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N° 2832

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 janvier 2006

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION (1)

SUR LA FAMILLE ET LES DROITS DES ENFANTS

Président

M. Patrick BLOCHE,

Rapporteure

Mme Valérie PECRESSE,

Députés.

--

TOME II

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

La mission d'information sur la famille et les droits des enfants est composée de :

M. Patrick Bloche, Président ; M. Pierre-Christophe Baguet, Mme Henriette Martinez, Vice-Présidents ; Mmes Patricia Adam, Jacqueline Fraysse, Secrétaires ; Mme Valérie Pecresse, Rapporteure ; Mmes Martine Aurillac, Christine Boutin, M. Gérard Cherpion, Mme Marie-Françoise Clergeau, MM. Patrick Delnatte, Bernard Derosier, Pierre-Louis Fagniez, René Galy-Dejean, Pierre Goldberg, Mmes Claude Greff, Élisabeth Guigou, MM. Sébastien Huyghe, Olivier JardÉ, Mmes Annick Lepetit, Gabrielle Louis-Carabin, M. Hervé Mariton, Mmes Hélène Mignon, Nadine Morano, MM. Jean-Marc Nesme, Yves Nicolin, Bernard Perrut, Mmes Bérengère Poletti, Michèle Tabarot, M. Alain Vidalies.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Mission.

- Audition de M. Claude Martin, sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (Procès-verbal de la séance du 15 février 2005) 9

- Audition de Mme France Prioux, directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques (Procès-verbal de la séance du 15 février 2005) 17

- Audition de M. Robert Rochefort, directeur général du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Procès-verbal de la séance du 2 mars 2005) 25

- Audition de M. Michel Chauvière, sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (Procès-verbal de la séance du 2 mars 2005) 33

- Audition conjointe de Mme Martine Segalen, sociologue, professeur à l'université de Paris X, et de M. André Burguière, historien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005) 41

- Audition de M. Hubert Brin, président de l'Union nationale des associations familiales, accompagné de Mme Marie-Claude Petit, vice-présidente (Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005) 49

- Audition de M. Maurice Godelier, anthropologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005) 57

- Audition de M. Michel Dollé, rapporteur général du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2005) 65

- Audition de M. François de Singly, sociologue, professeur à l'université de Paris V (Procès-verbal de la séance du 22 mars 2005) 71

- Audition de M. Maurice Berger, chef de service en psychiatrie de l'enfant au Centre hospitalier universitaire de Saint-Étienne, psychanalyste (Procès-verbal de la séance du 6 avril 2005) 77

- Audition de M. Philippe Jeammet, chef de service en psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France (Procès-verbal de la séance du 6 avril 2005) 83

- Table ronde sur les mutations des modèles familiaux, réunissant M. Gérard Neyrand, sociologue, M. Aldo Naouri, pédiatre, M. Jean-Marie Meyer, philosophe, Mme Marcela Iacub, juriste (Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005) 89

- Audition de M. Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales (Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005) 105

- Audition de M. Alain Bruel, ancien président du tribunal pour enfants de Paris (Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005) 111

- Table ronde ouverte à la presse sur la prévention et la détection de l'enfance en danger, réunissant M. Jean-Christophe Lagarde, député ; M. Gilles Garnier, vice-président du conseil général de Seine-Saint-Denis ; Mme Marie-Colette Lalire, directrice de l'enfance et de la famille du département de l'Isère ; M. Jean-Marie Delassus, chef du service de maternologie de l'hôpital de Saint-Cyr l'École ; M. Michel Andrieux, délégué général de l'Association nationale des professionnels et acteurs de l'action sociale en faveur de l'enfance et de la famille ; Mme Catherine Sultan, vice-présidente du tribunal pour enfants d'Évry, secrétaire générale de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille ; M. Bruno Percebois, médecin de la protection maternelle et infantile, membre du bureau du Syndicat national des médecins de la protection maternelle et infantile ; Mme Jeanne-Marie Urcun, médecin conseil à la direction de l'enseignement scolaire ; M. Jean-François Villanné, vice-président de l'Union nationale des associations pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (Procès-verbal de la séance du 4 mai 2005) 119

- Audition de Mme Claire Brisset, Défenseure des enfants, accompagnée de M. Marc Scotto, délégué général, M. Patrice Blanc, secrétaire général, et Mme Muriel Églin, magistrate, conseillère juridique (Procès-verbal de la séance du 11 mai 2005) 139

- Audition de M. Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny (Procès-verbal de la séance du 11 mai 2005) 149

- Table ronde ouverte à la presse sur la réforme de la protection de l'enfance, réunissant Mme Martine Brousse, directrice de La Voix de l'enfant ; M. Arnauld Gruselle, directeur de la Fondation pour l'enfance ; Mme Marie-Paule Martin-Blachais, présidente de l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée ; Mme Jacqueline Bruas, membre du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant ; Mme Christine Mariet, secrétaire générale d'Enfance et partage ; M. Paul Durning, directeur de l'Observatoire national de l'enfance en danger ; M. Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (Procès-verbal de la séance du 18 mai 2005) 157

- Audition de Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice (Procès-verbal de la séance du 25 mai 2005) 171

- Audition de Mme Michèle Créoff, directrice de l'enfance et de la famille du département du Val-de-Marne (Procès-verbal de la séance du 25 mai 2005) 177

- Audition de M. Louis de Broissia, sénateur, président du Conseil général de la Côte-d'Or, accompagné de Mme Geneviève Avenard, directrice générale adjointe de la solidarité et de la famille du département de la Côte-d'Or, et de Mme Marie-Paule Martin-Blachais, directrice de l'enfance et de la famille du département de l'Eure-et-Loir (Procès-verbal de la séance du 1er juin 2005) 183

- Audition de Mme Hélène Franco, vice-présidente du Syndicat de la magistrature, accompagnée de M. Côme Jacqmin, secrétaire général (Procès-verbal de la séance du 1er juin 2005) 189

- Audition de M. Philippe Nogrix, sénateur, président du Groupement d'intérêt public Enfance maltraitée (Procès-verbal de la séance du 8 juin 2005) 195

- Audition de M. Dominique Barella, président de l'Union syndicale des magistrats (Procès-verbal de la séance du 15 juin 2005) 201

- Audition de M. Pascal Clément, garde des Sceaux, ministre de la justice (Procès-verbal de la séance du 22 juin 2005) 207

- Audition de M. Martin Hirsch, président d'Emmaüs France (Procès-verbal de la séance du 22 juin 2005) 213

- Audition de M. Philippe Bas, ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille (Procès verbal de la séance du 23 juin 2005) 219

- Table ronde ouverte à la presse sur la réforme du droit de la famille réunissant M. Bernard Teper, président de l'Union des familles laïques ; M. Jean-Marie Bonnemayre, président du Conseil national des associations familiales laïques ; Mme Irène Carbonnier, conseillère nationale pour les questions juridiques des Associations familiales protestantes ; M. François Édouard, secrétaire général de la Confédération syndicale des familles (Procès-verbal de la séance du 29 juin 2005) 227

- Table ronde ouverte à la presse sur la réforme du droit de la famille réunissant M. Laurent Chéno, secrétaire de la commission politique de l'Interrassociative lesbienne, gaie, bi et trans ; Mme Martine Gross, présidente d'honneur de l'Association des parents et futurs parents gaies et lesbiens ; M. Eric Verdier, président de Coparentalité ; M. Alexandre Carelle, président d'Homosexualités et socialisme ; M. Stéphane Dassé, président de Gay Lib (Procès-verbal de la séance du 13 juillet 2005) 241

- Table ronde sur la réforme du droit de la famille réunissant M. Paul de Viguerie, président de la Confédération nationale des associations familiales catholiques, accompagné de M. Jean-Marie Andres, vice-président ; M. Thierry Damien, président de Familles rurales et M. Philippe Vaur, vice-président de Familles de France (Procès-verbal de la séance du 28 septembre 2005) 263

- Audition de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de l'université de Lille II (Procès-verbal de la séance du 5 octobre 2005) 273

- Audition de MM. Jacques Combret et Didier Coiffard, notaires (Procès-verbal de la séance du 5 octobre 2005) 281

- Audition de Mmes Marie-Élisabeth Breton, avocate au barreau d'Arras, membre du Conseil national des barreaux, Béatrice Weiss-Gout, avocate au barreau de Paris, membre du Conseil national des barreaux, Dominique Piwnica, avocate au barreau de Paris, et Andréanne Sacaze, ancien bâtonnier du barreau d'Orléans (Procès-verbal de la séance du 5 octobre 2005) 289

- Table ronde ouverte à la presse sur les formes d'organisation du couple réunissant M. Alain Bénabent, professeur de droit à l'université de Paris X, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation ; M. Charles Melman, psychiatre et psychanalyste ; M. Xavier Lacroix, professeur d'éthique familiale dans les facultés de philosophie et de théologie de l'université catholique de Lyon ; M. Eric Fassin, sociologue, professeur à l'École normale supérieure ; M. Daniel Borrillo, maître de conférence en droit à l'université de Paris X (Procès-verbal de la séance du 12 octobre 2005) 299

- Table ronde ouverte à la presse sur les mariages forcés, réunissant Mme Edwige Rude-Antoine, juriste et sociologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique ; Mme Gaye Petek, directrice de l'association Elele, membre du réseau Agir avec elles ; Mme Clotilde Lepetit, avocate, responsable du pôle juridique de l'association Ni putes ni soumises ; Mme Virginie Larribau-Terneyre, professeur de droit à l'université de Pau et des pays de l'Adour ; M. Jean-Louis Zoël, chef du service des accords de réciprocité à la direction des Français à l'étranger et des étrangers en France au ministère des affaires étrangères ; Mme Marie-Thérèse Coulon, vice-procureur près le Tribunal de grande instance de Nantes ; Mme Myriam Bernard, directrice générale adjointe du Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Procès-verbal de la séance du 19 octobre 2005) 319

- Table ronde ouverte à la presse sur l'adoption réunissant Mme Frédérique Granet, professeur de droit à l'université de Strasbourg III ; Mme Janice Peyré, présidente d'Enfance et familles d'adoption ; Mme Martine Gross, présidente d'honneur de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens ; M. Jean-Marie Muller, président de la Fédération nationale des associations départementales d'entraide aux pupilles et anciens pupilles de l'État ; Mme Nadine Pinget, présidente du Mouvement pour l'adoption sans frontières ; M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre ; M. Robert Neuburger, psychiatre (Procès-verbal de la séance du 2 novembre 2005) 339

- Table ronde, ouverte à la presse, « Progrès médicaux et filiation » réunissant M. Pierre Murat, professeur de droit à l'université de Grenoble II ; M. Claude Sureau, membre de l'Académie de médecine ; M. Arnold Munnich, chef du service de génétique médicale de l'hôpital Necker ; Mme Laure Camborieux, présidente de l'association Maia, accompagnée de Mme Laurence Brunet ; Mme Emmanuelle Révolon, membre de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens ; Mme Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste (Procès-verbal de la séance du 9 novembre 2005) 365

- Table ronde ouverte à la presse sur l'accès de l'enfant à ses origines personnelles, réunissant  Mme Marie-Christine Le Boursicot, magistrate, secrétaire générale du Conseil national pour l'accès aux origines personnelles ; M. Pierre Verdier, président de la Coordination des actions pour le droit à la connaissance des origines ; Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement français du planning familial ; Mme Françoise Monéger, professeur de droit à l'université de Paris VIII ; Mme Jacqueline Rubellin-Devichi, professeur émérite de l'université de Lyon III ; Mme Corinne Daubigny, philosophe et psychanalyste ; et Mme Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste (Procès-verbal de la séance du 16 novembre 2005) 387

- Table ronde, ouverte à la presse, sur l'exercice de l'autorité parentale dans les familles désunies, réunissant M. Hugues Fulchiron, doyen de la faculté de droit de l'université de Lyon III ; M. Alain Cazenave, président de SOS Papa ; Mme Jacqueline Phelip, présidente de L'enfant d'abord ; Mme Isabelle Juès, vice-présidente de l'Association pour la médiation familiale ; Mme Chantal Lebatard, administratrice de l'Union nationale des associations familiales ; Mme Hana Rottman, pédopsychiatre ; Mme Brigitte Azogui-Chokron, vice-présidente au tribunal de grande instance de Paris, chargée des affaires familiales (Procès-verbal de la séance du 23 novembre 2005) 407

- Audition ouverte à la presse de Mme Christine Miallot, présidente de « SOS Grands parents en danger 83 », accompagnée de Mme Annie Le Guyader (Procès-verbal de la séance du 30 novembre 2005) 431

- Table ronde, ouverte à la presse, sur la place du « beau-parent » réunissant Mme Adeline Gouttenoire, professeur de droit à l'université de Grenoble II ; M. Didier Le Gall, sociologue, professeur à l'université de Caen ; Mme Florence Millet, maître de conférence en droit à l'université de Cergy-Pontoise ; M. Mathieu Peyceré, membre de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens ; M. Stéphane Ditchev, secrétaire général de la Fédération des mouvements de la condition paternelle ; Mme Edwige Antier, pédiatre (Procès-verbal de la séance du 30 novembre 2005) 437

- Audition ouverte à la presse de M. Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à la faculté de théologie protestante de Paris (Procès-verbal de la séance du 7 décembre 2005) 453

- Audition ouverte à la presse de M. Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France (Procès-verbal de la séance du 7 décembre 2005) 459

- Audition ouverte à la presse de M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (Procès-verbal de la séance du 7 décembre 2005) 463

- Audition ouverte à la presse de Son Excellence Monseigneur André Vingt-Trois, Archevêque de Paris (Procès-verbal de la séance du 7 décembre 2005) 471

- Table ronde, ouverte à la presse, sur l'évolution du droit de la famille, réunissant M. Claude Vaillant, Grand orateur du Grand Orient de France ; Mme Marie-Françoise Blanchet, Grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France ; M. Jean-Pierre Pilorge, Grand secrétaire de la Grande loge nationale française ; M. Jean Eisenbeis, président du Conseil National de la Fédération Française du Droit Humain ; M. Guy Dupuy, membre du conseil fédéral de la Grande Loge de France (Procès-verbal de la séance du 7 décembre 2005 479

- Audition de M. Pascal Clément, garde des Sceaux, ministre de la justice (Procès-verbal de la séance du 13 décembre 2005) 495

- Audition de M. Hubert Brin, président de l'Union nationale des associations familiales, accompagné de Mme Chantal Lebatard, administratrice (Procès-verbal de la séance du 13 décembre 2005) 507

- Audition de M. Philippe Bas, ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille (Procès-verbal de la séance du 14 décembre 2005) 515

- AUDITIONS DU PRÉSIDENT ET DE LA RAPPORTEURE 525

- CONTRIBUTIONS ÉCRITES 527

Audition de M. Claude Martin, sociologue,
directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique


(Procès-verbal de la séance du 15 février 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous accueillons pour cette première audition M. Claude Martin, directeur de recherche au CNRS, à qui je souhaite la bienvenue. Le champ de notre Mission est très large, et le Président de l'Assemblée nationale m'a confirmé récemment encore que nous devions nous saisir de tous les sujets liés à la famille et aux droits des enfants. Nous avons décidé, avec Mme Valérie Pécresse, Rapporteure, de nous interroger d'abord sur les fondements, l'évolution et l'état actuel de la famille. Avant d'étudier les pistes d'une éventuelle modification du droit de la famille, il nous semble en effet indispensable de disposer de données sociologiques sur les mutations des modèles familiaux.

Ainsi qu'il vous a été indiqué, je souhaiterais, monsieur Martin, que vous nous livriez votre réflexion sur trois questions qui servent de trame à nos travaux : le couple, la parentalité, les rapports entre les générations. Et comme vous avez été membre de l'Observatoire européen de la situation sociale, de la démographie et de la famille, il nous serait très utile que vous nous précisiez également les spécificités de la France par rapport à ses voisins européens. Enfin, vous vous êtes plus particulièrement intéressé aux liens entre l'évolution des conditions de travail et les mutations des modes de vie familiaux. Or, nous souhaitons nous pencher sur les difficultés créées aux familles, et donc aux enfants, par la flexibilité accrue de l'emploi.

M. Claude Martin : Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'invitant à votre toute première audition.

Le contraste est évident entre la famille que nous avons connue dans l'immédiat après-guerre et celle que nous connaissons aujourd'hui, au point que certains ont cru pouvoir diagnostiquer, au milieu des années 1970, la fin ou la mort de la famille. Aujourd'hui on oppose les « trente glorieuses » aux « trente piteuses » de l'économie et de la famille. De fait, de 1970 à 1995, fécondité et nuptialité ont baissé tandis que se multipliaient divorces et naissances hors mariage. Mais ces transformations ne justifient pas pour autant une telle dramatisation, qui repose sur la vision nostalgique d'un « âge d'or » mythique.

Contrairement à une idée reçue, l'évolution de la famille n'est pas la cause d'un certain nombre de problèmes sociaux, tels que la montée de la délinquance ou l'affaiblissement des solidarités familiales, mais la résultante d'une série de transformations sociales, liées notamment à l'évolution du marché du travail, des modes de production et de consommation, à celle des temps sociaux, à celle des conditions dans lesquelles les parents ont à assumer leur tâche d'éducateurs ou à assister leurs parents devenus dépendants. Cette mise au point a son importance, à l'heure où d'aucuns sont volontiers tentés par la restauration d'un ordre familial ancien qui apparaît comme une garantie de stabilité.

On ne s'était jamais autant marié, et notamment marié aussi jeune, que durant les « trente glorieuses ». L'institution familiale était alors stable et féconde, d'autant plus stable que le nombre des divorces était onze fois inférieur à celui des mariages, et que régnaient une nette division et une nette complémentarité des rôles entre les sexes, que l'on peut résumer par la formule « M. Gagnepain et Mme Aufoyer ». Par rapport à cette époque, tous les indicateurs semblaient conforter, jusqu'au milieu des années 1990, la thèse d'un affaiblissement, voire d'une crise de l'institution familiale. L'indice conjoncturel de fécondité est passé d'une moyenne de 3 à 1,68 ; l'indice brut de nuptialité est tombé de 8 à 4,1 ou 4,2 pour 1 000 habitants ; et la divortialité n'a cessé de progresser fortement - à cet égard, il est sans doute plus judicieux de rapporter le nombre des divorces au nombre d'habitants qu'au nombre de mariages, car ce ne sont pas les mêmes couples qui se marient et qui divorcent la même année, et le choix de l'indicateur peut avoir un effet de dramatisation excessif -.

Depuis le milieu des années 1990, la tendance a changé. La fécondité a connu une reprise assez sensible : 738 000 naissances en 1998, 745 000 en 1999, 775 000 en 2000
- avec un indice conjoncturel remonté à 1,89, soit presque au niveau de l'Irlande -. On observe ensuite un léger repli : 771 000 naissances en 2001, 760 000 en 2002 et 2003. On annonce une remontée à 797 000 pour 2004, avec un indice conjoncturel supérieur à 1,9, ce qui maintient la France au deuxième rang de l'Union européenne. Quant à l'indice de descendance finale des femmes nées en 1963 qui permet d'avoir une idée du nombre moyen d'enfants mis au monde par chaque femme au terme de sa période de fécondité, il devrait dépasser 2, niveau qui paraissait difficile à atteindre au milieu des années 1990.

Cette progression a amené la presse à parler, sans doute avec quelque excès, de « mini baby-boom ». Certains ont cru y voir l'effet de la célébration du tournant du millénaire. Cette explication me paraît quelque peu fantaisiste. Plus sérieuse est l'hypothèse de l'impact de la reprise économique en 1998-2000, créant un climat de confiance et d'optimisme accrus ; de fait, le moral des ménages était très élevé fin 2000 et début 2001. Mais cette hypothèse demeure assez fragile. En effet, en mars 2003, le pessimisme atteignait son niveau le plus élevé depuis 1996, et on n'a pas observé pour autant de baisse de la fécondité. Il faut ajouter que la reprise économique, marquée par le recul du chômage et du nombre des allocataires du RMI entre 1997 et 2001, n'a pas bénéficié à tous et n'a pas empêché le renforcement des inégalités, du fait de la progression du nombre des « travailleurs pauvres » : l'évolution du marché du travail intervenue à partir de cette époque a conduit au développement des emplois précaires ou à temps partiel non choisi, qui concernaient 12 % des salariés en 2003, soit 3 millions de personnes. Qui plus est, la multiplication des horaires atypiques a provoqué une désarticulation des temps sociaux qui a bouleversé la vie quotidienne de nombreux ménages, rendant difficile l'exercice du rôle de parents.

Une troisième hypothèse pour expliquer cette reprise de la fécondité renvoie au rôle des politiques publiques de prise en charge de la petite enfance, nettement plus développées en France que dans les pays d'Europe latine, qu'en Allemagne ou en Autriche, où le taux de fécondité est tombé aux alentours de 1,3. Le désir d'enfant est assez homogène d'un pays d'Europe à l'autre : on souhaite généralement un garçon et une fille, plus un troisième enfant le cas échéant. Mais, à ce désir la France apporte des réponses qui, pour être encore insuffisantes, n'en sont pas moins appréciables, qu'il s'agisse des aides à la garde en crèche, à domicile ou chez une assistante maternelle, des congés parentaux rémunérés, ou de la préscolarisation à partir de trois, voire de deux ans. Tous ces dispositifs évitent à la femme, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, de devoir retarder la naissance de son premier enfant pour n'être pas pénalisée dans sa vie professionnelle, ou d'être confrontée au dilemme : avoir un enfant ou une carrière.

On a également constaté une légère reprise de la nuptialité. D'aucuns ont pu y voir un signe de réadhésion des nouvelles générations à l'institution familiale. De 390 000 en 1970, le nombre des mariages était tombé à 254 000 en 1994, mais il est remonté à 280 000 en 1996- sans doute du fait de la suppression d'une disposition fiscale qui favorisait les parents cohabitants non mariés - puis à 298 000 en 2000, pour redescendre légèrement ensuite : 289 000 en 2001, 280 000 en 2002, 273 000 en 2003 et 266 000 en 2004, soit 4,3 mariages pour 1 000 habitants. Le repli du mariage dans les années 1970 et 1980 ne s'est pas traduit par un recul de vie en couple. La montée de la cohabitation a compensé le recul du mariage. Ceci explique aussi la montée des naissances hors mariages qui sont passées de 6 % des naissances en 1960 à 47,4 % en 2004.

Quant au nombre des divorces, il n'a cessé d'augmenter, passant de 9 % de celui des mariages enregistrés en 1965 à 22 % en 1980, 36 % en 1990, et près de 45 % en 2002, soit 127 000 divorces prononcés dans l'année. Si l'on y ajoute les ruptures de couples cohabitants, dont le nombre est du même ordre selon l'INED, on comprend que les trajectoires conjugales se soient considérablement complexifiées, et que se soient multipliées les séquences monoparentales - terme préférable, selon moi, à celui de « familles monoparentales » - et les situations où des parents séparés se remettent en couple avec un nouveau partenaire et leurs enfants respectifs ou communs - soit ce qu'on appelle les familles « recomposées » -. Le nombre des ménages monoparentaux a considérablement augmenté : 720 000 en 1968, 1,1 million en 1990, 1,423 million en 2000, 1,6 million en 2002, soit 18 % des ménages comportant au moins un enfant de 25 ans. Aujourd'hui, 15 % des enfants de moins de 25 ans vivent dans un ménage monoparental, et 9 % environ dans un ménage recomposé.

Malgré cette instabilité de la vie conjugale, la responsabilité que ressentent les parents vis-à-vis de leurs enfants demeure. On entend couramment parler de la déresponsabilisation des pères, en faisant valoir la proportion de pensions alimentaires non versées... Mais si l'on fait des comparaisons européennes, on constate que le taux de divortialité est plus fort au Royaume-Uni, et que la situation des ménages monoparentaux y est nettement plus difficile. Ce n'est pas que la situation soit satisfaisante en France, elle s'y dégrade même, mais une mère seule sur quatre seulement y vivait au milieu des années 1990 sous le seuil relatif de pauvreté, contre deux sur trois au Royaume-Uni. Cet écart tient au fait qu'au Royaume-Uni, 40 % seulement des mères seules sont présentes sur le marché du travail, et encore le plus souvent à temps partiel, sachant que leur temps moyen de travail à temps partiel est la moitié de ce qu'il est en France. Tout cela est lié, principalement, aux différences entre les deux pays pour les services d'accueil de la petite enfance.

À la lumière de ces transformations, nous souhaitons pour conclure évoquer cinq défis auxquels nous sommes collectivement confrontés.

Premier défi : redéfinir le contrat entre les sexes, ou mieux entre les genres. La progression du nombre de ménages féconds à deux salaires interroge le modèle de M. Gagnepain et Mme Aufoyer et pose un très épineux problème, lié à la division des rôles entre les sexes, tant pour le travail rémunéré que pour le travail domestique et pour les soins aux enfants et aux personnes âgées. L'enquête menée en 1999 sur les emplois du temps montre qu'il y a certes eu des évolutions, mais que beaucoup de chemin reste à faire pour atteindre l'égalité. En moyenne, un homme vivant en couple consacre chaque jour deux heures et demie au travail domestique, contre cinq heures pour une femme vivant en couple. Cette durée, entre 1986 et 1999, s'est allongée de quelques minutes pour l'homme, tandis qu'elle se réduisait de vingt minutes pour la femme, sous l'effet conjugué de la robotisation accrue des tâches domestiques et de leur délégation croissante à d'autres femmes employées et rétribuées à cet effet. La refondation du contrat entre les genres doit tendre à un meilleur partage des responsabilités comme des revenus, ainsi qu'à une construction plus valorisante de l'identité de la femme à travers le travail et les réseaux sociaux. Cela passe d'abord par une action du côté du travail rémunéré, et les pays d'Europe du Nord sont riches en bonnes pratiques à cet égard. Lorsqu'on leur offre 80 % de leur dernier salaire pendant six mois et non pas, comme en France, une allocation forfaitaire et modeste, les hommes envisagent de prendre eux aussi un congé parental. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le congé parental français soit presque exclusivement choisi par des femmes, et en particulier par des femmes mal positionnées sur le marché du travail. Le système mis en œuvre par l'Islande doit nous faire réfléchir : la femme y a droit à trois mois rémunérés à 80 % de son dernier salaire, l'homme - et seulement lui - à trois autres mois à 80 %, et l'un ou l'autre des deux à trois autres mois encore, également rémunérés à 80 %.

Deuxième défi : définir une politique de la jeunesse, pour faire face à la transformation des étapes traditionnelles du cycle de vie. Durant les « trente glorieuses », on distinguait l'enfance, l'adolescence, puis l'âge adulte, auquel on accédait avec le premier emploi rémunéré, le premier logement indépendant et l'accès à la vie de couple et de famille, puis enfin la vieillesse, dans laquelle on entrait à l'âge de la retraite. Depuis, les choses ont profondément changé. La transition entre l'enfance et l'âge adulte est beaucoup plus longue, et les bornes plus difficiles à situer. Vers l'âge de douze ans, on entre avec l'adolescence dans la jeunesse dont le terme est de plus en tardif. Les trois événements qui marquaient naguère l'entrée dans l'âge adulte sont déconnectés, et la jeunesse, si elle est autonome plus tôt qu'avant, n'est pas indépendante pour autant. On utilise de plus en plus l'expression « jeunes adultes », sans qu'une véritable politique publique ait été conçue pour accompagner cette transition. Quant aux autres âges, ils posent évidemment d'autres questions : je pense notamment aux seniors, fragilisés sur le marché du travail à partir de 55 ans. Et, s'il y a toujours un « troisième âge », dont la condition matérielle moyenne s'est considérablement améliorée en dépit de très fortes inégalités, il y a désormais un « quatrième âge », où se conjuguent maladies chroniques et risques d'incapacité et de dépendance.

Voilà qui nous amène au troisième défi : renouveler le contrat entre les générations. Il y a de plus en plus de personnes âgées, et même très âgées, et cette situation a un impact considérable sur les ménages et les familles. On oublie trop souvent que les premiers pourvoyeurs d'aide, de soins, de soutien quotidien aux personnes âgées dépendantes sont les membres de la famille, en particulier les épouses, les filles, les brus : il existe une certaine solidarité féminine, qui est très mobilisée. Or, on ne parle pas de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle pour ces femmes de la génération des seniors, qui se battent sur trois fronts - vie professionnelle, aide aux jeunes adultes que sont leurs enfants, aide à leurs parents dépendants -, qui n'ont nulle envie de se retirer du marché du travail et qui doivent souvent sacrifier leur temps personnel, voire leur temps conjugal. C'est un défi considérable, car l'INSEE dénombre 1,2 million de personnes âgées dépendantes, dont 0,8 très dépendantes, ce qui correspond à peu près au nombre des bénéficiaires de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) - 828 000 en juin 2004. L'APA est évidemment une réforme appréciable, mais il faut aller au-delà, trouver une réponse au stress et à la pression qui s'exercent sur les familles, sur les femmes en particulier. Il est urgent de se pencher sur la question, car les projections de l'INSEE font apparaître un déficit d'aidants (« care deficit ») à échéance rapprochée, devant la croissance exponentielle de la demande de soins et la diminution prévisible du nombre de personnes susceptibles de les fournir.

Quatrième défi : définir une politique de l'enfance à l'échelle européenne, en pensant la politique sociale dans la logique de la succession des générations. Il s'agit notamment d'améliorer la condition matérielle de l'enfant aujourd'hui, pour ne pas avoir à conduire à grande échelle des politiques de réparation dans vingt-cinq ou trente ans. Investir dans les services à l'enfance, c'est une manière d'éviter une politique de réparation des difficultés sociales. Cela passe par un soutien au revenu des ménages grâce aux allocations familiales, par la promotion du travail des femmes afin d'accroître le nombre des ménages à deux revenus, et par le développement des services à la petite enfance. La pauvreté des enfants n'est pas forcément liée, contrairement aux idées reçues, au fait qu'ils vivent dans une famille monoparentale ; c'est parfois le cas, bien sûr, mais c'est loin de l'être toujours. En Europe du Nord, il y a beaucoup de foyers monoparentaux et peu d'enfants pauvres ; en Italie, c'est le contraire. Or, on a trop souvent tendance à retenir l'interprétation qui domine au Royaume-Uni ou aux États-Unis, où il y a beaucoup d'enfants pauvres et beaucoup de familles monoparentales. Tout dépend en fait de la façon dont les politiques publiques aident ou non les ménages à sortir de la pauvreté.

Cinquième et dernier défi, qui découle des précédents : améliorer l'articulation entre travail et vie familiale. La France apparaît parfois comme ayant beaucoup investi en ce domaine, mais elle l'a fait en pensant surtout aux mères et très peu aux pères, alors qu'il y aurait beaucoup à faire aussi de ce côté-là. Il faut tenir compte à la fois des besoins des ménages de trente ans, qui veulent à la fois des enfants et des conditions de vie favorables pour s'occuper d'eux, et des besoins des ménages de cinquante ans, qui ont aussi à faire face à l'articulation entre les différents temps de la vie, mais dont on parle très peu. L'expérience des pays d'Europe du Nord nous est utile, non pas pour importer en l'état des dispositifs qui s'inscrivent dans des conditions culturelles, économiques, sociales différentes, mais pour faire une autre lecture de la spécificité de la situation française.

M. le Président : Je vous remercie de cet exposé très complet et des analyses très riches dont vous nous avez fait part.

M. Bernard Debré : Je voudrais, après cet exposé très intéressant, poser plusieurs questions. A-t-on, tout d'abord, des données sur le taux de fécondité en fonction du niveau de vie ? Celles dont nous disposons sont en effet contradictoires. A-t-on, d'autre part, des données sur l'évolution de la fécondité au fil des générations issues de l'immigration ? A-t-on, enfin, des données croisées sur fécondité et habitat, avec des comparaisons entre l'Ile-de-France et les régions, entre la ville et la campagne, ou en fonction de l'accessibilité des services sociaux ?

Sur la monoparentalité, d'autre part, a-t-on la possibilité de distinguer entre les enfants dont la mère est seule parce qu'elle a divorcé, ceux dont la mère a toujours vécu seule, et ceux qui vivent dans des familles recomposées ? Ce sont des situations très différentes.

A-t-on, enfin, des données sur le lien entre divorce et chômage ? Sait-on quand survient le divorce ? Le chômage peut être la source du divorce, mais le divorce peut aussi entraîner le chômage, notamment lorsque la femme reste seule avec des enfants dont elle doit s'occuper.

M. Pierre-Christophe Baguet : Ma première question a trait au divorce chez les seniors. Est-il confirmé qu'on divorce davantage dans les années qui suivent la cessation d'activité ? Ma seconde question porte sur le PACS : a-t-on des données chiffrées ?

M. le Président : J'ai deux questions, moi aussi. On a souvent tendance à dire que ce sont les étrangers qui sont les éléments moteurs de la fécondité et de la nuptialité. Qu'en est-il exactement, notamment par rapport aux autres pays de l'Union européenne ? Quant au PACS, a-t-il eu une incidence sur le nombre des mariages ?

M. Claude Martin : Sur le rapport entre fécondité et habitat, comme sur celui entre fécondité et milieu social, Mme France Prioux, que vous entendrez tout à l'heure, serait mieux à même de vous répondre.

S'agissant du rapport entre fécondité et immigration, il existe un effet d'alignement de toutes les populations d'origine étrangère sur les comportements de la société d'accueil. Cet effet est désormais bien connu et joue dans les deux sens. C'est ainsi que l'on observe ce paradoxe qui veut que les Italiennes ou les Portugaises de France aient une fécondité supérieure à celle de leurs compatriotes restées au pays. Cet alignement se fait soit au fil des générations, soit tout simplement au fil du temps passé en France. Il n'est donc pas vrai que la fécondité relativement élevée que l'on constate en France soit principalement le fait des étrangers.

Un facteur déterminant du recul de la fécondité est le décalage du calendrier des naissances. La fécondité des jeunes femmes, mesurée selon l'indice conjoncturel, baisse très fortement, tandis que celle des femmes plus âgées s'élève, mais moins. En Europe du Sud, les femmes reculent tellement la naissance de leur premier enfant qu'il est souvent trop tard, ensuite, pour en avoir un deuxième, ce qui explique que le nombre d'enfants par femme soit finalement très faible. On peut également noter le très faible nombre de naissances hors mariage en Europe du Sud alors que ces naissances hors mariage représentent en Suède plus de la moitié des naissances.

Concernant la monoparentalité, la façon de compter, comme le savent tous ceux qui travaillent sur ces questions, fait effectivement problème. L'INSEE tient compte du ménage où l'enfant a sa résidence principale, mais ne tient pas compte du père « intermittent » qui a ses enfants un week-end sur deux et une partie des vacances. En réalité les enfants « circulent » beaucoup. Il en va de même des familles dites « recomposées », dont on peut avoir une vision très large, surtout lorsqu'on y inclut tous les enfants des précédentes unions de chacun des partenaires : il existe ainsi des enfants qui sont à cheval sur trois, voire quatre ménages... C'est pourquoi nous préférons calculer le nombre d'enfants confrontés à la présence d'un parent et du nouveau partenaire de ce parent. Il est important d'appréhender la diversité de ces situations, qui ne constituent pas forcément un isolat. Ce n'est pas parce que les parents sont séparés que les enfants sont entièrement séparés de l'un d'eux. Une vision longitudinale est beaucoup plus à même de rendre compte de la réalité de ces transitions familiales.

La question du divorce et du chômage est un peu celle de l'œuf et de la poule. Il est clair que ces deux phénomènes se combinent pour produire des situations d'exclusion sociale. Le divorce peut provoquer l'appauvrissement économique de la femme, surtout si elle a cessé son activité après la naissance du premier ou du second enfant et si elle divorce au bout de quinze ans de mariage ou plus, car la reprise d'activité sera dans ces situations très problématique. À cela s'ajoute l'appauvrissement relationnel, la perte de réseau - belle-famille, amis parfois -. Parfois aussi, le chômage crée au sein du couple des tensions très fortes, qui aboutissent au divorce. Il y a souvent co-occurrence de ces événements, quel que soit l'ordre dans lequel ils surviennent.

On commence à disposer de données sur le divorce des seniors, notamment grâce à l'étude qualitative de Vincent Caradec. L'effet « nid vide » après le départ des enfants et la difficulté, à l'âge de la retraite, de se retrouver face à face toute la journée, conduisent parfois à la séparation, pas forcément conflictuelle d'ailleurs, chacun redonnant sa liberté à l'autre, en partageant les biens acquis. C'est un phénomène qui progresse, mais sur lequel on dispose surtout de données qualitatives. Il faudrait que vous demandiez à Mme Prioux s'il y a un pic ou un surcroît de divorces à l'âge de la retraite.

Le nombre de PACS signé atteint les 130 000. Il y en avait 30 000 à la fin de 2000, 19 800 de plus à la fin de 2001 - soit une diminution de 16 % -, 25 000 en 2002, 28 000 en 2003 et 27 000 sur les trois premiers trimestres de 2004. Cela correspond donc à une demande très claire de reconnaissance. Ce qui fait problème, c'est qu'on ne puisse pas déterminer la part des couples homosexuels et celles des couples hétérosexuels ; il y a là un obstacle qu'il faut lever, car il n'est pas justifié ; un suivi par sexe n'étant pas, à mon sens, une atteinte à la vie privée.

M. le Président : C'est un point qui m'interpelle directement, car, lors de la révision de la loi sur l'informatique et les libertés, j'ai fait adopter un amendement qui permettait d'avoir une telle connaissance. En avez-vous été informé ?

M. Claude Martin : À l'heure actuelle, non, mais compte tenu de ce que vous me dites, je m'adresserai au ministère de la justice. Ce qui est clair en tout cas, c'est qu'on a affaire à une demande de reconnaissance publique d'une relation contractuelle, reconnaissance que traduit le PACS. Et je ne crois pas que cela ait fragilisé pour autant l'aspiration au mariage, ni que ce soit une alternative qui menace l'institution matrimoniale. Certaines enquêtes qualitatives, notamment sur le marché des robes de mariée, ont même repéré une progression des rituels matrimoniaux. Ce sont des données fragiles, évidemment, mais intéressantes.

Mme la Rapporteure : A-t-on les moyens de savoir si les PACS se transforment en mariages ?

M. Pierre-Christophe Baguet : A-t-on une estimation du nombre de « PACS administratifs » ?

M. Claude Martin : Je ne suis pas à même de vous fournir ces données.

Mme la Rapporteure : Vous avez dit que 15 % des enfants de moins de 25 ans vivaient dans des foyers monoparentaux et 8,7 % dans des foyers recomposés. De quand datent ces chiffres ?

M. Claude Martin : De 2001.

Mme la Rapporteure : A-t-on des données sur les moins de 20 ans ?

M. Claude Martin : L'INSEE retient l'âge de 25 ans. Ailleurs en Europe, c'est généralement 18 ans, parfois 16, parfois même il n'y a pas de limite d'âge du tout. Je crois que c'est même la tendance qui se dessine dans les travaux comparatifs : tenir compte des enfants présents dans le ménage monoparental quel que soit leur âge.

Mme la Rapporteure : Ce n'est tout de même pas la même chose.

M. Claude Martin : Dans des pays comme l'Italie ou la France, où il y a un nombre croissant de jeunes adultes vivant au domicile parental, il faut tout de même retenir cette limite des 25 ans, qui ne doit évidemment pas être exclusive d'autres limites, ne serait-ce que pour éviter les quiproquos. Au Royaume-Uni, par exemple, les enquêtes évoquent rarement la tranche 18-25 ans, car la monoparentalité concerne proportionnellement beaucoup plus de jeunes femmes avec de jeunes enfants.

M. Bernard Debré : Y a-t-il un lien entre l'allongement de la durée de la vie, c'est-à-dire l'apparition de ce que l'on appelle le « quatrième âge », et la fécondité ? Les gens se disent-ils : « J'ai besoin de capitaliser pour ma retraite, donc je fais moins d'enfants » ?

M. Claude Martin : Ils peuvent aussi avoir le réflexe inverse et se dire : « J'ai besoin de plus d'enfants pour s'occuper de moi quand je serai très vieux ». Il est déjà difficile d'avoir une idée précise des variables que prennent en compte les ménages à trente ans pour reporter ou non l'enfant qu'ils désirent...

M. Bernard Debré : Selon un sondage récent, les jeunes se préoccupent de leur retraite dès vingt ou vingt-cinq ans.

M. Claude Martin : On peut le comprendre, car c'est une thématique très présente dans les médias...

M. Bernard Debré : Si l'on envisageait d'inciter les gens à faire une seconde carrière après leur retraite, cela favoriserait-il ou non la fécondité ?

M. Claude Martin : Je ne sais comment répondre à une telle question. Elle pourrait laisser entendre que le nombre d'enfants est essentiellement lié aux conditions matérielles des générations adultes. Or le baby-boom est la preuve du contraire. Les conditions de logement étaient alors très peu propices, mais l'horizon était dégagé, on pouvait parier sur l'avenir. Toutes proportions gardées, ce même phénomène explique peut-être qu'on ait pu parler d'un « mini baby-boom » entre 1997 et 2000. Mais cette explication a ses limites, car actuellement le moral des ménages est mauvais et la fécondité ne baisse pas. C'est un casse-tête pour les démographes !

M. Sébastien Huyghe : Le troisième défi, avez-vous dit, est le contrat entre les générations. Avez-vous des chiffres sur les familles qui cohabitent avec les grands-parents sous le même toit ? Et sur le nombre des grands-parents qui s'occupent directement de leurs petits-enfants ?

M. Claude Martin : Nous disposons sur ce point de l'enquête « Trois générations », que la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) et l'INSEE avaient commandée à Claudine Attias-Donfut et André Masson au début des années 1990. Cette enquête a révélé la solidarité sous forme monétaire et aussi celle sous forme de temps consacré aux enfants, qui rééquilibrent les transferts opérés via la protection sociale. Il est difficile de mesurer exactement ces flux, d'autant que plus de dix ans se sont écoulés depuis cette étude, mais l'importance du rôle joué par les grands-parents dans la prise en charge de la petite enfance est certaine, et c'est un rôle que les services publics d'accueil de la petite enfance n'ont pas amenuisé.

Dans le sens inverse, c'est-à-dire ascendant, il y a la contribution des filles et des brus, qui, bien qu'elles soient encore sur le marché du travail, sont amenées à faire les arbitrages que j'évoquais tout à l'heure. La tendance a été, bien sûr, à la décohabitation, mais il y a aussi une tendance non négligeable, même si je ne dispose pas ici de chiffres précis, à la recohabitation, soit par réaménagement d'un logement pour accueillir chez soi le parent vieillissant, soit par installation chez lui d'un de ses enfants, afin de retarder au maximum le moment de recourir au placement en établissement. Et l'un des arbitrages dont je parlais consiste à poser la question : « Qui parmi nous dispose des conditions propices pour prendre notre mère ou notre père à la maison ? ».

M. le Président : Je vous remercie pour toutes ces informations et ces réflexions très utiles.

Audition de Mme France Prioux, directrice de recherche
à l'Institut national d'études démographiques


(Procès-verbal de la séance du 15 février 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président,
puis de Mme Henriette Martinez, Vice-Présidente

M. le Président : Madame Prioux, je vous souhaite la bienvenue. Vous êtes directrice de recherche à l'INED, et nous avons justement décidé de commencer nos travaux en nous interrogeant sur les fondements, l'évolution et l'état actuel de la famille. Il nous serait donc très utile de disposer de données démographiques actualisées sur les mutations des modèles familiaux. Comme il vous a été indiqué, je souhaiterais que vous nous livriez les résultats de vos travaux sur trois questions qui servent de trame à notre réflexion : le couple, la parentalité, les rapports entre les générations. Après votre exposé, nous vous poserons quelques questions.

Mme France Prioux : Ma présentation portera principalement sur l'évolution du mariage et de la vie en couple, mais je vous apporterai des éléments supplémentaires si vous le souhaitez.

Tous les graphiques relatifs à l'évolution du nombre des mariages depuis 1970 montrent une chute importante, puis une stabilisation entre 250 000 et 300 000 par an. On observe également une progression très importante du nombre des naissances hors mariage ; je n'ai pas encore les chiffres de 2004, mais la hausse se confirme à nouveau. Le nombre des divorces progresse également, un peu moins rapidement, mais reste relativement fort. On observe enfin une progression du nombre des PACS.

Les nouveaux mariés d'aujourd'hui ressemblent de moins en moins à ceux d'hier. En 2004, un mariage sur quatre unit au moins une personne divorcée, contre moins d'un sur dix en 1970. Dans 28 % des cas, les nouveaux mariés ont déjà un ou plusieurs enfants communs, au lieu de 5 % en 1970. Inversement, il est de plus en plus rare que la femme soit enceinte au moment de la cérémonie : alors que c'était le cas une fois sur quatre en 1970, la proportion est tombée à 8 % en 2002. Enfin, lorsqu'il s'agit d'un premier mariage, l'âge moyen des mariés a augmenté de plus de cinq ans et demi depuis 1970, et ce chez les hommes comme chez les femmes. Le nombre des divorces a plus que triplé, passant de 40 000 en 1970 à 125 000 en 2003, et il y a désormais 42 divorces pour 100 mariages, contre 12 pour 100 en 1970. Les naissances hors mariage ont été multipliées par 5,8, et leur proportion parmi l'ensemble des naissances par 6,3. Enfin, 31 000 PACS ont été conclus en 2003, soit un PACS pour 9 mariages environ.

La courbe du nombre des mariages montre que le pourcentage de personnes déjà mariées baisse fortement, quel que soit le sexe et quel que soit l'âge. Parmi les personnes nées en 1970, 3 sur 10 ne se marieront pas, contre 1 sur 10 seulement dans les générations 1945-1950. C'est la proportion la plus élevée jamais observée. Ce déclin du mariage s'explique principalement par le développement de la cohabitation hors mariage : alors qu'au début des années 1970, un couple sur six débutait ainsi son union, c'est le cas de neuf couples sur dix aujourd'hui. Et le phénomène est plus net et plus rapide encore lorsqu'il ne s'agit pas de la première union.

M. Hervé Mariton : De quelle durée d'union parle-t-on ? Un mois ? Dix ans ?

Mme France Prioux : Les données prennent en compte les unions de plus de six mois, mais on dispose aussi de statistiques toutes durées confondues.

Cette cohabitation débouche de moins en moins sur le mariage, et de plus en plus lentement. En 1975, la moitié des unions libres se transformait en mariage dans les deux ans ; ce n'était plus le cas que d'une sur trois en 1985, d'une sur cinq en 1995. Il y a trente ans, l'union libre était considérée comme un test, suivi d'un mariage à échéance assez brève, surtout lorsqu'il y avait désir d'enfant, a fortiori conception. Aujourd'hui, c'est un choix de vie de couple à part entière.

La conséquence la plus visible de ce phénomène est la multiplication des naissances hors mariage. En 2002, 44 % des enfants nés le sont de parents non mariés, la proportion s'élevant à 56 % pour les aînés, à 33 % chez les deuxièmes naissances et à 23 % chez les troisièmes naissances. La majorité des mères ont donc leur premier enfant en dehors du mariage.

Les enfants nés hors mariage sont reconnus de plus en plus rapidement par leur père. En 1970, seul un sur trois l'était avant l'âge d'un mois. Après la loi de 1970 qui a amélioré le statut des enfants naturels, et avec la diffusion de la cohabitation hors mariage, cette proportion est passée à deux sur trois en 1985, pour atteindre près de neuf sur dix en 2002. Il reste cependant 40 000 enfants non reconnus à l'âge d'un mois, et 30 000 à l'âge d'un an. C'est à peine plus qu'en 1970, car si le nombre des naissances hors mariage était à cette époque plus faible, le taux de reconnaissance l'était aussi. On peut estimer que 95 % des enfants nés hors mariage en 2002 acquerront finalement une filiation paternelle, et que 15 000 en resteront dépourvus, soit autant que dans les années 1960.

La fréquence des « légitimations » par mariage diminue, le mariage intervenant de plus en plus tard. On a néanmoins observé un ressaut après le vote de l'amendement Courson en 1996, puis de nouveau en 2000. Parmi les enfants nés hors mariage en 1970, 54 % ont été « légitimés » par mariage, quatre fois sur cinq avant leur sixième anniversaire. Parmi ceux nés dans les années 1990, on estime que seuls 40 % verront leurs parents se marier, et seulement deux fois sur trois avant l'âge de six ans. Et comme les naissances hors mariage sont beaucoup plus nombreuses qu'autrefois, un nombre de plus en plus élevé d'enfants ne verront pas leurs parents se marier. Des données plus récentes, recueillies par l'INSEE, confirment cette tendance : parmi les enfants nés en 1997 et 1998, seuls 26 % ont vu leurs parents se marier avant leur cinquième anniversaire. Mais le nombre des mariages « légitimant » un ou plusieurs enfants est de plus en plus élevé : c'était le cas de trois mariages sur dix en 1996, 1997 et 2000, et la proportion était même d'un sur dix pour deux enfants et plus.

M. Hervé Mariton : Avez-vous des précisions sur les contrastes sociologiques ou géographiques ?

M. le Président : Je propose que nous attendions la fin de l'exposé pour poser nos questions...

Mme France Prioux : Non seulement le nombre des mariages baisse, mais les premières unions sont devenues plus tardives. Pour les hommes, l'âge moyen est passé de 24,6 ans pour la génération de 1954 à 26,1 ans pour celle de 1969, tandis que s'accroissait parallèlement la proportion de personnes n'ayant jamais vécu en couple.

Plus tardives, les unions sont également plus fragiles. Ainsi, parmi les femmes ayant débuté leur première union vers 1980, 8 % l'avaient déjà rompue dans les cinq ans, et 17 % dans les dix ans. Parmi les premières unions débutées vers 1990, la proportion de ruptures était de 15 % dans les cinq ans, et de 28 % dans les dix ans. Cela signifie que les risques de rupture se sont beaucoup accrus en début d'union, et sont à leur maximum au cours de la troisième année.

La fragilité des unions commencées hors mariage est plus grande que celle des mariages directs. Parmi les premières unions commencées vers 1980, le taux de rupture avant cinq ans est de 11 % dans un cas et de 5 % dans l'autre, et avant dix ans de 22 % et 12 % respectivement. Pour les unions débutées dix ans plus tard, les proportions sont de 17 % et 9 % avant cinq ans, de 30 % et 17 % avant dix ans. La fragilité croissante des premières unions n'est donc pas due uniquement à la généralisation de la cohabitation : l'instabilité conjugale s'accroît dans toutes les catégories d'unions.

Parmi les couples mariés en 1950, 11 % seulement ont été rompus par divorce, contre 16 % parmi ceux mariés en 1960 et 30 % parmi ceux mariés en 1970. Cette proportion devrait atteindre 40 % pour les couples mariés en 1990, car, après une stabilisation apparente dans les années 1990, on a observé une reprise de la divortialité en 2003.

En résumé, au début des années 1970, il n'était guère envisageable de vouloir vivre en couple sans se marier, et encore moins d'avoir un enfant en dehors du mariage. On se mariait tôt, et peu d'hommes et de femmes restaient célibataires. Mais certains signes avant-coureurs montraient que le mariage était déjà en train de changer : la montée des divorces mettait en cause son indissolubilité, et la fréquence élevée des conceptions prénuptiales prouvait que les relations sexuelles débutaient de plus en plus souvent avant le mariage. Puis c'est la vie en couple qui a précédé le mariage, mais alors on se mariait lorsqu'on désirait un enfant, ou lorsqu'on en attendait un. La maîtrise de la contraception a permis que la cohabitation se prolonge sans risque de grossesse, et le mariage semble alors avoir perdu de son impératif, y compris lorsqu'un enfant s'annonçait. Plus de la moitié des premiers nés et le tiers des deuxièmes enfants naissent aujourd'hui de parents non mariés, et une proportion de plus en plus faible d'entre eux voient ensuite leurs parents se marier. Si certains restent attachés au mariage, pour d'autres il ne semble plus qu'une option dans leur parcours conjugal, et leur décision de convoler dépendra d'un choix rationnel susceptible d'être influencé par des incitations extérieures. Qu'il y ait mariage ou non, les unions sont devenues de plus en plus fragiles : divorces et ruptures sont de plus en plus fréquents et se produisent de plus en plus tôt. Ainsi il deviendra de moins en moins fréquent de faire sa vie avec un seul conjoint ; les parcours conjugaux sont de plus en plus complexes.

En conséquence, il y a de plus en plus de personnes seules. De 1990 à 1999, leur pourcentage a beaucoup augmenté, chez les hommes comme chez les femmes de moins de 55-60 ans. Les premières données issues du recensement de 2004 montrent que cette tendance se poursuit. Du fait du retard de l'âge à la première vie de couple et de la fréquence accrue des ruptures d'unions, le nombre des hommes vivant seuls s'accroît plus vite que celui des femmes vivant seules car les enfants restent plus souvent avec leur mère. Puis, après cinquante ou soixante ans, les enfants quittant le foyer maternel, les femmes sont plus nombreuses à vivre seules et le veuvage accentue cette tendance avec l'âge. Les ménages d'une personne seulement représentaient un cinquième du nombre total des ménages en 1968, ils en représentent un tiers en 2004, soit 14 % des hommes et des femmes vivant en France. Cette progression actuelle touche à peu près tous les groupes d'âge.

Une autre conséquence est que de plus en plus d'enfants ne vivent pas avec leurs deux parents. En 1999, sur 13,5 millions de mineurs, 15,8 % (soit 2,2 millions) ne vivaient qu'avec un seul de leurs parents, dont 13,9 % avec leur mère et 1,9 % avec leur père, tandis que 0,8 million, soit 6,2 %, vivaient avec leur père ou mère et un beau-parent. Les femmes seules avec un enfant se remettent moins fréquemment en couple, contrairement aux hommes seuls ayant la garde de leurs enfants. Il faut ajouter à cela les enfants vivant avec leurs deux parents et des demi-frères ou demi-sœurs issus d'une précédente union de leur père ou de leur mère. Ces situations sont de plus en plus fréquentes à mesure que l'on avance en âge : si, à l'âge d'un an, un enfant sur dix ne vit pas avec ses deux parents biologiques, la proportion passe à un sur cinq à partir de l'âge de sept ans et à un sur quatre à partir de l'âge de dix ans. Le pourcentage culmine à 27 ou 28 % vers quinze ou seize ans.

La grande majorité des familles monoparentales sont constituées de mères célibataires, soit qu'elles aient toujours été seules, soit qu'elles se soient séparées sans avoir été mariées.

Mme Henriette Martinez, Présidente : Je regrette qu'il n'y ait pas de statistiques postérieures à 1999. Peut-on penser que les tendances observées se confirment ?

Mme France Prioux : Il n'y a pas de raison pour qu'il en soit autrement. Nos sources d'information sont surtout les recensements. Sur les ruptures, qu'il s'agisse de couples mariés ou non, notre source est l'enquête rétrospective de 1999, mais l'INSEE n'en a pas programmé de nouvelle.

Mme la Rapporteure : A-t-on des données sur le nombre d'enfants élevés par leurs grands-parents ? Par des couples de même sexe ? Ou abandonnés par leurs parents ?

Mme France Prioux : Sur le premier point, nous n'avons rien, car l'INSEE ne considère pas de lien de parenté autre que celui entre parents et enfants. Tous les autres cas sont regroupés dans la catégorie « hors famille », ce qui représente peu de monde au total. Quant aux couples de même sexe, l'INSEE se refuse à poser la question, et recodifie même les réponses après coup si besoin est.

Mme la Rapporteure : Et sur les enfants de couples pacsés ?

Mme France Prioux : Nous n'avons rien encore. On ne sait même pas s'il s'agit de PACS homosexuels ou hétérosexuels. On a seulement des statistiques trimestrielles sur le nombre de PACS conclus et rompus. En 2003, le taux de PACS dissous dans les trois premières années était trois fois plus élevé que celui des mariages dissous. Il s'agissait, dans 82 % des cas, de dissolutions d'un commun accord et, dans 10 % des cas, de dissolutions pour cause de mariage d'un des deux partenaires.

Mme Henriette Martinez, Présidente, et Mme Claude Greff : Ensemble, ou avec quelqu'un d'autre ?

Mme France Prioux : Ce n'est même pas précisé ! Quant aux ruptures unilatérales, elles sont assez rares : environ 5 % du total.

Mme Nadine Morano : Et l'adoption ? Et la procréation médicalement assistée (PMA) ?

Mme France Prioux : La PMA a concerné, en 2000, quelque 11 000 enfants, plus 1 000 par insémination avec donneur. Les fécondations in vitro progressent constamment, ainsi que l'âge des mères, qui progresse comme dans le cas des naissances naturelles. Quant à l'insémination avec donneur, c'est une pratique en baisse, à cause de l'apparition de l'injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde.

M. Bernard Debré : Il s'agit, pour ceux que la précision intéresse, d'une technique de lutte contre la stérilité, qui consiste à prélever directement dans le testicule un spermatozoïde avant maturité.

Mme la Rapporteure : A-t-on des données sur l'insémination ou la PMA pratiquées à l'étranger ? Je pose cette question à cause des mères porteuses.

Mme France Prioux : Je n'ai pas de statistiques sur les mères porteuses. Sur la PMA, nous sommes à 1,5 % des enfants qui naissent chaque année grâce à ces techniques. Dans les pays du Nord, il y en a beaucoup plus, et bon nombre des autres pays sont au même niveau que nous.

Mme la Rapporteure : Et quel est le nombre des adoptions ?

Mme France Prioux : C'est un peu plus compliqué d'obtenir des données. Selon les statistiques des tribunaux et des organismes de placement, il y a par an environ 3 500 adoptions plénières et 6 500 adoptions simples, ces dernières pouvant concerner des enfants comme des adultes. Quant au nombre de visas délivrés en vue d'une adoption internationale, il est assez stable : 4 000 environ.

S'agissant des enfants français, les placements en vue d'adoption sont au nombre de quelque 1 000 par an, et ce nombre est assez stable. Par contre, le nombre de pupilles de l'État décroît, car il y a moins d'abandons. Parmi les enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance (ASE), 500 à 600 par an (536 en 2003) le sont parce qu'ils n'ont pas de filiation établie. Un peu plus de 100 (111 en 2003, mais le chiffre était de 250 au début des années 1990) le sont sur déclaration judiciaire d'abandon, et une centaine sont confiés par leurs parents eux-mêmes, mais ils ne sont pas adoptables, car ils sont seulement confiés et non pas abandonnés.

Mme Nadine Morano : Vous avez en partie répondu à une question que je me posais. Je ne voyais pas apparaître, en effet, le nombre de familles homoparentales. Selon certaines associations, cela concernerait quelque 400 000 familles qui comprendraient 100 000 enfants...

Mme France Prioux : Cela me paraît beaucoup. Le nombre de couples homosexuels était estimé, dans les années 1990, à 30 000 environ, des hommes pour la plupart. Selon l'enquête de 1999, ce chiffre serait constant, compte tenu toutefois de la marge d'imprécision, et le pourcentage de ceux qui élèveraient des enfants serait très faible. Sans doute y a-t-il une sous-estimation, mais il n'y a guère de possibilités à partir des statistiques de l'INSEE pour y voir plus clair...

Mme Nadine Morano : Quel est le nombre de naissances sous X ?

Mme France Prioux : Ce n'était pas l'objet de l'enquête, et celle-ci, qui plus est, a été auto-administrée. Il a fallu aller en mairies repérer les actes de naissance sous X, au nombre de 1 000 environ au début des années 1990. Selon l'INSEE, il y a actuellement chaque année moins de 700 enfants nés sans filiation, dont 600 répertoriés à l'aide sociale à l'enfance, mais dont une partie sont ensuite reconnus.

M. Pierre-Louis Fagniez : Sans doute ne pourrez-vous pas me répondre, mais je serais désireux d'avoir des ventilations par région et par catégorie socio-professionnelle.

Mme France Prioux : Je n'ai pas cela sous la main. Cela demanderait un gros travail. Il y a, cela dit, quelques informations sur les familles recomposées, dont il ressort qu'elles sont plus fréquentes dans les milieux ouvriers et employés, où l'on ne divorce pas beaucoup plus, mais où l'on se remet plus facilement en couple.

M. Pierre-Louis Fagniez : Deuxième question : comment se fait-il que l'on n'ait pas plus de données sur le nombre de PACS qui deviennent des mariages ?

Mme France Prioux : C'est lié à la loi même qui a créé le PACS.

Mme Nadine Morano : Malgré l'amendement de Patrick Bloche ?

Mme France Prioux : On disposera en effet, fin 2005, de statistiques sur le sexe et l'âge moyen des personnes pacsées, mais moins précises que celles sur les mariages : on ne va pas très loin quand on ne connaît que l'âge moyen des intéressés ! Il est certain, cela dit, que le PACS s'est développé d'abord chez les homosexuels, puis a progressé davantage chez les hétérosexuels.

M. Bernard Debré : Peut-on savoir éventuellement ce que deviennent les enfants nés hors mariage ? Se marient-ils moins que les autres ? Ont-ils plus ou moins d'enfants ?

Mme France Prioux : Nous avons des enquêtes sur les enfants nés dans les années 1960 et atteignant l'âge du mariage. La différence de comportement n'est pas significative. C'est très difficile à cerner, parce qu'il faut suivre les gens sur une longue durée.

M. Bernard Debré : Les enfants nés sous X ou sans père déclaré recherchent-ils leur père génétique ?

Mme France Prioux : Nous n'avons pas de statistiques là-dessus.

Mme Henriette Martinez, Présidente : Et sur les enfants maltraités ? A-t-on des statistiques sur les retraits d'enfants à leur famille ?

Mme France Prioux : Nous n'avons pas de données sur ce point.

Mme la Rapporteure : Sur la nuptialité, la fécondité, la divortialité, l'INED fait-il des projections à dix, voire à vingt ans, en extrapolant les tendances actuelles, ou bien les facteurs risquent-ils d'évoluer trop ?

Mme France Prioux : Il y a des hypothèses, mais elles portent davantage sur la structure des ménages que sur celle des familles... On ne sait jamais quand les comportements vont se retourner, mais on sait qu'une tendance ne se prolonge jamais indéfiniment, sans qu'il y ait saturation à un moment ou à un autre. Il n'est donc pas très utile de faire des projections lointaines.

M. Sébastien Huyghe : Je suppose que l'on ne connaît pas la durée moyenne d'un PACS ?

Mme France Prioux : Non. Avec la nouvelle loi, ce sera possible. Mais comme le PACS n'existe pas depuis très longtemps, la rupture se fait, par construction, au bout de peu de temps aussi.

Mme Nadine Morano : Que sait-on, sur le plan sociologique, de l'évolution des unions ? La mixité sociale est-elle plus grande qu'avant ?

Mme France Prioux : C'est assez difficile à observer, mais il y a toujours une certaine homogamie sociale, liée notamment à la durée des études. Des enquêtes ont été faites sur le choix du conjoint, après celle réalisée au début des années 1990. Il y en a une en cours, mais ses résultats ne seront pas connus avant un ou deux ans. Le problème est que l'on ne connaît que le conjoint actuel des personnes encore en couple, et que l'on n'a donc pas d'informations sur un éventuel conjoint précédent. C'est un biais.

Mme la Rapporteure : Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez ajouter avant que nous ne levions la séance ?

Mme France Prioux : Oui. Je voudrais ajouter que la baisse du nombre des mariages serait beaucoup plus forte s'il n'y avait pas une hausse très importante du nombre des mariages mixtes. En 2003, un mariage sur cinq impliquait au moins un étranger, et dans un cas sur dix une femme française épousait un étranger, originaire du Maghreb dans 55 % des cas.

Mme Henriette Martinez, Présidente : Et pour quelle durée ?

Mme France Prioux : Nous n'avons aucune donnée. On ne sait rien de plus que la nationalité. Il est très vraisemblable que beaucoup de ces femmes sont elles-mêmes d'origine étrangère, mais on ne le sait pas avec certitude.

Mme la Rapporteure : Cela signifie donc que 5,5 % des femmes françaises épousent un étranger maghrébin ?

Mme France Prioux : Absolument.

Mme la Rapporteure : C'est beaucoup plus que le nombre de familles homoparentales...

Mme Henriette Martinez, Présidente : Il me reste à vous remercier pour ces données et ces analyses très intéressantes.

Audition de M. Robert Rochefort, directeur général
du Centre de recherche pour l'étude
et l'observation des conditions de vie


(Procès-verbal de la séance du 2 mars 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, président

M. le Président : Nous accueillons M. Robert Rochefort, directeur général du CREDOC. Le CREDOC est un observateur privilégié des modes de vie, des opinions et des attentes de nos concitoyens. Notamment, l'enquête sur les conditions de vie et les aspirations des Français permet de suivre les besoins des familles. Votre témoignage peut donc nous apporter un éclairage précieux.

M. Robert Rochefort : Je ne suis pas un sociologue de la famille, mais un économiste et un sociologue des modes de vie. Mon propos liminaire portera donc plutôt sur la question de l'articulation entre la famille et la société. Je crains de ne pouvoir, en quinze minutes, répondre à toutes les questions que vous m'avez fait parvenir.

J'ai cru comprendre que la question sur laquelle mon regard vous intéressait le plus était celle de savoir si l'on peut constater des changements significatifs des modes de vie familiaux et si les facteurs de stabilité l'emportent sur les changements.

Pour nous orienter dans le maquis des transformations de la vie familiale, le meilleur fil directeur me semble être leur adaptation à la montée de ce que l'on pourrait appeler, au choix, l'individuation ou l'individualisme, voire l'hyper-individualisme.

Il me semble important d'être attentif à de petites choses auxquelles on ne prête pas souvent attention. Je pense par exemple à la montée, très significative, de la pratique des comptes bancaires séparés dans les couples, en particulier les jeunes couples, pour qui elle est pratiquement devenue une règle de base. Un autre exemple, peut-être encore plus significatif, est l'évolution du statut de la chambre à l'intérieur du domicile familial. Elle est devenue, au cours des années passées, un lieu de plus en plus privatisé. Elle n'est plus, comme on le disait autrefois, une chambre à coucher mais une chambre à vivre, qui remplit toute une série de fonctions allant du loisir au travail. L'arrivée des nouvelles technologies de l'information et de la communication contribue à cette évolution.

De façon plus générale, la question de l'articulation entre la revendication individuelle et la structure familiale s'illustre assez bien dans le statut de l'adolescent, du jeune adulte, voire de l'adulte un peu moins jeune. Ce statut ne correspond pas à ce que l'on voit dans le film Tanguy. Il s'agit plutôt d'un statut incertain. La question qui partage beaucoup les parents est de savoir s'il faut ou non accepter, et si oui de quelle façon, que le jeune adulte accueille au domicile familial ses compagnons ou ses compagnes successifs. Je parle ici de la famille ordinaire, composée d'un couple qui n'est pas séparé et qui a des enfants : un tiers des familles sont dans ce cas, comme c'était le cas il y a trente ans.

Qu'en est-il des deux autres tiers ? Le phénomène majeur me paraît être l'accroissement spectaculaire du nombre de ménages composés d'une personne seule. Ils représentent le tiers des ménages, et 40 % dans les villes de plus de 20 000 habitants. Dans ces 40 %, il n'y a que 8 % de veufs. Le veuvage est donc loin d'être le facteur principal d'une situation qui s'explique surtout par la montée des séparations et des divorces, mais aussi par le nombre important de jeunes adultes vivant seuls.

Ces personnes qui vivent seules ne sont pas nécessairement des personnes sans famille. Elles en ont une, avec laquelle elles ont des relations. Parallèlement, le champ familial s'élargit. La famille nucléaire des années soixante avait fini par oublier les grands-parents, les oncles et tantes, ainsi que les cousins. La famille actuelle fonctionne comme un réseau beaucoup plus large. Il n'est pas rare, par exemple, que l'on voie des frères, des sœurs, des cousins ou des cousines monter ensemble une petite entreprise ou s'associer pour rénover une maison de campagne.

La famille reste le lieu de sécurisation dans un monde incertain, inquiétant, agressif. À la question : « Êtes-vous d'accord pour dire que la famille est le seul endroit où vous vous sentez libre et détendu ? », 70 % des personnes répondaient oui il y a vingt-cinq ans, et elles restent aujourd'hui 60 % à répondre oui. Cette baisse est à mettre en relation avec l'augmentation du nombre de personnes ayant vécu une ou plusieurs séparations.

L'évolution des modes de vie familiaux n'est pas indépendante de l'ensemble des crises institutionnelles. La famille reste au cœur de la vie sociale mais vit de plein fouet la critique institutionnelle, tout comme le mariage n'est plus une institution mais reste une valeur. Tout se passe comme si l'on rejetait la dimension institutionnelle de la famille pour mieux renforcer l'idée qu'elle correspond à des valeurs authentiques que l'institution tendait à masquer. Par exemple, même si le divorce est de plus en plus accepté, 80 % des Français pensent qu'il est possible de vivre une vie entière avec une seule personne. De la même façon, ils sont plus nombreux qu'il y a dix ou vingt ans à estimer que si l'on se marie, c'est que l'on s'aime profondément.

La famille est confrontée à une critique de sa fonction institutionnelle. Elle est soumise à une tentation « expériencielle » : nous ne légitimons que ce que nous considérons comme positif après expérience. Puisque les expériences tournent parfois mal au début de la vie adulte, la famille se construit empiriquement, d'une manière chaotique, au cours d'un processus d'essais et d'erreurs.

Cette évolution est-elle de nature à fragiliser ou au contraire à renforcer la famille ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Cependant, il me semble possible d'affirmer que ce n'est plus le code civil mais la sociologie empirique qui définit les normes de la nouvelle famille. Je crois pour ma part que c'est là quelque chose de dangereux. La sociologie est descriptive. Je ne suis pas sûr que le rôle du législateur soit uniquement de suivre les évolutions qu'elle décrit quand il s'agit de quelque chose d'aussi important que la famille.

Au total, il me semble que les facteurs de stabilité finissent par l'emporter sur les facteurs de changement. La plupart des familles sont assez classiques : 85 % des enfants de moins de quinze ans - ou de moins de dix-huit ans - vivent avec leurs deux parents. Les familles résistent donc pour l'instant aux évolutions que l'on annonce parfois en disant qu'une femme sur trois connaîtra au cours de sa vie une logique de rupture familiale la conduisant à vivre seule, ou encore que presque un mariage sur deux se soldera par un divorce.

Mme Martine Aurillac : Vous avez dit que 85 % des enfants de moins de quinze ans - ou de moins de dix-huit ans - vivaient avec leurs deux parents. C'est un chiffre assez surprenant, compte tenu du nombre de divorces et de familles monoparentales.

M. Robert Rochefort : Beaucoup d'enfants vivent avec leurs deux parents alors que ceux-ci, s'ils divorcent peut-être un jour, n'ont pas encore divorcé. Le chiffre de 85 % correspond à une situation donnée à un instant T.

Mme la Rapporteure : Selon l'INED, 25 % des moins de vingt-cinq ans ne vivent pas avec leurs deux parents, soit qu'ils vivent avec un seul d'entre eux, soit qu'ils fassent partie d'une famille recomposée, le pourcentage des familles recomposées étant de 9 %.

M. Robert Rochefort : Cela signifie que 75 % des moins de vingt-cinq ans vivent avec leurs deux parents. Il y a une très grande cohérence entre ce chiffre et celui que j'ai cité.

M. le Président : Si les enfants restent plus longtemps au domicile familial, vous semble-t-il que cette évolution est due avant tout à des facteurs sociaux liés au choix d'une entrée plus tardive dans le marché du travail ou d'une difficulté à y entrer ? Ou bien pensez-vous qu'elle correspond plutôt au fait que la cellule familiale sécurisante amène les jeunes à rester plus longtemps chez leurs parents ?

M. Robert Rochefort : Il est tout à fait clair que les facteurs économiques jouent un rôle primordial dans cette évolution. Les jeunes adultes qui restent au domicile parental nous disent tous que c'est soit parce qu'ils n'ont pas d'emploi, soit parce qu'ils ont un emploi précaire ou mal payé, soit enfin parce que le prix du foncier est tel qu'ils ne peuvent pas trouver de logement. La cohabitation avec les parents n'est pas pour eux une souffrance comme c'était le cas il y a quelques années, mais s'ils en avaient les moyens, ils préféreraient quitter le domicile parental, par exemple sous la forme de la colocation, laquelle ne concerne pas seulement les étudiants mais aussi les jeunes adultes entrés dans la vie professionnelle.

M. le Président : Si l'on peut amener le petit ami ou la petite amie à la maison, la cohabitation avec les parents est moins difficile à vivre.

M. Robert Rochefort : Le CREDOC a mené une étude sur cette question. Il est plutôt considéré comme normal par les familles qu'un enfant adulte accueille sous son toit son petit ami ou sa petite amie.

M. Pierre-Louis Fagniez : Il semble que l'on tende vers une norme de 50 % de mariages débouchant sur un divorce. Vos études ont-elles permis d'établir une relation entre le taux de divorce et l'allongement de la durée de la vie ? Les deux évolutions sont en effet parallèles. Et l'on pourrait imaginer que la décision de divorcer n'est pas sans rapport avec le fait que l'espérance de vie à la date du divorce est suffisamment importante pour qu'il soit encore possible de refaire sa vie. A contrario, on peut supposer qu'autrefois, sachant qu'ils ne vivraient pas très vieux, les couples étaient plus enclins à se supporter un peu plus longtemps.

M. Robert Rochefort : Vous avez parfaitement raison. Il y a une relation entre le nombre de divorces et l'allongement de l'espérance de vie. J'ai lu quelque part - la source n'est pas une étude du CREDOC - que malgré la montée du nombre de divorces, la durée des mariages est plus longue qu'au XIXème siècle, précisément en raison de l'allongement de la durée de la vie.

Je voudrais insister sur deux autres aspects des choses.

Nous constatons un phénomène que certains appellent la peur des jeunes de s'engager. On parle de « l'adultescence » pour désigner cette période de la vie où l'on est dans l'âge adulte tout en étant encore adolescent. Dans sa typologie des modes de vie, le CREDOC parle des « célibataires campeurs ».

J'ajoute que, pour un jeune de vingt ans, la perspective de vivre une vie beaucoup plus longue que ses aînés n'est pas nécessairement heureuse. Certains affirment qu'une petite fille sur deux qui naît aujourd'hui sera presque centenaire. Apprendre, à l'âge de vingt ans, que l'on a encore quatre-vingts ans à vivre n'est pas forcément une information facile à recevoir. Il me semble qu'elle est plutôt de nature à faire naître un certain vertige.

Mais pour revenir à votre question, monsieur le député, je pense que l'allongement de l'espérance de vie et la possibilité de refaire sa vie avec un autre partenaire jouent un rôle dans les décisions de divorce prises à 40 ans ou à 50 ans. Et je pronostique que nous constaterons dans quelques années un accroissement du nombre des divorces à 60 ans. J'ajoute que l'idée que l'on peut refaire sa vie à 40 ou 50 ans est plus masculine que féminine.

Mme la Rapporteure : Les femmes ont plutôt cette idée autour de 35 ans, quand elles peuvent encore faire des enfants.

M. le Président : Qu'est-ce que les enquêtes du CREDOC font ressortir quant au rôle des grands-parents dans la famille ?

M. Robert Rochefort : Il est incontestable que la figure des grands-parents est aujourd'hui complètement transformée. Ils jouent un rôle beaucoup plus important que par le passé.

D'un point de vue économique, ils ont souvent plus d'argent que les parents. À l'âge de 60 ans, 6 % du revenu courant est distribué aux enfants et aux petits-enfants. C'est considérable.

Les grands-parents remplissent incontestablement une fonction de suppléance partielle lorsque le couple parental se sépare. Ils remplissent une fonction d'aide économique lorsque la situation des parents est difficile. Ils remplissent une fonction affective incontestable, bien que très ambiguë. Quand on les interroge, ils disent tous qu'ils sont généreux à l'égard de leurs enfants et leurs petits-enfants parce que ceux-ci sont dans une situation plus difficile que celle qui était la leur au même âge. Mais on constate que si cette affirmation correspond à une certaine réalité, elle est aussi un discours de justification. Les grands-parents gâtent les petits-enfants même quand ils ne sont pas dans une situation économique de manque.

J'évoquais à l'instant l'ambiguïté de la fonction affective. Pendant les vacances, par exemple, les grands-parents accueillent leurs petits-enfants. Quand ceux-ci sont jeunes, cela convient à tout le monde. Lorsqu'ils ont grandi, la location d'un appartement dans une station de sports d'hiver correspond à une sorte de troc affectif : elle est un moyen pour les grands-parents de s'assurer qu'ils verront leurs enfants et petits-enfants alors qu'ils n'en seraient pas complètement sûrs s'ils ne leur rendaient pas ce service. Pour ma part, cela ne me choque pas. La famille a toujours été un endroit d'échange économique. Mais peut-être serait-il préférable que les grands-parents en soient plus conscients et ne ressentent pas la nécessité de recouvrir cette réalité par un discours de rationalisation.

Les grands-parents jouent un rôle important dans la reconstruction des réunions familiales comme dans le renforcement des liens au sein de la famille élargie.

J'ajoute que le CREDOC interroge chaque année les parents sur leurs préférences pour la garde des jeunes enfants. Cette année, pour la première fois, la garde par les grands-parents est passée derrière la crèche collective. Le mode de garde le plus apprécié est la nourrice. Ensuite vient la crèche collective, puis les grands-parents, et enfin la garde à domicile par une personne rémunérée.

M. Bernard Debré : N'est-ce pas dû au fait que les grands-parents sont plus actifs que par le passé, soit qu'ils travaillent encore, soit qu'ils souhaitent voyager et considèrent la garde de leurs petits-enfants comme un fardeau ?

M. Robert Rochefort : Sans doute. Les grands-parents gardent moins souvent leurs petits-enfants pour les raisons que vous dites, mais aussi pour des raisons liées aux révolutions urbaines. Cela dit, les grands-parents sont très souvent inactifs, puisque l'on quitte aujourd'hui la vie professionnelle autour de 58 ans.

M. Bernard Debré : L'augmentation du nombre des crèches n'est-elle pas une autre explication ?

M. Robert Rochefort : Peut-être. Il reste que les parents préfèrent en général les modes de garde individuels, le choix d'un mode de garde collectif étant corrélé au niveau social de la famille.

M. Sébastien Huyghe : N'hésitent-ils pas à faire appel aux grands-parents parce qu'ils souhaitent que ceux qui gardent leurs enfants aient avec eux une relation éducative ? Ne craignent-ils pas que les grands-parents aspirent plutôt à une relation de plaisir avec leurs petits-enfants ?

M. le Président : J'entends de plus en plus de jeunes grands-parents se plaindre de ce que leurs enfants ont tendance à abuser de leur disponibilité. On a l'impression qu'ils souhaitent en effet avoir avec leurs petits-enfants une relation affective, mais en préservant leur autonomie et leurs loisirs. Le CREDOC a-t-il mené des enquêtes sur ce point ?

M. Robert Rochefort : Beaucoup dépend de la situation des grands-parents. Il y a un grand éventail de situations. Quand les grands-parents sont divorcés ou remariés, leurs rapports avec leurs petits-enfants sont beaucoup plus difficiles et moins fréquents.

Certains grands-parents sont ravis de consacrer beaucoup de temps à leurs petits-enfants, ce qui correspond parfois avec leur demande de moindre investissement professionnel en fin de carrière. D'autres aspirent d'abord à jouir de leur temps libre et souhaitent limiter le temps consacré à leurs petits-enfants. D'autres, enfin, organisent leur vie en réservant aux petits-enfants, dans leur emploi du temps, une part qu'ils souhaitent circonscrire de manière précise.

D'une façon générale, les grands-parents ont beaucoup plus de relations avec leurs petits-enfants qu'autrefois. Cela est aussi dû aux nouvelles technologies et aux équipements publics. Le TGV, les autoroutes, le fait que les retraités conduisent, tout cela compense largement l'éloignement géographique entre parents et grands-parents.

M. Pierre-Louis Fagniez : Comme vous l'avez souligné tout à l'heure, l'une des grandes caractéristiques de notre société est la solitude. Les grands-parents n'y échappent pas. Ils peuvent être seuls parce que veufs ou veuves. Ils peuvent aussi être éloignés parce que vivant à la campagne. Y a-t-il un lien entre cette solitude et l'accueil des enfants ? Les grands-parents ont-ils tendance à s'organiser pour combler leur solitude par l'accueil des petits-enfants ?

M. Robert Rochefort : C'est plutôt le contraire. Plus les grands-parents sont débordés, plus ils souhaitent consacrer du temps à leurs petits-enfants. J'ajoute qu'une étude menée auprès des personnes âgées a fait apparaître que le sentiment d'être heureux est directement corrélé au nombre de leurs petits-enfants, ainsi qu'au temps consacré à l'activité associative.

Mme la Rapporteure : Quel est l'impact du travail des femmes sur la famille, sur la répartition des tâches dans la vie quotidienne et sur les solidarités intergénérationnelles ?

M. Robert Rochefort : Je voudrais tout d'abord souligner que la question de l'évaluation du rôle parental ne peut pas être dissociée, aux yeux des Français, de la fonction de l'école. Très majoritairement, ils estiment que l'école n'est plus capable d'assumer ses fonctions de formation et d'encadrement, ce qui rejaillit sur la façon dont ils définissent la fonction parentale.

Cette fonction parentale est moyennement remplie. Le manque de temps est très souvent invoqué. Mais surtout, les parents affirment que la société ne valorise pas la fonction parentale. Quand on leur demande ce qui pourrait les aider à assumer cette fonction, ils avancent quatre réponses : il conviendrait de développer les équipements et les activités parascolaires ; il faudrait instituer un salaire parental pour le parent qui reste au domicile ; il faudrait condamner les parents dont les enfants commettent des infractions ; il faudrait augmenter les effectifs d'enseignants. La première réponse est avancée en majorité par les jeunes et les catégories socioprofessionnelles « supérieures » ; la deuxième l'est par les femmes au foyer, les ruraux, les indépendants et les familles nombreuses ; la troisième l'est par les hommes et les indépendants ; la quatrième l'est par les ouvriers et les non-diplômés.

M. Jean-Marc Nesme : Avez-vous mené des enquêtes sur la perception par les parents du rôle des médias ? Chacun sait que ceux-ci jouent de plus en plus un rôle de magistère, qui correspond à ce que l'on appelle aussi « l'écran social ». Beaucoup de parents ont le sentiment que les médias sont en concurrence par rapport à leur fonction parentale.

M. Robert Rochefort : Nous n'avons pas mené d'enquête sur ce sujet. Mais quand les parents disent que la société ne valorise pas suffisamment la famille, ils visent probablement, entre autres, les médias.

S'agissant de la répartition des tâches domestiques, l'écart se réduit, mais il se réduit très lentement. Depuis une quinzaine d'années, le temps qu'y consacrent les femmes se réduit d'une minute par jour, celui qu'y consacrent les hommes augmente de moins d'une minute par jour.

