnels compétents pour les interventions urgentes ou ponctuelles, ainsi que pour le personnel qui travaille les samedis et dimanches, de bénéficier d'un plus grand nombre de week-end sur l'année et de limiter les recrutements de non-titulaires pour pallier les remplacements ou les besoins occasionnels.

La délégation a ensuite participé à un déjeuner, offert par le député-maire de Cannes, auquel ont participé le vice-président de la chambre de commerce et d'industrie ainsi que des professionnels de l'hôtellerie et de la restauration.

Pour les professionnels de l'hôtellerie, la réduction du temps de travail est à l'origine d'une multiplicité des plannings qui a entraîné de grandes difficultés de gestion. Ainsi, l'hôtel Carlton s'est retrouvé avec 8 régimes de travail différents : les difficultés de gestion l'ont conduit à revenir à une solution unique de 7 heures par jour pour l'ensemble du personnel. Dès lors, les horaires d'ouverture des hôtels sont liés à la disponibilité des employés et non plus à la demande des clients. Des établissements ont ainsi dû fermer des restaurants ou refuser d'organiser des manifestations particulières.

En outre, il est apparu de véritables difficultés de motivation des personnels. Alors que l'hôtellerie permet traditionnellement la promotion sociale, les 35 heures ont contribué à créer une « sous-culture du travail ». Les salariés sont maintenant très attentifs au respect des horaires. Peut-être parce la réduction du temps de travail a favorisé l'émergence d'une économie parallèle. Pour compenser la diminution de leurs salaires (diminution du nombre d'heures supplémentaires, des primes, des pourboires), de nombreux salariés travaillent dans d'autres établissements pendant leur temps libre, pas forcément « au noir » d'ailleurs.

Le nombre d'emplois créés par les 35 heures a été très faible. De fait, les personnels et leurs représentants ont vite compris que l'augmentation des effectifs aurait eu des conséquences négatives sur l'évolution des rémunérations. De plus, on a pu observer des « effets d'aubaine », certains établissements utilisant les allègements de charges pour réaliser des recrutements qui étaient programmés en tout état de cause. De toute façon, il n'y a eu aucun contrôle des emplois créés, ni de la part de l'inspection du travail, ni des URSSAF.

Il est clair que les 35 heures ont donné une image négative de la France à l'étranger. Le groupe britannique, auquel appartient l'hôtel Carlton, n'a programmé l'ouverture que de deux établissements en France, contre 30 en Espagne et 20 en Italie. Pour une ville comme Cannes, tributaire de l'économie touristique, cette situation est aujourd'hui cruciale.

La délégation s'est ensuite rendue au centre de secours de Cannes, où elle a rencontré le commandant Erick Calatayud, chef du secteur de Cannes, ainsi que des sapeurs-pompiers du centre.

Le commandant a rappelé que l'ampleur des difficultés rencontrées au sein du service départemental d'incendie et de secours des Alpes Maritimes s'explique par la conjonction de la départementalisation et de la réduction du temps de travail.

Avant la départementalisation, chaque corps de sapeurs-pompiers avait un régime de travail spécifique. Le processus de départementalisation a conduit à harmoniser les différents régimes et un régime de service commun a été mis en place : 108 à 94 gardes (selon l'âge) de 24 heures pour les pompiers non logés et 108 gardes de 24 heures et 14 de 12 heures pour les pompiers logés. A la suite d'un mouvement social, un nouveau protocole d'accord a été signé, qui prévoit 95 à 92 gardes pour les non logés et 108 gardes de 24 heures et 12 de 12 heures pour les pompiers logés. Au total, le temps de travail a diminué en moyenne de 10 % pour l'ensemble des personnels. Cette diminution a été compensée par une augmentation importante des effectifs, 100 emplois étant prélevés sur les 350 prévus par le plan de recrutement établi antérieurement pour la période 2001-2006, pour des embauches à hauteur de 350 pompiers supplémentaires. Ces 100 emplois représentent un coût estimé à 4,5 millions d'euros.

Des problèmes spécifiques sont apparus à la suite de la publication du décret du 31 décembre 2001, qui impose un repos de 24 heures après une garde de 24 heures. Or, jusque là, les pompiers pouvaient se remplacer, le pompier professionnel continuant, à titre volontaire, son activité après sa garde. L'interprétation donnée aux dispositions du décret a été fluctuante. Une première lettre de la direction de la sécurité et de la défense civiles, en date du 10 février 2002, en a fait une interprétation stricte, alors qu'une seconde, en date du 13 février 2003, en a fait une lecture plus souple permettant la poursuite de la pratique antérieure.

L'application du décret de 2001 a entraîné des conséquences multiples : difficultés pour renforcer les effectifs de façon programmée les lendemains de garde, difficultés d'entraînement des personnels dans le cadre des équipes spécialisées, difficultés pour assurer la permanence des services de sécurité lors de certaines manifestations (par exemple, le festival du film ou lors de la campagne feux de forêt).

Pour autant, les pompiers entendus n'ont pas noté d'impact réel sur la qualité du service rendu, non plus que de réelle démotivation des personnels. C'est davantage l'existence des blocages ci-dessus, qui paraît insupportable aux yeux de certains.

La délégation s'est enfin rendue au centre hospitalier de Cannes, où elle a rencontré le docteur Francis Sebag, président de la commission médicale d'établissement, M. Jean-Christophe Pinson, directeur des ressources humaines et de l'organisation du travail, ainsi que plusieurs cadres hospitaliers, membres et représentants du personnel.

Le directeur a rappelé le contexte difficile qui préexistait à la mise en œuvre de la réduction du temps de travail, jugeant que, de ce point de vue, les 35 heures doivent être considérées comme un « révélateur ». A Cannes, la mise en place des 35 heures a été précédée de deux enquêtes lancées auprès des personnels, ainsi que de groupes de projets et de réunions thématiques, en concertation avec les partenaires sociaux, de septembre 2001 à février 2002. Si le protocole n'a finalement pas été signé, la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dès janvier 2002 pour 58 % du personnel, et généralisée à compter du 11 mars de la même année. Le système mis en place prévoit un modèle général établissant une durée hebdomadaire du travail à 37 heures 30, avec 15 jours de RTT, et de 35 heures et 18 jours de RTT pour les infirmières. En 2002 et 2003, un référentiel du temps de travail a été élaboré, de sorte que tous les agents soient soumis à des règles communes.

Pour la mise en œuvre de cet accord, 82 postes non médicaux ont été alloués à l'hôpital, sur trois ans. Pour le moment, seulement 73 ont été effectivement attribués et répartis. Cependant, 12 de ces postes ont été détournés de leur objet pour assurer les mises aux normes réglementaires (stérilisations, périnatalité, sécurité incendie, etc.).

L'hôpital souffre de difficultés chroniques de recrutement du personnel infirmier. En effet, si 30 embauches ont pu être effectuées depuis octobre 2003, il y a eu presque autant de départs ou d'absences par mutation, départ vers l'exercice libéral, congés maternité ou congés parentaux. Le taux d'absentéisme est élevé dans l'établissement (24 jours en moyenne) et a beaucoup augmenté depuis 1999, même s'il a sensiblement reculé en 2003 (- 3 % au total et - 12 % sur la maladie ordinaire). Le recours à l'intérim représente un coût budgétaire croissant (passé en 3 ans de 0 à 200 000 euros), sans répondre structurellement aux besoins de l'établissement.

Le directeur a également noté une modification du comportement chez les jeunes, qui expriment une volonté de ne pas donner trop ou plus à l'hôpital. Par ailleurs, les 35 heures ont généré une attention nouvelle au comptage du temps.

Pour l'avenir, le directeur souhaite faire cesser la situation de concurrence sauvage entre les établissements de santé, qui n'apporte rien en matière de reconnaissance au travail et d'intéressement, mais contribue à tendre un peu plus les rapports professionnels. Certains établissements n'hésitent pas à améliorer leurs conditions de recrutement pour attirer les salariés. Ces pratiques induisent un climat malsain au sein des équipes. Au demeurant, les hôpitaux n'ont pas les moyens budgétaires de cette dérive. Il souhaite également faciliter la mise en œuvre de la gestion automatisée du temps, limiter les conditions d'exercice de l'intérim et donner aux établissements les moyens réglementaires pour mieux reconnaître et valoriser le « présentéisme » ou le professionnalisme.

Les représentants des personnels ont indiqué qu'ils n'avaient pas approuvé le protocole, car ils avaient considéré qu'il n'y avait pas eu de véritable négociation et que les 35 heures avaient été mises en place dans un contexte de rigueur budgétaire et de difficultés de recrutement peu propices.

Ils ont considéré travailler désormais dans des « flux tendus permanents », tout jour de RTT pris ayant des répercussions sur le fonctionnement des services. Parfois, pour des raisons de sécurité, il est nécessaire de fermer des lits. Malgré tout, ils ont tenu à souligner que les agents restaient motivés, revenant pour leurs jours de repos ou renonçant à leurs RTT lorsque c'était nécessaire. Néanmoins, ils ont indiqué que ce serait une erreur de revenir sur les 35 heures, car du fait des difficultés d'exercice du métier, les repos sont nécessaires.

Le président de la commission médicale d'établissement a déploré l'insuffisance du nombre des postes de médecins, précisant que l'intégration des temps de garde dans le temps de travail des personnels médicaux, ainsi que l'établissement d'un repos de sécurité, avaient créé des difficultés pour le suivi des patients.

Déplacement à Rueil-Malmaison

(le 16 mars 2004)

Une délégation de la mission, conduite par le Président Patrick Ollier, s'est rendue à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine).

La délégation s'est d'abord rendue à la maison de retraite Jules-Parent, où elle a rencontré Mme Maryvonne Violleau, directrice de l'hôpital dont relève la maison de retraite, la chef du service de gériatrie, la directrice des ressources humaines ainsi qu'un cadre de santé et un praticien attaché à la maison de retraite.

La directrice a indiqué qu'il s'agissait d'un établissement de petite taille (27 agents pour 78 lits en 2001). La durée moyenne des séjours est d'environ sept mois, alors que la moyenne nationale s'élève à 3 ans. Les pensionnaires présentent des profils médicaux lourds, nécessitant à terme une hospitalisation. L'établissement ne compte que 3 infirmières, qui ne travaillent que le jour.

Avant la réduction du temps de travail, l'établissement était déjà en sous-effectif. A l'occasion du passage aux 35 heures, seuls un poste d'aide-soignante et trois postes d'agents des services hospitaliers ont été alloués. Ces postes sont, en définitive, financés par les résidents, par le biais de l'accroissement des tarifs d'hébergement et de dépendance. Cette augmentation a représenté un taux de 17,9 % en 2002 (+ 10,2 %, si l'on tient compte de l'APA).

A l'issue du passage aux 35 heures, le temps de travail des infirmières a été abaissé à 12 heures. Cela a engendré des difficultés considérables pour les transmissions d'information. En particulier, l'information n'est désormais plus qu'écrite, alors que beaucoup d'éléments passent mieux à l'oral. Cette situation est d'autant plus préoccupante que le nombre de médecins visitant la maison de retraite est important : 22 médecins traitants interviennent quotidiennement, parfois ne voyant personne lors de leur passage à la maison de retraite, et se contentant de laisser une ordonnance dans un casier.