Cela dit, les Français, quand ils répondent à des enquêtes sur ce point, ont tendance à affirmer que la répartition des tâches domestiques relève de leur vie privée. Entre 80 et 90 % des Français considèrent que les hommes devraient consacrer plus de temps à ces tâches, mais 84 % affirment que la répartition actuelle des tâches est satisfaisante. Il serait faux de croire que les Français seraient favorables à une indifférenciation complète des rôles de l'homme et de la femme.

M. le Président : Avez-vous mené des enquêtes faisant apparaître une plus grande implication du père dans les tâches domestiques et dans l'accompagnement des enfants ?

M. Robert Rochefort : L'un des acquis de nos études est d'avoir mis en lumière la nécessité de distinguer tâches domestiques et tâches parentales. Aujourd'hui, dans un couple bi-actif, l'homme prend en charge 30 % du temps domestique et la femme 70 %. S'agissant du temps parental, les proportions sont respectivement de 40 % et 60 %. On peut dire que le temps libéré par la réduction du temps de travail a été largement mis au service du temps parental.

M. le Président : Avez-vous mené des enquêtes qualitatives sur la valeur des tâches ? L'idée ne prévaut-elle pas que les tâches parentales sont plus valorisantes que les tâches domestiques ?

M. Robert Rochefort : Il est clair qu'il existe une hiérarchie entre tâches parentales et tâches domestiques. Il y a même une hiérarchie à l'intérieur des tâches domestiques. Le lavage du linge et le repassage sont des tâches hyperféminines. Le bricolage est très masculin.

Mme Christine Boutin : La durée du temps domestique est-elle stable ?

M. Robert Rochefort : Le temps moyen consacré aux tâches domestiques au cours d'une journée tend à diminuer, du fait des gains de productivité. Mais au cours de la vie, le temps domestique augmente avec l'âge. Les hommes, quel que soit leur âge, consacrent la même durée au temps domestique. Par contre, les femmes de 45 ans y consacrent 50 minutes de plus que les femmes de 30 ans. D'une part, les tâches domestiques sont beaucoup plus nombreuses à 45 ans qu'à 30 ans ; d'autre part, les hommes de 30 ans participent plus aux tâches domestiques. Il y a sans doute également des tâches domestiques que l'on abandonne. On ne cire plus le parquet une fois par semaine.

M. Bernard Debré : La répartition des tâches domestiques a-t-elle une incidence sur le nombre de divorces ?

M. Robert Rochefort : Je l'ignore. Intuitivement, je ne dirais pas que le fait de partager les tâches domestiques protège du divorce.

Mme Michèle Tabarot : Les statistiques portant sur les couples bi-actifs prennent-elles en compte la durée du travail de l'homme et de la femme ?

M. Robert Rochefort : Oui. Dans un couple bi-actif - on entend par là un couple où les deux partenaires travaillent à temps plein -, l'homme occupe 53 % du temps professionnel, et la femme 47 %.

Je voudrais vous faire part d'une autre étude, qui fait ressortir qu'à la naissance d'un enfant, 90 % des Français pensent que la famille doit changer son mode de vie. Et 47 % des Français pensent que l'un des deux parents doit s'arrêter de travailler pendant deux à trois ans, période durant laquelle il ou elle devrait, selon eux, percevoir un salaire parental ou une prestation équivalente. J'ajoute que 40 % des Français estiment que l'un des deux parents doit quitter son emploi à temps plein pour choisir un temps partiel. Ce sont plutôt les traditionalistes qui sont favorables à une cessation d'activité alors que les modernistes sont en faveur du temps partiel. Tous pensent que l'arrivée de l'enfant doit conduire à une nouvelle répartition entre activité professionnelle et activité familiale.

M. le Président : Avez-vous affiné les enquêtes dans ce domaine ? Combien de femmes cessent de travailler à l'arrivée de l'enfant ? Combien de femmes ont un temps partiel ? Et parmi elles, combien ont un mi-temps ou un trois-quarts de temps ?

M. Robert Rochefort : Le problème est d'établir un lien de cause à effet entre l'arrivée de l'enfant et le temps partiel. Or il est difficile de distinguer le temps partiel contraint du temps partiel choisi.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Il faudrait savoir combien de femmes ne peuvent pas retrouver du travail après avoir cessé leur activité professionnelle en raison de l'arrivée d'un enfant.

M. Robert Rochefort : À la sortie de l'allocation parentale d'éducation (APE), une femme sur trois ou près d'une femme sur deux - je n'ai pas en tête les chiffres exacts - souhaite ne pas reprendre d'activité professionnelle. Ce chiffre nous a plongés dans une certaine perplexité. Le lien de cause à effet n'est pas certain. Peut-être certaines femmes ont-elles bénéficié de l'APE alors qu'elles souhaitaient de toute manière arrêter de travailler.

Mme Annick Lepetit : Savez-vous si le temps parental est mieux partagé entre le père et la mère dès lors que ceux-ci ne vivent plus ensemble ?

M. Robert Rochefort : Nous ne disposons pas d'études portant sur ce point précis. Spontanément, j'aurais tendance à dire qu'il est difficile d'arriver à un meilleur partage du temps parental à la suite d'un divorce.

Je peux vous dire qu'à partir de 40 ans, 6 % des femmes vivent seules, contre 13 % des hommes. La différence s'explique par le nombre de femmes qui, après une séparation, ont la garde des enfants et ne sont donc pas comptabilisées parmi les personnes seules.

Avant la fin de cette audition, je voudrais vous communiquer quatre chiffres : neuf Français sur dix considèrent que les jeunes ont davantage besoin de leurs parents que les jeunes d'il y a vingt ans ; deux Français sur trois pensent que nos enfants auront demain un niveau de vie inférieur au nôtre, ce qui me semble très préoccupant ; huit Français sur dix pensent que le devoir des parents est d'aider leurs enfants y compris lorsqu'ils sont adultes ; deux Français sur trois, enfin, pensent qu'il est préférable que les parents transmettent une partie de leur patrimoine de leur vivant.

M. le Président : Monsieur Rochefort, nous vous remercions très vivement des informations que vous nous avez données sur les modes de vie des Français.

Audition de M. Michel Chauvière, sociologue,
directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique


(Procès-verbal de la séance du 2 mars 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Monsieur Michel Chauvière, sociologue et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, vous êtes un spécialiste reconnu, entre autres, des mouvements familiaux. Nous vous demanderons de décrire l'histoire de la notion de politique familiale et de nous éclairer sur la façon dont sa régulation et ses implications sociales ont évolué.

M. Michel Chauvière : J'appartiens au Centre d'études et de recherches de sciences administratives, le CERSA, laboratoire commun au CNRS et à l'université de Paris-II qui regroupe des juristes en droit public, des politistes, des sociologues, la plupart d'entre eux étant passionnés par la généalogie de l'action publique. Dans cet ensemble, je m'occupe avec quelques autres du pôle dédié aux politiques sociales, plus particulièrement aux questions familiales. J'ai été amené à travailler sur cette question par deux voies.

Ma première entrée a été celle des mouvements familiaux. L'organisation française du champ familial, couronnée par l'UNAF - l'Union nationale des associations familiales -, est très différente de celle que l'on observe en Espagne, en Belgique et surtout en Angleterre. Chacun des deux grands partis politiques espagnols, par exemple, anime son propre réseau d'associations et le système est beaucoup moins institutionnalisé que dans notre pays. Comment cette spécificité française s'est-elle construite ? Il existe au total une soixantaine d'associations fédérées : Familles de France, Familles rurales, la Confédération syndicale des familles, l'Association des familles catholiques, l'Association des familles protestantes, l'Union des familles laïques, etc. Je me suis spécialement penché sur un groupe particulier issu de l'Action catholique, c'est-à-dire de la Jeunesse ouvrière chrétienne - la JOC - et de la Jeunesse agricole catholique - la JAC -. Nées à la fin des années vingt, ces deux organisations se sont déployées au cours des années trente et ont donné naissance, dans les années quarante, à Familles rurales et au Mouvement populaire des familles, avant d'irriguer l'Action catholique ouvrière - la plus engagée sur le plan religieux - la branche ouvrière du PSU des années soixante, ainsi que des mouvements à vocation familiale, syndicale ou culturelle comme Culture et liberté ou l'ADELS, l'Association pour la démocratie et l'éducation locale et sociale. Plutôt que sur des archives mortes, nous avons travaillé avec des témoins vivants, acteurs de cette époque, ce qui nous aide à comprendre ce qui peut animer un militant familial aujourd'hui, quel rapport il entretient avec la famille et pourquoi elle devient une question publique qu'il faut externaliser, porter dans le champ social. On ne se bat pas pour sa propre famille, mais pour la famille comme principe général d'organisation sociale - c'est surtout évident pour les célibataires, notamment les prêtres -. Cette démarche est légitimée par la loi Gounot de 1942, instituant un dispositif original de représentation officielle des intérêts matériels et moraux des familles, dispositif dont s'inspirera, après la Libération, l'ordonnance de mars 1945.

Ma seconde démarche est plus classique. Après avoir travaillé sur l'organisation de l'action familiale à travers les actes fondateurs de la politique familiale - les allocations familiales, les fameuses lois de 1920 criminalisant l'avortement et interdisant la propagande anticonceptionnelle, le code de la famille et de la natalité françaises de 1939, l'installation du Haut conseil de la population et de la famille à la même époque -, j'ai cherché à mieux connaître l'histoire politique de la famille.

Cette approche n'est possible que si l'on pose comme hypothèse que la famille est une construction sociale, humaine, qu'elle ne procède d'aucune espèce de naturalité et n'est pas universelle : elle n'a pas d'essence ou du moins de substance propre. La conception de la famille dépend donc des normes portées par divers groupes sociaux en concurrence, comme les États ou les Églises. Lorsque l'on s'intéresse aux familles, on trouve des hommes, des femmes et des enfants, unis par des relations asymétriques. Par ailleurs, les questions matérielles et patrimoniales y sont cruciales. C'est aussi au sein de la famille que se pratique l'essentiel de la sexualité, ce qui amène à s'interroger sur la régulation et les formes acceptables de la sexualité, et sur la sexualité extra-familiale, pré-familiale, ou encore celle des personnes handicapées. La famille est étayée par des normes juridiques issues du droit canon, du droit civil, du droit social, du droit du commerce ou du droit de la consommation. Enfin, la famille suscite de multiples controverses, au point que cette caractéristique semble inséparable de son existence sociale même : aujourd'hui, c'est le PACS ou la parentalité ; pendant la Révolution française, c'étaient l'égalité entre l'homme et la femme, le statut de l'enfant, la liberté contractuelle de s'unir et son double, la liberté de rompre le mariage par consentement mutuel, déjà inscrit dans les projets de 1792. On trouve certes des enfants, des biens patrimoniaux, de la sexualité, du droit et des débats ailleurs que dans la famille, mais c'est en son sein que ces éléments connaissent leur plus grand développement. Comment les différents pouvoirs intéressés par le contrôle de ces enjeux s'y prennent-ils ?

Cette approche par les ingrédients, qui disloque l'unité de la famille, ne doit pas faire oublier deux réalités. D'abord, un irréductible biologique semble s'imposer à la famille, même si la médecine de pointe s'y intéresse fortement. La seule méthode de procréation connue est la reproduction sexuée, la rencontre entre un principe mâle et un principe femelle ; la procréation in vitro et même le clonage n'y changent rien puisque le recours au ventre d'une femme demeure nécessaire. Le second irréductible est plus relatif : c'est la durée extrêmement longue de la socialisation de l'enfant et le fait qu'elle soit largement prise en charge par ses géniteurs. Cet accompagnement de l'enfant vers l'âge adulte par ses parents crée d'ailleurs des conflits avec les autres éducateurs ; ainsi, certaines familles résistent à l'école laïque, gratuite et obligatoire mise au service de l'enfant et n'ont de cesse de chercher à constituer une école au service de la famille.

Si la question familiale, en France, est autant débattue et controversée, c'est sans doute parce que notre pays se situe au croisement de deux expériences historiques : le catholicisme et la Révolution française. Notre longue tradition catholique n'est évidemment pas sans effets sur les normes transmises et, au-delà, sur la conception générale de la famille et du mariage, notions pratiquement inséparables pour l'Église. La Révolution a fondamentalement affecté cette représentation dominante et la situation actuelle n'est autre que le fruit de ce télescopage. En Espagne, au contraire, les expériences républicaines ont été limitées dans le temps et se sont mal terminées, notamment la seconde. Au demeurant, dans toutes les monarchies, une partie de l'imaginaire familial se légitime dans la vie de la famille royale exposée au peuple. Ainsi, en Angleterre, la famille est consubstantielle à la société puisqu'elle y est incarnée par la famille royale, référence commune en dépit de ses frasques. L'espace religieux et l'espace civil sont moins différenciés - il n'existe d'ailleurs pas d'équivalent à notre code civil -, à tel point que le mariage anglican a valeur civile, tandis que la France, depuis 1792, confère au mariage religieux un statut secondaire, privé, en ne l'autorisant qu'une fois le mariage civil prononcé.

Je retiens principalement deux éléments de la culture catholique. Premièrement, le concile de Trente, qui se tient entre 1545 et 1563, érige le mariage en sacrement, tandis que, chez les protestants, ce n'est qu'un contrat. En pleine contre-réforme, c'est un acte politique et stratégique : il s'agit, pour l'Église, d'exercer son pouvoir temporel, au sens où l'entend saint Thomas d'Aquin, en contrôlant la famille et le mariage, chez les grands comme chez les petits. Deuxièmement, l'Église contrôle une grande partie de l'état civil, c'est-à-dire de tous les événements de la vie, donc de l'organisation sociale, et ce n'est pas sans résistance qu'elle cédera cette prérogative. L'œuvre révolutionnaire entreprend de laïciser la société : institution des registres d'état civil pour arracher à l'Église la connaissance de la population qu'elle tenait des registres de baptême ; mariage civil ; démariage à travers le divorce institué en 1792. En outre, la Révolution invente la majorité à vingt et un ans, instaure l'égalité entre héritiers et interdit de déshériter, donne un statut à l'enfant. À ce propos, c'est encore l'étape révolutionnaire qui pose quelques principes essentiels comme l'interdiction du droit de correction paternelle
- laquelle ne résistera toutefois pas au règne de Napoléon - afin de libérer l'enfant, citoyen en puissance, d'un pouvoir abusif d'Ancien régime, hérité du droit romain. L'Église, du reste, n'était pas opposée à cette interdiction, voyant dans tout enfant un enfant de Dieu, malgré son caractère d'être mineur.

Au xixème siècle, la famille est plutôt un thème exploité par les traditionalistes, nostalgiques de l'Ancien régime, qui veulent restaurer l'ordre déchu et son modèle hiérarchique, dans le gouvernement des hommes comme dans celui des entreprises et de la famille. D'ailleurs, le code civil les y incite puisque Napoléon, dans son travail de compromis, va réintroduire l'inégalité entre l'homme et la femme au sein même de la famille. Je note au passage que le code civil ne définit pas la famille, pas plus qu'aucun autre texte fondamental du droit français.

M. Jean-Marc Nesme : C'est faux ! La famille est définie par l'article 213 du code civil, que tous les maires lisent lorsqu'ils célèbrent un mariage !

Mme Hélène Mignon : Mais non !

M. Michel Chauvière : Le code civil évoque bien la famille mais ne la définit nullement.

M. Jean-Marc Nesme : Il organise la famille en attribuant l'autorité parentale conjointe au père et à la mère.

M. Michel Chauvière : Mais ce n'est pas une définition !

M. Pierre-Louis Fagniez : Si c'était le cas, Christine Boutin n'aurait pas déposé de proposition de loi pour définir la famille, nous pouvons lui faire confiance !

M. Michel Chauvière : Au cours de l'histoire, plusieurs propositions ont effectivement eu pour objet de définir la famille, spécialement sous le régime de Vichy, dans l'optique de lui donner le statut de personne morale, mais toutes ont échoué ; les civilistes maréchalistes eux-mêmes étaient divisés sur l'opportunité d'une telle mesure. La famille existe socialement mais pas juridiquement. Les silences du code civil sont d'ailleurs lourds de conséquences.

M. le Président : Le code civil confie aux époux une responsabilité conjointe dans l'éducation des enfants mais ne définit pas la famille.

M. Michel Chauvière : Absolument. Prenez la loi de 1901 : elle ne se contente pas d'expliquer comment on constitue une association ; elle précise également que celle-ci est dotée de la personnalité morale. La famille est objet du droit mais pas sujet de droit.

M. Jean-Marc Nesme : Je vais vérifier dans le code civil.

M. le Président : Ce panorama historique passionnant sera un facteur d'unification pour la Mission d'information, mais il serait bon, monsieur Chauvière, que nous puissions aussi avoir un échange.

M. Michel Chauvière : Deux mots encore : les révolutions de 1830 et de 1848 font peu de cas de la question familiale. La Troisième République sera au contraire un moment historique important.

Entre 1895 et 1914, en attendant les grandes politiques d'assurances sociales des années vingt et la création de la Sécurité sociale en 1945, se développent toute une série de politiques assistancielles : aide médicale gratuite, protection de l'enfance et des vieillards infirmes, etc. Ces textes sont conformes à l'ontologie républicaine dans le sens où ils s'adressent aux citoyens pris individuellement. L'école obligatoire fait partie du tableau : elle est pensée en fonction de l'enfant et n'est en aucun cas un service à la famille ; l'enfant est sujet du droit à l'instruction et ses parents ont obligation de l'envoyer à l'école. Le dernier de ces textes, celui de 1913, qui innove en créant une allocation au bénéfice des familles nombreuses nécessiteuses, constitue en fait la dernière loi d'assistance et la première loi familiale. En somme, même si tout le monde ne pense qu'à cela, l'idée de famille n'est pas facile pour la République.

Vers 1920, au lendemain de la Grande Guerre, pour des raisons natalistes, mais pas seulement, apparaît le ministère des Affaires sociales première manière, en fait chargé des questions familiales. En 1932 sont créées les allocations familiales. Ce sursalaire en faveur de la famille, vieille revendication du mouvement familial, était alors refusé par la CGT et le reste du mouvement ouvrier, qui le percevaient comme un facteur de discrimination entre les travailleurs. C'était en fait une première mesure de discrimination positive, mais elle n'était pas si désintéressée : il s'agissait aussi de fidéliser la main-d'œuvre dans les entreprises. Les allocations seront progressivement déconnectées du travail et, en 1946, avec leur intégration dans la Sécurité sociale, elles deviendront un droit universel, au moins pour ce qui concerne l'allocation de base.

Le Front populaire ne s'occupe guère de régulation familiale si ce n'est en utilisant les allocations familiales pour ne pas accroître le salaire direct.

Mme Hélène Mignon : Ce n'est pas sa seule mesure.

M. Michel Chauvière : Entre le Front populaire et la guerre, en 1938, est instauré le Haut conseil à la population et à la famille, au nom des intérêts démographiques de la France, en phase avec la question de l'immigration et dans un contexte de concurrence avec l'Allemagne
- en témoignent les textes d'Alfred Sauvy ou de Michel Debré, alors jeune auditeur au Conseil d'Etat, sur la vitalité allemande dans les années trente -. C'est aussi à cette époque qu'est adopté le code de la famille et de la natalité françaises - le pluriel est important car la mode est au nationalisme et la famille doit être française -. On y trouve rassemblées des matières extraites du code civil, du code pénal, du code des contributions directes, du code des contributions indirectes. C'est la seule expérience de ce type : le code sera de nouveau éclaté en 1945 ; le code de la famille et de l'aide sociale de 1956 n'est que très peu familial et celui en vigueur aujourd'hui, le code de l'action sociale et des familles, l'est moins encore.

M. le Président : Beaucoup de membres de cette Mission d'information appartiennent aussi à une commission permanente de l'Assemblée nationale dont l'intitulé fait référence à la famille : la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales.

M. Michel Chauvière : Il serait d'ailleurs intéressant, M. le Président, d'étudier la genèse de cette appellation.

En juillet 1939, la Troisième République agonisante crée un ministère de la Famille qui reprend toutes les attributions du ministère de la Santé, sous l'autorité de Georges Pernot, et qui sert de « tapis rouge » à la politique familiale du régime de Vichy.

Celui-ci, vous le savez, prendra pour devise « Travail, Famille, Patrie ». Son premier acte est de créer un Commissariat général à la famille, innovation administrative, ancêtre de l'actuelle direction générale de l'action sociale. Les chargés de mission du Commissariat général ont une grande capacité d'action dans le cadre du régionalisme vichyste, décentralisation avant l'heure. Ils agissent de façon très moderne avec les universités, les sommités du monde médical et des pédagogues du secteur privé et associatif, aux limites de l'épure traditionnelle, très républicaine, distinguant privé et public.

L'État français met aussi à l'étude le projet de personnalité morale de la famille, dont j'ai déjà parlé, et celui du statut des associations familiales nées au début du siècle. Celles-ci revendiquent des prix cassés et des logements pour les familles, mais également le vote familial : il s'agit de prendre au pied de la lettre le concept d'universalité du droit de vote, sans l'accorder aux femmes ni aux enfants mineurs, mais en créditant le chef de famille d'autant de suffrages que sa maisonnée comporte de membres. Cette idée, jamais adoptée, fut néanmoins débattue assez régulièrement jusqu'aux années trente, et Poincaré, à une époque, s'en fit même l'avocat.

Mme la Rapporteure : Elle fait encore débat aujourd'hui en Allemagne.

M. Michel Chauvière : Cette pratique a d'ailleurs cours au sein de l'UNAF. Le code de l'action sociale et des familles prévoit que ses associations constitutives y sont représentées au prorata de leurs capacités familiales : une voix par adulte, une voix par tranche de trois enfants, une voix par enfant handicapé majeur à charge et même une voix par enfant mort pour la France ! On a ainsi réalisé un lien entre l'unité familiale et la citoyenneté ; mais on sort de la logique « un homme, une voix » pour entrer, d'une certaine manière, dans une sorte de communautarisme.

J'en reviens au régime de Vichy. La loi Gounot, je l'ai dit, donne un statut aux associations familiales, mais le système est très contrôlé administrativement et très centralisé. L'idée est reprise en 1945, portée par le MRP et le PCF, à travers des responsables comme Robert Prigent et François Billoux. Ils considèrent avec pragmatisme qu'il faut mobiliser les familles dans la reconstruction et que rien ne serait pire que de faire disparaître purement et simplement l'acquis des droits collectifs contenus dans la loi Gounot ; le texte est seulement nettoyé et républicanisé.

Au fait, monsieur Nesme, avez-vous trouvé l'article du code civil que vous cherchiez ?

M. Jean-Marc Nesme : La famille n'est pas définie dans le code civil, je vous l'accorde, mais elle l'est dans la Convention européenne des droits de l'Homme.

M. Michel Chauvière : Je n'ai jamais dit le contraire !

M. Jean-Marc Nesme : Il n'en reste pas moins que l'article 371-1 du code civil dispose que l'autorité familiale « appartient aux père et mère ».

M. Michel Chauvière : Mais le père et la mère ne constituent pas obligatoirement une famille !

M. le Président : Le code ne contient pas de définition claire de la notion de famille, c'est indéniable.

M. Jean-Marc Nesme : Cet article parle tout de même de la famille, pas de l'automobile !

M. Michel Chauvière : En 1946 apparaissent les caisses d'allocations familiales et la caisse nationale, l'UNCAF, qui sera transformée en CNAF en 1957. Avec l'UNAF et l'INED
- l'Institut national d'études démographiques, issu de l'Institut Alexis-Carrel et d'autres structures -, toutes les pièces institutionnelles du système familial à la française sont en place. L'INED constitue l'instance scientifique des questions familiales, la démographie étant une sorte de science républicaine de la famille. Je note entre parenthèses que la démographie n'est pas enseignée en Angleterre, pays où les gender studies sont si développées, tandis qu'elle est, en France, une discipline à part entière. En somme, l'institutionnalisation du champ familial y a fait obstacle à l'essor du féminisme.

La loi de 1953 finance l'UNAF par le haut, le robinet étant alimenté par les cotisations patronales aux caisses d'allocations familiales, à hauteur de 0,1 %, je crois, ce qui permet au « lobby familial » - comme disent certains, à tort me semble-t-il - de fonctionner avec des moyens considérables : l'hôtel particulier de la place Saint-Georges ne connaît manifestement pas la crise, alors que le reste de la vie associative française est en déclin.

M. Patrick Delnatte : C'est peut-être un bel immeuble, mais certaines parties intérieures sont très anciennes.

M. Michel Chauvière : D'une certaine manière, l'existence de l'UNAF et des UDAF permet de contrer l'impossibilité de donner un statut juridique à la famille : si aucune famille n'a de statut propre, l'ensemble des familles organisées a gagné le droit de figurer dans l'organisation institutionnelle française, ce qui lui confère une sorte de personnalité morale collective. L'UNAF est une structure monopolistique, les tentatives concurrentes n'ayant pas abouti, et elle jouit de prérogatives importantes, en particulier le monopole de la représentation des intérêts familiaux en France : ainsi, lorsque son président, M. Hubert Brin, s'exprime, il est investi d'une autorité officielle - il préside de surcroît la section des affaires sociales du Conseil économique et social -. Cette autorité est cependant contestée par les exclus du système : les parents d'élèves de l'enseignement public, qui restent volontairement à l'extérieur, et tous ceux qui sonnent à la porte mais ne sont pas acceptés, la dernière candidate en date étant l'APGL, l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens.

Les parents homosexuels répondent pourtant à la définition de la famille proposée par l'UNAF. En 1989, année du bicentenaire de la Révolution française, son assemblée générale, réunie à Bordeaux en présence du président Mitterrand en personne, avait proclamé une déclaration des droits de la famille, dépourvue de toute valeur réglementaire mais qui définissait ainsi la famille : elle est constituée par le mariage, la filiation légitime ou adoptive, la filiation naturelle ou l'exercice de l'autorité parentale, ce qui ouvre des perspectives assez larges.

Mme la Rapporteure : Les conditions sont-elles cumulatives ou alternatives ?

M. Michel Chauvière : On peut comprendre qu'il suffit qu'une condition soit remplie. Or l'APGL représente des personnes qui peuvent faire état d'un lien de filiation et qui sont pourvues de l'autorité parentale ; mais son adhésion reste bloquée.

M. le Président : Nous demanderons à M. Hubert Brin les raisons de ce blocage.

M. Michel Chauvière : Il a donné une explication assez légitime : l'UNAF ne saurait se substituer au législateur.

Je dirai un dernier mot à propos de l'adoption. Création du code de la famille de 1939, l'adoption plénière construit de la famille autrement que par la voie naturelle, sans sexualité procréatrice : par la loi.

Mme la Rapporteure : Avant 1939, l'adoption n'existait donc pas ?

M. Michel Chauvière : Si. Elle s'est développée après la Première Guerre mondiale mais restait peu réglementée ; au xixème siècle, il était surtout courant d'adopter un adulte.

L'adoption ouvre même aux célibataires la possibilité de fonder une famille. Pour certains, c'est le degré zéro de la famille, mais cela ne dépasse pas les limites de la définition, curieusement large, de l'UNAF. Et le code civil n'interdit pas une telle interprétation puisqu'il est muet sur le sujet !

M. le Président : Ce fut moins un dialogue qu'un exposé, mais nous avons énormément appris et nous nous permettrons sans doute de revenir vers vous, en fin de mission, pour nous resituer dans une perspective historique. Je vous remercie.

M. Michel Chauvière : Je me tiens à votre disposition.

Audition conjointe de Mme Martine Segalen, sociologue,
professeur à l'université de Paris X,
et de M. André Burguière, historien,
directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales


(Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir ce matin Mme Martine Segalen, sociologue, professeur à l'université de Paris X, et M. André Burguière, historien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Il n'était pas concevable que notre Mission d'information sur la famille et les droits des enfants se prive de l'éclairage que vous n'allez pas manquer de lui apporter ce matin, sur un sujet dont vous êtes tous deux d'éminents spécialistes. Vous êtes d'ailleurs coauteurs d'une Histoire de la famille.

M. André Burguière : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, l'histoire de la famille ne se raconte pas. C'est une histoire sans date, sans événement, et même sans évolution clairement dessinée. En outre, c'est une histoire sur laquelle chacun a son idée. Tous nos jugements sur l'état et les problèmes actuels de la famille - par exemple quand nous parlons de « déclin » ou de « crise » de la famille - se réfèrent à un long passé de stabilité plus ou moins mythique.

Je me propose, sans prétendre à l'exhaustivité, de décrire et d'expliquer certaines formes de changement, en me concentrant sur deux thèmes : le mariage et le couple, d'une part, la famille et l'État, d'autre part.

Il serait absurde de nier que nous assistons à une crise du mariage. En tant qu'institution validée par le passage devant l'autorité religieuse, il est affecté par un décrochement qui remonte au moins au début du XIXème siècle. En tant qu'institution civile, il traverse une crise récente, apparue au milieu des années 1970, c'est-à-dire, curieusement, au moment même où la natalité cessait de décliner en France.

Dans sa forme la plus complète - c'est-à-dire celle comprenant un passage devant le maire puis l'autorité religieuse -, l'institution du mariage était encore une pratique majoritaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette pratique ne remonte pas à Mathusalem, ni même à l'apparition du christianisme. En tant qu'officialisation d'une alliance entre un homme et une femme, mais surtout entre deux familles, dans le but de faire des enfants reconnus et d'assurer la reproduction du groupe familial, le mariage existe dans pratiquement toutes les sociétés. Cependant, l'Église elle-même considérait à l'origine qu'il s'agissait d'une affaire civile et terrestre, qui concernait les familles. Il en reste d'ailleurs une particularité théologique : le sacrement du mariage, qui est le plus récent des sacrements, n'est pas administré par les prêtres mais auto-administré. Ce n'est en fait qu'au XVème siècle, au moment où la société européenne dépeuplée et désorganisée commençait à se reconstruire, où beaucoup de lignages avaient disparu, que l'Église favorise le mariage pour lui-même, comme moyen d'arracher l'individu à l'insécurité et à la solitude. C'est aussi à ce moment que se fixe le rituel religieux que nous connaissons encore aujourd'hui. L'Église tente de valoriser la donation réciproque et le libre consentement des conjoints. C'est au siècle suivant que l'État, inquiet du développement des mésalliances que favorisaient les « mariages clandestins », décidés par les époux sans l'accord de qui que ce soit, a imposé le retour à un contrôle étroit des familles sur les choix de mariage. Mais au même moment, les autorités religieuses s'efforcent, avec une efficacité sans précédent, de réaliser le vieux rêve de l'Église d'enfermer la sexualité dans la sphère conjugale.

Il faut en effet rappeler que, dans la plupart des sociétés anciennes, en particulier dans les sociétés grecque et romaine, l'amour et le mariage sont deux réalités distinctes. L'amour a pour but le plaisir. Le mariage a pour but de donner naissance à des enfants légitimes. Dans le droit coutumier ancien, il en reste d'ailleurs des traces, par exemple le fait de ne reconnaître les droits de l'épouse qu'à partir de la naissance du premier enfant.

C'est à partir du XVIème siècle que s'affirme une forte hostilité des autorités et d'une large partie de la société aux formes de sexualité extraconjugale, et en particulier à la bâtardise. Cette pression normative se révèle efficace puisque, à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle, les naissances illégitimes disparaissent pratiquement totalement. Ce phénomène, exceptionnel, a duré trois quarts de siècle, ce qui est considérable.

L'insistance que l'Église a mise sur le libre consentement et sa stratégie de rechristianisation de la société et de la sphère conjugale ont eu deux effets imprévus.

En isolant le couple de son environnement pour mieux le soumettre à l'autorité des parents et non plus au voisinage, l'Église a créé une sphère d'intimité dans le couple, un besoin de secret qui a été sans doute la cause principale de l'apparition précoce, contre la volonté des autorités religieuses, du contrôle des naissances en France, dès le XVIIIème siècle.

En outre, l'Église a installé dans l'imaginaire social, dans les lieux communs, le modèle du mariage d'amour. Or, c'est ce modèle qui est à l'origine de la première législation du divorce sous la Révolution. Car si l'amour est le fondement du mariage, quand l'amour cesse, le mariage doit cesser.

Nous avons là un bon exemple d'effets imprévus, qui ne sont pas sans analogie avec ce qui s'est passé récemment en Iran. Ce pays a connu en vingt ans la transition démographique la plus rapide que le monde ait vécue depuis celle du Japon après la Seconde Guerre mondiale. La République islamiste n'avait rien prévu de tel, puisqu'elle a rétabli la polygamie, abaissé l'âge du mariage, diminué de moitié le droit d'héritage des femmes. Mais elle a scolarisé massivement la population, y compris les filles, ce qui a été à l'origine d'un mouvement de transformation. Les femmes ont commencé à faire des études, se sont mariées plus tard, ont décidé de leur mariage et l'écart entre les âges des conjoints a diminué. D'où une baisse de la fécondité, qui s'est rapprochée du modèle occidental.

L'évolution du mariage en France a donné naissance à un besoin de réalisation affective personnelle dans le couple. Les XIXème et XXème siècles ont été l'âge d'or du couple. La marchandisation de la main d'œuvre et l'essor de la civilisation urbaine ont abouti à une divergence entre la sphère familiale et la sphère individuelle. Ces nouvelles valeurs ont favorisé une poussée individualiste - laquelle n'est certes pas liée uniquement au contexte religieux - qui a fini par réinstaller une séparation entre la sphère de la sexualité et la sphère conjugale. La crise actuelle du mariage est l'aboutissement de cette poussée individualiste, qui ne refuse pas le couple mais ne l'admet que privatisé, soustrait à toute reconnaissance publique. Le couple fondé, non plus sur les enfants, mais sur l'amour, devient aussi éphémère que celui-ci.

Un autre facteur important d'individualisation a été la possibilité d'échapper aux contraintes des solidarités familiales. Les rapports de la famille et de l'État se sont ainsi transformés. On ne croit plus maintenant au schéma d'une évolution progressive de la famille ancienne, large, complexe, vers la famille moderne réduite. On tend à penser que plusieurs modèles de structures domestiques et familiales ont sans doute coexisté en France et en Europe jusqu'à la fin du XIXe siècle. Le modèle nucléaire n'est d'ailleurs pas le plus récent d'entre eux. Mais il reste possible de dégager une évolution : les principales fonctions sociales de la famille ont été progressivement transférées à l'État. La justice, la production et la consommation, l'éducation, la santé, qui, au Moyen Age, étaient presque totalement assurées par le groupe familial, sont désormais confiées à l'autorité publique. Cette évolution a été, dans le cas de la justice, le fruit d'une volonté de l'autorité publique d'étendre ses prérogatives. Mais elle a été le plus souvent le résultat d'une pression de la demande sociale. Cela a été également le cas de la santé : l'hôpital, d'abord réservé aux pauvres, a fini par accueillir tous les patients. Dans le cas de l'éducation, la grande poussée scolaire du XIXème siècle a précédé les lois de Jules Ferry parce qu'elle correspondait à une demande sociale. La maternelle, d'abord créée pour les enfants pauvres, a progressivement séduit l'ensemble de la population. La famille et le couple ont ainsi perdu une large part de leurs fonctions d'assistance, aujourd'hui dévolues à ce que l'on appelle l'État-Providence. En libérant les aspirations individualistes, cette évolution ne doit pas être exclusivement perçue comme une dégradation, dans la mesure où elle se traduit par une promotion des droits de l'homme, par exemple contre la puissance paternelle, ou encore par une affirmation des liens sociaux et nationaux face à l'exclusivisme des liens du sang.

Pour conclure, la famille est incontestablement en déclin, du moins du point de vue de son utilité sociale, qui s'est fortement réduite. Mais elle reste un recours dans les situations de danger. Durant les guerres, dans les situations d'oppression par l'État ou de crise économique, elle retrouve son rôle et redevient un bouclier. C'est d'ailleurs peut-être l'une des explications du fait que les pays latins, où la culture familiale est forte, supportent plus facilement que d'autres un taux de chômage élevé.

Affectivement, la famille reste forte, mais d'autant plus forte que la fonction affective est la seule qui lui reste. La famille est la seule valeur qui survive. Elle est peut-être la dernière religion - au sens étymologique du terme - du monde sécularisé : elle nous relie, par un lien mystérieux, à d'autres individus, en particulier aux morts. L'attachement profond à la réalité familiale tient aussi à l'idée reçue que la famille est un monde où l'on ne compte pas, un monde qui échappe au marché. C'est bien sûr un mythe. Les querelles familiales au moment des successions suffisent à montrer que l'affrontement des intérêts est au moins aussi important dans la famille qu'ailleurs. Il reste que le lien familial ou plutôt le lien de filiation inspire un sentiment de dette absolue ; l'idée qu'il faut rendre la vie qu'on a reçue. Ce qu'on appelle le désir d'enfant, dont on a longtemps fait une caractéristique féminine avant de s'apercevoir que les hommes désiraient aussi des enfants, correspond à ce besoin fondamental de rendre cette vie reçue.

Mme Martine Segalen : Mon exposé sera beaucoup moins brillant que celui de mon collègue et ami André Burguière, avec lequel j'aurai, sur certains points, l'occasion d'exprimer quelques désaccords.

La famille est une institution dont on pense toujours qu'elle est en crise. À certaines époques, on a souhaité sa disparition, en raison de l'oppression insupportable qu'elle était censée infliger à l'individu. À d'autres époques, on a parlé, à l'instar de Louis de Bonald, de sa « décomposition ». Frédéric Le Play s'alarmait de la crise qui la touchait à une époque de grande industrialisation et de prolétarisation. Dans les années 1970, on s'est inquiété de la crise de la famille en regrettant l'âge d'or mythique où elle était heureuse et stable. En réalité, cette institution multiple et changeante ne court pas plus de dangers aujourd'hui qu'hier. Tout comme l'image de la famille occidentale heureuse et stable est un mythe, la « réhabilitation » actuelle de la famille est essentiellement un discours médiatique.

Notre collègue Louis Roussel, auteur de La Famille incertaine, livre paru en 1989, parle de « désinstitutionnalisation familiale ». Il est vrai que le mariage n'a plus la cote chez les jeunes, bien que 285 000 mariages soient célébrés chaque année. Le couple fondé sur l'amour et l'égalité entre les sexes n'est pas institutionnalisé, mais la naissance de l'enfant opère une réinstitutionnalisation. La filiation est inscrite dans l'état civil, que le couple soit marié ou non. Depuis qu'on en fait moins, les enfants occupent une place croissante dans notre société. Le docteur Sutter disait : « C'est quand les Français ont commencé à faire moins d'enfants qu'ils s'y sont intéressés ». L'enfant est également d'autant plus chéri que les femmes, grâce aux grandes conquêtes féminines, décident du moment de leurs grossesses. Notre pays se caractérise d'ailleurs par le taux de fécondité le plus élevé d'Europe, alors même que le taux de travail des femmes françaises mères d'enfants en bas âge est le plus important. Deux pays seulement sont plus féconds, mais ils ont un taux d'emploi féminin moins fort que celui observé en France. Avec la montée du désir d'avoir une descendance, la famille tend à s'organiser autour des enfants. En outre, le couple qui, même non marié, est réinstitutionnalisé par l'enfant, est entouré de générations plus âgées qui l'aident et qui l'aiment.

Peut-on comparer veuvage et divorce ? Je ne le pense pas. Certains tentent de se rassurer devant l'augmentation des divorces, en ramenant ce phénomène à des modèles anciens. Mais on ne peut pas du tout comparer la mort d'un conjoint à un acte volontaire de divorce.

Les évolutions de la famille touchent-elles tous les pays européens de la même façon ? Tous les pays européens connaissent des transformations convergentes des modes de vie familiaux, mais la spécificité française tient dans la conjonction d'une fécondité relativement élevée et d'un fort taux d'emploi féminin. S'agissant de l'homogamie, la situation française n'a pas connu de changements significatifs. Les couples continuent de se former majoritairement au sein d'un même groupe social.

La répartition des rôles sexuels a-t-elle évolué au cours des années récentes ? Oui et non. Les hommes participent un peu plus aux tâches domestiques. Mais il est très important de distinguer tâches domestiques et tâches parentales. Les premières peuvent toujours être remises à plus tard. Les secondes n'attendent pas. Il me semble que les meilleurs travaux sur cette question sont ceux de Marie-Agnès Barrère-Maurisson, qui montre bien que les mères, même si elles travaillent, continuent d'en faire plus.

Vous nous avez posé par écrit plusieurs questions concernant les « formes de parentalité ». Ce mot est apparu récemment, dans les années 1980. Encore aujourd'hui, il s'agit d'un néologisme, et les correcteurs orthographiques de nos ordinateurs le soulignent en rouge... Nadine Le Faucheur a étudié la situation des mères élevant seules leurs enfants à une époque où elles apparaissaient comme des cas sociaux. Elle a contribué, en inventant le concept de monoparentalité, à les réintégrer dans le panorama de la diversité des structures familiales. Est apparu plus récemment le concept de « coparentalité », au moment où tout un arsenal législatif visait à retenir le père dans sa position de père. Il s'agissait de faire comprendre aux pères que le divorce ne les dispensait pas de remplir leur fonction parentale. On a vu arriver ensuite la « pluriparentalité ». L'idée est que plusieurs personnes peuvent partager l'exercice des droits parentaux et des devoirs envers l'enfant. Claudine Attias-Donfut et moi-même avons inventé la « grand-parentalité ». Le concept de parentalité n'est pas toujours neutre. Il tend aujourd'hui à véhiculer une nouvelle crainte concernant la famille. Certains parents sont supposés incapables de remplir leurs fonctions de protection et d'éducation. L'idée que ces parents « démissionnent » me paraît fausse. Nous avons plutôt affaire à des familles très démunies. Quand le père est au chômage, il lui est difficile d'avoir de l'autorité sur ses enfants. Enfin, le concept d'« homoparentalité », mis en avant par les mouvements homosexuels, correspond au souhait de donner au couple sexuel le même statut que les autres couples.

S'agissant de la notion de famille recomposée, les travaux d'Irène Théry et ceux qu'elle a inspirés montrent que deux modèles émergent : soit on tente d'effacer la première union à partir de l'idée que le premier compagnon de la mère, défaillant ou absent, doit être remplacé par le second ; soit, et c'est plutôt le cas dans les classes sociales plus aisées, l'enfant circule entre le foyer de son père et celui que forment sa mère et son nouveau compagnon.

Quels sont les facteurs déterminants de la taille de la famille ? Sur cette question, je souhaite insister sur le désir d'être jeune mère tout en travaillant. Notre pays, contrairement à ce qui se passe par exemple en Allemagne ou en Autriche, accepte très bien l'idée que l'on peut être mère tout en travaillant. Même dans un pays comme la Suède dont on nous vante tant la politique familiale, des injonctions très fortes pèsent sur les mères, bien plus qu'en France. À cet égard, l'amélioration de notre système de garde d'enfant est réclamée par toutes les familles.

S'agissant des liens intergénérationnels, ils sont extrêmement forts dans nos sociétés, même s'ils sont l'occasion de certaines tensions, heureusement apaisées par la disparition de la co-résidence entre générations. Pour la première fois dans l'histoire, quatre, voire cinq générations vivent en même temps. Autrefois, seule la famille pouvait s'occuper des personnes âgées. C'est moins vrai aujourd'hui, mais il reste que beaucoup repose sur la famille, c'est-à-dire, pour être clair, sur les femmes, et notamment sur les fameuses « femmes pivots », celles qui, à cinquante ans, sont grand-mères tout en ayant à leur charge leurs parents. Le filet de protection de l'État-Providence est absolument indispensable, à un moment où certains ont tendance à insister sur le rôle des solidarités familiales.

M. le Président : Madame Segalen, monsieur Burguière, je crois traduire un sentiment général en saluant la richesse de vos interventions.

S'agissant du désir d'enfant, pensez-vous qu'il se soit modifié ? Veut-on des enfants pour les mêmes raisons qu'on en voulait au XVIIIème ou au XIXème siècles ? Sur quoi le désir d'enfant se fonde-t-il aujourd'hui ? Sur l'idée qu'on a le devoir de jouer un rôle affectif ou éducatif ? Sur la volonté de contribuer à la reproduction de la société dans laquelle on vit ? Sur le désir de transcender l'angoisse de la mort ?

Mme Martine Segalen : La notion de « désir d'enfant » est très récente. Pendant longtemps, on ne se posait même pas la question de savoir si on désirait ou non des enfants. Dans les sociétés sans contraception, ils arrivaient naturellement, probablement plus nombreux qu'on ne le voulait. J'ajoute qu'il fallait avoir un enfant pour être adulte. Dans les milieux ruraux, on volait les souliers de la mariée, pour les brûler publiquement si, après quelques années, elle n'avait toujours pas d'enfant. Avoir un enfant allait de soi, puisque c'était le but de la relation sexuelle.

La question qui a traversé la société française a été plutôt de savoir comment faire pour limiter le nombre de naissances. Tout a changé à partir du moment où les femmes ont commencé à maîtriser ces naissances. Le couple, qui se construit uniquement sur la notion d'amour, veut désormais se donner une image de lui-même à travers l'enfant. L'idée que l'on prolonge son existence à travers l'enfant joue un rôle, de même que le besoin de rendre aux parents la vie qu'ils ont donnée. Mais je ne pense pas que ce soit pour ces raisons que les couples font des enfants. J'insiste sur le fait que, dans l'esprit des Français, un couple sans enfant n'est pas une famille. Les enquêtes montrent que, lorsque le membre d'une famille vit avec un conjoint hors mariage, il n'est considéré comme appartenant à cette famille qu'à partir de la naissance d'un enfant. Enfin, le désir d'enfant est entretenu par les médias : avoir un enfant, c'est « tendance ».

M. André Burguière : On peut difficilement imaginer une société refusant les enfants. Le désir d'enfant est difficile à historiciser. Dans les sociétés paysannes, on avait besoin d'enfants pour deux raisons : ils constituaient une main-d'œuvre en même temps qu'ils représentaient une garantie pour les vieux jours des parents. Avec la valorisation des sentiments désintéressés, on a pour ainsi dire remplacé la quantité par la qualité. Le désir d'enfant s'est récemment individualisé. On veut un enfant pour soi. En outre, la naissance de l'enfant est souvent différée. La femme veut d'abord pouvoir faire des études et s'installer dans la vie active.

L'un des problèmes qui me troublent est l'attitude à l'égard de l'avortement. Contrairement à un discours répandu, le maintien d'un nombre important d'avortements ne tient pas au manque d'information sur la contraception. Les femmes qui avortent ont un certain âge et sont très bien averties. La majorité de celles qui avortent sont des femmes qui avaient envie d'avoir un enfant avec leur compagnon et qui ont changé d'avis. Le désir d'enfant est personnalisé, de sorte qu'il est à la fois plus relatif et plus fort que jamais.

Mme la Rapporteure : Notre collègue Bérengère Poletti a organisé, dans le cadre de la Délégation aux droits des femmes, une réunion consacrée à l'interruption volontaire de grossesse. Les chercheuses de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) se sont dites scandalisées par cette interprétation du fort taux d'avortements en France, que l'on retrouve dans certains travaux très sérieux, notamment ceux du professeur Nisand. Celui-ci soutient que ce nombre d'avortements est l'expression d'un désir d'enfant qui ne se concrétise pas, les femmes souhaitant revenir sur leur décision. Les chercheuses de l'INSERM soutiennent au contraire que la principale cause du nombre élevé d'avortements repose sur le caractère essentiellement chimique de la contraception en France. La prise quotidienne de la pilule est une contrainte qui provoque une lassitude, de sorte que les femmes ont tendance à l'oublier, ou à ressentir une certaine saturation.

M. André Burguière : Cette explication est tout à fait possible. Les études sociologiques auxquelles je pense ont été réalisées à partir d'enquêtes par entretiens. Il se peut que, lorsqu'on raconte sa vie, on arrange l'histoire...

M. le Président : Quoi qu'il en soit, il importe de souligner qu'on ne doit pas lier le fort taux d'avortement à un problème d'inculture ou d'éducation insuffisante.

M. Pierre Goldberg : Les deux exposés que nous avons entendus étaient passionnants. Ils étaient aussi effrayants, car il sera difficile de traduire en dispositions législatives la richesse des analyses qu'ils nous ont présentées.

Vous avez insisté, madame Segalen, sur le fait que la famille est instituée à partir de l'arrivée de l'enfant, en soulignant qu'un couple n'était pas une famille. Or, l'appellation même de notre Mission d'information nous invite à travailler sur « la famille et les droits des enfants ». Est-ce une bonne façon d'envisager la famille et les droits des enfants que de les distinguer, ne serait-ce que dans cette appellation ? L'idée qui m'a semblé percer dans votre propos est que ces deux problèmes n'en font qu'un.

D'autre part, votre exposé portait l'empreinte d'un souci humain et social dans l'analyse de la famille. Je me souviens d'avoir reçu à la mairie de Montluçon un couple de jeunes gens à qui j'avais demandé s'ils avaient l'intention d'avoir des enfants et qui m'avaient répondu que leur situation sociale ne le leur permettait pas. Selon vous, une situation économique et sociale difficile peut-elle, dans la France d'aujourd'hui, constituer un frein au désir d'enfant susceptible d'inciter à différer la naissance d'un enfant, voire à ne pas en avoir du tout ?

M. le Président : J'ajoute que j'ai souvent l'occasion de constater que les conditions de logement à Paris peuvent constituer un obstacle important conduisant à différer la naissance d'un enfant.

M. Patrick Delnatte : Dans la constitution de la famille, que devient le mariage ? D'autre part, pensez-vous que nous assistons à un glissement de la notion de désir d'enfant à celle de droit à l'enfant ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous nous avez dit qu'un couple sans enfant ne constituait pas une famille. Pensez-vous qu'il faut en tirer une conclusion d'ordre législatif, en mettant fin à la pratique consistant à remettre un livret de famille aux couples sans enfant qui se marient ?

Mme Martine Segalen : Je vous signale l'existence des travaux qu'Henri Léridon a consacrés au désir d'enfant.

Pour répondre à M. Goldberg, je pense qu'un certain nombre de nos concitoyens vivent dans une situation de précarité telle qu'ils peuvent avoir le sentiment qu'il est plus raisonnable de ne pas avoir d'enfant parce que le futur est trop incertain. Dans la petite ville de Fourmies, le nombre d'emplois dans le tissage est passé en l'espace de vingt ans de 25 000 à 200 ! Les contextes générationnels sont très différents selon l'époque. Née en 1940, j'ai la chance d'appartenir à une génération dorée. À ma sortie de Sciences-Po au début des années 1960, j'avais le choix entre 200 postes ! Les enfants nés après 1970, alors même qu'ils ont été mieux éduqués et ont grandi dans des conditions plus confortables, ont beaucoup plus de mal à entrer dans le monde du travail. Je comprends que les jeunes couples en difficulté hésitent à faire des enfants.

Les difficultés économiques peuvent expliquer que l'on renonce à se marier. Le mariage représente un surplus symbolique et social qui se manifeste dans une fête coûteuse, que les jeunes couples n'ont pas les moyens d'assumer. Nous ne sommes plus dans les années 1970, où l'on pouvait se marier entre quatre témoins. Le mariage doit aujourd'hui être une grande fête, que l'on prépare longtemps à l'avance. Lorsqu'on n'en a pas les moyens, on ne se marie pas. Cette hypothèse me semble confirmée par la baisse du nombre de mariages à partir de 2000.

Le désir d'enfant tend effectivement, comme l'a suggéré M. Delnatte, à devenir un droit à l'enfant. Nous vivons à présent dans une société d'individus qui ont des droits. On n'accepte plus qu'il y ait des discriminations à l'égard des minorités, quelles qu'elles soient. C'est dans ce contexte que s'affirme un droit à l'enfant.

S'agissant du livret de famille, il est normal qu'on le remette aux couples au moment où ils se marient, puisque le mariage et la présomption de paternité qui lui est liée ont pour fonction de légitimer les enfants qui vont naître. Remettre aux mariés un livret de famille se justifie d'autant plus que le législateur a récemment prévu, dans la loi du 4 mars 2002, que l'officier d'état civil célébrant le mariage donne lecture aux futurs conjoints de l'article 371-1 du code civil, aux termes duquel « les parents associent l'enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité ». J'ajoute qu'à l'occasion du centenaire du code civil, les parlementaires avaient envisagé d'introduire dans la célébration du mariage une référence à la notion d'amour. Ils y ont renoncé. L'autorité civile ne demande pas aux gens de se marier par amour. En revanche, les époux se doivent toujours mutuellement « fidélité, secours, assistance ».

M. le Président : En effet. Fort heureusement, le législateur a supprimé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les dispositions du code civil selon lesquelles la femme devait obéissance au mari, lequel, en retour, lui devait protection...

M. André Burguière : Je ne suis pas sûr qu'il y ait un lien de cause à effet entre la crise économique et le fait de différer une naissance, voire de renoncer à avoir des enfants. Dans l'histoire, les baisses de natalité n'ont pas du tout coïncidé avec des périodes de crise. Le sociologue Arsène Dumont, qui s'inquiétait de la dénatalité, avait montré que, contrairement à ce que pensait le patronat, les ouvriers qui avaient accès à des appartements corrects avaient moins d'enfants. J'ajoute que les démographes ont constaté que les jeunes couples évaluent très souvent leur situation par rapport à celle qu'ils ont connue dans leur enfance. C'est d'ailleurs l'une des explications de l'évolution sinusoïdale de la fécondité en France depuis un siècle et demi. Fort heureusement, il n'est pas nécessaire, pour avoir des enfants, d'avoir de bonnes raisons d'en faire. Mais quand on veut s'en donner, elles relèvent de données plus complexes que l'évaluation immédiate de la situation sociale du couple. C'est d'ailleurs ce qui déprimait au début du XXème siècle les spécialistes d'anthropologie physique, dont les tendances étaient biologisantes et même vaguement racistes. Ils s'inquiétaient du fait que seules les classes populaires se reproduisaient, les classes supérieures étant celles où la natalité baissait le plus.

S'agissant du lien entre la famille et l'enfant, l'Église était en désaccord avec les classes populaires, puisqu'elle acceptait que l'on puisse se marier uniquement pour permettre à un homme et à une femme de s'assister. Les couples qui n'ont pas d'enfant, volontairement ou non, ont le droit d'exister socialement. Je ne pense pas que ce serait un progrès de lier uniquement la famille à l'enfant.

Je voudrais revenir sur le rôle de la solidarité familiale. Celle-ci est forte, comme l'a souligné Martine Segalen, et en particulier dans les périodes de crise. Cela dit, il serait risqué de faire machine arrière et de revenir sur une évolution ancienne qui a conduit à faire de plus en plus confiance à l'autorité publique. Dans les années 1980, certains ont avancé l'idée qu'après tout, puisque l'assistance apportée par l'État aux personnes âgées ou handicapées coûte cher et fonctionne mal, le mieux était peut-être d'en confier les crédits et la tâche aux familles. L'idée n'est pas absurde en soi. Mais elle comporte d'énormes risques. L'ordre des familles ne connaît pas forcément la justice, il peut être un lieu d'exploitation. L'intervention des pouvoirs publics a indéniablement été un progrès.

M. le Président : Madame Segalen, monsieur Burguière, nous vous remercions infiniment pour votre très riche contribution aux travaux de notre Mission d'information.

Audition de M. Hubert Brin, président
de l'Union nationale des associations familiales,
accompagné de Mme Marie-Claude Petit, vice-présidente


(Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : C'est un grand plaisir pour nous d'accueillir M. Hubert Brin et Mme Marie-Claude Petit, président et vice-présidente de l'Union nationale des associations familiales. La Mission d'information engage sa réflexion sur les mutations des modèles familiaux, les dispositifs de protection de l'enfance et le respect des droits de l'enfant avant de proposer, le cas échéant, de faire évoluer le droit de la famille. Elle a tenu à entendre au plus tôt les représentants de l'UNAF, association chargée de promouvoir, de défendre et de représenter les intérêts des familles vivant sur le territoire français, quelles que soient leurs croyances ou leur appartenance politique. Le rôle de l'UNAF n'est plus à démontrer : constituée en réseau de vingt-deux unités régionales et de cent unions départementales, elle est représentée dans quelque 20 000 instances de décision.

M. Hubert Brin : J'ai reçu de votre Mission une série de questions dont les premières portent sur le rôle et la représentativité de l'UNAF. J'y répondrai. La publication du rapport de la Cour des comptes a été ressentie d'autant plus durement que les médias, par déformation professionnelle ou par hostilité à la famille, en ont relaté la teneur sans ne rien dire des réponses faites à la Cour par l'UNAF et par le ministre chargé de la famille. La célébration du soixantième anniversaire de la création de l'Union en a été obérée, et je n'ai pu, comme je l'aurais souhaité, mettre l'accent sur le remarquable travail accompli depuis 1945 par les centaines de milliers de militants qui ont fait le choix de l'intérêt général plutôt que celui de leur carrière professionnelle.

Faut-il parler de « la » famille ou « des » familles ? Des deux, car les deux notions coexistent, et vouloir imposer un choix conduit à les nier toutes deux. Pour l'UNAF, « la famille », en tant que communauté de personnes, de fonctions, de droits et de devoirs, revêt une fonction générale, cependant que la notion de familles au pluriel renvoie à des histoires personnelles et à des situations économiques, sociales et culturelles multiples. Le législateur, dans sa sagesse, a choisi de ne pas encadrer par un texte les missions de l'UNAF. La Cour des comptes juge ces missions imprécises. Or traiter de la famille, c'est traiter de la société. Il est donc peu surprenant que l'UNAF ait été amenée à s'interroger sur les questions relatives à la prénatalité, à la génétique, à la bioéthique, à la petite enfance, à l'enfance, à l'adolescence, aux jeunes adultes, à la manière de concilier vie familiale et vie professionnelle, aux personnes âgées... Encadrer les missions de l'UNAF par des textes législatifs lui aurait, par exemple, interdit de s'intéresser au mythe implicite de l'homme parfait distillé par le biais de l'évolution des sciences géniques, ou aux relations entre les hommes induites par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Le législateur a confié à l'UNAF la mission de donner un avis aux pouvoirs publics sur tous sujets d'intérêt familial et de représenter toutes les familles, françaises et étrangères, vivant sur notre sol - à ce sujet, on observera qu'à la demande du mouvement familial, les étrangers ont pu adhérer aux associations familiales dès 1976, soit avant même la loi de 1983 -.

Pour ce qui est de la représentativité de l'Union, sachez que quelque 25 000 militants - bénévoles, j'y insiste - consacrent de douze à soixante demi-journées par an à la défense des intérêts des familles dans diverses instances, sur l'ensemble du territoire. Je rappelle que l'UNAF représente « les » associations familiales, ce qui a une signification politique forte : celle-là même que le Conseil National de la Résistance et le Gouvernement Provisoire de la République Française ont souhaité lui donner en instituant une représentation des familles libre et pluraliste. Ce pluralisme perdure, et il trouve sa traduction dans les instances de l'Union.

Le législateur a confié à l'Union la responsabilité d'agréer les associations qui pourraient être considérées comme des associations familiales. S'il n'a jamais défini la famille, il a défini les critères qui doivent être respectés pour qu'une association puisse être considérée comme une association familiale : elle doit regrouper soit des familles constituées par le mariage et la filiation, soit des couples mariés sans enfant, soit des personnes physiques ayant charge légale d'enfants ou exerçant l'autorité parentale sur des enfants. Pour sa part, l'UNAF, lors de son assemblée générale de juin 1989, a défini la famille comme « une communauté de personnes, de fonctions, de droits et de devoirs, fondée sur le mariage ou la filiation ou l'exercice de l'autorité parentale ». De ce fait, l'Union compte en son sein, depuis longtemps, des associations de familles monoparentales ; elle s'est d'ailleurs battue pour que ce terme se substitue progressivement à ceux, péjoratifs, de « fille-mère » ou de « mère célibataire ». Par ailleurs, s'il n'existe pas d'associations de familles recomposées en France, cela n'empêche en rien que nombre de ces familles adhèrent, sans difficulté, à des associations familiales.

Dans votre questionnaire, vous nous demandez si la conception de la famille de l'UNAF a évolué pour tenir compte de ce qu'il est convenu d'appeler l'homoparentalité. Qu'en est-il ? Nous avons reçu une demande d'agrément de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), demande à laquelle nous avons opposé un refus. Nous avons expliqué à l'APGL qu'en l'état des textes, une association de parents, biologiques ou juridiques, pourrait être agréée par l'UNAF quand bien même ces parents seraient homosexuels, puisque l'Union n'a pas à connaître de la sexualité des parents, mais de la charge légale d'enfants. En revanche, aucun texte ne dit que l'ami ou l'amie d'un parent homosexuel doive être considéré comme le parent de l'enfant ; rien ne nous permet donc de le reconnaître comme tel. Cette question est de la responsabilité du législateur et non de celle de l'UNAF, ce qui ne l'a pas empêchée, tant s'en faut, de débattre longuement de ce thème depuis 1998.

Notre position n'a pas varié depuis notre déclaration sur les droits de la famille, adoptée par 98 % des voix lors de notre assemblée générale de 1998 : nous considérons toujours que ce qui est en jeu, c'est l'intérêt supérieur de l'enfant d'avoir un père et une mère qui l'aiment dans la durée. Nous prenons acte que 90 % des jeunes commencent leur vie de couple hors mariage, si bien que celui-ci n'est plus l'acte fondateur de la famille ; mais cette évolution ne les empêche pas d'avoir un projet de vie à long terme ou un désir d'enfant. De plus, l'UNAF estime que l'acte du mariage est plutôt maltraité dans la société française et réaffirme régulièrement qu'il faut valoriser le mariage civil pour en faire autre chose qu'une formalité administrative bâclée en une dizaine de minutes, comme c'est trop souvent le cas.

Consciente des drames qui se nouaient pendant les années noires des débuts de la pandémie de sida, l'UNAF a appelé les parents à ne pas rejeter l'homosexualité de leurs enfants et, par ricochet, leurs enfants malades eux-mêmes. Mais la reconnaissance du fait homosexuel ne signifie pas qu'il faille confondre droits de la famille et droits des couples homosexuels, et nous avons clairement pris position aussi bien contre l'adoption par des couples homosexuels que contre leur accès à la procréation médicalement assistée. L'UNAF étant une institution pluraliste, l'objectivité m'impose de dire que cette position ne pas fait l'unanimité ; elle traduit toutefois l'opinion d'une très large majorité. L'Union rassemble des associations familiales catholiques, rurales, urbaines, laïques, protestantes, et de très nombreuses associations spécifiques - de familles monoparentales, avec enfants handicapés, avec jumeaux... -. Voilà ce qui, au-delà de son implantation, confère à l'UNAF sa représentativité. Nous étions conscients, avant que la Cour des comptes n'en parle, des lacunes de notre représentation dans les métropoles sur-urbanisées, mais j'ose dire que je serais content si nous étions le seul corps intermédiaire dans ce cas !

Sur quoi portent aujourd'hui les préoccupations quotidiennes des familles ? Sur le logement, l'école, l'emploi des jeunes, le vieillissement, les relations entre les générations, la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Elles portent aussi sur l'éducation des enfants, car il est de plus en plus difficile de poser des interdits dans une société qui laisse à penser en permanence que tout est permis. Sachant que les enfants passent chaque année 800 heures face à leurs éducateurs et 1 400 heures devant un écran de télévision, comment ne pas poser la question de la co-responsabilité de l'école et des médias dans la construction psychique des enfants ?

S'agissant des droits de la famille et des droits de l'enfant, chacun connaît l'apport de l'UNAF dans l'instauration de la médiation familiale, démarche essentielle. Il reste à valoriser, en amont, le conseil conjugal, pour prévenir autant que possible les ruptures dues au silence. De fortes attentes s'expriment par ailleurs quant à la place du parent non-gardien dans notre droit, car si la conjugalité peut s'effacer, un père reste un père, même s'il n'a pas la charge légale de l'enfant. À ce titre, il a besoin d'un logement lui permettant d'accueillir décemment ses enfants, ce qui pose la question de sa solvabilité. Il y a aujourd'hui nécessité de faire quelque chose à ce sujet. Cela suppose de faire doublement appel à la solidarité collective, en aidant à la fois les couples qui ont fait le choix de la séparation ou qui la subissent, et ceux qui choisissent de rester ensemble. On n'échappera donc pas à la redéfinition du contrat social.

Les préoccupations des familles conduisent à nous poser une question de fond : comment équilibrer « individualisation » et « familialisation » des droits ? L'ensemble de notre droit de la famille ne doit-il concerner que les individus ? Nous n'en sommes pas convaincus, car nous craignons qu'une telle approche nuise aux solidarités intergénérationnelles.

Nos unions départementales font état d'une autre demande récurrente : la définition juridique des beaux-parents dans les familles recomposées. Mais l'UNAF considère qu'il ne saurait y avoir d'évolution du droit sur ce point, tant que n'aura pas été réglée de manière plus satisfaisante la question du parent non-gardien, au risque, sinon, de nier le parent naturel.

Je m'en tiendrai là pour l'instant, mais le champ de la famille est si vaste que je souhaite que cette première rencontre soit suivie d'autres auditions, qui permettront aux représentants de l'UNAF de s'exprimer sur des sujets précis.

M. le Président : Je vous remercie de nous avoir rappelé les missions de l'UNAF, d'avoir été très précis au sujet de l'agrément des associations familiales et de nous avoir fait part des préoccupations des familles. Ce premier échange pourra bien entendu être suivi par d'autres rencontres.

M. Bernard Debré : Vous nous avez dit que l'UNAF comprend des associations de familles étrangères. Cela signifie-t-il que vous comptez dans vos rangs des familles polygames ?

M. Pierre-Christophe Baguet : Existe-t-il au sein de l'UNAF des associations familiales juives ?

M. Hubert Brin : Il n'y a pas d'associations représentant les familles étrangères au sein de l'UNAF, mais des familles étrangères adhèrent à de très nombreuses associations familiales. Nous ne comptons pas davantage d'associations musulmanes ou juives. La communauté juive a de grandes associations familiales qui répondent aux critères d'agrément de l'UNAF, mais elles n'ont jamais demandé à y adhérer ; nous commençons à prendre contact avec elles. Par ailleurs, il existe deux ou trois associations de familles musulmanes en France, qui se sont constituées après la loi de 1983. Certains mouvements comprennent de nombreuses familles étrangères, dont je suis incapable de vous dire si certaines sont polygames. Mais il est évident pour l'UNAF que ce type de construction familiale n'a pas sa place dans notre pays.

M. Pierre-Louis Fagniez : La famille n'est pas définie dans notre droit, avez-vous dit. Est-ce l'expression d'un regret, ou considérez-vous que c'est une bonne chose ?

M. Hubert Brin : Pour l'UNAF, je le rappelle, la famille est fondée soit sur le mariage, soit sur la filiation, soit sur l'exercice de l'autorité parentale. Définir par la loi la famille dans toute sa diversité supposerait bien des circonvolutions ! C'est un sujet de débat au sein de l'Union car si la position majoritaire a toujours été contre une définition législative de la famille, certains mouvements souhaitent une telle définition, afin par exemple que le législateur spécifie que le mariage unit un homme et une femme. Comme nous sommes une institution pluraliste, le débat va bon train.

Mme la Rapporteure : L'UNAF souhaite améliorer la situation du parent non-gardien. Quelle évolution précise souhaitez-vous ? Convient-il, selon vous, de généraliser la garde alternée ? Avez-vous d'autres propositions à formuler ?

Mme Martine Aurillac : J'ai cru comprendre qu'entre le mariage, la filiation et l'exercice de l'autorité parentale, c'est au dernier critère que vous attachez le plus d'importance. Cela signifie-t-il que, pour l'UNAF, l'appellation « famille » s'acquiert à la naissance d'un enfant ou lorsqu'il y a un enfant en perspective ? Ou bien donnez-vous déjà cette appellation à un couple marié, ou à un couple non marié mais qui a un projet - et un comportement - familial ?

M. Sébastien Huyghe : Votre conception de la famille se limite-t-elle à la famille nucléaire, fondée sur l'autorité parentale ? Quelle place faites-vous à la famille élargie, aux relations transgénérationnelles et aux grands-parents ?

M. Jean-Marc Nesme : Vous vous êtes prononcé en faveur de la « familialisation » des droits, de préférence à une « individualisation » des droits...

M. Hubert Brin : Non : nous souhaitons un équilibre entre droits individuels et droits familiaux.

M. Jean-Marc Nesme : Vous avez d'autre part rappelé le rôle croissant du magistère des médias dans l'éducation des enfants et des adolescents. Quelles doivent être les relations entre les familles et les médias ?

M. le Président : L'UNAF est consultée par le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA).

M. Hubert Brin : Mais elle n'y est pas représentée, ce qui serait tout différent...

M. Pierre-Christophe Baguet : Je me rappelle qu'un amendement à ce sujet a été rejeté...

Mme Marie-Françoise Clergeau : L'UNAF a refusé la demande d'agrément formulée par l'APGL au motif que les textes ne le permettraient pas. Je ne vois pas en quoi les textes ne seraient pas respectés, puisqu'il y a bien, au sein d'une famille homoparentale, exercice de l'autorité parentale.

M. le Président : J'aimerais également avoir des éclaircissements sur le point évoqué par Marie-Françoise Clergeau. Il me semble que Ségolène Royal, lorsqu'elle était ministre chargée de la famille, avait demandé à l'UNAF d'agréer l'APGL. Par ailleurs, vous nous avez dit qu'il fallait régler la question du parent non-gardien avant de s'attaquer à la clarification du rôle, des droits et des devoirs du beau-parent dans les familles recomposées. Il me semble néanmoins que de fortes attentes s'expriment à ce sujet. Puisque l'UNAF s'oppose à l'adoption et à la PMA pour les couples homosexuels, donner un statut juridique au beau-parent ne serait-il pas le moyen de régler la situation des familles homoparentales de fait ?

Mme Marie-Claude Petit : L'intérêt primordial des associations familiales, c'est l'enfant, et l'enfant entouré d'une famille. Des familles, il en existe de diverses formes, et nous les accueillons dans le respect de ce qu'elles sont, pour les aider. Pour avoir présidé pendant huit ans le mouvement Familles rurales, je peux témoigner que les associations familiales rurales traduisent, peut-être plus encore que d'autres, l'expression de la solidarité transgénérationnelle quotidienne. D'ailleurs, si elles existent, c'est que les services publics font défaut en milieu rural - c'est d'ailleurs pourquoi nous y sommes plus représentés que dans les villes -. Les petites communes manquent de moyens. Elles ne peuvent donc qu'être favorables à ce que les associations familiales mettent en place des services mêlant toutes les générations. Les familles se prennent par la main pour faire ce que les municipalités ne peuvent pas faire. Il peut s'agir de loisirs, de haltes-garderies, d'aide à domicile pour les personnes âgées... En somme, les citoyens se donnent les moyens d'agir. Mais la législation doit évoluer pour permettre aux familles d'aller dans le bon sens et de combattre la solitude. Une association qui ne prendrait pas en considération les intérêts de toutes les générations ne saurait être qualifiée d'association familiale. Cela vaut particulièrement dans le milieu rural, où l'on ne s'occupe pas de politique et où l'essentiel est de laisser le respect s'imposer entre les personnes.

M. Hubert Brin : La garde alternée est symboliquement importante, en ce qu'elle marque la permanence d'une responsabilité parentale partagée : elle signifie que l'on ne peut pas divorcer de son enfant. Mais il faut réfléchir avant d'aller plus avant dans la loi, car, aussi intéressante soit-elle, cette démarche ne peut devenir un absolu, même si des pères en grande souffrance le revendiquent au sein d'associations telles que SOS-Papa. Il faut garder à l'esprit le fait que, dans certains pays, les revendications des pères ont abouti à une généralisation des recherches en paternité ou à l'interdiction, pour la mère, de résider au-delà de 50 kilomètres du domicile du père. Ces excès démontrent la nécessité de développer la médiation familiale.

Nous reconnaissons comme famille un couple marié sans enfant, mais pas un couple vivant en union libre, même s'il a un projet d'enfant, car, en droit, seul le mariage comporte une présomption de paternité. Il est essentiel de se référer à des repères précis. Une fois encore, je renverrai au droit, non pour me défausser, mais parce que je ne vois pas comment une association qui ne serait formée que de couples non mariés sans enfant pourrait être reconnue comme association familiale. Nous n'avons pas à interdire aux associations familiales d'accepter l'adhésion de personnes qui ne constituent pas une famille. En revanche, nous ne les intégrons pas dans les listes d'adhérents qui participent aux instances décisionnelles de l'Union.

Mme Martine Aurillac : Donc, l'UNAF reconnaît comme familles les couples mariés sans enfant, mais pas les couples non mariés sans enfant.

M. Hubert Brin : Comment le pourrions-nous ? La famille apparaît quand l'enfant naît. Évidemment, le slogan des années 1990 selon lequel « c'est l'enfant qui fait famille » doit être nuancé, car les choses ne sont pas aussi simples. Le premier enfant, la grossesse ou le désir d'enfant font-ils famille ? Ces questions font débat. De même, on peut légitimement s'interroger sur le point de savoir si un couple non marié qui souhaite un enfant mais qui ne peut pas en avoir forme une famille.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Et que dire d'un couple qui se marie à soixante ans ?

M. Hubert Brin : La situation d'un tel couple est tout autre.

Quant à la question de l'« individualisation » et de la « familialisation » des droits, elle participe d'un débat de société. Alors que la tendance est à une individualisation croissante, l'UNAF considère, très majoritairement, que ce n'est pas la voie à suivre et qu'il faut préserver un équilibre entre droits individuels et droits collectifs, notamment pour la famille.

Pour ce qui est des relations entre famille, télévision et médias, j'espère que nous aurons l'occasion d'y revenir prochainement, car le secteur audiovisuel public est le seul service public dans lequel les usagers ne sont pas représentés.

Pour en revenir à l'AGPL, les futurs parents homosexuels qui, même s'ils désirent un enfant, n'en ont pas, ne constituent pas une famille, et les couples homosexuels élevant de fait des enfants ne peuvent pas être reconnus comme formant des familles, pour les mêmes raisons juridiques qui nous interdisent de donner cette reconnaissance à un couple hétérosexuel sans enfant et non marié.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Il y a pourtant des parents au sein de l'APGL !

M. Hubert Brin : Si la loi donnait aux deux membres d'un couple homosexuel la qualité juridique de parents, l'APGL serait agréée par l'UNAF. Mais, à ce jour, l'autorité parentale n'a jamais été confiée à l'ami ou à l'amie d'un parent, fût-il homosexuel. On en revient au débat de fond et à la position très largement partagée au sein de l'UNAF, selon laquelle un enfant, pour se construire, a besoin d'un père et d'une mère.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Qu'en est-il alors des familles monoparentales ou des veufs qui adhèrent à l'UNAF ?

M. Hubert Brin : Leur situation n'est pas de même nature que celle des homosexuels. Nous nous sommes battus pour que les femmes élevant seules un enfant se voient reconnaître le statut de famille, et c'est une victoire de l'avoir obtenu. Si aujourd'hui le terme de monoparentalité tend à signifier qu'une famille peut ne comprendre qu'un seul parent, il faut garder à l'esprit que dans 99,9 % des cas, même dans les familles monoparentales, il y a bien deux géniteurs. On peut régler différemment la question du parent non-gardien ou celle du beau-parent, mais il ne faut pas se laisser enfermer dans l'idée que monoparentalité signifie un seul parent.

M. Bernard Debré : Mais quelle est alors la position de l'UNAF à propos des enfants nés sous X et qui demandent à connaître leurs géniteurs ?

M. Hubert Brin : L'accès aux origines personnelles en cas de naissance sous X doit respecter l'équilibre entre l'impérieuse nécessité du silence et l'impérieuse nécessité du savoir. La difficulté est réelle, mais j'observe que ceux qui veulent supprimer l'accouchement sous X règlent la question de la maternité sans régler celle de la paternité, sauf à rechercher systématiquement la paternité par examen d'ADN.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il y a également le cas de l'adoption par un célibataire, autorisée par le législateur.

M. Hubert Brin : Nous nous mordons les doigts d'avoir ouvert en 1966 l'adoption aux célibataires. À l'époque, la question se posait de manière radicalement différente, et aujourd'hui l'esprit de la loi de 1966 est détourné. Je suis heureux que la Mission d'information existe, car il est nécessaire qu'un débat public serein ait lieu sur les questions du mariage homosexuel et de l'accès des homosexuels à l'adoption et à la PMA. Mais lorsque nous avons accepté l'adoption par un célibataire, il ne s'agissait absolument pas de permettre à une personne homosexuelle d'adopter. J'espère donc que nous prendrons le temps du débat.

M. le Président : Nous en resterons là pour aujourd'hui. Je vous remercie de nous avoir fait connaître, très librement et très directement, vos positions.

Audition de M. Maurice Godelier, anthropologue,
directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales


(Procès-verbal de la séance du 9 mars 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Vos publications, monsieur Godelier, font autorité, et votre dernier ouvrage, Les Métamorphoses de la parenté, donne une dimension universelle au questionnement sur les mutations des modèles familiaux. Constituée à la demande du Président de l'Assemblée nationale, notre Mission d'information a décidé d'engager ses travaux en s'interrogeant sur les fondements, l'évolution et l'état actuel de la famille. Elle entendra donc l'anthropologue et le directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales que vous êtes avec un intérêt particulier.

M. Maurice Godelier : Pour commencer, je souhaite partir d'une position théorique fondamentale : la famille est toujours un élément d'un système de parenté et, nulle part, la famille et la parenté ne sont le fondement d'une société. Il est faux d'affirmer que la parenté soit le fondement de la société. Votre Mission devra donc se méfier des sirènes qu'elle ne manquera pas d'entendre prétendre devant elle que « la famille, c'est tout ». Non ! Il faut bien situer les enjeux : ce qui fait société, ce sont des rapports politiques et religieux qui forgent une unité et une identité globales, une souveraineté sur un territoire.

L'objet de votre Mission, c'est la famille nucléaire occidentale monogame. Si l'on recense les quelque dix mille sociétés dans le monde, pour certaines gigantesques, telle celle des Han (chinois) qui sont plus d'un milliard d'humains, et pour d'autres minuscules, comme ces sociétés amazoniennes qui rassemblent moins de 300 personnes, toutes n'ont pas le même système de parenté. Mais chaque société en a un, qui est une variante de l'un des sept systèmes fondamentaux que les anthropologues ont mis au jour derrière des formes multiples. Le système de parenté européen est non linéaire ; il est patrilinéaire dans la société musulmane, matrilinéaire dans certaines sociétés océaniennes et d'Afrique centrale. La théorie de la conception d'un enfant varie selon la nature du système de parenté. Ainsi, la société matrilinéaire des îles Trobriand considère que la femme seule est génitrice, le sperme ne contribuant pas à la conception de l'enfant, lequel se forme dans le ventre de la mère par la conjonction du sang menstruel et de l'esprit d'un ancêtre qui vient se réincarner dans le ventre de la femme ; le père n'est pas le géniteur, il est le nourricier. Certes, cette vision n'a rien de scientifique, mais jusqu'au 18ème siècle la science n'a pas été à l'origine des représentations et explications de la société ; ce sont des représentations culturelles qui expliquent le christianisme, le bouddhisme...

Les anthropologues définissent le système de parenté européen comme non linéaire, c'est-à-dire qu'un enfant « descend » aussi bien de ses parents paternels que de ses parents maternels. En France ce système a une inflexion patrilinéaire, comme en témoignent les règles d'attribution du nom de famille qui était jusqu'à il y a peu celui du père. L'évolution légale récente fait que ce n'est plus automatiquement le cas : un enfant peut choisir de porter le nom de sa mère lorsqu'il devient majeur. Personne n'est capable d'expliquer pourquoi le même système de parenté se retrouve à des époques et en des lieux différents - en Europe occidentale, chez les Inuit, chez les Garia de Nouvelle-Guinée - sans que ces diverses sociétés aient été en contact.

« Père et mère », « father and mother », « Vater und Mutter » : ce sont là autant de transpositions des pater et mater latins, et c'est de la transformation du système de parenté latin que découle le système de parenté européen actuel. Mais l'on ne saurait négliger l'empreinte fondamentale du christianisme, sans lequel une partie du système de parenté occidental ne peut s'expliquer. Le christianisme a en effet remodelé tous les systèmes de parenté méditerranéens en imposant la monogamie ; en transformant le mariage, qui était auparavant l'alliance de lignages, en un sacrement administré par l'Église ; en faisant découler de ce sacrement l'interdiction du divorce et celle du remariage des veufs et des veuves, ainsi que le ralentissement, sinon la disparition, de l'adoption. À cela s'est ajoutée la représentation culturelle devenue thèse théologique selon laquelle l'union charnelle d'un homme et d'une femme fait de leurs deux corps une seule chair - una caro - et de leur enfant la chair de cette chair. La christianisation de l'Occident introduit, avec la monogamie, cette vision culturelle singulière de l'union des sexes. Le système de parenté que nous connaissons a donc traversé les siècles avec une « viscosité sociale » bien supérieure à celle des systèmes politiques et économiques. Sa particularité repose dans la relation entre parenté et famille, relation liée à une représentation politico-religieuse : en imposant l'obligation de baptiser ses enfants, de se marier à l'église et de se faire inhumer en terre chrétienne, le christianisme a abouti à un encadrement complet des individus, de leur naissance à leur mort.

Ensuite, la France a connu une évolution particulière avec la séparation de l'Église et de l'État, puis d'autres transformations capitales ont eu lieu. La première fut, il y a une quarantaine d'années, la substitution de l'autorité parentale à l'autorité paternelle, substitution signifiant une égalité de droits entre l'homme et la femme, mais aussi le fait que leur responsabilité vis-à-vis de l'enfant se perpétue après le divorce. La deuxième rupture fut précisément le divorce, et particulièrement le divorce par consentement mutuel, qui signifie que l'union des cœurs n'est pas éternelle et que le mariage n'est pas un sacrement. Et, à partir du moment où le divorce est autorisé, les familles recomposées se multiplient. Par ailleurs, on estime que 2,5 millions de personnes vivent en union libre et ont des enfants, ce qui ne pose aucun problème particulier depuis que le droit français a donné les mêmes droits à tous les enfants, qu'ils soient ou non nés dans le mariage. Les couples peuvent donc choisir de se marier ou de ne pas le faire. Le mariage cependant ne disparaît pas mais il prend place plus tard dans la vie.

J'observe par ailleurs une sorte d'obsession de la relation entre parenté et génétique, alors même que l'on constate l'élargissement de la parenté sociale. On attend des parents des familles recomposées qu'ils traitent les enfants du premier lit « comme les leurs ». D'ailleurs, les mots « marâtre » et « parâtre » se sont effacés au profit de « belle-mère » et « beau-père », - termes qui désignaient à l'origine seulement les parents par alliance -, ce qui a introduit une certaine confusion. À ces beaux-parents-là, la société fixe une norme implicite de bonne conduite et de responsabilité. En anglais « father in law » est le beau-père, le père de l'épouse ou de l'époux, et « step father » est le terme utilisé par les enfants d'un premier lit pour désigner le nouveau mari de leur mère (leur parâtre).