Par ailleurs, la directrice a rappelé qu'il a fallu procéder à la fermeture de lits, en raison du passage aux 35 heures, de la pénurie de personnel soignant et de la sous-médicalisation des structures gériatriques.

Le taux d'absentéisme est en augmentation et s'élevait, en 2003, à 28 jours. Il apparaît comme un prélude à une démission, elle-même souvent le préalable à un départ en province. Le taux de rotation du personnel infirmier est particulièrement important, environ 25 %. Or, les 35 heures ont rendu les remplacements plus difficiles. A cet égard, il pourrait être instituées des primes de logement spécifiques à la région parisienne pour attirer les candidats.

Dans la mesure où les créations de postes n'ont pas compensé la réduction du temps de travail, un accroissement de la productivité a été nécessaire, d'où un niveau de stress plus élevé. Néanmoins, l'ambiance de travail restait bonne, et la solidarité entre les personnels continuait de prévaloir. Les personnels sont globalement satisfaits des jours de RTT et malgré la détérioration réelle des conditions de travail, ils ne voudraient pas revenir en arrière.

La délégation s'est ensuite rendue à la mairie de Rueil-Malmaison, où elle a rencontré Mme Jeanne-Marie Moisset, adjointe au maire chargé des ressources humaines, M. Denis Soliverès, directeur général des services, M. Bernard Starck, directeur général des services techniques et M. Lojou, responsable de la police municipale.

Le directeur général des services a indiqué que, avant la réforme, les agents travaillaient 38 heures par semaine, soit 1 636 heures par an, et bénéficiaient de 37 jours de congé annuels. La préparation du passage aux 35 heures s'est faite de juin à décembre 2001. A cette occasion se sont tenues de nombreuses réunions des comités de travail et de pilotage, comités techniques paritaires et du conseil municipal. La réforme ne devait pas entraîner de diminution des salaires, ni affecter le service à la population. Aux termes de l'accord signé, l'horaire hebdomadaire est resté à 38 heures, l'horaire annuel est passé à 1 600 heures et le nombre de jours de congé a été porté à 44.

Entre 2001 et 2002, le personnel communal est passé à 2 452 personnes, ce qui représente 93 embauches. Celles-ci sont liées pour une part aux créations de postes dans les écoles et dans les crèches (66 emplois), et, pour une autre part, à la résorption de l'emploi précaire (27 emplois). Autrement dit, la réduction du temps de travail n'a eu aucun effet direct sur l'emploi. Les rémunérations des personnels n'ont pas été diminuées, mais la masse salariale a augmenté de 4 % entre 2001 et 2003, en raison de l'accroissement du nombre d'heures supplémentaires. En revanche, l'annualisation n'a pas pu être mise en place, les agents s'y étant opposés. Il semble que les 35 heures sont très présentes dans les esprits et que les agents ne comprennent pas que l'on puisse travailler plus longtemps à certaines périodes.

Le directeur général des services techniques a rappelé qu'au début de la négociation sur le passage aux 35 heures, les agents disaient vouloir travailler plus pour gagner plus, mais qu'ils avaient rapidement dû renoncer à ce souhait. Le responsable de la police municipale a confirmé que le plafonnement des heures supplémentaires avait entraîné une perte de revenu importante pour certains agents (environ 450 euros parfois), dont certains étaient endettés. D'une manière générale, les personnels de catégorie C sont ceux qui souhaiteraient travailler plus pour améliorer leurs revenus (notamment les agents des espaces verts qui souhaiteraient travailler le week-end). Il a indiqué que les cadres travaillaient plus que 35 heures dans la semaine et étaient soumis à un stress important. Il a relevé les difficultés rencontrées pour organiser des réunions, car les cadres tiennent néanmoins à prendre leurs jours de RTT. Il en résulte une atteinte indéniable à l'efficacité du service, même si celle-ci est difficile à mesurer.

Lors des recrutements, l'une des premières questions posées par les candidats porte sur le nombre de jours RTT, le directeur général estimant que le « le rapport au travail a probablement été affecté ». On constate que l'absentéisme, en 2002 et 2003, s'était accru de deux points Mais, dans le même temps, les services ont, à l'occasion du passage aux 35 heures, pu être amenés à se poser des questions utiles sur leur mode de fonctionnement.

Pour l'avenir, le directeur général des services a suggéré de créer des cycles nouveaux de travail pour faciliter l'organisation du travail saisonnier, de développer le compte épargne-temps et d'inclure dans les systèmes de rémunération de la fonction publique une part variable, qui serait liée à la motivation des agents.

La délégation a ensuite participé à un déjeuner offert par son président, auquel participait MM. Marcel Lefret, président de la chambre de métiers des Hauts-de-Seine, M. Pascal Perrin, président de l'association des commerçants de Rueil-Malmaison, Mme Martine Potel, sous-directrice du département Emploi de la chambre de commerce et d'industrie des Hauts de Seine et plusieurs adjoints au maire de Rueil-Malmaison.