Autre évolution importante : le couple ne fait plus famille. On vit avec qui l'on veut puis, si on le souhaite, on convole - souvent à la naissance du premier enfant -. La famille commence avec cet enfant ; c'est une grande évolution des mœurs. Mais si le mariage est de plus en plus tardif - on se marie à 29 ans en moyenne -, il ne disparaît pas ; c'est un choix pragmatique qui s'est déplacé dans le temps, et l'autorité parentale partagée n'est pas liée au destin du couple qui a fait l'enfant.

J'en viens à l'effet des nouvelles technologies sur les choix des individus. Prenons le cas d'un couple dans lequel la femme est sujette à des fausses couches régulières et qui ne souhaite pas adopter. Il est désormais possible à cette femme de faire féconder un de ses ovocytes par son compagnon, puis de transférer cet ovocyte dans l'utérus de ce que l'on appelle une surrogate mother - mère de substitution -. Cette pratique est autorisée dans certains États américains, alors qu'elle ne l'est pas en France. La maternité est ainsi scindée en deux étapes : la femme de ce couple aura un enfant qui, génétiquement, est le sien, mais qu'elle n'aura pas mis au monde. Quant à la femme porteuse, elle loue son corps après avoir signé un contrat disposant expressément que l'enfant qu'elle porte n'est pas le sien et fixant la rémunération des risques encourus et du service rendu. Cette rémunération est limitée dans un plafond légal pour éviter la « prostitution des utérus », mais cela n'empêche évidemment nullement un couple qui veut un enfant de donner en sous-main à la mère porteuse ce qu'il veut... Une enquête réalisée aux États-Unis montre que les motivations qui poussent une femme à se faire mère porteuse sont variées (désir de donner « la vie » à un autre couple, désir de gagner de l'argent en restant à domicile, etc.). On comprend, par ailleurs, que les membres d'un couple puissent, plutôt que d'adopter, préférer faire porter par une autre l'enfant qu'ils élèveront et qui leur sera génétiquement lié. En outre, un homme stérile peut accepter d'être le père social de l'enfant de sa femme, dont il n'est pas le géniteur, de même qu'une femme peut accepter que son mari insémine une autre femme. Pour se faire inséminer, les lesbiennes de France doivent aller en Belgique. Diverses techniques nouvelles ouvrent donc aux individus des possibilités qui n'existaient pas et qu'ils utilisent, qu'elles soient légales ou non.

Pour ce qui est du clonage reproductif, c'est-à-dire la reproduction de soi par soi sans sexualité, j'y suis résolument opposé. Il s'agit d'un fantasme individuel d'immortalité, et la société ne doit pas permettre aux individus la réalisation de tous leurs fantasmes ; c'est un péril pour les êtres sociaux que nous sommes. J'espère donc que les États résisteront, mais je sais qu'il existe déjà des laboratoires en Thaïlande et, surtout, un marché potentiel...

J'en viens à la revendication d'un encadrement social, politique et juridique de l'homoparentalité, laquelle existe de facto. On évalue la population homosexuelle en France à 5 % à peine de la population totale, et à 2,8 % au plus la population exclusivement homosexuelle - pourcentages qui montrent que ces populations ont un poids médiatique bien supérieur à leur importance démographique -. Si l'on aborde la question de l'homoparentalité par le biais de l'anthropologie et de l'histoire, sans préjugés sur la sexualité, on se rend compte que la revendication actuelle est le produit de trois mouvements qui n'avaient initialement rien de commun mais qui se sont rencontrés et combinés depuis une vingtaine d'années.

Il y a, en premier lieu, le nouveau statut de l'enfance et de l'enfant. À partir du XIXe siècle, l'enfant acquiert une valeur sociale et culturelle nouvelle, qui donne elle-même une valeur aux parents qui l'engendrent. Cette évolution a abouti à l'énoncé de droits universels de l'enfant, traduits dans la Déclaration des droits de l'enfant. On observera que ce cheminement est celui de l'Occident, mais ni celui de l'islam, ni celui de la Chine. Je ne me risquerais d'ailleurs pas à faire de la provocation sur le mariage homosexuel en Chine... Donc, à partir du XIXème siècle, une valorisation nouvelle de l'enfant et de l'enfance structure le désir d'enfant.

Puis, au milieu du XXème siècle, vient la « dépathologisation » de l'homosexualité : celle-ci n'est plus considérée en médecine comme une maladie qu'il faut guérir et, bientôt, les associations américaine et française de psychologie ne la tiennent plus pour une perversion. Cela signifie que l'homosexualité est désormais considérée comme une sexualité comme une autre, comme une sexualité normale. À cet égard, on s'interrogera sur la longue cécité des primatologues qui se sont intéressés aux chimpanzés et aux bonobos, c'est-à-dire aux deux espèces de singes dont les chromosomes sont les plus proches de ceux de l'homme. Ces primatologues n'ont pas su voir les multiples pratiques homosexuelles de ces deux populations, où les femelles se frottent la vulve entre elles et les mâles se masturbent mutuellement, la copulation hétérosexuelle se limitant à la période des chaleurs et, donc, à la reproduction. Il a fallu des décennies pour que les yeux se dessillent et que l'on tire de cette observation la conclusion qui s'imposait : il existe une sexualité tournée vers la reproduction et une sexualité tournée vers une certaine jouissance. De même, dans un autre domaine, on a longtemps pensé que les mâles les plus forts avaient davantage de chance de s'accoupler avec les femelles ; il apparaît maintenant que ce sont elles qui le plus souvent choisissent leur partenaire et qu'elles ne choisissent pas forcément le mâle dominant...

Le troisième mouvement repose dans le fait que, au sein des sociétés démocratiques européennes, les minorités revendiquent les mêmes droits que ceux de la majorité, à condition, bien entendu, que cette revendication respecte les droits de ceux qui en ont déjà.

Si l'on relie ces trois mouvements, qui se sont croisés il y a une vingtaine d'années, on doit admettre que le désir d'enfant d'un homosexuel peut être satisfait sans que la société en soit bouleversée. Je ne vois pas pour quelles raisons, dans le cadre social et culturel qui est le nôtre, ce désir serait interdit, et c'est pourquoi je suis favorable à ce qu'une législation encadre la parenté homosexuelle, qui existe et s'étendra de toute façon.

Qu'en sera-t-il des enfants, me dira-t-on ? Je n'ai jamais constaté que les hétérosexuels élèvent mieux leurs enfants que les autres, et il me semble bien avoir entendu parler de femmes et d'enfants maltraités dans des familles hétérosexuelles ; que les parents soient hétérosexuels ne garantit pas que les enfants se développeront au mieux. D'autre part, tous les homosexuels ne veulent pas d'enfants, et ceux qui souhaitent prendre cette responsabilité ne sont pas isolés du monde hétérosexuel. L'enfant aura des oncles, des grands-parents, des voisins, ira à l'école... Il ne sera pas amené à vivre dans un ghetto homosexuel. Des enquêtes menées aux États-Unis et en Angleterre sur l'orientation sexuelle des enfants élevés par des homosexuels, il ressort que le taux d'apparition spontanée de tendances homosexuelles chez ces enfants est soit quasiment identique à ce que l'on constate au sein des familles hétérosexuelles, soit légèrement supérieur - passant de 3 % d'apparition spontanée à 5 % -. On est loin de l'usine à produire automatiquement des homosexuels que redoutent certains.

En résumé, en tant qu'anthropologue, je ne vois pas de raison de réprimer la revendication exprimée par les homosexuels, mais je considère qu'il faut l'accompagner, au terme d'un débat public qui ne doit pas céder à l'électoralisme : il ne s'agit pas de préparer une déclaration en vue de la Gay pride ! Je ne vois pas de péril majeur pour la société française dans une décision politique qui, de plus, a déjà été prise tant par l'Espagne catholique que par les calvinistes néerlandais, si bien que la France est désormais encadrée. La législation doit fixer des responsabilités, des droits et des devoirs égaux pour les homosexuels et pour les hétérosexuels, sans discrimination. Le PACS ne permettant pas les adaptations imposées par l'évolution sociale, il faudra, pour être cohérent, définir le mariage comme l'union de deux personnes du même sexe ou de sexe différent. Il faut légiférer, d'autant que les frontières sont poreuses ; si ce n'est pas fait, nous nous trouverons dans la situation qui prévaut en Amérique du Nord, où l'on traverse la frontière pour obtenir au Canada le mariage ou l'insémination refusés aux États-Unis.

M. Patrick Delnatte : L'approche anthropologique induit à la fois déterminisme et relativisme. Vous avez dit que la famille ne fonde pas la société ; il n'empêche que la famille se constituant soit par le mariage, soit par la filiation, soit par l'exercice de l'autorité parentale, c'est bel et bien un mode d'organisation sociale.

M. Maurice Godelier : Bien sûr.

M. Patrick Delnatte : Considérez-vous que les civilisations progressent ou les tenez-vous toutes pour équivalentes ?

Mme la Rapporteure : Vous arguez de ce que l'homoparentalité est légale en Espagne et aux Pays-Bas pour dire que ce ne serait pas un drame de l'institutionnaliser en France, d'autant que rien n'empêche les homosexuels qui le souhaitent de se rendre à l'étranger pour y faire ce qui leur est interdit en France. Mais vous n'avez pas usé de cet argument pour les mères porteuses. Je vois bien ce qu'entraîne l'ouverture des frontières, mais l'existence de familles homosexuelles n'impose pas forcément au législateur, pour répondre à la revendication d'homoparentalité, de recourir aux solutions juridiques mises en place à l'étranger. Ainsi, à propos de l'euthanasie en fin de vie, la France a délibérément choisi un autre modèle que celui de la Belgique. L'existence de « familles » homoparentales n'impose pas de faire de l'homosexualité un modèle égal à celui de l'hétérosexualité. La société française est très marquée par le catholicisme. Ne peut-on concevoir que les particularités culturelles ou historiques d'un pays soient telles qu'il puisse ne pas choisir le modèle de ses voisins ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous avez évalué à 5 % la population des homosexuels en France. Comment expliquez-vous l'intolérance si vive et si largement répandue à leur égard au sein des 95 % hétérosexuels ? Peut-on espérer que cette intolérance s'effrite, ce qui permettrait au législateur d'agir de manière plus proportionnée ?

M. Jean-Marc Nesme : Vous avez fait référence à des études anglo-saxonnes selon lesquelles l'équilibre des enfants élevés par des couples homosexuels serait préservé. Avez-vous connaissance d'autres études dont les conclusions sont contraires ?

M. Pierre-Christophe Baguet : Vous considérez que le mouvement vers l'homoparentalité est lancé, qu'il ne s'arrêtera pas et qu'il faut donc l'encadrer. Mais comment, et dans quel objectif ? Pour lui permettre de prospérer, ou pour éviter de trop perturber le reste de la société ?

M. Maurice Godelier : L'intolérance à l'égard des homosexuels n'est pas le fait de 95 % de la population française, et elle n'est pas la même selon les générations puisqu'elle est bien moindre chez les jeunes. Un débat nourri est nécessaire pour faire évoluer les mœurs et reculer l'homophobie - tout comme la xénophobie d'ailleurs, car cette phobie particulière n'est pas la seule qu'il nous faille résorber -. Si l'homosexualité n'est ni une pathologie ni une perversion, les homosexuels qui ont un désir d'enfant doivent pouvoir adopter et élever un enfant. Si je souhaite que l'homoparentalité soit encadrée, c'est pour que des droits et des devoirs clairement définis soient exercés : il ne s'agit pas d'un contre-feu destiné à arrêter une évolution de la société - rien ne pourra arrêter le désir d'enfant exprimé par les homosexuels -, mais d'une loi destinée à donner à une minorité les mêmes droits que ceux dont dispose la majorité. Certes, nous sommes un pays à dominante catholique, qui a pour culture la monogamie - encore que, le divorce aidant, il s'agit plutôt de polygamie passant par des monogamies successives... -, et nous ne sommes pas obligés de faire comme les autres ; d'ailleurs, je ne suis pas favorable à ce que nous suivions le modèle des États-Unis. Mais le politique doit anticiper, non pour faire contre-feu, je le répète, mais pour demander aux homosexuels d'exercer leur responsabilité parentale. Il est des cas où une décision politique s'impose : c'en est un.

Qu'il y ait des progrès de civilisation est une évidence, et l'on ne fait pas de politique si l'on ne veut pas faire avancer les choses. Mais beaucoup reste à faire pour que ces progrès se généralisent à toute l'humanité. Je ne me vois pas me rendre à Bagdad prêcher en faveur de l'homoparentalité, car j'ai le sentiment que l'on n'y sera pas prêt à m'entendre. Oui, les civilisations progressent, mais guerres et massacres se poursuivent ; il n'y a pas de progrès moral, mais il peut y avoir des progrès sociaux et politiques.

Mme la Rapporteure : Ne pensez-vous pas difficile pour un enfant de se trouver dans une famille avec deux pères ou deux mères, ce qui est contraire à sa propre origine biologique ?

M. Maurice Godelier : J'ai eu l'occasion d'interroger des enfants dans ce cas ; aucun traumatisme n'a transparu. À travers l'homoparentalité, c'est le statut d'une autre sexualité et le droit au désir d'enfant qui sont en cause ; l'enjeu est donc d'ordre philosophique.

Mme la Rapporteure : On peut donner l'autorité parentale à l'un des membres du couple homosexuel, sans aller jusqu'à l'autorité parentale conjointe exercée par les deux membres de ce couple.

M. Maurice Godelier : Toute sexualité est partagée par les deux personnes du couple. C'est une vie de couple que veulent les homosexuels, car une union homosexuelle, comme une union hétérosexuelle, est fondée sur l'amour. Michel Foucault ne manquait pas de me le rappeler. Les vicissitudes des couples homosexuels sont les mêmes que celles des couples hétérosexuels ; eux aussi divorceront...

Mme la Rapporteure : Après quoi, les enfants auront quatre pères ou quatre mères !

M. Maurice Godelier : Le désir d'enfant ne peut être porté par un seul membre du couple, puisqu'il est partagé par les deux membres de ce couple. Si vous voulez dire que la différence des sexes est indispensable à la constitution de l'identité sexuelle de l'enfant, je rappelle que, bien souvent, les familles monoparentales aujourd'hui très nombreuses en France sont des familles de femmes, sans père ni mari, où aucun homme ne passe. C'est la même chose. Il ne faut pas deux parents de sexes différents pour bien éduquer un enfant.

Mme la Rapporteure : N'est-ce pas mentir à l'enfant que de lui dire qu'il a deux parents du même sexe ?

M. Maurice Godelier : Mais il faut lui dire la vérité ! Il ne s'agit pas d'organiser un complot !

Mme la Rapporteure : D'autres sociétés que la société occidentale contemporaine ont-elles donné ou donnent-elles l'autorité parentale conjointe à deux parents du même sexe ?

M. Maurice Godelier : Il n'existe pas encore une véritable analyse comparative, historique et sociologique, de l'homosexualité. À ma connaissance il n'existait pas de société où les unions homosexuelles avaient pour fin de fonder une famille. L'homosexualité existait et existe dans de nombreuses sociétés sans être condamnée, mais elle revêt des significations sociales très diverses comme ce fut le cas à Athènes, à Rome, chez les Anzandé d'Afrique, etc. Chez les Baruya, en Nouvelle-Guinée, parmi lesquels j'ai vécu et travaillé plus de sept ans, l'homosexualité est une pratique sociale imposée à tous les jeunes hommes jusqu'à leur mariage, après quoi elle leur est interdite. En Chine, l'homosexualité masculine était considérée comme l'un des chemins du Dao, la voie de la sagesse... Quant à l'homosexualité féminine, c'est pour l'anthropologue une véritable terra incognita.

La revendication d'homoparentalité émane en France d'une classe moyenne bien sage qui souhaite pouvoir élever des enfants, et qui recherche une légitimité. Il s'agit d'intégration et non de subversion. On est à l'opposé des positions subversives défendues dans le passé par certaines communautés homosexuelles étrangères.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Michel Dollé, rapporteur général
du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale


(Procès-verbal de la séance du 22 mars 2005)

Présidence de M. René Galy-Dejean, Président

M. le Président : Je vous prie d'excuser M. Patrick Bloche, retenu à l'étranger par un engagement prévu de longue date.

Nous accueillons pour cette première audition de l'après-midi M. Michel Dollé, rapporteur général du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC), qui a rendu public en janvier 2004 un rapport sur les enfants pauvres en France. Notre Mission d'information ayant souhaité consacrer une partie de ses travaux à la protection de l'enfance, il nous serait très utile de disposer de données actualisées sur les situations de pauvreté observées chez les enfants et sur les conséquences de cette pauvreté sur le respect des droits de l'enfant.

M. Michel Dollé : Si le CERC a choisi de traiter le sujet de la pauvreté des enfants, c'est parce qu'il considère que, si les inégalités sociales peuvent être constatées dans l'instant, elles présentent aussi un caractère dynamique. Par ailleurs, la plupart des courants de la philosophie politique admettent que la société doit s'efforcer de corriger les inégalités dont les victimes ne sont pas elles-mêmes responsables. Tel est manifestement le cas des enfants. Enfin, il apparaît que la pauvreté éprouvée dans l'enfance a de fortes conséquences sur le devenir des adultes.

Mais pourquoi parler de la pauvreté des enfants plutôt que de celle des familles ? Tout simplement parce que l'enfant est une personne et non pas seulement un membre d'une famille. Faire vivre un enfant dans des conditions inacceptables signifie donc ne pas respecter ses droits. En 1984, le Conseil de l'Europe a défini la pauvreté comme le fait de disposer de revenus et de ressources à ce point insuffisants qu'ils empêchent d'avoir des conditions de vie jugées acceptables. Les enfants pauvres entrent bien dans cette définition. On peut toutefois distinguer la situation des enfants en bas âge de celle des adolescents. En effet, si tous les enfants sont dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs familles, de leur environnement, de l'école, il est évident que les plus jeunes sont plus dépendants. Par ailleurs, il existe malheureusement en France un grand nombre d'adolescents et de préadolescents en rupture de liens familiaux, et il faut également penser à ces enfants d'immigrants, sans papiers et souvent sans famille. Il y a aussi un certain nombre de situations dans lesquelles ce sont les relations au sein de la famille qui mettent l'enfant en danger. La pauvreté signifie pour l'enfant, en tant que personne en devenir, l'absence de possibilités de développer son capital de connaissances, de culture, de relations sociales, de santé. C'est pour toutes ces raisons qu'on peut bien parler d'une pauvreté spécifique des enfants, qui doit être envisagée distinctement de celle des familles.

Je parlerai d'abord de la pauvreté monétaire, c'est-à-dire du fait de disposer de revenus inférieurs au seuil de pauvreté en raison d'une insuffisance de rémunération, d'emploi ou de transferts. En France, dès lors qu'une personne seule dispose d'un emploi d'une durée suffisante, rémunéré au moins au salaire minimum, elle échappe à la pauvreté ; pour sa part, une famille formée d'un couple avec enfants disposant d'un SMIC et demi à taux plein, complété par les transferts sociaux et les allocations, se situe au-dessus du seuil de pauvreté. Tel n'était en revanche pas le cas au Royaume-Uni, avant l'arrivée des travaillistes au pouvoir en 1997. Mais avec le programme stratégique de lutte contre la pauvreté et l'instauration du salaire minimum en 1999, des progrès sensibles ont été obtenus, comme l'on peut le constater à la lecture des rapports annuels opportunity for all ou à la lecture du rapport d'évaluation de la commission parlementaire compétente (2004). Notamment, le pouvoir d'achat du salaire minimum s'est accru depuis 1999 de 25 %.

Aujourd'hui le fait de ne pas pouvoir travailler, de connaître des périodes de chômage et de temps partiel peut conduire ceux qui touchent les plus bas salaires à une situation de pauvreté. Or la présence des enfants peut être un frein à l'emploi, car on sait combien il est difficile de concilier activités professionnelles et responsabilités familiales. C'est pourquoi, en France, le taux de pauvreté des enfants est supérieur au taux général de pauvreté dans l'ensemble de la population. Tel n'est pas le cas dans les pays scandinaves, qui se sont organisés pour permettre de concilier le travail et la vie familiale. C'est un problème d'autant plus important qu'il ne se pose pas seulement pour la petite enfance, la nécessité d'une présence parentale étant ressentie jusque, sans doute, au collège. En outre, si on est amené à interrompre un moment son emploi pour assurer la garde de ses enfants, on a beaucoup plus de mal à retrouver ensuite un travail, surtout si on est peu qualifié. Si l'allocation de parent isolé (API) permet à une famille monoparentale de se situer légèrement au-dessus du seuil de pauvreté, il s'agit malheureusement d'une allocation sans accompagnement social, rien n'étant prévu pour le retour ultérieur de la mère à l'emploi, ni pour son autonomie. Aussi, un grand nombre de femmes passent directement de l'API au RMI, qui, lui, ne suffit pas à dépasser le seuil de pauvreté. Les situations de pauvreté des enfants sont donc liées au positionnement des parents par rapport à l'emploi.

En dehors des problèmes d'emploi dont je viens de parler, les transferts qui accompagnent la présence d'un enfant, et qui combinent prestations sociales et allégements fiscaux, ne changent pas le positionnement de la famille. À leur niveau actuel, les transferts liés à la présence d'un enfant ne conduisent ni à sortir de la pauvreté ni à y entrer, si le niveau des revenus d'activité n'est pas modifié par la présence d'un enfant. On peut toutefois s'interroger sur le caractère horizontal de ces transferts, dont les effets sont constants quels que soient les revenus et qui ne permettent donc de procéder à aucune redistribution.

M. Hervé Mariton : C'est le principe même de la neutralité de la politique familiale...

M. Michel Dollé : Oui : la politique familiale française ne fait aucun transfert vertical.

M. le Président : Dans Le Figaro de ce matin, M. Nicolas Baverez donne un nombre d'enfants pauvres qui m'a paru extraordinaire. Pouvez-vous le confirmer ?

M. Michel Dollé : Nous avons pris un retard considérable dans les informations disponibles sur les revenus et la pauvreté. On peut toutefois penser que la situation ne s'est guère améliorée depuis les dernières statistiques, qui datent de 2001. Si on retient la définition que donne l'INSEE de la pauvreté - c'est-à-dire le fait de disposer de ressources inférieures à la moitié du niveau de vie médian -, on comptait en 2001 un million d'enfants pauvres. Et si on retient la définition européenne utilisée pour fixer les objectifs des plans nationaux de lutte contre l'exclusion, soit 60 % du niveau de vie médian, on en comptait 2 millions...

Mme Christine Boutin : Et quel est aujourd'hui le seuil de pauvreté ?

M. Michel Dollé : Il doit être de l'ordre de 650 euros de revenu mensuel disponible pour une personne seule et de 780 euros pour une famille.

M. Patrick Delnatte : Je comprends mal comment vous pouvez parler de la neutralité des transferts familiaux, alors qu'un certain nombre d'entre eux sont subordonnés à des conditions de ressources...

M. Michel Dollé : Je parle de l'ensemble des transferts. Il faut en effet tenir compte de l'impact du quotient familial qui fait, tout simplement, que l'enfant d'une famille riche procure plus d'avantages que celui d'une famille pauvre.

Mme la Rapporteure : Vous mesurez l'effet du quotient familial en valeur absolue, mais non en proportion des revenus de la famille.

M. Michel Dollé : Les prestations et les transferts sous condition de ressources jouent davantage en faveur des familles à bas revenus, et la fiscalité directe en faveur de celles à hauts revenus. C'est en prenant l'ensemble des transferts liés à l'arrivée d'un enfant qu'on voit que l'effet de la politique familiale est neutre.

M. Hervé Mariton : On a toujours beaucoup insisté sur la différence entre politique familiale et politique sociale. Une des fonctions de la politique familiale est bien que, pour un revenu donné, le choix du nombre d'enfants soit aussi indifférent que possible. Une famille qui dispose de 100 doit disposer, quand un enfant arrive, du même montant de transfert financier qu'une autre famille, et une famille qui dispose de 1 000 ne doit pas non plus être pénalisée dans son mode de vie du fait du nombre de ses enfants. Des présupposés idéologiques peuvent conduire à remettre en cause le principe de neutralité de la politique familiale, mais, de fait, une bonne partie de la politique fiscale française est fondée sur ce principe qui explique que, par construction, le quotient familial est plus fort pour les plus hauts revenus que pour les petits. Enfin, dans la mesure où il existe des aides soumises à condition de revenus et concentrées sur les revenus modestes, on peut bien parler de redistribution verticale des revenus plus élevés vers les moins élevés.

M. Michel Dollé : L'orientation de la politique familiale relève bien évidemment de la responsabilité du législateur. Je me contente simplement de signaler un fait : pour respecter le principe de neutralité que vous venez de décrire, celui qui gagne 100 doit gagner 130 avec l'arrivée d'un enfant, alors celui qui gagne 1 000 doit gagner 1 300. Il faut donc donner 30 au premier et 300 au second...

M. Hervé Mariton : Donner et ne pas prendre, ce n'est pas la même chose !

M. Jean-Marc Nesme : Disposez-vous d'éléments sur la répartition de la pauvreté des familles et des enfants selon les régions ? Avez-vous par ailleurs pu établir des relations de cause à effet entre la pauvreté monétaire et la situation intellectuelle et affective des enfants ?

M. Michel Dollé : Nous ne disposons malheureusement pas de statistiques permettant d'analyser les revenus d'un point de vue géographique. On pourrait toutefois, grâce aux données des caisses d'allocations familiales, comptabiliser par région les enfants vivant sous un régime de RMI ou d'API.

S'agissant de votre deuxième question, on connaît les conséquences de la pauvreté sur le phénomène d'échec scolaire. Ce lien est-il strictement un lien de cause à effet ? On sait que les enfants pauvres quittent ou abandonnent plus fréquemment l'école sans diplôme. De même, il est évident que ceux qui vivent dans des familles disposant de faibles revenus habitent plus souvent des logements surpeuplés et disposent plus rarement d'une chambre pour travailler. Mais le problème n'est pas que monétaire : il n'est pas rare que les parents d'enfants pauvres aient un faible niveau de formation initiale qui, combiné à leur situation difficile, les empêche d'accompagner leurs enfants face à l'échec scolaire. Il faut donc se demander comment lutter contre cet échec lorsqu'il est allié à la pauvreté.

M. Pierre Goldberg : La pauvreté des enfants me lamine le cœur et votre exposé nous a fait toucher du doigt l'insupportable. À vous entendre, je m'explique mieux pourquoi il n'y a que 10 % d'enfants d'ouvriers à l'université...

Dois-je rappeler que la politique familiale remonte au Conseil national de la Résistance ? Il ne s'agissait pas alors de dire qu'un pauvre devait avoir 30 et un riche 300 pour élever un enfant, mais au contraire que l'enfant a le même coût, quel que soit le niveau de salaire de ses parents !

Par ailleurs, je considère pour ma part que, quand on est au SMIC, on est effectivement au seuil de pauvreté. Ainsi, j'ai constaté qu'à la fin du mois il ne restait à une famille avec deux enfants qui percevait deux SMIC que sept euros pour vivre. N'est-ce pas cela, la pauvreté ?

J'ai été maire d'une ville moyenne et j'ai participé à la création des missions locales. Je me souviens d'une femme médecin qui faisait observer que la pauvreté nuisait gravement à la santé : la dentition était en perdition, l'audition se dégradait rapidement. J'ai même remarqué que cette pauvreté, qui touche parfois deux générations d'une même famille quand ce n'est pas trois comme à Montluçon et au Creusot, finit aussi par marquer le physique de ceux qui la subissent. Avez-vous fait un constat analogue ?

M. Michel Dollé : Je suis incapable de répondre à propos des effets de la pauvreté sur l'apparence morphologique. S'agissant de la santé, il apparaît que l'accès aux soins et à la prévention dépend davantage de l'existence d'une couverture sociale complémentaire que du niveau de vie. On manque toutefois de données depuis la mise en place de la couverture médicale universelle qui a eu un effet positif indéniable, même si elle a fait apparaître un effet de seuil.

Je n'ai jamais dit qu'on vivait bien avec le SMIC. J'ai seulement observé que, quand on dispose d'un SMIC à temps plein et des allocations auxquelles donne droit la charge d'enfants, on passe au-dessus du seuil de pauvreté. Je répète donc que les situations les plus difficiles, celles situées en deçà du seuil de pauvreté, sont provoquées moins par l'insuffisance du taux de rémunération que par celle du taux d'emploi.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Sur les transferts, c'est entre nous que doit avoir lieu le débat politique. Il est vrai que combiner déductions fiscales et quotient familial fait peut-être problème.

Par ailleurs, vous avez insisté sur le fait que la pauvreté relevait surtout des problèmes d'emploi et de la difficulté à concilier vie familiale et vie professionnelle. Pouvez-vous sur ce point nous préciser les différences entre la France et les pays scandinaves ?

M. Michel Dollé : Le rapport du CERC détaille le cas du Danemark qui a mis en place une organisation pour la garde des enfants jusqu'à quatre ou cinq ans, puis pour les activités périscolaires, avec une véritable offre de services. Toutes les municipalités sont tenues de proposer aux parents, deux semaines après la fin du congé de maternité, une structure d'accueil, collective ou individuelle. Le coût pris en charge par la famille varie de 0 % du coût réel pour les revenus les plus bas à 30 ou 40 % pour les revenus les plus élevés. En France, l'offre de structures publiques est plus faible même si l'on tient compte du rôle de l'école maternelle. Le système d'aide français s'est beaucoup orienté vers l'aide aux parents (allocations et réduction d'impôts) pour que ceux-ci fassent appel directement à des personnes assurant la garde des enfants. Or, on constate que les familles qui sont en bas de l'échelle des revenus n'ont pas et ne peuvent pas avoir recours aux modes de garde payants. Là aussi l'accès à l'emploi joue un rôle déterminant, puisque les modes de garde publics n'acceptent souvent les enfants que quand les deux parents travaillent. Les crèches profitent donc plutôt aux revenus médians et l'ancienne allocation de garde d'enfant à domicile (AGED) aux plus hauts revenus. Le système ne remédie donc ni au phénomène de trappe à inactivité en bas de l'échelle des revenus, ni aux difficultés des familles monoparentales. La création de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAJE) n'a pas changé grand-chose. En outre, le dispositif français d'aide à la personne reposant sur un système de garde de gré à gré alimente la précarité des emplois, alors qu'au Danemark on a mis en place un véritable service public de l'enfance qui assure la continuité de l'emploi et de la formation professionnelle des salariés assurant ces services. Pour réduire la pauvreté des enfants, il faudrait, en France, changer l'organisation sociale de l'accueil des enfants...

M. Hervé Mariton : Disposez-vous de comparaisons entre les situations, à niveau socioprofessionnel équivalent, selon qu'on a ou non des enfants ? Par exemple, si on prend le revenu net d'impôt et les transferts sociaux, de combien dispose un couple de cadre supérieur avec trois enfants par rapport au même couple sans enfant, et de combien disposent deux couples d'employés dans les mêmes situations ?

Mme Patricia Adam : S'agissant des familles monoparentales, les politiques familiale et d'insertion ne sont à aucun moment rapprochées. Il n'y a donc pas de dynamique, et les familles monoparentales sont dans l'impossibilité d'accéder aux modes de garde d'enfants. Par ailleurs, vous avez dit que le taux de pauvreté des enfants était supérieur à celui des familles. Disposez-vous d'éléments chiffrés à ce sujet ?

Mme la Rapporteure : Vous avez évoqué le plan Blair de lutte contre la pauvreté au Royaume-Uni. Pensez-vous qu'il contienne des éléments qui seraient pertinents pour répondre à la situation de la France, en particulier pour remédier au faible taux d'emploi des familles pauvres ?

M. Michel Dollé : Pour calculer le niveau de vie d'une famille en fonction de sa taille, il faut savoir que chaque membre de cette famille ne compte pas pour une unité : le premier adulte « vaut » un, le deuxième 0,5, chaque enfant 0,3 jusqu'à 14 ans et 0,5 au-delà. Ce mode de calcul vise à tenir compte des économies d'échelle qui apparaissent avec l'agrandissement de la famille. Ceci permet d'évaluer les différences entre les situations évoquées par M. Mariton (les statistiques sont mobilisables par l'INSEE). On peut toutefois se demander si les unités de consommation sont ainsi bien calculées pour ceux qui sont en bas de l'échelle des revenus, car les économies d'échelle sont moins importantes quand l'essentiel du budget est consacré à l'alimentation.

Il est vrai que l'API est un élément de politique familiale, mais ne participe pas à la politique d'aide à l'insertion. Au Royaume-Uni, le New deal for lone parents est un véritable accompagnement qui offre une aide concrète pour revenir à l'emploi (trouver un mode de garde, rechercher un emploi, etc.). On voit là une volonté politique de prendre en compte l'ensemble des problèmes.

La démarche choisie par le gouvernement britannique pour lutter contre la pauvreté des enfants est particulièrement intéressante : à partir d'une analyse approfondie de tous les aspects de la pauvreté, une stratégie d'ensemble a été définie. Elle a conduit à mettre en place un ensemble de dispositifs visant à lutter contre la pauvreté. Il faut citer notamment le salaire minimum instauré en 1999 qui a permis d'augmenter de 30 % en moyenne la rémunération d'un million et demi de salariés. Citons également la création d'une allocation complémentaire aux revenus d'activités, le working family tax credit (WFTC), qui tient davantage compte de la composition de la famille que notre prime pour l'emploi, le relèvement sensible des allocations familiales, la création d'une allocation d'aide à la garde d'enfants : l'accent est véritablement mis sur le passage à l'emploi.

Le gouvernement britannique s'est fixé pour objectif de faire disparaître la pauvreté des enfants en vingt ans, avec comme objectifs intermédiaires de la réduire de moitié en dix ans et d'un quart dès 2005. Ce premier objectif est en passe d'être atteint. À travers une batterie d'indicateurs, le Gouvernement rend compte chaque année au Parlement de ce qui est fait sur chaque aspect de la pauvreté. Toutes les politiques sont évaluées par des instances gouvernementales, par le Parlement et par des centres de recherche. La création d'une mesure est souvent annoncée deux ans à l'avance, ce qui permet des consultations, un débat approfondi et une préparation de la mise en œuvre effective du dispositif. Nous sommes à des années-lumière de cette démarche et de ce mode de gouvernance !

Mme Christine Boutin : Je souscris tout à fait à cette proposition car, ayant travaillé sur cette question à l'occasion du rapport que j'ai remis au Premier ministre, je puis témoigner de l'engagement politique très fort du Royaume-Uni dans la lutte contre la pauvreté. Ainsi le premier ministre anglais a demandé à chaque ministre d'étudier quelle mesure de son ressort peut contribuer à réduire la pauvreté. L'ensemble des propositions a fait l'objet d'une concertation exemplaire, et les résultats sont là. Quand j'entends qu'il y a aujourd'hui deux millions d'enfants pauvres en France, je me dis qu'il s'agit d'un enjeu capital.

Mme la Rapporteure : J'appuie cette prise de position.

M. le Président : Monsieur Michel Dollé, je vous remercie.

Audition de M. François de Singly, sociologue,
professeur à l'université de Paris V


(Procès-verbal de la séance du 22 mars 2005)

Présidence de M. Pierre Goldberg, Président

M. le Président : Je souhaite la bienvenue au professeur François de Singly et je le prie d'excuser M. Patrick Bloche, retenu à l'étranger par un engagement prévu de longue date. Comme il vous a été indiqué, je souhaiterais que vous nous livriez votre réflexion sur trois questions qui servent de trame à nos travaux : le couple, la parentalité, les rapports entre les générations.

M. François de Singly : Je crains d'avoir, comme à l'accoutumée, un peu de mal à respecter le délai qui m'est imparti car je suis, depuis trente-cinq ans, véritablement obsédé par mon sujet. Je vous ferai toutefois grâce d'une description de l'évolution de la famille, que tout le monde connaît, et vous proposerai plutôt une interprétation de cette évolution.

Je m'inscris dans une des théories de la famille qui a été développée par Anthony Giddens, Ulrich Beck et moi-même, et qui insiste sur le processus d'individualisation comme caractéristique de l'évolution des sociétés modernes. Je distinguerai deux périodes essentielles pour la famille moderne. En effet, ce qu'on appelle couramment la famille traditionnelle est déjà une forme moderne de la famille, la vraie famille traditionnelle ayant disparu depuis longtemps. Il n'y a donc pas vraiment de nostalgiques de cette famille traditionnelle, mais plutôt des gens qui critiquent l'évolution de ce que j'appellerai la « famille moderne 1 », qui va de la fin du XIXème siècle jusqu'à 1960, en une « famille moderne 2 ».

La modernité occidentale a imposé à la sphère privée le principe de l'élection, sur un mode similaire à celui qui prévaut dans la sphère publique : on choisit son conjoint et l'amour devient un facteur de déstabilisation de la famille. Vous ne pouvez tomber amoureux parce qu'on vous le demande. Vous ne représentez donc que vous-même, et non votre famille, dans le mariage. C'est cette fiction de l'individu détaché de ses liens qui pose le principe de citoyenneté.

Avec l'irruption de la modernité, la IIIème République et l'école de sociologie de Durkheim se sont demandés avec inquiétude ce qu'on allait faire devant une société d'individus. Certains ont même proposé qu'on restaure le divorce par consentement mutuel institué à la Révolution - dont je rappelle qu'elle était éminemment individualiste -. Cette restauration n'a pas eu lieu parce que les républicains, notamment Durkheim lui-même, ont compris que, si l'amour est à l'origine du mariage, les époux deviennent en quelque sorte, à partir du moment où le couple a des enfants, des fonctionnaires soumis à un principe de devoir qui exclut de fait le divorce. On ne peut donc parler de contrat qu'à l'entrée dans le mariage, celui-ci devenant ensuite une institution. Pour le mariage comme dans bien d'autres domaines, la IIIème République n'est donc pas allée jusqu'au bout de la reconnaissance de l'individu.

Évidemment, ce système n'a tenu que parce que les femmes étaient alors peu individualisées. En effet, elles étaient « femmes de » en raison du lien de dépendance économique à leur époux, l'individualisme amoureux ne débouchant pas forcément sur l'autonomie. Mes parents se sont mariés en 1936, quand triomphait la « famille moderne 1 » fondée sur le modèle de la femme au foyer, et, s'ils se sont mariés par amour, ma mère a quitté son emploi dès le mariage, sans attendre la naissance de son premier enfant.

À partir de 1962, la scolarisation devient massive dans l'ensemble des milieux sociaux, pour les filles comme pour les garçons. Les grandes évolutions ont commencé avant 1968, avec notamment une plus grande attention portée à l'enfant, que consacre la création du journal Pomme d'Api en 1966. Les femmes ont mis du temps à accéder à une individualisation comparable à celle des hommes. Elles ont développé un modèle d'individualisation un peu différent de celui des hommes, en portant davantage attention à autrui et à la psychologisation de la société. Les femmes ont accédé à l'individualisation par l'emploi salarié, par la scolarisation, par le desserrement de leur relation de dépendance vis-à-vis de leurs maris, mais elles ont amené dans le même temps une nouvelle définition de l'individualisation. On vit ainsi dans un compromis entre individualisation au masculin et individualisation au féminin.

C'est la combinaison entre la logique amoureuse et la scolarisation qui a donné le « grand bazar » familial. Avec la loi sur le divorce de 1975, la logique de progression conjugale puis familiale saute. J'observe à ce propos que toutes les grandes réformes du droit de la famille ont été plutôt l'œuvre de gouvernements conservateurs, avec le soutien de la gauche. Des transformations analogues sont intervenues dans tous les pays occidentaux : l'individualisation n'est pas d'abord un phénomène politique, elle est liée à l'évolution du monde des idées et à des conditions économiques plus favorables. D'ailleurs, il y a une quinzaine d'années, on était persuadé que les pays du Sud de l'Europe - Italie, Espagne, Portugal - ne s'engageraient jamais dans cette voie. On a vu ce qui est advenu depuis. Le phénomène touche désormais le Japon et la Chine.

La famille prend alors une forme plurielle, ce qui peut prêter à confusion. Mes enquêtes montrent en effet qu'il n'y a pas forcément une grande pluralité des modèles familiaux. Une même personne ne change pas de système de valeurs en étant successivement mariée, divorcée, seule, puis à nouveau en couple. Simplement, l'individualisme est un système qui engendre différentes étapes de notre cycle de vie personnel qui n'a rien à voir avec la modernité : on peut être moderne et n'avoir qu'une seule vie conjugale, et le mariage d'aujourd'hui ne doit pas être catalogué comme « traditionnel » par les statisticiens. Ces idées sont très importantes, car autant il faut mettre en œuvre des politiques différenciées selon les différentes étapes de ce cycle, autant il faut éviter de figer les gens dans des cases. Nombreux sont ceux qui voient le divorce comme une période de pause, et non comme l'arrêt définitif de la vie familiale. Personne n'a une idée de la durée de la relation amoureuse au moment où elle se noue, mais cela ne doit pas conduire à la dévaloriser.

Il y a trente ans, on n'avait aucune idée des évolutions que je suis en train de vous décrire. On a ainsi parlé de « cohabitation juvénile » en croyant que seuls les 18-20 ans étaient concernés avant de s'apercevoir que la cohabitation se développait chez les plus de 60 ans...

C'est parce qu'on a toujours considéré les femmes comme des êtres faibles qu'on s'est inquiété des effets de leur individualisation. Aujourd'hui, il paraît normal de les traiter comme les hommes. Mais tout se complique avec l'individualisation d'autres membres de la famille. Ainsi une seconde période s'ouvre dans la « modernité 2 », avec l'individualisation de l'enfant, qui conduit à lui reconnaître un certain nombre de droits. En effet, l'enfant a une double nature : il a droit à une protection parce qu'il est petit, mais il a aussi le droit d'exister en tant que personne. La reconnaissance de cette double nature est une transformation essentielle. Quand il était chargé des cours d'éducation morale à la Sorbonne, Durkheim affirmait que la première vertu morale de l'éducation était l'obéissance, l'autonomie ne venant qu'après. Depuis, on est passé de l'idée de transformation par l'éducation, qui consistait à dire qu'on apprenait pendant la période d'éducation et qu'un jour on devenait adulte, autonome et indépendant, à l'idée que l'autonomie doit s'apprendre tout de suite. Ainsi, on a incité les familles à envoyer les enfants observer la pluralité des mondes. On parle beaucoup aujourd'hui du téléphone mobile, mais j'ai vu personnellement apparaître, il y a quarante ans, la « culture jeune » qui est tout simplement faite pour que les adultes n'y comprennent rien.

Alors qu'il y a trois ou quatre ans on me trouvait audacieux de parler de préadolescents à onze ans, on a inauguré il y a peu la Maison des adolescents de l'hôpital Cochin, qui accueille des mineurs dès la classe de sixième... De fait, il est évident que les enfants ont accès à l'autonomie de plus en plus tôt. L'individualisation reposant sur la valeur absolue de liberté, on peut difficilement demander que le modèle soit totalement figé. On va même plus loin dans la logique de l'individualisation en adaptant les règles, par exemple en faisant varier l'heure du coucher selon les besoins de chacun des enfants. Désormais on individualise la règle : dans la « famille moderne 2 », les principes d'éducation n'impliquent plus une automaticité des sanctions qui leur sont liées. Cette évolution fait apparaître le besoin d'une politique parentale nouvelle, susceptible d'aider les parents à arbitrer dans l'application des règles.

L'individualisation fait en sorte que la famille est de moins en moins autonome. Durkheim l'avait pressenti en affirmant que plus il y aurait privatisation, plus il y aurait socialisation. Avec la « modernité 2 », on a ainsi de plus en plus recours à la psychologie et à la psychanalyse, au motif que chaque famille, chaque individu peut avoir à un moment donné une crise qui nécessitera l'intervention d'un tiers.

Par ailleurs, l'individualisation de la femme n'est que relative : certes, elle jouit d'une plus grande liberté qu'avant par rapport à son conjoint, mais des différences subsistent, en termes de salaire par exemple, moins d'ailleurs entre hommes et femmes qu'entre pères et mères. En effet, tant qu'on a affaire à des célibataires, il n'y a pas de différence notable, mais l'écart se creuse après le mariage et, surtout, au fur et à mesure que les enfants naissent. On le voit, nous sommes toujours influencés par l'ancien modèle que le travail des femmes n'a pas déstabilisé : c'est d'abord à l'homme de procurer des revenus. Ainsi, lorsqu'un enfant est malade, le fait que ce soit la mère qui s'arrête de travailler est perçu comme une évidence. De mon point de vue, toute politique bien pensée en faveur des femmes est donc une politique de soutien à la famille.

La logique d'individualisation de l'enfant n'en est qu'à son début. L'histoire est donc largement ouverte et nous aurons encore des surprises.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé passionné et passionnant.

Mme la Rapporteure : Comment situez-vous les familles monoparentales par rapport à vos modèles familiaux ?

M. François de Singly : La monoparentalité soulève la question du rythme de la vie conjugale et de la stabilité de l'enfant, sur laquelle la France a beaucoup travaillé, en particulier en légiférant sur l'autorité parentale conjointe.

Le problème des familles monoparentales tient bien sûr à leur pauvreté, mais aussi au fait que la femme qui se retrouve seule est le plus souvent dépourvue du droit à une vie privée tout au long de sa vie. Mes entretiens montrent bien que l'individualisation n'est jamais perçue comme le rêve de rester seul toute sa vie et qu'elle se place résolument dans la logique conjugale et familiale. Ainsi l'isolement est une étape, un moment, pas un objectif en soi.

Les femmes ont davantage que les hommes recours au congé parental car elles veulent profiter de leurs enfants. Élever des enfants est en effet une chose merveilleuse, y compris pour l'épanouissement personnel des parents. C'est donc à tort qu'on parle de « charge des enfants ». Il y a de ce point de vue quelque paradoxe à ce que l'emploi salarié des femmes se soit développé, dans les années 1960, au moment même où on mettait l'accent sur la psychologisation de l'enfant : les femmes obtenaient le droit d'être moins à la maison tandis qu'on affirmait qu'il fallait faire davantage attention au développement de l'enfant...

J'observe, s'agissant des familles monoparentales, qu'il est souvent gênant que l'enfant ne soit statistiquement pris en compte qu'une fois, généralement du côté de la mère, alors que la résidence alternée s'est considérablement développée. Or la responsabilité des parents après la séparation me paraît tout à fait essentielle. Je suis d'ailleurs favorable, parce que l'enfant doit avoir en règle générale deux parents, au moins, à un engagement personnel de l'homme comme de la femme, au moment de la reconnaissance de l'enfant, dans ce qui pourrait être un engagement de responsabilité sur le long terme.

Mais la question de ces familles me semble relever moins du domaine de la loi que des politiques locales, et notamment municipales, qui permettent aujourd'hui que la famille se porte relativement bien.

Par ailleurs, comment une femme peut-elle recommencer sa vie quand elle est au fond d'une banlieue et qu'elle consacre beaucoup de temps à s'occuper de ses enfants ? Les femmes en sont conscientes, et pourtant elles demandent le divorce. Une priorité doit donc être de les soutenir, au sein des familles monoparentales, moins en tant que mères qu'en tant que femmes, en particulier en leur permettant de disposer de temps pour elles.

Mme Patricia Adam : Comment définiriez-vous la famille ? N'y a-t-il famille que quand naît l'enfant ?

M. François de Singly : Non ! C'est au moment du mariage qu'on délivre officiellement un livret de famille. Il y a donc deux portes d'entrée dans la famille, le mariage et l'arrivée d'un enfant, et il faudrait un grand courage politique pour supprimer la première en considérant qu'elle relève d'une logique privée. J'observe d'ailleurs qu'un couple marié forme une famille, ce qui n'est pas le cas d'un couple de concubins sans enfants.

Par ailleurs, avec l'individualisation, des différences sont apparues au sein même des familles. Ainsi, chacun n'entretient pas des relations de même nature avec ses différents frères et sœurs : quand j'interroge mes étudiants, je m'aperçois que certains fêtent Noël à deux et d'autres à soixante ; on voit aussi dans les faire-part que la définition de la famille varie selon qu'on annonce une naissance, un mariage ou un décès.

Si, au début de la « modernité 2 », les féministes cherchaient à déstabiliser le mariage dans ce qu'il conservait de la « modernité 1 », aujourd'hui leurs filles et leur petites-filles s'en moquent : mettre, comme leur mère ou leur grand-mère, une robe blanche pour se marier ne leur fait pas peur, car cela ne signifie pas du tout la même chose qu'avant, notamment pas la virginité. Si on réhabilite la famille et le couple, ce n'est pas par nostalgie mais parce qu'ils se sont transformés. Il est évident que si on revenait au mariage sans divorce et à l'autorité du père, on provoquerait des manifestations réclamant le retour de la famille libre et heureuse...

À propos de la société moderne, Ulrich Beck parle de la « société du risque » et Anthony Giddens de la « société d'incertitude ». Les individus sont donc de plus en plus en situation d'insécurité. Dans ces conditions, le mariage est perçu comme une forme d'assurance dont on a besoin à un moment donné, même si un tiers des personnes mariées ne le jugent pas indispensable à la vie de couple. Dès lors que le mariage n'est pas obligatoire, je ne vois pas de raison de le supprimer. Pour autant, je pense que le maintien du mariage ne devrait pas interdire ma proposition : l'engagement ferme et à long terme dans la parentalité, pour toutes les personnes, mariées ou non mariées, à titre personnel.

M. Jean-Marc Nesme : Pourquoi parlez-vous de parentalité plutôt que de parenté ? Y a-t-il une différence ?

M. François de Singly : Cette différence de terminologie n'a pour moi aucune importance. Peut-être l'idée de parentalité est-elle davantage utilisée par ceux qui travaillent sur les familles recomposées. L'intérêt que j'y vois est sans doute de mettre en avant à nouveau le père, alors qu'en 1975 on avait tendance à considérer que la mère suffisait.

M. le Président : Je suis désolé que l'heure tardive ne permette pas de prolonger cette audition et je vous remercie beaucoup, monsieur, d'y avoir participé.

Audition de M. Maurice Berger, chef de service
en psychiatrie de l'enfant
au Centre hospitalier universitaire de Saint-Étienne, psychanalyste


(Procès-verbal de la séance du 6 avril 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous sommes très heureux d'accueillir le docteur Maurice Berger, chef de service en psychiatrie de l'enfant au Centre hospitalier universitaire de Saint-Étienne et psychanalyste, auteur notamment d'un ouvrage sur l'échec de la protection de l'enfance. M. Berger, quelle appréciation portez-vous sur l'ampleur des dangers pesant sur les enfants et sur l'action des services de protection de l'enfance ? Quelles pistes de réforme des dispositifs de protection des enfants conviendrait-il selon vous d'étudier en priorité ?

M. Maurice Berger : Pour mesurer le développement d'un nourrisson, on utilise de petits cubes. À quinze mois, il construit une petite tour de trois cubes et, à dix-huit mois, il en empile cinq. À huit mois, on place un mouchoir sur un cube après avoir fait jouer le nourrisson avec : celui qui a été élevé dans une famille normale tire tout de suite le mouchoir tandis que celui qui a été élevé dans une famille très dysfonctionnelle a oublié l'existence même du cube car il n'a aucune capacité de mémoriser la permanence des objets. Ceci vient du fait que la présence de sa mère n'était suffisamment continue et fiable.

Un juge des enfants m'a confié une expertise concernant un petit de dix-huit mois, non vacciné, dont la mère a fait un an de prison pour violences et abandonné ses deux aînés. L'enfant était déjà devenu déficient intellectuel puisqu'il présentait un QD - quotient de développement, équivalent du quotient intellectuel pour les enfants de moins de trente mois - de 68. J'ai considéré qu'il était nécessaire de séparer cet enfant de sa mère, mais le juge ne m'a pas suivi et, quelques mois plus tard, son QD était descendu à 61, ce qui correspond à une déficience irréversible. Ce juge a ainsi laissé des centaines d'enfants devenir handicapés. De fait, 32 % des enfants placés n'atteignent pas le niveau du certificat d'aptitude professionnelle à leur majorité, et 77 % des enfants qui entrent dans mon service ont un quotient intellectuel compris entre 50 et 70 : on les a laissés tomber dans la débilité sans intervenir. Si un médecin se comportait comme le juge que je viens d'évoquer, il serait déféré devant les tribunaux. L'exemple que vous ai cité n'est pas isolé : un service de la taille du mien a traité environ mille dossiers comparables. Jamais le hiatus entre les connaissances et les pratiques n'a atteint un tel niveau : beaucoup de professionnels ont l'arrogance tranquille de l'ignorance assumée. Aucun aménagement de surface n'apportera de changement.

Autre exemple : Nicolas et Cerise, âgés de cinq et sept ans, vivent dans une famille d'accueil, mais rejoignent leurs parents tous les week-ends. À leur retour en famille d'accueil, ils dorment mal, s'arrachent les ongles des pieds et des mains jusqu'au sang et ne savent même plus où ils se trouvent. Au total, 26 000 enfants placés en France, c'est-à-dire 20 % d'entre eux, demandent à ne pas retourner chez leurs parents parce qu'ils en ont trop peur. Ce cas illustre trois grands principes. Premièrement, il est illusoire de chercher un équilibre entre les droits de l'enfant et ceux des parents : un enfant est un être vulnérable, en voie de développement, qui dépend de son environnement et ne sait pas émouvoir au cours d'une audience et qui n'est donc pas sur un pied d'égalité par rapport à ses parents. Deuxièmement, il ne faut pas confondre le lien avec la famille et le lien dans la famille. Troisièmement, les adultes ont tendance à s'identifier aux parents plutôt qu'à l'enfant.

Une enquête a fait apparaître que 65 % - je n'arrive toujours pas à le croire - des patients chroniques devenus dépendants de l'institution psychiatrique ont été maltraités physiquement ou psychologiquement pendant leur enfance. De même, le docteur Betty Brahmy, médecin chef du service médico-psychologique de la prison de Fleury-Mérogis, m'a alerté sur le fait que « l'immense majorité des jeunes personnes détenues avaient fait l'objet d'un suivi (ASE, PJJ, pédopsychiatrie) durant leur enfance ou leur pré-adolescence ». Les quatre cinquièmes des clochards ont passé deux ans dans les foyers de l'aide sociale à l'enfance avant de devenir SDF.

Notre service est malheureusement spécialisé dans la prise en charge de la violence pathologique extrême - du type Guy Georges - et, dans 85 % des cas, le diagnostic aurait pu être effectué dès l'âge de quinze mois. On constate de plus en plus d'actes de violence dans les crèches et les écoles maternelles : la violence n'a pas d'âge biologique ; elle est déjà structurée dès les premières années de la vie et nous avons les moyens de la dépister. Une grande partie de ces enfants n'ont pas été battus mais, soumis au spectacle de violences conjugales, ils ont intégré le comportement de leurs parents. J'ai soigné un enfant qui avait été retiré treize fois de sa famille où son père tapait sa mère, et renvoyé en son sein à autant de reprises par les juges ; il essayait d'étrangler les autres enfants. Actuellement, entre 5 000 et 8 000 jeunes présentent les symptômes de la violence pathologique extrême et sont donc des violeurs ou des tueurs potentiels.

Un enfant né en 1994, qui vient d'être dirigé vers mon service, a passé huit ans de sa vie dans divers internats sans voir ses parents, avant que l'application de la procédure de déclaration judiciaire d'abandon prévue par l'article 350 du code civil soit demandée ; mais, compte tenu de ses troubles de l'attachement, il n'est plus adoptable.

C'est l'un des grands scandales méconnus de la Cinquième République : sur les 265 000 enfants suivis, 135 000 sont placés, pour un coût global faramineux de 9 millions d'euros par tête si l'on inclut la prise en charge de l'institution de rééducation, de l'allocation aux adultes handicapés, du revenu minimum d'insertion et des soins. Le coût annuel total est sans doute plus proche de 15 milliards d'euros que des 5 milliards annoncés, et cela pour de mauvais résultats. Il faut être un pays très riche pour se permettre d'avoir un dispositif de protection de l'enfance aussi « dysfonctionnant ».

Les exemples que j'ai cités ne sont même pas comptabilisés, par les juges et certains éducateurs, comme faisant partie des cas compliqués. On prétend que les situations graves sont rares. Or, dans mon petit service de pédopsychiatrie, j'ai reçu 179 cas comparables en 2003. La protection de l'enfance est le domaine des beaux parleurs, mais peu sont en mesure de dire comment se portent réellement les enfants. Je vous recommande de demander aux personnes que vous allez auditionner comment elles évaluent le niveau de souffrance d'un nourrisson ou d'un enfant, ses capacités d'apprentissage, sa violence qui conditionnent son autonomie et sa socialisation.

Je ne m'oppose pas aux parents. Je suis même l'un des premiers en France à avoir mis sur pied un dispositif d'entretiens familiaux et j'assure la vice-présidence d'un réseau d'aide à la parentalité. La plupart des parents confrontés à ces situations ont eux-mêmes vécu une enfance désastreuse et ne peuvent pas comprendre les besoins de leurs enfants.

Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ? Depuis 1979, mon service s'est spécialisé dans la prise en charge des enfants venant des services de la protection de l'enfance et nous avons pu examiner ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Bien des progrès ont été accomplis depuis cette époque. Le dispositif de signalement des actes de maltraitance et des abus sexuels instauré par la loi de 1989 est globalement assez efficace, et le groupe de travail constitué par le ministre chargé de la famille sur le signalement va encore améliorer ce fonctionnement. Mais ces problèmes ne représentent que 22 % des cas et, pour les autres, regroupés sous les termes généraux d'« enfants à risques », c'est le règne de l'aléatoire. Sont ainsi qualifiés de « carences » les situations où les parents sont gravement négligents, malades mentaux, paranoïaques, toxicomanes ou régulièrement absents, et le traitement de ces situations est laissé à l'application du juge et de l'éducateur.

Le système présente dix défaillances.

Premièrement, la France, contrairement à d'autres pays comme l'Italie, la Grande-Bretagne, le Québec, l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou même le canton de Vaud, n'a inscrit nulle part dans sa législation que la préséance doit aller à l'intérêt de l'enfant, c'est-à-dire à la protection de sa sécurité et de son développement intellectuel et affectif. La loi, qui date de 1958, n'a pas été réactualisée en fonction des connaissances. Son but est qu'un enfant placé retourne vivre chez ses parents. Or ce n'est pas parce qu'un enfant retourne dans sa famille qu'il va bien et que c'est un succès. Cette loi, comme celle relative à la résidence alternée, a d'abord été pensée pour les adultes. De même, dans la loi du 2 janvier 2002 relative à la rénovation de l'action sociale qui consacre les droits des usagers des services sociaux, le mot « enfant » n'apparaît qu'une fois, et le principal usager est le parent et non l'enfant.

Deuxièmement, à cause de la prégnance de l'idéologie du lien familial, spécificité nationale, il est impossible de protéger convenablement des enfants contre des parents atteints de pathologie très grave. Certes, rien n'est mieux pour un enfant que de vivre dans une famille qui fonctionne à peu près normalement, mais le lien familial peut aussi bien être un facteur de consolidation de l'estime de soi qu'une arme de destruction et de désorganisation. Or, en France, le lien parent/enfant est sacralisé.

Troisièmement, il n'existe aucun dispositif d'évaluation des situations, alors que plusieurs pays étrangers, comme le Québec, ont mis en place des guides d'évaluation.

Quatrièmement, la durée des séjours en pouponnière s'allonge : elle atteint en moyenne 600 jours dans la région parisienne et va au-delà de 1 000 jours dans certains départements. Or un enfant ayant passé autant de temps dans une pouponnière est fichu, car il a vu défiler beaucoup trop de visages et présente des troubles de l'attachement très graves. Ces enfants sont tout bonnement laissés en stand-by en attendant que leurs parents assument éventuellement leurs responsabilités ou adhèrent à un projet de famille d'accueil. Quel gâchis humain !

Cinquièmement, une importance excessive est accordée à la notion de précarité. Certes, la précarité aggrave tout, mais ce n'est pas toujours l'élément essentiel. Dans l'affaire de Drancy, le père qui a laissé vivre ses enfants dans vingt-cinq centimètres d'immondices et d'excréments avait un salaire correct, puisqu'il avait pu acheter un téléviseur à écran plat quelques jours avant que l'affaire éclate. Si tous les pauvres s'abstenaient de tirer la chasse d'eau, la France sentirait affreusement mauvais. L'idéologie du lien familial incite à occulter le fait que des parents puissent présenter des troubles psychiques.

Sixièmement, l'aide à la parentalité est systématique alors qu'il ne devrait s'agir que d'une indication parmi d'autres. Pour qu'un tel soutien soit efficace, il importe qu'on évalue son efficacité au bout d'un délai précis, sans prolongation automatique, et qu'on le réserve aux parents qui acceptent de l'aide et reconnaissent leur part de responsabilité. En outre, le suivi se résume à deux heures par mois pour des familles en grande difficulté, alors qu'un enfant sujet à de légers troubles de la personnalité consultera un psychiatre en ville une heure par semaine. Il conviendrait d'aider plus les parents quand ils sont en grande difficulté avec leur enfant.

Septièmement, sous l'influence d'ATD Quart-monde, la déclaration judiciaire d'abandon prévue par l'article 350 du code civil n'est plus appliquée et le nombre d'enfants adoptables a chuté de moitié. Les petits passent donc d'institution en institution et vont très mal. Il est évident qu'un parent qui ne s'occupe pas de son bébé pendant un an ou deux est en détresse psychique. J'observe que, en 2003, trente-neuf enfants ont été adoptés en France suite à une déclaration judiciaire d'abandon, contre 3 500 en Angleterre, 273 au Québec ou 1 600 en Italie.

Huitièmement, le développement des actions éducatives administratives repousse dans le temps la judiciarisation des situations, lesquelles sont donc souvent très dégradées lorsque le juge est amené à intervenir.

Neuvièmement, le corps des juges des enfants est sclérosé : aucun d'entre eux n'est favorable à une modification de la loi, et ils se réfugient derrière la rédaction actuelle de l'article 375 du code civil. Un changement ne sera possible que si le législateur n'a pas peur d'aller à leur encontre.

Enfin, dixième défaillance de notre dispositif de protection de l'enfance : la théorie de l'attachement n'est pas intégrée. Pourtant, un enfant de moins d'un an, pour éprouver un sentiment de sécurité et se développer, doit bénéficier d'une figure d'attachement stable, fiable, prévisible et accessible.

Quelles sont les solutions envisageables ? Nous avons atteint le fond du trou et le dispositif ne peut plus être replâtré : des mesures lourdes s'imposent. D'abord, il faut abroger l'article 375 du code civil et voter enfin une loi centrée sur la protection et l'intérêt de l'enfant. Il conviendra ensuite de se doter d'outils d'évaluation puis de responsabiliser les acteurs de la protection de l'enfance, qu'ils soient pédopsychiatres, juges, éducateurs ou qu'ils interviennent au titre du conseil général ou de la sauvegarde de l'enfance. L'association La Voix de l'enfant va d'ailleurs porter plainte sur les deux dossiers dont je vous ai parlé en début de séance.

Mme Henriette Martinez : Très bien !

M. Maurice Berger : Enfin, pour accompagner la réforme, je préconise à titre provisoire la création d'un groupement d'intérêt public (GIP) recueillant les crédits des conseils généraux et de l'État. En effet, si les enfants sont placés plus rapidement - ce qui ne veut pas dire qu'il faut en placer plus -, le coût immédiat augmentera pour les conseils généraux mais, en contrepartie, les dépenses de RMI et d'allocation aux adultes handicapés reculeront ; la formule du GIP serait adaptée pour gérer ces oscillations.

M. le Président : Je salue vos propos, empreints d'une grande force de conviction.

Mme Patricia Adam : Les documents que vous m'adressez régulièrement, monsieur Berger, alimentent notre réflexion et devraient nous aider à modifier la législation. Lorsque je vous ai demandé de venir dans mon département, les services du conseil général, dont je préside la commission de l'action sociale, n'étaient pas enchantés. Vous bousculez en effet les habitudes de travail et les concepts, et chacun se sent attaqué. Le débat a tout de même eu lieu, mais je ne parviens pas à mettre en place les outils d'évaluation que vous préconisez. Vos collègues psychiatres et psychologues ne connaissent pas ces outils, et ne sont pas persuadés de la pertinence de la théorie de l'attachement. Je m'efforce aussi de lancer l'étude sérieuse sur le parcours des enfants qui fait encore défaut, afin d'apprécier les dégâts, qualitativement et quantitativement.

Mme Henriette Martinez : J'apprécie également beaucoup les travaux, les écrits, la compétence et la détermination du docteur Berger. Je signale que je viens de faire voter par la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales la suppression, dans l'article 350 du code civil, de la référence à la grande détresse des parents ; j'espère que nous serons suivis en séance publique.

Nous avons tous en tête des jugements rendus contre l'intérêt des enfants : trop d'entre eux, en France, sont victimes non seulement de maltraitances, mais aussi de décisions de justice. Nous avons apprécié les propos du garde des Sceaux reconnaissant la responsabilité de la justice française vis-à-vis des adultes après le procès d'Outreau, mais nous aimerions que cette responsabilité soit également reconnue à l'égard d'enfants.

Ma proposition de loi est très largement inspirée de vos travaux sur l'échec de la protection de l'enfance. J'espère vivement que notre Mission d'information aboutira à un grand texte en faveur de la protection de l'enfance, reprenant le dispositif de ma proposition ainsi que celui de la proposition de loi de Mme Valérie Pécresse. Dans la loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance, nous avons introduit quelques avancées mais nous constatons malheureusement que les juges n'en tiennent pas compte.

Plusieurs de nos collègues s'apprêtent à déposer une proposition de loi relative à l'inceste. Compte tenu de la modification de la structure familiale, ce terme est difficile à définir. Estimez-vous que l'inceste doit être traité séparément des autres abus sexuels ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un facteur aggravant des abus sexuels ?

Enfin, que pensez-vous de l'Observatoire national de l'enfance en danger, l'ONED, mis en place par la loi du 2 janvier 2004 ?

Mme la Rapporteure : Prônez-vous la suppression des pouponnières au profit des familles d'accueil, en vertu de la théorie de l'attachement ?

M. Maurice Berger : Supprimer les pouponnières serait catastrophique car nous avons besoin d'un lieu d'accueil d'urgence, notamment à la naissance, mais aussi de maisons maternelles, c'est-à-dire de pouponnières hébergeant la jeune maman, pour l'observer pendant trois ou quatre mois et déterminer si elle peut être en mesure de s'occuper de son enfant. Au Québec, où les pouponnières ont été supprimées, des familles d'accueil d'attente reçoivent jusqu'à sept enfants, et un établissement va être reconstruit, dans lequel les séjours seront, de manière stricte, limités à trois ou quatre mois maximum.

Mes propos sont souvent qualifiés de révolutionnaires, alors que je ne prône qu'une remise à niveau pour rattraper le retard pris par la France par rapport aux autres démocraties.

Les pédopsychiatres et les universitaires en pédopsychiatrie n'ont pas compris la spécificité des dispositifs de prise en charge thérapeutique en protection de l'enfance. Cette spécialité n'existe pas en tant que telle. Aucun professeur de pédopsychiatrie ne se rend aux audiences ; peu suivent des familles d'accueil ou des enfants placés sur le long terme. Faut-il créer un institut universitaire qui fonde la protection de l'enfance comme spécialité ? En tout cas, les processus thérapeutiques sont spécifiques et je déplore que la plupart des pédopsychiatres ne sachent pas les appliquer. Le Québec, depuis septembre 2003, forme tous les professionnels de l'enfance à l'utilisation du guide national d'évaluation.

Beaucoup d'enfants sont en effet victimes de la justice. Il existe trois sortes de juges : les vrais juges, qui ont un discours clair, décident dans l'intérêt de l'enfant et parlent aux parents de leur responsabilité...

Mme Henriette Martinez : Ils sont rares !

M. Maurice Berger : ...les juges « savonnettes », qui se laissent prendre par l'émotion transmise par les parents ; les juges « modèle 1960 », catégorie dominante, aussi rigides que le conseil de l'ordre des médecins de l'époque, qui refusait la contraception féminine.

Deux propositions de loi sont en gestation. Je n'ai pas envie de trancher entre les deux car elles me semblent complémentaires. Celle de Mme Pécresse aborde les questions de la prévention, de la présence du père. Elle a surtout un trait de génie : l'intégration la résidence alternée dans le dispositif de protection de l'enfance. Quant à celle de Mme Martinez, elle tend à abroger l'article 375 du code civil et à rapprocher la situation française de celles des pays les plus avancés. Cela ferait une loi longue, mais celles en vigueur dans d'autres pays font jusqu'à vingt pages. J'observe que la loi régissant le mur mitoyen compte six pages. La protection de l'enfance n'en mérite-t-elle pas autant ?

Mme Claude Greff : Très juste !

M. Maurice Berger : L'obligation incombant au juge de répéter aux parents tout ce que l'enfant vient de lui confier ôte toute liberté de parole à ce dernier, et la plupart des juges n'acceptent pas de maintenir le secret.

Quant à l'ONED, c'est un nouvel organisme ; à ce stade, je suis incapable de savoir jusqu'à quel point il nous permettra d'avancer.

Sur l'inceste, ayant parcouru les différents projets de façon un peu rapide, je ne suis pas en mesure de vous donner un avis intelligent.

M. le Président : Merci pour ces réponses d'une grande honnêteté. Nous sommes très sensibles à vos propos et à votre engagement.

Audition de M. Philippe Jeammet, chef de service
en psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte
à l'Institut mutualiste Montsouris,
président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France


(Procès-verbal de la séance du 6 avril 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Je souhaite la bienvenue au docteur Philippe Jeammet, chef de service en psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, ainsi que président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France. Nous souhaitons vous entendre pour que vous nous fassiez part de votre expérience et de vos recommandations dans le domaine de l'aide à la parentalité.

M. Philippe Jeammet : Je vous remercie de cette invitation, s'agissant d'un sujet qui m'est cher. Je m'occupe essentiellement du comportement des adolescents et des jeunes adultes, révélateur puissant des processus en œuvre au cours de la petite enfance.

J'estime qu'il faudrait parler des besoins des enfants au lieu de mettre sans cesse en avant leurs droits. Parler des enfants en se focalisant sur les droits qu'il convient de leur donner revient, au fond, à les traiter comme des adultes, à leur voler leur enfance : il faudrait qu'ils décident des programmes scolaires, des cadeaux qu'ils vont recevoir, de la séparation de leurs parents, alors qu'ils sont déjà submergés par la problématique des adultes en regardant la télévision, facteur important de désorganisation. Nombre de parents affirment ne jamais avoir pris de décision sans l'accord de leur enfant ; ils ne se rendent pas compte des dommages que provoque ce passage d'un excès à l'autre.

L'enfant est un sujet à part entière, mais il a des besoins spécifiques : la protection, la continuité affective, la stabilité des relations. Nier ces besoins conduit à en faire un petit paranoïaque, ce syndrome de la persécution étant une forme de lutte contre la dépression. Une grande partie de l'avenir d'un enfant dépend de la confiance qu'il ressent dès les premières années de sa vie envers les adultes qui l'entourent. S'il a confiance, il apprend à attendre et à utiliser ses ressources propres, ce qui lui permet de se libérer des personnes dont il a besoin et de se calmer en ressentant un peu moins sa dépendance à leur égard.

L'être humain se caractérise par sa capacité réflexive et il est très tôt pris entre deux exigences de son développement : il a besoin de se nourrir des autres, mais aussi de se différencier et d'être soi. S'il perçoit trop vite sa dépendance à son entourage, sa seule réponse possible est de s'opposer pour marquer son territoire : il s'oppose, essentiellement par la plainte, donc il existe, en luttant contre deux angoisses, celle de l'abandon mais aussi celle de la fusion et de l'intrusion. Cela va des troubles psychosomatiques précoces des nourrissons de quelques mois jusqu'aux comportements d'opposition de l'adolescence, en passant par les caprices de l'enfant de deux ans qui refuse de se séparer de sa mère à l'heure du coucher.

L'attachement est nécessaire mais insupportable car il donne à autrui un pouvoir sur soi. C'est le paradoxe central révélé par l'adolescence, mais qui existe toute la vie durant. Ce dont un adolescent a besoin, cette force qui lui manque, ce qu'il lui faut pour se sentir bien et à la hauteur, précisément parce qu'il en a besoin, tout cela menace son besoin d'autonomie. Plus il a besoin de quelqu'un, plus ce lien le menace. S'il s'éloigne, il se sent perdu ; s'il accepte ce qu'on lui propose, il se sent envahi. À cette époque de la vie, tous les liens sont sexualisés, la peur de la pénétration étant à la mesure des attentes, lesquelles sont à la mesure de l'insécurité interne, elle-même à la mesure du manque de confiance.

Le malentendu vis-à-vis des jeunes provient de la volonté de leur ouvrir les bras à tout prix et de les comprendre. Mais on ne risque pas de les comprendre en les infantilisant et en montant en épingle un dolorisme très français qui, à force, devient pathogène. De quoi souffrent les jeunes ? De leurs contradictions, de vouloir une chose et son contraire, de ne pas être en mesure de faire la preuve de leur valeur, de traumatismes, certainement pas du non-respect de leurs droits. Puisque la douleur intéresse les adultes, le jeune va mal, ce qui lui permet d'exister, mais les adultes ne parviendront pas à le satisfaire ; il règlera donc ses comptes avec le passé, les déceptions et les traumatismes par des hospitalisations, des scarifications, des crises de boulimie, des tentatives de suicide.

Le piège, en cinq ou six ans, s'est refermé sur des parents tétanisés. Ils sont prêts à faire tout ce que veut leur enfant, pourvu qu'il aille bien. Or la seule chose que l'enfant ne peut pas, c'est précisément aller bien ! Ce phénomène ne touche que 20 % des adolescents, mais nombre d'entre eux pourraient aller nettement mieux, car ils ne souffrent pas d'une vraie maladie, mais ont simplement des conduites qui les empêchent de se réaliser, les rendent de plus en plus dépendants et de moins en moins tolérants à cette différence. Ils retrouvent une force et une identité en allant mal. Ces conduites ne sont pas pathologiques mais pathogènes, et rendent les jeunes vraiment malades lorsqu'ils s'enferment dans l'échec et ne conservent que cette seule force.

Les interdits peuvent avoir un effet d'inhibition mais sont aussi protecteurs. Or notre société a pris pour adage : « fais ce qui te plaît ». Le problème, c'est que l'être humain a des désirs contradictoires : ne rien faire et réussir ; entretenir tous les liens affectifs possibles et garder un lien préférentiel ; aller travailler le matin et rester au lit. Sans contrainte, on est soumis à la tyrannie du choix, et beaucoup d'adultes s'effondrent face au poids des décisions. Alors qu'il est fatigant de choisir, on fait porter ce poids sur les enfants. Comment un enfant saurait-il s'il veut aller à tel endroit ? C'est en marchant que l'on découvre le paysage ! Une des façons d'intéresser un enfant à quelque chose consiste à lui dire que c'est intéressant, mais que ce n'est pas pour lui.

Il faut prendre conscience de cette contradiction propre à l'être humain : quand on lui propose de faire ce qu'il veut, il est non seulement soumis à un choix déchirant, mais aussi confronté à l'angoisse de ne pas avoir les moyens de ses ambitions et renvoyé à ses ressources internes. Le problème est très aigu dans notre société, où le narcissisme est sans cesse sollicité. Dans un environnement plus coercitif, la personne est certes un peu brimée, mais aussi ménagée. La laisser faire ce qu'elle veut, c'est l'obliger à prendre conscience de ses peurs. Tous les adolescents qui vont mal, en particulier ceux qui commettent des actes violents, ont peur. Les prisonniers aussi souffrent et ont peur, parce que leur situation n'est pas un signe de vitalité ; ils doivent faire leurs preuves en permanence car ils sont tenaillés par le doute et le malaise.

Les jeunes sont donc piégés et on les renvoie à leur narcissisme. Et quel reflet leur offre le miroir de la société des adultes ? La fatigue d'être soi, car les adultes sont las. C'est la raison pour laquelle tout le monde afflue aujourd'hui sur la tombe d'un homme qui était tonique... On ne se rend pas compte de l'effet délétère de la vie familiale : les repas familiaux, dans tous les milieux sociaux, ne sont pas des moments de plaisir. La famille est sans doute le lieu de dépôt de toutes les doléances dont les enfants sont « gavés ». On leur dit qu'ils doivent aller à l'école, mais, comme c'est présenté comme une obligation, on leur propose de choisir leurs programmes. Quel piège terrible ! Les plus fragiles s'effondrent car ils ne sont pas en mesure d'aboutir. Les enfants et les adolescents sont au contraire en attente de rencontres avec des adultes qui les mettent sur la voie de ce qui est intéressant.

Ce dont nous avons besoin est aussi ce qui nous menace. Dans cet état d'insécurité, on est pris dans l'étau de ces deux angoisses humaines : si l'on ne me regarde pas, cela signifie que je n'ai aucune valeur ; si l'on me regarde, c'est que l'on me veut quelque chose. Les adolescents sont dépendants de l'environnement : ils guettent sans arrêt le regard des autres sur leur personne. Dès que l'on s'approche d'eux, ils ont ces mots incroyables : « Tu me gaves, tu me saoules, tu me prends la tête. » Il faut prendre cette image au pied de la lettre : l'adolescent n'est plus lui-même. S'il a la tête prise, c'est justement parce qu'il attend une réponse des adultes, mais dès qu'un regard se pose sur lui, c'en est trop. C'est un peu le syndrome corse : si tu ne regardes pas ma sœur, c'est parce que tu ne la trouves pas belle ; si tu la regardes, qu'est-ce que tu lui veux ?

C'est un problème identitaire majeur. Je ne supporte pas le besoin d'être entouré, car celui qui m'approchera se rendra compte que je ne suis pas à la hauteur, que je suis comme un petit garçon qui voudrait être rempli, pénétré. Je me sors de cette situation en allant mal : l'opposition devient un moyen de maîtriser la distance relationnelle avec les personnes dont j'ai le plus besoin. On apprend très vite que réussir et avoir du plaisir ne durera pas, tout comme ne dure pas la santé qui, selon le docteur Knock, est « un état précaire qui ne présage rien de bon ». Les anxieux ont d'ailleurs la hantise de ce qui ne dure pas. Si vous êtes pourvu intérieurement de sécurité et de confiance, vous savez qu'après une perte vous allez retrouver autre chose. Si, en revanche, vous n'êtes pas sûr de vous, la crainte de la perte est la plus forte : mieux vaut ne rien vivre de bon et se complaire dans une plainte continuelle.

La société est bien partie pour continuer à se plaindre, à moins qu'une catastrophe ne survienne, ne ressoude les gens et ne leur redonne l'envie d'être actifs. Les adolescents nous renvoient des informations puissantes sur le malaise narcissique de notre société. Celui qui ressent du plaisir et veut réussir dépend des autres. En revanche, l'adolescent comprend très vite que choisir l'échec et faire le mal font de lui le plus fort. Il ne choisit pas de ne pas être heureux, mais le devient en cédant à une contrainte liée à la peur qui l'habite. Plutôt que de devenir dépendant de l'extérieur dont il a besoin pour assurer son narcissisme, plutôt que de profiter du plaisir de l'échange, il sombre dans la destruction. Celle-ci est la créativité du pauvre, de l'impuissant, selon une logique qui peut mener au crime passionnel. De même, l'enfant s'agrippe à sa mère avant d'aller se coucher, car rester seul le met en position d'insécurité ; s'agripper le rendra dépendant et il contrôlera sa dépendance en rendant à son tour sa mère dépendante de lui. Ce cramponnement est la marque d'un attachement insécure qui perdurera la vie durant.

Il est fondamental que l'adulte comprenne ce paradoxe, sans quoi il croit qu'il suffit d'être gentil avec l'enfant et de lui donner ce qu'il veut pour tout arranger. Si une relation de confiance n'est pas construite dès le départ, si les déceptions sont trop grandes, une des façons de se protéger sera de provoquer sa propre douleur. Tous les adolescents qui vont mal se font du mal, s'amputent d'une partie de leurs potentialités en se repliant sur eux-mêmes et en refusant d'acquérir les connaissances qui leur permettraient d'arracher un minimum de liberté et de choix. Pourquoi les êtres humains ont-ils besoin de se faire du mal ? Peut-être faudrait-il restaurer des cérémonies d'autoflagellation ? Des adolescents décrètent qu'ils ne travailleront pas parce qu'ils n'aiment pas un professeur. Celui-ci est donc si important à leurs yeux qu'il dicte leur vie. Mais ils ne s'en rendent pas compte puisqu'ils ont l'impression de s'opposer.

Parler des droits des enfants sans prendre suffisamment en compte la notion de besoins contribue à aggraver le désordre chez les parents. Nombre d'entre eux, dans tous les milieux sociaux, ne savent plus quoi faire et se contentent d'écouter leurs enfants. J'ai ainsi reçu un adolescent de douze ou quatorze ans, victime de troubles obsessionnels compulsifs, pris dans ses manies et ses contraintes, auquel ses parents n'avaient rien trouvé de mieux, pour se faire pardonner de lui avoir imposé d'aller voir un psychiatre, que de lui promettre un cadeau. Je suis conscient de l'importance des droits de l'enfant, mais celui-ci, depuis quatre ou cinq ans, tend de plus en plus à devenir un adulte qui décide à la place de ses parents de ce qui est bon pour lui : il est « parentifié ».

L'École des parents va devoir ouvrir des consultations de « guidance » pour des parents d'adolescents qui ne savent plus comment faire. Ils hésitent même parfois à contraindre leur enfant à venir consulter un médecin, de peur que cela n'ajoute une souffrance supplémentaire à leur progéniture. Ce n'est pas que les parents démissionnent, mais ils ne savent plus comment se repérer. Beaucoup d'entre eux déclarent n'avoir jamais pris de décision, depuis la naissance de leur enfant, sans lui demander son avis. Comment voulez-vous qu'un enfant obligé de supporter le poids de cette responsabilité jetée sur ses épaules se sente sécurisé ?

On prétendait que le Prozac était la pilule du bonheur, et un suicide a suffi pour qu'il devienne déconseillé de le prescrire aux jeunes. Où allons-nous si les adultes ne sont plus là pour rappeler que chaque outil présente des risques et qu'il convient d'apprendre à le manier avec précaution ? Le plus grand risque, c'est précisément de vivre !

La télévision montre les cas les plus extravagants. Durant toute une émission sur les troubles alimentaires, une mère et sa fille se sont tenues par la main. Quelle entrave ! Quand on est attaché de la sorte, on dresse des remparts - l'obésité, la maigreur, le mal-être -, et ceux-ci nous appartiennent en propre. Ce que nous possédons, c'est ce qui ne va pas et une partie de nous y tient, mais, en même temps, nous en souffrons et nous voudrions nous en débarrasser.

Il faut prendre les droits de l'enfant en considération, mais aussi ses besoins fondamentaux, et, si les parents ne peuvent y répondre, il convient de revoir la théorie selon laquelle rien ne remplace la famille. Certains parents ne peuvent faire face parce qu'ils vont trop mal et peinent déjà à s'occuper d'eux-mêmes. Il faut trouver des formules assez fermes, car rares sont ceux qui diront ouvertement qu'ils désirent abandonner leur enfant. Celui-ci a besoin qu'on le protège, qu'on ne lui vole pas son enfance, qu'on ne lui projette pas tous les problèmes des adultes au travers de la télévision et de l'accès à la pornographie. Pour lui, c'est éminemment déprimant ; mieux vaut dresser des interdits, quitte à ce qu'il les transgresse.

À force de défendre la liberté, on oublie que l'être humain, plus encore que les autres animaux, a besoin de défendre son territoire, son individualité, et que cela suppose qu'il perçoive des limites et des interdits, qu'il puisse distinguer entre ce qui est à soi et à autrui. Obtenir quelque chose par l'effort est une façon de se l'approprier. Chacun sait que les enfants paraissent toujours mieux élevés chez les parents d'un copain que chez eux, parce que la proximité dissout l'être humain.

J'ai reçu une adolescente de treize ans et demi, déscolarisée, errante, suicidaire, droguée, tombée dans la semi-prostitution. Laisser ainsi des jeunes dans les rues, ce n'est pas les laisser libres, c'est les abandonner. Avant la fin de la consultation, durant laquelle elle m'avait débité des horreurs, je lui ai demandé de citer une de ses qualités ; elle a tourné la tâte, caché ses yeux de sa main comme une petite fille en désarroi qui se protège, et m'a répondu : « Je suis une conne ». C'est son identité et elle s'en moque, car rien n'a de valeur. Chez ces sujets en souffrance, une émotion positive est comme une goutte d'eau sur un morceau de sucre : elle les fait fondre. Et comment se reprennent-ils ? En passant à l'acte. Il serait plus difficile de vouloir aller bien et de réussir, car cela ferait apparaître la difficulté de réussir. Aller bien signifie s'ouvrir ; aller mal est une sorte d'anesthésie.

Il ne faut pas laisser les enfants aller mal. Camus, dans Le premier homme, a écrit ces mots merveilleux : « On ne choisit pas la misère, mais on peut la garder ». Il ne faut pas laisser les jeunes s'installer dans une situation d'échec, car ce n'est jamais un vrai choix. Il est indispensable de conseiller aux parents de poser des limites, ce qui ne signifie pas procéder à une « parentectomie ». Je préconise depuis dix ans la réouverture d'internats qui permettent aux enfants de sortir du regard de leurs parents et à un bon nombre d'entre eux d'obtenir de meilleures notes.

M. le Président : Je n'ai pas voulu vous interrompre, monsieur Jeammet, car j'aurais couru le risque de me rendre impopulaire parmi mes collègues, mais l'heure tourne et il reste peu de temps pour les questions.

Mme Henriette Martinez : Les jeunes dont vous nous parlez sont-ils majoritairement issus de milieux marqués par des difficultés sociales importantes ? Quelle est, parmi les jeunes qui viennent vous voir, la proportion d'enfants qui ont subi des maltraitances physiques ou psychologiques ? À partir de quel âge peut-on détecter l'absence de relation de confiance ou d'attachement ? Selon quels critères ? Est-il possible de soigner un sujet avant qu'il atteigne l'adolescence ?

Mme Patricia Adam : Vous avez observé une montée en puissance du phénomène depuis quatre ou cinq ans. Je constate le même phénomène aussi dans ma ville. Comment l'expliquez-vous ?

M. Philippe Jeammet : Tous les milieux sont touchés, car plus qu'un phénomène social, c'est un problème de personnalité des parents. Les plus vulnérables sont les personnes anxieuses, dépourvues de repères fixes, sensibles à la pression narcissique à l'œuvre dans notre société. L'anxiété, comme la dépression, est contagieuse et peu digestible, et il faut faire en sorte de ne pas la déverser sur les enfants. Ceux-ci héritent des problèmes de leurs parents qui culpabilisent et tentent de réparer par une abondance de cadeaux, ce qui les disqualifie plus encore. À l'heure où les familles éclatent, le « familialisme », c'est-à-dire le renfermement sur la famille sur elle-même, n'a jamais été aussi fort. Si le phénomène est commun à tous les milieux, son expression varie, certaines formes de délinquance étant liées au contexte social. Il faut dire que les banlieues, à l'instar des prisons, concentrent un grand nombre de personnes qui vont mal sur le plan psychique. Il convient au demeurant de veiller à ne pas réifier le phénomène car il n'a rien de mécanique.

Les relations sécures dépendent de l'attachement, mais l'attachement insécure provoque sans doute la créativité. Pourquoi les uns transforment-ils leur faiblesse en une force créatrice, tandis que d'autres optent pour la destruction ? Les rencontres sont souvent déterminantes, comme celle de Camus avec son instituteur, M. Germain. Tous ces gens qui vont mal sont en attente, et cela ne peut pas être codifié.

Il faut commencer à intervenir lorsqu'un enfant ne peut plus se nourrir de ce dont il a besoin - c'est-à-dire de connaissances et d'ouverture par rapport à son objet d'attachement principal -, lorsqu'il se replie sur lui-même et refuse d'aller à l'école. Ce n'est pas nécessairement pathologique, mais c'est toujours pathogène. Il importe de ne pas le laisser s'organiser autour de sa conduite, ce qui suppose simplement, dans bien des cas, d'en prendre conscience, de poser des limites, de discuter avec un tiers, l'instituteur, un psychologue scolaire, une assistante sociale ou un psychiatre. Nous avons la chance, en France, de disposer d'une panoplie de moyens assez vaste pour ne pas laisser un enfant s'enfermer dans des conduites d'échec en l'aidant à assumer ses désirs. L'intérêt de la vie, c'est de s'engager dans une démarche volontariste. Le désir ne surgit pas de lui-même et requiert une attitude tenace, ce qui n'a rien à voir avec le harcèlement ou l'emprise.

M. Sébastien Huyghe : Vous remettez en cause une certaine permissivité.

M. Philippe Jeammet : Sans aucun doute.

M. Sébastien Huyghe : Mais vous prônez aussi le dialogue. Dans notre société, la confrontation n'a pas bonne presse et il est mieux vu de faire plaisir. Les parents hésitent à gronder leurs enfants car ils travaillent beaucoup et ne les voient guère. Ne subissons-nous pas aujourd'hui les conséquences de 1968, époque où il était interdit d'interdire ? Quelle réponse convient-il d'apporter ? Comment fixer des limites ?

M. Philippe Jeammet : Il est normal que la société évolue, mais les positions médianes sont plus difficiles à tenir que les extrêmes. Elles subissent en effet une tension permanente, comme la vie, siège de confrontation entre des besoins contradictoires : besoin de se nourrir et besoin de se différencier. Il faut apprendre aux enfants à supporter cette tension, en les amenant à prouver leur force, en les valorisant, sans les humilier, mais sans leur voler leur enfance.

La pédophilie est aussi une effraction de la problématique des adultes dans l'espace des enfants. Des mères racontent leurs expériences sexuelles à leurs filles alors que celles-ci n'en veulent rien savoir. Ce n'est pas de la maltraitance, mais il est malsain de confondre le plaisir et l'excitation. Cette quête de sensations a pour objet de se protéger des émotions. Il ne faut pas résumer les problèmes de l'enfance aux terribles affaires d'Outreau ou d'Angers et faire la course aux traumatismes en « victimisant » les enfants à problèmes. En réalité, ils sont surtout victimes de la difficulté d'être homme et de trouver la bonne distance.

L'important est donc de se préoccuper des besoins profonds de l'enfant. Les émissions télévisées à succès qui ridiculisent des vedettes, porteuses de valeurs importantes en termes d'image, montrent qu'il est nécessaire de fixer des limites. C'est aussi dans ce but que l'École des parents gère plusieurs lignes d'écoute téléphonique. Les personnes qui vont le plus mal éprouvent des difficultés à dire leur souffrance. Ces personnes sont la cible des sectes qui leur proposent de fausses solutions. Il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit et de traquer les traumatismes, mais de revenir à la notion de besoins fondamentaux des enfants et d'expliquer aux parents qu'ils doivent trouver eux-mêmes la forme de réponse appropriée.

M. le Président : Merci, docteur, pour cette intervention passionnante.

Table ronde sur les mutations des modèles familiaux, réunissant
M. Gérard Neyrand, sociologue,
M. Aldo Naouri, pédiatre,
M. Jean-Marie Meyer, philosophe,
Mme Marcela Iacub, juriste


(Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Cette table ronde intervient au terme de la première partie de notre réflexion, mais chevauche déjà quelque peu la thématique des droits des enfants, et notamment de la protection de l'enfance en danger.

Le premier de nos quatre invités, M. Gérard Neyrand, est sociologue, anime le Centre interdisciplinaire méditerranéen d'études et de recherches en sciences sociales, et a à son actif de nombreux ouvrages et articles. Le docteur Aldo Naouri, pédiatre, n'est plus à présenter, car chacun ici a pu lire nombre de ses publications et interventions, parmi lesquelles je citerai son dernier ouvrage Les Pères et les Mères, qui a obtenu un grand succès de librairie. M. Jean-Marie Meyer, professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Stanislas à Paris, est membre, ainsi que son épouse, du Conseil pontifical pour la famille. Enfin, Mme Marcela Iacub, que la galanterie aurait dû me conduire à présenter en premier, est chargée de recherches au Centre national de la recherche scientifique, et a consacré maints articles et ouvrages aux sujets qui nous intéressent, dont le PACS ; son dernier livre, paru l'an dernier, s'intitule L'Empire du Ventre, pour une autre histoire de la maternité... Je dois enfin excuser l'absence de Mme Geneviève Delaisi de Perceval qui nous a fait connaître son indisponibilité et à qui je souhaite un prompt rétablissement.

L'objet de cette table ronde est de confronter les différentes interprétations que l'on peut faire de l'évolution démographique et sociologique de la famille. Afin d'organiser le débat, elle sera centrée sur deux questions. La précarisation des unions traduit-elle un affaiblissement du modèle de la vie en couple ? Les transformations des relations entre parents et enfants traduisent-elles une démission des parents ou une sacralisation des enfants ? Je propose que nous entendions d'abord, sur chacune de ces deux questions, nos quatre invités, après quoi nous aurons un échange avec nos collègues qui sont, et je m'en réjouis, venus en grand nombre.

M. Gérard Neyrand : La précarisation des unions traduit-elle un affaiblissement du modèle de la vie en couple ? Je réponds résolument non. J'y vois au contraire un indice de la survalorisation de la vie de couple. C'est parce que la conjugalité est dissociée de la logique patrimoniale et recentrée sur la vie affective, sur le lien amoureux, qu'elle est devenue plus fragile. La place de l'individu est de plus en plus définie par son capital culturel et scolaire, et de moins en moins par les biens matériels hérités de sa famille. Cette évolution, qui remonte à deux siècles, est allée de pair avec la laïcisation, l'industrialisation de la société, le développement de la scolarisation, la valorisation croissante de l'individu et l'affirmation du lien amoureux comme élément de la réalisation de soi - réalisation qui est le leitmotiv de la modernité -. La transmission du patrimoine ne garde son importance que pour certaines catégories sociales, comme la grande bourgeoisie ou les exploitants agricoles. L'ordre patriarcal antérieur est remis en cause par l'autonomisation des femmes, leur accès massif aux études, leur maîtrise nouvelle de la contraception et la reconnaissance de la personne de l'enfant. La désinstitutionalisation de la conjugalité se traduit notamment par le fait que neuf mariages sur dix sont précédés d'une union libre, que plus d'une naissance sur deux a lieu hors mariage, que la fréquence des divorces et des séparations s'accroît fortement. La tendance est davantage à l'individualisme relationnel, avec ce paradoxe que la réalisation de soi en tant que personne passe par un rapport privilégié avec l'autre, le conjoint surtout, mais aussi l'enfant, les deux pouvant d'ailleurs entrer en conflit. Le modèle de la vie en couple n'est pas affaibli, mais transformé. Avec l'affirmation du lien affectif dans la conjugalité, le rapport au conjoint devient plus exigeant, tandis que les limites à l'autonomie de l'individu perdent de leur importance.

M. Aldo Naouri : Je suis quelque peu embarrassé par l'ordre des deux questions, car mes réponses à la première dépendent étroitement de celles que j'apporte à la seconde. Mais je m'accommoderai de cette contrainte...

Mon point de vue ne sera pas seulement descriptif, mais dynamique, car il se nourrit de quarante ans de pratique, quarante ans durant lesquels j'ai reçu des couples et des enfants. Si la précarisation des unions peut s'expliquer par de nombreux facteurs, tous sont pour moi secondaires, malgré toute leur importance, par rapport à un facteur aussi essentiel que difficile à cerner : la sacralisation de l'enfant. Contrairement à Gérard Neyrand, je dirai que la précarisation des unions traduit bien l'affaiblissement du modèle de la vie en couple - je veux parler, bien sûr, du modèle traditionnel -. Mais faut-il s'arrêter aux faits ou aller rechercher le symptôme ? Pourquoi le modèle qui a si longtemps prévalu dans nos sociétés s'est-il affaibli à ce point, et en un temps aussi bref ? On peut l'expliquer par l'évolution sociale, par la libéralisation des mœurs, par l'exigence plus grande de l'individu vis-à-vis de ses désirs profonds. On ne se fait d'ailleurs pas faute, dans le droit fil d'une certaine philosophie, de se féliciter de la levée des inhibitions qui auraient jusqu'ici entravé la réalisation des individus.

On aura compris que je ne partage pas entièrement ce point de vue, et, au nom de la souffrance que j'ai entendue, tant chez les partenaires qui se séparent que chez leurs enfants, je me permets de poser la question : est-ce un progrès ou une régression ? Baisse de la nuptialité, hausse des divorces, hausse du concubinage sont liés non seulement entre eux, mais aussi, et directement, à la sacralisation de l'enfant, à la fois dans sa réalisation et dans la signification qu'il revêt pour la conception que ses parents se font d'eux-mêmes.

Le même Brassens qui chantait : « J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main, Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin », chantait aussi : « Il n'y a pas d'amour heureux »... Pourquoi se marier, peut-on se demander, si c'est pour divorcer quelque temps plus tard ? Je serais tenté de voir dans le concubinage une certaine forme de paresse, une vision adolescente de l'amour, vision nécessaire quand elle surgit, précisément, à l'adolescence, pour quitter le domaine béni de l'enfance, mais qui témoigne, lorsqu'elle subsiste à l'âge adulte, d'un rapport non liquidé à cette enfance. C'est cette même vision qui est responsable de l'accroissement de la divortialité. Notre société de l'image, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, nous aliène. Nous ne pouvons pas admettre que l'amour puisse évoluer, au fil du temps, dans ses exigences comme dans son expression. Nous refusons que les scènes de ménage fassent partie de la vie à deux, que notre image s'écorne dans le regard de l'autre. Nous refusons de comprendre qu'il s'opère dans cette relation à deux un transfert réciproque dont chaque partenaire est le support, et qui est la seule voie dont nous disposons pour liquider le conflit avec nos parents, et en particulier avec notre mère. Je choque toujours beaucoup mes publics quand je leur dis : « que l'on soit homme ou femme, on n'épouse jamais que sa mère ! ».

La vision adolescente de l'amour est liée à la sacralisation de l'enfant, et traduit un assujettissement formel, mais évidemment non conscient et donc immaîtrisable, de l'adulte à ses propres parents. Sur le plan symbolique, qu'est-ce que le mariage ? C'est, dans la tradition judéo-chrétienne comme dans toutes les sociétés, même les plus primitives qui n'avaient jamais vu un blanc jusque dans les années 50, un acte fondateur par lequel on prend à témoin l'environnement pour se définir, non plus comme l'enfant de ses parents, mais comme le partenaire de l'autre. Les concubins, en refusant ce rituel, demeurent quelque peu les enfants de leurs parents, tout comme les divorcés le redeviennent. Voyez avec quel empressement les grands-parents volent au secours de la génération intermédiaire en situation de concubinage ou de divorce...

M. le Président : Vous avez, je le pense, contribué fortement à lancer le débat, mais rassurez-vous : rien ne choque plus un député d'aujourd'hui, même pas l'idée d'épouser sa mère...

M. Jean-Marie Meyer : Je m'efforcerai de traiter séparément les deux questions posées, et je salue le fait que M. Neyrand ait employé d'emblée le mot « paradoxe », c'est-à-dire ce qui contraste avec l'opinion reçue. De fait, il est assez paradoxal d'observer que le lien amoureux est valorisé alors que la solitude subie ne cesse de croître. Il existe donc un écart entre le désir tel qu'il se dit et le désir tel qu'il se vit. Notre réflexion doit donc prendre en compte tant le désir que la souffrance qui l'accompagne. Un autre paradoxe doit aussi être pris en considération. Parler du couple c'est aussi parler de ce qui l'accompagne, que ce soit l'enfant ou la société. Le couple conçoit sa propre identité en lien avec les valeurs de la société. Qui plus est, un homme et une femme qui font l'expérience, comme couple, d'accueillir un enfant, savent que quelque chose a profondément changé dans leurs relations interpersonnelles. Dans le vécu du couple, ce n'est pas un simple ajout mais une transformation.

Ma deuxième remarque a trait à la présence, dans une question portant sur la vie en couple, du mot modèle. On se demande trop peu quel type - quel modèle - d'unité un couple est susceptible de réaliser. S'agit-il d'une union au sens d'une fusion, faisant disparaître la singularité de chacun, telle que la décrit le mythe de l'androgyne dans le Banquet de Platon ? Il y a, dans la communion entre un homme et une femme, un dépassement de l'individu qui fait exister quelque chose de nouveau. J'y insiste car, à la différence des députés, il y a des choses qui me font peur.

En pratique il convient de situer exactement la différence sexuelle, car l'homme et la femme possèdent une commune dignité, mais possèdent chacun un rôle distinct comme père et mère. Sur le plan de la citoyenneté on parlera donc de parité, mais dans la vie familiale on assumera, on respectera la différence entre homme et femme, entre père et mère.

J'insisterai donc sur ceci : quand un homme et une femme ont un projet stable de vie en commun, il s'agit sans doute pour chacun d'un désir de réalisation de soi, mais, à deux, ils peuvent fonder une famille. Ce dernier enjeu possède des projections morales touchant au bien commun de la société. Cette volonté de fonder une famille est donc une réalité originale qu'il faut valoriser. Elle articule en elle, non sans tensions, les dynamismes corporels, les désirs individuels et la volonté partagée. L'enfant est inscrit dans ce projet au point de pouvoir en devenir le « symbole » et la réalisation. Souvent, aujourd'hui, lorsqu'on réfléchit sur les aléas de la vie amoureuse, on baptise « liberté individuelle » ce qui n'est bien souvent qu'une impuissance partagée. Il ne s'agit pas de récuser le légitime désir d'épanouissement de chacun ; la vraie question est, en revanche, de savoir comment on définit le sens de la liberté, individuellement et collectivement.

Une dernière remarque : ne serait-il pas important de revaloriser aux yeux des parents eux-mêmes, c'est-à-dire des amoureux qui éduquent ensemble leurs enfants, le rôle des parents ? Je suis frappé de les voir venir s'adresser au professeur en croyant qu'ils viennent voir un spécialiste, sans se considérer eux-mêmes habilités à parler en tant que parents. Il est important qu'ils reprennent conscience de l'originalité et de la fonction éducative de leur parole. Ils s'aiment et ils transmettent la vie. C'est là une bonne nouvelle que les enfants doivent entendre de la bouche même de leurs parents.

M. le Président : Ce n'est pas que les députés n'aient peur de rien, mais qu'ils puissent tout entendre. Chacun de nous tremble évidemment à l'approche d'élections législatives : nous sommes bien des êtres humains...

Mme Marcela Iacub : Je suis d'accord avec le diagnostic de Gérard Neyrand : je crois que la précarisation des unions signifie non pas l'affaiblissement du couple, mais l'apparition d'un nouveau modèle de couple. J'ai le sentiment que l'on cherche, comme dans tant d'autres domaines, un projet qui permette de se réorienter en permanence. D'un côté notre société connaît un taux de divortialité accru, et de l'autre l'impression prévaut, tant chez les pouvoirs publics que chez les individus eux-mêmes, que la séparation ou le divorce sont des échecs personnels. Ils devraient plutôt être envisagés comme des expériences liées à notre liberté, qui, comme toute expérience de liberté, peuvent impliquer des souffrances, des désirs obscurs, mais permettent à la fois de nous comprendre et de comprendre les autres. La liberté a un prix qu'il faut être prêt à payer. En tant que parlementaires, vous devez veiller à garantir la liberté des personnes plutôt que de vous intéresser à leur souffrance. En tant que citoyenne, je préfère que l'État propose un cadre préservant la liberté de chacun et s'intéresse moins à ma souffrance. Il y a d'autres espaces pour gérer la souffrance : les églises, les psys, le théâtre, la littérature...

J'ai l'impression que le couple, malheureusement, n'est pas encore une école de l'égalité. On n'a pas fini de lever tous les obstacles à la séparation. Il faudrait créer un droit au divorce, unilatéral le cas échéant, tout en veillant à régler les conséquences de ce droit. Il existe encore une hiérarchie des unions : tant que les homosexuels, par exemple, ne pourront pas se marier, un problème d'égalité se posera. Et même entre époux, le système de la prestation compensatoire est trop protecteur des femmes : même s'il peut apparaître comme équitable, il ne contribue pas à ce que les femmes se pensent dès leur jeunesse comme un sujet autonome, y compris économiquement. Je crois qu'il s'agit d'un faux avantage qui, sur le long terme, pénalise les femmes.

Enfin, je voudrais dire quelques mots de la proposition de loi relative aux violences conjugales. Il est gravissime, à mon sens, d'y introduire la notion de violence psychologique et d'intervenir ainsi dans la souffrance des personnes pour fonder des droits. Il faut naturellement protéger chacun contre la violence physique, mais il est très dangereux que l'État fasse irruption dans des conflits banals au sein du couple et leur donne une qualification pénale.

M. le Président : Merci à tous quatre d'avoir lancé le débat. Je propose que mes collègues vous posent maintenant une première série de questions.

Mme Martine Aurillac : Si cela peut rassurer Mme Iacub, nous avons adopté une réforme du divorce qui vise à apaiser celui-ci, sinon à le faciliter, et qui vise surtout à garantir les droits des enfants.

Je voudrais que M. Naouri développe davantage son propos sur l'assujettissement permanent des adultes à leurs parents. Je comprends ce qu'il veut dire dans le cas des divorcés, mais beaucoup moins dans celui des concubins. Il y a aussi des gens mariés qui ne sont pas très adultes.

Je partage la position de M. Meyer sur la nécessité de revaloriser la parole des parents. Les médecins, les spécialistes peuvent certes donner des conseils, mais il est important que les parents disent à leurs enfants qu'en toute hypothèse ils les aiment et s'occuperont d'eux. Je souhaite cependant que M. Meyer explicite un peu plus ce qu'il entend par « impuissance partagée ».

M. Patrick Delnatte : Pour ma part, je demanderai à M. Meyer quel peut être, selon lui, le rôle de l'État dans la revalorisation de la parole des parents.

Quant au propos de Mme Iacub selon lequel l'État ne doit pas s'occuper de la souffrance, il me laisse un peu perplexe. L'État est un régulateur, un protecteur, et le monde qui nous est proposé par Mme Iacub me semble un monde terriblement dur, ultra-libéral. J'ai beaucoup de mal à entrer dans cette logique.

Mme Henriette Martinez : Je voudrais avoir vos avis sur la question suivante : tous les couples sont-ils capables d'élever un enfant ? La parentalité crée-t-elle chez eux cette faculté ?

Mme la Rapporteure : J'ai une question à laquelle Mme Iacub a déjà un peu répondu : le législateur, qui a rendu plus pacifique et plus facile le divorce, doit-il intervenir pour aider les couples à rester ensemble quand ils se déchirent ? La médiation familiale, par exemple, est une piste souvent évoquée mais peu exploitée. Le couple est-il un facteur de stabilité ? Le fait qu'il soit fondé sur l'affection lui donne-t-il un rôle social en tant que tel ?

Mme Christine Boutin : Je voudrais que M. Naouri nous précise davantage en quoi, selon lui, le concubinage est lié à la sacralisation de l'enfant.

À M. Meyer, je demanderai, ainsi d'ailleurs qu'à nos autres invités, si le couple et la famille sont liés, selon eux, à la présence d'enfants.

M. Pierre-Louis Fagniez : Ma question se situe dans le prolongement de ce que vient de dire Mme la Rapporteure sur le divorce qui est vécu généralement comme un échec et que Mme Iacub voudrait nous faire vivre comme une expérience. Pouvons-nous, en tant que députés, suivre Mme Iacub et favoriser une expérience qui consisterait à ne pas chercher à maintenir le couple coûte que coûte ? J'aimerais avoir le sentiment de chacun de vous sur le divorce comme échec et comme expérience.

M. Alain Vidalies : L'idée que le législateur ne doit pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, qu'il n'est pas là pour sauver les couples, correspond exactement à ce que nous avons fait en votant la réforme du divorce : nous avons pris acte de la situation. L'accélération de la procédure n'est pas faite pour apaiser le couple, mais pour apaiser le divorce. Le rôle du législateur n'est pas d'ignorer la souffrance, mais d'organiser les procédures de façon à ne pas aggraver cette souffrance.

Ce qu'a dit Mme Iacub sur la prestation compensatoire est intéressant, mais cela ne concerne que 8 % des divorces. Lorsque des travailleurs pauvres divorcent, il n'y a pas de prestation compensatoire, parce qu'il n'y a personne pour la payer !

L'approche de M. Neyrand est très intéressante : elle fournit le cadre au débat, en rappelant qu'il n'y a pas de crise du couple, mais une sortie des modèles anciens. Toutefois, lorsqu'il dit qu'autrefois la logique du mariage était patrimoniale, est-ce, historiquement parlant, si vrai que cela ? Autrefois, le conjoint était précisément écarté de l'ordre successoral, fondé sur les seuls liens du sang, et n'était là que pour faire les enfants.

M. Pierre-Christophe Baguet : Mme Iacub a dit que le couple n'était pas une école d'égalité, tandis que M. Neyrand a évoqué l'individualisme relationnel. Pour lui, l'égalité au sein du couple est-elle une finalité ?

M. le Président : J'ajouterai une question personnelle. Y a-t-il, comme certains le font croire, sous couvert de droits des individus, un individualisme croissant qui ferait perdre le sens de l'intérêt général ? Comme on a parlé tout à l'heure d'une société de l'image, je me demande si l'individualisation n'est pas liée à l'infantilisation de la société, notamment par tous ceux qui sont chargés, justement, de la représenter à l'image et qui ont tant d'influence sur nous.

M. Gérard Neyrand : Le moins que l'on puisse dire, c'est que les choses ne sont pas simples... Je suis d'accord avec Aldo Naouri sur le fait que l'on assiste au déclin d'un certain modèle de couple, qui correspond à l'institution traditionnelle du mariage, avec une fonction patrimoniale liée à une logique patriarcale. En conséquence, c'est de moins en moins l'institution du mariage, et de plus en plus l'enfant, qui fonde la famille. Il y a des gens qui vivent en couple sans former une famille, et c'est à partir du moment où il y a un projet d'enfant qu'il y a famille. Et ce n'est plus forcément inclus dans le contrat de couple comme autrefois. On est donc bien passé à un autre mode de fonctionnement.

Le concubinage exprime-t-il une vision adolescente de l'amour ? On peut en discuter, mais prenons garde à ne pas tomber dans le psychologisme qui consisterait à expliquer par la psychologie ce qui relève de déterminismes historiques ou sociaux. Le concubinage était très fréquent au XVIIIème siècle, et le mariage était davantage présent dans les milieux bourgeois pour des raisons bien précises. C'est aller un peu vite que de relier un type de fonctionnement psychique à des choix de vie insérés dans un fonctionnement social, idéologique et politique.

M. Aldo Naouri : Certes, mais il reste à savoir pourquoi on adhère à une option plutôt qu'à une autre. Il ne faut pas exclure la dimension psychologique.

M. Gérard Neyrand : Il ne faut pas l'exclure, mais c'est une dimension parmi d'autres.

Il y a une difficulté à légiférer à partir de paradoxes, car on risque d'aller trop loin dans un sens ou dans un autre. À l'heure actuelle, il y a une confrontation entre différents modèles sociaux de vie, tandis qu'auparavant il y avait un modèle dominant et des modèles périphériques. Il y a une complexification croissante des modèles conjugaux et familiaux, et donc une difficulté croissante à légiférer.

M. Aldo Naouri : Le mot assujettissement m'est venu en analysant l'extraordinaire force de l'idéologie amoureuse adolescente, telle que je l'ai constatée dans mon travail. Lorsqu'un père dit de la mère de ses enfants : « Je ne l'aime plus », cela signifie : « Je ne l'aime plus comme je l'aimais quand nous nous sommes rencontrés ». C'est exactement ce que peut dire un adolescent. La modification psychologique de la relation amoureuse n'est plus pensée, ni admise. L'amour est censé n'évoluer que sur la plus haute marche. Les adolescents, lorsqu'ils éprouvent la nécessité de la passion amoureuse, le font pour s'affranchir du lien avec leurs parents. Or il me semble que cette nécessité persiste à l'âge adulte. Ce poids des parents sur leurs enfants a toujours existé, mais le rituel du mariage était justement là pour les en affranchir. On proposait aux individus de créer un transfert interactif pour liquider des processus inconscients. Ce transfert permettait aux générations suivantes de progresser. Ce n'est plus possible aujourd'hui, et il n'est pas question de revenir en arrière : nous sommes jaloux de nos libertés, de ce que nous pensons être nos désirs, sans voir que nous sommes conduits par des forces plus puissantes.

Lors d'une formation de pédiatres consacrée à la relation au patient, mes confrères et moi avons demandé aux stagiaires, en fin de session, de nous poser leurs questions par écrit. Ils ont été 138, sur 150, à poser la même question, formulée de la même manière : « Faut-il tuer les grand-mères ? » Cette question montre qu'il y avait assujettissement de la génération dont nous soignions les enfants à la génération précédente.

Quand je parle de société de l'image, je veux dire que cet attachement à notre image, qui est un processus narcissique de constitution de la personnalité, est quelque chose dont nous ne pouvons plus faire le deuil. Je suis tout à fait d'accord avec Marcela Iacub pour dire que, si la souffrance est le prix de la liberté, elle est l'affaire de chacun, et que l'État n'a pas à intervenir. Je suis même ravi de l'avoir entendue le dire, car assumer cette souffrance est une manière de devenir adulte.

Tous les couples sont-ils capables d'élever des enfants ? Ma réponse est oui. On ne peut dénier à aucun couple le droit de faire des enfants, et notre société permet justement à ceux qui sont dans la difficulté de trouver de l'aide. Cela n'empêche pas qu'élever un enfant est extrêmement difficile, aujourd'hui plus qu'hier.

Devons-nous intervenir pour préserver le couple ? Je puis témoigner que la médiation familiale est quelque chose d'extraordinaire. Chaque fois que j'ai orienté des gens vers une médiation, l'effet a été très positif. Nous sommes si obnubilés par l'autonomie de nos choix, par la pertinence de ce que nous ressentons, que nous avons du mal à concevoir qu'il y ait en nous-mêmes une part que l'on puisse questionner. Dans un couple, il y a deux individus, il n'y a pas un bourreau et une victime, mais deux victimes d'histoires respectives qui cherchent chacune à défendre sa part. Il y a une pathologie de la relation, et la thérapie familiale ou de couple est un traitement pointu que l'on a inventé pour cette pathologie, en posant comme préalable non pas que le couple qui souffre doit tenir à tout prix, mais qu'il doit apaiser son mal, que les conjoints restent ensemble ou qu'ils se séparent. La médiation est à la portée de tout le monde, et fait beaucoup moins peur que les techniques « psy »...

M. Gérard Neyrand : Je partage tout à fait votre position sur les deux derniers points, la capacité parentale des couples et la médiation familiale, et je constate que notre degré d'accord croît...

M. le Président : Nous sommes heureux d'avoir pu y contribuer...

M. Jean-Marie Meyer : J'ai dit que l'on baptisait parfois liberté individuelle ce qui est en fait une impuissance partagée. Dans le cas d'une médiation, quand il y a deux libertés individuelles paralysées, il faut libérer la liberté individuelle pour que chacun puisse assumer ses choix. Je veux revenir aussi sur le sentiment de la liberté individuelle, d'une façon qui sera peut-être évocatrice pour les parents qui sont ici. Certains de mes élèves me disent : « Je ne ferai pas comme mes parents », et sans doute leurs parents tenaient-ils le même discours dans leur enfance. Le sentiment de liberté individuelle est donc très dépendant de la relation à autrui, selon le paradoxe célèbre qui veut qu'on se pose en s'opposant. Ce besoin de s'opposer est tout à fait légitime, car la liberté nécessite d'être éduquée. Mais le discours que tiennent mes élèves peut aussi révéler un phénomène de société où tout bougerait sans que rien ne change. Attention, donc, lorsque l'on parle de nouveauté, car l'on peut être pris dans l'illusion de mouvements radicaux, alors qu'il y a une forme de tradition dans la difficulté.

M. Aldo Naouri : C'est la différence entre répétition et reproduction. Chacun est mû par sa propre histoire, et a tendance à la répéter. Mais on passe de la répétition mortifère à la reproduction vivifiante lorsque, pour le bénéfice de l'autre, chacun renonce à répéter.

M. Jean-Marie Meyer : Quant aux parents que nous recevons, ils nous disent souvent : « Nous avons du mal à transmettre, à aider nos enfants ». Ils nous appellent à les aider à assumer leur responsabilité. Et je comprends leur blessure lorsque l'enfant s'écrie triomphalement : « Tout commence », tandis qu'eux-mêmes se désespèrent de ne pouvoir leur transmettre leur capital de sagesse.

Quel doit être le rôle du législateur ? Sachant que l'échec amoureux n'est jamais voulu mais toujours subi, que faire pour aider les gens sans se substituer à leur liberté ? Il est important de maintenir la dualité entre politique sociale et politique familiale. J'espère ne choquer personne en disant que les représentants du peuple doivent s'autolimiter, reconnaître que la conjugalité, la famille, l'amour humain sont antérieurs au champ politique. Le maire qui célèbre un mariage ne le doit pas d'abord aux personnes qui l'ont élu, il le doit avant tout à ses parents de qui il a reçu la vie. Nous ne sommes pas autocréateurs, et nous devons ne pas oublier que la transmission ne se limite pas à celle dont nous sommes les principes. Nous sommes des êtres biologiques, liés à la vie et à la mort, et il est important que cette dimension apparaisse dans la façon dont l'État parle de la famille.

Tous les couples sont-ils capables d'élever des enfants ? Les philosophes se sont penchés de très longue date sur cette question. Platon a considéré qu'il valait mieux que l'État se substitue à certains parents, et, lorsqu'on lit certains de ses écrits, on ne peut s'empêcher de penser, de ce point de vue, à une société totalitaire. Le mieux est parfois l'ennemi du bien, et j'en appelle à la modestie du politique. Sans nier la part de souffrance de chacun, il faut aussi respecter sa liberté.

M. le Président : Madame Iacub, peut-être vos réponses nous permettront-elles d'aborder la deuxième question ?

Mme Marcela Iacub : J'ai l'impression que la souffrance psychique est devenue, depuis quelques années, une obsession. Le problème, c'est qu'on ne sait pas de quoi il est question. Des disciplines comme la psychologie ou la psychanalyse sont des pratiques culturelles tout à fait valables, mais ce n'est pas à l'État de jouer le rôle du grand psychothérapeute. On risquerait de revenir aux fonctions de l'État pendant l'Ancien Régime où il assumait une fonction ecclésiale. La souffrance psychique étant incommensurable, comment la mesurer sans arbitraire ? On entre là dans le « psycho-pouvoir ». La loi sur le harcèlement moral est quelque chose d'extravagant, qui va jusqu'à créer un lien de cause à effet entre des paroles ou des regards malveillants et des maux corporels, alors qu'on ne sait presque rien des phénomènes psychosomatiques. Il faut faire très attention à cette pénalisation de la souffrance psychique. La souffrance amoureuse est la plus dure que l'on puisse vivre dans sa vie, mais l'État n'a pas à y intervenir. Je persiste, pour ma part, à considérer la souffrance comme une expérience.

Quant à l'idée que le concubinage serait infantilisant...

M. Aldo Naouri : Je n'ai jamais dit cela ! Je considère simplement que, si autonomes et si jaloux de notre liberté que nous soyons, nous sommes le produit d'une histoire, dans laquelle le poids de nos parents peut être plus ou moins lourd. Or j'ai observé que, depuis quelques générations, les individus ont de plus en plus de mal à quitter leur histoire et à devenir autonomes. Cette infantilisation se traduit par la progression du concubinage qui consiste à ne pas quitter sa famille d'origine. Je n'ai pas dit que le concubinage était infantilisant, ce qui serait stigmatisant, mais qu'il est la traduction d'un processus en profondeur, qui dure depuis plusieurs générations, qui concerne aussi les couples mariés, et qui intervient peut-être aussi dans la progression du nombre des divorces, ou de celui des gens qui vivent toujours chez leurs parents à trente ou trente-cinq ans.

Mme Marcela Iacub : J'ai l'impression que les positions de M. Naouri pourraient conduire à interdire de nouveau le divorce, mais ce débat nous entraînerait trop loin...

M. Aldo Naouri : Je n'ai jamais dit cela !

Mme Marcela Iacub : Je réponds maintenant, comme le Président m'y a invitée, à la deuxième question. La transformation de la relation entre parents et enfants n'est ni une sacralisation, ni une démission. La question se pose depuis plus d'un siècle au moins, depuis la fin du modèle napoléonien. Ce qui pose problème aujourd'hui, c'est la place impossible qui est faite aux hommes, aux pères. On nous a dit que la libération des mœurs conduisait à l'égalité homme/femme, mais, aujourd'hui, c'est la femme et elle seule qui décide d'avoir ou non un enfant, l'homme n'ayant pas son mot à dire. Pour la plupart, les enfants de divorcés restent avec leur mère. On demande aux hommes de s'engager, mais ils ne jouent auprès de leurs enfants que le rôle de baby-sitter ou de tiers payeur.

Je préconise l'institution du géniteur sous X, appelé à donner ou à ne pas donner son consentement dès le début de la grossesse. Les hommes devraient pouvoir choisir de devenir pères et il faudrait, lorsqu'ils le choisissent, leur donner la place qui leur revient. Il faudrait aussi une socialisation plus grande de l'éducation des enfants, un plus grand nombre de crèches, une indifférenciation des rôles du père et de la mère, dont le nom même devrait faire place à celui de « parent ».

S'agissant des enfants, il faut les protéger davantage contre la violence, et ce d'autant plus qu'on observe, depuis les années 70, une tendance à privilégier le lien biologique par rapport au lien adoptif. On devrait, lorsqu'il y a maltraitance, rompre plus tôt le lien biologique, pour permettre à l'enfant de refaire sa vie dans une famille où il ait un véritable avenir. Il faut reconsidérer l'importance du lien biologique et privilégier le lien volontaire, en banalisant l'adoption. Il y a une tendance fâcheuse à considérer les enfants adoptés comme des handicapés sociaux et les parents adoptifs comme des malheureux. Peut-être faudrait-il en revenir au droit romain où l'adoption était considérée comme une filiation plus noble que la filiation par le sang.

Tout le monde peut-il avoir des enfants ? Je ne crois pas qu'il faille l'interdire a priori. Il faudrait même donner aux parents du même sexe un accès à l'assistance médicale à la procréation et relever l'âge maximal auquel les femmes peuvent recourir à ces techniques. Il faudrait également légaliser les mères porteuses. En revanche, il faut avoir une attitude beaucoup plus stricte a posteriori face aux cas de maltraitance.

M. Gérard Neyrand : La montée du concubinage depuis les années 70 est liée aux facteurs dont a parlé Aldo Naouri, mais également au mouvement d'émancipation des femmes, à la démocratisation de la vie privée et à l'autodétermination croissante des choix de vie des individus. Parallèlement, on a assisté à un renversement des valeurs et des représentations de l'union et de la parentalité. La perception du sens du mariage en tant qu'institution a également évolué. Cette évolution peut d'ailleurs expliquer le relatif regain du mariage observé depuis quelques années. En effet, si l'on avait continué à considérer le mariage de la même façon, le nombre de mariages aurait continué à baisser.

Il est un peu étrange, pardonnez-moi, d'opposer démission et sacralisation qui relèvent toutes deux d'une valorisation exacerbée du lien avec l'enfant. L'investissement parental reste très élevé chez une grande majorité des parents, et parler de démission serait inadéquat. Tous les parents, par définition, sont en difficulté, mais le mot démission sous-entend qu'ils auraient failli dans leur mission de transmission des normes de vie en collectivité. L'idée de responsabilité des parents dans l'échec de leurs enfants correspond au processus de nucléarisation des familles que l'on connaît depuis le XVIIIème siècle. Cependant, la rapidité et l'ampleur de la transformation des normes et des conditions de vie n'ont pu que créer des décalages, des hésitations, des interrogations sur le contenu de l'éducation. Les parents ne souffrent pas d'un manque de repères, mais au contraire d'une profusion de repères contradictoires, parfois trop difficiles à investir. Ce qui caractérise notre époque, c'est la diversification des repères. La dimension répressive de l'autorité du chef de famille a été remplacée par un modèle plus « relationnel », fondé sur la coparentalité, c'est-à-dire sur l'égalité entre les parents. Ce modèle est promu par les classes moyennes les plus cultivées, mais sa diffusion n'est pas homogène dans tous les milieux. Dans les familles les plus précaires ou d'origine étrangère, les conflits de références peuvent entraîner un désarroi des parents, dont beaucoup s'en remettent à l'école pour inculquer les normes sociales à leurs enfants. C'est peut-être ce qui pousse certains à parler de démission. Pour moi, il n'y a pas démission, mais désorientation.

Affirmer l'enfant comme sujet dès son plus jeune âge, dire comme Françoise Dolto que « le bébé est une personne », a pu mettre certains parents en difficulté au moment d'endosser ce nouveau modèle familial. Ces difficultés renforcent la nécessité de poursuivre l'effort de soutien et d'accompagnement des parents, ce qui ne veut pas dire qu'il faut faire le travail à leur place.

Y a-t-il sacralisation de l'enfant ? Le terme mérite réflexion. Il est vrai qu'il y a une survalorisation de l'enfant, produite par les spécialistes de son développement, dans un contexte d'inquiétude sociale sur la « bonne » parentalité. Certains de ces discours très médiatisés participent d'une vision angélique de l'enfance, et oublient les acquis de la psychanalyse et de la psychologie sur la vie affective et la sexualité enfantine. Pour reprendre l'expression de Laurence Gavarini, ces discours traduisent une « passion de l'enfant » dont les excès montrent que l'inquiétude sociale s'est reportée sur la situation de l'enfant. L'enfant devient l'enjeu de la gestion sociale, et notamment législative, tandis que les adultes sont renvoyés à leur libre choix de vie. Cet enfant survalorisé et idéalisé devient le support de l'expressivité parentale. Ainsi, l'enfant vit chez ses parents plus longtemps ; parallèlement, le nombre d'enfants souhaités décroît et l'importance accordée à chacun d'entre eux augmente. L'enfant est de plus en plus une affaire personnelle, l'affaire du couple, au détriment de son inscription dans les lignées antérieures, comme dans le lien social. Cette évolution a une conséquence paradoxale : dans certaines situations, l'enfant devient un objet d'investissement privilégié qui fait concurrence à l'autre parent. Conjuguée à la difficulté d'accepter la démocratisation de la vie de couple, cette concurrence peut alimenter la séparation conjugale et les conflits sur la garde de l'enfant. D'où l'intérêt de la médiation familiale chez les couples qui se séparent parce qu'ils ne maîtrisent pas les enjeux psychiques et sociaux du rapport à l'enfant et du rapport à l'autre conjoint. Les hommes sont peut-être, comme l'a dit Marcela Iacub, le point faible de ce mode de fonctionnement, et la tentation du « monoparentalisme », dans ce contexte, reste forte en cas de séparation. Le primat que la société a longtemps accordé à la mère dans la relation concrète à l'enfant, le surinvestissement dans l'enfant, le climat passionnel dont il fait l'objet sont autant d'obstacles à une coparentalité assumée et à une gestion sereine des enfants après la séparation, comme le montre la difficulté de mettre en œuvre la résidence alternée.

M. Jean-Marie Meyer : Gérard Neyrand a mis en évidence la difficulté d'éduquer de façon sereine des individus qui ont du mal à trouver leur place à l'école. Il existe une autre explication, plus rarement proposée : si les parents ont du mal à transmettre, c'est parce que l'enfant est plus souvent seul. Or ici l'école n'est pas en cause ; le mot « fraternité », troisième terme de la devise républicaine, risque de devenir une métaphore vide de sens, si sa signification n'est pas d'abord découverte et vécue en famille, c'est-à-dire si les parents ne sont pas les premiers éducateurs à la citoyenneté par le biais de la fraternité. Le fait qu'on ne choisit pas son frère est une richesse qui invite à une forme de générosité de grande portée sociale.

Quand je demandais, il y a quinze ans, à mes élèves de terminale, quels enfants ils voudraient, quatre sur cinq me répondaient : « un garçon en premier », et encore la moitié : « un autre garçon en deuxième ». Prenons garde au pouvoir que nous avons sur la nature, à la menace d'un eugénisme qui, pour être dit « libéral », n'en reste pas moins un eugénisme. Certaines expériences historiques, celle de la Chine en particulier, font penser qu'il s'agit là de dangers bien réels. Trop souvent prévaut l'idée selon laquelle l'enfant est d'abord celui que nous produisons et non celui que nous accueillons.

Si la place faite aux hommes pose à certains des problèmes, elle ne me gêne pas. Pourquoi ? Parce que j'ai admiré ma femme lorsqu'elle portait nos enfants. L'expérience amoureuse est celle du manque. Si donc l'homme ne peut pas porter l'enfant, il peut s'émerveiller devant le ventre qui s'arrondit. Il y a là un message, une expérience qui transforme la vie. Il revient à l'homme - rôle à la fois merveilleux et difficile - de porter la femme, c'est-à-dire de porter psychologiquement, affectivement, celle qui porte l'enfant. Dans ce contexte, être attentif à la fatigue de l'autre fait de l'autre l'éducateur de mon propre désir. L'enfant est, sous l'angle psychologique, éthique même, l'éducateur de ses parents. Les parents se demandent : comment allons-nous faire ? Et la réponse c'est l'enfant lui-même qui l'apporte. Telle est, là encore, la richesse anthropologique des relations familiales.

Le législateur doit prendre conscience que la vie est plus riche que les considérations générales, fussent-elles bien intentionnées. Dans l'éducation de l'enfant, il n'y a pas de juxtaposition du masculin et du féminin. Il y a une différence entre la main du père et celle de la mère, entre le corps du père et celui de la mère, mais chaque fois que l'un des parents éduque, il éduque au nom des deux. Les deux gestes éducatifs ont chacun leur originalité, mais on éduque à deux. Cependant, l'enfant, aujourd'hui comme hier, même s'il a du mal à le dire, a peur de perdre son papa ou sa maman, et il est important de prendre en compte cette potentialité de souffrance.

M. Aldo Naouri : Je suis un peu embarrassé pour répondre, aussi commencerai-je par raconter l'histoire du maharadjah qui demande à des aveugles de naissance à quoi ressemble un éléphant. Celui qui a touché une patte répond : « à une colonne », celui qui a touché une oreille : « à un chou », celui qui a touché la trompe : « à un serpent ». Chacun voit midi à sa porte...

Ma vision de l'enfant n'est peut-être pas aussi distanciée que la vôtre, car je l'aborde avec ma propre pratique de médecin. L'enfant est un jalon dans une longue histoire qui commence bien avant sa naissance, et les neuf mois qu'il passe dans le ventre de sa mère ne sont pas une aventure anodine : ils laissent en lui une trace indélébile. L'enfant naît au monde avec un alphabet sensoriel élémentaire qui lui vient du corps de sa mère. Celle-ci est pour lui un être privilégié, au point qu'il la reconnaît sur photo - l'expérience a été faite - à huit heures de vie ! L'aventure se poursuit en accumulant une expérience considérable, une masse d'énergie phénoménale. Le moteur de cette aventure est le plaisir que l'enfant trouve exclusivement dans la relation avec sa mère. Mme Iacub a plaidé pour une paternité volontaire, mais il n'y a aucun lien biologique entre le père et son enfant : ce qui fait le père, justement, c'est le seul fait que la mère le désigne comme tel à son enfant. Si elle ne le fait pas, c'est fichu pour lui !

À quoi sert le père ? À pas grand-chose pour les 790 000 enfants qui vivaient avec leur mère seule en 1979 - ils sont plus de deux millions en 2001 -, et dont l'avenir n'a pas été compromis pour autant, car beaucoup d'institutions sont là pour leur apporter un minimum de fonction paternelle, c'est-à-dire de différenciation par rapport à la mère. Cette différenciation permet de faire face à la propension qu'ont les parents à séduire leur enfant, à ne rien lui refuser. L'éducation ayant pour moteur principal la frustration, cette propension est « anti-éducative ». Sans expérience de la frustration, les enfants auront le sentiment que tout leur est dû, qu'ils ont des droits et pas de devoirs, et que leur frère est haïssable entre tous, puisqu'il vient leur chiper une part de leurs droits. Nous allons certes produire des individus, mais la question du lien sociétal entre ces individus reste entière. Nous voyons se répandre une épidémie d'enfants-tyrans, tandis que s'en annonce une autre, venue d'Outre-atlantique, celle des enfants hyperactifs.

Il faut être deux pour passer de la répétition à la reproduction, c'est-à-dire à la créativité. Mais il ne suffit pas de le décider : encore faut-il que les deux soient autorisés à user de leur capacité à produire des effets sur l'enfant. S'agissant des mères, l'expérience de la grossesse est si riche qu'elles ont une propension à tisser autour de leur enfant un utérus virtuel extensible à l'infini, dont il ne sortira pas. D'un point de vue social, le résultat risque fort d'être contre-productif. Quant au père, dans la mesure où, justement, il exerce son « droit » à prendre la femme qui est la mère de l'enfant, il crée chez celui-ci, par ce simple fait, la première et principale frustration. Par cette frustration, l'enfant, en grandissant, pourra relativiser la toute puissance de sa mère et s'en libérer quelque peu, c'est-à-dire à devenir autonome. Pour que le père remplisse cette fonction, il lui faut le soutien de la société. En décidant d'instaurer, et je m'en félicite, la démocratie dans le couple, nous tombons dans une aporie : comment faire fonctionner une démocratie à deux individus, dégager une majorité en cas de dissension ? S'il y a dissension, s'il y a séparation, l'attachement de l'enfant à sa mère, si biologiquement marqué, permet à celle-ci de se passer de partenaire et de vivre avec son enfant une relation sur un mode satisfaisant pour les deux. Dans nos sociétés, le père n'a pas du tout la même relation à son enfant que celle qu'il développe ailleurs : les enfants sont, pour le père africain, le fondement de son prestige, et en droit arabo-musulman, le père est « propriétaire » de ses enfants.

Aujourd'hui, l'union de l'homme et de la femme ressemble un peu à celle de la carpe et du lapin. L'État a favorisé cette mutation. En 1945, pour repeupler le pays, on a institué une spécialité de pédiatrie et créé la protection maternelle et infantile. Celle-ci aurait pu s'appeler tout simplement « familiale », comme les allocations du même nom. Par ce choix lexical, l'État a fait comme s'il se substituait au père en l'éjectant de sa fonction, et la loi de 1972, en supprimant la disposition selon laquelle le choix de la résidence de l'enfant appartient au père, a consacré définitivement cette démocratisation.

Naturellement, il n'est absolument pas question de revenir en arrière, de rétablir de l'inégalité. J'insiste sur le fait qu'il faut absolument poursuivre l'achèvement du statut des femmes. Mais le fait est que, pour quelques générations encore, l'homme et la femme vont avoir à chercher leur place respective, leur association dans le devenir des enfants. Et, pendant ce temps-là, il faut préserver les enfants et le tissu social. Comme l'insuline pour les diabétiques, il faut trouver les ingrédients qui produisent chez l'enfant le petit morceau de frustration qui lui manque de plus en plus. La seule chose que j'aie jamais proposée en tant que pédiatre, c'est la mise en place d'une certaine forme de rigueur dans le nourrissage.

Tous ces éléments sont liés à la sacralisation de l'enfant qui n'est pas survenue par hasard. L'enfant est la valeur refuge sur laquelle nous fondons nos espoirs, et il est fort dommage que l'on sacralise une idole au point de ne pouvoir la soigner pour qu'elle aille le plus loin possible.

Mme la Rapporteure : Quel est votre avis sur la résidence alternée, votée sous la précédente législature ? Nous voulons aider les pères à exercer leur rôle, sans pour autant les mettre dans des situations trop complexes.

M. Aldo Naouri : C'est une excellente mesure, à ceci près qu'elle est allée jusqu'à produire des décisions ineptes, notamment pour des enfants de deux mois. Il y a un âge, en effet, où l'enfant tire beaucoup plus de bénéfice de la fréquentation de sa mère. Il faut attendre que se mettent en place ses repères temporels et spatiaux.

Mme la Rapporteure : Et que répondez-vous à ceux qui vous disent que si l'enfant ne voit plus son père pendant ses deux ou trois premières années, il ne retissera plus jamais les liens avec lui ?

M. Aldo Naouri : Cette objection n'a aucun sens, car ce lien, qu'il y ait ou non présence du père, met un temps fou à s'établir. Le père est très longtemps perçu comme un substitut de la mère, au même titre que la nounou ou que les dames de la crèche. Ce discours est très mal reçu par les associations de pères, mais c'est comme ça. Après, le temps se rattrape très vite.

M. Gérard Neyrand : J'ai fait, il y a dix ans, une recherche sur la garde des enfants qui a eu un certain écho. La question est complexe et il serait difficile de remettre en cause le principe de la résidence alternée. Alors que des enfants peuvent être très bien éduqués dans les situations les plus diverses, la vie monoparentale s'accompagne de nombreuses difficultés, moins liées à la volonté de la mère d'élever seule son enfant qu'aux conséquences d'une séparation difficile. Il est donc nécessaire d'apaiser la séparation et de favoriser la coparentalité.

Une des questions les plus délicates est celle de l'âge de l'enfant. Il est vrai que la résidence alternée peut être difficile à vivre par un enfant de deux mois, mais on peut aussi se demander pourquoi des parents se séparent alors qu'ils ont un enfant si petit... Lorsque l'enfant a deux ou trois ans, je ne suis pas sûr que l'on puisse prendre une position tranchée. Plusieurs pédopsychiatres ont remis en cause le schéma traditionnel d'Aldo Naouri. Il y a, depuis les années 70, des pratiques familiales très diverses dont on n'a pas observé qu'elles créent chez les enfants de troubles psychiques particuliers, ou en tout cas supérieurs à ceux d'enfants élevés dans des conditions plus « classiques ». Instaurer un âge minimum serait illogique, tant les situations sont diverses.

M. Aldo Naouri : Certes, mais on peut parler de stade de maturation. Certains enfants peuvent avoir déjà leurs repères psycho-corporels à deux ans et demi, et d'autres ne pas les avoir à quatre ans.

M. Gérard Neyrand : Oui, mais l'éducation familiale ne revêt pas forcément la même forme dans toutes les familles. Il arrive par exemple que ce soit le père qui s'occupe de l'enfant parce qu'il est au chômage et que la mère travaille, et que l'attachement de l'enfant au père soit donc très précoce. Interdire la résidence alternée serait dangereux dans un tel cas, et je comprends la mobilisation des associations de pères.

M. Sébastien Huyghe : M. Naouri a bien décrit le lien noué entre l'enfant et sa mère avant même la naissance, et Mme Iacub a plaidé pour une plus grande adoptabilité des enfants. Or on s'aperçoit que beaucoup d'enfants adoptés recherchent leurs racines. Je voudrais avoir vos avis sur la nécessité de faciliter l'adoption et l'accès aux origines personnelles.

Mme Henriette Martinez : Sur la résidence alternée, le législateur doit tout de même fixer un critère. Ce critère doit-il être l'âge ou le degré de maturité ? Le degré de maturité ne relève pas du législateur, mais de l'appréciation du juge. Celui-ci n'est pas médecin, et devra donc s'adjoindre l'avis d'un pédopsychiatre, mais il faudra bien qu'il juge d'après les textes. Or les textes peuvent-ils permettre qu'un enfant de deux ans et demi partage sa vie entre la France et les États-unis ? Il faut bien fixer un âge minimum, car un enfant n'est pas un animal de compagnie qu'on déplace d'un endroit à un autre. La résidence alternée systématique me fait très peur.

Sur la maltraitance, je rejoins tout à fait ce qu'a dit Mme Iacub. L'enfant maltraité doit être adopté le plus tôt possible. Hier, l'Assemblée nationale a supprimé le critère de « grande détresse » des parents, actuellement en vigueur pour empêcher la déclaration d'abandon, et levé ainsi un obstacle à l'adoptabilité et donc à l'adoption. Il ne faut pas avoir à l'esprit l'intérêt des parents, leur droit à conserver leur autorité sur l'enfant, mais l'intérêt de l'enfant à maintenir ou non le lien biologique. Peut-être faudra-t-il même réviser plus profondément le droit français de la famille, qui reste fondé davantage sur l'autorité parentale que sur l'intérêt de l'enfant.

M. Alain Vidalies : Il est difficile d'insérer le droit à l'accès aux origines dans notre débat d'aujourd'hui. Nous avons avancé sur l'assouplissement de l'adoptabilité, mais nous voyons tous, dans nos permanences, des gens qui, des décennies après leur adoption, veulent connaître la vérité biologique de leurs origines. C'est une des questions que se pose le législateur, et nous y reviendrons forcément. Je voudrais donc savoir ce que vous pensez de l'accès aux origines. Faut-il faire droit à cette demande ou l'ignorer ? Est-elle marginale ou non ?

M. Aldo Naouri : J'ai du mal à comprendre votre question. Je ne vois pas en quoi le législateur doit intervenir.

M. Alain Vidalies : Aujourd'hui, l'adoption plénière est une substitution de parenté : elle efface la filiation biologique pour la remplacer par une filiation adoptive. Or il y a des gens qui, sachant qu'ils ont des parents adoptifs, veulent connaître leurs origines biologiques, notamment quand ils sont nés sous X, et qui ne le peuvent pas.

M. le Président : Faut-il que le législateur fasse droit à cette demande ou non ?

M. Aldo Naouri : Je ne crois pas nécessaire d'obtempérer devant le terrorisme de la transparence, comme dans les pays nordiques où les femmes inséminées doivent connaître l'identité du donneur de sperme. À quoi cela sert-il ? Il y a des personnes qui ne veulent rien savoir parce que leur relation avec leurs parents adoptifs est excellente. Une demande d'accès aux origines est d'ailleurs souvent le symptôme d'une difficulté relationnelle avec les parents adoptifs. Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi le législateur devrait dire si c'est nécessaire ou pas. L'adoption est un processus admirable qu'il faut absolument faciliter. Quelle est la proportion des personnes concernées qui voudraient accéder à leurs origines biologiques ?

Mme Hélène Mignon : Elle est très élevée.

M. Sébastien Huyghe : Vous avez insisté sur la relation que l'enfant noue avec sa mère lorsqu'il est dans le ventre de celle-ci. Cette relation peut expliquer le besoin de connaître son origine.

Mme Marcela Iacub : Il faut peut-être replacer cette revendication dans l'histoire : elle remonte aux années 90. J'ai l'impression d'une construction purement idéologique. On dit aux gens : « Vous êtes malheureux parce que vous ne connaissez pas vos parents ».

M. Aldo Naouri : Je suis assez d'accord.

Mme Marcela Iacub : C'est aussi le résultat de la sacralisation du biologique depuis les années 70. Au lieu de considérer l'adopté comme un pauvre handicapé, avec pitié et commisération, il faudrait revoir le fondement du droit de la filiation, et peut-être en finir avec la distinction entre parent adopté et parent biologique.

M. Aldo Naouri : J'ai souvent observé que les parents adoptifs à qui l'on a dit de ne pas cacher la vérité à leur enfant, afin qu'il ne vive pas dans le secret et ne l'apprenne pas par d'autres, passent leur temps à le lui répéter. Une fois, ça va. Tout le temps, non !

M. Gérard Neyrand : On oublie la diversification des formes de parentalité. D'une certaine façon, la fragilisation des unions fait que de plus en plus d'enfants seront adoptés par quelqu'un... Le problème est lié au fait que le droit limite le lien de filiation à deux parents et à deux seulement. La pluriparentalité met en cause cette limitation, notamment à travers la question du statut du beau-parent qui n'a pas de reconnaissance juridique, même s'il a une fonction éducative de fait qui est très concrète. Cela me paraît être l'enjeu principal de la réforme du droit de la famille.

S'agissant de la résidence alternée, la question de fond est de savoir si l'intérêt de l'enfant, quel que soit son âge, dépend de la stabilité du lieu de vie ou de celle du lien avec ses deux parents.

M. le Président : Je vous remercie tous de votre participation. Elle a permis une table ronde très ouverte qui nous a beaucoup apporté.

Audition de M. Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales

(Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Je suis heureux de vous accueillir, monsieur Naves. Vous avez présidé le groupe de travail sur l'amélioration du système français de protection de l'enfance, installé en 2002 à la demande de M. Christian Jacob, alors ministre chargé de la famille. La synthèse de vos travaux, contenue dans le rapport que vous avez remis au ministre en juin 2003, est d'un grand intérêt. La Mission s'est saisie de cette question et a déjà entendu le docteur Maurice Berger. Nous vous écouterons avec une égale attention nous donner votre point de vue sur le fonctionnement et les éventuels dysfonctionnements du dispositif de protection de l'enfance. Il nous intéresse particulièrement de connaître vos idées sur le signalement des enfants en danger, sur leur prise en charge et sur l'organisation des services.

M. Pierre Naves : Je m'intéresse depuis trente ans, à titre professionnel et aussi par des activités bénévoles diverses, à la protection de l'enfance, question sur laquelle je porte toutefois un regard, je pense, plus distancié que celui porté par les personnes directement concernées au quotidien par leur pratique, comme le docteur Berger, ou des magistrats de la jeunesse par exemple. Je suivrai le canevas du questionnaire très complet que vous m'avez adressé.

J'évoquerai en premier lieu le signalement des enfants en danger, non sans rappeler que le terme même de signalement pose problème, comme l'a signalé le rapport que j'ai cosigné en juin 2000. La définition du signalement varie selon les professionnels et selon les départements, voire au sein d'un même département, en fonction des protocoles locaux, des habitudes et des personnes. Un signalement consiste en la transmission d'une information au parquet, en vue d'une décision.

Deuxième type de problème : l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) a constaté, au cours de missions régulières, que l'informatisation des parquets est très fragile, tout comme celle de nombreux conseils généraux, et que les procédures de signalement sont donc difficiles à bien retracer. Par ailleurs, la circulaire de Mme Ségolène Royal en 1997, parce qu'elle a levé un tabou, a eu des effets positifs, notamment en favorisant les signalements par les enseignants, mais elle a provoqué un engorgement des parquets. Des protocoles ont à la suite été mis en place, mais on constate que certains d'entre eux peuvent être remis en cause, même s'ils fonctionnent bien, à l'arrivée d'un nouveau procureur ou d'un nouveau président de tribunal. Il peut d'ailleurs se produire que, dans un même département, la procédure de signalement fonctionne correctement dans un tribunal mais pas dans un autre...

En amont du signalement, il y a la détection des situations à risque. Celle-ci est fragile. Le Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée (SNATEM) reçoit environ 900 000 appels par an, qui n'ont pas tous besoin d'une écoute approfondie. Mais si l'on s'en tient aux 20 % qui font l'objet d'une telle écoute, on constate que 9 000 appels signalent des problèmes manifestes et que 4 500 mettent au jour des situations non connues. Ces statistiques montrent que les procédures de détection et de signalement ne sont pas suffisamment efficaces : de nombreuses situations ne sont pas connues, alors qu'elles mériteraient de l'être. Je signale aussi à l'attention des membres de la Mission la question des sectes qui est d'une particulière complexité en raison de leur mode de fonctionnement et parce que le seul fait d'en parler suscite des craintes. On peut déduire de cet ensemble de facteurs que peut-être plusieurs dizaines de milliers d'enfants sont soumis à des violences et ne font pas l'objet de signalements.

Vous me demandez par ailleurs si les moyens actuels permettent de détecter les situations à risques suffisamment tôt « pour éviter des séquelles irréversibles ». Ces termes sont ceux de l'éminent spécialiste qu'est le docteur Maurice Berger. Il est vrai qu'un signalement tardif peut avoir pour conséquence des séquelles irréversibles s'il s'agit d'un jeune enfant, et que les adolescents peuvent également souffrir d'avoir été ballottés de placement en placement. Ces constats regrettables s'expliquent par le fait que les références, notamment scientifiques, permettant un diagnostic précis et des prises en charge adaptées sont très peu utilisées, et souvent même très peu connues. De plus, la pluridisciplinarité est encore insuffisante, et des réticences subsistent chez les professionnels. Je mentionnerai à cet égard la réflexion d'un juge des enfants, expliquant préférer ne pas demander une expertise psychiatrique au motif qu'elle le contraindrait dans sa liberté de choix.

S'agissant du partage des informations entre les acteurs de la protection de l'enfance, il s'agit moins, selon la Chancellerie, de problèmes juridiques que de problèmes pratiques et humains. Les facteurs clefs sont à mon avis l'investissement des services des conseils généraux et des magistrats, qui varient, là aussi, selon les départements. L'information peut d'ailleurs plus facilement être partagée dans les petits départements que dans les grands.

J'en viens à la prise en charge des enfants en danger. Vous me demandez si la législation tient suffisamment compte de l'intérêt supérieur de l'enfant et s'il y a lieu de définir cette notion dans la loi. J'observe que la notion d'intérêt de l'enfant figure déjà à l'article 375-1 du code civil, mais je sais que celle-ci pourrait d'une part être précisée - l'analyse de jurisprudence à laquelle a procédé Mme Marcelle Bongrain montre le flou dans lequel le juge applique cette notion -, et d'autre part entrer en concurrence avec la notion de danger qui figure à l'article 375 du même code. Il serait donc utile selon moi de faire un choix sur la notion de référence. La référence à l'intérêt de l'enfant a une légitimité juridique internationale et une force logique. Elle devra être précisée via un guide de bonnes pratiques - selon la démarche qui a été utilisée pour lutter contre les différentes formes de cancer -, plutôt que par l'introduction d'une définition trop précise dans la loi.

Vous m'interrogez également sur l'équilibre à trouver entre le maintien à domicile et le placement, rappelant que le docteur Berger parle d'une « idéologie du lien familial » qui conduirait à laisser les enfants dans leur famille même s'ils encourent des risques graves. C'est exact, et je connais, comme lui, des cas où l'on a attendu bien trop longtemps pour prendre la bonne décision. Il y a eu un retour de balancier. En effet, pendant de trop nombreuses années, on a séparé les enfants de leur famille, et, en fait, les véritables évolutions datent des années 1980, à la suite du rapport Bianco-Lamy. Par la suite, on a cherché à préserver au maximum les liens entre parents et enfants, mais cela a conduit à laisser des enfants au sein de leur famille, même s'il existe un risque réel de violences physiques, sexuelles ou psychologiques. Voilà ce contre quoi le docteur Berger s'élève. La simple parole portée par un tiers ou par des messages comme des courriers ou des appels téléphoniques peut en effet suffire à maintenir le lien entre l'enfant et ses parents, et éviter des risques réels qui sont rendus possibles par la rencontre « physique » et qui vont retentir sur le développement de l'enfant. Mais cette réalité psychologique se heurte à des convictions et à des cas de séparation d'enfants de leurs parents qui auraient pu être évités.

Les raisons de ces décisions inadaptées sont en partie idéologiques, mais elles sont aussi pratiques. J'appelle incidemment votre attention sur le choix des termes : si la législation évolue, il conviendrait de rompre avec ce qui n'est qu'une habitude, et de saisir l'occasion pour substituer au terme de « placement » celui d'« accueil ». En cette matière, la sémantique a un poids particulièrement lourd.

Comment, me demandez-vous ensuite, assurer la continuité des placements ? Vous formulez notamment une question précise sur les pouponnières. Il est vrai que la théorie de l'attachement reste en France mal connue et n'est donc pas assez prise en compte, si bien que les enfants sont dans l'impossibilité de construire des liens solides. Je suis favorable à la suppression des pouponnières comme structures d'accueils de très jeunes enfants pendant des durées trop longues. Il faut privilégier une évolution vers des accueils maternels, tout en conservant ces structures comme « lieux ressource ».

Pour ce qui est de la durée des placements, le seul critère qui vaut est ce dont l'enfant a besoin. La réduction de la durée du placement n'est pas, en soi, un objectif. Si l'enfant doit être séparé durablement de ses parents, il faut allonger cette durée, et lui permettre ainsi de construire des liens nouveaux au lieu d'être soumis à des allers et retours chaotiques et blessants pour tous - parents et enfants -, chaque échéance étant vécue dans la perspective de la prochaine décision. Une évolution a effectivement été nécessaire il y a quinze ans, car des enfants étaient alors placés « à vie » sans que leur situation soit jamais revue. L'objectif est bien que les décisions soient adaptées à la situation de chaque enfant. Il est donc indispensable d'instaurer de bons principes d'évaluation. Dans les années passées, il était légitime de limiter le placement à deux ans ; aujourd'hui, une telle limitation, à mon avis, a des effets négatifs, car elle évite aux décideurs de se poser des questions fondamentales : quelles perspectives durables pour les enfants et leurs parents peuvent-elles être construites ? Quels types de plan d'action mettre en œuvre ? Avec quels types d'accompagnement ?

S'agissant de la diversification des mesures éducatives, je vous suggère de vous référer au rapport du groupe de travail que j'ai présidé et au sein duquel la nécessité de cette diversification a été soulignée et traduite en termes de propositions de nature législative et réglementaire.

À votre question sur les moyens de développer l'adoption, je réponds par référence au rapport de ce même groupe de travail dont l'annexe E montre le très faible recours aux procédures de transfert de l'autorité parentale, notamment à la déclaration judiciaire d'abandon, prévue par l'article 350 du code civil. Le problème tient à ce qu'en France, contrairement à ce qui se passe à l'étranger, l'adoption est essentiellement pensée en termes d'adoption plénière, si bien que les parents premiers sont « gommés ». Si l'on privilégiait l'adoption simple, on pourrait recourir plus souvent aux dispositions de l'article 350 du code civil qui sont très peu utilisées et donc méconnues.

Vous m'avez interrogé sur la réorganisation des services de protection de l'enfance. J'observe que le coût du dispositif actuel est très élevé : il atteint quelque cinq milliards, soit un montant considérable. Mais ce montant est bien plus considérable si l'on raisonne à moyen et long terme, et donc si on tient compte des échecs et des effets parfois ravageurs auxquels peuvent mener des erreurs de prises en charge. En laissant des jeunes développer un mal être qui les conduit soit à se droguer, soit à se suicider, soit à aller en prison, le dispositif a un coût social et humain énorme. La réorganisation du système passe par une réforme des conditions de travail des juges, une meilleure formation des professionnels de l'enfance et une harmonisation des pratiques entre départements.

S'agissant de l'évaluation du dispositif, je tiens à souligner l'utilité incontestable du puissant levier que va devenir très vite l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED), à la fois par la production d'indicateurs statistiques fiables, mais aussi par la diffusion de bonnes pratiques validées. Depuis la décentralisation, les conseils généraux ont fait au mieux, mais sans disposer d'outils à la hauteur des enjeux. Alors que la Haute Autorité de santé qui a succédé à l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé compte un effectif de 300 personnes, le président du Conseil supérieur de l'évaluation sociale et médico-sociale installé ces jours derniers dispose d'une personne et demie... Quel écart entre le domaine sanitaire et le domaine médico-social ! Ne s'agit-il pas, pourtant, dans les deux cas, de répondre à des besoins de même importance ?

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé d'une parfaite clarté.

Mme Henriette Martinez : Je me félicite que vous ayez souligné l'intérêt de l'ONED, outil majeur d'évaluation du danger qui pèse sur les enfants. En ma qualité de rapporteure de la loi Jacob, j'avais obtenu l'adoption de deux amendements. L'un portait sur la protection des médecins qui signalent un enfant en danger, et il me donne satisfaction, car il a permis le dénouement de situations jusqu'alors inextricables. L'autre ne me satisfait pas, car, alors qu'il tendait à ce que dans toute décision l'on considère l'intérêt supérieur de l'enfant, il n'est pas interprété comme le souhaitait le législateur. Certains magistrats considèrent en effet que l'intérêt supérieur de l'enfant consiste à ce qu'il ne soit pas séparé de ses parents, alors que le législateur souhaitait le contraire. C'est une interprétation perverse de la loi. Aussi, définir l'intérêt supérieur de l'enfant comme le fait le docteur Berger serait intéressant, mais cette définition est sans doute trop précise pour figurer telle quelle dans un texte législatif. Alors, que faire ? Ne pourrait-on pas prévoir l'obligation d'une expertise pédopsychiatrique dans tous les cas où un enfant est concerné, expertise dont les juges seraient contraints de tenir compte ? Ne serait-ce pas le moyen de définir l'intérêt supérieur de l'enfant au cas par cas ? Actuellement, certains magistrats demandent cette expertise, mais d'autres n'en demandent pas, et il en est même qui la refusent systématiquement. En conséquence, des enfants dépérissent à la suite de décisions de justice inadaptées.

M. René Galy-Dejean : Jusqu'à quel âge considérez-vous que l'on est un enfant ?

M. Pierre Naves : Jusqu'à 21 ans. Certes l'âge de la majorité est 18 ans, mais les « contrats jeunes majeurs » qui relèvent de l'aide sociale à l'enfance sont utiles à des jeunes qui ne sont pas encore pleinement des adultes.

Mme la Rapporteure : En matière de protection de l'enfance, j'ai le sentiment qu'il y a des modes et que l'on est passé du placement systématique à la volonté de maintenir le lien avec la famille. Mais peut-on demander aux juges des enfants, qui sont convaincus de bien faire, de modifier leurs pratiques sans paraître remettre en cause leur intégrité professionnelle ? En tant qu'ancienne magistrate, j'imagine ce que des juges peuvent penser lorsqu'ils se voient contraints dans leur décision. La modification législative est-elle le bon instrument pour faire évoluer les comportements ?

M. Patrick Delnatte : Que pensez-vous du fonctionnement des conseils de famille ?

Mme la Rapporteure : Quel est votre avis sur l'appréciation critique portée par le rapport de la Défenseure des enfants s'agissant des différences observées d'un département à l'autre ?

M. Pierre Naves : Si le premier rapport de Mme Claire Brisset, rédigé quelques mois après sa désignation, m'avait paru parfois provocant, le dernier est très étayé et m'apparaît assez objectif. Il rejoint les observations faites par l'IGAS qui a constaté des pratiques très diverses selon les départements où des contrôles ont été réalisés au cours des cinq dernières années.

Les conseils de famille se réunissent tous les six mois, et davantage si nécessaire, pour suivre la situation des pupilles dont ils ont la charge. Ils fonctionnent en général bien et permettent donc de construire de véritables projets pour ces enfants. De ce point de vue, j'ose dire, pour utiliser une formule imagée, qu'il vaut mieux être pupille qu'un enfant confié à l'aide sociale à l'enfance...

S'agissant de la meilleure manière de faire évoluer les pratiques, je partage la remarque de Mme la Rapporteure. Pour faire évoluer la prise en charge des enfants en danger, il est vrai que l'on n'aboutira pas en prenant les acteurs de la protection de l'enfance de front. Le rapport du groupe de travail était d'ailleurs rédigé avec une grande gentillesse, pour éviter que les professionnels ne se braquent.

Mme la Rapporteure : Peut-on faire changer avec gentillesse ?

M. Pierre Naves : Je crois dans les vertus de la gentillesse, de la bienveillance, surtout à l'égard de professionnels qui sont particulièrement dévoués. Il faut savoir que les juges des enfants sont débordés, mais qu'ils ne le diront pas spontanément, aussi haute soit la pile des dossiers qui s'accumulent...

Mme Henriette Martinez : ... et qu'ils n'ont pas lu, pas plus qu'ils n'ont demandé l'avis d'un pédopsychiatre ! Les juges doivent admettre qu'ils ne savent pas tout, et en particulier qu'ils n'ont jamais été formés à la psychologie de l'enfant. Aussi longtemps que cette situation perdurera, on continuera de voir des enfants se mourir, littéralement, des suites de décisions de justice erronées.

M. Pierre Naves : Sait-on qu'il y a en Allemagne l'équivalent de cinq fois plus de juges des enfants qu'en France où les magistrats ont en portefeuille un nombre considérable de dossiers qui demanderaient tous plusieurs heures d'étude. Le rythme d'audiencement des juges français est si soutenu qu'ils ne peuvent consacrer le temps qu'ils estiment, en leur for intérieur, nécessaire. Il faut beaucoup de tact pour dire à ces juges que, faute de temps, ils travaillent trop souvent de façon approximative parce qu'ils sont sous la pression de l'urgence et sont donc réduits à se passer d'un avis supplémentaire et pourtant très utile : celui d'un psychiatre ou d'un psychologue.

En réponse à la question de Mme Martinez, je ne sais si l'obligation d'expertise relève de la loi ou du règlement. Des précisions complémentaires sont de toute façon nécessaires pour aider les responsables. L'ONED va précisément faire l'analyse, lacunaire à ce jour, de la manière dont les juges appliquent la notion de danger et prennent en compte l'intérêt supérieur de l'enfant.

Je voudrais ajouter enfin que les avocats auprès des enfants sont très peu nombreux, de même que très peu d'avocats assistent les parents dans les procédures d'assistance éducative. Or, lorsqu'ils sont bien formés, les avocats améliorent la qualité de la justice. De nombreux juges des enfants se félicitent de la présence de ces avocats qui les aident à préparer l'audience. Par ailleurs, le mode de désignation des administrateurs ad hoc soulève une difficulté spécifique, car il n'assure pas leur neutralité par rapport aux intérêts en cause. À mon sens, il conviendrait donc de formaliser davantage le rôle des administrateurs ad hoc et d'accroître celui des avocats pour enfants. Il serait bon, aussi, de lever un tabou et de dire que les juges des enfants sont débordés. Vous l'aurez compris, la nécessité de faire évoluer les pratiques est grande, et je me félicite que la représentation nationale s'empare de cette question qui concerne des millions de personnes dans notre pays.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Alain Bruel, ancien président
du tribunal pour enfants de Paris


(Procès-verbal de la séance du 13 avril 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous accueillons M. Alain Bruel, ancien président du tribunal pour enfants de Paris, auquel je souhaite la bienvenue. Tout en assurant un enseignement universitaire sur la protection de l'enfance en danger, il a été, pendant plus de trente ans, juge des enfants. Son témoignage peut donc nous apporter un éclairage précieux.

Je souhaiterais, monsieur, que vous nous livriez votre réflexion sur le fonctionnement et les éventuels dysfonctionnements de notre dispositif de protection de l'enfance et sur les moyens de l'améliorer. Le signalement des enfants en danger, les modalités de la prise en charge de ces enfants et la place donnée aux enfants devant le juge des mineurs sont les volets qui nous intéressent particulièrement.

M. Alain Bruel : Comment améliorer la protection judiciaire de l'enfance ? L'assistance éducative traverse incontestablement une crise, ce qui n'est guère étonnant quand on considère les changements institutionnels et humains intervenus depuis une trentaine d'années. À sa création, en 1958, la protection de l'enfance s'inscrivait dans un ensemble relevant de la responsabilité de l'État, qui recouvrait protection administrative, protection des enfants en danger et traitement, sur le plan éducatif, des jeunes délinquants. Du côté judiciaire, il y avait un seul juge qui recevait une formation permanente spécialisée au contact de chercheurs en sciences humaines et de travailleurs sociaux, dans le cadre d'un lieu ouvert à tous, le centre de formation et de recherche de l'éducation surveillée de Vaucresson. Depuis lors, que de vicissitudes !

La loi de décentralisation du 22 juillet 1983, en retirant aux préfets la protection administrative alors que la protection des mineurs en danger et le traitement des délinquants restaient dans le giron de la justice, a privé l'État de la maîtrise complète d'un dispositif à l'origine cohérent sur le plan éducatif.

La loi du 10 juillet 1989 en a tiré les conséquences, en conférant au président du conseil général la charge devenue vacante de la protection administrative et de la coordination des interventions. II en est résulté les disparités géographiques dans les moyens accordés par les conseils généraux - relevées dans le dernier rapport de la Défenseure des enfants -, et surtout un clivage d'abord technique, puis idéologique, entre la prise en charge des délinquants dépendant de l'État et celle des mineurs protégés relevant des départements. La loi de 1989, en mettant en exergue la catégorie d'enfants « maltraités », plus restreinte que celle d'enfants « en danger », et en définissant des modalités nouvelles de signalement et de coordination des actions, a augmenté les incertitudes du dispositif.

L'expérimentation prévue par la loi du 13 août 2004, qui consiste à priver le juge des enfants du choix de l'établissement ou du service auquel il entend confier un enfant, constitue un nouveau facteur potentiel de détérioration. Il ne faudra pas s'étonner que ce nouveau sacrifice aux prétendus impératifs de la gestion et, surtout, à l'adage selon lequel « qui paie décide » accroisse les insatisfactions des usagers, privés de la possibilité de voir prendre en compte leurs attentes à l'issue du débat contradictoire dans le bureau du magistrat.

Parallèlement, on assiste à la dégradation constante de la spécialisation des magistrats de la jeunesse, non par manque de vocations, mais par refus de la hiérarchie judiciaire et des services de la Chancellerie de voir certains collègues se consacrer à ce travail pendant plusieurs années, voire pendant une carrière entière.

La formation permanente des juges des enfants a été reprise par l'École nationale de la magistrature de façon moins ouverte aux influences extérieures que ne l'était autrefois le centre de Vaucresson. La mobilité est partout encouragée, et aucune priorité n'est donnée aux plus expérimentés pour accéder aux quelques postes de vice-président existant dans la spécialité. Aussi la rotation est-elle forte, ce qui fait de la plupart des professionnels, quel que soit leur âge, des débutants ou des touristes.