Après avoir rappelé le poids de l'artisanat dans le département (2 436 emplois créés en 2002 et environ 2 000 en 2003), le président de la chambre des métiers a déploré que les 35 heures aient encore accentué les transferts de salariés des petites entreprises du commerce et de l'artisanat vers la grande distribution. Pour conserver leurs salariés, ces petites entreprises ont dû appliquer une loi inadaptée pour elles. Par ailleurs, les 35 heures semblent avoir développé le travail au noir dans de nombreux secteurs tels que la restauration ou le bâtiment, les salariés utilisant leur surcroît de temps libre pour arrondir leurs fins de mois. De fait, dans les services, les salariés sont très demandeurs d'heures supplémentaires pour maintenir leur pouvoir d'achat, considérablement obéré par les 35 heures. En outre, les 35 heures gênent la transmission des entreprises, puisque la modicité des salaires ne permet pas aux employés d'acquérir à terme leur propre fonds de commerce, ce qui explique aussi en partie leur manque de motivation. Il serait peut-être judicieux de permettre à ceux d'entre eux qui le souhaitent de pouvoir travailler plus pour gagner plus, par exemple entre 30 et 45 ans, quitte à transférer les heures supplémentaires sur un compte épargne-temps.

La sous-directrice de la CCI a confirmé que les 35 heures avaient déstabilisé l'équilibre concurrentiel entre petits commerces et grandes enseignes, au détriment des premiers qui souffraient déjà d'un déficit d'attractivité. En outre, les commerçants du département ont constaté une baisse de fréquentation dans les restaurants le vendredi, et un déplacement de la consommation alimentaire le week-end vers la province. Les 35 heures sont en train de tuer le commerce de centre-ville. Par ailleurs, dans l'ensemble des entreprises, on constate un nouveau rapport, non pas au travail, mais à l'entreprise : les jeunes générations, qui ont vu leurs parents affronter le chômage malgré leur dévouement, ne veulent plus sacrifier leur vie de famille à leur carrière.

M. François Le Clec'h, adjoint au maire et directeur général de Mercedes France, a déploré que les 35 heures ne permettent pas à ceux qui le veulent de s'investir réellement dans leur travail. Or, quelles que soient les positions des syndicats sur la RTT, les salariés ont toujours mis en avant les revendications salariales. Il a rappelé que lors de la mise en place de la réduction du temps de travail, certaines entreprises, pressées par des inspecteurs du travail zélés, avaient dû couper l'électricité le soir dans leurs locaux. Dans sa propre entreprise, les salariés ont accepté de réduire finalement de moitié leurs jours de RTT, passés de 22 à 11, et cela par pragmatisme, et en contrepartie de la continuation de l'augmentation salariale. Il a rappelé en outre que les 35 heures, engendrant du stress, ont été facteur d'absentéisme. Il a souligné de plus que les 35 heures posaient un problème aigu de contrôle et de décompte du travail des personnels itinérants. Face au mécontentement populaire quant à l'application des 35 heures dans le secteur public (hôpital, maisons de retraites, crèches,...) et aux conséquences en terme de modération salariale, il s'est dit convaincu de la possibilité de « faire bouger » les choses.

M. André Cros, adjoint au maire et président d'une société en ingénierie acoustique, a indiqué que s'il était opposé aux 35 heures, il avait réagi dans l'intérêt de son entreprise. Soucieux de conserver un personnel formé dans la société, il avait négocié avec les 12 cadres de la société un accord « donnant-donnant » : en échange de 4 semaines de congés supplémentaires, ceux-ci s'étaient engagés à porter le nombre moyen de jours facturés de 10 à 12. A l'expérience, le nombre de congés octroyés s'est révélé trop important pour la survie de la société : le personnel a accepté de les réduire d'une semaine, en échange d'une totale liberté de gestion de ces jours RTT. Le système apparaît aujourd'hui à peu près équilibré. Un retour en arrière étant sans doute impossible, il convient de laisser chaque entreprise trouver la formule la mieux adaptée à sa situation.

M. Pascal Perrin, président de l'union des commerçants, a confirmé le déficit d'attractivité des commerçants et artisans indépendants face aux grandes enseignes. Prenant pour exemple sa propre entreprise, il a expliqué combien il est difficile pour les chefs de petites entreprises, depuis la mise en place de la RTT, non seulement de trouver du personnel, mais en outre de parvenir à un équilibre économique : soit les commerçants ont baissé leurs horaires et ils ont perdu du chiffre d'affaires, soit ils ont maintenu leurs horaires et augmenté leurs charges. De fait, beaucoup d'artisans ou de commerçants renoncent à leur activité et se font embaucher dans des grandes surfaces, quitte ensuite à aller travailler de manière clandestine chez leurs anciens concurrents. Pour éviter cela, il conviendrait de majorer non pas de 25 %, mais de seulement 10 % le coût des heures supplémentaires jusqu'à 40 heures, afin, d'une part de permettre aux patrons de rémunérer ces heures et, d'autre part, d'offrir aux salariés la possibilité d'augmenter leur niveau de vie.

M. Jean-Claude Caron, adjoint au maire et président du conseil d'administration de l'hôpital, a insisté sur la dégradation de la qualité du service hospitalier depuis la mise en place des 35 heures. Face à l'aggravation de la pénurie de personnel, due à une fuite vers la province où la qualité de vie est meilleure, le recrutement de cinq infirmières espagnoles ne s'est pas révélé satisfaisant, non pas du fait de leurs compétences mais à cause de la barrière de la langue. Le mécontentement de la population, qui ne comprend pas pourquoi il n'est pas toujours possible d'être accueilli à l'hôpital ou en maison de retraite, est évident. Il est urgent aujourd'hui de revaloriser les salaires des personnels hospitaliers, afin que les départs vers la province soient freinés, par exemple en revalorisant l'indemnité de logement.

La délégation s'est ensuite rendue au siège d'Unilever, où elle a rencontré MM. Christian Bourreau, directeur des relations humaines et Bernard Henrot, directeur des relations extérieures du groupe.