Indépendamment de ce morcellement, de ces mutilations, l'assistance éducative est contestée dans son option fondamentale de suivi individualisé des populations en difficulté. La politique de la ville s'est en effet construite sur la disqualification du travail social individuel et de l'approche clinique qu'il présuppose. En insistant sur la responsabilité de l'ensemble des acteurs sociaux dans le traitement des difficultés, on n'a pas manqué de souligner les mauvais résultats des professionnels, et cette appréciation pèse inévitablement sur les moyens qui peuvent leur être attribués.

Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner de l'apparition de critiques concernant l'activité des juges des enfants, phénomène encore rarissime voici quelques années. L'attaque la plus frontale est sans doute celle du docteur Berger. Sans doute avez vous été impressionnés par la pertinence de ses constats, tirés d'une longue pratique pédopsychiatrique. Aussi, je ne m'offusquerais pas de la généralisation outrancière des affirmations que le docteur Berger déduit de certaines décisions contestables, sources d'insécurité pour les enfants, si leur auteur, passant tout à coup du domaine de sa spécialité à celui du droit, n'en déduisait rien moins qu'une réécriture complète et conforme à ses vues des dispositions régissant l'assistance éducative. C'est du moins ce qu'il m'a semblé lire entre les lignes de la proposition de loi déposée par Mme Henriette Martinez...

L'exercice est d'autant plus périlleux que le droit des personnes été longuement mûri par des juristes de renom, notamment par le regretté doyen Carbonnier. Or la proposition de loi met à bas une architecture logique dans le seul but, prétendument pédagogique, d'extraire la protection de l'enfance du chapitre consacré à l'autorité parentale. Cette séparation affirmée s'écarte de l'expérience courante d'une parentalité vécue comme indissociable de la recherche de l'intérêt de l'enfant. Elle n'est, de plus, guère conforme à la Convention de New York qui souligne au contraire le rôle primordial des parents, premiers et principaux responsables du devenir de leurs enfants. L'auteur de la proposition s'empresse d'ailleurs de ruiner la portée symbolique de son geste, en rappelant l'importance des parents au début de ses propres développements.

La proposition supprime par ailleurs toute référence à la notion de danger qui sert actuellement de critère majeur d'intervention du juge, et lui substitue la notion d'intérêt de l'enfant. Cette dernière, qui figure d'ailleurs dans l'article 375-1 du code civil depuis quelques mois, peut éventuellement servir de principe directeur dans des cas limites, en permettant par exemple de refuser à des parents, malgré les progrès accomplis, la reprise de leur enfant étroitement attaché à son milieu d'accueil. Mais elle n'est pas suffisamment discriminante pour tracer une ligne de partage entre protection judiciaire et protection administrative, et risque donc de créer des incertitudes et des retards dans la saisine du juge, seul habilité à faire échec aux titulaires de l'autorité parentale. L'utilisation de la notion d'intérêt de l'enfant peut même conduire à des interventions judiciaires abusives, car, si seule une minorité de parents met ses enfants en danger, je ne suis pas sûr que beaucoup d'entre nous puissent se vanter de toujours bien discerner où se trouve l'intérêt de ces enfants. Je ne partage donc pas la confiance manifestée dans la valeur opératoire de ce concept, dont chacun s'empare en l'interprétant à sa façon, ainsi que la sociologue Irène Théry l'a magistralement démontré à propos de la juridiction du divorce. Enfin, je crains que l'intérêt de l'enfant ne devienne un argument d'autorité dispensant de réguler, au sein de la famille, une pluralité d'intérêts respectables.

La définition de l'intérêt de l'enfant donnée dans la proposition de loi est certes séduisante, mais elle reste marquée par la perspective pédiatrique, et ne tient compte ni de l'approche systémique qui situe l'enfant comme un élément de l'ensemble familial, ni de la dimension socio-économique qui a déjà conduit l'association ATD-Quart Monde à suspecter la justice des mineurs de recourir à des placements pour cause de pauvreté.

Connaissant les ravages du chômage et les difficultés de certaines populations à assurer leur simple survie, il paraît insensé de fixer dans la loi des délais abrupts au-delà desquels il deviendrait nécessaire de définir un projet de vie permanent pour l'enfant placé. Et l'appréciation selon laquelle les parents ne sont pas susceptibles de modifier leur attitude, ou celle selon laquelle le délai pour obtenir le changement paraît trop long et trop aléatoire, me semblent profondément arbitraires et injustes.

Le pouvoir donné au juge des enfants de prononcer lui-même des délégations d'autorité parentale constitue également une innovation contestable. Jusqu'à présent, ce magistrat, chargé de faire échec temporairement aux abus et carences des parents sans pouvoir leur enlever leurs droits, peut communiquer le dossier au parquet, lequel est susceptible, si nécessaire, de requérir l'ouverture d'une procédure en délégation. Aller au-delà reviendrait à changer la nature de l'institution et à modifier péjorativement sa perception par le public. Tout au plus pourrait-on, dans certaines circonstances, donner au juge le pouvoir de porter une atteinte ponctuelle à l'autorité parentale, en chargeant les personnes à qui l'enfant a été confié de donner, en se passant de l'accord des parents, certaines autorisations d'opération non urgente, de déplacement ou de pratique d'une activité culturelle ou sportive.

Enfin, la proposition de loi passe sous silence l'importante question du détachement des liens. Il ne suffit pas de procurer à l'enfant un milieu de vie meilleur dans lequel il puisse nouer de nouveaux attachements. Encore faut-il prendre garde aux liens d'origine et à l'importance qu'ils conservent, sous peine de voir échouer des placements chez des gens dont le seul tort est de ne pas être les parents. L'appréciation de la persistance des liens antérieurs est, selon mon expérience personnelle, une difficulté importante.

En tout cas, je ne vois pas l'intérêt qu'il pourrait y avoir à remplacer une vigilance permanente, nourrie par une connaissance continuellement actualisée du contexte, par l'instauration rigide d'étapes irréversibles dans le processus de séparation. Je comprends bien le besoin de continuité des soins et de stabilité affective chez l'enfant placé, et je donne volontiers acte à Mme Henriette Martinez et au docteur Berger des failles existant dans la pratique juridictionnelle et dans le fonctionnement de certains services d'aide à l'enfance. Cependant, je ne pense pas qu'une amélioration réelle soit principalement du domaine de la loi. La qualité des hommes et des institutions, leurs pratiques, leurs manières de collaborer sont beaucoup plus déterminantes, alors même qu'elles ne se décrètent pas.

À la différence de celle de Mme Henriette Martinez, la proposition de loi déposée par Mme Valérie Pécresse ne prévoit pas un bouleversement institutionnel, mais contient une série de mesures qui emportent mon adhésion.

S'agissant du titre premier, je maintiens bien sûr l'avis exprimé précédemment : la mention de l'intérêt de l'enfant dans l'article 375-1 du code civil est amplement suffisante pour tenir compte des légitimes critiques du docteur Berger. En revanche, l'article 4 sur la consultation du Défenseur des enfants me paraît indispensable, et je croyais même, naïvement, que des demandes d'avis étaient déjà spontanément pratiquées, conformément à l'esprit de l'institution.

Pour ce qui est du titre II, je suis tout acquis aux propositions concernant la préparation à la parentalité et la solennisation de la déclaration de naissance à l'état civil. Elles figuraient d'ailleurs en bonne place dans les conclusions du rapport déposé en 1998 par le groupe de travail sur la paternité que j'ai eu l'honneur de diriger.

La prévention des difficultés liées à la naissance par l'accompagnement à domicile de certaines jeunes mères et le dépistage précoce des maltraitances lors de l'entrée en maternelle me paraissent aussi très utiles. On retrouve là les propositions du groupe de travail réuni en 1998 sous la houlette du professeur Didier Houzel à la demande de M. Hervé Gaymard.

Je me rallie volontiers à la constitution d'un groupe de travail sur le partage des informations afin d'améliorer une prise en charge commune. La difficulté vient de ce que les professionnels doivent tenir compte non seulement des règles du secret professionnel, mais aussi de la déontologie particulière à leur corps. Certaines conditions, telles l'information préalable de la personne concernée ou les précautions à prendre quant au moment et au lieu de la divulgation, sont déjà des garanties intéressantes. Mais la meilleure proposition en la matière ne pourra avoir d'effet sans un décloisonnement de la formation des différents intervenants. Sur le terrain, la règle du secret n'est évoquée qu'en l'absence d'un climat de confiance.

À propos des titres III et IV, je suis pleinement d'accord avec les propositions concernant le développement de l'aide psychologique aux enfants et le renforcement de l'efficacité des dispositifs de protection de l'enfance, ainsi, bien sûr, qu'avec la possibilité donnée au Défenseur des enfants de saisir l'inspection générale des affaires sociales.

Au titre V, la rédaction proposée pour l'article 388-1 du code civil me paraît claire et complète. Dans ma pratique, il m'est quelquefois apparu inutilement traumatisant de convoquer certains mineurs très fragiles ou perturbés, mais je ne parviens pas à imaginer de raisons me permettant de refuser une demande d'audition émanant d'un mineur. À l'inverse, celui-ci ne doit jamais être contraint de sortir d'un silence qui est pour lui un refuge.

S'agissant, au titre VI, de la limitation de la garde alternée pour les très jeunes enfants, je ne me reconnais pas la légitimité de prendre position, n'ayant pas eu à appliquer cette possibilité au cours de ma vie professionnelle.

Le principe du placement unique doit, à mon avis, être posé, même s'il ne faut pas se faire trop d'illusions sur la possibilité de l'appliquer, en raison des problèmes de recrutement de familles d'accueil, mais aussi de la difficulté fréquente qu'éprouvent certains enfants, même maltraités, à se détacher de leurs référents parentaux, malgré les insuffisances de ces derniers, difficulté qui conduit à de nombreux rejets. Enfin, l'évaluation des effets de la scolarisation précoce me paraît une excellente précaution à prendre, de nature à éviter que se multiplient les mauvais départs.

Je souhaite, pour conclure, insister sur quelques points à mon avis capitaux. En premier lieu, ne confondons pas les échecs de la protection de l'enfance avec l'échec de l'institution. Changer les textes ne résout pas toujours les difficultés du terrain et introduit même parfois la confusion. Les erreurs constatées résultent à l'évidence d'une formation permanente des juges insuffisamment ouverte, et surtout d'une gestion a minima de la spécialisation. Il ne faudrait pas que les critiques du docteur Berger fassent oublier l'information précoce et le soutien à la parentalité qui sont longs à porter leurs fruits, mais qui sont sans doute plus efficaces. Les travaux convergents du groupe Houzel et de celui que j'avais animé ont relevé la fréquence d'une déformation, consistant à ne voir chez les parents que les insuffisances que l'on cherche à combler et non les compétences positives qu'il faudrait développer dans l'intérêt bien compris de l'enfant. Nous savons bien que l'aptitude parentale n'est pas un tout insécable, et que certains ne sont capables d'assumer qu'une parenté partielle ou à éclipse.

Cette constatation conduit à envisager une autre critique possible du système actuel, celle que lui fait Mme Claire Neyrinck, professeur de droit à l'Université de Toulouse, et à laquelle j'adhère : en cas de placement, le partage entre les droits conférés à la personne ou au service auquel l'enfant est confié et ceux qui demeurent entre les mains des parents n'est pas suffisamment clair, ni suffisamment souple. Ce manque de clarté et de souplesse est source d'hésitations, parfois d'abus et, en tout cas, d'appréhensions difficiles à calmer. Nous sommes les héritiers d'une tradition de déchéance des « mauvais parents » et de remise des enfants à l'assistance publique. Petit à petit, nous avons progressé dans le respect des droits des parents, et encore récemment dans leur information sur le contenu des dossiers. Une plus grande précision des textes sur la répartition des éléments de l'autorité parentale dans les cas de séparation est maintenant nécessaire. Parallèlement, il conviendrait de faciliter et de reconnaître dans la loi les formules intermédiaires de séparation « à la carte » : internats de semaine, placements de week-end et de vacances, prises en charge de jour, et même la pratique, paradoxale mais apparemment positive, du « placement sans déplacement » expérimenté dans le Gard depuis plusieurs années.

Mme Henriette Martinez : Vous avez largement critiqué une proposition de loi que je revendique comme étant la mienne, et non celle du docteur Berger. Je me suis, certes, inspirée de ses travaux, mais aussi de ceux d'autres pédopsychiatres et d'associations de protection de l'enfance avec lesquelles je travaille depuis de longues années. J'ai bien compris que vous ne souhaitez pas voir la loi bouleversée. Aussi aimerais-je savoir comment, au long de votre pratique professionnelle, vous avez défini l'intérêt de l'enfant, selon quels critères vous avez jugé de la manière dont l'enfant devrait être traité, comment vous avez envisagé la vie qu'il aurait après votre décision, et comment vous avez pu avoir une connaissance actualisée de sa situation sans expertise médicale. Comment avez-vous tenu compte de tous ces éléments fondamentaux dans les jugements que vous avez rendus ?

M. Pierre-Louis Fagniez : J'ai été très impressionné par votre description de l'état de votre profession. Je suis médecin, et s'il me fallait décrire ainsi la situation de la médecine, je dirais tout net à mes confrères : « Arrêtez tout » ! Ne faut-il pas évoquer en priorité l'état dramatique de la justice des mineurs, dont tout découle ?

Mme la Rapporteure : J'ai appris que Mme Claire Brisset, Défenseure des enfants, compte faire porter son prochain rapport sur les juges des enfants. J'ai par ailleurs entendu, lors de la rentrée judiciaire à Versailles, une juge des enfants laisser transparaître son malaise. Quelle évolution considérez-vous possibles, sachant que les juges des enfants ont manifestement du mal à tout faire ? On parle de créer un juge à la famille. Qu'en pensez-vous ?

M. le Président : Vous avez évoqué la question, décisive, de la formation des juges des enfants. Quelles améliorations suggérez-vous ?

M. Alain Bruel : Je me vois mal prendre des exemples dans une pratique professionnelle qui s'éloigne. Je n'ai jamais dit que le juge doit se passer de l'expertise des médecins, mais au contraire qu'il doit avoir une ouverture d'esprit et une formation aux sciences humaines, et être vigilant et attentif à ceux qui ont des connaissances dans ce domaine. C'est là toute la difficulté de la définition de l'intérêt de l'enfant. Un systémicien dira qu'il est établi lorsque le système familial fonctionne harmonieusement et de façon qui n'est pas défavorable à l'enfant. Il y a la définition du pédopsychiatre. Pour ATD-Quart Monde, il faut que la famille ait un logement et les parents un travail, ce qui n'est pas faux non plus. En d'autres termes, il ne s'agit pas que le juge ait une vision supérieure à celle des autres de ce qu'est l'intérêt de l'enfant, mais qu'il parvienne à faire une synthèse.

Bien qu'étant à la retraite depuis cinq ans, je demeure membre de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, et je suis positivement épouvanté parce que l'on est en train de faire de notre profession. Les projets en préparation reposent sur l'idée que ce qui compte, c'est la rapidité plus que la profondeur de l'analyse. Comme il y a largement matière à se spécialiser, j'ai toujours défendu l'idée de la spécialisation des juges et je l'ai pratiquée à titre personnel. Si j'avais été médecin, j'aurais sans doute choisi d'être pédiatre. Personne n'envisage de supprimer cette spécialité. Pourquoi faudrait-il en revanche supprimer les juges des enfants, au bénéfice d'un magistrat chargé de toutes les affaires concernant la famille, c'est-à-dire d'un généraliste ? J'ai certes connu, lorsque j'étais auditeur de justice, des spécialités ridicules - il existait par exemple un magistrat spécialisé pour les affaires de mœurs - dont on conçoit qu'elles ne puissent prêter à une carrière complète. Mais quand il s'agit d'enfants, une spécialisation par tranche d'âge me paraît tout à fait respectable. Or la hiérarchie judiciaire n'en tient pas compte. Jeune magistrat, je me suis entendu dire : « Ah, vous êtes juge des enfants... j'espère que vous ne le resterez pas ! ». Et pourquoi donc ? Parce qu'on considère que ces postes échoient aux femmes, et que c'est une voie de garage. À cela s'ajoute une politique de mobilité que l'on peut comprendre, et qui ne vient pas spontanément, c'est vrai. On pourrait, cependant, donner un minimum de perspective de carrière aux juges des enfants, au lieu de charger de ces questions certains vice-présidents de tribunaux alors qu'ils n'y connaissent rien ! Enfin, les syndicats de magistrats, affectés du « syndrome Pic de la Mirandole », sont eux-mêmes très méfiants à l'idée de la spécialisation des juges. Selon moi, la formation des magistrats devrait être beaucoup plus spécialisée, et celle des juges des enfants ne devrait pas se faire dans le cadre de l'École nationale de la magistrature, mais par des séquences pluri-professionnelles de formation centrées sur la personne.

Mme Martinez m'a demandé quelle a été ma pratique. Si je ne suis pas sûr d'avoir toujours bien fait, je suis certain que les formations que j'ai suivies m'ont aidé, particulièrement celles qui étaient centrées sur la dynamique de groupe. En permettant de prendre conscience des nos qualités et de nos défauts, ces formations nous évitent de nous mettre dans des situations où nos insuffisances l'emporteraient. J'y ai appris, par exemple, que j'avais tendance à un excès d'indulgence plutôt qu'à un excès de sévérité, et j'en ai tiré les conclusions. J'aurais pu changer d'affectation tous les trois ans, mais je ne suis pas sûr que les justiciables y auraient beaucoup gagné. Le problème de la formation est donc manifeste, et il faut faire passer le message politique de l'importance de la spécialisation. Mais, dans l'intervalle, il nous faut lutter d'arrache-pied pour survivre.

Mme la Rapporteure : L'appréciation portée sur les juges des enfants ne s'explique-t-elle pas par le fait que nos concitoyens attendent de la justice le même « zéro défaut » qu'ils attendent de la médecine, et que les juges des enfants subissent, eux aussi, cette pression ? Sans connaître le dossier, on s'estime fondé à déclarer que le magistrat aurait dû juger différemment... Par ailleurs, ne pensez-vous pas que l'expertise pédopsychiatrique est nécessaire en matière d'assistance éducative, comme l'enquête sociale l'est en matière de délinquance des mineurs ?

M. le Président : La responsabilité des juges des enfants pouvant être mise en cause plusieurs années après qu'un jugement a été rendu, estimez-vous leur statut suffisamment protecteur ?

M. Alain Bruel : Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de mise en cause. Il me paraît toutefois qu'il s'agit davantage d'un problème d'hommes que d'institution.

Définir l'intérêt de l'enfant serait, à mes yeux, problématique : pourquoi choisir telle définition, et notamment celle du docteur Berger, alors qu'il en existe plusieurs ? Je ne voudrais pas que l'on se retrouve dans des difficultés comparables à celles apparues après la promulgation de la loi de 1989 qui, en mettant en exergue la catégorie des enfants maltraités, a restreint le champ de l'enfance en danger. Il existe d'autres circonstances dans lesquelles des enfants peuvent être en danger, comme le montre, par exemple, le sort des mineurs étrangers isolés qui ne peuvent aller nulle part, ni faire valoir aucun droit. Il faut qu'un juge puisse au moins prendre des mesures conservatoires concernant ces enfants qui ne sont pas maltraités par leurs parents mais par la société ! Au demeurant, la notion d'intérêt de l'enfant figure déjà dans la loi.

Mme Henriette Martinez : Parce que j'ai obtenu qu'elle y soit introduite par voie d'amendement ; mais je regrette de ne pas l'avoir définie davantage.

M. Alain Bruel : Je me suis trouvé dans une position difficile face à des parents à qui l'on avait d'abord assuré que leurs enfants leur seraient rendus à telles conditions, pour ensuite leur dire que, même ces conditions remplies, leur rendre leurs enfants serait catastrophique. C'est une situation très gênante qui risque de se généraliser si la loi définit l'intérêt de l'enfant.

Mme la Rapporteure : Pensez-vous qu'il faille développer l'adoption simple ?

M. Alain Bruel : Je préfèrerais que l'on développe les parrainages qui évitent toute compétition et tout jeu de pouvoir, et qui apportent beaucoup aux enfants. Quant à l'adoption simple, tout dépend de la manière dont elle se met en place et des liens entre l'enfant et le parent d'origine.

M. le Président : Je vous remercie.

Table ronde ouverte à la presse
sur la prévention et la détection de l'enfance en danger, réunissant
M. Jean-Christophe Lagarde, député ;
M. Gilles Garnier, vice-président
du conseil général de Seine-Saint-Denis ;
Mme Marie-Colette Lalire, directrice de l'enfance et de la famille
du département de l'Isère ;
M. Jean-Marie Delassus, chef du service de maternologie
de l'hôpital de Saint-Cyr l'École ;
M. Michel Andrieux, délégué général
de l'Association nationale des professionnels et acteurs
de l'action sociale en faveur de l'enfance et de la famille ;
Mme Catherine Sultan, vice-présidente du tribunal pour enfants d'Évry,
secrétaire générale
de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille ;
M. Bruno Percebois, médecin de la protection maternelle et infantile,
membre du bureau du Syndicat national
des médecins de la protection maternelle et infantile ;
Mme Jeanne-Marie Urcun, médecin conseil
à la direction de l'enseignement scolaire ;
M. Jean-François Villanné, vice-président
de l'Union nationale des associations
pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence


(Procès-verbal de la séance du 4 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Je souhaite la bienvenue aux participants à cette table ronde, ouverte à la presse, consacrée à la prévention et à la détection de l'enfance en danger. La Mission a souhaité, en partant d'un cas précis, confronter les expériences des acteurs de la protection de l'enfance pour faire apparaître les moyens d'améliorer le dispositif. Après que notre collègue Jean-Christophe Lagarde aura dit les enseignements qu'il a tirés de l'affaire de maltraitance qui a secoué Drancy, commune dont il est le maire, M. Gilles Garnier, vice-président du conseil général de Seine-Saint-Denis, donnera le point de vue du département. Je vous inviterai ensuite à répondre à trois questions : à partir de quel âge et selon quelles modalités faut-il faire débuter les mesures de prévention et de détection ? Comment instituer un partage des informations respectant le secret professionnel, les droits des enfants et ceux des parents ? Comment améliorer le suivi des familles pour prévenir la récidive ?

M. Jean-Christophe Lagarde : J'observe en premier lieu que l'affaire à laquelle je ferai référence, et qui a fait grand bruit, a éclaté le 4 août 2004 et que, depuis cette date, personne n'a jamais cherché à interroger la commune de Drancy pour connaître les informations dont nous pourrions disposer sur la famille concernée. En résumé, l'information n'avait pas circulé avant cette dramatique affaire et elle n'a pas circulé davantage ensuite. Ce cloisonnement persistant est, pour moi, le dysfonctionnement le plus éclatant.

Je rappelle brièvement que cinq enfants, âgés de quatorze mois à sept ans, ont été trouvés dénutris et vivant dans des conditions d'insalubrité et de manque d'hygiène extrêmes, au point que le plus jeune ne pesait que quatre kilos. Le fait le plus marquant, c'est que la famille n'était pas dans une situation de misère sociale, mais que les parents et la grand-mère employaient une stratégie constante d'évitement de tous les dispositifs sociaux, alors même qu'ils résidaient à proximité des services compétents. Le parquet, l'éducation nationale, les services sociaux départementaux et ceux de la municipalité avaient, chacun, des bribes d'informations, mais nul n'était en mesure de reconstituer le puzzle dont ils avaient certains morceaux en mains. Personne n'a imaginé le drame vécu par les enfants. Dix-huit mois plus tard, l'échange d'informations n'a toujours pas eu lieu.

Il serait pourtant simple, aussitôt qu'un problème concernant un enfant apparaît, d'informer obligatoirement tous les partenaires concernés : la justice, l'éducation nationale, les services sociaux départementaux et, évidemment, la commune. Dans les petites communes, le maire est instantanément prévenu. Pour ma part, j'ai demandé aux services municipaux de signaler systématiquement les anomalies, comme, par exemple, les cas où la police municipale doit raccompagner plusieurs fois chez lui un enfant que ses parents ont oublié de venir chercher à l'école maternelle, au mépris du suivi familial élémentaire. Je le répète : le mot clé, en cette matière, c'est le décloisonnement.

La prévention doit, bien sûr, s'exercer dès la naissance. Dans l'affaire considérée, on a découvert dans l'appartement un enfant de quatorze mois inconnu des services municipaux. C'est une erreur de la part de l'État que d'avoir supprimé « la visite des neuf mois », contrôle médical auparavant obligatoire qu'il ne serait pas très onéreux de rétablir ; aurait-il existé que ces inadmissibles cas de malnutrition auraient été repérés.

Il faut aussi recouper les informations dont disposent les différents services par un secret professionnel partagé, et en finir ainsi avec un système où chaque service garde pour lui ce qu'il sait d'une famille, si bien que chacun connaît un morceau de vie, mais que tous demeurent incapables de détecter les signes d'alerte.

Il convient encore de s'interroger sur l'interdiction d'entrer dans les logements en cas de refus de ceux qui y résident. Dans l'affaire citée, les voisins s'étaient plaints de la présence de cafards à l'étage de la famille considérée. L'office HLM a bien envoyé une équipe de désinsectisation, mais l'accès à l'appartement lui a été refusé. Pourtant vivaient là des enfants signalés à la justice, qui étaient suivis par l'éducation nationale et par la protection maternelle et infantile (PMI), mais la famille a constamment déployé une stratégie d'évitement des services sociaux. Cette stratégie s'est poursuivie lorsque le comportement de l'aîné a conduit le directeur de l'école dans laquelle il était scolarisé à demander qu'il soit suivi par un éducateur spécialisé. La mère, voulant éviter que son fils soit placé, a conditionné l'enfant de telle manière que celui-ci a accusé, à tort, l'éducateur d'agression sexuelle. Pour autant, la justice qui est la principale faille du système n'a pas estimé nécessaire de pousser les investigations plus loin. Lorsque l'on a finalement pénétré dans l'appartement, on y a découvert une accumulation inouïe d'immondices ; il aurait suffi de pouvoir entrouvrir la porte pour comprendre la situation. Comment, dès lors, ne pas s'interroger ? À partir de quand a-t-on le droit d'évaluer les conditions dans lesquelles les enfants sont hébergés ? Pourquoi ce qui vaut pour les familles d'accueil n'est-il pas accepté pour les familles d'origine ?

Une autre difficulté tient au manque de moyens du tribunal pour enfants de Bobigny. Je crois savoir que, pour l'ensemble de la Seine-Saint-Denis, ce tribunal ne dispose que de cinq juges ! Pourtant, Drancy n'est certainement pas la seule commune où de tels faits se produisent, et j'ai en mémoire le cas d'un enfant repéré à moitié nu sur un balcon en plein Paris, que le parquet a restitué à ses parents le soir même, sans qu'aucun suivi n'ait été décidé alors que la situation sociale de la famille s'est avérée dramatique par la suite.

Comment prévenir la récidive et mieux détecter les enfants en danger ? Il faut en premier lieu rétablir la visite médicale obligatoire pour tous les enfants de neuf mois, et prévoir une autre visite avant l'âge scolaire. Il faut aussi accepter l'idée du recoupement des informations et du partage du secret professionnel et, pour l'appliquer, instituer des rendez-vous mensuels entre tous les services concernés ; ce serait un grand progrès, et c'est d'ailleurs ce qui a été fait pour la prévention de la délinquance. Il faut en outre lever un tabou en revenant sur l'interdiction de pénétrer dans les logements lorsque les familles pratiquent une stratégie d'évitement manifeste. Ainsi peut-on espérer mieux détecter les enfants en danger et éviter que se reproduisent des cas comme celui de Drancy où les parents poursuivis ont pleuré au tribunal, avant de sabrer le champagne, dans un appartement remis à neuf par l'office HLM, pour fêter la légèreté de la peine à laquelle ils ont été condamnés.

M. Gilles Garnier : Je remercie la Mission d'avoir invité le conseil général à donner son opinion sur un cas particulier dont il faut tirer un enseignement général. En effet, au moment où l'affaire décrite a été révélée à Drancy, d'autres étaient mises au jour à Montbéliard et dans le Sud-Ouest. De tels drames, médiatisés à l'extrême lorsqu'ils se produisent en banlieue dans le désert journalistique du mois d'août, se répètent partout en France, comme le montrent aussi les sinistres affaires jugées dans le Maine-et-Loire et dans le Pas-de-Calais. Ces coups de projecteur sont salutaires en ce qu'ils contraignent à s'interroger sur la validité des actions de prévention.

Je pense, comme M. Lagarde, qu'il est juste de s'interroger dès la naissance sur le risque de maltraitance, et le conseil général de Seine-Saint-Denis a défini avec la protection judiciaire de la jeunesse un schéma de protection de l'enfance en ce sens. Il a aussi signé un protocole avec l'éducation nationale. Le travail du département a d'ailleurs été donné en exemple par Mme Claire Brisset, Défenseure des enfants.

Notre préoccupation est d'autant plus vive lorsque certains passent au travers des mailles du filet. Il est vrai que la famille considérée n'était pas - ou peu - connue, et qu'aucun dossier n'avait réellement été ouvert à son sujet. Mais, lorsque le tour des services a été fait, on s'est rendu compte de l'existence de plusieurs indicateurs d'alerte. Toutefois, aucun de ces éléments pris séparément ne pouvait justifier que l'on appuie sur le bouton rouge du signalement avant mars 2004, date à laquelle cela a été fait sans obtenir de réponse de la justice. Je ne mets pas en cause le tribunal pour enfants de Bobigny, présidé par M. Jean-Pierre Rosenczveig dont l'action est un élément moteur. Mais, je note que, après la visite du garde des Sceaux, une inspection générale a été diligentée par la Chancellerie au tribunal de Bobigny qui est systématiquement sous-doté, ce qui peut expliquer que les signalements ne soient pas tous suivis d'effet.

Le conseil général de Seine-Saint-Denis a installé deux groupes de travail. Le premier est interne, même si l'éducation nationale y a été associée. Pour des raisons historiques, les services sanitaires et sociaux du département sont scindés en trois entités. Le président Bramy souhaite rendre leurs liens plus étroits pour renforcer la cohérence de leurs actions. Une incompréhension a fait qu'en août 2004 nous ne sommes pas allés au bout de la démarche, car nous aurions souhaité que la ville de Drancy contribue à la réflexion. Par ailleurs, un groupe d'experts externes au département a été constitué. On constate que les recommandations des deux groupes convergent : à leurs yeux, l'essentiel est de parvenir à concilier droits des familles et protection de l'enfance, et cette conciliation est possible. La parole de l'enfant a été d'abord niée, puis si bien entendue qu'elle est parfois surévaluée, de sorte qu'il y a désormais un retour de balancier. Où placer le curseur ? Les groupes de travail suggèrent d'évaluer la prise en compte du droit des familles dans les procédures, ainsi que les pratiques de la justice et des acteurs sociaux. S'agissant de la conservation et du partage des informations, ils suggèrent une mutualisation et la constitution d'une « mémoire » consultable par tous les professionnels concernés. Cela suppose des réunions de coordination régulières comme il en existe dans les cas de signalement. Il faut en outre organiser le partage des informations entre les institutions et les partenaires et, à ce sujet, les travailleurs sociaux sont très préoccupés à l'idée que leur mission, qui est d'accompagner des familles grâce à une relation fondée sur la confiance, puisse être désormais perçue comme une mission d'injonction.

Il est vrai que, dans le cas décrit, il y a eu stratégie d'évitement. Une telle stratégie peut être pathologique, mais il existe aussi un évitement que l'on pourrait qualifier d'institutionnel, par exemple lorsque les individus cessent d'aller chercher les courriers recommandés à la poste car ils savent que chaque lettre signifie un souci nouveau. Et c'est ainsi que la situation de certaines familles n'est découverte qu'au moment où le commissaire de police vient procéder à l'expulsion locative : elles ne se sont jamais manifestées auparavant pour bénéficier des aides possibles. Il y a un décrochage, une perte de confiance dans les institutions comme dans les élus. Je ne serais d'ailleurs pas surpris s'il apparaissait que la cartographie de l'évitement recoupe celle de l'abstention. Dans les départements où la crise est plus marquée qu'ailleurs, où il n'y a ni emplois, ni logements, les gens renoncent à solliciter les institutions parce qu'elles n'ont plus de solutions à leur proposer.

En matière de formation, les deux groupes de travail suggèrent la création d'un cycle commun de formation pour tous les acteurs de la protection de l'enfance. Cela vaut particulièrement pour un département comme la Seine-Saint-Denis dans lequel la rotation des personnels d'État est très rapide et le personnel très jeune. Ils proposent également le renforcement des liens avec les maternités, les cliniques, la médecine de ville et la médecine scolaire. Dans la famille décrite par M. Lagarde, si deux enfants sont nés à domicile, les trois autres accouchements ont eu lieu dans des maternités. Le département compte 120 centres de PMI, où sont examinés 70 % des enfants de Seine-Saint-Denis. Qu'en est-il des 30 % restant, sachant qu'il n'y pas assez de médecins et aucune installation de pédiatres ? Les sorties de plus en plus précoces de la maternité - deux jours après l'accouchement en général - entraînent dans le même temps un surcroît de consultations dans les centres de PMI par de jeunes mères en plein désarroi. Quant à la visite médicale pour les enfants scolarisés en maternelle, elle ne peut pas toujours avoir lieu, en raison du manque de coordination entre l'éducation nationale et la PMI et de la surcharge de travail de cette dernière, si bien que de 30 à 40 % seulement d'une classe d'âge est examinée dans ce cadre, ce qui est insuffisant. Nous avons décidé de renforcer nos efforts dans cette direction.

Enfin, les deux groupes de travail concluent qu'une réflexion s'impose sur la visite à domicile. Le travailleur social, dont l'action est fondée sur la confiance, ne peut être amené à faire de la police sociale ou à travailler par injonctions. En revanche, un renforcement des moyens de la police et une meilleure coordination entre services sociaux, justice et police en cas de signalement sont nécessaires. Les missions de chacun des intervenants doivent être soigneusement distinguées au risque, sinon, que les stratégies d'évitement se multiplient.

M. Bernard Debré : Nul ne peut se retrancher en permanence derrière le secret professionnel. Je rappelle que toute personne, médecin compris, a le devoir, sous peine d'être accusé de non assistance à personne en danger, de signaler au procureur ce qu'il tient pour une mise en danger de la vie d'autrui.

M. Jean-Marc Nesme : La question des moyens est abordée de manière récurrente mais, selon moi, le problème tient essentiellement au manque de coordination. Je ne mets nullement en cause les compétences et le sérieux des différents intervenants, mais l'exemple de Drancy, et bien d'autres malheureusement, témoignent d'un défaut de coordination que l'augmentation des ressources ne règlerait pas.

M. Patrice Delnatte : Je perçois fort bien la différence entre accompagnement et injonction, et je comprends le dilemme des travailleurs sociaux. Mais ces derniers ont une hiérarchie. Pourquoi celle-ci ne prend-elle pas ses responsabilités ?

M. le Président : J'observe que le maire de Drancy et le vice-président du conseil général s'accordent sur les inconvénients du cloisonnement des informations.

M. Jean-Christophe Lagarde : En matière de secret professionnel, ce qui vaut pour le médecin devrait valoir pour les services sociaux. S'il y avait eu obligation d'informer, il aurait été impossible que l'éducation nationale, la justice, les services sociaux départementaux et les services communaux ne se rendent pas compte de ce qui se passait. Il est donc indispensable d'en venir au secret partagé. J'ai donné pour instruction aux services compétents de la mairie de Drancy qu'ils écrivent systématiquement à toutes les institutions concernées aussitôt qu'une anomalie est constatée.

Mme la Rapporteure : Les propositions avancées rappellent fortement le dispositif institué pour la protection judiciaire de la jeunesse et je constate que les propositions de M. Lagarde ne semblent pas susciter de réticences au conseil général, qui a la charge de l'aide sociale à l'enfance. Ne peut-on imaginer de réunir tous les acteurs concernés, selon une démarche similaire à celle qui a été mise en place en matière de prévention de la délinquance ?

Mme Patricia Adam : La décentralisation a fait du département le chef de file en matière d'action sociale. En prévoir un autre créerait une confusion dommageable. En revanche, l'Association des départements de France estime qu'il convient de repenser l'action sociale. Les services doivent être complètement réorganisés, mais les problèmes sont multiples : insuffisance réelle de moyens d'une part, graves difficultés de recrutement d'autre part. C'est d'ailleurs parce que l'on ne parvient plus à recruter de médecins que 30 à 40 % des enfants sont pas examinés, et la désertification médicale touche autant les campagnes que les banlieues. N'aggravons pas les difficultés en multipliant les instances, alors que reste posé le problème du suivi de la prise en charge des enfants. Il n'y a pas obligation d'échanges entre PMI et santé scolaire, ce qui entraîne une déperdition d'informations éminemment regrettable ; tout repose sur la bonne volonté des parties, ce qui n'est pas satisfaisant. Enfin, compte tenu de ses effectifs, la médecine scolaire est souvent dans l'impossibilité de remplir ses missions, si bien que les instituteurs, démunis, se tournent vers les services du conseil général. C'est illogique.

Mme Christine Boutin : Je comprends les préoccupations exprimées par Mme Adam qui souhaite éviter la création d'une nouvelle structure. Cependant, le souci de proximité conduit à se demander s'il ne serait pas préférable de faire remonter les informations vers les maires plutôt que vers les conseils généraux.

M. le Président : Les croisements d'informations au niveau institutionnel se font souvent lors des crises. Mieux vaudrait qu'ils soient permanents ; la prévention en serait améliorée.

Mme Bérengère Poletti : Certes des moyens supplémentaires peuvent améliorer la situation, mais, dans l'affaire citée, il y a eu deux alertes : l'absentéisme scolaire d'une part, le refus de présenter les enfants à des rendez-vous pédiatriques d'autre part. Cela aurait dû conduire à ce que des mesures soient prises. Lorsque des éléments sont connus, une responsabilité doit s'exercer.

Mme Marie-Colette Lalire : S'agissant des mesures de prévention et de détection, trois périodes doivent être distinguées : la période périnatale, le suivi des enfants jusqu'à 6 ans et la période scolaire.

Pour la période périnatale, le plan « périnatalité » a été accueilli avec un vif intérêt. Il contient en effet des dispositions importantes tendant à améliorer le suivi des grossesses, et notamment l'institution de l'entretien du quatrième mois qui doit servir à préparer la sortie précoce de la maternité. Il faut renforcer le rôle des sages-femmes et l'indispensable articulation, en amont, entre tous les services médicaux et sociaux pour prévenir les difficultés et veiller à ce qu'au retour au domicile une relation de confiance se soit créée avec les différents intervenants. À cette fin, le département de l'Isère a développé le travail en réseau entre maternités, sages-femmes libérales, médecins de ville et PMI par exemple.

Concernant le suivi des enfants jusqu'à 6 ans, l'obligation de la visite des 9 mois paraît en effet souhaitable, tout comme la formation des professionnels au repérage des signes de maltraitance. Il convient aussi de sensibiliser les assistantes maternelles et les structures d'accueil de la petite enfance à ces questions. Comme l'a souligné M. Garnier, il faut mieux articuler le passage de relais entre la PMI et l'éducation nationale pour garantir la continuité du suivi. À cette fin, le département de l'Isère souhaite que le bilan organisé en maternelle par la PMI ait lieu plus tôt. Il faut enfin mener des actions de soutien à la fonction parentale, en étant particulièrement attentif à l'isolement de nombreuses familles, par exemple dans les zones dites « rurbaines ».

Pour ce qui est de la période scolaire, je déplore l'inexistence du service social dans le cycle primaire et la faiblesse du nombre de médecins scolaires rapporté au nombre d'élèves.

De manière générale, j'insiste sur la nécessité d'un travail en réseau, sur la mise en commun des compétences à tous les niveaux et sur l'élaboration d'une culture commune. S'agissant de l'organisation des services, les départements sont désormais les chefs de file de l'action sociale et notamment de l'aide sociale à l'enfance ; il convient de conforter cette mission qui leur est dévolue par la loi. Il leur appartient de regrouper les informations et de coordonner les services concernés, en respectant les fonctions de chacun. À cet égard, il faut créer des lieux d'échange dans le respect du secret professionnel, mais on ne peut demander aux travailleurs sociaux d'exercer des fonctions qui ne sont pas les leurs, et de communiquer des informations nominatives concernant les familles auprès desquelles ils interviennent.

S'agissant du dépistage, des circuits d'évaluation et des procédures écrites sont nécessaires, et, comme la loi le prévoit, un référent de l'aide sociale à l'enfance responsable de la saisine du parquet doit être désigné sans que cela dédouane quiconque de ses responsabilités propres. On notera les difficultés éprouvées par tous les professionnels à penser, repérer et établir l'existence réelle des abus sexuels et des maltraitances psychologiques ; il faut donc une formation permanente à ces questions. Enfin, certaines mères atteintes de psychopathologies mettent leur enfant en danger. Ce risque est difficile à évaluer avant la naissance, mais il faut veiller à l'anticiper par un diagnostic précoce et, si nécessaire, par une bonne articulation avec l'autorité judiciaire.

S'agissant de la prévention de la récidive, on constate une multiplication des problèmes psychologiques et un isolement croissant des familles, et la nécessité d'un appui par les services de santé mentale. Or ces services, et particulièrement les services de pédopsychiatrie, sont submergés. Il serait souhaitable aussi de diversifier les mesures éducatives en faisant figurer dans la loi la possibilité de mettre en place des aides intermédiaires entre la mesure d'action éducative en milieu ouvert et le placement, comme, par exemple, l'expérience menée dans le département du Gard. Une aide doit également être apportée aux victimes pour prévenir la répétition. Des moyens médico-psychologiques sont nécessaires pour cela.

Il est par ailleurs indispensable de revoir les pratiques professionnelles. Se rend-on bien compte qu'il n'y a presque plus de visites à domicile ? Les médecins de famille n'en font pour ainsi dire plus, pas plus que les assistantes sociales, en charge de problématiques nombreuses. Parce qu'elles sont organisées par catégorie de profession, les formations ne correspondent plus aux besoins : il faut impérativement instituer un socle de connaissances commun à tous les intervenants, et multiplier les passerelles. Mais le problème des moyens est patent. Pour l'assistance éducative en milieu ouvert décidée par le juge, un travailleur social suit trente enfants et ne peut donc passer qu'une demi-journée par mois dans une famille. Comment, dans de telles conditions, s'attendre à un suivi satisfaisant ?

Pour ce qui est enfin du secret partagé, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé contient une amorce de réponse qui pourrait être étendue au secteur social et médico-social.

M. Jean-Marie Delassus : Les problèmes évoqués prennent à la gorge, si bien que l'on risque de voir émerger le « syndrome du delta » et, avec lui, la demande de multiplication de moyens, lesquels ne résoudront pas tout, tant s'en faut, étant donné l'évolution des mœurs et de la parentalité. Celle-ci n'est pas un lien inné ; c'est un affect qui ne s'impose pas d'emblée à tous, mais qui, lorsqu'il est ressenti, garantit que les enfants seront aimés par leurs parents. La maltraitance étant une maladie de la parentalité, il faut agir pour que s'instaure une parentalité humaine et valable. Cela suppose d'accorder toute son importance au proto-regard du nouveau-né, ce regard particulier, d'une très grande force, qui passe en général inaperçu parce qu'il peut être très vite empêché par une « mise en peau à peau » immédiate ou par une prise en charge néonatale. Ce regard, qui doit être distingué du « lever des yeux » ultérieur, est d'une telle intensité qu'il bouleverse profondément celle ou celui qui le reçoit ; ignoré, voire inconnu de la clinique obstétricale, il a pourtant un effet « parentalisant ». Le personnel des maternités doit être formé à l'importance du proto-regard, et laisser le temps nécessaire à l'établissement de ce lien « yeux à yeux », car l'expérience montre que, pour une bonne part, les mères en difficulté n'ont pas vécu ce moment et se sentent dépossédées d'un moment crucial de la naissance.

Il faut, ensuite, comprendre la possibilité de l'effondrement maternel précoce. Ne pas avoir vu et reçu le proto-regard crée une période de trouble et d'angoisse qui peut aboutir à la difficulté maternelle, rarement avouée tant elle est culpabilisante. Il se produit alors un effondrement du soi qui, s'il n'est pas pris en charge dans les meilleurs délais, persiste sans être davantage énoncé ni confié. Un sillon se creuse alors jusqu'à l'instauration d'une dépression maternelle, dont l'une des conséquences peut être que l'on se met à considérer son bébé comme un « mauvais bébé ».

La prévention de la maltraitance commence donc au moment même de la mise au monde, et la vigilance du personnel soignant doit favoriser le proto-regard en salle d'accouchement. Il faut, d'autre part, s'attacher à percevoir très tôt l'échec éventuel de l'installation de ce lien et de l'effondrement maternel qui s'ensuit, et le prendre en charge immédiatement, au besoin par des soins en service de maternologie. De telles mesures assurent la résilience, et plus de la moitié des cas de maltraitance peuvent être ainsi évités. En somme, la qualité de la naissance paraît le meilleur moyen de prévenir la maltraitance. Il faut immédiatement donner aux parents les moyens de ne pas être maltraitants ; sinon, tout sera ensuite beaucoup plus long, plus aléatoire, plus coûteux et plus risqué.

M. Michel Andrieux : D'une recherche réalisée en 2000 par l'Association nationale des professionnels et des acteurs de l'action sociale en faveur de l'enfance et de la famille sous la direction du docteur Jacques Dayan, il ressortait que 60 % des enfants accueillis en foyers de l'enfance ou en maisons d'enfants à caractère social avaient été victimes de maltraitances avérées ; que 30 % de ces enfants victimes avaient bénéficié de soins ; que pour les 40 % d'enfants qui, selon les informations connues, n'avaient pas été maltraités, le symptôme assez flou de carence éducative pouvait être avancé. Ces données semblent toujours pertinentes, même si le nombre de placements a diminué et si le maintien dans la famille, estimé hautement souhaitable par tous, s'est accentué, sans que ce choix soit toujours objectivé par un diagnostic partagé.

Comme les intervenants qui m'ont précédé, je pense que la prévention primaire et la détection des risques de maltraitance doivent commencer dès la période périnatale. C'est dire l'importance du suivi psychologique de la grossesse, et particulièrement de l'entretien du quatrième mois. Les instances créées pour prévenir la délinquance constituent des exemples intéressants, mais, très souvent, elles manquent de personnel et les personnes qui siègent dans ces instances ne sont pas clairement mandatées. Il faudrait, dans le cas qui nous occupe, créer une « tête de réseau » chargée de coordonner la prévention médico-sociale de la grossesse, développer les accueils séquentiels dans les crèches et les haltes-garderies en assouplissant les horaires, repenser le service social scolaire, décider d'une intervention psychosociale systématique dans les écoles maternelles et primaires et mobiliser des équipes de prévention spécialisées. Il faudrait également proposer un soutien dès la grossesse et durant le post-partum et, si besoin est, imposer des mesures de suivi et d'aide en mobilisant la PMI et les travailleuses familiales. Lorsque les risques apparaissent très élevés, il conviendrait d'envisager une hospitalisation, afin de proposer des mesures d'évaluation qui, à l'image de ce qui est fait au Royaume-Uni, permettraient de conduire à une séparation préventive.

La détection des risques de maltraitances suppose une coordination entre la PMI, les services sociaux et hospitaliers et les lieux de garde et d'enseignement, avec des réunions régulières. Elle suppose aussi une amélioration de la cohérence entre les mesures administratives et les mesures judiciaires, ainsi qu'une formation spécifique transdisciplinaire aux signes de reconnaissance des enfants victimes, sans pour autant faire des travailleurs sociaux des policiers - les indices et les présomptions ne constituent pas des preuves -. Elle suppose enfin l'élaboration de référentiels communs, permettant à chaque professionnel de faire face à des situations de danger ou pressenties telles.

Je plaide d'autre part en faveur d'un « secret social partagé », selon les dispositions calquées sur la circulaire santé-justice du 21 juin 1996 applicable aux médecins. Le secret partagé doit être restreint au partage exclusif des informations nécessaires à la mise en œuvre de l'action. L'accord de principe des intéressés doit être obligatoirement recueilli, sauf en cas de mise en danger d'un mineur. En outre, un modèle de charte entre les institutions doit définir le cadre de ce partage obligatoire de l'information qui n'existe pas actuellement. La protection de l'enfance doit devenir véritablement pluridisciplinaire, et des formations communes faciliteront l'instauration du secret professionnel partagé.

Le « risque zéro » n'existe pas. Malgré tout, on doit s'interroger pour savoir comment éviter les récidives et améliorer le suivi des familles. Il faudrait commencer par financer les mesures que je viens de proposer et les mettre en application. Il faudrait surtout mieux articuler les institutions qui participent du dispositif de protection de l'enfance, afin d'améliorer la continuité du suivi. Il convient également de renforcer le travail avec les parents, en proposant une aide et une évaluation psychologique systématiques aux parents ayant commis des actes de maltraitance. Il faudrait encore repenser les missions de la protection de l'enfance et s'interroger en particulier sur l'intérêt de conserver systématiquement les liens entre l'enfant et sa famille. Au cas où ce lien apparaît devoir être conservé, il faut revoir totalement le dispositif des visites dites « médiatisées », auxquelles le personnel doit être formé. Il faudrait aussi développer les visites d'équipes techniques à domicile, qui devraient pouvoir intervenir en permanence et non plus seulement aux heures de bureau. Il faut encore assurer le suivi des mesures consécutives aux saisines du parquet des mineurs, dont on sait le rôle essentiel, puisqu'il peut décider de classer ou de ne pas classer un signalement ; développer l'obligation de soins pour les parents maltraitants qui sont également en souffrance ; multiplier les solutions d'accueil temporaire pour parents et enfants ; soigner systématiquement les enfants, adolescents et jeunes majeurs victimes de maltraitances pour que les maltraités d'aujourd'hui ne soient pas les maltraitants de demain. Il faut également alléger le nombre des prises en charge par les travailleurs sociaux, particulièrement ceux de l'aide sociale à l'enfance. Comment pourraient-ils assurer un suivi véritable quand ils ont chacun la charge de 35, voire de 50 familles, et que la situation de ces familles devient de plus en plus complexe ?

Il faut donner enfin les moyens au travail social de se construire comme un savoir à part entière, et le reconnaître comme une discipline au lieu d'en faire un outil idéologique. Je ne saurais conclure sans observer qu'il y a vraisemblablement un lien entre le fonctionnement de notre société et la maltraitance, et qu'il est plus facile de s'occuper de ses enfants quand on est riche et bien portant...

Mme Catherine Sultan : La justice est interpellée par les questions de votre Mission, auxquelles il est sain de réfléchir. Pour autant, on ne parviendra jamais au « risque zéro », car on intervient dans un domaine pathologique et, aussi grande soit la proximité, la complexité des situations demeure.

La justice des mineurs porte tant sur la protection de l'enfant en danger que sur le suivi de la délinquance des mineurs. Notre droit considère donc l'enfant dans sa globalité, en proposant des réponses différentes selon les causes qui sont à l'origine de sa rencontre avec la justice. La société affirme son engagement à le protéger et à l'éduquer, et le juge des enfants, qui incarne ce choix, assume une double compétence, sur l'enfant en danger et sur l'enfant auteur d'un délit. L'intervention du juge se construit dans la durée pour permettre des réponses souples, spécialisées, pensées en complémentarité avec les professionnels socio-éducatifs. Il s'agit donc d'une justice ambitieuse et, de ce fait, complexe et exigeante.

L'autorité parentale est constituée d'un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité la protection et l'épanouissement de l'enfant. Les parents exercent cette responsabilité librement selon leurs choix et valeurs propres, et il revient au juge d'en contrôler les abus et les errements quand ils exposent l'enfant à un danger ou qu'ils compromettent gravement ses conditions d'éducation. Il s'agit d'un critère à la fois ouvert, car les situations sont très diverses, et exigeant, car il ne doit pas aboutir à un contrôle abusif des comportements individuels. En cas de danger, le juge décide des mesures de protection qui s'imposent. Il porte ainsi atteinte à l'autorité parentale, dont les parents conservent l'exercice dans les limites conciliables avec la mesure de protection. Le juge des enfants n'est pas l'arbitre entre les droits parentaux et ceux de l'enfant : il assure prioritairement la protection de l'enfant en tenant compte du respect des droits des parents.

Les règles du secret professionnel et leur compatibilité avec l'obligation de dénoncer reposent sur la même recherche d'équilibre. Il s'agit de respecter la vie privée et de préserver la confidentialité indispensable à la relation de confiance, fondamentale au travail social, tout en rappelant l'obligation de porter secours et de signaler à l'autorité compétente les situations d'enfants en danger. Le droit est clair et cohérent, mais son application est semée d'embûches. Elle implique en effet des professionnels d'horizons différents dont les représentations ne sont pas identiques, et porte sur des situations toujours chargées d'implications personnelles. Il est donc essentiel de faciliter une culture commune. Cela suppose une concertation locale continue et volontariste entre les différents acteurs et responsables du dispositif de protection de l'enfance, dans le respect des missions de chacun. Cela suppose aussi un effort soutenu de formations transversales réunissant des professionnels des secteurs concernés. Cela suppose enfin un cadre législatif clair, avec des échelons de responsabilité cohérents et identifiables ; c'est d'ailleurs la ligne directrice de la réflexion relative au secret partagé, qui ne doit concerner que les intervenants chargés d'une mission en la matière.

Les enjeux de la protection judiciaire de l'enfance en danger ne sont pas exclusivement juridiques. En effet, les mesures décidées par le juge tendent à être intégrées par les enfants et les parents pour avoir une influence positive sur leurs trajectoires. C'est cette finalité qui justifie la spécialisation de la justice des mineurs. Elle s'appuie sur la procédure d'assistance éducative à partir de laquelle le juge travaille avec d'autres professionnels pour élaborer des stratégies d'intervention et suive le déroulement des mesures dans le temps et jusqu'à leur échéance, sans se contenter d'arbitrer ponctuellement un conflit d'intérêts. À cet égard, l'expérimentation prévue par la loi de décentralisation d'août 2004 pourrait remettre en cause cette garantie. La protection judiciaire de l'enfance en danger requiert également un engagement individuel : le juge des enfants est un juriste, en capacité de mesurer et de comprendre les effets concrets de ses décisions ; il doit posséder des connaissances dans le domaine de l'enfance qui dépassent ses convictions personnelles en matière d'éducation. La formation doit être renforcée et la stabilité dans la fonction doit être défendue, alors qu'aujourd'hui la mobilité est importante et les carrières de juges des enfants peu encouragées. La fonction d'encadrement des présidents de tribunaux pour enfants doit être reconnue en instaurant des postes à profils. Il faut enfin renforcer le contrôle des pratiques : affirmer l'obligation pour le juge des enfants de maintenir une concertation avec les partenaires ; augmenter, dans le domaine de l'assistance éducative, la disponibilité des parquets qui ont trop tendance à négliger le suivi des dossiers, happés par le nombre des dossiers au pénal ; mieux contrôler les dysfonctionnements judiciaires.

En ce qui concerne la détection, la prévention et le suivi des enfants en danger, la réalité est contrastée. Le juge des enfants statue à partir des informations portées à sa connaissance et se trouve dépendant des moyens existants. Il est saisi par un signalement et les mesures de protection qu'il instaure sont mises en œuvre par des services départementaux, associatifs ou publics. S'agissant du signalement judiciaire, la détection des situations d'enfants en danger s'appuie sur les moyens et la qualité de l'implantation locale des acteurs de la prévention et sur les outils d'observation à disposition. La situation est très diverse selon les départements. Ainsi, les unités d'hospitalisation mère-enfants sont encore rares. Dans les quartiers en grande difficulté, l'assistante sociale ne semble plus perçue comme un recours de proximité, et elle est surtout requise par des tâches administratives. La question centrale de l'opportunité de signaler à l'autorité judiciaire dépend également de l'organisation et des moyens des services, ainsi que de la capacité de l'aide sociale à l'enfance à maintenir une dynamique de réflexion et d'analyse. Elle est le révélateur et le pilier des choix d'une politique départementale de protection de l'enfance.

Améliorer le suivi des enfants en danger est essentiel pour prévenir la récidive. Prendre en charge un enfant en danger, accompagner ses parents dans l'exercice ou la limitation de leurs responsabilités exigent des savoir-faire particulièrement élaborés, des projets individualisés, une réflexion continue. Ce corpus de connaissances existe, mais il n'est pas généralisé dans la pratique ce qui conduit à pratiquer l'« à peu près » là où il faudrait du « sur-mesure ». On manque aussi de services spécialisés en matière éducative ou thérapeutique, dès la petite enfance. Nombre d'enfants attendent six mois, voire un an, pour bénéficier d'une orientation ou d'un suivi psychologique. Les référents éducatifs doivent assumer des responsabilités démesurées à l'égard d'un trop grand nombre de familles. Comment dès lors maintenir la priorité éducative et individuelle sans céder à une logique administrative ou gestionnaire ?

Plus de quinze ans après la loi du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance, force est de constater que le niveau d'exigence est inégalement compris, faute d'une impulsion nationale dans un domaine pourtant crucial. Des projets de réforme sont débattus, des réflexions sont engagées, des critiques sont portées dans un certain désordre, mais nous avons besoin d'un grand débat national, à partir d'une évaluation et d'un bilan des pratiques.

M. Bruno Percebois : Après avoir été longtemps un service d'État, le dispositif de la PMI est devenu départemental avec la décentralisation du début des années 1980. Elle est donc sous l'autorité des conseils généraux, mais reste régie par des textes propres du code de la santé publique : loi de décembre 1989 et décrets de 1992. Si ces textes encadrent l'action des départements, il faut signaler qu'environ la moitié d'entre eux n'appliquent pas les normes minimales légales, notamment en ce qui concerne les normes de personnels, puéricultrices, sages-femmes, ou les consultations de jeunes enfants. Le service de PMI doit organiser des consultations prénatales, prénuptiales, pour les femmes enceintes, des activités de planification familiale, ainsi que des consultations et des actions de prévention en direction des enfants de moins de six ans, notamment en école maternelle. Sur ce point, il faut corriger ce qui a été dit précédemment : il y a des liens entre le service de PMI et les services de santé scolaire avec la transmission prévue par la loi des dossiers réalisés à l'occasion de ces bilans. Enfin le service de PMI mène des actions médico-sociales préventives à domicile « assurées à la demande ou avec l'accord des intéressés ». Notre intervention se fonde sur une base de confiance avec les familles en lien avec le médecin traitant ou l'hôpital, dans le cadre d'une coordination de soins ou de suivi quel que soit le motif de cette coordination. L'évitement de certaines familles qui a été abordé précédemment renvoie à la question de la perte de confiance dans les services sociaux dont a parlé M. Garnier en introduction.

Le service de PMI est donc chargé d'offrir à la population des prestations à caractère préventif dans le cadre de la politique de santé publique. Il s'appuie pour cela sur des équipes pluridisciplinaires, ce qui me paraît très important, car on sait que les médecins libéraux se sentent souvent très seuls face aux problèmes de maltraitance que nous abordons ce matin. Enfin, si nous nous adressons à l'ensemble de la population, nous sommes aussi capables d'offrir des prestations adaptées à des sous-populations : enfants handicapés, familles précarisées, familles d'origine étrangère. Notre objectif est de contribuer à créer des conditions de développement harmonieux des enfants. Nous disposons à cette fin d'un certain nombre de leviers : connaissances, compétences, formation. Mais il faut hélas constater que nous ne pouvons intervenir sur bien des aspects des conditions de vie des familles qui ont bien sûr une forte influence sur les enfants, comme les ressources ou les conditions de logement.

Nous menons des actions de prévention primaire, comme, par exemple, les vaccinations contre les maladies infectieuses. À cette occasion d'autres difficultés peuvent être dépistées - terme qui appartient au champ médical et que nous préférons à « repérées » -. Pour nous, la vraie question qui se pose c'est : que faire, comment parler à la famille de cette difficulté ? La question de savoir à qui transmettre cette information vient après. Cela renvoie au problème de la formation qui d'ailleurs était prévue par la loi du 10 juillet 1989 et qui ne s'est pas vraiment mise en place.

Notre dispositif est un véritable atout et de nombreux pays s'intéressent à notre PMI. S'agissant plus spécifiquement de la prévention de la maltraitance infantile, l'existence de centres de PMI dans le quartier, « au pied de la tour », constitue en soi un lieu où, en confiance, des familles peuvent venir chercher de l'aide.

Je souhaitais aussi dire quelques mots des facteurs de risque. Il s'agit de notions statistiques concernant des populations qui ne sont pas opératoires face à des êtres humains dans une relation clinique. Pour une personne, ce sera zéro ou cent pour cent... Par ailleurs, ces facteurs sont multiples, se situent dans une dynamique, et interagissent ensemble : le proto-regard dont nous a parlé M. Delassus n'en constitue qu'un parmi de nombreux autres. Enfin leur identification est largement soumise à la subjectivité de ceux qui l'effectuent, qui ont eux-mêmes leur propre histoire, leurs représentations, leurs projections. C'est un sujet sur lequel il faudrait travailler en développant des lieux de parole pour les professionnels sur le modèle des groupes Balint. Il faut faire attention aux phénomènes de reconstruction d'une histoire familiale a posteriori, et surtout ne pas confondre prévention et prédiction, comme l'a fort bien dit Bernard Golse à propos de la pédopsychiatrie.

Pour répondre à votre question sur les mesures, il est donc difficile de répondre à la question telle qu'elle est formulée : le service de PMI n'exerce pas de mesures comme cela existe dans le domaine éducatif, mais répond à la demande ou fait des propositions à la population sur la base d'actions librement consenties. Cette question est essentielle car elle engage la confiance. On trouve encore des familles qui ont du mal à aller vers une assistante sociale, parce que celle vue il y a vingt ou trente ans a « placé les enfants ». S'agissant de l'âge, c'est bien sûr dès la période prénatale que de la prévention peut se mettre en place, ou autour de la naissance qui est une période qui peut révéler des fragilités de tout ordre et voir surgir des difficultés. Le service de PMI a aussi des missions de protection de l'enfance : il est amené à traiter des signalements, par exemple ceux qui sont faits par l'intermédiaire du numéro vert 119. Dans mon département, une équipe locale de PMI peut contribuer à l'évaluation.

Dans votre deuxième question concernant le partage d'informations, vous paraissez faire une distinction entre secret professionnel, droits des parents et droits des enfants. Pour moi, le premier est partie intégrante de deux autres. Le secret n'est pas une prérogative des professionnels destinée à les protéger, mais une garantie donnée aux usagers de pouvoir se confier et aux professionnels de pouvoir exercer leur métier correctement. Il organise un espace de confiance qui permet les confidences nécessaires à l'exercice de notre métier. Nous sommes là sur le terrain des libertés publiques et des droits de l'homme.

Nous sommes surpris de la manière dont cette question du partage d'informations pour protéger les enfants est posée. Pour nous, le partage d'informations est déjà une réalité, comme le montrent tous les dispositifs d'évaluation en place. Le récent rapport de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) recense les signalements de 18 000 enfants maltraités et 89 000 enfants en risque pour 2003, ce qui prouve bien que les professionnels partagent des informations et signalent quand cela paraît nécessaire. L'ODAS observe d'ailleurs que ce dernier chiffre est en constante augmentation, parallèlement à l'accroissement du nombre de familles fragiles souvent trop isolées pour offrir à leurs enfants des conditions de développement satisfaisantes, ce qui renvoie à la situation économique de notre pays. Pour nous, la loi a déjà fixé un cadre pour ce partage, et, de ce point de vue, nous sommes surpris de voir apparaître dans plusieurs départements des chartes ou protocoles de partage d'informations qui ne font pas référence à la loi. Rappelons ici l'article 226-14 du code pénal qui permet la levée du secret, sans risque d'être condamné, en cas de privations ou de sévices infligés à un mineur. Dans le code de la déontologie, le médecin doit être le défenseur de l'enfant. L'application de cet article pose la question du curseur du danger : à partir de quel moment est-il nécessaire de défendre un enfant ? En matière sociale, il y a la circulaire interministérielle d'août 1996 qui pose un cadre assez clair, notamment l'information de l'usager et le contrôle du devenir des informations partagées par le professionnel. La loi sur le droit des malades est également explicite : les professionnels de santé peuvent échanger des informations à condition que le malade en soit informé et ne s'y oppose pas. Il faut également que ces informations soient utiles et pertinentes. La circulation d'informations est donc possible, mais pas auprès de n'importe qui et pas à tout vent : elles doivent être destinées à des personnes susceptibles d'intervenir et auxquelles la loi a assigné des missions. Dans le cas des enfants en danger ou maltraités, le signalement doit être adressé soit auprès des services du conseil général, soit auprès des procureurs du parquet des mineurs. Je suis donc surpris qu'il y ait ce débat alors que les dispositifs existent et qu'ils fonctionnent. Mais peut-être sont-ils mal connus, ce qui renvoie aux problèmes de la formation dans nos métiers.

Nous sommes favorables à un partage d'informations contextualisé, c'est-à-dire qui répond à un problème dans un contexte donné. L'usager doit être associé à cet échange : il faut d'abord parler avec la famille, car c'est la seule manière de faire avancer les choses. Nous sommes en revanche hostiles à l'idée d'un partage d'informations obligatoire. Je me réjouis que, dans sa sagesse, le législateur, lors de la réforme du code pénal de 1994, n'ait pas rendu obligatoire le signalement des enfants en danger, car, sans parler du probable embouteillage des tribunaux, qui existe d'ailleurs déjà, il aurait fallu définir précisément à partir de quel stade d'inquiétude l'obligation commençait, ce qui est strictement impossible. Surtout, une telle mesure aurait considérablement gêné la mise en œuvre de toutes les autres manières de porter assistance à un enfant ou une famille en difficulté. Faites confiance aux professionnels en les laissant apprécier la situation ! Nous sommes également hostiles à un partage d'informations qui consisterait à alimenter une base de données sur les familles dont on ne sait ni par qui, ni dans quelles conditions elle pourrait être consultée. Aux termes de la circulaire de 1996 et de la loi sur le droit des malades, il faut que celui qui « donne » une information puisse contrôler ce qu'elle devient. Tel ne serait pas le cas si on créait le fichier préconisé par certains, qui pourrait s'apparenter à un « casier social » sans les garanties dont est entouré le casier judiciaire. Il nous paraît indispensable de cloisonner et de protéger les données, c'est une question de démocratie au même titre que la séparation des pouvoirs.

Un mot enfin pour signaler la grande insuffisance des moyens. On a parlé de la médecine scolaire qui, en offrant un médecin pour 8 000 élèves, doit faire face à de grandes difficultés. La pédopsychiatrie est un secteur sinistré où il faut plusieurs mois d'attente parfois pour obtenir un rendez-vous. De même, les sorties précoces de maternité directement liées aux fermetures de lits ne facilitent pas la prévention autour de la naissance, évoquée précédemment.

Mme Jeanne-Marie Urcun : En 2002-2003, onze académies, qui représentent 4 millions d'enfants, ont fait remonter par le service médical et social de l'éducation nationale des signalements pour 8 094 élèves, dont 2 000 au titre de l'enfant maltraité et 6 000 au titre de l'enfant à risque. Ces chiffres ne reflètent que l'activité professionnelle des médecins, des infirmières et des assistantes sociales : bien d'autres intervenants au sein de l'éducation nationale participent à la protection de l'enfance, en signalant eux-mêmes les situations qu'ils rencontrent, soit aux conseils généraux, soit aux procureurs.

L'attention que l'éducation nationale porte à ce problème depuis de nombreuses années a permis de mettre en place une prévention primaire qui permet de former les enseignants à apprécier la réalité des faits, l'existence des signes d'appel et les modalités d'accompagnement des enfants dont ils ont remarqué les difficultés. Ces formations sont maintenant systématiques dans les instituts universitaires de formation des maîtres. Le ministère a organisé en 2001-2002 cinq séminaires rassemblant des inspecteurs de l'éducation nationale pour les mettre au fait des obligations légales. Je rappelle à ce propos que les enseignants ou non enseignants et les fonctionnaires ont obligation, aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale, de signaler tout délit ou crime qui serait porté à leur connaissance. Cette prévention primaire en direction des adultes s'accompagne d'une sensibilisation des enfants qui doivent savoir ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas accepter, et où ils doivent s'adresser quand ils rencontrent des difficultés. Conformément à la loi du 6 mars 2002, ces actions sont destinées aux enfants de tous âges : j'ai personnellement participé à la prévention des violences sexuelles auprès d'enfants de cinq ans.

Dans le cadre de la prévention secondaire, en application de la circulaire du 26 août 1997, les académies disposent des centres de ressources départementaux, afin que les personnes qui doivent faire un signalement puissent être entendues et accompagnées. Ces centres de ressources sont également destinés à aider les personnels à distinguer entre enfant maltraité et enfant à risque. Les signaux d'alarme doivent être connus de tous, enseignants, non enseignants, mais aussi des agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles.

Partager l'information peut être utile pour permettre d'évaluer et de suivre un enfant et sa famille. Cependant, si les enseignants regrettent parfois de ne pas savoir ce que deviennent les enfants qu'ils ont signalés, il faut trouver un équilibre entre la nécessité de faire circuler l'information auprès des professionnels et une diffusion trop large de cette information, pour éviter une stigmatisation trop rapide et préserver l'espace privé pour l'enfant et pour sa famille. Il est vrai aussi que le nomadisme médical empêche de faire l'addition des signes. Peut-être le dossier médical partagé sera-t-il une bonne réponse.

Il convient par ailleurs d'avoir à l'esprit que les difficultés peuvent être présentes quelles que soient les catégories socio-professionnelles : il peut y avoir autant de difficultés et de souffrances non dites en ville qu'au fond d'une campagne paisible, et les enfants des milieux aisés ne sont pas à l'abri de la maltraitance. C'est d'ailleurs l'une des difficultés qu'on rencontre pour repérer les enfants en danger.

M. Jean-François Villanné : Comme les autres participants à cette table ronde, nous pensons, à l'Union nationale des associations pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (UNASEA), que la prévention et la détection des situations mettant en danger des enfants doivent être les plus précoces possibles, et intervenir, si de telles situations sont prévisibles, voire seulement soupçonnées, avant même la naissance. Même s'il arrive que l'actualité mette en évidence des drames que nous n'avons pu éviter, des moyens de détection existent et ils sont efficaces dans la plupart des cas : prévention spécialisée, PMI, assistance éducative en milieu ouvert et unités spécifiques pour mères ou futures mères adolescentes lorsque s'impose un hébergement ou une mise en sécurité. Il est évidemment nécessaire d'accroître les moyens en ciblant davantage les situations à risque. Je prendrai comme exemple ces jeunes adultes, connus pour la plupart d'entre eux par les services sociaux, qui se mettent en couple en cumulant souvent leurs handicaps personnels et qui connaissent des problèmes de chômage, des difficultés de logement, la solitude et l'exclusion. Même s'il faut se garder de toute stigmatisation, il est évident que leurs enfants courent des risques majorés, bien souvent avant même leur naissance. La présence sur le terrain d'équipes socio-éducatives et de prévention spécialisées, renforcées par des psychologues intégrés à ces équipes, permettrait de rassurer, de conseiller ces jeunes parents, éventuellement de signaler aux services sociaux ou judiciaires les situations de grands dangers. Encore faut-il, bien entendu, qu'il s'agisse d'interventions dynamiques réalisées sur les lieux de vie des personnes avec un partage de leurs temps quotidiens. Car nous savons bien que diriger un jeune, qui plus est un couple de jeunes, submergé de problèmes, vers un spécialiste auprès duquel il faudra prendre rendez-vous, parfois longtemps à l'avance, et qui recevra en consultation derrière son bureau, est une démarche pratiquement vouée à l'échec.

Je vous ai remis les actes des journées d'étude organisées en novembre 2004 par l'UNASEA et l'Association des consultations et de thérapies individuelle et familiale (ACTIF) sur le thème « Secret professionnel, éthique et bonnes pratiques », qui sont un précieux outil de travail. Ce document est trop long pour être commenté ici, mais il répond entre autre aux questions suivantes : qu'est-ce qui fait qu'une information est secrète ? Qui est tenu à ce secret ? Dans quel cas les travailleurs sociaux peuvent-ils opposer le secret professionnel ? Quand parle-t-on de violation du secret et quelles sont les conséquences professionnelles et pénales ? Dans le travail en réseau, quelle est la place du secret partagé ? Quelles sont les personnes qui peuvent faire partie du réseau ?

L'UNASEA considère que l'éthique professionnelle requiert du travailleur social une grande compétence technique, car éthique, technicité et expérience sont indissociables si on veut respecter la vie privée de l'usager et agir avec un maximum d'objectivité. Cela pose bien évidemment la question de l'adéquation des formations initiales et continues aux réalités du terrain. Elle considère également que, dans un réseau, la totalité des intervenants, y compris les financeurs et les élus, doit être soumise aux mêmes exigences de déontologie, sinon la notion de secret partagé n'a plus aucune raison d'être. Les compétences et responsabilités de chaque intervenant diffèrent en fonction de leur spécialité et doivent être strictement respectées. L'UNASEA estime enfin qu'il n'y a pas, dans les domaines de la confidentialité et du secret, des règles universelles, transférables d'une situation à une autre. C'est en respectant ces trois exigences qu'il est possible de partager des informations tout en respectant le secret professionnel, le droit des parents, le droit et l'intérêt supérieur de l'enfant.

Dans votre troisième question, la notion de récidive nous a posé problème : ce mot a une connotation pénale et s'applique généralement à des individus, alors que la question concerne la famille. Nous pensons que le suivi évoqué ici a pour finalité la résolution des problèmes qui ont amené à un passage à l'acte, afin que celui-ci ne se reproduise plus. Il semble qu'un meilleur partage des connaissances entre travailleurs sociaux et entre organismes chargés de la protection de l'enfance peut permettre une meilleure prévention de la récidive. Cette dernière peut être la conséquence de l'isolement des professionnels et d'une absence de secret partagé. II nous semble également indispensable de renforcer les équipes pluridisciplinaires, car psychologues et pédopsychiatres font cruellement défaut. Ces équipes doivent aller vers les usagers au lieu d'attendre d'eux des démarches volontaires que certains sont bien incapables d'engager. Bien évidemment, cette politique a tout intérêt à se développer au plan local, si besoin, sur la responsabilité du conseil général, en associant de la façon la plus judicieuse, en fonction des équipements, les moyens du secteur public et ceux du secteur associatif.

M. Pierre-Louis Fagniez : La très bonne synthèse de M. Villanné montre que tout le monde doit s'occuper de cette question, y compris les médecins. On a beaucoup parlé du manque de médecins. S'il est vrai que cette profession n'est guère menacée par le chômage, on ne manque pas en revanche de psychologues. Ne conviendrait-il donc pas de mieux définir ce que chacun doit faire ? Ne faudrait-il pas parler moins du manque de médecins que du manque de recours à un professionnel ?

Mme Bérangère Poletti : Je me souviens que, en tant qu'élue locale chargée des dossiers de prévention de la délinquance dans le cadre du contrat de ville, je me demandais souvent pourquoi on n'était pas intervenu bien plutôt, avant même la naissance, pour éviter un parcours qui était prévisible à l'avance. En tant que sage-femme, je savais fréquemment, dès l'hôpital, qu'il y aurait ensuite des problèmes. J'ignore si on est là dans le cadre du proto-regard, mais il est clair que la situation au moment de la naissance est révélatrice du lien qui va se construire par la suite, mais qui a en fait commencé à se construire dès la conception. La grossesse, les relations entre les parents, l'arrivée de l'enfant, les suites de couches, le retour à la maison sont tous des moments importants. Sans doute les professionnels devraient-ils être mieux formés à appréhender l'ensemble des aspects de l'accession à la parentalité. Nous devrions aussi nous interroger sur le fait que les cours de préparation à la naissance ne sont fréquentés que par les femmes qui s'inscrivent dans une démarche positive, et qu'ils laissent de côté toutes celles qui en auraient vraiment besoin.

Pour ma part, je n'ai jamais été formée à la détection des risques de maltraitance au cours de mes études de sage-femme, alors que j'aurais aimé, quand je constatais des problèmes lors des consultations prénatales, disposer d'outils et savoir à quels professionnels m'adresser. Car un des principaux problèmes est en effet que les professionnels ne se parlent pas.

Il faut vraiment s'intéresser, dès le départ, à tous ceux qui ne savent pas ce que signifie être parents, qui ignorent que c'est difficile et qui découvrent qu'un enfant peut être malade et pleurer la nuit. Car c'est souvent ainsi que les choses commencent à déraper, par méconnaissance. N'oublions pas non plus, quand nous accueillons des jeunes en difficultés, que ce sont de futurs parents qui vont probablement reproduire les carences dont ils ont souffert.

Mme Patricia Adam : Je remercie tous les participants pour leurs interventions empreintes de bon sens, et qui s'appuient sur des réflexions partagées. Les propositions n'ont pas manqué, et c'est à nous qu'il appartient maintenant de les mettre en pratique.

Estimez-vous, madame Sultan, en tant que juge pour enfants, que les outils d'observation et les rapports qui vous sont faits sont suffisamment précis et objectifs pour vous permettre de prendre les bonnes décisions ? Par ailleurs, même si je suis consciente qu'il n'y a pas suffisamment de magistrats, je me demande s'il est possible qu'un juge pour enfants travaille seul, sans conseiller.

J'ai été choqué, monsieur Percebois, de vous entendre parler de « casier social » à propos des connaissances partagées. Comment pourrons-nous partager les informations si nous ne disposons pas des outils nécessaires ? Il nous faut bien analyser les besoins à partir d'éléments objectifs, donc de dossiers. Aujourd'hui, les conseils généraux manquent d'informations quantitatives pour savoir quels moyens ils doivent affecter à leurs missions. J'ajoute que ces informations sont d'autant plus nécessaires que les services sociaux et médicaux s'inscrivent désormais eux aussi dans une culture du résultat. Enfin, les outils informatiques permettent aujourd'hui de garantir la confidentialité. Je crois donc qu'il faut vraiment que les professionnels fassent confiance à leur hiérarchie et aux élus.

S'agissant enfin de la santé scolaire, je m'interroge sur son maintien au sein de l'éducation nationale. Il ne s'agit nullement pour moi de dire que le travail est mal fait, mais de chercher à être le plus efficace possible compte tenu du faible nombre d'intervenants. Je m'interroge aussi sur le nombre de signalements : ce n'est pas parce qu'il y en a beaucoup qu'on est efficace, un nombre élevé de signalements pouvant au contraire signifier qu'on ouvre le parapluie mais qu'on est incapable de traiter les problèmes. Pouvez-vous, madame Urcun, nous dire quel est le nombre de médecins et d'infirmières dans les établissements scolaires ? Pour ma part, j'ai fait le calcul dans mon département, et je ne vois pas comment, avec les effectifs actuels, la santé scolaire pourrait remplir sa tâche...

M. Pierre-Christophe Baguet : Vos interventions montrent la complexité du dossier et la difficulté de mettre en place les procédures de prévention de la maltraitance les plus efficaces possible, tout en respectant les libertés individuelles.

J'ai entendu une forte demande pour un échange des informations. Je suis donc un peu gêné des réticences que j'ai senties chez M. Percebois, de sa référence à un « casier social » et de sa volonté de cloisonner les données. Il m'a semblé aussi percevoir quelques réserves du côté de l'éducation nationale... Il y a de quoi être inquiet puisque la PMI est l'acteur majeur pour les enfant de moins de trois ans et l'éducation nationale pour les enfants plus âgés !

Je suis par ailleurs, comme Patricia Adam, quelque peu surpris par l'isolement du juge, d'autant que Mme Sultan nous a dit que la décentralisation l'empêcherait de suivre les dossiers. Je crains, là encore, que cela n'aille pas dans le sens de l'harmonisation souhaitée.

Mme la Rapporteure : On a beaucoup parlé de stratégies d'évitement des familles. Je souhaiterais donc savoir comment une famille qui change de département peut être suivie, aussi bien par la justice que par l'éducation nationale. L'équipe éducative de l'établissement de départ ne pourrait-elle pas utiliser une sorte de livret scolaire pour mentionner que l'enfant semble présenter un certain nombre de difficultés sociales ? Cela permettrait peut-être d'éviter un effet pervers de la décentralisation.

M. Jean-Marie Delassus : Je veux simplement insister pour que vous preniez en considération le proto-regard qui, s'il ne dure que trente secondes, est désormais un fait clinique établi. Je souhaite que vous admettiez, au moins à titre d'hypothèse, qu'il y a là un moment différent des autres et d'une importance capitale pour l'enfant.

Mme Catherine Sultan : On ne peut pas parler de solitude du juge : il est très entouré, et il prend ses décisions à partir des informations qui lui sont apportées par les services sociaux et éducatifs. Il doit se montrer curieux et toujours en alerte, afin de voir s'il manque des informations. Parce qu'il fait un travail difficile, qu'il est soumis à de fortes pressions et qu'il lui est souvent malaisé de prendre une distance par rapport à l'émotion, il me semble qu'il devrait être mieux formé, davantage accompagné et plus souvent supervisé.

Il est vrai que le déménagement des familles fait courir un risque, le code de procédure civile obligeant à un dessaisissement au profit du juge des enfants territorialement compétent. Il va de soi qu'on ne peut se contenter de transmettre les dossiers qui risqueraient d'être ainsi enterrés, et qu'il faut les accompagner d'avertissements et de recommandations. Cela vaut aussi pour les services administratifs.

Mme Jeanne-Marie Urcun : Les chiffres que j'ai donnés semblent avoir eu un effet inverse de celui que j'escomptais... En pourcentage, le nombre de signalements ne correspond qu'à 0,20 % des enfants scolarisés. Le suivi et l'examen des enfants maltraités sont une priorité de notre service. Les médecins travaillent bien sûr en étroite collaboration avec les infirmières et les assistances de service social qui traitent tout particulièrement ces dossiers.

Pour revenir sur le partage des informations, si en dehors de l'école chaque enfant est perçu comme différent des autres, à l'école il doit être considéré dans la mesure du possible comme un élève identique à tous ses semblables. Cela ne veut pas dire qu'on ne doive pas prendre en considération son histoire personnelle, mais la question est de savoir qui a le droit de tout savoir de l'enfant. Or, de ce point de vue, il me semble que nous avons à trouver un équilibre entre la nécessité d'accompagner, d'aider et de protéger un enfant et le fait qu'il soit en permanence identifié à travers son histoire personnelle. Ce n'est pas parce qu'une équipe éducative a travaillé sur la situation d'un enfant en primaire qu'il doit être, quand il arrive au collège, catalogué comme celui qui a fait l'objet d'une protection depuis le cours préparatoire. Mais cela ne veut bien sûr pas dire que sa situation ne doit pas être connue par certains.

S'agissant des déménagements, pour inscrire un enfant dans une école, la famille doit produire un certificat de radiation de l'école précédente. Ce peut être, comme le dossier médical partagé, un moyen, au moins administratif, de repérer un nomadisme alarmant.

M. Bruno Percebois : Je rappelle que le dossier médical partagé ne concerne pas les enfants. Mais nous disposons déjà d'un instrument, le carnet de santé, qui, même s'il n'est pas toujours bien rempli - par manque de temps mais aussi parfois parce qu'on ignore qui y a accès -, peut permettre de repérer des déménagements fréquents qui témoignent de soucis ou du moins d'instabilité.

S'agissant de la nécessité pour le département de disposer de données afin d'évaluer les besoins, la Commission nationale de l'informatique et des libertés a déjà répondu, en 1998, qu'il n'y avait aucun problème pour permettre l'accès à des données agrégées, mais qu'on n'avait pas besoin de faire figurer le nom et l'adresse des personnes concernées. Pour ma part, en parlant de casier social, je faisais référence au partage d'informations nominatives. Or la CNIL a préconisé, pour le recueil d'informations sociales, que les données soient anonymisées, sous le contrôle du travailleur social. La divulgation d'informations nominatives sur des épisodes touchant l'enfant poserait un véritable problème en termes de libertés publiques. Je ne suis vraiment pas certain qu'il soit nécessaire que tout le monde connaisse ces informations. N'oublions pas que l'administration rencontre quelques problèmes de confidentialité, notamment avec le système de traitement des informations constatées de la police nationale... J'ai aussi posé la question de la subjectivité des critères. Que va-t-on faire figurer dans un tel casier ? Devra-t-on par exemple y entrer tous les proto-regards malveillants ? Compte tenu des risques de stigmatisation, je crois vraiment qu'il faut y réfléchir à deux fois.

Quant au cloisonnement, je veux simplement dire que les informations doivent être partagées entre personnes compétentes et susceptibles d'intervenir. Que je sache, un directeur d'hôpital n'a pas accès au dossier des malades. Dans le même ordre d'idées, la CNIL a considéré qu'un inspecteur de l'éducation nationale n'avait pas à connaître le nom et l'adresse des enfants d'une école suivis par le réseau d'aides spécialisées aux élèves en difficulté. Tout cela relève de la protection la plus élémentaire de la vie privée.

M. Jean-François Villanné : Pour répondre à la question de M. Fagniez : il est vrai qu'il y a beaucoup de psychologues, même si l'on en trouve moins quand il s'agit d'intervenir, sur le terrain, directement au contact des adolescents en très grande difficulté. Par contre, nous manquons cruellement de pédopsychiatres, d'autant qu'il est bien difficile d'amener les jeunes à les rencontrer. Enfin, nous n'avons pratiquement aucune structure permettant de prendre totalement en charge et d'héberger les jeunes pendant une courte période afin de poser simplement un diagnostic.

Mme Marie-Colette Lalire : Je crois qu'il faut faire très attention à éviter le clivage entre le social, qui relève du département, et la santé, qui est de compétence régionale. Je souhaite vivement qu'il soit recommandé aux deux secteurs de continuer à travailler ensemble de façon étroite.

M. le Président : Je vous remercie tous d'avoir participé à cette table ronde.

Audition de Mme Claire Brisset, Défenseure des enfants,
accompagnée de M. Marc Scotto, délégué général,
M. Patrice Blanc, secrétaire général,
et Mme Muriel Églin, magistrate, conseillère juridique


(Procès-verbal de la séance du 11 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Au moment où nous nous interrogeons sur les moyens d'améliorer le dispositif de protection de l'enfance, nous sommes heureux d'accueillir la Défenseure des enfants. Dans votre dernier rapport annuel, vous avez porté un regard parfois critique sur la manière dont la France applique la Convention internationale sur les droits de l'enfant (CIDE), ainsi que sur l'action menée par les départements en faveur de la protection de l'enfance. Nous serons donc très attentifs à votre réflexion.

Mme Claire Brisset : Dans le questionnaire que vous m'avez adressé, vous m'interrogez en premier lieu sur l'appréciation que je porte sur le respect de la CIDE par la France. Il ressort des cinq rapports annuels successifs que j'ai remis au Président de la République et au Parlement que, globalement, la France n'a pas à rougir de la manière dont elle traite ses enfants et respecte leurs droits. Toutefois, certains textes sont imparfaits et certaines pratiques pêchent.

Quelques exemples : le juge aux affaires familiales peut toujours se dispenser assez facilement d'entendre les enfants dans les procédures de séparation et, de plus, sa décision n'est pas susceptible de recours. Autre exemple : il n'y a pas de tutelle aux prestations familiales dans les DOM-TOM. On note aussi que les enfants peuvent, théoriquement, bénéficier de l'assistance d'un avocat devant le juge des enfants, mais encore faut-il qu'ils le sachent et qu'ils puissent le faire ! Or, le juge ne peut saisir d'office un avocat. Il serait pourtant bon que les enfants soient assistés. Je ne saurais enfin passer sous silence certaines applications funestes qui ont été données à la loi relative à la résidence alternée.

S'agissant des pratiques, je me dois de souligner qu'en France les enfants sont souvent scolarisés trop tôt : ils ne devraient pas l'être avant l'âge de trois ans. Il n'est pas judicieux non plus de considérer que la pédiatrie s'entend, à l'hôpital, jusqu'à 15-16 ans seulement, car il n'est pas bon que des adolescents soient hospitalisés avec des adultes dans certains services tels que la cancérologie ou la psychiatrie. Nous avons d'autre part d'immenses progrès à faire dans la manière dont nous prenons en charge les enfants handicapés - qui subissent, pour certains, un véritable déni de leur droit à l'éducation -, mais aussi les mineurs étrangers. Enfin, les différences de politique de l'enfance selon les départements sont patentes.

Certains textes sont donc à revoir et certaines pratiques à modifier, mais l'on constate aussi des violations « en creux » des droits des enfants. Je classerai dans cette catégorie la pénurie chronique dans laquelle s'est enfoncée la pédopsychiatrie, les lacunes dans la formation pédagogique des enseignants, l'insuffisante protection des enfants contre la pornographie par le biais d'internet ou de la télévision, pour citer quelques exemples.

En ratifiant la CIDE, la France s'est engagée à rendre des comptes au Comité des droits de l'enfant de l'ONU. Or, c'est au Quai d'Orsay qu'il revient de procéder à la collecte des données, tâche qu'il délègue à d'autres administrations, en bonne logique, si bien que les rapports présentent des faiblesses, par manque de coordination. Certes, il est légitime que ce document soit transmis aux Nations unies par le canal du ministère des affaires étrangères, mais il devrait à mon sens être élaboré par le ministère chargé de la famille et des enfants. J'ajoute qu'en quatorze ans la France n'a présenté au Comité que deux rapports au lieu des trois requis par la Convention. Il est impératif que le prochain rapport de la France prévu pour 2007 soit transmis sans retard et que la procédure soit revue. Nous ne pouvons continuer de donner l'impression de traiter le sujet à la légère.

Vous me demandez ensuite quelles mesures adoptées récemment marquent un progrès pour le respect des droits de l'enfant. Je citerai, pour la période des cinq dernières années, la pénalisation des clients de prostituées âgées de 15 à 18 ans ; le très bon texte sur l'autorité parentale, qui consacre la co-parentalité et permet de mieux tenir compte de la parole de l'enfant ; le décret qui autorise l'accès des intéressés à leur dossier dans le cas d'une procédure d'assistance éducative ; la loi de janvier 2002 sur le renforcement des droits de l'usager des institutions médico-sociales ; la distinction entre assistantes familiales et assistantes maternelles et l'amélioration de leur statut ; l'indispensable relèvement de l'âge légal du mariage pour les filles. La proposition de loi sur l'adoption que l'Assemblée a adoptée en première lecture va aussi dans le bon sens. En se penchant avec attention sur la situation des adolescents, la conférence de la famille de 2004 a, d'autre part, témoigné d'une prise de conscience des difficultés de cette tranche d'âge. La protection des professionnels qui font des signalements et la création, dans la loi Perben, d'établissements pour les mineurs qui doivent être incarcérés sont d'autres mesures qui me semblent aller dans une bonne direction.

Comment rendre la CIDE directement applicable par les tribunaux de l'ordre judiciaire ? Passer par la loi me semble une solution plus simple que d'attendre une décision de la Cour de cassation dans ce sens.

Le Comité des droits de l'enfant de Genève estime la parole de l'enfant insuffisamment prise en compte dans notre pays. À l'école, il m'apparaît en effet que la parole des délégués des élèves n'est pas assez entendue et qu'il faudrait revoir le fonctionnement des conseils de discipline, où la voix de l'enfant est écrasée par la parole des enseignants. Je déplore la persistance de cas de maltraitance de très jeunes enfants par des instituteurs. J'avais suggéré qu'il soit écrit, dans la loi sur l'école, que la violence n'a pas droit de cité à l'école « quels qu'en soient les auteurs », et je regrette que cette formulation n'ait pas été retenue. Enfin, l'école doit réformer un style de pédagogie par trop verticale, de l'enseignant vers l'élève, dont les enfants se plaignent en permanence, et renforcer l'interactivité.

Dans les procédures de divorce et de séparation, le juge devrait informer l'enfant qu'il peut être entendu mais qu'il peut aussi garder le silence, et expliquer aux enfants les décisions prises. Plus généralement, il serait bon que les juges aux affaires familiales deviennent des juges spécialisés, comme le sont les juges des enfants.

S'agissant de la responsabilité pénale des mineurs, il est bien difficile de fixer un âge minimal, mais l'on pourrait retenir l'âge de 10 ans. Pour ce qui est de la politique pénale à l'égard des mineurs, la pénurie de moyens de la justice est telle que le problème se pose de l'exécution des décisions prises par les juges ; or une décision de justice se vide de tout sens si elle ne devient effective que trois ans après.

Vous me demandez si la politique menée par la France face à la délinquance des mineurs me paraît respecter les droits de l'enfant. Je le pense, même si nous avons sans doute excessivement privilégié le répressif au détriment de l'éducatif. Conformément à la CIDE, l'incarcération ne doit intervenir qu'en dernier recours, mais il ne suffit pas de le déclarer. Nous n'avons pas suffisamment développé les alternatives à l'incarcération parce qu'elles coûtent cher et supposent la modification des habitudes. Pourtant, les réponses pénales modulées sont infiniment plus utiles que des incarcérations abruptes.

Vous m'interrogez sur les mesures les plus urgentes susceptibles d'améliorer la situation des mineurs isolés étrangers. Permettez-moi d'abord de rappeler que l'on oublie trop souvent qu'il y a aussi en France des mineurs étrangers non isolés : les enfants des demandeurs d'asile, par exemple. Pour ce qui est des mineurs étrangers isolés, la première chose devrait être de considérer qu'ils sont tous en danger. Malheureusement, toutes les juridictions n'ont pas ce point de vue. La deuxième mesure devrait être, comme le préfet Landrieu l'avait demandé
- l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) est parvenue à des conclusions semblables -, que leur prise en charge soit mieux répartie entre l'État et les départements. Enfin, il faut donner à ces jeunes un titre de séjour spécifique pour qu'ils continuent leurs études en France après leur majorité, car il est absurde de les renvoyer dans les ténèbres extérieures le jour de leur dix-huitième anniversaire après avoir investi dans leur éducation et dans leur formation.

Puisque vous m'avez également demandé comment l'on peut concilier les deux principes apparemment contradictoires que sont la laïcité et la liberté religieuse, je me dois de dire que je faisais partie de la minorité qui s'était, à l'époque, prononcée contre le fait de légiférer, considérant que la loi n'était pas le bon instrument de l'action en l'espèce. J'aurais préféré la voie réglementaire. Je n'ai pas changé d'avis et je continue de penser que les jeunes filles sont mieux protégées à l'école, fût-ce avec un voile, que dans leurs familles, où elles ont à faire face à leur père, leurs frères, leurs oncles, et où les conditions de leur instruction ne sont pas assurées.

J'en viens à la législation française sur la protection de l'enfance et, en premier lieu, à la prévention et la détection de l'enfance en danger. Comme certains d'entre vous, je pense que, pour prévenir la maltraitance, le soutien à la parentalité, lorsqu'il est nécessaire, doit commencer pendant la grossesse. Je déplore que la durée de l'hospitalisation après la naissance soit devenue si brève. Lorsque des problèmes particuliers ont été perçus, les femmes en difficulté devraient pouvoir rester plus longtemps à la maternité. Il conviendrait aussi d'instituer pour toutes les nouvelles accouchées, comme cela est fait en Grande-Bretagne, des visites à domicile systématiques, qui permettent de repérer la défaillance éventuelle du lien entre la mère et son bébé. Il faudrait aussi étendre les compétences de la protection maternelle et infantile (PMI) à tout le cycle primaire, ce qui permettrait de concentrer sur les adolescents les moyens squelettiques de la médecine scolaire. Il faut, enfin, revoir la formation des travailleurs sociaux, et ce serait leur rendre un grand service que de renforcer des compétences juridiques qui leur font notoirement défaut, alors qu'ils en ont le plus grand besoin. Cette formation devrait comprendre un volet théorique, mais aussi un stage dans un tribunal.

Faut-il, me demandez-vous, légiférer pour instituer un secret professionnel partagé ? Oui, il le faut, en s'inspirant de ce qui a été fait pour le secret médical, et en faisant du conseil général le pivot du système. Pour ce qui est du signalement, la question en suspens est de savoir que faire lorsqu'une famille refuse obstinément d'ouvrir sa porte. Si l'on décloisonnait, si l'État et le département œuvraient davantage de concert, si tous les acteurs de la protection de l'enfance avaient plus l'habitude de travailler en équipe et de se parler, un travail en amont serait possible. L'affaire qui a défrayé la chronique l'été dernier concernait une famille de cinq enfants dont certains étaient nés à domicile. L'existence d'un référent unique pour cette famille aurait peut-être permis de dénouer la situation. D'évidence, il faut, pour chaque enfant placé, un interlocuteur unique. Pour prévenir la récidive, il faut améliorer la coordination au sein même des tribunaux entre juges pour enfants et juges d'application des peines. Sait-on qu'à Angers le juge d'application des peines devait suivre 2 000 situations ? Sait-on que, parfois, différents juges d'une même juridiction s'occupent d'une même famille, mais qu'ils ne se rencontrent jamais sinon, dans le meilleur des cas, à la cantine du tribunal ? De plus, la décentralisation a créé de nouvelles frontières de compétences entre l'État et les collectivités ; des passerelles sont indispensables, sans quoi les difficultés s'aggraveront.

S'agissant de la notion d'enfance en danger, je souhaite que l'on s'en tienne à la définition qu'en donne l'article 375 du code civil. Elle est vague, et c'est bien ainsi. Plutôt que de la préciser, mieux vaudrait modifier les pratiques, et que les professionnels parviennent mieux à travailler ensemble ! De même, le code civil ne doit pas, à mon sens, définir exagérément l'intérêt de l'enfant. Il faut laisser une latitude d'interprétation. Pour autant, il n'est pas mauvais que cette latitude soit guidée. En Grande-Bretagne par exemple, les personnes qui sont chargées d'évaluer si un enfant est en danger sont tenues de remplir un questionnaire, rédigé de manière à faire apparaître des signaux d'alerte d'une grande utilité.

Pour ce qui concerne l'équilibre entre le maintien à domicile et le placement, je connais la théorie du docteur Maurice Berger que j'ai rencontré. Il considère que certains enfants sont placés trop tard, et qu'ils en gardent des séquelles irréversibles. Le docteur Berger dit un grand nombre de choses justes, mais il faut être prudent, car on connaît aussi des cas d'enfants placés dans des familles d'accueil elles-mêmes maltraitantes. On ne peut pas classer les familles en deux catégories : d'un côté, les « mauvaises » familles biologiques, de l'autre les « bonnes » familles d'accueil. Si une famille est pathogène, lui enlever l'enfant ne règle pas le problème définitivement. L'objectif doit rester que l'enfant puisse revenir dans sa famille, à la condition bien sûr que ce soit possible. On ne peut donc pas se contenter de le soustraire à sa famille et s'en tenir là. Si aucun travail n'est fait avec cette famille, comment le rendre à ses parents après un placement temporaire ? Il faut donc soutenir les familles d'accueil, certes, mais aussi les familles d'origine, et sur ce point le système actuel est défaillant.

Il convient par ailleurs de faciliter les adoptions simples. S'il y a si peu d'enfants placés en Grande-Bretagne, c'est que les adoptions simples y sont beaucoup plus nombreuses qu'en France. Or celles-ci présentent l'avantage indéniable de renforcer la sécurité psychique des enfants, et cette formule présente en ce sens de très grands avantages.

Pour ce qui est de la continuité des placements, on comprend aisément que les placements successifs s'apparentent à la fabrication expérimentale de psychose. La règle doit être le placement unique, et il ne doit y avoir changement qu'en cas de problème. Que répondre à cette jeune fille de 14 ans qui a été successivement placée dans cinq familles et qui m'écrit pour me dire que son rêve est de retourner dans la première de ces familles ?

Quant à savoir s'il faut supprimer les pouponnières, je suis circonspecte. Tout dépend des situations. S'il s'agit des quelque 600 enfants nés sous X chaque année, qui seront adoptés après quelques semaines, pourquoi ne pas les conserver ? Mais si le séjour des bébés doit être plus long, mieux vaut un placement familial.

S'agissant du retrait de l'exercice de l'autorité parentale, je suis évidemment favorable, en cas d'abandon de fait d'un enfant, au recours accru à la déclaration judiciaire d'abandon, si celle-ci conduit à favoriser l'adoption simple des enfants en danger. Je suis aussi favorable à l'élargissement des délégations d'autorité parentale. J'appelle votre attention sur le fait que la kafala, seule procédure reconnue par le droit musulman, pose en France des difficultés inextricables, alors qu'elle ressemble comme une jumelle à notre adoption simple. Pourquoi ne pas assimiler la kafala à une adoption simple ? Il conviendrait par ailleurs de multiplier les parrainages qui ont fait la preuve de leur utilité et leur donner un statut. Mme Royal avait constitué un groupe de travail à ce sujet, sous la présidence de Mme Vergez, magistrate, qui depuis préside le comité national du parrainage, chargé d'élaborer une charte que nous attendons avec intérêt.

Vous m'avez interrogée sur l'organisation des services de protection de l'enfance. Sur un plan général, si l'on décentralise une compétence, la responsabilité se partage, mais un contrôle doit permettre à l'État d'évaluer les mesures adoptées par les collectivités territoriales. Or, en matière d'aide sociale à l'enfance, les disparités entre les départements sont importantes, comme le montrent les différences constatées dans l'effort financier consenti ou dans les taux d'agrément préalables à l'adoption, par exemple. Je ne suis pas favorable à l'uniformité et je ne méconnais pas les particularités locales, mais j'observe que le principe sacré de l'égalité devant la loi n'est pas toujours respecté et qu'il doit être préservé. La question est de savoir par qui. L'IGAS compte au total 150 inspecteurs, dont l'équivalent de quinze temps plein seulement pour contrôler les instances qui s'occupent de 270 000 enfants dans les départements. Dans le même temps, leurs 150 homologues anglais s'occupent, tous à temps plein, de 100 000 enfants. Si l'on souhaite que l'IGAS soit investie de cette tâche, cela supposerait que l'on modifie son statut, puisque ce corps est placé sous l'autorité du Gouvernement. La politique de protection de l'enfance étant du ressort des départements, ceux-ci devraient être partie prenante de cette évaluation. Je plaide donc en faveur d'un contrôle qui serait quadripartite, associant l'État - par le biais de l'IGAS -, les départements, les associations spécialisées et le Défenseur des enfants, autorité indépendante. L'objectif n'est pas de construire une usine à gaz, mais de permettre une évaluation efficace des politiques départementales de protection de l'enfance. On ne peut se satisfaire plus longtemps d'un contrôle effectué seulement par une inspection d'État, si performante soit-elle, et qui ne porte actuellement que sur deux départements chaque année. Enfin, les rapports de cette autorité de contrôle devraient être systématiquement rendus publics. Il me semble qu'un tel schéma devrait pouvoir recueillir l'assentiment général.

M. le Président : Je vous remercie, madame, pour la richesse de votre exposé. Nous avons récemment réuni une table ronde dont les intervenants, et notamment M. Christophe Lagarde, député-maire de Drancy, et M. Gilles Garnier, vice-président du conseil général de la Seine-Saint-Denis, ont souligné, en partant du cas auquel vous avez brièvement fait allusion, le cloisonnement que la décentralisation a peut-être aggravé. La Mission, qui se rendra à Londres le 9 juin, se rapprochera de vos services pour préparer son voyage.

Mme Claire Brisset : Puisqu'il n'y a pas encore, malheureusement, de délégation parlementaire aux droits des enfants, il serait judicieux, comme l'a proposé Mme Pécresse, d'inscrire dans la loi que le défenseur des enfants doit être systématiquement consulté sur les textes concernant les enfants ou leurs droits. Pour l'heure, c'est acrobatique : nous n'avons été consultés qu'in extremis à propos du projet de loi sur le divorce et, à propos du projet de loi sur l'école, il m'a fallu insister pour être reçue par le ministre. Ce n'est pas intentionnel ; c'est qu'il n'est pas encore dans les habitudes de consulter notre institution pour les textes relatifs à l'enfance.

M. le Président : Il est vrai qu'après avoir entendu le docteur Berger et un juge des enfants exprimer des points de vue contrastés, il était intéressant de connaître le vôtre.

Mme Henriette Martinez : Vous avez déclaré que le placement doit être temporaire, l'idéal étant que l'enfant rentre dans sa famille d'origine. Mais les textes sont-ils suffisants pour le suivi des familles pathogènes ?

Mme Claire Brisset : Le fil rouge, c'est la notion de danger. Il faut examiner si l'enfant est en danger et s'en tenir là. Les textes ne sont pas difficiles à interpréter, et un juge est en mesure d'évaluer si la situation familiale présente un danger réel et permanent pour l'enfant et si le retrait de l'autorité parentale est nécessaire.

Mme Henriette Martinez : Mais n'a-t-on pas aussi, peut-être, privilégié l'idéal du retour dans la famille parce que cela coûte moins cher aux conseils généraux ? Pourtant, certaines décisions de justice ne sont pas à la hauteur des dangers qui pèsent sur l'enfant. L'intérêt supérieur de l'enfant est souvent soit ignoré, soit interprété comme signifiant le retour au sein de la famille. Les esprits ne devraient-ils pas évoluer ? La conception selon laquelle il ne faudrait à aucun prix couper l'enfant de sa famille d'origine a quelque chose d'archaïque : elle méconnaît l'intérêt de l'enfant qui reste, en droit français, la propriété de ses parents qui gardent sur lui un droit absolu.

Mme Claire Brisset : Le problème tient plus aux pratiques qu'aux textes, et je ne suis pas persuadée qu'il faille les modifier. On ne peut pas, en effet, se limiter à enlever un enfant à sa famille d'origine sans rien faire de plus.

Mme Muriel Églin : En parlant d'idéologie familialiste, le docteur Berger dénonce l'idée selon laquelle la place de l'enfant est au sein de sa famille. Cette idée est très solidement ancrée dans la société française. Toutefois, les textes, en l'état, permettent tout, y compris de trouver une solution pour les cas les plus graves. Les travailleurs sociaux et les juges disposent donc des outils adéquats, mais ils ne sont pas toujours appliqués. Notamment, la délégation de l'autorité parentale est méconnue. Il faut mieux mesurer combien le maintien du lien familial peut être douloureux, et aussi mieux évaluer les pratiques. Substituer à la notion de danger celle d'intérêt supérieur de l'enfant conduirait à doubler, sinon à tripler, le nombre de saisines des juges. Les équipes des conseils généraux étant actuellement à peine suffisantes, il est illusoire de penser que l'élargissement du critère améliorerait la prise en charge des enfants. De surcroît, nous n'en sommes pas encore au stade où un placement apporte forcément à l'enfant le bien-être qui lui est nécessaire. Il faut donc aider à la fois la famille d'origine et la famille d'accueil. Il faut laisser une place à la famille d'origine, et il existe des solutions où l'enfant garde un lien avec sa famille, tout en restant protégé. Plus que les textes, c'est la pratique qui doit être questionnée.

Mme Claire Brisset : Voilà qui conduit à s'interroger sur les moyens de la justice. Pour avoir passé une semaine au sein du tribunal de Bobigny, j'ai pu constater qu'un juge français ne peut consacrer que quelques heures à un enfant, alors que son homologue allemand dispose de plusieurs jours pour traiter une situation. La France a sous-investi le domaine de la justice dont le budget est extrêmement faible. J'en reviens à l'exemple emblématique d'Angers : comment un seul juge d'application des peines peut-il faire face, lorsqu'il est chargé de surveiller l'évolution de 2 000 situations ? Il faudrait, aussi, se pencher sur la formation des juges ; il y a là un chantier d'envergure.

M. Pierre-Christophe Baguet : Vous considérez qu'il faut légiférer sur le secret partagé et que le conseil général doit être le pivot du système. Mais le souci de proximité et de décloisonnement ne devrait-il pas nous conduire à donner un rôle au maire ? Quelle doit être la place des élus dans ce dispositif ? Ne pourrait-on imaginer de créer des contrats locaux de l'enfance sur le modèle des contrats locaux de sécurité ?

Mme la Rapporteure : Que faire quand une porte reste obstinément fermée aux travailleurs sociaux ? L'intérêt supérieur de l'enfant ne commande-t-il pas que cette porte soit ouverte ?

Mme Claire Brisset : Si, bien sûr.

M. Pierre-Christophe Baguet : Les services sociaux ne le font pas.

Mme Claire Brisset : Ils peuvent le faire par le biais d'une décision judiciaire, si le juge des enfants pense qu'un enfant est en danger.

M. Pierre-Christophe Baguet : La difficulté tient aux stratégies d'évitement.

M. le Président : Ne faut-il pas prévoir, dans de tels cas, une autorisation administrative de pénétrer dans le domicile ?

Mme Muriel Églin : Dans l'affaire de Drancy que chacun a à l'esprit, c'est la compilation des informations qui a fait défaut. Si l'on avait mis en regard ce qui était connu, de manière parcellaire, par la PMI, par la police, par l'école et par l'office HLM, on aurait réuni un faisceau d'indices qui pouvaient justifier la saisine du juge.

Mme la Rapporteure : Cette affaire met en évidence de manière emblématique les failles du dispositif. Il y avait eu signalement, mais l'enfant, conditionné par sa mère, a accusé à tort l'éducateur d'attouchements sexuels. Il a été remis à sa famille, et il n'y a plus eu aucun suivi. Autrement dit, tous les services sont coupables.

Mme Muriel Églin : S'il existait une autorisation administrative de pénétrer dans le domicile, aurait-elle une influence sur le décloisonnement des services ?

Mme Claire Brisset : La loi doit prévoir que, comme en Angleterre, les visites à domicile sont obligatoires après une naissance. D'autre part, les travailleurs sociaux ont souvent peur d'enfreindre les textes en disant ce qu'ils savent. Il faut donc, comme je l'ai proposé dans mon dernier rapport, établir une définition juridique du secret partagé, inspirée de ce qui vaut pour le secret professionnel dans le domaine médical. Pour ce qui est de la place dévolue aux maires, qu'y a-t-il de commun entre le rôle joué par le maire de Strasbourg et celui joué par le maire d'un village de la Sarthe ? La ville de Strasbourg, pour prendre cet exemple, remplit des missions qui relèvent théoriquement du conseil général, ce qui serait impossible ailleurs faute de personnel. Confier le rôle de chef de file de la politique de protection de l'enfance aux maires serait introduire une très forte inégalité entre les citoyens. Le législateur, par souci de proximité, a confié cette compétence aux départements plutôt qu'aux régions. Notre pays comptant des communes microscopiques, il serait inapproprié d'aller plus loin.

M. Patrice Blanc : Le conseil général est le principal employeur des travailleurs sociaux. Si l'on confiait aux maires la responsabilité de gérer les réunions de partage du secret, cette relation hiérarchique mettrait les personnes concernées en porte-à-faux, et l'on peut craindre des situations inextricables. Par ailleurs, il faudra définir strictement dans la loi les raisons pour lesquelles le secret doit être partagé, à qui il doit être divulgué, dans quelle mesure - les médecins, quand ils doivent parler, ne disent que le nécessaire - et selon quelles modalités. Il faudra aussi déterminer si le secret peut être partagé sans que la famille considérée en soit prévenue ; pour ma part, je ne le pense pas. Des règles sont nécessaires...

Mme Claire Brisset : ... car les familles ont besoin d'un cadre.

M. Patrice Blanc : Des contrats de veille éducative ont été élaborés, ce qui montre que des outils existent déjà. Mais pourquoi un tiers des départements n'ont-ils pas encore adopté de schéma départemental de l'enfance ? Essayons d'appliquer les dispositions prévues dans les textes avant de créer de nouveaux dispositifs !

Mme Muriel Églin : Lorsque des échanges d'informations ont lieu actuellement, ils se font hors du cadre légal. Il en résulte une insécurité juridique et, de plus, le partage du secret n'est pas toujours fait de la manière la plus adéquate. L'objectif commun étant d'améliorer la situation des enfants, il faut redéfinir les règles du secret professionnel pour permettre un échange fructueux tout en prévenant les dérives éventuelles.

M. le Président : En d'autres termes, le département doit demeurer le garant de l'égalité territoriale, d'autant que, dans les communes les plus petites, il peut être extrêmement contraignant pour un maire de signaler une famille qu'il connaît personnellement. Mais les conseils généraux, gages de neutralité et de proximité, doivent gagner en efficacité.

M. Pierre-Christophe Baguet : N'oublions pas que, dans les petites communes, les maires sont toujours informés des situations particulières.

Mme la Rapporteure : Ne convient-il pas de désigner un responsable clairement identifié
- viser le conseil général, c'est en effet ne désigner personne -, chargé de l'application du schéma départemental de l'enfance ? Ce responsable pourrait ensuite, comme le font les substituts du procureur territorialisés pour les mineurs délinquants, informer les maires.

M. Pierre-Christophe Baguet : Les enfants passent en moyenne 143 jours à l'école et 100 jours dans les centres de loisirs municipaux. Les animateurs de ces centres connaissent bien les enfants et ont un rôle à jouer.

Mme Claire Brisset : La question de fond est celle de la coordination entre des structures qui ont des tutelles variées. Un chef de file autonome est indispensable, car les familles qui utilisent des stratégies d'évitement jouent sur le fait que les élus se succèdent. La prudence devrait imposer que le chef de file soit un fonctionnaire.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je ne suis absolument pas d'accord. Les maires sont au courant de tout et l'on voudrait désigner un fonctionnaire qui ne sera au courant de rien ! Le conseil général doit se saisir de ces questions et désigner un vice-président responsable. La mission de défenseur départemental des enfants doit être reconnue dans la loi et remplie par un élu du conseil général.

Mme Claire Brisset : Je me suis mal fait comprendre. On peut imaginer que le vice-président du conseil général qui coiffe les services sociaux travaille main dans la main avec un fonctionnaire territorial chargé de ces questions.

Mme Henriette Martinez : Je suis favorable à la coordination des services, et l'exemple québécois montre que cela peut bien fonctionner. S'agissant des signalements, le problème est grave, même si le dispositif a été amélioré, tant sont grandes les disparités entre les départements. Ainsi, certains conseils généraux, dont le mien, refusent de tenir compte des signalements anonymes. La loi doit imposer que tous les signalements soient pris en compte, sans quoi l'on continuera de passer à côté de très grandes détresses. La protection de ceux qui signalent doit être réglementée. Il n'est pas tolérable que le maire, le député et l'instituteur sachent tous qu'un enfant est en danger, mais que le conseil général puisse considérer que tout va bien. Or, de graves dysfonctionnements de ce type se produisent, en tout cas dans les Hautes-Alpes. On sait, aussi, que les familles qui se sentent surveillées déménagent, ce qui a des conséquences dramatiques pour les enfants. Mais puisqu'elles perçoivent souvent des allocations familiales, ne pourrait-on mettre au point un dispositif de coordination avec les caisses d'allocations familiales, de manière à ce que, en cas de déménagement, l'information passe d'un conseil général à l'autre ?

Mme la Rapporteure : Peut-être pourrait-on aussi utiliser, à cette fin, le certificat de radiation de l'école donné aux familles qui déménagent, même si je sais que cette idée ne suscite pas d'enthousiasme à l'éducation nationale. De même, je voudrais être sûre que, en cas de déménagement, le juge des enfants transmettra bien les informations au nouveau tribunal compétent. Je sais d'expérience que la procrastination est la règle. Que l'on se rappelle la fusillade de Nanterre : l'homme avait été signalé dans deux départements...

Mme Bérengère Poletti : Pour ce qui est du chef de file, ne pourrait-on prévoir de coupler le conseil général, qui a la surface nécessaire, et le maire, dont on a souligné l'excellente connaissance qu'il a de ce qui se passe sur le territoire de sa commune ?

Mme Gabrielle Louis-Carabin : Le maire a un rôle à jouer, mais ce qui fait principalement défaut, c'est la coordination. La responsabilité de la politique de protection de l'enfance doit revenir à un élu du conseil général, puisque c'est l'instance qui alloue les moyens. Il peut, s'il le souhaite, déléguer à un fonctionnaire, mais il faut s'en tenir là.

M. le Président : Nous ne trancherons pas cette question aujourd'hui. J'observe que les maires ont un rôle irremplaçable en matière de signalement. Quant aux fonctionnaires, ils sont toujours sous la tutelle des élus.

Mme Claire Brisset : Mme Roig a installé deux groupes de travail : l'un, présidé par le sénateur Philippe Nogrix, a été chargé de proposer des aménagements aux procédures de signalement des mineurs en danger ; l'autre, présidé par le sénateur Louis de Broissia, a traité des modalités de prise en charge de ces mineurs. Il sera très utile d'analyser leurs conclusions. Je sais en tout cas que les auteurs de signalements se plaignent de manière récurrente à la justice de ne pas être tenus informés de ce qu'il advient.

Mme Muriel Églin : En matière de signalement, il convient de distinguer qui est en mesure de repérer les difficultés et qui est en mesure d'agir, car c'est l'articulation entre ces deux interventions qui pose problème. Pour ce qui est des déménagements, un référent unique pourrait faire connaître ses préoccupations à son homologue d'un autre conseil général, tout comme le juge transmet les informations au nouveau tribunal compétent. Mais la transmission n'est possible que si la nouvelle adresse de la famille considérée est connue. Si tel n'est pas le cas, rien n'est possible aussi longtemps qu'il n'y a pas contrôle d'identité et que le parquet ne diligente pas une enquête, sauf à prévenir toutes les écoles. On comprend que ce type de repérage ne puisse être envisagé que pour les cas particulièrement graves. Les caisses d'allocations familiales peuvent, en effet, être un autre canal de transmission d'informations inquiétantes.

M. Marc Scotto : La déscolarisation non argumentée est un signal négatif qu'il faut faire signaler à la personne chargée, au conseil général, de la coordination des informations. De nombreux signalements sont faits par des enseignants qui se plaignent de l'absence de retour. Je crois savoir que les inspecteurs d'académie sont informés du suivi donné aux signalements ; peut-être le secret professionnel empêche-t-il que l'information ne redescende.

Mme Claire Brisset : Je rappelle qu'il n'est pas toujours nécessaire de faire un signalement à la justice, et que les signalements administratifs, moins effrayants pour les familles, contribuent à désengorger les tribunaux.

Mme Annick Lepetit : Pourquoi estimez-vous néfaste la scolarisation avant l'âge de trois ans ?

Mme Claire Brisset : J'ai longtemps pensé que la scolarisation à deux ans avait du bon, jusqu'à ce que les pédiatres, les pédopsychiatres et nombre d'enseignants m'alertent de manière répétée. Ils insistent sur l'agressivité du comportement de ces très jeunes enfants, et M. Cyrulnik parle même de stress post-traumatique chez certains enfants de six ans qui arrivent au cours préparatoire écœurés par quatre années de maternelle. Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas bon de constituer des groupes de vingt-cinq enfants que l'on confie à deux adultes non formés. L'année des deux ans est celle où l'enfant cherche à nouer avec l'adulte les relations qui lui permettront de faire des acquisitions fondamentales, et il n'y parvient pas dans un tel contexte. Il ne peut pas, non plus, dormir suffisamment, et son alimentation est inadaptée à son âge. La France est le seul pays au monde qui scolarise ses enfants si jeunes, et j'en suis venue à la conclusion que cette pratique peut être néfaste pour certains enfants.

Mme Annick Lepetit : Votre description ne traduit-elle pas surtout un manque de moyens ?

Mme la Rapporteure : Ne peut-on admettre que, si des classes et des locaux de l'éducation nationale sont libres, on puisse s'en servir pour créer des structures intermédiaires entre crèche et école, où travailleraient des puéricultrices, pour de jeunes enfants qui n'ont plus besoin de tous les équipements d'une crèche ?

Mme Claire Brisset : L'optique sera bien sûr différente si l'éducation nationale sait et veut former des enseignants ad hoc, constituer des groupes de moins de dix enfants et ne pas les contraindre à faire la sieste dans des dortoirs de quarante lits. Il faut savoir que la scolarisation précoce est faite par défaut, parce qu'elle ne coûte rien et que la société s'est défaussée de cette classe d'âge sur l'école. Il est impératif d'offrir aux familles des structures d'accueil adaptées aux besoins des enfants. Je le répète : le temps du bébé doit absolument être respecté.

Mme la Rapporteure : Êtes-vous d'accord sur le fait que la tranche d'âge des deux à trois ans n'a pas vraiment besoin des normes imposées aux crèches, qui coûtent 1 000 euros par mois et par enfant ?

Mme Claire Brisset : Il faut réunir sur ce sujet une conférence de consensus. Cet âge est celui de l'individuation du petit enfant ; ce moment doit être respecté.

M. le Président : Madame, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Pierre Rosenczveig,
président du tribunal pour enfants de Bobigny


(Procès-verbal de la séance du 11 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Notre Mission d'information réfléchit aux moyens d'améliorer notre dispositif de protection de l'enfance. Les fonctions que vous occupez, l'action que vous menez depuis près de quinze ans dans le département de Seine-Saint-Denis et votre engagement personnel en faveur de la défense des droits de l'enfant font, monsieur Jean-Pierre Rosenczveig, que votre témoignage est très attendu, singulièrement sur le signalement des enfants en danger, sur les modalités de prise en charge de ces enfants et sur la place donnée aux enfants devant le juge des mineurs.

Mme la Rapporteure : J'aimerais aussi vous entendre expliquer les raisons de votre appel en faveur de la rénovation de la protection de l'enfance. Il nous serait utile de savoir quelles dispositions vous sembleraient nécessaires, si c'est bien une nouvelle loi que vous appelez de vos voeux.

M. Jean-Pierre Rosenczveig : Nous sommes quelques-uns à constater que beaucoup de choses se font dans le domaine de la protection de l'enfance et que beaucoup d'argent est dépensé à cette fin : avec 4,65 milliards d'euros, le budget de l'aide sociale à l'enfance est cinq fois supérieur à celui de l'Unicef. Cependant, de grandes améliorations sont possibles. Or, si de nombreux groupes de travail ont été réunis au cours des dix dernières années, leurs propositions, dans leur immense majorité, n'ont pas été appliquées. Le temps est donc venu d'un véritable débat national sur ce sujet essentiel.

Je ne saurais trop insister sur l'urgente nécessité de clarifier les responsabilités en matière de protection de l'enfance. Dans le champ public, les choses sont compliquées, avec cinq niveaux de responsabilité : européenne, nationale, régionale, départementale et communale. Dans son rapport, la Défenseure des enfants a dit, de façon provocatrice, que les collectivités territoriales n'en font pas assez. Ce faisant, elle disait surtout que l'État doit en faire plus, et elle soulignait à juste titre qu'il n'est pas, à l'heure actuelle, garant de la politique nationale de protection de l'enfance. Or, la décentralisation ne signifie pas la constitution de fiefs, mais celle d'espaces où des techniques différentes sont mises en œuvre pour réaliser les mêmes objectifs. Dans le champ privé, les choses ne sont guère plus simples. On entonne facilement l'hymne à la famille et aux responsabilités parentales, mais qui sont les parents ? Il peut s'agir d'un père et d'une mère dont certains n'ont pas reconnu l'enfant mais s'en occupent ; interviennent aussi les beaux-parents que les textes ignorent, et les grands-parents qui vivent plus longtemps et ont un pouvoir d'achat plus important que par le passé. Autrement dit, il y a d'un côté des gamins qui débordent de parents et qui se trouvent placés au cœur de conflits de propriété, et, d'un autre côté, tous les enfants qui n'ont pas de parents ou un seul. Ainsi, 50 000 à 70 000 enfants sont-ils orphelins de père, au nom du droit des femmes à disposer de leur corps et à être mère quand elles le souhaitent, mais pas au nom de l'intérêt de l'enfant. Ensuite, la question de l'articulation des responsabilités publiques et privées ne peut manquer d'être soulevée. Lorsque l'on traite de l'excision ou des mariages forcés, des règles d'ordre public peuvent pénétrer l'ordre familial. Une fois les responsabilités, dont celles de l'État, précisément définies, les outils d'intervention pourront être élaborés, qu'il s'agisse d'une loi ou des schémas départementaux.

On n'a pas, je l'ai dit, tiré la substantifique moelle des travaux menés ces dernières années et il serait temps qu'une programmation ait lieu, à condition qu'il ne s'agisse pas d'une loi alibi. Il faut réfléchir aux objectifs que l'on se donne et instituer un mécanisme d'évaluation régulière du dispositif. Pour ne donner qu'un exemple, à quoi sert-il d'adopter la loi sur l'autorité parentale que nous avons appelée de nos vœux si aucun effort pédagogique n'est conduit pour expliquer son contenu aux familles et aux enfants ? Il ne suffit pas d'adopter la loi, il faut l'expliquer, et c'est pourquoi j'en appelle à une campagne de communication télévisée. On ne peut ignorer que les parents issus de l'immigration sont déroutés par les règles de la démocratie française, qu'ils ne connaissent pas. Certains pensent, par exemple, que les enfants ont tous les doits et que les parents sont bons pour le commissariat s'ils font quoi que ce soit. Il est important de leur faire comprendre qu'ils ont une parfaite légitimité à faire preuve d'autorité sans violence, et que l'exercice de l'autorité des beaux-parents, dans les mêmes conditions, est également légitime. Il faut aussi que le contenu de l'enseignement soit bon et que les parents protègent leurs enfants. Dans ce domaine, c'est à la puissance publique que revient la responsabilité de diffuser des normes sociales qui ne se transmettent plus comme par le passé : non seulement la vie des enfants n'est plus linéaire, mais les représentations du bien et du mal ont évolué. De plus, le rapport à la violence n'est pas le même si l'on vient d'Afrique ou d'Haïti.

On ne peut laisser le docteur Berger et certains parlementaires mettre en doute la pertinence des dispositifs en vigueur, alors que les professionnels dont l'implication est unanimement reconnue ont le sentiment de ne pas être entendus. Il faut mettre autour d'une table tous les gens de bonne volonté, se fixer, à partir des acquis du dispositif actuel, des objectifs conformes à la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE), et se donner les moyens de les tenir. Mais je constate, comme M. de Broissia, que le décret de mai 2001 sur les conférences départementales consacrées à la protection de l'enfance n'a jamais été appliqué, et qu'il n'y a ni débat local, ni débat national. Voilà pourquoi il est temps d'engager une démarche de fond.

Avant d'en venir aux questions que vous m'avez posées, permettez-moi d'observer, à propos de l'intitulé de votre Mission d'information, que la protection de l'enfance est un ensemble et que les droits des enfants ne se résument pas au dispositif de protection. La première ligne de protection, c'est la famille ; la deuxième, c'est la protection médico-sociale ; la troisième, l'aide sociale à l'enfance (ASE) ; la quatrième, la justice ; et la cinquième, l'enfant lui-même qui peut être acteur de sa propre protection. Je fais partie de ceux qui, tel M. Paul Bouchet, considèrent que, comme celle des femmes, la protection des enfants passe, en premier lieu, par le statut et la considération qui leur sont donnés, car on ne casse pas ce que l'on respecte. Je rappelle que la CIDE reconnaît expressément le droit des enfants à participer à leur propre protection, à s'exprimer et à être entendus en toutes circonstances, et notamment en justice. Si ce droit leur était réellement reconnu, comme le propose Mme Pécresse, il y aurait là un progrès historique. Pour l'heure, il ne l'est pas, et pour cause : si les enfants s'expriment, il faut leur répondre et, comme on ne sait que leur dire, on préfère les faire taire...

Une évolution de la représentation et du statut de l'enfant est donc nécessaire dans la société française et, dans ce domaine, notre marge de progression est grande. Le Comité des droits de l'enfant des Nations unies a d'ailleurs formulé, en juin 2004, des recommandations précises au gouvernement français. Votre Mission d'information devrait demander au Président de la République, garant de l'application des traités, comment le Gouvernement compte se conformer à ces observations ; l'association Défense des enfants international-France que je préside n'a pas obtenu de réponse à ce sujet. La France devra, en 2007, présenter un nouveau rapport sur son action au Comité des droits de l'enfant, et je puis vous assurer qu'il est fort peu plaisant, pour les représentants de la patrie des droits de l'homme, de se faire rabrouer. Cela ne coûte pourtant pas cher de respecter ses engagements ! Je ne suis d'ailleurs pas certain qu'un rapport soit transmis chaque année au Parlement comme la loi du 27 janvier 1993 l'exige.

La question de la portée de la CIDE a une importance capitale. Les arrêts de la Cour de cassation ont un très fort impact à l'étranger. Aussi son arrêt selon lequel la Convention n'est pas d'application directe et ne donne donc pas aux enfants des droits directs a-t-il été ressenti comme un coup de poignard. La jurisprudence du Conseil d'État étant plus nuancée, il faut trancher et, pour cela, suivre les conclusions de la commission d'enquête présidée en 1998 par M. Laurent Fabius, qui avait prévu une loi interprétative. Sur un autre plan, et sauf à récuser la distinction entre droits formels et droits réels, on ne peut pas parler de protection de l'enfance en passant sous silence les problèmes économiques. Un travail de fond doit être conduit contre la pauvreté. Le droit au logement et le droit de vivre décemment ne figurent-ils pas dans la Convention ?

J'en viens aux questions que vous m'avez adressées.

S'agissant du signalement des enfants en danger, de grands efforts ont été faits pour améliorer le dispositif : depuis qu'a été connue, en 1980, l'histoire de David, l'enfant du placard, le champ du signalement a été élargi, notamment aux violences sexuelles ou psychologiques. J'observe cependant que la loi du 10 juillet 1989 sur l'enfance en danger a fait du président du conseil général le destinataire des signalements des seuls enfants maltraités. On ne peut s'en tenir là : il faut étendre le rôle du président du conseil général à tous les risques qui pèsent sur l'enfant. La loi de 1989 est donc techniquement perfectible. Elle a néanmoins eu le très grand mérite politique de remobiliser les acteurs de la protection de l'enfance, et la procédure de signalement est à présent globalement satisfaisante. Les difficultés tiennent à la rotation des personnels - elle est d'environ 30 % chaque année en Seine-Saint-Denis -. Autant dire que la formation et les consignes hiérarchiques sont plus importantes que la loi. Le nombre des signalements a augmenté, mais on ne peut affirmer que cette progression traduit une augmentation des faits ; il faudra attendre les premières conclusions de l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED) pour le savoir.

Le président du conseil général doit donc être chargé d'une mission de centralisation des informations pour l'ensemble des situations à risque - et non pour les seules maltraitances - et cette mission doit être confiée à l'inspecteur de l'ASE. Ainsi évitera-t-on la répétition de l'affaire de Drancy, à propos de laquelle on s'est rendu compte a posteriori que des informations existaient, mais qu'elles n'avaient pas été collectées. Mais il ne s'agit là que d'une méthode de travail qui ne rendra pas plus intelligent : il faudra toujours savoir décrypter et interpréter, car il y a, malheureusement, des enfants qui continuent de souffrir parce que la maltraitance qu'ils subissent n'a pas été repérée ou parce que, pour des raisons qui leur appartiennent, ils la taisent. Comment vous dire mon accablement le jour où une jeune fille m'a expliqué, des années après les faits, qu'elle était violée dans la famille d'accueil où j'avais pensé de mon devoir de la faire héberger pour l'éloigner de sa famille d'origine, dangereuse pour elle, et qu'elle avait tout fait pour que je ne le sache pas ?

Comment repérer au plus tôt les enfants en danger ? En implantant des « palpeurs » sociaux dans ces carrefours démocratiques que sont les structures de santé et l'école. Il faut pour cela rompre l'isolement dans lequel se trouvent les médecins de ville, dans un travail commun avec les hôpitaux publics. Il faut aussi installer un service social et de santé scolaire dans le primaire - le Parlement des enfants a d'ailleurs demandé la présence d'une infirmière dans chaque école -. En 2003, le transfert des personnels sociaux et médicaux de l'éducation nationale aux départements a échoué. La solution passe aujourd'hui par des conventions entre l'État et les collectivités territoriales.

Mme la Rapporteure : Étant donnée l'impasse dans laquelle nous nous trouvons, Mme Claire Brisset suggérait d'étendre les compétences de la protection maternelle et infantile (PMI) à tout le primaire et de réaffecter les effectifs de la médecine scolaire vers les adolescents. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Rosenczveig : Peut-être a-t-elle raison. En tout cas, un interlocuteur social et médical est nécessaire, d'autant que, souvent, les gens ne vont pas voir les travailleurs sociaux, dont ils pensent qu'ils n'auront rien à leur proposer. C'est donc aux travailleurs sociaux d'aller vers la population en difficulté. Voilà pour le principe ; on trouvera les techniques.

Pour ce qui est du secret professionnel, je rappelle qu'il ne s'agit pas d'un droit mais d'une obligation imposée à certaines personnes. Il ne vise pas à garantir la vie privée des parents ou des enfants, mais à crédibiliser une profession. Le travail social étant de plus en plus complexe, aucune équipe seule ne peut régler tous les problèmes d'une famille. L'échange d'informations est donc nécessaire, ce qui suppose la reconnaissance légale d'un secret partagé en matière sociale, comme il l'est en matière médicale. Mme Pécresse a fait une proposition en ce sens, que nous espérons voir adoptée. Toutefois, le débat ne porte pas seulement sur le droit pénal : pratiques professionnelles, morale, déontologie et éthique personnelle entrent aussi en jeu. Il faut donc rappeler à chacun que la priorité est de faire cesser le danger, et qu'il y a une possibilité, et non pas une obligation, de parler. Les personnes soumises au secret professionnel doivent garder le choix entre parler et se taire, et aucune loi ne pourra leur dire ce qu'elles doivent faire. En outre, ce n'est pas parce que l'on peut parler que l'on peut dire n'importe quoi à n'importe qui. En d'autres termes, ce sera un soulagement de voir le secret partagé en matière sociale reconnu dans la loi, mais une formation déontologique des personnels sera nécessaire.

S'agissant de la notion d'enfance en danger, la définition qu'en donne l'article 375 du code civil doit rester suffisamment large pour permettre d'agir de manière opérationnelle. Lorsque j'étais jeune magistrat, on enlevait un enfant à sa mère au seul motif qu'elle se prostituait ; maintenant, en s'appuyant sur le même texte, on s'interroge avant de trancher. En Allemagne, les textes sont plus précis et doivent être contournés, la perception du danger pesant sur l'enfant étant par nature évolutive. Le problème n'est donc pas la définition de l'enfance en danger, mais de comprendre pourquoi les services sociaux transfèrent vers la justice des situations qui pourraient demeurer de leur ressort.

Vous m'avez demandé si, selon moi, la législation française et les services chargés de l'aide sociale à l'enfance tiennent suffisamment compte de l'intérêt supérieur de l'enfant. Je vous répondrai qu'à mon sens la proposition de loi sur l'adoption que l'Assemblée nationale vient de voter n'a pas été faite dans l'intérêt de l'enfant, mais dans celui des adultes qui veulent adopter. Pour le reste, nous ne pourrions qu'être d'accord pour que la loi fasse référence à l'article 3 de la CIDE. Mais il ne faut surtout pas définir la notion d'intérêt de l'enfant.

Quel équilibre établir, me demandez-vous, entre le maintien à domicile et le placement ? Il faudrait commencer par rayer définitivement le mot « placement » de notre vocabulaire, car les enfants ne sont pas des objets mais des personnes pour lesquelles on doit prévoir un « accueil ». Je vois, dans mon cabinet, parents et enfants se recroqueviller lorsqu'ils entendent le terme « placement » qui évoque pour eux la déchéance de l'autorité parentale, alors que l'expression « accueil en internat » passe bien. Déterminer, ensuite, si à la séparation physique doit correspondre une séparation juridique, c'est une autre paire de manches. Parfois le retour dans la famille ne sera pas possible et la question de la séparation juridique se posera. L'équilibre consiste à dire : dans certains cas, il faut séparer parents et enfants. En un siècle, nous sommes passés de 150 000 pupilles pour 28 millions d'habitants à 2 000 pupilles pour 60 millions d'habitants. Ce n'est pas une régression, c'est un acquis. Sans doute y a-t-il parmi ces pupilles des enfants qui auraient pu faire l'objet d'une déclaration d'abandon, mais ils sont très peu nombreux et ne réunissent pas forcément les conditions, notamment d'âge, pour être adoptables. En favorisant la séparation juridique, un nombre croissant d'enfants risque d'être maintenu dans le statut de pupille, parce qu'ils ne sont pas adoptables.

Vous m'interrogez sur ce que le docteur Maurice Berger qualifie d'idéologie du lien familial et sur ses conséquences. Mais de quoi s'agit-il, sinon d'un principe posé par la loi de la République et les conventions internationales et d'une évolution qui est le fruit de l'histoire ? Ainsi, depuis la loi de 1984, les parents dont les enfants sont confiés à l'ASE conservent l'autorité parentale. Je ne conteste pas le constat fait par le docteur Berger sur les pathologies qu'il a diagnostiquées. Mais il faut garder à l'esprit que ces constats ne font que révéler des dysfonctionnements, comme il en existe ailleurs. Nous devons, certes, repérer les dysfonctionnements du dispositif, mais attachons-nous aussi à en comprendre les raisons et, surtout, ne nous arrêtons pas aux seuls dysfonctionnements. Contrairement à une idée très largement répandue, 4 % à 6 % seulement des enfants confiés à l'ASE sont issus de parents qui lui avaient eux-mêmes été confiés dans leur enfance. Voyez comme les préjugés sur cette institution ont la vie dure, même parmi vous ! Quant à laisser penser que des travailleurs sociaux et des magistrats laisseraient sciemment des enfants encourir des risques, je ne peux laisser accréditer une telle appréciation !

Le docteur Maurice Berger, dites-vous, souligne l'absence de prise en compte de la théorie de l'attachement. Je rappelle que la loi de 1984 prend en compte l'attachement entre parents et enfants, car il ne peut y avoir de stratégie de rupture : il faut protéger l'enfant tout en lui permettant de faire le lien avec son histoire. Pour autant, le placement unique ne peut être qu'une orientation : l'enfant sera confié à une famille, mais il faut admettre qu'un accueil puisse ne pas fonctionner, car les familles d'accueil ne sont pas des hôtels. On s'interroge depuis vingt ans pour savoir si l'accueil provisoire peut devenir l'accueil définitif, et l'on s'est rendu compte qu'une telle évolution ne peut être généralisée, car certaines familles peuvent accueillir provisoirement un enfant en danger pour rendre service sans pouvoir faire davantage. Voilà pourquoi le placement unique est un mythe. Il renvoie à l'idée que l'on ne peut déplacer les enfants comme des pions. Or justement, on ne le fait pas ! Si cela advient, c'est pour des raisons liées à la personnalité de l'enfant ou à sa situation particulière. On peut donc faire figurer dans le texte une recommandation invitant à veiller à assurer la stabilité de l'accueil, mais l'on ne peut pas en faire une obligation. À cet égard, je rappelle que nous nous sommes battus pour qu'une adoption puisse succéder à une autre : l'adoption est une alchimie entre les êtres et il faut admettre qu'elle puisse ne pas fonctionner.

Faut-il supprimer les pouponnières ? Certes, les familles d'accueil sont certainement préférables aux pouponnières de Ceausescu, mais il faut préserver la diversité des structures d'accueil pour tenir compte de l'évolution des besoins des enfants. De même, s'agissant de la durée des placements provisoires, votre question donne à penser qu'on laisserait pourrir la situation, ce qui est faux. Il faut simplement prévoir un dispositif qui laisse le temps nécessaire pour prendre une décision dite définitive. La loi de 1984 a mis fin au « placement jusqu'à autrement décidé » qui signifiait parfois placement jusqu'à la majorité. Tout dispositif est perfectible, mais il y aura toujours des accueils provisoires.

Vous rappelez ensuite que la déclaration judiciaire d'abandon est une mesure assez rare et vous me demandez s'il faudrait y recourir plus souvent pour favoriser l'adoption des enfants en danger. Je serai abrupt : ceux qui croient qu'il y a là une source d'enfants à adopter trompent leurs électeurs. Or, à chaque fois que l'on parle d'adoption, on crée de l'espoir ; cette annonce décevra.

Pour ce qui est d'élargir les délégations de l'autorité parentale, on peut l'envisager à la marge, mais mieux vaudrait, surtout, faire un usage plus fréquent des dispositions d'ores et déjà en vigueur. Je rappelle que le juge des enfants protège la personne de l'enfant tandis que le juge aux affaires familiales décide du pouvoir sur l'enfant. Cette distinction que je tiens pour essentielle explique pourquoi il ne doit pas revenir au juge des enfants de déléguer tout ou partie de l'autorité parentale, exception faite des droits usuels utilisés par la vie courante de l'enfant, tels que l'autorisation d'opérer ou l'autorisation de sortie du territoire.

Pour ce qui est des relations entre l'enfant et le juge, vous rappelez, dans le questionnaire que vous m'avez adressé, que la CIDE reconnaît à l'enfant le droit d'être entendu dans toute procédure administrative ou judiciaire le concernant, que la loi du 8 janvier 1993 prévoit que le mineur capable de discernement peut être entendu dans toute procédure judiciaire et que, s'il en fait la demande, son audition ne peut être écartée que par une décision spécialement motivée. Selon moi, s'il ne faut rien modifier à la condition de discernement en vigueur, il faut, évidemment, donner à l'enfant, quel que soit son âge, la possibilité de demander à être entendu. Cette modification est fondamentale et devrait être faite depuis longtemps. Nous la demandons depuis vingt ans. Il faut donc consacrer le droit pour l'enfant d'être entendu sans possibilité de refus du juge. De même, nous militons depuis fort longtemps pour qu'un avocat assiste l'enfant lorsqu'il est entendu dans une affaire le concernant ou pour qu'il intervienne dans la procédure d'assistance éducative. C'est indispensable, et votre Mission ne peut, à ce sujet, se limiter à une pétition de principe. Il faut donc réunir une conférence de consensus pour dégager les moyens nécessaires à la rémunération des avocats chargés de défendre les enfants, sans quoi rien ne se fera.

Comment recueillir la parole d'un enfant victime d'une infraction pénale et comment l'accompagner jusqu'au procès ? Les conclusions du rapport Viout sur l'affaire d'Outreau sont éclairantes. Elles démontrent l'emprise des blocages psychologiques qui font que, dans certains départements, 20 % seulement des enfants sont entendus sous vidéo, alors qu'ils sont 80 % ailleurs. Pourquoi ? Parce que les policiers les en dissuadent, soit qu'ils estiment l'enregistrement vidéo inutile - le juge ne visionnera pas la cassette -, soit qu'ils redoutent d'être eux-mêmes jugés dans leur pratique d'interrogatoire. La loi du 17 juin 1998 est pourtant une bonne loi, et votre Mission pourrait utilement interroger la Chancellerie pour savoir quelle suite sera donnée au rapport Viout.

Quant aux règles de désignation des administrateurs ad hoc, elle ne garantissent évidemment pas leur indépendance, puisque le parquet est à la fois juge et partie. Il faut donc constituer un corps autonome, et prévoir pour ses membres une formation et une rémunération.

Vous me demandez, pour finir, s'il faut revenir sur la spécialisation des juges pour enfants et ce que je pense du projet de création d'un juge de la famille, compétent pour toutes les affaires concernant la famille. C'est un véritable big bang que cette réforme propose. Il faut veiller à ce que l'on n'en revienne pas au XIXème siècle. L'idée d'un grand juge de la famille est séduisante, et elle s'est d'ailleurs concrétisée avec la création en 1993 du juge aux affaires familiales. Certains, considérant que les compétences de ce juge sont insuffisantes, proposent de faire basculer vers lui l'adoption, l'assistance éducative - et avec elle les quelques 200 000 situations suivies -, la tutelle et l'émancipation. Dans un tel schéma, les juges des enfants deviennent juges d'instance. Pourtant, leur travail n'est pas le même que celui des juges aux affaires familiales qui fait la loi dans la famille, mais n'assure pas le « service après vente ». Le juge des enfants, quant à lui, travaille avec les services sociaux pour revoir régulièrement la situation de l'enfant et modifier ses décisions en fonction de l'évolution des besoins. Ce qui est proposé, c'est l'absorption du juge des enfants par le juge de la famille qui travaille sur la rupture du lien et non sur le suivi de ce lien.

Est-ce une bonne chose de détruire un siècle de progrès ? Je n'ai pas le sentiment que cela corresponde aux besoins du moment. Je constate, en revanche, que démanteler l'institution du juge pour enfants, à la fois juge pour la délinquance et juge pour la protection de l'enfance en danger, rétablirait la conception de l'enfant délinquant qui prévalait avant 1912, et reviendrait sur la réforme voulue par Charles de Gaulle en 1958. L'évolution de notre droit a consisté à dire que l'enfant délinquant est d'abord un enfant en danger, qu'il ne faut pas attendre un délit prétexte pour intervenir, et que, si dans une famille un frère est atteint d'anorexie et que l'autre vole, c'est qu'ils sont confrontés au même problème familial. En d'autres termes, on souhaiterait à nouveau dire que les enfants sont délinquants parce qu'ils sont nés dans une famille délinquante et qu'ils le resteront. Il y aurait donc 13,5 millions d'enfants qui se portent bien, 500 000 familles « fragiles » à faire protéger par l'ASE et 200 000 délinquants à faire protéger par l'État... Si c'est cette répartition verticale par symptôme que l'on veut instaurer, ce serait une régression majeure.

Notre arsenal législatif est bon, et il n'est pas besoin de le modifier pour changer de politique, nous l'avons démontré à Bobigny. Surtout, il ne faudrait pas modifier la loi sans attendre que l'ONED ait eu le temps de rendre ses conclusions et qu'aient été rendues publiques et analysées celles, passionnantes, des deux groupes de travail installés par Mme Roig lorsqu'elle était ministre chargée de la famille. Avant de casser les tribunaux pour enfants, l'un des rares dispositifs qui fonctionnent à peu près bien au sein de la justice, avant de voter une réforme aussi fondamentale que celle qui vous est proposée, notamment par Mme Martinez, prenez le temps de l'analyse.

Pour conclure, je voudrais insister sur l'importance de garantir à chaque enfant un père et une mère légaux, et je constate que la proposition de Mme Pécresse va en ce sens. Si vous souhaitez réellement travailler à l'attachement, faites que l'adoption plénière crée un lien fort et irréversible mais ne nie pas le passé de l'enfant, et soyez cohérents : permettez à tout enfant qui veut accéder à ses origines de le faire, ce que la loi de 2002 n'autorise pas. Exigez du Gouvernement qu'il clarifie les responsabilités de l'État à l'égard des enfants étrangers isolés en tenant compte des conclusions du rapport de M. Bernard Landrieu et décidez - mais sans doute une circulaire suffirait-elle - que, lorsqu'un de ces enfants a été pris en charge par un conseil général à la demande de l'État, il faut à sa majorité lui accorder un titre de séjour provisoire afin qu'il puisse poursuivre ses études. Ne pas le faire, c'est à la fois se tirer une balle dans le pied et fabriquer des clandestins. Par ailleurs, si vous voulez éviter que la France soit condamnée par la justice européenne, demandez la constitution d'une commission d'enquête sur les centres éducatifs fermés. Demandez également la création d'un ministère de l'enfance et de la famille ou, au moins, d'une délégation interministérielle. Enfin, donnez un coup de pied dans la fourmilière, rappelez l'État à ses engagements et obtenez du Gouvernement qu'il relance la journée nationale des droits de l'enfant, le 20 novembre, pour promouvoir la CIDE. Il faut s'assurer que l'enfant a des droits, car on ne peut exiger des jeunes qu'ils respectent le droit que s'ils sont eux-mêmes reconnus comme sujets de droit.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé extraordinairement complet, sous-tendu par l'idée qu'une loi serait peut-être utile, mais qu'il faut plus sûrement modifier les pratiques.

Table ronde ouverte à la presse sur la réforme de la protection de l'enfance, réunissant
Mme Martine Brousse, directrice de La Voix de l'enfant ;
M. Arnauld Gruselle, directeur de la Fondation pour l'enfance ;
Mme Marie-Paule Martin-Blachais, présidente
de l'Association française d'information et de recherche
sur l'enfance maltraitée ;
Mme Jacqueline Bruas, membre
du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant ;
Mme Christine Mariet, secrétaire générale d'Enfance et partage ;
M. Paul Durning, directeur
de l'Observatoire national de l'enfance en danger ;
M. Jean-Louis Sanchez, délégué général
de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée


(Procès-verbal de la séance du 18 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Je vous souhaite la bienvenue. Notre Mission, qui examine depuis plusieurs semaines le fonctionnement du dispositif de protection de l'enfance, souhaite, au cours de cette deuxième table ronde, entendre le point de vue et les propositions de réforme des associations de défense des droits des enfants et des organismes chargés de suivre l'évolution des risques qui pèsent sur eux. Je donne, pour commencer, la parole à Mme Martine Brousse.

Mme Martine Brousse : Je représente La Voix de l'enfant, fédération d'associations qui travaillent à la protection et à la défense des enfants en France et dans le monde. Je serai directe : prenons le temps d'appliquer les lois avant d'en élaborer d'autres. Au fil des ans, on a assisté à la multiplication des rapports et des propositions, puis des textes qui, pour la plupart, sont peu ou très mal appliqués, notamment parce que certains décrets ne paraissent pas ou parce que les moyens d'application ne sont pas réunis. De ce fait, on ne peut mettre en œuvre une véritable protection de l'enfance. La France s'est dotée de ce qui est, sans doute, l'une des meilleurs législations au monde pour protéger ses enfants, mais, faute de moyens et de cohérence, il y a un fossé immense entre le droit et la manière dont il est appliqué. Ainsi, la loi du 17 juin 1998 prévoit que le recueil de la parole de l'enfant victime doit être enregistré ; or, dans 80 % des situations, ce n'est pas le cas. Pourtant, la disposition est obligatoire, et elle a fait la preuve de son utilité là où elle est mise en œuvre. Mais les personnels ne sont pas formés et les équipements audio-visuels manquent. Où est la cohérence ?

Une véritable politique de protection de l'enfance suppose que l'enfant soit au cœur des priorités. Or certains départements ferment des services indispensables, pour donner la priorité à la construction d'une autoroute ou d'autres infrastructures. La représentation nationale doit absolument se prononcer sur la priorité à donner à l'enfance dans nos politiques. Que l'on veuille bien se rappeler que la loi de 1998 prévoyait l'audition des enfants victimes de violences sexuelles. Qu'en est-il ? Plus de 80 % des auditions des enfants ne sont pas enregistrées. La Voix de l'enfant a initié en 1999 les premières permanences et unités d'accueil médico-judiciaires. Aujourd'hui, huit unités seulement ont été ouvertes et dix sont en projet. Toutes sont, en grande partie, financées par des fonds privés. Le garde des Sceaux a beau appeler à l'ouverture de telles unités dans tous les départements, rien ne se fera si des moyens publics ne sont pas alloués. À Carpentras, nous avons constaté que le financement de l'unité d'accueil médico-judiciaire pour les mineurs victimes proviendrait en grande partie de financements privés ; que se passera-t-il s'ils viennent à manquer ?

Quant au dispositif de signalement puis de prise en charge des mineurs victimes, il présente des dysfonctionnements réels, faute de cohérence d'ensemble et surtout d'une formation adéquate qui permettrait à tous les professionnels de la protection de l'enfance de prendre en charge tous les enfants en danger. Une réflexion de fond s'impose, tant sur la formation initiale que sur la formation continue. Nous n'avons pas davantage de réelle politique de prévention ; elle n'est qu'effet d'annonce. Enfin, il faut aussi relever les carences de protection et de prise en charge des mineurs étrangers isolés, non-accompagnés. La France a l'obligation impérieuse de définir dans les meilleurs délais une politique en direction des mineurs étrangers isolés, car il est intolérable de trouver au petit matin, avenue Foch à Paris, des enfants d'une douzaine d'années qui ont passé la nuit dehors. C'était le cas encore ces jours-ci.

M. Arnauld Gruselle : La Fondation pour l'enfance est un organisme privé créé en 1977 par Mme Giscard d'Estaing pour améliorer la défense de l'enfance en danger et pour promouvoir la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE). Depuis quelques années, nous nous préoccupons plus particulièrement des disparitions d'enfants et des risques qu'internet présente pour leur sécurité. À ce titre, nous participons à la campagne de sensibilisation qui vient d'être lancée : des tapis de souris vont être distribués à 800 000 élèves de CM2, où figurent des conseils de précaution destinés aux jeunes internautes.

Comme vous le savez, Mme Roig, lorsqu'elle était ministre chargée de la famille, avait installé deux groupes de travail, dont l'un a été chargé de formuler des propositions tendant à améliorer la procédure de signalement de l'enfance en danger. Bien que le rapport n'ait pas encore été remis au ministre, le sénateur Philippe Nogrix, président de ce groupe de travail dont je suis le rapporteur, m'a autorisé à vous faire part de certaines de nos propositions.

La première tend à renforcer l'encadrement et la formation initiale et continue des intervenants. Dès la formation initiale, devrait être instauré un module commun, obligatoire et non optionnel, de sensibilisation à la protection de l'enfance, pour tous les professionnels. Les formations continues sur l'enfance maltraitée devraient s'adresser à toutes les professions concernées et être pluridisciplinaires, locales, régulières, théoriques et cliniques, et soumises à évaluation. Il faut d'autre part parvenir à des évaluations partagées en suscitant des échanges interdisciplinaires, afin de confronter l'ensemble des signaux d'alerte. Cela suppose de clarifier la notion de secret professionnel telle que définie par l'article L. 221-6 du code de l'action sociale et des familles, et d'envisager une nouvelle définition du secret partagé, en s'inspirant des dispositions en vigueur pour le secret médical. Il convient encore d'offrir, dans tous les départements, un soutien psychologique aux professionnels confrontés à la maltraitance. Il faudrait aussi, en amont du signalement, élaborer des « indicateurs de souffrance » permettant de repérer des signes évoquant des difficultés. Un tel outil de référence, établi de manière concertée, garantirait une objectivité accrue, et constituerait le socle d'une évaluation partagée et pluri-professionnelle. Son élaboration pourrait être coordonnée par l'ONED en se fondant sur les travaux déjà conduits, notamment par l'ODAS. De même, il serait bon de se fonder sur les travaux de l'ODAS pour construire, dans le respect de la vie privée, un dispositif de collecte, quelle que soit l'administration concernée, des informations préoccupantes concernant des enfants résidant en famille ou en établissement. Un tel dispositif permettrait de réunir ces informations en faisceaux, et ainsi de les identifier précocement comme des signaux d'alerte, voire comme des indices de mauvais traitements.

Il convient encore d'affirmer le rôle pivot du conseil général comme passage obligé des signalements ou des informations préoccupantes permettant l'évaluation globale des situations. Enfin, il faut faire du groupe permanent interministériel pour l'enfance maltraitée (GPIEM) l'outil d'une meilleure collaboration entre les différents acteurs. Sa composition en fait un forum idéal pour traiter des questions liées à la protection de l'enfance, si ce n'est que les conseils généraux n'y sont actuellement pas représentés ; les textes devront impérativement y remédier.

En conclusion, améliorer la procédure de signalement et donc la situation des enfants en grandes difficultés, voire en grande souffrance, ne demande pas de bouleversements institutionnels. II convient néanmoins de réaffirmer le rôle pivot du conseil général et de créer des outils d'aide à la décision, définis par l'ensemble des professionnels de la protection de l'enfance.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : L'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée, créée par le pédiatre Pierre Straus, rassemble depuis 1979, dans un cadre pluridisciplinaire et pluri-institutionnel, des personnes concernées à titre professionnel par l'ensemble des champs contribuant à la protection de l'enfance. Les propositions que je vous présenterai découlent de la réflexion de ces professionnels.

La protection de l'enfance devrait, en premier lieu, s'articuler avec la prévention médico-sociale, en tenant compte de ce qui se fait dans le champ de la périnatalité, de la pédiatrie sociale, de l'accompagnement des séparations et du divorce et des réseaux de soutien à la parentalité. Il faut aussi améliorer les outils d'évaluation et les référentiels de bonnes pratiques par le biais de conférences de consensus et rendre le dispositif plus compréhensible en définissant strictement son organisation, les limites de compétence et de responsabilité, les lieux de décision, d'exécution et de recours. Il faut aussi articuler la protection de l'enfance avec les structures d'éducation et de soin, la formation professionnelle et les dispositifs d'insertion, pour permettre une prise en charge transversale. Enfin il faut aussi réactiver la pédiatrie sociale et la psychiatrie de liaison, car, si le principe d'unités médico-judiciaires peut apporter certaines améliorations, la question reste posée de la prise en charge de l'enfant victime après la période de crise et, faute de suivi longitudinal, on ne peut mesurer l'efficacité et l'efficience de la réponse apportée.

Le toilettage du code de l'action sociale et des familles est nécessaire pour tenir compte de l'évolution législative et réglementaire, et pour renforcer une cohérence défaillante même du point de vue sémantique. J'ajoute que, si l'ODAS a eu le mérite de réfléchir à la définition des publics, sa typologie doit se mettre en conformité avec le code de l'action sociale et des familles et le code civil. Il est tout aussi nécessaire de clarifier les critères de danger et de judiciarisation, car, pour l'heure, ceux-ci relèvent davantage des us et coutumes. Il faut prendre en compte les prérogatives de l'autorité parentale et la capacité à l'exercer, telle que définie par les travaux du professeur Houzel, et articuler l'autorité parentale avec la notion de l'intérêt de l'enfant introduite dans le code civil.

Il importe encore de clarifier les compétences et donc les responsabilités. On sait que la décentralisation a confié la protection de l'enfance aux départements mais, sur le plan pratique, plusieurs interrogations persistent : qui est le mandant ? Qui est le mandataire ? Quels sont les champs d'action respectifs des juges des enfants, des conseils généraux, des services publics et privés de prise en charge ? En outre, le temps judiciaire ne doit pas faire perdre de vue le critère de protection de l'enfant. Le secret professionnel étant transgressé dans chaque réunion de professionnels, il faut sécuriser le travail pluridisciplinaire en institutionnalisant le secret partagé. Il faut aussi mettre au point un dispositif approprié pour traiter les pathologies familiales dysfonctionnelles pendant les périodes de placement ; l'accompagnement des familles est indispensable pour évaluer et accompagner le retour de l'enfant quand il est possible.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue la nécessité de diversifier les modes de prise en charge, ni se priver de la possibilité d'expérimentations, au lieu de s'en tenir au « tout ou rien » actuel. J'insiste pour finir sur la nécessité de recherches longitudinales qui seules permettront d'évaluer la pertinence du dispositif retenu par la qualité de l'insertion des enfants et familles pris en charge.

Mme Jacqueline Bruas : Le Conseil français des associations pour les droits de l'enfant est une fédération de 80 associations dont chacune défend l'application de l'un des articles de la CIDE. Nous observons qu'il est facile de parler d'un enfant en danger, mais plus difficile de parler d'un mineur qui a basculé dans la délinquance. Pourtant, tous ont des droits et tous doivent être aidés. En définissant la résilience, M. Boris Cyrulnik a décrit en creux les failles de la parentalité et souligné l'importance d'un adulte référent sur lequel l'enfant peut s'appuyer pour construire une personnalité équilibrée. L'enfant doit être au cœur du processus de ce que l'on fait pour lui. Il est difficile d'être parent, et la Défenseure des enfants a montré quels sont les risques du basculement vers la maltraitance. Il faut aider les familles prémaltraitantes en formant les futurs parents à leur nouveau rôle, en leur expliquant qu'élever un enfant constitue un ensemble de bonheurs et de contraintes.

Il faut, d'autre part, favoriser la parole de l'enfant, qui doit pouvoir dénoncer les abus et dire les manques, afin de l'aider à redevenir maître de son destin. Notre arsenal juridique est excellent, mais il reste à informer l'enfant et la famille sur les choix retenus, à multiplier les espaces d'expression de la parole de l'enfant et à élaborer un protocole de prévention de la maltraitance, tout en veillant à respecter la vie privée de l'enfant. De nombreux textes ont déjà été adoptés ; tous doivent tendre à faire de l'enfant un acteur de sa propre protection et à aider la famille à assumer son rôle protecteur.

Mme Christine Mariet : En quelque trente années d'existence, Enfance et partage a constitué un réseau de 32 comités locaux, et créé un numéro vert destiné au signalement et à la prise en charge psychologique et judiciaire des mineurs victimes de violences. Forte de ma propre expérience de bénévole au sein du comité local des Hauts-de-Seine, je traiterai de la situation à l'école. J'observe que 70 % des enfants maltraités ont entre trois et onze ans. Dans cette tranche d'âge, les adultes qui, après les parents, sont le plus longtemps au contact des enfants sont les instituteurs. Ils sont donc les mieux à même de dépister un enfant en souffrance. La question de la formation des maîtres est donc centrale : les instituteurs sont très désemparés quand ils soupçonnent des mauvais traitements à enfant et expriment une très forte demande d'aide. Une formation spécifique est faite dans certains instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), mais on constate qu'elle est dispensée de manière très inégale selon les académies. Cette disparité est d'autant plus regrettable qu'une circulaire de 1997 rend obligatoire la formation au dépistage de la maltraitance pour tous ceux qui travaillent en milieu scolaire.

Pour ce qui est de la médecine scolaire, il y a beaucoup à faire. Il n'y a ni médecin ni infirmière à l'école ; ils viennent à la demande des chefs d'établissement, et il n'y a souvent qu'un médecin pour deux ou trois établissements. De ce fait, un enfant peut sortir du système scolaire primaire sans avoir jamais été soumis à un examen médical qui serait pourtant une occasion de dépistage. Nous le déplorons.

Je partage l'opinion exprimée par Mme Brousse : ce ne sont pas les textes qui pèchent, mais leur application et le manque de moyens.

J'insiste d'autre part sur la nécessité d'une prévention précoce. La maltraitance découle d'une grande souffrance des parents, qui peut se manifester dès la grossesse. Là encore, le dépistage est très difficile faute de moyens de formation, ce que je regrette profondément, d'autant que le séjour des femmes à la maternité a été réduit à trois ou quatre jours. Comment détecter quoi que ce soit en un temps aussi court ? Le dépistage devrait être fait beaucoup plus tôt. On éviterait ainsi d'imputer au baby blues ce qui est en réalité une dépression profonde, grand facteur de risque de maltraitance. Les femmes dans cet état ne devraient pas être laissées à elles-mêmes après leur sortie de la maternité, mais suivies comme le sont les femmes toxicomanes ou alcooliques.

M. Paul Durning : Deux institutions récentes sont chargées de l'étude du système de protection de l'enfance et peuvent donc, avec d'autres, fonder des modifications législatives ou réglementaires : le Conseil national d'évaluation des institutions et des services sociaux et médico-sociaux, qui vient d'être installé, et l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED), qui rendra son premier rapport au Parlement et au Gouvernement avant la fin de l'année civile. Encore conviendrait-il de laisser à ces deux organismes un minimum de temps pour formuler un diagnostic et des propositions.

De très nombreuses initiatives ont été prises en 2004 et 2005 : deux rapports avaient été demandés par Mme Roig, qui doivent être remis au Gouvernement dans les jours qui viennent ; un autre, sur la sécurité du mineur, a été élaboré sous l'égide de Mme Hermange et de M. Rudolph à la demande de M. de Villepin ; d'autres réflexions ont eu lieu sur la protection des enfants confrontés à internet et sur la vigilance à l'égard des sectes. À cela se sont ajoutés les appels publics de personnalités, les propositions de lois, les groupes de travail parlementaires, sans parler de votre Mission, dont nous attendons beaucoup. Si les remises en cause sont nombreuses, les propositions sont multiples et souvent disparates.

C'est pourquoi je ne proposerai ni de renforcer les formations pluri-professionnelles, ni de situer plus clairement le 119 comme instance de conseil pour les professionnels non spécialistes que sont, par exemple, les enseignants ou les moniteurs de sport, ni de clarifier tel ou tel aspect du circuit de signalement ou des dispositifs d'accueil des victimes, ni de créer une « troisième mesure » autre que le placement d'une part, l'aide éducative à domicile et l'aide éducative en milieu ouvert d'autre part.

Je suis en effet convaincu que l'on ne peut se limiter à créer de nouveaux dispositifs, à imaginer de nouvelles procédures ou à replâtrer ponctuellement le cadre institutionnel complexe de la protection de l'enfance et des droits des enfants. Il faut conduire un travail législatif de fond pour rendre cohérents des dispositifs et des concepts d'origines différentes. Des questions fondamentales doivent trouver une réponse : doit-on remettre en cause la « double entrée » dans le système - la voie judiciaire d'une part et la voie administrative d'autre part - et lui préférer un portail unique, chaque institution étant ainsi systématiquement informée ? Jusqu'à quel point convient-il d'imposer des procédures et une organisation aux conseils généraux ? Ne faut-il pas mettre en cohérences les textes de 1958-1959 et de 1970 avec la loi de 1989 ? Enfin, doit-on penser en termes de protection de l'enfance, dans le cadre de l'autorité parentale, ou en termes de droits des enfants et d'opposition auteurs-victimes, ce qui fragiliserait les liens avec l'organisation actuelle, construite autour de la notion d'autorité parentale ?

Un travail législatif d'une telle ampleur requiert du temps. Deux ans me semblent une durée raisonnable au vu de l'importance des enjeux, sachant qu'il faut réellement coordonner l'action gouvernementale et définir des modalités d'intégration des conseils généraux et des associations de protections de l'enfance à ce travail. Puis-je rappeler que le comité interministériel de l'enfance maltraitée, créé par un décret du 12 mars 1997, n'a jamais vu le jour ? Il faut utiliser le très important travail d'analyse et de propositions déjà conduit, que l'ONED contribuera à renforcer.

M. Jean-Louis Sanchez : L'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS), créé sous forme associative en 1990, est le lieu politiquement œcuménique - l'observatoire est actuellement présidé par M. Pierre Méhaignerie, mais il aura sous peu une coprésidence gauche-droite - de la réflexion commune des principaux décideurs et acteurs de l'action sociale. L'amélioration de la protection de l'enfance doit s'appuyer sur les travaux existants, particulièrement quand ils ont été validés par des partis politiques qui s'opposent. À cet égard, quels sont les constats de l'ODAS ?