Le directeur des ressources humaines a rappelé que le groupe Unilever compte 14 sites de production et 2 sièges sociaux relevant de conventions collectives différentes et employant près de 5 000 personnes. Le groupe a fait le choix d'une négociation décentralisée au niveau des établissements. L'ensemble des accords ont toutefois été conclus dans le souci d'obtenir en contrepartie des 35 heures l'annualisation et la flexibilité du temps de travail. Les 35 heures étant présentées comme un progrès social, les contreparties recherchées ont été difficiles à négocier. Les 35 heures n'ont donné lieu qu'à quelques dizaines d'embauches. Il n'y a pas eu de modération salariale. Si l'on peut constater une densification du travail et si la médecine du travail décèle une augmentation du stress, l'absentéisme n'a pas évolué au sein du groupe depuis les 35 heures. De même, la politique en matière de recours à l'intérim n'a pas évolué depuis lors.

Il est incontestable que la RTT a été accueillie avec commisération à l'étranger et n'a pas contribué à accroître l'image industrielle de la France. Le souci des dirigeants en France a été de convaincre les instances de direction à l'étranger et leurs actionnaires qu'ils seraient capables de gérer cette contrainte sans obérer les résultats de l'entreprise. Il est évident toutefois que cette réforme a pesé négativement dans les choix de nouveaux investissements du groupe, au détriment de la France. Cette situation explique que les dirigeants en France n'aient finalement pas cherché à connaître exactement les conséquences de la RTT, notamment sur le niveau des effectifs et la compétitivité des usines françaises. Ils considèrent que les 35 heures sont un problème réglé.

S'il apparaît difficile de revenir sur les 35 heures, des aménagements semblent nécessaires d'une part dans le statut des itinérants non VRP, qui devraient pouvoir être soumis au forfait-jour, et d'autre part dans le décompte du temps de travail, qui devrait être plus souple (temps de pause, d'habillement, de repas, etc.) tout comme les règles du repos compensateur.

La délégation s'est enfin rendue à la maison de retraite Cognacq-Jay, où elle a rencontré la directrice, Mme Gisèle Cohen, son adjointe, le médecin coordonnateur, des membres du personnel et des représentantes des familles.

La directrice a indiqué que l'établissement accueillait 106 résidents et employait 58 salariés. Elle avait choisi de s'inscrire dans le cadre de la loi Aubry I, afin de bénéficier des aides prévues. Celles-ci devraient être versées jusqu'en 2005, mais il faudra, au 31 mars 2004, choisir de les conserver ou d'entrer dans le dispositif Fillon.

La négociation s'est inspirée des directives de l'UNIFED. Le protocole d'accord a ramené la durée du travail à 37 heures 30 et quinze jours de réduction du temps de travail ont été accordés aux salariés. Le personnel de nuit était déjà aux 35 heures, et s'est seulement vu accorder deux jours supplémentaires depuis le début de 2004. Au total, 3,6 postes supplémentaires ont été créés, laissant subsister une perte de 2,5 postes. Pour que la RTT n'ait aucune conséquence sur les résidents, il aurait fallu réaliser des gains de productivité, alors que, par définition, ceux-ci sont peu aisés à réaliser dans une telle structure. La solution a été de réduire les temps de chevauchement.

Le coût de la RTT peut être estimé à environ 300 000 euros depuis juin 2000, alors que les compensations (aides publiques, modération salariale) n'ont représenté que 280 000 euros sur la même période. La différence est, par définition, supportée par les résidents.

La directrice a estimé que la valeur travail avait été atteinte. La RTT a donné l'impression que le travail constituait un temps prisonnier (par opposition au temps libre) et cela a cassé les énergies. Il apparaît nécessaire de remobiliser sans cesse le personnel, notamment quand il vient de prendre ses jours de RTT. Elle a indiqué que, si c'était à refaire, elle fixerait l'horaire à 35 heures hebdomadaires et supprimerait les jours de RTT. Par ailleurs, elle a reconnu l'existence de travail au noir, phénomène d'autant plus important que les personnels sont peu rémunérés.

Les membres du personnel ont estimé que la RTT avait accru la tension entre les personnes, puisque lorsque les salariés prennent leurs jours de RTT, la charge de travail s'accroît pour ceux qui restent au travail. Cependant, malgré ce phénomène, le personnel est attaché aux congés obtenus. Un certain nombre d'entre eux souhaiteraient sans doute toutefois avoir la possibilité d'augmenter ses revenus en travaillant plus longtemps.

Déplacement à Tours

(le 5 avril 2004)

Une délégation de la mission, conduite par M. Hervé Novelli, rapporteur, s'est rendue à Tours (Indre-et-Loire).

La délégation a organisé une table-ronde à laquelle participaient plusieurs chefs d'entreprises.

M. Patrick Farman, président de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) de Touraine, a estimé que, désormais, les « coûts secondaires » des 35 heures prenaient une importance croissante, qu'il s'agisse des conséquences de celles-ci sur l'organisation des entreprises, sur les politiques d'externalisation ou sur les délocalisations.

Sur le premier point, il est clair que les PME ont besoin de flexibilité. Force est de constater que l'administration du travail ne les aide pas. En rendant pratiquement impossible le suivi d'un dossier de bout en bout par un même collaborateur, les 35 heures ont créé des difficultés d'organisation redoutables.

S'il existe dans le département des exemples d'entreprises ayant délocalisé leurs activités, les PME sont indirectement touchées par les délocalisations mises en œuvre par leurs donneurs d'ordres. En effet, les sous-traitants, souvent de petite taille, ont du mal à accompagner les grandes entreprises à l'étranger, au risque naturellement d'être remplacées par des fournisseurs locaux. Les pressions sur les prix, à la suite de la réduction du temps de travail, sont devenues très importantes et il est nécessaire que les grandes entreprises aident leurs fournisseurs à s'adapter

Il existe également un phénomène de « délocalisation feutrée », moins visible, qui résulte du transfert progressif d'activités vers des implantations installées antérieurement à l'étranger.

A propos du mouvement de délocalisation, M. Patrick Findeling, président de Plastiques du Val de Loire, a estimé que les conséquences des 35 heures n'avaient pas encore été entièrement constatées. En effet, c'est lors du renouvellement des produits, dont la durée de vie tend à se raccourcir pour n'être plus que d'environ cinq ans, que la question de la poursuite en France se trouvera posée. A cet égard, il a cité l'exemple du groupe Canon qui vient de décider de ne plus fabriquer en France son nouveau modèle de photocopieur. Le même phénomène se retrouve dans le secteur des sous-traitants de l'industrie automobile, qui subissent les décisions industrielles des constructeurs qui décident de fabriquer certains modèles dans leurs usines situées à l'étranger, même s'ils offrent des conditions de prix identiques. Il est clair que, de plus en plus, la France risque d'être « sortie » du marché car, depuis le passage aux 35 heures, elle se trouve moins bien placée dans la compétition.

Par ailleurs, M. Roger Mahoudeau, président de la Chambre de commerce et d'industrie d'Indre-et-Loire, a évoqué les difficultés rencontrées par certaines entreprises, notamment du textile, pour répondre aux commandes de réassortiment, qui tendent à devenir la règle, étant données les restrictions pesant sur l'usage des heures supplémentaires.

M. Jean-Michel Lecarpentier, président de la société ART Lecarpentier, a précisé les conditions dans lesquelles il avait mis en place les 35 heures dans son entreprise. En diminuant la durée du travail d'une demi-heure le matin et d'une demi-heure l'après-midi, les conditions de travail de ses salariés ont été incontestablement améliorées, dans un secteur - l'entretien et la propreté - où les tâches sont très physiques.

Cependant, les 35 heures aboutissent à la situation paradoxale où son entreprise va être contrainte de licencier, alors que le travail ne manque pas. En effet, les 35 heures limitent les possibilités de faire davantage travailler le personnel. De plus, l'entreprise se heurte à d'importantes difficultés de recrutement. Au total depuis 1999, les résultats de l'entreprise ont diminués, du fait de la diminution du chiffre d'affaires et de l'augmentation des charges. A cet égard, il a précisé que le niveau de celles-ci était si élevé que le seul moyen de prendre des mesures positives pour le personnel consistait à mettre en place des mécanismes non chargés socialement, tels que plan d'épargne d'entreprise ou couverture médicale, que le personnel apprécie beaucoup moins cependant qu'une revalorisation des salaires.

Par ailleurs, il a estimé que le mécanisme d'allègements mis en place par la loi Fillon est insuffisant. Il a proposé qu'il soit remplacé par un abattement forfaitaire des charges sociales quelque soit le niveau de salaire, éventuellement assorti d'obligations de créations d'emplois.

M. Rodolphe Marchais, président de TAT Groupe présent dans la maintenance et le leasing aéronautiques, a estimé que les 35 heures constituaient désormais un véritable phénomène de société, qui avait créé de nouvelles habitudes en matière de travail. Pour autant, ni les entreprises (qui rencontrent d'importantes difficultés pour organiser leur travail, leurs salariés étant souvent préoccupés par leur temps hors travail), ni les salariés (qui ont subi une baisse de leurs rémunérations) ne peuvent en être satisfaits.

Aujourd'hui, les entreprises françaises sont confrontées au niveau des charges sociales en France, sans commune mesure avec ce que l'on observe chez nos voisins européens. De plus, dans les prochaines années, les entreprises vont se heurter à des difficultés de recrutement de main d'œuvre, en raison du vieillissement de la population et de la faiblesse des niveaux de qualification. Il est clair que si elles ne peuvent trouver de nouveaux salariés, elles devront faire travailler davantage ceux qui sont sur place. A cet égard, s'il n'est sans doute pas possible de revenir en arrière, des assouplissements pourraient être trouvés en matière de contingent d'heures supplémentaires ou de rémunération de celles-ci.

M. Thierry Lignier, président du comité départemental de la Fédération des banques françaises (FBF), a insisté sur le changement d'état d'esprit qui a résulté des 35 heures. Désormais, les salariés - même les cadres - sont moins disponibles pour leur entreprise, car ils comptent le temps qu'ils lui consacrent. Désormais, illustration de ce changement d'état d'esprit, les candidats à l'embauche s'intéressent d'abord aux modalités de la RTT dans l'entreprise. Les salariés qui s'impliquent davantage doivent faire plus de travail dans un temps plus court et ont donc vu leurs conditions de travail se dégrader et le stress, auquel ils sont soumis, augmenter.

Dans le secteur bancaire, le fait que les 35 heures rendent difficile la présence d'équipes au complet a des conséquences sur la présence bancaire dans les zones rurales. Ainsi, le Crédit agricole considère qu'une agence ne peut être ouverte que si deux collaborateurs sont présents. Les difficultés rencontrées pour assurer cette présence minimale conduisent le réseau à réfléchir sur sa politique d'implantation. Dans l'immédiat, des solutions partielles consistent à multiplier les automates. De même, les Banques populaires sont contraintes de fermer certaines de leurs agences durant certaines périodes ou durant une demi-journée par semaine.

Enfin, M. Etienne Rouxel, associé du cabinet d'experts comptables Rouxel Brière Agefex et président du MEDEF d'Indre-et-Loire, a relaté son expérience de sortie du dispositif de Robien, au 31 décembre 2003, dispositif que son entreprise est la première à avoir appliqué, dans le département. La mise en application avait été décidée par référendum, avec le vote favorable de la quasi-totalité des salariés. La diminution du temps de travail avait été de 15 % grâce à un dispositif d'annualisation et 15 % de créations d'emplois. L'accord prévoyait également un blocage des salaires pendant 3 ans.