D'abord, la décentralisation a été une réussite : le dispositif n'a pas été politisé ; en quinze ans, les moyens, en francs constants, ont doublé alors que le nombre d'enfants placés a reculé ; enfin, on constate une réduction des inégalités entre les départements. Il arrive donc que la proximité régule mieux que la norme. On observe également un souci d'évaluation que l'on aimerait trouver ailleurs, et on mesure l'ampleur des résultats obtenus au fait que le Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée (SNATEM) n'a révélé que de 3 % à 5 % de situations non connues des services.

Pour autant, le dispositif est encore très perfectible, et l'affaire d'Angers a montré les défaillances des mécanismes de repérage. De plus, le nombre de familles en difficulté augmente, et avec lui les risques, car la précarité économique, relationnelle et identitaire est la première source de maltraitance. Il ressort ainsi des analyses d'une étude ODAS-SNATEM que, lorsqu'elles sont liées, monoparentalité et inoccupation sont des facteurs de risque très aggravants. C'est pourquoi le maintien de la famille dans l'assistance présente un danger pour l'enfant ; on voit tout l'intérêt du renforcement du lien entre RMI et insertion pour sortir l'enfant de son isolement. Par ailleurs, un travail considérable est nécessaire pour formaliser le suivi des enfants. Enfin, l'absence de coordination entre les différents acteurs est indiscutable. Sur ce point, l'Observatoire préconise une clarification des responsabilités, qui pourrait aboutir à renforcer la compétence des départements sur les enfants en risques tandis que la justice ne serait plus saisie que des enfants présumés maltraités.

Il faut d'autre part repenser le travail social. Les professionnels ont du mal à appréhender une démarche collective. Leur formation doit être revue et leur mission repensée entièrement. En outre, le travail social devrait être ouvert à des gens plus âgés et plus expérimentés. Les travailleurs sociaux pourraient alors pénétrer dans certains quartiers, et éviter ainsi que d'autres y jouent leur rôle, avec les risques que cela comporte.

Il est grand temps aussi de renforcer la prévention primaire car les politiques en vigueur sont trop orientées vers la réparation. Une réflexion doit être menée sur le rôle des communes, l'implication des politiques municipales étant essentielle. Une plus grande ouverture de l'école, par la décentralisation du service social scolaire, aurait été nécessaire ; le recul du Gouvernement sur ce point a été contreproductif pour les enfants. Il est regrettable que l'on n'ait pas retenu le principe d'un service social dans chaque école, ouvert sur le quartier.

C'est donc un vaste chantier qui s'ouvre, et l'ODAS y consacrera son prochain congrès, en juillet 2005, avec le souci d'interpeller sur diverses propositions les représentants des grandes institutions nationales et de l'État.

M. le Président : Je vous remercie pour ces interventions croisées. Peut-être les législateurs que nous sommes seront-ils déçus que certains d'entre vous n'attendent pas une grande loi, mais vous nous avez expliqué que nous pouvions néanmoins faire œuvre utile de toilettage et de mise en cohérence des textes existants. Vous avez aussi insisté sur les aspects institutionnels qui nous intéressent en tant qu'élus nationaux et locaux. Vous avez enfin mis en avant un certain nombre de points importants, et fait plusieurs propositions.

M. Bernard Debré : J'ai été frappé par le fait que vous soyez nombreux à souligner que les lois existaient, mais qu'il fallait les appliquer. C'est un mal que nous connaissons hélas bien.

S'agissant des causes de la maltraitance, vous avez parlé de monoparentalité, de chômage, d'économie, d'enfants isolés. Tout cela paraît évident, mais ne conviendrait-il pas d'y faire figurer aussi la violence que l'on voit chaque jour à la télévision, dans les informations comme dans les fictions, et dans les jeux vidéo ? Le risque n'est-il pas aussi plus fort lorsque les enfants de onze ans regardent des films pornographiques ? Je n'ai nulle envie de jouer les censeurs, mais j'aimerais que vous nous en disiez davantage sur ces causes que je qualifierai de sociétales.

Même s'il faut faire attention à ne pas s'immiscer en permanence dans la vie des couples, à vous entendre il est évident qu'on souffre d'un manque de dépistage des adultes à risques avant la maltraitance. Comment faire pour repérer les parents à risques ? Vous n'avez pas abordé la question de l'usage des drogues, dures comme douces, qui peut aussi perturber les parents.

J'ai bien compris ce qui a été dit à propos du dépistage à la maternité. J'observe toutefois que garder les mères trop longtemps dans les maternités peut leur faire courir le risque d'infection nosocomiale. Il est vrai que les mères, une fois rentrées chez elles, sont plus difficilement accessibles, et que leur fragilité aggrave le risque. Il serait donc utile de procéder à un dépistage non seulement lors des consultations avant la naissance, mais aussi après la naissance, par exemple chez le pédiatre.

Comment ne pas s'inquiéter du manque d'infirmières et de médecins scolaires quand vous nous dites que certains enfants ne sont jamais examinés au cours de leur scolarité ? En dehors du sujet qui nous occupe aujourd'hui, ce manque de suivi médical peut poser des problèmes de vaccins ou de dépistage tardif des addictions. Il est quand même incroyable que la loi ne soit pas appliquée, faute de professionnels de santé.

M. Francis Delnatte : La proposition de M. Sanchez de réserver l'exclusivité de l'accompagnement des familles en difficulté au travailleur social ne paraît pas compatible avec la grande diversité des situations. Il y a notamment un certain nombre de cas où le courant ne passe pas et où le travail en réseau est particulièrement utile. De même, l'idée de confier au département tout ce qui relève de l'enfance en danger et à la justice tout ce qui a trait à l'enfance maltraitée me paraît difficile à mettre en œuvre, car la distinction n'est pas toujours très nette. De quoi relèvent, par exemple, les problèmes de nutrition ou d'hygiène ?

M. Alain Vidalies : S'agissant du rôle des conseils généraux, je m'étonne du discours consensuel qui a été tenu sur la réussite de la décentralisation, car les pratiques ne sont pas du tout unifiées. Serait-il donc interdit de relever que la déclinaison locale d'une politique nationale prioritaire fait l'objet de disparités de traitement dans le cadre de la décentralisation ? Je crois pour ma part que le législateur doit aller au-delà de cette présentation idyllique et s'emparer de cette question.

S'agissant des mineurs étrangers isolés, on ne peut apporter une réponse sans prendre en compte la diversité des situations. La présence de ces mineurs à Marseille tient presque d'une habitude culturelle, alors que les jeunes Roumains qu'on trouve à Paris dépendent de réseaux mafieux, à tel point que ce sont ceux qui pillaient les horodateurs qui sont devenus des prostitués lorsque ces appareils ont été sécurisés.

Enfin, personne n'a traité la question de la sacralisation de la parole de l'enfant. Devant certaines affaires récentes, nous devons pourtant nous demander pourquoi les droits attribués par le législateur au nom du principe de sacralisation de la parole de l'enfant ont entraîné des réponses judiciaires qui ne sont pas satisfaisantes du point de vue de la justice.

M. le Président : Je suis soucieux comme vous de l'égalité territoriale et je pense que seul l'État peut la garantir.

M. Pierre-Christophe Baguet : Nous avons en effet travaillé, au sein de la mission parlementaire sur l'esclavage moderne que présidait Alain Vidalies, sur la situation des mineurs étrangers, dont nous avions le sentiment qu'elle variait en fonction de situations géographiques et sociales disparates. Pensez-vous, madame Brousse, que cette situation s'est dégradée depuis lors ?

Je me réjouis du plaidoyer de M. Sanchez en faveur de la proximité et du rôle que doivent avoir les communes dans la politique de la ville et la création du lien social. Je crois en effet que le département est une grosse machine et que, si le conseil général a compétence en matière d'action sociale, nous, élus de proximité, sommes mieux informés et mieux placés pour coordonner les interventions.

Je souhaite par ailleurs savoir comment M. Gruselle envisage cette évaluation partagée qui permettrait de croiser les signaux. Pense-t-il que cela devrait se faire au niveau local, en s'inspirant par exemple des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance ?

L'idée d'un protocole de prévention de la maltraitance évoquée par Mme Bruas me paraît excellente, mais je souhaite avoir des précisions sur son contenu. Comment serait-il compatible avec la protection de la vie privée de l'enfant ?

Mme Mariet nous a dit pour sa part que la formation obligatoire dans les IUFM, bien qu'instituée par une circulaire de 1997, n'est pas systématique. Cela me choque. Peut-elle nous donner des chiffres à ce propos ?

M. le Président : Je crois comprendre que vous privilégez le maire par rapport au président du conseil général...

Mme la Rapporteure : On a parlé de prévention, de suivi de la grossesse et de la maternité, l'entretien du quatrième mois pouvant être un élément essentiel du dépistage. Mais que pensez-vous de la systématisation du suivi à domicile des accouchées ? Selon quels critères y aurait-on recours ? Faudrait-il le généraliser pour éviter de stigmatiser certaines femmes ? Ne conviendrait-il pas également de remettre à l'honneur le certificat du neuvième mois ?

Il est vrai par ailleurs qu'on n'est pas allé au bout de la décentralisation pour la médecine scolaire. Que pensez-vous de la proposition qui nous a été faite de donner à la protection maternelle et infantile (PMI) compétence pour la médecine scolaire dans le primaire, ce qui lui permettrait d'étoffer ses moyens, de toucher davantage de familles et d'avoir accès à plus d'informations ?

Pour répondre à la nécessité de clarifier les responsabilités, ne serait-il pas nécessaire d'identifier, au sein du conseil général, un correspondant chargé de la protection de l'enfance ? On a vu dans l'affaire de Drancy que les trois services compétents du conseil général de Seine-Saint-Denis avaient chacun des informations, mais qu'ils ne les ont pas partagées. Certains conseils généraux sont énormes, ce sont de véritables États dans l'État, c'est pourquoi disposer d'un référent unique me paraîtrait utile. Cela nous ramène d'ailleurs au secret partagé et à la question de M. Baguet sur l'implication du maire.

Vous nous dites également que, à bien des égards, il suffirait d'appliquer la loi. Pouvez-vous, à partir de vos expériences de terrain, nous indiquer quelles sont les dispositions qui ne sont pas appliquées ?

Enfin, on a très peu parlé de pédopsychiatrie. Que préconisez-vous pour améliorer le suivi psychologique des enfants ? Faudrait-il rembourser les consultations chez les psychologues cliniciens de l'enfance qui exercent en libéral, à condition que le traitement fasse l'objet d'une prescription psychiatrique ?

M. le Président : Nous avons déjà eu un débat sur la pédopsychiatrie et la protection de l'enfance, au cours duquel on a parlé d'expérimentation, de recherche et d'autres solutions qui permettraient peut-être de sortir de la crise actuelle par le haut. Beaucoup des personnes que nous avons précédemment auditionnées nous ayant dit qu'on manquait de moyens, pensez-vous que la dépense sociale est suffisante ? Et, si elle est mal utilisée, comment proposeriez-vous de l'utiliser mieux ?

M. Jean-Louis Sanchez : Je plaide pour la décentralisation, mais elle ne peut vivre que dans le respect du principe de cohésion nationale, ce qui ne signifie toutefois pas le retour de l'étatisme. M. le Président s'est déclaré soucieux de l'égalité, mais qui produit l'égalité ? Si on compare les conditions dans lesquelles l'État finance l'allocation aux adultes handicapés et celles du versement de l'allocation personnalisée à l'autonomie par les départements, on s'aperçoit que ces derniers respectent bien davantage le principe d'égalité. Il est cependant vrai que le conseil général n'est pas forcément le plus efficace. En région parisienne, par exemple, la taille des départements n'est guère compatible avec la proximité. Pour autant, des progrès considérables ont été faits. Dans la récente affaire d'Angers, les dysfonctionnements sont largement imputables à la justice et bien moins aux services sociaux. Je crois qu'il faut amplifier le rôle du conseil général, car on observe aujourd'hui une judiciarisation des signalements. En effet, au lieu de conserver la responsabilité du dossier, le travailleur social préfère se dédouaner en alertant la justice qui est elle-même si embouteillée qu'elle ne peut traiter la question. Ainsi, à Angers, en dépit de leur bonne volonté, les services judiciaires n'ont pas pu constater la montée de la barbarie.

La coordination, tout le monde en parle, mais nous ne la voyons pas, d'autant que la justice ne parvient pas toujours à coordonner en son sein le parquet et le juge des enfants. Qui plus est, la jeunesse et la mobilité des juges sont telles que, paradoxalement, la continuité de l'État n'est finalement assurée que par les collectivités locales.

Bien évidemment, il ne saurait être question de renforcer le rôle des travailleurs sociaux tel qu'il est rempli aujourd'hui. Ils sont les seuls en Europe à entretenir un rapport exclusivement individuel avec les familles, alors qu'il faudrait impliquer le travail social dans le suivi de groupes d'habitants. Inspirons-nous des exemples étrangers : alors qu'en France le travailleur social est essentiellement axé sur la réparation, ailleurs il anime et travaille en réseau autour des familles.

Les départements ne traverseront dans de bonnes conditions l'acte II de la décentralisation que s'ils réussissent à mener une réflexion stratégique sur l'articulation de leurs compétences avec celles des communes. Il faut préserver la responsabilité des départements en matière de solidarité organisée et confier aux communes la prévention primaire et le développement social. On pourrait notamment réfléchir sur les possibilités de déléguer aux grandes villes à titre expérimental la protection maternelle et infantile, les services sociaux spécialisés et la médecine scolaire.

M. Paul Durning : Après neuf ans d'activité sur le terrain, je partage pleinement le sentiment de M. Sanchez sur l'importance du territoire dans la prévention. Je suis en revanche plus réservé à l'idée de compliquer le système institutionnel en créant des comités de pilotage plus lourds qui intègreraient les responsables municipaux.

S'agissant des pratiques de prévention, le bilan que prépare l'ONED pourrait donner l'occasion de faire le point sur la formation dans les IUFM. Mais je crains que ce bilan ne soit maigre et qu'il ne varie en fonction de la personnalité du directeur de l'IUFM et des enseignants concernés.

Dans les recherches sur l'enfance en danger, il est très difficile d'isoler les variables et nous ignorons donc largement le poids réel de la violence à la télévision. Ainsi, je dirais qu'on ne trouve pas de familles où les jeunes enfants regardent des films pornographiques et où il n'y ait pas d'autres problèmes. On se trouve face à des dysfonctionnements familiaux qui relèvent de la prévention ainsi que du soutien et de la formation des parents.

Je crois que la séparation entre la maltraitance, qui serait de la responsabilité de la justice, et le risque, qui serait de celle du département, ne peut pas fonctionner, car on se heurte au problème de la coopération des familles. Le partage entre les parquets et les départements se fait en fonction de trois critères : s'agit-il d'une situation « pénalisable » ? Y a-t-il urgence ? Y a-t-il coopération de la famille ? En outre, il existe une très grande disparité entre les départements et entre les substituts du procureur. Je crois donc qu'il conviendrait surtout de s'interroger sur les concepts de maltraitance et de danger tels qu'ils ont été définis dans la France de 1958, à un moment où le premier était presque absent du vocabulaire.

M. Arnauld Gruselle : En réponse à M. Baguet sur l'évaluation partagée et sur les signes indicateurs, le groupe de travail présidé par M. Philippe Nogrix fait trois propositions complémentaires : partager les signes indicateurs de souffrance en élaborant un outil de référence ; recueillir ces informations grâce à un dispositif adapté, en respectant strictement les règles de confidentialité ; créer, pour recueillir ces données, une cellule départementale de signalement.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Je rappelle, à propos du dépistage précoce, que, dans le cas d'un dysfonctionnement intrafamilial, en particulier de passage à l'acte de maltraitance, il y a un faisceau concordant de facteurs d'origines multiples. On est à la rencontre entre un contexte, des personnes qui se sont construites à partir de ce qu'a été leur propre enfance, et une relation conjugale particulière où on est parfois plus proche du cumul des différences que du soutien mutuel. Dès la naissance, on confronte la parentalité réelle avec l'idée qu'on s'en faisait, l'enfant de la réalité avec l'enfant idéal. Ce sont toutes ces données qui vont produire à un moment donné, dans un contexte donné, l'impossibilité d'apporter une réponse adaptée aux besoins exprimés par l'enfant, et instituer des attitudes inappropriées à l'instauration de liens structurant parents-enfants. Il est vrai que les conduites addictives sont parfois des facteurs aggravants, mais on est là dans une problématique multifactorielle, dont on ne peut faire une lecture linéaire. C'est donc la convergence des éléments qui permet de comprendre la situation de vulnérabilité ou les événements qui se produisent.

S'agissant de la prévention, il est évident que l'examen prénatal du quatrième mois, si on parvient à le généraliser, aidera à accompagner la femme pendant sa grossesse, et favorisera des échanges sur la façon dont elle la vit, ce qui peut permettre d'identifier des fragilités et de mettre en œuvre un processus d'accompagnement.

Il est vrai qu'il n'est parfois pas nécessaire de maintenir très longtemps les femmes à la maternité après l'accouchement. Mais nous avons beaucoup travaillé ces dernières années pour permettre aux professionnels d'identifier les signes de fragilité. Or, plus le séjour est court, moins ce travail d'observation fine peut être fait, et moins on anticipe les problèmes. Remplacer ce travail par un suivi à domicile, pourquoi pas ? Mais cela relèvera-t-il du secteur hospitalier ou d'un système d'hospitalisation ou d'intervention médico-sociale à domicile ?

Le certificat de santé au neuvième mois de l'enfant est toujours obligatoire, mais ne conditionne plus le versement des prestations familiales. Motivée par un souci d'économie de gestion, cette évolution n'a pas favorisé la surveillance médico-sociale.

M. Pierre-Christophe Baguet : Mais, bien que la visite reste obligatoire, elle n'a pas eu lieu dans l'affaire de Drancy...

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Toute la question réside dans la sanction réservée à l'obligation de visite. De fait, le contrôle par le versement des prestations familiales a disparu.

Les difficultés du secteur pédopsychiatrique empêchent les enfants en danger de bénéficier de soins dans des délais favorables. Ces difficultés relancent le débat sur la reconnaissance de la capacité de soins à des psychothérapeutes qui ne sont pas médecins de formation initiale. Les enfants dont nous parlons ont besoin d'un travail d'équipes pluridisciplinaires, et il serait dommage de devoir externaliser une prise en charge qui doit être, selon moi, médico-psycho-sociale.

M. Jean-Louis Sanchez : Cette vision très spécialisée de la prévention risque de faire l'impasse sur la nécessité d'impliquer les habitants dans la consolidation du système de protection de l'enfance. À Angers, tous les dysfonctionnements trouvent leur origine dans l'indifférence des habitants. La société a le devoir de rappeler aux populations les limites de la solidarité de délégation. Il faut aujourd'hui réinventer les formes d'une solidarité d'implication. C'était le point de vue de Marceline Gabel, quand elle disait que la protection de l'enfance est l'affaire de tous.

Mme Jacqueline Bruas : Le protocole dont j'ai parlé est un vœu pieu. Il faudrait rassembler les critères qui permettent de repérer qu'un couple est fragile et qu'un enfant éduqué par ce couple sera fragilisé et risque de passer à l'acte, sous la forme de prise d'alcool ou de drogue, d'abus sexuels, de pornographie. Je forme donc le vœu que nous parvenions à établir, tous ensemble, les critères qui font qu'un enfant se développe à peu près normalement.

Je crois beaucoup au recueil de la parole de l'enfant. Les enfants mentent peu, mais leur parole n'est pas toujours recueillie dans le bon contexte, par les bonnes personnes, dans une bonne ambiance. Pour autant, il faut respecter l'intimité de l'enfant, ne pas tout étaler sur la place publique, ne pas détruire son avenir.

Mme Christine Mariet : La sacralisation de la parole de l'enfant est une formule que n'utilisent pas les associations de défense des droits des enfants et qui devrait disparaître. Le problème n'est pas dans une tendance à la sacralisation, mais tient aux conditions dans lesquelles cette parole est recueillie. C'est là-dessus qu'il faut travailler.

Nous ne disposons malheureusement d'aucune étude relative à l'application de la circulaire de 1997 qui impose l'obligation de former les maîtres à repérer les dangers pesant sur l'enfant. Il serait utile de vérifier comment les académies s'en acquittent.

Prolonger la compétence de la PMI jusqu'à la fin de l'école primaire est une excellente idée qui devrait permettre un meilleur suivi médical des enfants.

Les dispositions de la loi du 17 juin 1998 relatives à l'équipement des brigades des mineurs en matériel audiovisuel donnent un bon exemple de réformes législatives non appliquées. Cet équipement n'est toujours pas installé, et les enfants sont encore interrogés dans de mauvaises conditions.

Mme Martine Brousse : La maltraitance physique, sexuelle ou psychologique touche tous les milieux, mêmes si les actes de violence sont davantage cachés quand ils se produisent dans des familles aisées. Ainsi, une tournante qui s'est déroulée à Versailles lors d'un rallye a-t-elle été tue. Elle ne le restera toutefois pas, puisque la jeune fille est désormais majeure et qu'elle veut porter plainte non seulement contre ses agresseurs, mais aussi contre sa famille qui lui a demandé de se taire au nom de son honneur...

Si on veut s'inspirer des exemples des autres pays, il faut en particulier mieux protéger les enfants pendant le temps de l'enquête, dès qu'on a un doute. Pour cela, il est important de disposer de lieux d'accueil d'urgence où les professionnels puissent intervenir.

Parmi les causes de maltraitance, la télévision, les cassettes vidéo-pornographiques et les jeux violents sont sans doute des facteurs aggravants. Mais c'est aussi un domaine où la loi n'est pas appliquée. Je siège à la commission de classification des films et je m'étonne que des journaux de télévision comme Télérama ne reprennent pas dans leurs programmes la mention des interdits aux moins de 12 ans ou de 16 ans. De même, alors que les jeux sont de plus en plus violents, il est très difficile de trouver une indication d'âge sur les boîtiers. Une interdiction pourrait être appliquée pour la vente des jeux aux mineurs, comparable à celle en vigueur pour la vente d'alcool. Enfin, il est important de souligner les effets néfastes d'internet, bien que ce dernier soit un outil extraordinaire quand il est bien utilisé. Il ne faut pas négliger les phénomènes d'accoutumance : installer un bébé de trois mois devant la télévision aura bien sûr des conséquences sur son développement. On commence d'ailleurs à y voir une des causes de l'hyperactivité.

Sur toutes ces questions très importantes, nous attendons beaucoup des politiques. Parler de causes sociétales doit conduire à poser la question de l'adaptation de la protection de l'enfance aux évolutions des valeurs familiales, à se demander ce qu'est un enfant dans une famille, ce que signifie être parents aujourd'hui. Je crois vraiment que l'origine du mal être des enfants est avant tout dans la société et dans les familles.

Nous sommes tout à fait d'accord pour que les enfants soient suivis par la PMI pendant toute leur scolarisation en école primaire, et nous demandons même que la médecine scolaire soit renforcée au collège et au lycée.

En ce qui concerne la question de la parole de l'enfant, aucune association de protection de l'enfance n'a jamais voulu sacraliser la parole de l'enfant. Ce sont les professionnels qui ont cherché à le faire. Nous, nous parlons de la souffrance qu'exprime cette parole. Quand on va chez le médecin parce qu'on a mal à l'estomac, le fait que les analyses ne montrent rien ne signifie pas qu'on n'avait pas mal... L'enfant met sur sa souffrance des mots et des gestes qui peuvent être mal interprétés par les adultes parce qu'ils ont été mal recueillis. Si La Voix de l'enfant a initié et créé, dès 1999, des permanences et unités d'accueil en milieu hospitalier pour les enfants victimes, c'est parce qu'elle est partie de l'idée que l'enfant était souffrant avant d'être plaignant, et que ce ne sont ni les policiers ni les magistrats qui sont les mieux à même de comprendre cette souffrance. Le corps médical a un rôle à jouer dans la recherche de ces causes : l'intervention d'un médecin permet d'éviter qu'une affaire ne dérape avant même de s'engager dans le circuit judiciaire. J'insiste donc particulièrement sur l'importance des unités d'accueil médico-judiciaires.

Concernant la situation des enfants étrangers, isolés et non accompagnés, La Voix de l'enfant intervient dans ce secteur depuis des années, en soutenant les programmes de ses associations membres, notamment en Roumanie ou au Maroc. Nous travaillons en Roumanie pour lutter contre la venue des mineurs non accompagnés en France et nous avons donc quelques difficultés à admettre qu'on parle de réseaux mafieux à leur propos. La plupart de ceux qu'on trouve en région parisienne ne sont pas sous la coupe d'une mafia, ils viennent de la région de Satu Mare. Or, alors que 150 à 200 d'entre eux sont accueillis par l'aide sociale de Paris pour un coût de 150 à 200 euros par jour, les associations qui, sur le terrain, par exemple à Negreşti, Satu Mare dans le pays d'Oaş, cherchent à développer la scolarisation et la formation, ne reçoivent pas un centime, au motif, nous dit-on, que cette intervention n'est pas imputable sur la même ligne budgétaire. Notre premier devoir n'est-il pourtant pas de tout mettre en œuvre pour qu'un enfant grandisse et s'épanouisse dans sa famille, et de faire en sorte pour cela qu'il soit scolarisé dans son propre pays ? Quand on va à Satu Mare où 100 euros représentent plus d'un mois de salaire, on voit les maisons superbes construites grâce à l'argent que procurent ces enfants... C'est pour cela que nous cherchons à favoriser le retour de l'enfant, mais la tête haute, avec un projet professionnel et avec un accompagnement sur place. C'est aussi ce que nous faisons en accompagnant le retour au Maroc par une formation professionnelle en France. Enfin, donnons à ces mineurs, quand ils sont prostitués, la possibilité d'être représentés en justice, ce qui n'est souvent pas le cas lors d'une comparution directe qui empêche même qu'ils soient présents et défendus.

S'agissant de la pédopsychiatrie, je crois en effet qu'il conviendrait qu'une consultation devant un psychologue clinicien puisse être remboursée. Il est inadmissible que les enfants victimes attendent trois mois une consultation, alors que, pendant ce temps, leur situation continue à se dégrader. Ensuite, les enfants ont surtout besoin d'un accompagnement psychologique plutôt que d'une prise en charge pédopsychiatrique. D'ailleurs ils nous disent souvent : « le malade, ce n'est pas moi, c'est lui »...

Je partage l'enthousiasme de M. Sanchez concernant la décentralisation. Cependant, tout ne se passe pas aussi bien que ce qui vient de nous être présenté. Il faut reconnaître que des enfants ont la malchance de naître dans certains départements et qu'il n'y a pas d'égalité en matière de protection de l'enfance. C'est pour cela que, si de nouvelles lois ne sont pas nécessaires, il me semble en revanche qu'une loi d'orientation serait utile, car elle favoriserait un grand débat national sur la protection de l'enfance, comme celui qui a eu lieu sur la grande pauvreté. Elle permettrait aussi de s'interroger sur les moyens qu'il convient de mettre en œuvre pour une véritable protection de l'enfance.

M. le Président : Je vous sais gré de terminer sur cette notion éminemment républicaine d'égalité que nous essayons de porter. Merci à tous pour la qualité de vos interventions et pour la richesse de vos propositions qui contribueront grandement à notre réflexion.

Audition de Mme Marie-Thérèse Hermange(1), sénatrice

(Procès-verbal de la séance du 25 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous accueillons Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice. Comme vous le savez, la Mission d'information réfléchit depuis plusieurs semaines sur les moyens d'améliorer notre dispositif de protection de l'enfance. Vous avez réalisé des travaux importants sur l'application de la Convention internationale de droits de l'enfant et les modalités de prise en charge des enfants. Nous avons tous à l'esprit le rapport que vous avez remis en 2002 au Président de la République, intitulé : « Les enfants d'abord : cent propositions pour une nouvelle politique de l'enfance ». Nous avons également noté que vous avez récemment remis au Premier ministre et au ministre de l'intérieur un rapport sur la sécurité des mineurs, rédigé en collaboration avec M. Luc Rudolph, inspecteur général de la police nationale. De ce fait, nous attachons beaucoup d'importance à votre témoignage et nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre réflexion et de vos propositions sur les moyens de renforcer l'efficacité et la coordination des services chargés de la protection de l'enfance, ainsi que sur l'accompagnement des familles en difficulté.

Mme Marie-Thérèse Hermange : J'ai en effet été conduite à essayer d'opérer une synthèse sur la politique de sécurité des mineurs ou de protection de l'enfance, d'abord en 2002 et, tout récemment, dans le rapport que j'ai co-rédigé avec M. Luc Rudolph. Les propos et recommandations formulés dans ces deux rapports proviennent aussi de mon expérience vécue à Paris, où, durant la mandature 1995-2000, j'avais en charge l'Assistance publique. Lorsqu'il existe une volonté politique, il est possible de coordonner les différentes institutions pour conduire des actions au profit des personnes âgées ou de l'enfance. Compte tenu de la décentralisation, nous formulons tous, notamment dans les domaines sanitaire et social, cette nécessité de coordination, mais elle n'intervient qu'au niveau administratif et de façon anonyme. Or toutes les politiques de prise en charge des personnes les plus vulnérables doivent être conduites dans une volonté de partenariat au plus près de l'homme - y compris pour régler des problèmes comme celui du secret professionnel partagé -.

La protection de l'enfance est l'affaire de tous ; elle ne peut être assurée sans la participation de l'ensemble de la population et des acteurs qui côtoient des enfants : parents, milieu éducatif, collectivités territoriales, État et secteur associatif. Tous, à un titre ou à un autre, ont des forteresses à faire tomber. Je pense que la problématique de la protection de l'enfance n'est pas le manque de dispositifs, mais la nécessité de changer de regard pour conférer à cette politique une approche multidisciplinaire. Il faut solliciter les institutions de la transmission que sont la famille et l'école, grâce à des politiques ambitieuses visant à apporter un soutien adapté au mineur et à son environnement avant qu'une situation de crise n'advienne. C'est aussi, en termes de champs d'action, s'attacher à une approche multidisciplinaire, seul moyen d'appréhender et de répondre à la complexité des situations. Cela m'a conduite à recommander des actions ordonnées autour de six grands axes.

Il faut pouvoir se faire une meilleure idée de la réalité en généralisant les outils statistiques et de connaissance. J'ai été frappée de constater que le ministère de l'intérieur connaissait très mal les politiques conduites par l'aide sociale à l'enfance (ASE). Compte tenu de la diversité des dispositifs, les outils statistiques sont éparpillés. Le ministère de l'intérieur dispose des statistiques de la police et de la gendarmerie sur les faits touchant des mineurs, mais il est incapable d'adjoindre à ces statistiques les données sur l'enfance en danger issues des travaux de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée ou d'autres organismes.

Il est fondamental de mettre en place un axe préventif permettant d'agir au plus tôt, avant que le cancer ne se propage, c'est-à-dire de substituer une politique de prévenance à une logique de réaction. Cette action doit être conduite dès le plus jeune âge, voire dès le stade de la grossesse. Comment se fait-il que, dans une ville comme Paris, 10 000 enfants - 5 000 dans nos établissements et 5 000 soutenus par des dispositifs d'aide à domicile - soient pris en charge par l'ASE ? Comment se fait-il qu'ils soient 4 000 dans les Hauts-de-Seine et environ autant dans le Nord ? Bref, pourquoi au total 150 000 enfants, dans notre pays, ont-ils besoin d'un soutien de l'ASE, et pourquoi sont-ils pris en charge aussi tard ? Un gynécologue du Var a créé, dans son service, un staff de parentalité pour essayer de regarder la grossesse autrement qu'à travers sa dimension physiologique, en écoutant la mère afin de détecter les déliaisons familiales. Il a emprunté cette voie le jour où il a appris qu'une femme qu'il avait suivie pendant sa grossesse avait défenestré son enfant. Ce staff de parentalité regroupe des équipes hospitalières qui offrent un service pédiatrique, gynécologique et social, ainsi que des professionnels issus d'institutions extérieures. Lorsqu'il perçoit un dysfonctionnement, il peut délivrer une ordonnance, afin d'accélérer l'obtention d'une prestation, d'un logement ou d'une prise en charge psychiatrique ou psychologique. À partir de cette expérience, nous avons initié à Paris des politiques pour soutenir les parents dès la naissance après une observation pendant la grossesse, et nous nous sommes efforcés d'assurer le suivi à la sortie de la maternité. Les 2 500 femmes qui accouchaient chaque année à l'hôpital Lariboisière disposaient ainsi d'un suivi à domicile pendant quinze jours. Ce suivi s'effectuait en partenariat entre trois acteurs : la caisse primaire d'assurance maladie intervenait pour le suivi médical, la caisse d'allocations familiales pour le suivi social, le département de Paris pour le suivi psychiatrique.

Cette politique de coordination, pour mieux prévenir, requiert un référent. J'estime que celui-ci est à trouver là où évolue l'enfant : la démarche de reliance, de coordination, de dialogue entre les partenaires, doit se faire à la maternité autour du gynécologue, à la crèche ou à l'école autour de la directrice d'établissement, au collège autour du principal. Le référent est à chaque fois différent, mais c'est lui qui porte la problématique. Dans l'affaire de Drancy, le médecin scolaire et celui de la PMI étaient au courant, mais ils se sont échinés à travailler séparément, sans lisibilité d'ensemble.

J'en arrive à la problématique du partage du secret professionnel. Il existe des secrets utiles. Lorsqu'une équipe, tel un staff médical, s'installe pour mieux environner l'enfant, nul n'est besoin de raconter tout à l'ensemble des professionnels. Chaque professionnel ne peut pas tout comprendre de la situation d'un enfant. Il s'agit simplement d'exposer les situations préoccupantes pour que la directrice de crèche, la travailleuse sociale et le médecin se communiquent les bonnes informations, par exemple sur une fratrie.

Le maire n'a pas les moyens d'assurer la coordination et, de surcroît, dans certaines communes, il est trop proche des problèmes. En revanche, il doit se mettre à la disposition du président du conseil général pour mettre en place des politiques complémentaires. Quand le président du conseil général veut conduire telle politique de prévention, celle-ci ne sera pas efficace si le maire n'ouvre pas les portes de sa crèche.

Vous m'avez demandé si je partageais l'analyse de Mme Claire Brisset sur les inégalités observées entre départements. Ceux-ci sont évidemment très inégaux en taille, en ressources et en moyens humains, et des différences existent aussi au sein de chacun d'entre eux. L'objectif est de tendre à assurer l'égalité de traitement, et ce qui me paraît fondamental n'est pas tellement les écarts de coût, mais la façon dont un enfant est pris en charge : bénéficie-t-il d'un cadre de vie adapté ? A-t-il les mêmes droits scolaires que les autres enfants ? Les familles dont les enfants sont pris en charge par l'ASE sont-elles bien suivies par le département ? En somme, il faut que les droits des enfants et des familles soient respectés partout.

S'agissant de l'accompagnement des familles en difficulté, j'ai proposé, pour éviter les placements d'urgence, de créer des relais d'accueil et de prévention de la petite enfance, situés à la lisière de la commune et du département. Ces structures sont difficiles à monter parce qu'elles relèvent à la fois de l'aide sociale à l'enfance et de l'action sociale municipale qui appliquent des prix de journée différents. À Paris, nous avons créé une structure pour accueillir les enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre et écouter les problèmes de la famille. Cette structure assure une prise en charge globale, et permet d'apprécier si l'enfant doit ou non être confié à l'ASE. Il est impératif que chaque département dispose d'une structure de ce type et, pour faciliter sa constitution, les réglementations appliquées par les conseils généraux et les caisses d'allocations familiales doivent être harmonisées.

La nécessité de faire de la sécurité des mineurs et de la protection de l'enfance l'affaire de tous devrait conduire à un grand débat national permettant à l'ensemble de la population de compléter les propositions déjà émises sur le sujet. Nous réfléchissons dans des cénacles relativement fermés, alors que nous ne détenons pas la vérité. D'autres idées peuvent émerger, d'autant que des départements et des communes ont aussi mis en place des innovations susceptibles d'être généralisées sur l'ensemble du territoire. Dans mon rapport, pour chaque axe, sont détaillés l'objectif général, le plan d'action, la modalité de mise en œuvre, les acteurs concernés, le délai et le coût. Vous trouverez donc facilement ce qui, parmi ma cinquantaine de propositions, ressort du domaine législatif.

M. le Président : Nous avons beaucoup engrangé, ces dernières semaines, à travers des tables rondes et des auditions d'acteurs variés, ce qui nous a donné accès à des avis très divers. À propos de la législation, les avis divergent fortement : certains, rares, préconisent de modifier la loi en profondeur, d'autres proclament qu'il ne faut que la toiletter, les derniers demandent surtout l'application des dispositions en vigueur. Pensez-vous qu'il faille produire une grande loi, ajouter des mesures aux textes existants pour les adapter à l'évolution des réalités sociales ou s'appuyer sur la législation en vigueur ?

Vous avez parlé de « forteresses », d'institutions qui communiquent mal et se coordonnent peu, ce qui fait que des situations graves sont souvent décelées tardivement, empêchant tout travail préventif. Les communes, qui ne sont pas les institutions référentes, revendiquent un rôle plus important. Faut-il leur confier de nouvelles missions ?

Vous recommandez que le signalement de l'absentéisme scolaire auprès des caisses d'allocations familiales relève des proviseurs et non des inspecteurs d'académie. Quelle est la genèse de cette proposition ?

Enfin, vous émettez l'idée de dispositifs spécifiques, notamment pour éviter l'engorgement de l'ASE. Au-delà de ce souci de régulation, quelles solutions envisagez-vous pour essayer de répondre à ce problème ?

Mme Martine Aurillac : J'ai été extrêmement intéressée par l'exposé de Mme Hermange, avec laquelle je suis d'accord sur bien des points, notamment sur le choix de l'institution référente. Il faut que le maire intervienne, d'une façon ou d'une autre, en complément du président du conseil général, dans un souci de coordination mais aussi de proximité avec les familles et les enfants. Les staffs de parentalité sont certes difficiles à mettre en place, mais particulièrement efficaces. Naturellement, il est crucial de coordonner les moyens qui sont à notre disposition. Nous avons en main tous les outils ; ce qui manque, c'est de pouvoir les faire jouer ensemble puis d'instaurer une évaluation cohérente. Ces outils sont très nombreux. Estimez-vous certains d'entre eux superflus ? Certaines structures ne font-elles pas double emploi, ne se contredisent-elles pas ?

Mme Marie-Thérèse Hermange : Mon témoignage est inspiré par mon expérience d'élue parisienne. C'est au moment où j'ai été chargée de l'assistance publique, en plus de la politique sociale, que j'ai compris pourquoi tant d'enfants arrivaient à l'aide sociale à l'enfance. J'ai en effet pu mesurer l'absence d'échanges entre trois institutions chargées de la politique sociale, à savoir les structures chargées des personnes âgées - pour lesquelles nous avons dû inventer les plates-formes gérontologiques, que Mme Martine Aubry a reprises -, les centres locaux d'information et de coordination, et les structures d'accueil des enfants. Si j'ai pu impulser une politique de coordination et de complémentarité, c'est parce que je disposais d'une délégation du maire, tout en étant conseillère générale. J'avais la volonté politique de faire tomber ces forteresses, mais j'ai dû me donner du mal : il m'a fallu organiser pas moins de 200 réunions pour impulser les staffs de parentalité dans chaque maternité, car personne n'en voulait.

Je ne pense pas qu'il faille modifier le dispositif national pour faire du président du conseil général le responsable de la prévention et du maire le référent. Le maire doit se mettre à la disposition du conseil général dans un rôle de complémentarité, et le référent doit être le chef du staff de parentalité, là où se trouvent les enfants, à l'intérieur de la crèche ou du collège, tout en étant environné par d'autres intervenants. Pourquoi déplacer cette responsabilité vers le maire, dont le rôle n'est pas forcément d'examiner des situations individuelles ? Le maire de Paris, de Marseille, de Dijon ou d'Angers n'aura jamais la faculté d'aller au plus proche de ce qui se vit dans l'intimité. La coordination, la reliance, le dialogue doivent intervenir là où vit l'enfant. Et la transmission peut s'opérer dans deux espaces : l'école et la famille.

Avant que l'inspecteur d'académie ne prenne connaissance de la situation préoccupante de l'enfant, il peut se passer des mois au cours desquels des drames se fomentent. Certains enfants arrivent à l'ASE au bout de huit ans, après avoir rencontré près de vingt intervenants, chacun connaissant leurs drames familiaux. De même, il est inadmissible que des enfants restent en placement provisoire pendant quatre ans. Confier le signalement de l'absentéisme social au directeur d'école ou au principal de collège donnera au dispositif plus de proximité, de rapidité d'intervention, et améliorera la connaissance de ce qui se passe à l'intérieur du foyer familial et du foyer scolaire.

Je ne crois pas qu'il faille créer des structures supplémentaires. En tout cas, les outils existants ne sont pas suffisamment utilisés. Il faut avant tout commencer le suivi dès la naissance : une structure de PMI doit donc être installée dans chaque maternité. C'est ce que nous avions fait à Paris : nous avons permis chaque année à 1 700 femmes de recouvrer des droits sociaux qu'elles ignoraient, en améliorant leur suivi médical. Toutes les institutions ne jouent donc pas pleinement leur rôle, parce qu'elles ne sont pas exploitées au mieux, et parfois parce qu'elles n'en ont pas les moyens.

Sur l'opportunité de modifier la loi, je suis très dubitative. La difficulté de notre politique vient du double système judiciaire et administratif, avec des forteresses conséquentes au sein même de chaque circonscription administrative. Une mise à plat, tous ministères confondus, est nécessaire et, sur cette base, nous pourrons peut-être, comme au Canada, élaborer une grande loi d'orientation établissant des normes sur la protection de l'enfance et le signalement. Si l'ensemble des ministères parviennent à établir des liens, les professionnels de terrain suivront.

M. Bernard Debré : Je suis frappé par la multiplicité et le chevauchement des structures, et je serais moi-même assez favorable à une grande loi d'orientation, ce qui permettrait d'y voir plus clair.

Mme Marie-Thérèse Hermange : Cette idée m'est venue après avoir lu la loi d'orientation élaborée au Québec. Il serait intéressant que vous la consultiez pour comprendre son esprit : c'est une charte qui décrit moins des mécanismes que des grands principes. Peut-être une telle démarche ouvrirait-elle un nouveau départ pour la protection sociale, domaine dans lequel les professionnels sont quelque peu déboussolés ? C'est l'affaire de tous.

Mme la Rapporteure : Qui accomplirait le suivi de l'accouchement à domicile ? La PMI ? Les maternités ? Et comment les accouchées seraient-elles sélectionnées ?

Mme Marie-Thérèse Hermange : Dès lors qu'une structure de PMI existe dans chaque maternité et que l'équipe médicale et sociale suggère un suivi, celui-ci peut être assorti d'aide psychologique ou encore matérielle. En Hollande, toute femme, pendant un mois après son accouchement, bénéficie d'un suivi à domicile. À Paris, nous avions dû nous contenter de douze jours qui est la durée maximale de suivi prévue par le code de la santé publique pour les femmes ayant subi une césarienne.

Dans deux maternités parisiennes, nous avions créé une maison des bébés et des parents, sur le modèle des maisons vertes de Françoise Dolto. Il s'agit d'un lieu ouvert, intermédiaire entre l'espace public et l'espace privé, où toute femme pouvait se rendre une demi-journée par semaine, de façon anonyme et gratuite, avant, pendant ou après la grossesse, pour recevoir un conseil. J'ajoute que de telles structures ne coûtent pas cher, car elles peuvent occuper des locaux sous-utilisés. Elles requièrent simplement de la volonté. Ce qui est très difficile, dans la politique de protection de l'enfance, c'est de manifester à la fois une autorité suffisante et une certaine souplesse dans le suivi, en faisant la part de l'espace public et de l'espace privé.

M. Bernard Debré : Il faut toujours se méfier des généralisations : toutes les femmes n'ont pas besoin d'un suivi à domicile ; chacune d'entre elles doit en avoir la possibilité, c'est différent.

Mme Marie-Thérèse Hermange : Vous avez raison. Le département du Loiret offre un espace de débat préalable aux décisions relevant de la protection de l'enfance, et a modifié la culture du signalement en faisant en sorte que celui-ci soit perçu par les familles comme un soutien plutôt que comme une menace. Quiconque place son enfant risque en effet d'être catalogué toute sa vie comme mauvais parent.

J'ai voulu témoigner devant vous d'une expérience d'adjointe au maire et conseillère générale de Paris. Le principal enseignement que je tire de cette expérience est qu'il est important que le législateur essaie de relier les politiques nationales et les actions menées localement.

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et de nous avoir fait part de vos observations, dont nous nous efforcerons de faire le meilleur usage.

Audition de Mme Michèle Créoff, directrice de l'enfance et de la famille
du département du Val-de-Marne


(Procès-verbal de la séance du 25 mai 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : J'ai le plaisir d'accueillir Mme Michèle Créoff, directrice de l'enfance et de la famille du département du Val-de-Marne. Inspectrice de l'aide sociale à l'enfance en Seine-Saint-Denis pendant huit ans, vous avez ensuite été chargée du dossier de l'enfance maltraitée à la direction générale de l'action sociale et vous travaillez depuis décembre 2001 au conseil général du Val-de-Marne. Vous avez par ailleurs écrit plusieurs ouvrages relatifs à la protection de l'enfance. Votre expérience nous intéresse tout particulièrement et je souhaiterais que vous nous fassiez part de vos réflexions sur la détection des enfants en danger et les modalités de leur prise en charge, ainsi que sur l'organisation de notre dispositif de protection de l'enfance.

Mme Michèle Créoff : Je suis très honorée de votre invitation. Après avoir analysé le dispositif actuel, je tracerai quelques pistes de propositions qui rejoindront sans doute des propositions qui vous ont déjà été soumises.

Notre dispositif est complexe. Depuis la première décentralisation, la compétence est partagée entre les conseils généraux et les autorités judiciaires spécialisées. De surcroît, chaque conseil général, sur son territoire, organise son action comme il l'entend, et celle-ci se superpose avec d'autres prises en charges - en matière psychiatrique, hospitalière, pédiatrique, de handicap et évidemment dans le champ pénal. Cette complexité est particulièrement préjudiciable, car elle dessert la lisibilité et la sûreté du dispositif, et notamment la traçabilité du signalement. En définitive, chacun s'organise comme il le souhaite alors que la commande publique appelle au contraire un dispositif lisible et sûr. Ce paradoxe se traduit par l'absence de certains maillons et un manque de moyens, par des incompréhensions et parfois par des drames.

Cette complexité a été aggravée par les lacunes des dispositifs d'évaluation. Les situations étant de plus en plus complexes, les outils d'évaluation des professionnels demandent de plus en plus de spécialisation et de coordination. Or, depuis quinze ans, les outils de référence sont en panne : il n'y a pas de concepts partagés et par conséquent pas de coordination. C'est un travers très français : chaque équipe réfléchit dans son coin et tire une généralité des cas qu'elle traite, sans jamais les mettre en cohérence avec les analyses des autres intervenants. La protection de l'enfance est aussi l'un des rares champs de connaissance dépourvus de reconnaissance universitaire. On demande donc à nos professionnels d'évaluer ensemble les situations, alors qu'ils ne disposent pas de glossaire commun, ce qui peut conduire à de l'incompréhension, des rivalités institutionnelles et des incohérences. Les usagers, déjà en grande difficulté, sont dans l'incapacité de comprendre l'attente que nous avons vis-à-vis d'eux, puisque nous ne pouvons pas l'objectiver et l'expliciter clairement.

Pour ne rien arranger, la commande publique n'est pas claire non plus. On déclare publiquement - et on écrit dans le code civil - que l'objectif de la protection de l'enfance est le maintien ou le retour en famille : les magistrats doivent donc s'efforcer de recueillir l'avis des familles et de grandes campagnes publiques sont régulièrement organisées sur les droits des parents, au risque de stigmatiser le dispositif de protection de l'enfance, dénoncé comme illégitime et « rapteur » d'enfants. En réalité, nous élevons des enfants - 20 à 30 % de ceux qui nous sont confiés - et personne ne parle de cette deuxième partie de la commande publique, qui reste par conséquent désorganisée, comme si elle était un peu honteuse, secondaire, à la marge. Elle est donc privée de moyens et risque d'être exercée au détriment de la stabilité affective des enfants. Cela provoque des remous importants sur le terrain, le malaise des professionnels les empêchant de laisser libre cours à leur créativité et de se doter d'outils d'évaluation objectifs. Pour chaque enfant confié à l'aide sociale à l'enfance, il faudrait pourtant clairement demander s'il faut privilégier un retour en famille ou au contraire prévoir l'organisation d'une co-éducation, d'une suppléance parentale. Or personne n'ose poser la question et les choix se font par défaut.

Enfin, les politiques territoriales étant très diversifiées, l'État a limité son pilotage. Cela peut se comprendre au regard du principe de libre administration des collectivités territoriales, mais la protection de l'enfance requiert de la sécurité. Le dispositif de protection de l'enfance est le seul, avec celui de l'enfance inadaptée, à ne suivre aucune norme d'encadrement, aucune norme de composition d'équipe, aucun référentiel national, alors qu'il s'agit de la population la plus vulnérable. Un département peut parfaitement monter un foyer de l'enfance sans aucun éducateur.

Quelles mesures seraient susceptibles de pallier cette complexité ? Pour l'instant, le problème a toujours été abordé par petits bouts, sur des thèmes très techniques, sans vision d'ensemble, alors qu'il est important que les propositions s'élaborent dans le cadre d'un large débat public. Il faudrait s'attacher à organiser le circuit du signalement, de façon à ce qu'il soit compréhensible et utilisé par tous. Il convient de préciser la commande publique en affirmant que notre mission première est la protection de l'enfant, la défense de son intérêt. Il n'est pas question de définir l'intérêt de l'enfant en opposition aux droits de parents : l'enjeu, pour la représentation nationale, est de trouver un équilibre démocratique entre deux droits fondamentaux, celui des enfants à être protégés et celui des parents à exercer leur autorité parentale. Il importe ensuite de produire des normes nationales, autour d'engagements précis. Cela appelle, de la part de la puissance publique nationale et territoriale, un contrôle et par conséquent une animation du dispositif, à partir de référentiels partagés et construits dans le cadre d'un consensus entre les professionnels et les pouvoirs publics.

M. le Président : Merci pour la richesse de votre propos. Nous avons effectivement pris conscience de cette complexité à travers les auditions et les tables rondes auxquelles nous avons procédé. Je retiens votre souci de retrouver de la cohésion à l'échelle nationale et votre vœu de voir l'État s'investir davantage dans la définition de normes, y compris pour garantir l'égalité territoriale, enjeu républicain de première importance. Vous avez aussi parlé d'évaluation ; de fait, les dispositifs, pour être sûrs, doivent être validés.

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous déplorez l'absence de normes et vous faites appel à l'État. Mais demandez-vous au législateur qu'il intervienne, comme pour l'école, en définissant des normes, des programmes, une évaluation, une reconnaissance universitaire, chaque conseil général - celui du Val-de-Marne est très en pointe à cet égard - étant ensuite libre d'agir de son mieux ?

Mme Michèle Créoff : Si on laissait les conseils généraux libres d'agir de leur mieux, un manque d'investissement pourrait très rapidement déboucher sur des drames. C'est pourquoi j'en appelle à l'édiction de normes nationales.

Quand la protection de l'enfance a été décentralisée, en 1983, les enjeux ont été clairement affichés : il s'agissait de ne pas la couper de la protection maternelle et infantile ni des services sociaux, dans un souci de cohérence dans la prévention et de prise en charge globale de la famille. Mais il s'agit d'une compétence très spécialisée, qui requiert de surcroît un effort financier énorme au regard du nombre limité d'usagers concernés dans chaque département
- dans le Val-de-Marne, la protection de l'enfance mobilise plus d'un quart du budget d'action sociale alors qu'elle ne concerne qu'environ 0,1 % de la population juvénile -. Les conseils généraux ont investi la protection de l'enfance en termes de moyens, sans préciser les orientations qu'ils privilégient. Les résultats de cette politique sont peu visibles pour l'électeur du canton. Elle permet cependant d'empêcher que des drames surviennent et porte ses effets sur dix ou quinze ans.

Il ne faut donc pas se contenter de demander aux collectivités territoriales de faire de leur mieux, mais fixer au niveau national le minimum pour que la sécurité des enfants soit garantie, chaque collectivité territoriale pouvant ensuite mettre son supplément d'âme.

M. le Président : Si le dispositif est visible, c'est surtout eu égard à ses lacunes...

Mme Henriette Martinez : Pensez-vous qu'une grande loi de protection de l'enfance soit nécessaire en France ? Si oui, celle-ci devrait-elle définir des règles, des outils d'évaluation, des moyens éducatifs et prévoir les modalités de coordination entre services ? Ne faudrait-il pas que cette loi s'adresse également à la justice en imposant une évaluation de l'enfant appuyée sur une expertise scientifique ?

Ne convient-il pas d'inverser la logique, prédominante parmi les travailleurs sociaux et les magistrats, consistant à considérer que l'autorité parentale est sacro-sainte et inviolable ? Il arrive qu'un enfant soit retiré à sa famille d'accueil au motif qu'ils se sont trop attachés l'un à l'autre ! Comment modifier les mentalités si ce n'est par le biais de la loi ? Les mêmes règles doivent s'imposer partout en France. Or la protection de l'enfance n'est qu'un volet parmi d'autres de la politique sociale des départements, et les problèmes sont souvent traités en urgence. Les enfants sont parfois moins bien protégés que les animaux - en tout cas, dans les Hautes-Alpes, on prête davantage attention aux loups -.

Mme Michèle Créoff : Une loi-cadre précisant et rationalisant la commande publique est impérative pour que nous nous y retrouvions. À la suite d'une campagne d'ATD-Quart Monde, relayée par Libération, qui laissait entendre que les enfants étaient retirés de leur famille parce qu'ils n'avaient pas les moyens d'acheter de baskets Nike, j'ai reçu des témoignages de travailleurs sociaux totalement désabusés. Ces professionnels n'ont pas coutume de s'exprimer dans la presse par respect du secret professionnel et de l'intimité des familles, mais ils attendent une précision de la commande publique. Quelles sont les limites de la protection des enfants au regard de l'autorité parentale ? Qu'est-ce qui prime en cas de conflit ? Quel est l'intérêt supérieur de l'enfant ? Seule la représentation nationale peut répondre. Cette problématique s'applique d'ailleurs autant au champ médico-social qu'à l'autorité judiciaire. La définition du danger est trop étroite, trop sujette à caution pour demeurer le seul concept de base de l'organisation de notre dispositif. Mais une loi sera efficace et cohérente à condition qu'elle ne se contente pas de poser des cadres : elle doit se soucier de la mise en œuvre, des normes, des référentiels et de l'évaluation, et être régulièrement questionnée en toute transparence.

Mme la Rapporteure : Je suis très sensible à l'idée d'imposer des normes nationales, applicables sur tout le territoire : l'État doit donner un sens à la protection de l'enfance. La commande est complexe car la pratique est réputée honteuse : le placement est perçu comme un échec et le retour dans la famille comme l'objectif permanent. Cela dit, comme pour l'accueil de la petite enfance ou les assistants familiaux, produire des normes beaucoup trop strictes conduit à fixer des objectifs inatteignables et restreint la souplesse. Ne pensez-vous pas qu'il serait préférable de fixer par une loi-cadre les grands principes, puis de confier à des conférences de consensus le soin de se pencher sur les bonnes pratiques ? Autour de qui organiser ces conférences ? Autour du ministère ? De la Défenseure des enfants ? Des conseils généraux ?

Mme Michèle Créoff : J'ai longtemps pensé comme vous et œuvré, avec d'autres, pour tenter d'organiser des conférences de consensus et d'élaborer des référentiels partagés. Mais, après quinze ans, vous me voyez un peu désabusée, car je constate que les champs professionnels sont de plus en plus spécialisés, éclatés sur le territoire et déconnectés. Je me résous par conséquent à penser que, pour donner un signal fort, il faut fixer des normes précisant des conditions minimales en dessous desquelles la sécurité de l'enfant n'est pas assurée. Dans certains foyers de l'enfance, le seul éducateur en titre est le chef du service éducatif, alors qu'un minimum de qualification devrait tout de même être requis pour s'occuper des enfants les plus vulnérables. L'existence de normes minimales n'empêche pas qu'il faut produire des référentiels et des bonnes pratiques. J'attends beaucoup du nouvel Observatoire national de l'enfance en danger, même si les moyens mis à sa disposition sont nettement insuffisants. Lorsque j'étais chargée du dossier de l'enfance maltraitée au ministère, j'ai voulu lancer une enquête sur le nombre d'enfants maltraités signalés au juge, mais je n'ai jamais pu trouver l'opérateur susceptible de réaliser cette étude. Cette expérience montre la nécessité de créer une structure capable de piloter la recherche sur l'enfance en danger. Il faut se doter de moyens pour connaître les publics, les parcours, et ainsi organiser les politiques publiques.

M. le Président : Seriez-vous favorable à une réforme du dispositif institutionnel, et en particulier à une modification du rôle central du conseil général ? La question a été abordée lors d'une table ronde sur le cas de Drancy. Il ne s'agit pas d'introduire une complexité supplémentaire, mais de profiter d'une réforme pour, le cas échéant, redistribuer les cartes institutionnelles pour donner davantage de place aux maires. Par ailleurs, quel regard portez-vous sur le secret professionnel partagé ?

Mme Michèle Créoff : Les certificats médicaux que reçoit en principe la PMI du département sont des outils de vigilance précieux. Or le taux de réponse, qui atteint 90 % pour le huitième jour, tombe à 50 % pour le neuvième mois et à 30 % pour le vingt-quatrième. Il ne serait tout de même pas trop compliqué de bâtir un lien entre la caisse d'allocations familiales et la PMI pour que les enfants non suivis soient signalés par la première à la seconde et qu'une visite à domicile soit diligentée. Avec un tel dispositif, les enfants de Drancy auraient été repérés beaucoup plus tôt. Il faut un clapet de sécurité pour sonner l'alarme. Dans certains départements, les signalements sont organisés territorialement ; dans d'autres, au contraire, ils sont centralisés. Dans le Val-de-Marne, le nombre de situations signalées est passé de 900 à 1 800 en l'espace d'un an, simplement parce que nous avons instauré un système départemental centralisé, offrant une écoute au voisin, au médecin traitant, à l'agent de la crèche, à l'animateur de centre de loisir. Il faut centraliser les informations pour garantir la sécurité de l'enfant.

Mme la Rapporteure : Des familles évitent le suivi de leurs enfants en déménageant avant l'intervention de la justice. Le seul fil rouge est finalement la déclaration des enfants à la caisse d'allocations familiales ou leur inscription à l'école. Le ministère de l'éducation nationale montrent une certaine réticence à assurer la continuité du signalement, les caisses d'allocations familiales ne sont-elles pas bien placées pour l'exercer efficacement ?

Mme Michèle Créoff : La PMI informe la caisse d'allocations familiales de toutes les suspensions d'agrément d'assistante maternelle pour faire cesser les versements d'allocation. En retour, la caisse devrait informer la PMI de l'absence de production des certificats de santé obligatoires. Mais encore faut-il que les caisses soient clairement investies de cette mission. Reste à définir un chef de file pour éviter la dilution de la responsabilité et distinguer entre les cas nécessitant de la prévention, de l'accompagnement, et ceux appelant une intervention de l'autorité judiciaire : cet auteur institutionnel est très clairement le conseil général.

Dès que nous évaluons une situation, nous opérons sans le dire dans le secret partagé. Une restriction de son champ d'application est peut-être nécessaire car l'intimité des familles et des individus est en cause : il faut y recourir exclusivement dans l'intérêt de l'enfant. Et seules les informations nécessaires à l'évaluation doivent être partagées. Pour une synthèse sur une famille, vingt partenaires sont parfois réunis autour de la table ! La gestion du secret partagé devient alors très compliquée, alors que, faut-il le rappeler, près de deux enfants décèdent chaque semaine de maltraitance.

Je voudrais dire quelques mots sur les missions dérogatoires du droit commun confiées aux professionnels. Sans autorisation des parents, ni le médecin scolaire ni celui de la PMI n'est habilité à regarder si l'enfant porte des traces de coups. Ils le font quand même en catimini. Si l'on veut vraiment confier une mission de protection de l'enfance aux médecins de santé publique, il faut les autoriser à examiner l'enfant sans autorisation parentale. Il n'est pas question de faire la traque aux bleus, mais d'autoriser certains professionnels spécialisés à constater la souffrance de l'enfant.

Mme Henriette Martinez : Dans le même ordre d'idée, ne faudrait-il pas faire en sorte que l'enfant en danger puisse être interrogé hors de la présence de ses parents et sans leur autorisation ?

Mme Michèle Créoff : Je suis réservée sur les révélations d'un enfant. Nous intervenons peu à la suite de telles révélations : lorsqu'il n'est pas en confiance, l'enfant ne révèle rien et donne à penser que tout va bien car il se sent en danger immédiat. Plutôt que de convoquer l'enfant à la parole, il conviendrait de former les professionnels pour qu'ils sachent décrypter ses signes de souffrance. À l'hôpital de Flandre, à Lille, les professionnels suspectant une situation de souffrance peuvent négocier une hospitalisation en pédiatrie, afin qu'une équipe pluridisciplinaire effectue un diagnostic partagé. Un sas neutre de ce type sécurise la famille : une hospitalisation est moins stigmatisante que l'intervention de l'assistante sociale. Il est au demeurant très rare que les parents refusent cette expertise intermédiaire et, en cas de refus, il faut immédiatement saisir le procureur.

Mme Henriette Martinez : Il arrive qu'un enfant parle spontanément à sa maîtresse, par exemple après une leçon sur les droits de l'enfant, qu'une enquête sociale soit ouverte, mais que l'enfant, soumis aux pressions de ses parents, déclare ensuite qu'il a tout inventé et se rétracte. Les violences continuent jusqu'au moment où la maman craque et signale les faits.

Mme Michèle Créoff : Je ne suis pas certaine que le problème serait réglé si un autre professionnel s'entretenait avec l'enfant.

Mme Henriette Martinez : Le problème, c'est que l'enfant retourne à la maison.

Mme Michèle Créoff : Faut-il tenir compte d'emblée de la parole de l'enfant et prendre des mesures de protection immédiates, au risque de se tromper, ou bien se donner le temps de l'évaluation, confronter les approches des uns et des autres, au risque de rejeter l'enfant dans un milieu dangereux ? Le choix est crucial et c'est pourquoi je préconise de dédramatiser l'accueil de l'enfant en l'organisant dans un lieu sécurisé, acceptable pour la famille, l'enfant et les professionnels. Le service de pédiatrie me semble le plus à même de remplir cette fonction.

M. Pierre-Louis Fagniez : L'enfant maltraité est malade ; or le lieu adéquat pour accueillir les personnes malades est l'hôpital. De surcroît, on dit toujours, en médecine, que les interrogatoires sont toujours très instructifs, mais que le médecin doit d'abord savoir regarder.

Mme Michèle Créoff : Absolument. Le but de la protection de l'enfance est de prendre soin de l'enfant, dans la globalité de l'expression, c'est-à-dire sur les plans physique, psychique et somatique. À cet égard, l'espace de soin constitue un bon intermédiaire.

Mme Henriette Martinez : S'il fallait prendre exemple sur un pays, lequel serait-ce ?

Mme Michèle Créoff : Nous pourrions nous inspirer de plusieurs expériences. S'agissant de la production d'un référentiel, nos collègues du Québec ont particulièrement bien avancé, mais, dans ce petit pays, les enjeux institutionnels et organisationnels ne sont pas aussi lourds que chez nous. En Angleterre, la protection de l'enfance est confiée aux communes, mais l'État contrôle les placements chaque année. Et puis, du côté de l'Italie, les réseaux de soins entre la psychiatrie, la protection de l'enfance et la prévention familiale sont remarquables. Bref, nous avons l'avantage de réfléchir à une loi-cadre après d'autres pays et de pouvoir par conséquent en tirer des leçons.

J'ajoute que notre dispositif judiciaire est pertinent. La question de la protection de l'enfance ne saurait être traitée sans considération pour l'intimité des familles, pour l'autorité parentale, pour les libertés individuelles, et je ne souhaite pas que les collectivités territoriales soient dotées de tous les pouvoirs. Le juge doit garder la main, car c'est lui qui offre les garanties procédurales qui s'imposent.

M. le Président : Nous avons effectivement programmé des visites à Londres et à Québec. Je vous remercie de votre contribution.

Audition de M. Louis de Broissia, sénateur,
président du Conseil général de la Côte-d'Or,
accompagné de Mme Geneviève Avenard, directrice générale adjointe de la solidarité et de la famille du département de la Côte-d'Or,
et de Mme Marie-Paule Martin-Blachais, directrice
de l'enfance et de la famille du département de l'Eure-et-Loir


(Procès-verbal de la séance du 1er juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Louis de Broissia, sénateur, président du Conseil général de la Côte-d'Or. Comme vous le savez, notre Mission réfléchit aux moyens d'améliorer le dispositif français de protection de l'enfance. En votre qualité de président de conseil général, vous avez, monsieur de Broissia, la responsabilité de la protection de l'enfance dans un département et, à la demande de Mme Roig, vous avez présidé un groupe de travail sur les modalités de prise en charge de l'enfance en danger, dont les rapporteures étaient Mme Avenard et Mme Martin-Blanchais. Votre réflexion sur ces questions nous intéresse donc tout particulièrement.

M. Louis de Broissia : Mme Roig a constitué deux groupes de travail chargés de missions complémentaires. Celui dont elle a confié la présidence à M. Philippe Nogrix devait étudier les aménagements à apporter aux procédures de signalement des mineurs en danger, et il nous revenait d'analyser les modalités de prise en charge de ces mineurs. J'ai remis notre rapport au directeur de cabinet de M. Douste-Blazy jeudi dernier, ce qui explique pourquoi je ne l'ai pas encore diffusé.

Nous devions travailler sur trois sujets : la mise en place d'un adulte référent, la diversification des prises en charge et la diversification du soutien aux familles. Plutôt que de procéder à des auditions en nombre, nous avons préféré nous appuyer sur le corpus de rapports existant pour compiler les mesures préconisées et, parmi celles-ci, choisir celles qui nous paraissaient appropriées. Nous avons formulé, soit à l'unanimité soit à une très large majorité, trente-quatre propositions : quinze de nature juridique, huit portant sur les pratiques professionnelles et neuf ayant trait aux partenariats indispensables, dont les lacunes sont à la base des dysfonctionnements repérés.

En ma qualité de praticien, j'insiste sur le fait que, si les départements ne devaient conserver qu'une seule mission, ce devrait être celle de la protection de l'enfance. Le rôle majeur des départements sur ce dossier est unanimement reconnu, ne serait-ce qu'à travers les budgets qui y sont consacrés. Ainsi, la protection de l'enfance constitue le premier budget de la Côte-d'Or, loin devant l'accompagnement du handicap et celui du vieillissement. Le dispositif français n'est sans doute pas le meilleur, mais ce n'est pas non plus le plus médiocre, et les résultats obtenus sont à la hauteur des sommes dépensées et de l'engagement des professionnels.

Mme la Rapporteure : À quelles conclusions êtes-vous parvenus à propos de la notion d'adulte référent ?

Mme Geneviève Avenard : La ministre avait souhaité que le groupe travaille particulièrement sur les modalités pratiques de la mise en place d'un adulte référent, capable d'assurer une coordination efficace entre les différents acteurs pour améliorer la cohérence des interventions auprès du mineur. Cette coordination doit être assurée au niveau institutionnel entre les services déconcentrés de l'État et ceux des conseils généraux, et au niveau individuel auprès de l'enfant et de sa famille. Étant donné la pluralité et la grande hétérogénéité culturelle et professionnelle des intervenants, c'est une question centrale. Notre groupe, constatant que la notion d'adulte référent figure déjà dans une circulaire de 1981, a cherché à comprendre pourquoi cette disposition n'était pas ou mal appliquée. Il nous est apparu que, si le principe de l'adulte référent est reconnu dans tous les départements, il ne fait pas l'objet d'une définition nationale commune. Il en résulte que la compréhension du rôle de l'adulte référent varie notablement selon les services et que l'évaluation pertinente des dispositifs est très difficile.

Au niveau individuel, la pratique est largement répandue d'identifier un adulte référent dès l'arrivée de l'enfant et d'en faire l'interlocuteur privilégié du mineur et de sa famille ; tout le monde s'accorde sur ce point. Mais par la suite, l'adulte référent est utilisé dans des situations différentes, soit qu'il s'agisse d'une gestion directe par l'ASE, soit que la fonction soit confiée à un établissement habilité. On note en outre des chevauchements tant avec le « référent éducatif » au sein de l'ASE qu'avec les équipes éducatives des établissements ; cet entrecroisement nuit à la lisibilité du dispositif et à la continuité de l'action. Par ailleurs, le contenu même des interventions des adultes référents varie considérablement selon les départements, et le taux de rotation de ces professionnels est très important, ce qui vaut d'ailleurs pour tous les personnels chargés de la protection de l'enfance, travailleurs sociaux ou juges des enfants. Tout cela nuit également à la continuité de l'action.

S'ajoute le fait que les services départementaux sont à la fois les autorités de tutelle, de contrôle, de tarification et de gestion directe, et aussi les gardiens de l'enfant. Le manque de lisibilité de l'ensemble du dispositif est certain. Le groupe de travail considère que l'adulte référent, « fil rouge » de l'action menée, doit être défini dans le cadre d'un projet global pour l'enfant et la famille, élaboré par une équipe pluridisciplinaire et pluri-institutionnelle en tenant compte du lien construit avec la famille. Au niveau institutionnel, il s'agit de désigner un « référent de continuité », garant de la cohérence du parcours de protection et des mesures éducatives prises, tant pour l'enfant que pour la famille, afin d'éviter que les ruptures éventuelles ne pénalisent l'enfant et le projet éducatif.

M. Louis de Broissia : Plusieurs médecins et pédiatres membres du groupe de travail ont signalé que l'absence d'adulte référent « fil rouge » avait aussi pour conséquence des lacunes dans le suivi sanitaire et scolaire des enfants. Par ailleurs, chaque département compte quelques dizaines d'enfants en danger particulier, qui relèvent soit du secteur socio-éducatif soit du secteur psychiatrique. Or, on se « repasse » ces enfants qui sont suivis par les services psychiatriques en semaine et confiés aux services socio-éducatifs le dimanche. Il y a là une source de grand trouble qui concerne quelque 7 000 cas sur l'ensemble du territoire.

Mme Geneviève Avenard : Le groupe de travail a mis l'accent sur la particularité des décisions judiciaires d'aide éducative en milieu ouvert (AEMO), dispositif dans lequel le conseil général n'a pas sa place alors qu'il le finance. Il y a là une discontinuité de fait, d'autant qu'il n'y a aucune articulation entre les services d'AEMO d'une part, la PMI et les autres services sociaux départementaux d'autre part.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : La mesure d'AEMO, décidée par le juge des enfants dans le cadre d'une mission d'assistance éducative, peut éviter le placement, mais peut parfois y conduire. Or, l'ASE auquel le placement sera demandé n'a pas connaissance du travail qui aura été mené dans ce cadre. Il serait donc souhaitable de poser dans la loi le principe de la coordination.

M. Louis de Broissia : Il faudrait pour cela compléter l'article L. 221-4 du code de l'action sociale et des familles en disposant que, lorsqu'une mesure d'AEMO a été prise par le magistrat, un rapport circonstancié doit être fait au conseil général sur l'action menée. C'est l'objet de deux de nos propositions.

M. Patrick Delnatte : Je comprends qu'une coordination soit souhaitable, mais le référent doit-il être le même lorsque l'enfant est maintenu dans sa famille et lorsqu'il est placé, alors que les pratiques sont différentes ?

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Nous avons constaté qu'il existe plusieurs niveaux d'adultes référents. Pour notre part, nous considérons que l'adulte référent doit avoir un peu de recul, qu'il doit être le garant du projet arrêté et mis en œuvre par les intervenants de proximité chargés au quotidien de l'exécution de la décision d'assistance éducative. Il doit être l'« articulateur ».

M. Patrick Delnatte : Mais un enfant placé a bien un référent en dehors de l'établissement.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Quatre-vingt pour cent des décisions de justice confient l'enfant à l'ASE qui devient le service « gardien », notion qui doit d'ailleurs être clarifiée. Dans 20 % des cas, le juge opte pour un placement direct. Il s'établit alors un lien direct entre le magistrat et un tiers, mais la responsabilité du président du conseil général demeure.

Mme Patricia Adam : Qu'en est-il du lien avec la famille ? D'autre part, avez-vous eu connaissance d'une étude sur les parcours des enfants, dont je sais l'existence mais que je cherche en vain ?

Mme Geneviève Avenard : Le terme d'adulte référent est utilisé indifféremment pour désigner le suivi de l'enfant, celui de la famille d'origine et celui de la famille d'accueil. C'est une situation paradoxale, car on comprend bien qu'il ne peut être l'interlocuteur privilégié de tous. Il faut donc clarifier les niveaux d'intervention afin de mieux coordonner l'action entre des intervenants qui doivent tous exercer une mission précise.

Je sais que le département de Paris a réalisé une étude, d'ampleur limitée, sur les parcours des enfants. L'Observatoire national de l'action sociale décentralisée en a lancé une autre, pour laquelle certains départements recueillent les données dans la durée.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Il s'agissait de conduire une étude prospective fondée sur des constats rétrospectifs. On cherchait à établir si, à partir des dossiers, on pouvait reconstituer le parcours d'un enfant et retracer les interventions. Il apparaît que cette reconstitution n'est pas possible, car on ne retrouve ni la trajectoire complète des enfants, ni celle des aides dont les familles ont bénéficié.

Mme Geneviève Avenard : Le ministère des affaires sociales a diffusé dans certains départements un « album de vie » qui doit permettre à chaque enfant de conserver par devers lui les documents correspondant aux moments forts qu'il a vécus. Le département de la Côte-d'Or a repris cette initiative qui est de nature à améliorer la continuité du suivi.

M. le Président : S'agissant de l'articulation entre mesures administratives et mesures judiciaires, peut-on mieux déterminer la ligne de partage entre les compétences du juge et celles de l'ASE ? Etes-vous d'avis qu'il faudrait pour cela modifier la loi ?

M. Louis de Broissia : Plusieurs modifications législatives mériteraient d'être décidées. La tendance à une forte judiciarisation des mesures de protection de l'enfance, dont je crois savoir que votre Mission s'est émue, est évidente. Nous proposons donc de modifier l'article L. 221-1 du code de l'action sociale et des familles pour définir de manière précise les missions de l'ASE, en faisant référence à la protection de la santé, de la sécurité, de la moralité et de l'éducation de l'enfant. Nous souhaitons en outre que l'ASE soit investie d'une mission de saisine de l'autorité judiciaire en cas de mise en danger d'un enfant, et que soit clairement posé le caractère subsidiaire de l'intervention du juge : celui-ci n'interviendrait que pour les cas où il y a impossibilité, pour le conseil général, d'évaluer la situation ou refus de la famille de coopérer.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je me félicite que vous ayez procédé à une analyse approfondie du dispositif de protection de l'enfance. Je ne doute pas que, ce faisant, vous ayez mis en évidence des éléments négatifs qu'il conviendrait d'éliminer. Quels sont-ils ? Avez-vous formulé des propositions en ce sens ?

M. Louis de Broissia : Le constat des carences et des dysfonctionnements du dispositif a été établi, et on trouve dans notre rapport de nombreuses critiques des pratiques en vigueur. C'est pourquoi j'appelle de mes vœux une réforme législative, mais également une réforme des pratiques professionnelles. J'observe aussi que l'on ne peut créer de référents si l'on n'a pas mis au point une formation conjointe.

Mme la Rapporteure : Nous comptons sur vous pour faire prospérer la proposition de loi tendant à la création de délégations parlementaires aux droits de l'enfant, adoptée par notre Assemblée mais que le Sénat ne semble pas avoir le temps d'examiner.

M. Louis de Broissia : Je m'y évertuerai. Les critiques de Mme Claire Brisset relatives à l'inégalité des efforts consentis par les départements en matière de protection de l'enfance ont agacé. Sur ce point, une délégation parlementaire serait légitime pour procéder aux comparaisons nécessaires ; ce serait son rôle davantage que celui des services de la Défenseure des enfants.

M. le Président : Mme Claire Brisset a pointé le risque d'inégalités dans la protection de l'enfance. À cet égard, quel regard portez-vous sur les premiers effets de la loi du 13 août 2004 qui a donné un plus grand rôle aux conseils généraux ?

M. Louis de Broissia : Plusieurs départements se sont portés candidats aux expérimentations prévues par cette loi. Celles-ci n'ont cependant pas commencé. Il serait pourtant utile d'accélérer leur mise en place pour créer les référents de continuité qui font aujourd'hui défaut. Ainsi éviterait-on les lacunes du suivi sanitaire et scolaire des enfants déjà signalés.

Mme Geneviève Avenard : L'idée que le département est le chef de file de l'action sociale n'a reçu qu'un faible commencement d'exécution. En 1982 et 1983, les départements se sont vu confier la responsabilité de la protection de l'enfance, sans qu'il y ait eu un débat sur la manière de rendre complémentaires l'intervention du juge et celle de l'ASE. Ce débat n'a toujours pas eu lieu. En Côte-d'Or, sous l'impulsion de notre président, la concertation est engagée, mais encore faut-il passer à la pratique.

M. Louis de Broissia : Il faudra, dans ce domaine, un signal législatif clair. On ne peut pas laisser perdurer les retards constatés dans la nomination des juges pour enfants, la rotation importante de ces magistrats, leur manque de spécialisation et de coordination avec les tribunaux de grande instance. Que dire de ces postes de greffier qui restent non pourvus et de ces présidents de tribunal qui, après mûre réflexion, refusent, invoquant l'indépendance de la justice, l'aide technique que le département leur propose pour combler ces vacances de postes ? Pendant ce temps, rien ne se fait ! Nous souhaitons donc procéder à une expérimentation sur les modalités de prise en charge des enfants, car nous avons fait un appel à actions innovantes qui ont suscité de nombreuses réponses : accueil de jour, accueil séquentiel, accueil de fin de semaine... La loi du 13 août 2004 nous permettrait de mener ces initiatives à leur terme.

Mme Marie-Paule Martin-Blachais : Les membres du groupe de travail ont recensé 48 fiches-actions de dispositifs innovants dans 27 départements, dont les trois quarts émanaient d'associations et un quart des services départementaux. Au nombre de ces initiatives figurent les interventions éducatives précoces auprès des parents en amont de l'aide éducative à domicile, pour permettre aux familles de solliciter spontanément un soutien. Il serait également utile de développer le soutien à la parentalité par le biais des parrainages assurés par des bénévoles et celle des AEMO « renforcées », mesures intensives dans un temps ramassé. Rien ne s'oppose par ailleurs à l'accueil de jour par la prise en charge du temps périscolaire, pendant que s'opérerait en parallèle un travail avec les parents. Rien ne s'oppose non plus aux accueils séquentiels assortis d'interventions renforcées auprès de la famille, ni aux dispositifs progressifs. Ainsi, des expérimentations sont déjà en cours, mais la question du financement - et donc de la pérennisation - de ces projets n'est pas résolue. Pourtant, ceux qui ont fait leurs preuves devraient pouvoir se poursuivre, et tous témoignent de la richesse et de la complexité des réponses à apporter à des situations très diverses.

M. Louis de Broissia : J'ajoute que ces expériences découlent de longues observations. Le docteur Maurice Berger a parlé, on le sait, de l'idéologie du lien familial. Il est vrai qu'après avoir privilégié le placement, on a donné la priorité au maintien dans la famille. Mais on observe à présent une tendance à l'application de formules très diverses, et la loi du 13 août 2004 permettra aux départements, s'ils y sont encouragés, de se doter d'un dispositif plus souple. Chacun conviendra que la Seine-Saint-Denis puisse vouloir se doter d'un dispositif adapté à sa situation propre qui n'est pas identique à celle de la Corse. Seuls les cas lourds que j'ai évoqués précédemment mériteraient un système d'accueil spécifique qui, à ce jour, n'existe pas.

M. le Président : Je vous remercie vivement de nous avoir fait part de vos propositions dynamiques et intéressantes. Nous lirons votre rapport avec une grande attention.

Audition de Mme Hélène Franco, vice-présidente
du Syndicat de la magistrature,
accompagnée de M. Côme Jacqmin, secrétaire général


(Procès-verbal de la séance du 1er juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous poursuivons nos auditions en accueillant Mme Hélène Franco, vice-présidente du Syndicat de la magistrature, accompagnée de M. Côme Jacqmin, secrétaire général. Comme vous le savez, notre Mission d'information réfléchit depuis plusieurs semaines aux moyens d'améliorer notre dispositif de protection de l'enfance. Au cours de nos auditions, nous avons été interpellés sur le respect par la France de la Convention internationale des droits de l'enfant, sur le rôle joué par le juge des enfants dans le dispositif de protection de l'enfance et sur la place réservée aux mineurs confrontés à la justice. Sur ces trois points, nous souhaiterions connaître la position du Syndicat de la magistrature.

M. Côme Jacqmin : Je veux rappeler tout d'abord notre attachement au caractère global du dispositif de prise en charge des enfants, compétent à la fois pour les mineurs en danger et les mineurs délinquants, dans un équilibre institutionnel qui fait intervenir plusieurs partenaires et dont aucune modification n'est jamais neutre du point de vue des intérêts de l'enfant. À ce titre, nous avons regretté la façon dont a été posé le débat à l'occasion de l'examen de la loi du 13 août 2004 relative aux responsabilités et libertés locales, dont l'article 59 aborde la justice des mineurs exclusivement sous l'angle institutionnel des relations entre l'État et les collectivités territoriales, sans qu'on se soit vraiment intéressé à la façon dont on allait mieux protéger les enfants.

S'agissant des équilibres existants, j'aborderai d'abord la problématique de l'intérêt de l'enfant dans le cadre de la séparation des parents. La réforme du 4 mars 2002 est parvenue à un équilibre relativement satisfaisant pour ce qui concerne l'exercice en commun de l'autorité parentale, notamment en consacrant la possibilité d'instaurer une résidence alternée, afin de maintenir une relation entre l'enfant et ses deux parents. II serait cependant utile d'évaluer précisément les conditions dans lesquelles est mise en œuvre la possibilité pour les mineurs d'être auditionnés dans le cadre des procédures relatives à l'exercice de l'autorité parentale. En effet, les pratiques judiciaires paraissent en ce domaine assez hétérogènes, sans qu'il soit aisé de faire la part entre les difficultés matérielles et les réticences de principe. J'appelle par ailleurs votre attention sur l'importance des points-rencontre pour maintenir les liens entre parents et enfants, conformément à l'article 18 de la Convention internationale des droits de l'enfant. Ces points-rencontre se heurtent à de graves difficultés, faute d'un financement pérenne, mais aussi d'un cadre juridique précis et d'une définition claire des objectifs assignés à un dispositif qui est perçu à la fois comme une mesure d'instruction, destinée à renseigner le juge pour lui permettre de prendre une décision, et un soutien à la relation parentale.