En 2003, il a fallu prévoir une sortie du dispositif en raison de la fin des allègements de Robien. Ont été soumises à référendum deux propositions, la première consistait à rester à 33 heures, la seconde à repasser à 35 heures avec la suppression de 12 jours de RTT et une augmentation de 6,06 % des salaires. 75 % des salariés ont opté pour le retour à 35 heures. Aujourd'hui en avril 2004, il n'y a plus que deux salariés à continuer à travailler 33 heures. Cet exemple illustre qu'il convient de laisser aux salariés la liberté de travailler plus s'ils le souhaitent.

Il est à noter que l'accord initial avait été signé par une salariée mandatée par la CFDT, partie à la retraite depuis. C'est pourquoi l'inspection du travail a estimé que le referendum n'était pas juridiquement valable. Il a donc fallu procéder par avenants individuels à tous les contrats de travail pour contourner cet obstacle.

La délégation a ensuite entendu M. Jacques Freidel, ancien président de la CGPME et président de Mediprema.

M. Jacques Freidel a présenté ses deux sociétés, la première fabriquant des couveuses pour prématurés, la seconde des négatoscopes. Elles emploient 65 salariés et réalisent un chiffre d'affaires d'environ 10 millions d'euros.

Après avoir dénoncé l'ignorance des PME dont ont témoigné les responsables politiques qui ont prôné 35 heures, il a rappelé qu'il avait, à l'époque, organisé une manifestation contre la réduction du temps de travail qui avait eu des répercussions nationales.

Il a indiqué qu'il avait mal vécu, et continuait de mal vivre, les 35 heures. Celles-ci se sont traduites par une augmentation mécanique de la masse salariale de 11 %, conduisant à un blocage des salaires pendant deux ans, pour les salariés comme pour les patrons. En outre, les 35 heures ont considérablement désorganisé les PME et ne sont sans doute pas étrangères aux 700 dépôts de bilan que le département a enregistrés en 2003. Ces lois sont complètement inadaptées à certains secteurs et certains types d'activité, où la mesure du temps de travail n'a pas de sens. Ainsi, comment considérer la présence sur un salon pendant le week-end ?

Il a souligné que, pris individuellement, les salariés jugeaient négativement les 35 heures, tant pour eux que pour l'entreprise, même si collectivement les salariés n'osaient pas critiquer la réduction du temps de travail.

Par ailleurs, les 35 heures ont diffusé un état d'esprit néfaste au sein des entreprises. Aujourd'hui, toutes catégories confondues, les salariés raisonnent en termes de droits à congés et non de devoirs à l'égard de l'entreprise et de la hiérarchie. Or, la première priorité d'une entreprise est la réalisation du profit, gage de croissance et de création d'emplois.

Enfin, les créations d'emplois intervenues dans son entreprise ne résultent pas des 35 heures. Il était, d'ailleurs, totalement illusoire qu'elles allaient entraîner des créations d'emplois. De plus, les entreprises n'ont pas attendu les lois Aubry pour se préoccuper de productivité.

La délégation a ensuite entendu M. Bruno Gonzague, président du cabinet de conseil et de formation Actiforces, accompagné de M. François Cholet

MM. Bruno Gonzague et François Cholet ont rappelé que les 35 heures avaient, sur différents points, développé des mythes que la réalité a naturellement démentis.

Les 35 heures ont d'abord été présentées comme une réponse au chômage. Or, tant le manque de fluidité du marché du travail que celui de la main d'œuvre font qu'elles ont, au contraire, accru les problèmes d'attractivité des PME, qui constituent pourtant des gisement d'emplois pour l'avenir. Il convient, en conséquence, de développer les taux d'activité des quinquagénaires, en développant au sein des entreprises des contrats « emploi-compétence-tutorat ». A cet égard, ils se sont félicités des dispositions nouvelles sur la formation, qui intègrent le temps de tutorat et les salaires afférents dans les budgets de formation des entreprises.

Par ailleurs, ils ont souligné que les 35 heures ont créé, sur le terrain, une véritable « cacophonie », du fait de la création dans le monde du travail d'inégalités entre les différentes modalités de RTT retenues par les entreprises. En outre, la principale inégalité est celle qui sépare les 8,5 millions de salariés passés aux 35 heures, des plus de 6,5 millions qui continuent à travaillent au-delà. De plus, De plus, le problème de la conciliation de la réduction du temps de travail avec l'allongement de la durée de vie active va se poser avec acuité. Ils ont ainsi proposé d'instaurer une sixième semaine de congés payés et une semaine de formation contre le retour aux 37,5 heures hebdomadaires, ainsi que d'inciter les salariés à travailler plus par le biais d'incitations fiscales.

Alors que les 35 heures devaient relancer la consommation, elles se sont, en fait, traduite par une modération salariale, qui conjuguée au blocage des heures supplémentaires et à la perception inflationniste du passage à l'euro, se sont traduites par une baisse de confiance des ménages. En outre, les allègements de charges en matière de bas salaires tire les salaires vers le bas et n'incite pas les entreprises à augmenter les salaires. MM. Bruno Gonzague et François Cholet proposent donc d'exonérer de cotisations salariales les heures supplémentaires, afin d'augmenter le pouvoir d'achat des salariés sans en augmenter le coût pour les entreprises. Ils suggèrent également de rendre accessible à tous les salariés du secteur privé l'intéressement, par le biais d'un dispositif simple et compréhensible.

Concernant le coût du travail, les différentes aides se sont révélées négligeables par rapport à l'ampleur des coûts de la réorganisation induite par le passage aux 35 heures. Le coût de la main d'œuvre, en tenant compte des 35 heures et de l'harmonisation des SMIC, aura été augmenté de 15 %. En outre, face à la complexité du droit du travail, il convient de procéder à une simplification de celui-ci, en abandonnant la notion de repos compensateur, en simplifiant le régime des heures supplémentaires et en redonnant la liberté de travailler par un simple encadrement de durées maximales.

La délégation a ensuite entendu M. Jean-Michel Guitton, président de la société 7000, société de restauration collective.

M. Jean-Michel Guitton a précisé que son entreprise est implantée dans 4 départements et emploie 120 personnes travaillant sur 34 sites, pour un chiffre d'affaires de 4,8 millions d'euros. Il a indiqué avoir mis en œuvre les 35 heures dans le cadre de la loi Aubry I en juin 1999, l'entreprise étant alors en phase de croissance.

La réduction du temps de travail a été particulièrement difficile à mettre en place. En effet, si l'entreprise emploie 120 personnes, celles-ci sont réparties entre 34 sites, ce qui fait une moyenne de 3,5 personnes par site. La problématique de l'entreprise est donc plutôt celle d'une très petite entreprise. De plus, l'activité n'est pas reportable et il n'est pas possible de fractionner les horaires du personnel. Il a donc fallu recruter du personnel, tout en tenant compte de l'organisation des clients. Cela a rendu impossible de mettre en œuvre une organisation globale pour l'ensemble de la société. La RTT s'est traduite par la mise en place d'une annualisation, qui n'a pas été comprise par les salariés, qui auraient préféré une augmentation de leur pouvoir d'achat à une baisse de leur temps de travail.

En outre, la RTT chez les clients de l'entreprise s'est traduite par une réduction mécanique des repas servis, tant en entreprise qu'en milieu scolaire. Sur l'année 2000, le nombre de repas servis en entreprise a baissé de 52 000 (soit - 8 %), et de 26 500 en cantine scolaire (soit - 14,3 %), se traduisant par une baisse de chiffre d'affaires d'environ 8,4 % (soit 73 600 euros pour l'activité scolaire et 260 000 euros pour l'activité en entreprise). Si cette baisse a été absorbée par Société 7000, qui était en phase d'expansion, cette situation s'est retrouvée dans l'ensemble de la profession et est potentiellement destructrice d'emplois. Ainsi, les 35 heures sur le site de Peugeot à Rennes se sont-elles traduites, du fait de la modification des horaires des employés, par la suppression de deux restaurants d'entreprise sur quatre et la perte de 40 emplois sur 130. De même, les 35 heures chez Renault à Flins ont amené la fermeture de deux restaurants sur trois et à la suppression de 50 emplois sur 100. En outre, on assiste actuellement à la progression des ventes de produits par les distributeurs, qui favorisent des pratiques de grignotage, qui se substituent au déjeuner et qui pourraient à terme constituer une vrai problème de santé publique.

Cette diminution des repas servis a eu des répercussions négatives pour les fournisseurs, puisque le montant global des achats de denrées alimentaires représente environ 48 % du chiffre d'affaires de l'entreprise.

Concernant l'ensemble de la branche, la RTT a conduit à la perte de 83 millions de repas servis, pour 379 millions d'euros de chiffre d'affaires et la perte de 182 millions d'euros de consommation de denrées alimentaires. De plus, du fait de l'imprévisibilité des variations d'activité induites par la RTT chez les clients, les pertes sur les restaurants ont très fortement augmenté (environ 10 %), ce qui a conduit à une augmentation des coûts imputables au pouvoir d'achat des consommateurs.

Enfin en matière d'embauches, il apparaît que la restauration collective, passée à 35 heures, est devenue beaucoup plus attractive que la restauration collective, restée à 39 heures.

La délégation a enfin rencontré M. Alain Levesque, président de la chambre syndicale de l'industrie hôtelière d'Indre-et-Loire.

M. Alain Levesque a rappelé que le secteur de l'hôtellerie et de la restauration est composé à 80 % d'entreprises de moins des 10 salariés, la plupart en employant même beaucoup moins. Dès lors, ces entreprises, même si elles sont soumises non pas aux 35 mais aux 39 heures - il est fondamental de conserver le principe de ces 4 heures d'équivalence - n'arrivent pas à gérer la RTT. Elles n'ont, en effet, pas les moyens de mettre en place une équipe de midi et une équipe du soir.

Il a ensuite déploré l'état d'esprit qui résulte des 35 heures : les salariés sont moins motivés et ont moins envie de travailler. Paradoxalement, ceux qui ont toujours envie de travailler sont incités à trouver un emploi de complément chez un concurrent, parfois dans les limites de la légalité. Mais, comment en serait-il autrement, alors que la baisse des horaires s'est traduite par une perte de revenus, tant du fait de la modération salariale que de la perte des pourboires qu'ils auraient touchés en effectuant ces heures perdues ?

En outre, en conduisant la plupart des établissements à réduire leurs amplitudes d'ouverture, les 35 heures ont donc, dans les métiers de l'hôtellerie et de la restauration, des conséquences totalement anti-économiques. Par ailleurs, sans qu'il y ait un lien avec les 35 heures, la définition du travail de nuit, qui commence à partir de 21 heures, est venue rajouter une difficulté supplémentaire de gestion des établissements.

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N° 1544 - 02 - Rapport de la mission d'information commune sur l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail (tome II) (M. Patrick Ollier, Président - M. Hervé Novelli, rapporteur)