S'agissant de la justice des mineurs, nous pensons qu'il faut préserver l'équilibre français, car l'intervention d'un juge dans le cadre de ces procédures a un aspect protecteur des droits des enfants, mais aussi des parents, conformément aux dispositions tant de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme que des articles 5, 9 et 16 de la Convention internationale des droits de l'enfant. La loi institue moins un équilibre entre les droits de l'enfant et ceux de ses parents titulaires de l'autorité parentale, qu'elle ne prend en compte l'importance des liens des enfants avec leur entourage familial. Considérer que le juge doit arbitrer entre le droit des enfants et celui des parents serait une erreur. Ce n'est pas parce que l'article 375 du code civil insiste sur la notion de danger, que le juge des enfants ne prend pas en compte l'intérêt de l'enfant, comme l'y oblige d'ailleurs la récente réforme de l'article 375-1 par la loi du 2 janvier 2004. S'il prend en compte la situation et les droits des parents, c'est comme composante de l'intérêt de l'enfant. Nous restons attachés à l'intervention du juge des enfants parce qu'il nous semble que le processus judiciaire présente des garanties que l'intervention administrative n'offre pas. Nous croyons à la vertu de la procédure judiciaire qui offre un débat contradictoire, une décision motivée et des voies de recours. Sur ce point, nous avons accueilli très favorablement le décret du 15 mars 2002 qui a formalisé un certain nombre de droits des familles et des enfants.

Si notre système privilégie le maintien des liens de l'enfant avec sa famille naturelle, cela ne signifie pas qu'il faille s'interdire d'aller vers une rupture de ces liens ou vers l'intervention d'un tiers qui se substitue aux détenteurs de l'autorité parentale. Les solutions juridiques existantes - déclaration judiciaire d'abandon dans la perspective d'une adoption, retrait d'autorité parentale, délégation totale ou partielle d'autorité parentale - permettent de répondre à cette nécessité. Il ne faudrait d'ailleurs pas tirer des conclusions hâtives du fait que ces procédures sont relativement peu utilisées. Nous sommes toutefois ouverts à certaines simplifications. Ainsi, dans le cadre de mesures d'assistance éducative dont le juge des enfants est saisi, on pourrait très ponctuellement lui permettre de prononcer des délégations partielles d'autorité parentale, pour vaincre, dans l'intérêt de l'enfant, certaines réticences des détenteurs de cette autorité, lorsqu'elles subsistent en dépit du dialogue avec la famille.

Il serait peut-être également utile de compléter la palette des interventions du juge des enfants dans le registre du soutien à l'autorité parentale. Outre le renforcement des dispositifs de prévention et de soutien parental, on pourrait notamment développer les lieux d'accueil mère-enfants, qui permettent d'éviter le placement, ou envisager que le juge des enfants puisse ordonner lui-même l'intervention de travailleurs en intervention familiale et sociale, en complément de mesures d'assistance éducative en milieu ouvert. C'est ce que nous pratiquons déjà, mais en accord avec les conseils généraux et sans en avoir véritablement le pouvoir, afin d'offrir aux familles un soutien qui permette d'éviter le recours au placement ou la dégradation de la situation.

Au-delà de ces mesures ponctuelles, nous ne pensons pas que l'équilibre existant doive être modifié. Pour autant, nous nourrissons quelque inquiétude quant à la fragilisation du dispositif actuel.

De nombreux partenaires déplorent un problème d'acculturation chez les juges des enfants, qui leur paraissent moins spécialisés et moins en prise avec les problématiques de l'enfance. Il est certain que la réforme des carrières de juin 2001 a entraîné une forte mobilité, et amené dans des fonctions de juge pour enfants, en particulier de vice-président, des magistrats peut-être moins préparés. Il reste toutefois difficile de mesurer si cette évolution a des causes conjoncturelles, ou s'il s'agit d'un phénomène structurel. Dans ce contexte, nous avons été surpris par les propositions du rapport Cabannes sur la déontologie dans la magistrature : limiter à sept ans la présence dans des fonctions spécialisées, notamment pour les juges des enfants, accentuerait les faiblesses actuelles. Si nous voyons dans la polyvalence des magistrats une source de richesse, nous pensons toutefois qu'une attention toute particulière devrait être apportée à la formation des juges des enfants, en particulier à l'occasion des changements de fonction. Une formation d'une semaine et un stage très hypothétique de deux semaines dans le cabinet d'un collègue ne suffisent probablement pas à préparer à l'exercice de ces fonctions, d'autant que ces formations sont essentiellement tournées vers la procédure, plutôt que vers les problèmes auxquels le juge des enfants est confronté. II est par ailleurs nécessaire de donner aux tribunaux pour enfants les capacités de participer aux différents partenariats, en particulier avec les conseils généraux. Cette nécessité ne nous paraît pas suffisamment prise en compte dans l'évaluation des charges de travail.

Nous savons que vous avez reçu l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, qui propose de donner un rôle prépondérant à un vice-président qui présiderait le tribunal pour enfants. Le Syndicat de la magistrature a une vision plus large et s'intéresse à l'ensemble des fonctions spécialisées. De ce point de vue, il serait erroné de croire que tout le travail de partenariat puisse être mené par un seul magistrat du tribunal pour enfants. On ne réglerait pas le problème en instituant un hiérarque au sein de ce tribunal. Tout au plus pourrait-il y avoir un porte-parole, mais il convient vraiment que l'ensemble des magistrats soit impliqué dans ce partenariat.

Nous nous préoccupons par ailleurs du poids croissant pris par les dossiers pénaux dans l'activité des juges des enfants, en particulier dans le cadre des procédures rapides qui se multiplient dans des juridictions importantes, comme Marseille et Bobigny. Le grand nombre des présentations réduit fortement la disponibilité des magistrats. Les orientations données à la politique pénale en vue d'une réponse systématique à tous les actes empêchent également les juges des enfants de s'impliquer dans de véritables suivis éducatifs en matière pénale. En tant que juge des enfants, j'ai parfois l'impression de passer plus de temps à des mises en examen qu'au suivi. C'est un sujet qui mérite réflexion, en particulier du point de vue de l'intérêt des enfants, qui doit animer notre action en matière pénale comme en matière civile.

Le juge des enfants a souvent le sentiment d'être un juge isolé : même si les partenaires sont nombreux, c'est lui qui prend la décision et qui peut alors se sentir bien seul. De ce point de vue, la justice des mineurs souffre d'une présence tout à fait insuffisante du parquet, qui se préoccupe essentiellement de son activité pénale et qui, surtout, manque de moyens, notamment pour s'engager dans l'assistance éducative. Les parquets sont maintenant largement mobilisés au stade du signalement, mais il est vraiment dommage qu'ils n'interviennent plus ensuite, dans le suivi de l'assistance éducative. Peut-être pourrait-on proposer que, pour certains dossiers très lourds d'assistance éducative, le juge puisse renvoyer une affaire à une formation collégiale.

Nous sommes également inquiets de la situation de l'administration de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). La qualité du travail du juge des enfants dépend évidemment des outils d'évaluation dont il dispose. La chancellerie a fait part de son souhait de spécialiser la PJJ dans le traitement des dossiers pénaux et la prise en charge des mesures d'orientation. Le directeur de la PJJ reconnaît lui-même que ses services sont mal équipés pour prendre en charge ces mesures d'IOE (Investigation et orientation éducative). Nous pensons également que la spécialisation de la PJJ sur le pénal risque d'appauvrir ses savoir-faire en cette matière.

Nous sommes aussi inquiets du fonctionnement de la décentralisation. Nous rejoignons largement les observations faites par Mme Claire Brisset sur l'insuffisance des outils de pilotage et de l'évaluation par l'État de la situation dans les différents départements, qui se traduit par une hétérogénéité de l'offre. Nous regrettons aussi que soit supprimé, par le dispositif d'expérimentation prévu par la loi du 13 août 2004, le caractère conjoint
- c'est-à-dire par le juge des enfants et le conseil général - des habilitations de services ou d'établissements. Cela nous paraît affaiblir la capacité d'évaluation et de contrôle de l'État sur la manière dont les départements s'équipent pour exercer les compétences qui leur sont confiées. Nous sommes également préoccupés par la manière dont l'expérimentation est gérée par la PJJ. Nous avons l'impression d'une absence complète de pilotage, comme si on n'avait pas compris l'objet de l'expérimentation. Il semble que les acteurs locaux des cinq départements candidats vont être laissés libres de mettre en place cette expérimentation comme ils le souhaitent. Selon nous, toute expérimentation doit partir d'hypothèses que l'on cherche à vérifier, ce qui suppose de se doter d'outils évaluation.

Vous l'aurez compris, à nos yeux le dispositif actuel ne nécessite pas tant un bouleversement juridique que la mise en place d'outils d'évaluation des pratiques et des dispositifs existants.

M. le Président : Je vous remercie pour cet intéressant exposé. Les règles d'audition des enfants prévues par le code civil vous paraissent-elles conformes à la Convention internationale des droits de l'enfant ? Faut-il donner à l'enfant la possibilité de demander à être entendu et même faire en sorte qu'un juge ne puisse refuser sa demande de parole ?

Mme Hélène Franco : Il s'agit d'un droit majeur au regard de la Convention internationale. Peut-être faudrait-il unifier les pratiques des juges des enfants et des juges aux affaires familiales. Pour ma part, en tant que juge des enfants à Bobigny, il est très rare que je n'entende pas un enfant, surtout quand il le demande. En règle générale, les juges des enfants entendent ceux qui sont en capacité de s'exprimer. Et je ne parle ici que des procédures civiles puisqu'au pénal la question ne se pose même pas. Les juges aux affaires familiales sont beaucoup plus réticents : ils tiennent compte de critères d'âge et ils ont même la possibilité de refuser l'audition d'un enfant qui le demande. Sans doute conviendrait-il d'inverser cette logique en posant pour principe le droit à être entendu tout en tenant compte d'un critère qui serait moins celui de l'âge, car nous connaissons tous des enfants de moins de 13 ans qui sont tout à fait capables de s'exprimer, que celui du discernement. J'observe d'ailleurs que, en autorisant les poursuites pénales contres les mineurs capables de discernement, notre droit est en contravention avec la Convention internationale qui exige que soit fixé un âge plancher pour la responsabilité pénale. Un toilettage des textes semble donc nécessaire pour inciter le juge aux affaires familiales à avoir davantage recours aux auditions des enfants, en l'absence des parents et dans des conditions adaptées de sérénité.

Mme la Rapporteure : Que pensez-vous de la proposition qui est faite de créer des magistrats spécialisés dans la famille au sens large, c'est-à-dire regroupant les affaires familiales et la protection des enfants ? Certains membres de la Mission pensent qu'il faudrait que la justice travaille en lien avec des équipes pluridisciplinaires capables, dans la procédure civile comme pénale, d'évaluer l'état psychologique, intellectuel et affectif des enfants. Quel est votre sentiment ?

M. Côme Jacqmin : Les débats qui ont suivi l'affaire d'Outreau ont montré que la question du renforcement de la formation des magistrats aux questions de l'enfance ne se pose pas seulement pour les juges des enfants et les juges aux affaires familiales... Il n'y a pas de position de principe du Syndicat de la magistrature sur la création d'une chambre de la famille. À titre personnel, il me semble qu'on risquerait ainsi de mélanger des problèmes qui ne sont pas de même nature. Un grand nombre des situations qui viennent devant le juge aux affaires familiales concernent l'exercice de l'autorité parentale et la situation des enfants. Elles sont essentiellement axées autour du conflit parental, sans que les éléments faisant peser un danger sur les enfants soient excessivement importants. On n'a donc pas besoin d'outils aussi lourds que ceux utilisés par le juge des enfants. On risquerait en outre de faire perdre de vue la nécessité d'assurer le suivi de la famille, qui est une des justifications de la spécialisation du juge des enfants. Mais il est vrai qu'il est parfois dommage que le juge aux affaires familiales ne puisse pas, dans le cadre d'une procédure, se mettre dans la même position que le juge des enfants. Ainsi, statuant récemment en qualité de juge pour enfants du tribunal de Nice, j'ai regretté de ne pas pouvoir faire jouer, par une mesure d'instruction, le dispositif des points-rencontre pour qu'un père puisse garder un contact avec un très jeune enfant qui déménageait en Bretagne avec sa mère. C'est sans doute pour régler des situations de ce type que des solutions devraient être recherchées.

Mme la Rapporteure : Nous avons abordé, lors de nos auditions, la question de la place de la médiation familiale. Est-il possible qu'un accord conclu dans le cadre d'une médiation familiale soit validé par le juge ?

Mme Hélène Franco : Oui.

Mme la Rapporteure : Vous avez dit que les dernières réformes législatives obligent le juge des enfants à traiter beaucoup de comparutions rapides de mineurs délinquants, au risque de faire passer au second plan la protection des enfants. Ne faudrait-il pas prévoir des délais de jugement pour les affaires d'enfants en danger, avec obligation pour les tribunaux de publier en fin d'année leurs délais moyens ? Nous aurions besoin d'un tel outil statistique pour mesurer à quel point les juges des enfants sont débordés.

Mme Hélène Franco : Parmi les partenaires dont nous avons parlé, figurent les pédopsychiatres. Or, à la différence de pays voisins, nous manquons cruellement de structures permettant l'hospitalisation des enfants et, éventuellement de leur mère, voire de toute une famille. Le problème est le même pour le suivi en milieu ouvert, et il n'est pas rare que les listes d'attente dépassent plusieurs mois. Pour un enfant de quinze ans, c'est très, très long !

Cela nous amène donc à la question des délais. Selon les statistiques du ministère de la justice, 58 % des procédures au pénal sont des procédures accélérées. Nous avons, dans des grosses juridictions comme Bobigny, un traitement pénal en temps réel qui se traduit par un nombre de défèrements colossal : 4 à 5 par jour ! On a ainsi une machine qui tourne souvent à vide : il n'est pas rare que je doive recevoir un enfant pour qui j'ordonne une mesure de suivi éducatif, souvent à sa demande ou à celle de ses parents, et que je revois ensuite, dans le cadre de nouveaux défèrements, sans qu'il ait encore pu rencontrer son éducateur. À Saint-Denis, le délai d'attente est de huit à neuf mois pour une mesure de liberté surveillée ou de liberté surveillée préjudicielle. Six mois d'attente pour une place en centre médico-psychologique, neuf mois pour un suivi éducatif, c'est insupportable, et on imagine les effets sur des enfants qui sont déjà en situation de fragilité, enfermés hors de chez eux et hors de l'école.

Depuis le décret du 15 mars 2002, des délais s'imposent déjà en matière de placement provisoire et font l'objet de sanctions. Les 8 jours imposés au parquet pour saisir le juge des enfants en cas d'ordonnance de placement provisoire et les 15 jours imposés au juge des enfants pour organiser l'audience sont évidemment nécessaires pour préserver les droits des familles et des enfants. Mais, compte tenu du manque de moyens, certains juges ont du mal à tenir ces délais. Si on m'impose des délais supplémentaires en matière de jugement civil, je m'efforcerai de les respecter. Mais que se passera-t-il après mon jugement ? Aujourd'hui, si on a un traitement en temps réel en matière pénale, ce n'est pas le cas en matière éducative. Pour une mesure d'investigation et d'orientation éducative censée durer six mois, il faut déjà attendre six mois pour que la famille soit reçue une première fois. Dans de telles conditions, il est évident que des délais supplémentaires ne seront pas très efficaces... Mais sur cette question, il serait sans doute intéressant de préciser dans la loi qu'un juge ne peut renouveler une mesure sans avoir reçu la famille, car il arrive que des juges des enfants omettent cette « formalité ».

M. Côme Jacqmin : Je crois que la procédure en vigueur permet déjà d'établir des statistiques, et qu'il ne servirait donc à rien de prévoir de nouveaux délais. En effet, dès à présent, rien n'interdit d'être attentif à ce que les mesures soient reconduites dans les délais prévus par la loi, et que les délais qui viennent d'être rappelés soient respectés.

M. Pierre-Louis Fagniez : Les postes de juge pour enfants sont souvent occupés par de jeunes magistrats. Observe-t-on le même phénomène chez nos voisins ? Peut-on dire qu'en France les magistrats considèrent que la justice pour enfants est moins intéressante que les autres activités judiciaires ?

Mme Hélène Franco : L'âge des magistrats n'est pas en cause. Ce qui pose problème, c'est l'inexpérience des personnes nommées aux postes de vice-président, qui ne sont pas des fonctions exercées par des jeunes magistrats. Par ailleurs, depuis que la Belgique a récemment modifié sa législation, il n'existe plus, dans d'autres pays européens, d'équivalent de nos juges des enfants. Le Syndicat de la magistrature est attaché à cette exception française. En Italie, la séparation entre pénal et civil est très claire, avec une intervention au civil qui est parfois brutale et définitive de la chambre de la famille, laquelle a la possibilité de retirer totalement l'autorité parentale. Ce n'est pas ce que nous préconisons et, de ce point de vue, la philosophie de la proposition de loi de Mme Martinez nous paraît assez dangereuse.

S'agissant par ailleurs du placement, nous manquons de structures souples, permettant qu'il n'excède pas un week-end ou une journée par semaine. Sans doute les expérimentations en ce sens mériteraient-elles d'être encouragées, ce qui n'exclut évidemment pas le contrôle du juge des enfants.

Je souhaite enfin dire un mot du problème très important des mineurs isolés en zone d'attente. Chaque semaine, un ou deux enfants arrivent dans des conditions épouvantables, et il s'agit souvent de mineurs isolés. Ils se trouvent dans une insécurité juridique préjudiciable à leur protection. En décembre dernier, un arrêt de la cour d'appel de Paris a reconnu explicitement, sur le fondement du danger prévu à l'article 375 du code civil, la compétence du juge des enfants pour les mineurs en zone d'attente, dont il est ainsi admis qu'elle fait partie du territoire français. Pourtant, alors même que ces mineurs sont détenus, je l'ai dit, dans des conditions déplorables, on assiste à un véritable bras de fer entre l'autorité judiciaire représentée par le juge des enfants et le ministère de l'intérieur. Ainsi, la semaine dernière, une mineure qui avait bénéficié d'un placement décidé par un juge des enfants a été reconduite au Nigeria. Un tel mépris d'une décision de justice est intolérable dans un État de droit ! Sans doute serait-il utile, par conséquent, que la loi rappelle clairement que le juge des enfants est compétent et que le danger est prioritaire sur toutes les autres considérations.

M. le Président : Nous nous sommes déjà intéressés de près à la question des mineurs étrangers isolés et votre propos enrichira notre réflexion. Je vous remercie vivement d'avoir participé à cette audition.

Audition de M. Philippe Nogrix, sénateur,
président du Groupement d'intérêt public Enfance maltraitée


(Procès-verbal de la séance du 8 juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir l'un de nos collègues sénateurs, M. Philippe Nogrix, président du Groupement d'intérêt public Enfance maltraitée. Vous venez de diriger, à la demande de Mme Roig, un groupe de travail sur le signalement des enfants en danger, problème qui nous a vivement interpellés à l'occasion de plusieurs tables rondes et auditions. C'est dire l'intérêt que nous portons à votre réflexion sur l'évolution des dangers qui pèsent sur les enfants, ainsi que sur les moyens d'améliorer la prévention et la détection. Il est arrivé en effet que plusieurs institutions aient eu connaissance de cas d'enfants en danger sans que les informations se croisent, sans qu'un dispositif transversal rende possible une action efficace. Peut-être la notion de secret professionnel pourrait-elle évoluer de façon à rendre possible le partage de certaines informations.

M. Philippe Nogrix : L'enfance en danger est un sujet chargé d'émotion, qui nous interpelle tous. Nous ne pouvons pas rester inactifs devant ce qui se passe, et qui nous oblige à poser d'abord quelques questions de fond. Qu'est-ce qu'une maltraitance ? Quand commence-t-elle ? Quand finit-elle ? D'où vient-elle ? Quels en sont les acteurs ? Quelles en sont les victimes ? La société évolue rapidement et les règles du jeu sont en train de changer. Au cours des trois ou quatre dernières années, on a constaté de grands changements dans les rapports de couple et dans les rapports entre parents et enfants. Nous avons à notre disposition un arsenal de moyens et la loi fixe les compétences de chacun des acteurs. Mais il faut se demander si l'ensemble est cohérent et adapté. À cet égard, je suis heureux que Mme Roig ait demandé à mon collègue Louis de Broissia et à moi-même de conduire chacun un groupe de travail sur la maltraitance. Le législateur a compris qu'il devait intervenir. Il me semble essentiel d'analyser attentivement les textes existants qui ne sont peut-être pas appropriés. Les professionnels ne savent pas toujours à qui s'adresser, sous quelles formes, comment intervenir et quelles sont leurs véritables responsabilités.

Le 119 est un plateau d'écoute chargé de transmettre aux professionnels compétents les cas qui lui sont signalés. Les personnes qui assurent la permanence téléphonique doivent établir un lien de confiance avec les personnes qui appellent. Beaucoup de gens se livrent parce qu'ils ont au bout du fil une personne qu'ils ne connaissent pas. Mais comment traiter des appels qui restent anonymes ? C'est un vrai problème. L'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED), créé par la loi du 2 janvier 2004, était réclamé par tous les intervenants, afin de mettre en cohérence des statistiques provenant de diverses sources. Il y a maintenant un équilibre entre la permanence du 119, qui peut être un lieu d'information sur l'évolution des phénomènes, et l'ONED, qui peut être un lieu de réflexion et de recherche de solutions.

Les deux grands responsables du suivi de l'enfance sont les départements et l'État. Il nous semble que les compétences acquises par les conseils généraux désignent ceux-ci comme les instances les plus adaptées pour apporter des réponses rapides à des difficultés qui se posent localement, même si les départements correspondent à des territoires très différents dans lesquels les pratiques ne sont pas unifiées. Par ailleurs, l'articulation entre l'action des départements et celle de la justice pose problème. À cet égard, vous m'avez demandé si le conseil général doit être le point de passage obligé des signalements, et s'il faut aller jusqu'à supprimer la possibilité de s'adresser directement à la justice. C'est une question qu'il est délicat de trancher, et qui mérite débat. Dans une démocratie comme la nôtre, la justice est indispensable. Une articulation est nécessaire et doit être mise en place le plus rapidement possible.

Le troisième partenaire du groupement d'intérêt public, ce sont les associations. Elles jouent un rôle déterminant. Cela dit, il est important de disposer des capacités d'analyse nécessaires pour connaître les véritables compétences exercées par ces associations, ainsi que les dangers éventuels de l'intervention de bénévoles non formés.

M. le Président : Notre propre réflexion nous a conduits comme vous à la conclusion que le conseil général jouait un rôle pivot. Il est une plateforme de coordination, de mutualisation qui permet de mettre en place un dispositif efficace. S'agissant du signalement, pourriez-vous nous faire part des résultats de la réflexion menée par votre groupe de travail ?

M. Philippe Nogrix : Notre groupe de travail a pu mesurer le rôle essentiel des conseils généraux. Ils ont acquis une telle expérience que l'on voit difficilement à quoi il servirait de construire d'autres dispositifs. Ils disposent des compétences nécessaires et couvrent l'ensemble du territoire. Pour les aider à être plus efficaces, il convient de faire en sorte qu'ils puissent s'appuyer sur des textes clairs et adaptés.

S'agissant du signalement, je pense qu'il n'est pas possible de se passer d'une transmission des cas détectés à la justice. En amont du signalement, il convient d'aider à la restructuration de certaines professions, voire de définir de nouvelles professions. Des formations appropriées et cohérentes doivent être mises en place. Beaucoup trop d'intervenants ne se connaissent pas, ne se rencontrent pas, ne confrontent pas leurs informations. C'est pourquoi il arrive que l'on découvre une situation qui a évolué durant cinq, six, parfois dix années, sans que personne n'intervienne, parce que chacun n'était informé que de certains aspects du problème, chacun pensait que c'était l'autre qui intervenait. Une formation particulière est donc nécessaire, qui implique des rencontres interprofessionnelles autour de modules communs qu'il nous appartient de définir.

M. Bernard Derosier : Je me réjouis que notre collègue Nogrix souligne le rôle essentiel des conseils généraux. Je n'en attendais pas moins de lui, puisque l'organisme qu'il préside vit pour moitié grâce aux départements. Je suis davantage préoccupé par ce qui se passe en aval du signalement. J'ai vécu personnellement un drame en 1986 : une petite fille est morte « à bas bruit » - notion bien connue des médecins que pour ma part j'ignorais -, parce qu'il a fallu quinze jours entre le signalement par les services du département et la décision de justice. Depuis ce drame, je me suis employé à mieux coordonner les services et à lutter contre le cloisonnement que l'on constate trop souvent.

La loi qui a créé l'ONED n'a pas rendu obligatoires des observatoires départementaux. J'en ai créé un, dès 1986, dans le département que je préside. Il permet de réunir régulièrement autour d'une même table l'éducation nationale, la police, la gendarmerie, la justice, les services sociaux, bref, tous ceux qui peuvent être concernés par la maltraitance à enfant, avant et après signalement. C'est un moyen indispensable si nous voulons être efficaces. Il apparaît souvent que la survenue de drames est la conséquence de dysfonctionnements dans l'articulation entre les différents services. Pas plus tard que la semaine dernière, un bébé d'un mois et demi est mort dans une famille parce que la relation entre justice et services sociaux n'a pas été ce qu'elle aurait dû être. C'est là que le législateur devrait intervenir, plutôt que de s'en remettre à des rapports plus ou moins médiatisés. Mme Brisset, Défenseure des enfants, a pris les services sociaux départementaux comme boucs émissaires sous prétexte que les choses ne se passent pas de la même façon selon les départements. Comme si la justice était rendue de la même façon de Marseille à Lille ! La proximité a des avantages, qu'il faut utiliser, à condition de créer des dispositions obligatoires, visant notamment l'institution d'observatoires départementaux.

M. Philippe Nogrix : L'existence d'observatoires départementaux ne remet pas en cause le bien-fondé d'un observatoire national. Les départements ont des pratiques qui leur sont propres. Nombre d'entre eux ont mis en place des observatoires. Tant mieux. Mais nous savons précisément que le problème essentiel est la mise en cohérence. C'est pourquoi les expériences relevées dans les observatoires départementaux nous aideront à définir de meilleures procédures au niveau national. En outre, il faut se mettre d'accord sur ce qu'on entend par observatoire. Dans les départements, les observatoires sont des conférences de mise en cohérence : on y réunit les services, on discute avec eux, et l'on tente de déterminer les relations qui doivent exister entre eux. Il ne s'agit pas d'observatoires au sens d'une instance où des analyses scientifiques puis pratiques conduisent à élaborer des solutions. L'ONED et les observatoires départementaux ne sont nullement contradictoires, de même que l'ONED et l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) sont complémentaires, les travaux de l'un ne pouvant qu'aider l'autre à approfondir ses propres travaux.

S'agissant des propos de Mme Brisset, les mots qu'elle a employés ont en effet été maladroits et ont pu être ressentis par certains comme une forme de stigmatisation.

M. le Président : Je voudrais aborder ici le problème des enfants victimes des sectes. Pensez-vous que nous pourrions formuler des propositions spécifiques les concernant, ou estimez-vous qu'il s'agit là de situations qui s'inscrivent dans le cadre général de l'enfance en danger ?

M. Philippe Nogrix : Les sectes agissent de manière sournoise et savent très bien adapter leur stratégie à chacune de leurs cibles. On a dit beaucoup de choses sur l'infiltration des sectes dans les services de l'ASE. Je n'ai aucun élément me permettant de confirmer ces dires. Je ne dis pas qu'il n'y a aucun problème, mais le mieux est sans doute de laisser les instances les plus compétentes, comme les Associations de défense des familles et de l'individu (ADFI), s'en occuper. Les commissions d'enquête parlementaires sur les sectes ont fait un travail important qui a permis de débusquer certaines associations nocives. Les présidents de conseils généraux ont mis en garde leurs personnels. Il y a incontestablement une augmentation des violences psychologiques, augmentation à laquelle les sectes ne sont pas étrangères. Nous devons rester vigilants, notamment en ce qui concerne les familles d'accueil. Mais encore une fois, la lutte contre l'influence des sectes est une affaire de spécialistes. C'est pourquoi j'insiste toujours sur la nécessité de la formation des professionnels, qui doit être continue.

M. le Président : En ce qui concerne la formation continue et les évaluations partagées, il me semble qu'il s'agit moins d'adopter de nouveaux textes que d'appliquer ceux qui existent.

M. Philippe Nogrix : Il est tout de même un sujet sur lequel le législateur doit absolument se pencher. Il s'agit de la définition du secret professionnel. Il est fréquent que des situations dangereuses évoluent sans que nous le sachions parce que le travailleur social est bridé par cette notion de secret professionnel qu'on lui a inculquée dans sa formation de base. Le devoir de respecter le secret professionnel peut être un refuge, même si c'est aussi une nécessité. Le secret partagé doit être défini par le législateur.

M. le Président : Le partage des informations, qui est en effet un élément crucial, doit-il être soumis à l'accord préalable des familles ?

M. Philippe Nogrix : C'est une question délicate. Étant par ailleurs membre de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), je suis aussi sensible à la nécessité de respecter l'intimité des familles. Si le recueil des informations relatives aux enfants permettait, vingt ans après les faits, d'apprendre que telle personne a été victime de viol par ses parents ou par un oncle, ce serait une stigmatisation qui ne servirait à rien. Cela dit, il est absolument nécessaire d'avancer. Il ne faut pas que, à cause de la CNIL, à cause du secret professionnel, on ne fasse rien. Ce serait catastrophique. Nous pouvons sortir de cette difficulté par une définition exacte du secret partagé. Jusqu'où peut-il aller ? Pendant combien de temps peut-il être partagé ? Quand doit-il s'effacer ? L'information de la famille est une question qu'il faudra examiner avec les membres de la CNIL.

Au niveau local, comme l'a fait le président Derosier dans son département, des conférences doivent réunir tous les acteurs, afin de confronter les informations et les pratiques. Toutes les affaires qui ont été jugées montrent à quel point le cloisonnement des services peut être préjudiciable aux enfants. Il s'agit de mettre en place des recueils d'informations davantage que des fichiers. Les conseils généraux sont les mieux armés pour le faire, car le département forme le territoire le plus adapté à l'action sociale.

L'ONED va tirer les enseignements des diverses expériences menées au niveau départemental. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan de son action, mais il est certain que son regard sur les pratiques départementales est essentiel. Il peut également analyser les expériences étrangères : l'exemple canadien est souvent mis en avant, même s'il faut se méfier des effets de mode, et analyser les choses en détail avant d'importer sans discernement les méthodes suivies à l'étranger.

M. Pierre-Louis Fagniez : Le secret partagé devrait être une notion universelle. N'avons-nous pas intérêt à recenser tout ce qui a été fait dans les pays qui se sont intéressés au sujet, sans sacrifier aux effets de mode ?

M. Philippe Nogrix : C'est ce que nous faisons. L'ONED a conduit une première mission d'étude au Canada. Les exemples italien et britannique seront également analysés.

M. Patrick Delnatte : S'agissant du partage des informations, je vois mal les départements mettre en place des fichiers. Il me semble que nous devons nous orienter vers la définition d'un fichier judiciaire, dont les règles d'accès devront être fixées avec rigueur. Pour les délinquants sexuels, des fichiers ont été mis en place.

Mme la Rapporteure : Un fichier judiciaire ne concernerait que les personnes condamnées et serait centré sur la prévention de la récidive. Il ne me semble pas qu'on ait déjà créé des fichiers judiciaires pour des personnes suspectes, ni même pour les affaires ayant fait l'objet de classement sans suite.

M. Patrick Delnatte : Je préfère des fichiers judiciaires, avec toutes les précautions nécessaires, que des fichiers administratifs.

M. Bernard Derosier : Le problème des fichiers, c'est l'usage qu'on peut en faire. Sur quelle base ces fichiers seraient-ils constitués ? Sur la base d'une déclaration d'un travailleur social ? On voit bien les dérives auxquelles de tels fichiers pourraient conduire. Un ancien ministre de l'intérieur avait envisagé d'obliger les travailleurs sociaux à signaler à la mairie les familles à problèmes. On voit bien l'exploitation qui peut être faite de cette pratique, au point que les travailleurs sociaux s'en sont émus, et ont été rassurés par le successeur de ce ministre de l'intérieur, dont une collaboratrice m'avait expliqué que les enfants de cinq ans qui commettent de petites bêtises étaient des délinquants en puissance et qu'il fallait pouvoir les suivre... Il n'est pas nécessaire de mettre en place un fichier pour savoir dans quelles familles il peut y avoir des problèmes. Tout travailleur social le sait forcément, car il connaît bien le territoire dans lequel il exerce.

Mme Michèle Tabarot : Je suis surprise par ce que vient de dire notre collègue. Que des fichiers puissent aider les municipalités à anticiper, cela ne me choque pas. Si certains travailleurs sociaux ne réagissent pas à temps, et nous savons tous que cela peut arriver, le maire doit pouvoir intervenir à bon escient. L'idée d'un fichier ne peut pas être écartée d'un revers de main.

M. Bernard Derosier : Je n'ai rien écarté d'un revers de main. J'ai posé un problème et décrit les dérives possibles.

Mme Michèle Tabarot : Mais vous avez évoqué ce qu'un ministre de l'intérieur avait envisagé. C'est une réaction qui me paraît quelque peu partisane. Tout le monde s'accorde pour reconnaître que notre dispositif est perfectible, et il me semble que notre Mission devrait plutôt s'employer à examiner les moyens de l'améliorer.

M. le Président : Le mot fichier est très connoté. Il me semble préférable de parler de recueil d'informations.

M. Philippe Nogrix : Il existe une distinction très nette entre le problème de la délinquance et celui qui nous occupe. L'objet de notre réflexion est de dessiner les contours d'un dispositif permettant de porter assistance à des personnes en danger. Il ne s'agit pas de ficher les gens. Il s'agit de donner aux intervenants des outils d'information. Ceux-ci n'étant pas centralisés, il est nécessaire de trouver un lieu de collecte d'informations qui, prises séparément, peuvent apparaître comme étant anodines, alors qu'elles correspondent à une situation très grave. Un retard scolaire, par exemple, peut être la manifestation d'une situation dangereuse pour un enfant. En tout état de cause, la question de la collecte d'informations doit être abordée avec la CNIL.

Je tiens à ajouter un mot au sujet de l'éducation nationale. Elle ne doit pas être une citadelle et, si un enfant est en danger, ce n'est pas à elle seule de régler le problème. On ne règle pas un problème en déplaçant un enseignant, ni en cachant les choses pour éviter qu'elles se sachent. L'école est le lieu où les signalements peuvent se faire le plus rapidement.

S'agissant, enfin, du 119, je souligne qu'il y a chaque année 2 millions d'appels, pour 8 000 transmissions. Ce sont des chiffres qui m'interpellent.

M. le Président : Ils nous interpellent aussi. Je vous remercie, cher collègue, pour votre contribution aux travaux de notre Mission.

Audition de M. Dominique Barella, président
de l'Union syndicale des magistrats


(Procès-verbal de la séance du 15 juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Dominique Barella, président de l'Union syndicale des magistrats (USM). Notre Mission d'information, qui réfléchit depuis plusieurs semaines aux moyens d'améliorer notre dispositif de protection de l'enfance, s'est intéressée au respect par la France de la Convention internationale des droits de l'enfant, au rôle joué par le juge des enfants dans la protection de l'enfance et au traitement des mineurs confrontés à la justice. Sur ces trois points, nous aimerions connaître la position de l'USM.

M. Dominique Barella : Je vous transmettrai une note de l'USM recensant les difficultés jurisprudentielles rencontrées par nos collègues. De fait, les contradictions de jurisprudence entre les différents ordres de juridiction sont un mal français et, sans aller jusqu'à l'unification des juridictions réclamées par certains, laquelle éviterait bien des problèmes en tous domaines, je pense qu'il appartient au législateur, lorsqu'il a repéré une de ces contradictions, de prendre sa plume pour dire quelle orientation doit être retenue, afin que les professionnels et les citoyens sachent quels textes sont applicables. Cette nécessité de clarification s'impose tout particulièrement lorsque des mineurs sont en cause. Il n'appartient pas à l'USM de commenter les diverses décisions prises par les juridictions suprêmes, mais j'insiste sur le fait que le législateur doit intervenir.

S'agissant du fonctionnement des juridictions, il y a beaucoup à dire, puisque les mineurs peuvent se trouver, selon les situations, soit devant le juge des tutelles, soit devant le juge des enfants, soit devant le juge aux affaires familiales. L'USM a longuement réfléchi à l'amélioration du dispositif et préconise une solution géographique et technique globale. Depuis des années, le Parlement réclame une modification de la carte judiciaire pour tirer les conséquences de la nouvelle répartition de la population sur le territoire et des différences de charge de travail entre les tribunaux. D'ailleurs, un rapport de la Cour des comptes et un autre du Conseil de l'Europe pointent l'inadaptation de la répartition des juridictions.

Pour ce qui concerne la vie courante, c'est-à-dire les questions de séparation et de divorce, les mesures de tutelle, la justice des mineurs, il faudrait regrouper le contentieux familial au niveau de l'arrondissement. On parviendrait ainsi à une plus grande proximité, souhaitée par beaucoup. De plus, une telle organisation permettrait de maintenir les juridictions d'instance en leur garantissant un niveau d'activité suffisant. Elle assurerait aussi la cohérence des interventions à l'égard des familles et éviterait leur démultiplication. Elle permettrait qu'un regard « systémique » soit posé sur l'enfant, envisagé dans son contexte familial et son réseau affectif par des juges compétents. Un tel cadre autoriserait l'instauration d'une formation continue des magistrats aux enjeux psychologiques des dossiers qu'ils ont à traiter. Ces enjeux sont en effet communs aux affaires de séparation de couple, de protection des mineurs et de tutelle. Cette organisation permettrait enfin d'unifier le niveau d'intervention des associations de protection de la famille et des droits de l'enfant.

S'agissant du fonctionnement des juridictions pour enfants, les procureurs chargés des mineurs doivent faire face à une concentration des signalements, par fax, le vendredi, entre 16 heures et 17 heures. Pourquoi tant de mineurs sont-ils en danger en France ce jour-là à cette heure-là ? Parce que le week-end arrive, et qu'il y a un problème de permanence du personnel chargé de la protection des mineurs, notamment au niveau départemental. Il en résulte des difficultés considérables pour faire procéder à des évaluations, et les services se couvrent en signalant systématiquement les cas à la justice. Ces signalements sont parfois apocalyptiques, sans pour autant être toujours précis. Il est fréquent que les services chargés de la protection des mineurs saisissent le parquet par fax de cas d'adolescents qualifiés de suicidaires, sans donner d'indice permettant de trouver ces adolescents...

Le placement en urgence soulève des difficultés de la même importance. En cette matière, l'exercice tient malheureusement de la « patate chaude ». Considérons le cas d'un mineur qui commet un acte grave et pour lequel se pose la question du type de placement ou de la détention. Bien que la protection judiciaire de la jeunesse considère qu'il présente un profil psychiatrique grave, aucun établissement adapté ne peut l'accueillir, faute de place. Le parquet se tourne alors vers un service de pédopsychiatrie, afin qu'un spécialiste puisse, en urgence, procéder à l'expertise nécessaire dans les délais requis par la loi. Or, dans la plupart des cas, le psychiatre consulté déclare que le mineur ne présente pas du tout le profil psychiatrique initialement décrit, et qu'il n'a donc pas sa place dans un service de pédopsychiatrie. On se trouve alors avec un mineur en garde à vue, pour lequel la seule « solution » qui reste est la prison. C'est une modalité de choix inacceptable, d'autant que la prison n'est pas toujours une solution juridiquement possible. Quoi que l'on ait pu vous dire à ce sujet, le problème des placements en urgence par les parquets constitue une difficulté majeure. En outre, pour que le dispositif fonctionne, on charge le ministère public de donner l'autorisation de placement en urgence, alors que cette décision devrait revenir au juge des enfants.

Les types d'établissements chargés d'accueillir les mineurs ont évolué, au cas par cas, selon les ministres et les années. Nous avons besoin d'établissements clairement identifiés selon la typologie des mineurs considérés, et de centres d'accueil ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où l'on puisse procéder aux évaluations indispensables à la prise de décision. Les deux types de structures sont absolument nécessaires, et il faut y penser lorsque l'on travaille au maillage territorial des établissements, publics et privés.

S'agissant des auditions de mineurs, des règles générales doivent être définies, car on ne peut se satisfaire d'un système dans lequel les obligations - l'enregistrement par exemple - diffèrent selon le juge devant lequel l'enfant se trouve. Si l'on estime que, pour des raisons psychologiques et juridiques, un type d'audition est meilleur qu'un autre, il doit être généralisé à tous les mineurs. Il est inconcevable qu'une certaine manière de conduire une audition soit privilégiée dans un cas mais pas dans un autre. En revanche, il faut impérativement laisser aux juges une certaine souplesse d'appréciation, surtout s'ils ont affaire à des enfants en très bas âge. Les théories psychologiques, psychiatriques et neuropsychiatriques changent très vite ; il faut donc éviter de figer le dispositif, qui courrait, sinon, un risque d'obsolescence accélérée, avec les dégâts que cela peut produire chez les enfants. À titre d'exemple, sur la résidence alternée en cas de divorce, on aura tout entendu, philosophes, psychologues et éducateurs disant tour à tour tout et son contraire. Ce seul exemple montre que le législateur doit avoir la main prudente et laisser au juge la faculté d'apprécier la situation.

En matière pénale, la très perturbante affaire d'Outreau a conduit à aborder la question de la parole de l'enfant. Si l'audition par la police ou par le juge est enregistrée et que le mineur n'est plus réentendu ensuite, sa parole est sacralisée. Cette sacralisation risque de mettre en cause certains droits de la défense et contrarie le principe de l'oralité du débat. En effet, les débats d'assises prennent très souvent un tour imprévu, différent de ce que contient le dossier ou de ce que les enquêteurs ou le magistrat ont entendu pendant l'instruction. Figer les choses en décidant que la parole de l'enfant est enregistrée une fois pour toutes, c'est limiter les débats d'audience, avec les inconvénients que présente cette interférence. Inversement, certains psychologues considèrent que l'on risque de déstabiliser gravement les mineurs victimes s'ils doivent être entendus plusieurs fois pour répéter des faits douloureux, ce qui peut les empêcher de surmonter leur traumatisme. De même, faire du mineur une victime ou un témoin comme un autre conduit à le confronter à des avocats pénalistes pour qui tous les « coups » juridiques sont permis, leur objectif n'étant pas la rééducation de l'enfant mais la défense de leur client. Les magistrats s'interrogent en permanence sur ces questions, et savent d'expérience que les paroles d'un mineur recueillies lors d'un enregistrement sont à prendre avec d'infinies précautions.

On notera enfin que, lorsque le législateur décide une orientation
- l'enregistrement des auditions des mineurs par exemple -, l'exécutif ne donne pas tous les moyens nécessaires à la réalisation de ce qui a été voté. Le Conseil de l'Europe a publié un rapport accablant pour la France, classée vingt-troisième des pays membres pour ce qui est du budget de la justice par habitant. Voilà qui nous met au niveau des républiques de l'ancienne Union soviétique. À ce retard considérable, la justice des mineurs paye un prix très élevé, car elle manque cruellement de moyens techniques et de psychologues. Les nouvelles dispositions organiques applicables aux lois de finances font des frais de justice, ceux-là même qui établissent la sécurité juridique, des crédits limitatifs et régionalisés. L'USM a demandé instamment au garde des Sceaux qu'il en aille autrement. Ces crédits doivent constituer une enveloppe nationale, et il ne peut être question d'en faire des enveloppes limitatives, alors que les demandes d'expertises psychologiques et scientifiques explosent, dans tous les tribunaux. Un tel rationnement, inacceptable et dangereux, mettrait en péril le dispositif de protection de l'enfance.

M. le Président : Je vous remercie.

Mme la Rapporteure : Quelle est la position de l'USM sur l'éventuelle généralisation de l'aide juridictionnelle à tous les mineurs ?

M. Dominique Barella : C'est une idée généreuse de vouloir assurer la présence d'un avocat auprès de tout mineur entendu, sans condition de ressources des parents, pour éviter les éventuels conflits d'intérêts, mais elle suscite de grandes difficultés. S'agissant des mineurs en danger, l'État et les départements ont des services qui mènent une politique de défense globale et réfléchie. L'expérience montre que les interventions d'un avocat vont souvent à l'encontre de cette politique, et parfois même de l'intérêt du mineur considéré. La réflexion collective est beaucoup plus protectrice des personnes vulnérables ou en danger que ne peut l'être une prise en charge individuelle par le biais d'un avocat. J'ai assisté à de véritables collisions lorsque j'étais juge des tutelles, et l'on entend parfois des interventions très contre-productives de la part de l'avocat chargé de défendre l'enfant. Habitués à défendre une personne accusée par une institution, les avocats sont mal formés à la défense d'un mineur. Si l'on décidait malgré tout d'instituer un tel dispositif, il faudrait créer un corps d'avocats spécialisés dans la défense des mineurs. En tout état de cause, on est plus intelligent à plusieurs, et mieux vaudrait travailler à des orientations globales, au risque, sinon, d'un éclatement des positionnements. À titre d'exemple, certains avocats appelés à défendre un mineur sont favorables sans réserves à la résidence alternée, d'autres y sont résolument hostiles. Compte tenu de ces différences de positions, le problème de l'enfant sera-t-il toujours réglé au mieux ? Systématiser la défense du mineur par un avocat conduira à l'isoler et à faire de son cas un problème strictement individuel, alors que la défense des mineurs relève aussi de l'État et de la collectivité.

Mme la Rapporteure : Votre opinion est-elle la même s'agissant, au pénal, des enfants victimes ?

M. Dominique Barella : Autant, en matière d'assistance éducative, la présence d'un avocat ne me semble pas s'imposer, autant, dans le cas des enfants victimes, un avocat est non seulement utile mais très nécessaire, car il fera en sorte que le mineur soit écouté et respecté et qu'il puisse éventuellement percevoir des dommages et intérêts.

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous avez indiqué que, selon le Conseil de l'Europe, la France occupe le vingt-troisième rang pour ce qui est du budget de la justice rapporté au nombre d'habitants. Sous-entendez-vous par là que la qualité de la justice est proportionnelle aux moyens qui lui sont alloués ? Si c'est le cas, ne faut-il pas commencer par imiter ce que font les pays placés en tête de ce classement et procéder aux modifications structurelles nécessaires, avant de modifier le budget de la justice.

M. Dominique Barella : La modestie nous impose de regarder ailleurs, mais il n'empêche que l'on ne pourra suivre les exemples étrangers avec un budget inférieur de moitié. D'excellents travaux parlementaires ont décrit les problèmes de la justice ; l'analyse a été faite et les solutions sont connues. Je me permettrai donc seulement de citer un ancien député, M. Pascal Clément, qui considérait que la France, en matière de justice, était en train de payer ses choix budgétaires, qui expliquait que 250 juges d'application des peines sont chargés de suivre 170 000 personnes, et qui citait le nombre stupéfiant des affaires - dont celle d'Outreau - suivies par la chambre d'instruction de la cour d'appel de Douai. Si l'on veut assurer le suivi cohérent et correct des mineurs et, dans un autre domaine, des libérations conditionnelles, il faut s'en donner les moyens. On nous dit que le budget de la justice progresse. Il est certes un peu plus important qu'il y a dix ou quinze ans, mais le bateau de la justice française demeure un caboteur quand l'Allemagne et la Grande-Bretagne ont des croiseurs.

Que la carte judiciaire doive être restructurée, c'est certain, mais les élus terrorisent les gardes des sceaux successifs, et aucun n'osera la modifier car les résistances locales sont plus grandes encore qu'elles ne l'ont été pour la répartition des casernes. Pour autant, lorsqu'il est question de prolonger la garde à vue d'un mineur, la loi impose que le parquetier se déplace. Mais quand vous êtes procureur, que vous avez un ou deux substituts, que tout le monde est en audience, vous ne pouvez tout simplement pas consacrer une heure et demie à l'aller et une heure et demie au retour pour traverser le département. Dans une telle situation, le manque de moyens et de l'inadaptation du maillage territorial conduisent à ne pas appliquer la loi.

M. Pierre Goldberg : Votre position sur la restructuration de la justice à l'échelon cantonal m'a d'autant plus intéressée qu'elle pourrait valoir pour d'autres administrations. La réorganisation de la carte judiciaire que vous appelez de vos vœux devrait-elle, selon vous, se traduire par davantage de proximité ? Dans l'Allier, il n'y a plus qu'un seul juge des enfants, et il est à Moulins. On imagine les difficultés que cette concentration soulève, notamment pour les familles modestes de Vichy, de Montluçon et d'ailleurs.

M. Dominique Barella : Pour la carte judiciaire, on a toujours raisonné en termes de départementalisation, et calé la réforme sur le pénal alors qu'il est exceptionnel de se trouver victime au pénal. Au contraire, le citoyen ordinaire a très souvent affaire à la justice en matière matrimoniale ou en matière de tutelle, notamment lorsque ses parents vieillissent. Pour ces affaires, il devra voir le juge à de multiples reprises, tout comme lorsqu'il s'agira de traiter des petits litiges de la vie quotidienne. À effectifs constants, il faudrait, en bonne logique, concentrer les moyens nécessaires à la politique pénale et à la coordination avec les services de police et de gendarmerie. Pour leur part, les services nécessaires à la justice des mineurs, aux tutelles et aux affaires familiales sont très coûteux en personnels. Mieux vaudrait les regrouper et s'attacher à rendre une justice de qualité, au plus près des familles, au lieu de s'adresser à trois juges différents qui, chacun, statuent sur les mêmes familles. A-t-on assez conscience qu'un juge des tutelles et un juge des mineurs suivent une famille pendant des années, sinon des décennies ? La proximité est indispensable. Il en va de même en cas de divorce, car les litiges durent jusqu'à la majorité du dernier enfant. Mieux vaudrait donc instituer un grand juge de la famille que procéder à une nouvelle réforme parcellaire. On maintiendrait ainsi les tribunaux d'instance et l'on pourrait former de bons juges professionnels au lieu de former des juges de proximité travaillant deux après-midi par semaine, qui ne sont d'ailleurs pas chargés des affaires touchant la famille. Quant aux maisons de la justice, elles tiennent plus du gadget que d'autre chose. La justice est un service public et nos concitoyens ont droit à leur tribunal ; ce n'est pas un luxe mais un facteur de paix sociale.

M. Pierre Goldberg : À quoi attribuez-vous l'explosion de la demande de justice et d'expertises ? Cela tient-il, selon vous, à l'évolution de la situation sociale, à l'augmentation du chômage et de la précarité ? La courbe est-elle semblable pour ce qui concerne la protection de l'enfance ?

M. Dominique Barella : La fragilisation sociale créée par les licenciements conduit à des difficultés de paiement croissantes, notamment des loyers, et les difficultés s'aggravent continûment depuis quinze ans au pénal. Mais l'on constate une grande disparité dans le nombre des saisines de la justice selon les départements. Elles varient du simple au double, le contentieux se concentrant dans le sud de la France, très procédurier. En cette matière, pays d'oc et pays d'oïl ont conservé des traditions spécifiques. D'autre part, la République laïque a développé un discours sur les droits qui est tout à son honneur, mais il serait pédagogique de parler également des devoirs. Ainsi substituerait-on à la confrontation la conciliation, qui n'est pas dans la tradition française. Sur ce point, les élus ont un grand rôle à jouer. Pour ce qui est de l'évolution du nombre d'affaires judiciaires concernant les enfants, la protection judiciaire de la jeunesse vous dira sans peine le nombre de dossiers suivis.

Mme Henriette Martinez : Si nous sommes ici, c'est que des problèmes touchant à l'intérêt de l'enfant perdurent. Pensez-vous que cette notion doive être définie par la loi ? Elle est en effet appréciée selon des considérations différentes. L'intérêt de l'enfant est-il d'être entendu dans telles conditions ou dans telles autres ? D'être placé périodiquement sans pouvoir construire une stabilité affective, mais en maintenant la possibilité du retour dans sa famille ? D'être placé plus longuement, afin de permettre un attachement à la famille d'accueil ? De pouvoir systématiquement retourner dans sa famille d'origine, ou de ne jamais la revoir lorsqu'elle est pathogène ? L'enfant doit-il disposer d'un avocat auprès de lui pour l'aider à se défendre ? Il serait, me semble-t-il, de l'intérêt de l'enfant d'avoir un avocat personnel, car ce que vous avez dit des avocats vaut aussi pour les juges, dont les critères d'appréciation dépendent également de convictions morales personnelles. Certains magistrats pensent sincèrement que l'intérêt de l'enfant est de retourner dans sa famille, d'autres estiment qu'il consiste à rester dans sa famille d'accueil, et nous avons tous à l'esprit des jugements rendus qui ne nous paraissent pas conformes à l'intérêt de l'enfant. Nous aimerions que tous soient rendus avec la sagesse qui a caractérisé vos propos.

M. Dominique Barella : Les juges doutent. Ce sont des citoyens chargés de missions extrêmement difficiles, qui doivent être formés au mieux et sanctionnés lorsqu'ils commettent des erreurs, mais c'est une folie de les prendre pour des demi-dieux. Le juge a, statutairement, l'obligation perpétuelle d'œuvrer en faveur de l'intérêt général. C'est pourquoi il est amené à suivre une formation continue tout au long de sa carrière, obligation que l'on peut difficilement imposer à un avocat. Pour ce qui est de la variété des analyses faites par les juges, on observera que les services de l'État doivent garantir que, dans l'intérêt général, l'enfant soit protégé. Le fait que l'État ne joue pas pleinement son rôle de garant a été, de façon sans doute exagérée, mais non sans raison, rappelé par la Défenseure des enfants.

Reste à savoir s'il existe des familles définitivement pathogènes et des délinquants définitivement délinquants. Aucun criminologue, aucun psychiatre, aucun psychologue n'est en mesure de répondre à de telles questions. Cependant, le juge retrouve ces interrogations au moment où il prend une décision. Le législateur doit définir des règles tout en laissant au magistrat la possibilité d'une souplesse d'analyse suffisante pour s'adapter à l'évolution constante des connaissances scientifiques en matière de pédopsychiatrie, de psychanalyse et de neuropsychiatrie. Ne constate-t-on pas qu'actuellement, le « tout psychiatrie » propre à la France évolue, au point que l'on se demande si certaines maladies psychiatriques ne sont pas d'origine génétique, ce qui expliquerait certains dérèglements psychologiques ? En résumé, les hésitations ne pourront que demeurer, la justice ayant à traiter de comportements humains, par définition évolutifs. Quant aux mineurs, ce sont des citoyens en devenir qui doivent être défendus, mais ce ne sont pas des enfants-rois juridiques. Ne prenons pas les enfants trop au sérieux, et laissons leur rôle aux parents, à l'État et aux éducateurs. Si les mineurs étaient déjà des majeurs, cela se saurait !

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Pascal Clément, garde des Sceaux, ministre de la justice

(Procès-verbal de la séance du 22 juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : C'est pour nous un grand plaisir d'accueillir l'ancien président de notre commission des lois, aujourd'hui garde des Sceaux, ministre de la justice. Notre Mission a consacré ses premiers travaux à la protection de l'enfance. Nos auditions successives ont montré que, faute d'objectifs clairs, notre dispositif est peu efficace et son organisation coûteuse, complexe et peu compréhensible. Nous souhaitons donc examiner aujourd'hui avec vous le rôle de la justice et la place du juge pour enfants dans le dispositif de protection de l'enfance. Le deuxième volet de nos travaux portera sur le droit de la famille proprement dit, et, si vous en êtes d'accord, nous serons amenés à vous entendre à nouveau.

M. Pascal Clément : Comme vous le savez, mon arrivée à la Chancellerie est fort récente et, s'agissant des problèmes de la famille et des droits de l'enfant, mon expérience principale est celle du vice-président de conseil général chargé des affaires sociales que je fus il y a plus de dix ans.

Je souhaite, avant de répondre à vos questions, rappeler quelle est la place du juge dans le dispositif de protection de l'enfance, puis traiter de l'applicabilité de la Convention internationale des droits de l'enfant, et notamment des questions relatives à l'audition des enfants.

Les critères d'intervention du juge sont le danger et l'intérêt de l'enfant, notions établies par trois textes. Le fondement de la compétence du juge des enfants est la notion de danger, telle que définie par l'article 375 du code civil. En matière d'assistance éducative, l'exigence de la prise en compte de l'intérêt de l'enfant est inscrite à l'article 375-1 alinéa 2 du code civil qui, depuis la loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance, impose au juge des enfants de « se prononcer en stricte considération de l'intérêt de l'enfant ». Enfin, la Convention internationale des droits de l'enfant dispose que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ». Le principe de l'applicabilité directe de cette stipulation de la Convention vient d'être reconnue par la Cour de cassation.

L'intérêt de l'enfant est une notion plus imprécise que celle de danger, limitativement conçu par la loi par référence à la santé, la sécurité, la moralité ou l'existence de conditions d'éducation gravement compromises. Une définition trop précise de l'intérêt de l'enfant limiterait le juge des enfants dans son action. C'est pourquoi la Cour de cassation n'a jamais voulu définir précisément la notion de danger, estimant qu'elle relevait de l'appréciation souveraine des juges du fond. Je partage cette opinion.

Une amélioration est-elle possible ? Elle consisterait à encourager la démarche d'évaluation du danger, engagée notamment par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse dans le cadre de la loi du 2 janvier 2002, et qui correspond aux préconisations de la Convention. L'élaboration de recommandations de bonnes pratiques est en cours ; les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) et les associations chargées de l'exécution des mesures administratives et judiciaires y sont associés. Par ailleurs, l'évaluation du danger dans certaines situations particulièrement difficiles incombe essentiellement aux professionnels intervenant auprès de l'enfant. C'est pourquoi il semble urgent de rendre systématique le recours à des équipes spécialisées en santé mentale juvénile, en coopération avec les travailleurs sociaux. La notion d'intérêt de l'enfant apparaît ainsi comme relevant davantage d'une compétence technique, qui peut être médicale, que d'une compétence juridique. Il pourrait donc être utile de réunir, d'ici la fin de l'année, les professionnels représentatifs des principales tendances pour parvenir à une conférence de consensus sur les techniques d'évaluation des situations de danger en matière de protection de l'enfance. La Chancellerie pourrait s'en occuper si votre Mission le souhaite.

L'articulation des interventions administrative et judiciaire, sujet bien connu des élus départementaux, est l'une des conditions de la cohérence du dispositif de protection de l'enfance. Se posent ici la question de la décentralisation et celle de la subsidiarité. L'expérimentation prévue dans le cadre de la loi du 13 août 2004 relative aux responsabilités et libertés locales tend à clarifier le partage des compétences entre les conseils généraux et la justice pour améliorer l'efficacité d'ensemble du dispositif. Elle traduit une démarche pragmatique et, à mes yeux, de pur bon sens, en permettant aux cinq départements retenus de se voir confier la mise en œuvre des mesures ordonnées par l'autorité judiciaire en matière d'assistance éducative. Dans le même temps, le dispositif accorde une compétence subsidiaire au juge des enfants. Actuellement, cinq départements sont candidats à l'expérimentation, par des délibérations prises à l'unanimité. Il s'agit de l'Aisne, de la Haute-Corse, de l'Indre-et-Loire, du Loiret et du Rhône. Une circulaire rédigée conjointement avec le ministère de l'intérieur précisera les conditions de l'expérimentation qui conduira d'évidence à plus de cohérence. J'observe que les départements peuvent d'ores et déjà être responsables de l'assistance éducative en milieu ouvert lorsqu'un juge décide de leur confier les enfants. En outre, les conseils généraux financent déjà l'ensemble des mesures d'assistance éducative prises en charge par le secteur associatif habilité, et notamment par le secteur de la sauvegarde de l'enfance qui existe dans presque tous les départements. Ce secteur est généralement plus important que l'ASE elle-même, pourtant service du département, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes.

Une réflexion commune avec le ministère chargé de la famille a permis l'installation de deux groupes de travail consacrés respectivement à l'amélioration du signalement et à l'amélioration de la prise en charge des enfants protégés, qui devraient rendre leurs rapports très prochainement. La Chancellerie a participé à ces groupes de travail et préconisé certaines modifications du code civil et du code de l'action sociale et des familles pour clarifier la répartition des compétences entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire, et rendre ainsi le dispositif plus compréhensible.

S'agissant de l'organisation judiciaire de la protection de l'enfance, la répartition des compétences entre les juridictions qui prennent des décisions concernant les enfants est complexe. Elle est fondée sur la notion d'autorité parentale, si bien que juge aux affaires familiales, juge des enfants et juge des tutelles peuvent intervenir au même moment dans des domaines différents. Je m'efforcerai de faire en sorte que les magistrats de ces différentes juridictions travaillent au mieux ensemble et partagent les informations, mais je souhaite aussi marquer une pause législative et ne pas bouleverser l'architecture actuelle, par une réforme qui nécessiterait de mettre en cause les fondements de notre droit civil.

La création d'un juge de la famille irait dans le sens de la simplification, mais ne correspondrait pas aux tendances actuelles de notre droit, qui vont au contraire dans le sens de la spécialisation de certaines fonctions juridictionnelles. On en a un exemple avec la loi du 9 mars 2004 qui a transféré au juge des enfants la compétence en matière d'application des peines. De plus, la Convention internationale des droits de l'enfant recommande la spécialisation de la juridiction des mineurs.

J'en viens à l'applicabilité de la Convention pour ce qui a trait à l'audition de l'enfant par le juge et à l'assistance d'un avocat. S'agissant de l'audition par le juge, la Convention prévoit que l'enfant doit pouvoir exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant « s'il est capable de discernement ». Le caractère obligatoire de l'audition du mineur par le juge a donc été clairement écarté, dans le souci de protéger l'enfant. Une telle obligation pourrait en effet avoir des conséquences néfastes, par exemple dans les cas de divorce conflictuel.

Quant à l'assistance de l'enfant par un avocat, elle est facultative en matière civile. Toutefois, elle peut être ordonnée d'office par le juge, et elle est obligatoire si l'enfant la demande dans le cadre de son audition (articles 338-5 et 338-7 du code de procédure civile) ou d'une procédure d'assistance éducative (article 1186 du même code). Il ne paraît pas opportun de la rendre obligatoire dans tous les cas, parce qu'elle n'est parfois pas souhaitée par les mineurs eux-mêmes, notamment quand ils sont adolescents. Par ailleurs, la récente réforme de la formation professionnelle des avocats a institué un cadre légal favorisant leur formation, notamment en matière d'assistance éducative. De plus, les créations de « permanences mineurs » - qui permettent l'assistance systématique des mineurs par un avocat en matière pénale ou d'assistance éducative - ont été accélérées dans le cadre des protocoles conclus entre les barreaux et les juridictions. Elles figurent dans trente-neuf protocoles en cours d'exécution.

M. le Président : Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie de cet exposé très complet qui reprend les thèmes que nous avons abordés lors de nos précédentes auditions.

Mme Martine Aurillac : Des événements récents ont montré combien la dispersion et le fractionnement des informations peuvent nuire au signalement des enfants en danger. La définition et l'entrée en vigueur d'un secret professionnel partagé ne seraient-elles pas de nature à renforcer l'efficacité de la procédure ?

Mme la Rapporteure : Quelle est votre position sur l'extension de l'aide juridictionnelle à tous les enfants victimes, quels que soient les revenus des parents ? S'agissant de l'audition des enfants par le juge, j'ai bien compris que vous ne vouliez pas qu'elle soit rendue obligatoire. Mais seriez-vous favorable à une rédaction qui permette qu'elle le devienne dès lors que l'enfant en fait la demande ? Aujourd'hui, le juge peut, sur décision motivée, rejeter la demande d'audition faite par un enfant, s'il pense, par exemple, que le mineur est manipulé par ses parents. Ne vaut-il pas mieux que l'enfant soit, dans tous les cas où il le demande, reçu par le juge, plutôt que de lui laisser croire que la justice est partiale ?

M. Pascal Clément : L'obligation de secret professionnel ne s'applique pas lorsque des travailleurs sociaux transmettent les informations dont ils disposent au conseil général. Tout ce qui touche au secret professionnel partagé est d'une législation difficile. Je n'ignore pas que Mme Pécresse est l'auteur d'une proposition de loi qui tendait en particulier à constituer un groupe de travail chargé d'étudier les conditions du partage éventuel d'informations...

Mme la Rapporteure : On peut considérer que notre Mission en fait office...

M. Pascal Clément : Le fait qu'un travailleur social fasse part d'un « secret de famille » à l'un de ses collègues dans l'intérêt de l'enfant ne constitue pas une violation du secret professionnel. Mais je ne suis pas certain que toutes les pratiques se limitent à ce cas simple. Plutôt que de légiférer, je suggère que le groupe permanent interministériel pour l'enfance maltraitée se saisisse de cette question pour préciser dans quels cas le secret professionnel est opposable. J'observe cependant que jamais, en vingt-cinq ans, un scandale n'est remonté jusqu'à moi à ce sujet.

M. Pierre-Christophe Baguet : Nous sommes partis de l'affaire bien connue de Drancy, qui a montré que, en dépit de signalements successifs d'administrations et de services différents, des enfants n'avaient pas été protégés comme ils auraient dû l'être. Pourtant, lorsque nous avons abordé ce problème au cours d'une table ronde, les représentants de la PMI et de l'éducation nationale nous ont fait comprendre qu'il n'était pas question de partager les informations, certains allant jusqu'à évoquer un « casier social » et expliquant que les enfants avaient droit à l'oubli. Dans ces conditions, comment espérer faire circuler les informations ? Ces verrous doivent céder, quand il s'agit de l'enfance en danger, comme on a su les faire céder pour la prévention de la délinquance. Si l'on ne légifère pas, comment venir à bout des réserves des différents services ?

Mme la Rapporteure : Nous sommes en effet partis de cas dramatiques qui se sont produits ces dernières années, et nous avons constaté des caractéristiques communes, la première étant le cloisonnement des services. À chaque fois, des bribes d'information étaient connues, mais ceux qui savaient ne se parlaient pas, même à l'intérieur des services des conseils généraux, au sein desquels les informations ne circulaient pas entre la PMI, l'ASE et l'aide sociale. Par ailleurs, nous avons constaté un recours abusif à la justice, qui traite à délai différé. Nous souhaitons, en vertu du principe de subsidiarité, mettre le conseil général au cœur du dispositif, décloisonner les informations et simplifier les missions. Dans un tel schéma, le secret professionnel partagé nous paraît être une nécessité, et il doit pouvoir jouer entre les mairies et le conseil général. Nous avons constaté que, dans l'affaire de Drancy, le maire n'a jamais été informé de la situation des enfants, alors même que la commune gère l'office HLM et de nombreuses activités périscolaires. Nous réfléchissons donc à une modification du code de l'action sociale et des familles qui, en s'inspirant des règles applicables au secret médical, donnerait un fondement législatif au partage d'informations en matière de protection de l'enfance.

M. Pascal Clément : Le problème tient à ce que les travailleurs sociaux de l'ASE, qui exercent un métier spécifique, considèrent que les autres travailleurs sociaux ne sont pas familiarisés avec les problèmes de l'enfance en danger. Aussi, je veux bien que l'on dise que le secret doit être partagé par toute personne ayant à connaître de l'enfant, mais je doute que les habitudes soient faciles à faire évoluer. Par ailleurs, ces personnels qui travaillent régulièrement avec les magistrats de la jeunesse redoutent d'éventuelles poursuites en cas de dégradation d'une situation qu'ils n'auraient pas été en mesure de dénoncer. Ces travailleurs sociaux vivent donc dans une sorte de crainte révérencielle. Enfin, même dans de grandes villes comme Saint-Etienne, les travailleurs sociaux de l'ASE n'ont pas d'homologues dans d'autres services, et on peut comprendre qu'ils n'estiment pas nécessaire de partager des informations avec une assistante sociale chargée de distribuer des prestations. En bref, vos observations sont sans doute fondées, mais il sera difficile de faire évoluer les mentalités. Je suis de ceux qui pensent qu'ils ont largement raison, car ce sont des métiers différents que de distribuer des prestations sociales et de protéger l'enfance en danger. Penser qu'ils sont équivalents et que les informations circuleront, c'est se méprendre.

Mme la Rapporteure : Il ne s'agit pas que l'ASE donne des informations aux autres administrations, mais que les autres administrations lui communiquent celles dont elles disposent. Or, elles ne le font pas : elles les donnent au juge.

M. Pascal Clément : Je rappelle qu'en cas de suspicion de maltraitance, l'éducation nationale doit saisir le parquet.

Mme la Rapporteure : Quels sont les délais de jugement pour les mesures civiles de protection de l'enfance?

M. Pascal Clément : Je n'ai pas les chiffres pour le civil. Des travaux sont actuellement en cours pour permettre le recueil de ces données, et la mise en place de la nouvelle loi organique relative aux lois de finances accélèrera ce processus.

M. le Président : Je reviens sur le respect de l'article 12 de la Convention internationale des droits de l'enfant. Ne faudrait-il pas donner à l'enfant le droit d'être entendu par un juge dans toute affaire qui le concerne ? Faut-il aller plus loin, et imposer au juge l'obligation de l'entendre ?

M. Pascal Clément : Il est bon d'établir pour principe que l'enfant doit être entendu et qu'il faut faire droit à sa demande, et de laisser au juge la possibilité d'écarter cette audition par décision motivée si, par exemple, il devait s'agir pour l'enfant de choisir entre son père et sa mère lors d'un divorce. Je ne suis pas favorable à ce que l'on rende les auditions automatiques.

Mme la Rapporteure : Seriez-vous favorable à ce qu'obligation soit faite à l'autorité judiciaire d'expliquer aux enfants victimes les décisions qui les concernent, y compris en cas de classement sans suite ou de relaxe au bénéfice du doute, ainsi qu'au civil dans les cas de divorce conflictuel ?

M. Pascal Clément : Il est actuellement prévu que classement sans suite, non-lieu, relaxe et acquittement doivent être motivés et notifiés. Cela étant, doit-on légiférer pour dire qu'il faut expliquer ? Je ne peux imaginer qu'entre administrateur ad hoc, avocat et familiers, il ne se trouve pas quelqu'un pour expliquer au mineur les décisions prises.

Mme la Rapporteure : Le problème est réel, particulièrement en cas de décision de relaxe ou de classement sans suite.

M. Pascal Clément : C'est le rôle de l'administrateur ad hoc que d'expliquer quand on l'interroge. Il me paraît inconcevable que l'on n'explique pas à un enfant qu'il va être retiré de sa famille et placé dans une famille d'accueil ou dans une institution. Les juges le font, et ils le font avec beaucoup de pédagogie. J'ajoute que les textes prévoient une motivation systématique en cas de relaxe ou de classement sans suite.

Mme la Rapporteure : Je n'en suis pas si sûre.

M. Pascal Clément : Peut-être n'est-ce pas expliqué, mais c'est en tout cas porté à la connaissance des intéressés.

M. le Président : La Défenseure des enfants a relevé la discordance de jurisprudence entre le Conseil d'État et la Cour de cassation sur l'applicabilité directe de la Convention, sujet à propos duquel la France est régulièrement interpellée. Comment mettre un terme à cette divergence jurisprudentielle ? Faut-il légiférer ?

M. Pascal Clément : Votre Mission sait-elle que par un arrêt du 18 mai 2005 la Cour de cassation a reconnu l'applicabilité directe de la Convention, ce qui lève la contradiction jurisprudentielle ?

M. le Président : Cet arrêt, qui clarifie la jurisprudence de la Cour, porte uniquement sur les articles 3 et 12 de la Convention. Or précisément, s'agissant de l'article 12, le Conseil d'État, en refusant de reconnaître l'applicabilité directe de cet article, n'a pas le même point de vue que celui de la Cour.

Mme la Rapporteure : La divergence porte toujours sur l'article 12, et donc sur le droit de l'enfant à être entendu par un juge.

M. Pascal Clément : Le droit d'être entendu est la règle, mais la dérogation est possible.

M. le Président : Précisément, la Convention ne prévoit pas la possibilité de refus du juge.

M. Pascal Clément : Dans notre droit, cette possibilité est prévue, mais doit être motivée soit par l'absence de discernement soit par l'équilibre de l'enfant.

Mme la Rapporteure : Les administrateurs ad hoc sont souvent ressentis comme étant à la fois juge et partie. Êtes-vous favorable à la professionnalisation de la fonction, qui garantirait leur indépendance, et à l'amélioration de leur indemnisation ?

M. Pascal Clément : Le juge fait appel aux proches de l'enfant ou à l'ASE. Le critère de l'indépendance est intéressant et il pourrait être utilement inséré, dans la mesure où l'indépendance de l'administrateur ad hoc est la condition sine qua non de son intervention, afin de représenter les intérêts de l'enfant dans les situations où ceux-ci apparaissent en opposition avec ceux de ses représentants légaux. S'agissant des moyens, mon prédécesseur avait souhaité que le problème de l'indemnisation soit examiné par les directions compétentes de la Chancellerie dans la perspective d'une refonte du système actuel, en tenant compte de manière réaliste des missions accomplies par les administrateur ad hoc. Mais l'augmentation des frais de justice pose problème au ministère de la justice : ils ont progressé de plus de 20 % en un an, et sont passés en quelques années de 80 à 400 millions d'euros, dévorant le budget de la justice. Cela étant, je suis persuadé que le problème n'est pas uniquement un problème d'argent.

M. le Président : Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie.

M. Pascal Clément : Je vous ai répondu fort de mon expérience d'élu départemental plutôt qu'en ma qualité de ministre de la justice. C'est un sujet passionnant et sérieux, mais je ne suis pas de ceux qui croient que l'on pourra faire bouger les choses très facilement. Pour avoir constaté par moi-même, chaque fois que j'ai voulu déplacer le curseur, à quel point cela a été mal ressenti, je vous conseillerais volontiers d'expérimenter tout nouveau dispositif dans quelques départements avant de le généraliser.

Audition de M. Martin Hirsch, président d'Emmaüs France

(Procès-verbal de la séance du 22 juin 2005)

Présidence de M. Patrick Bloche, Président

M. le Président : Nous sommes heureux d'accueillir M. Martin Hirsch, président d'Emmaüs France, auquel je souhaite la bienvenue. Vous venez, monsieur Hirsch, de présider un groupe de travail sur la pauvreté et la vulnérabilité des familles. Les conclusions de votre rapport rejoignent nombre des préoccupations de notre Mission, qui a consacré ses premiers travaux à la protection de l'enfance et qui s'est notamment rendue en Grande-Bretagne pour examiner la mise en place du plan de lutte contre la pauvreté des enfants. En France, malheureusement, un million d'enfants vivent au dessous du seuil de pauvreté et notre dispositif de solidarité rencontre des difficultés croissantes pour faire sortir les familles de la pauvreté. Comment, selon vous, améliorer la combinaison entre les revenus du travail et les revenus de solidarité ? Comment améliorer l'accueil des jeunes enfants ?

M. Martin Hirsch : La commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté » a réuni, en un temps très bref pour traiter d'un sujet très large, une trentaine de participants - représentants des partenaires sociaux, des associations familiales et de lutte contre l'exclusion, des collectivités territoriales, des services de l'État, ainsi que des personnalités qualifiées - qui avaient des points de vue très différents sur la pauvreté des familles. Mais dès le départ, l'unanimité s'est faite pour dire qu'elle s'aggrave et combien il est préoccupant de voir réapparaître un phénomène que l'on pensait disparu : les familles à la rue. L'association Emmaüs a été créée dans un contexte où il y avait de nombreuses personnes âgées dans le dénuement et beaucoup d'hommes seuls cabossés par les accidents de la vie. Depuis lors, la généralisation des retraites d'une part, la création des minima sociaux d'autre part ont amélioré la situation de ces deux catégories de population, mais réapparaît la pauvreté des familles, sous des formes que l'on croyait disparues. En effet, les repères mêmes de la pauvreté sont brouillés. Auparavant, si l'on avait un logement ou un emploi, le reste suivait. Ce n'est plus le cas : même un travailleur peut vivre sous le seuil de pauvreté, et il peut se trouver des gens qui ont un logement mais qui sont sans travail. L'INSEE a corroboré ce constat, en indiquant dans une étude qui a fait grand bruit qu'à Paris, 30 % des personnes sans domicile fixe ont un travail.

Autre sujet de préoccupation : la situation actuelle suscite un antagonisme entre pauvres et très pauvres, entre travailleurs et non-travailleurs, entre les classes moyennes et les autres. On assiste donc à un mouvement de désolidarisation sociale. Cette évolution a une forte incidence sur les politiques publiques, puisque selon qu'on les cible sur les classes moyennes ou sur les plus faibles, on ne répond pas aux mêmes besoins. Or, les politiques publiques aggravent les clivages au lieu de les réduire.

Face à ce contexte nouveau, la commission a pensé devoir s'écarter des réponses traditionnelles et traiter le problème dans tous ses aspects. On ne peut passer son temps à expliquer les liens entre le surendettement, l'accès au logement, l'emploi et l'éducation, puis saucissonner ! Nous avons donc pris le parti de formuler une palette de propositions en éclairant les articulations entre ces différents volets. Nous avons aussi décidé de nous intéresser au point clef qu'est la connexion entre prestations sociales et revenu du travail.

Cette démarche nous a conduits à recommander une nouvelle approche de la combinaison entre revenus du travail et revenus de la solidarité. On entend souvent déplorer la faiblesse de l'écart entre ces deux types de ressources. Mais une fois cela dit, que faire, puisque l'on ajoute aussitôt que l'on ne peut augmenter les salaires sous peine d'accroître concomitamment l'exclusion du travail des non-qualifiés ? Quant à réduire les minima sociaux, c'est aggraver les difficultés sans rien résoudre : il y a deux ans, la réforme du dispositif de l'allocation spécifique de solidarité s'est traduite par l'augmentation du nombre des bénéficiaires du RMI, sans effet favorable sur l'emploi. À la différence d'autres pays, la France d'aujourd'hui se caractérise par l'augmentation des dépenses sociales, du chômage et de la pauvreté. Il faut donc agir autrement.

Si l'on observe la double courbe des dépenses sociales et du risque de pauvreté dans les quinze plus anciens pays membres de l'Union européenne, on se rend compte que l'idée qu'il serait possible de couper dans les dépenses sociales pour réduire la pauvreté est un mythe. À une extrémité de la courbe, on trouve les pays scandinaves où les dépenses sociales sont très élevées et la pauvreté faible. À l'autre extrémité sont les pays du Sud, caractérisés par un niveau faible des dépenses sociales et un niveau élevé de pauvreté. Au milieu de la courbe sont l'Allemagne, la Grande-Bretagne qui est en train d'augmenter le niveau de ses dépenses sociales et réduire la pauvreté, et la France, un peu décalée car l'évolution s'y fait dans le mauvais sens. Comment lui faire regagner le peloton de tête ?

Les statistiques montrent que, dans certains cas, retrouver un emploi peut faire perdre de l'argent. Nous avons donc cherché à combiner les deux catégories de revenus, ceux du travail et ceux de la solidarité. Ce faisant, nous avons mis en lumière plusieurs situations types. Premier cas de figure : le seul travail proposé est un emploi à temps partiel. C'est la situation, par exemple, des caissières de supermarché, et notamment de celles qui du fait du changement de leur situation familiale ne peuvent plus se satisfaire d'un salaire d'appoint. Deuxième cas de figure : les bénéficiaires des contrats aidés qui ne font pas sortir de la pauvreté. C'est le paradoxe d'une politique publique qui apporte une réponse inadaptée à la difficulté qu'elle souhaite résoudre. Enfin, troisième cas de figure : des salariés peuvent se voir proposer un emploi à temps plein, mais situé si loin de chez eux, quoique dans le même département, que les frais d'essence, de nourriture et tous les frais annexes leur feraient aussi perdre de l'argent par rapport à l'indemnisation du chômage qui leur est allouée. Dans ces trois cas, le retour à l'emploi signifie une diminution des ressources. D'où notre souci de trouver une nouvelle équation sociale, en mettant au point ce que nous avons intitulé le « revenu de solidarité active », calculé de manière à ce que les revenus du travail et les revenus de la solidarité, globalisés, s'ajustent selon la durée du travail accompli, sans jamais d'effet de seuil et en maintenant une hiérarchie entre travail et non travail. Ainsi, tout salaire supplémentaire déclencherait une diminution des prestations inférieure d'environ 50 % au gain provenant du travail, dès la première heure travaillée. On aboutit par cette mesure à ce que le retour à l'emploi paye systématiquement.

Ce mécanisme a suscité deux critiques. La première a été formulée, au sein de la commission, par certains représentants du monde syndical craignant que cela favorise le travail à temps partiel et permette aux employeurs de se dédouaner. L'objection a suscité un débat très vif. Mais faut-il ne rien faire devant une situation dramatique, ou faut-il prendre le risque et essayer de le conjurer en instituant un engagement contractuel ? De même que nous avons préconisé un engagement de tous les acteurs, avec l'État, autour d'un objectif partagé de réduction de la pauvreté, nous avons envisagé un engagement contractuel sur l'évolution des comportements de travail pour accompagner le revenu de solidarité active sans permettre une croissance de temps partiel subi.

Le marché du travail est organisé en trois compartiments : ceux qui, titulaires de minima sociaux, ne travaillent pas ; les précaires et les travailleurs pauvres, dont font partie les travailleurs à temps partiel subi ; les salariés de droit commun, qui peuvent travailler à temps complet s'ils le souhaitent. Comme on sait mesurer ces trois compartiments, on peut se fixer des objectifs pour chacun - par exemple, réduire le premier de 10 % et augmenter le troisième d'autant - et contractualiser en prévoyant des contreparties systématiques. Ainsi pourrait-on proposer des allégements de charge à condition qu'il n'y ait pas de temps partiel. De même pourrait-on, préalablement à la baisse de la TVA dans la restauration, faire prendre des engagements à un secteur dont on sait combien de gens il emploie, à quel niveau de salaire et pour combien d'entre eux à temps partiel, et moduler les avantages consentis en fonction des résultats atteints. De cette manière, on préviendrait toute dérive vers le temps partiel. Je souligne que notre commission n'a pas prétendu définir la politique de l'emploi, mais faire en sorte que reprendre un emploi signifie toujours avoir davantage de ressources, préalable indispensable à une politique de l'emploi efficace.

La deuxième critique qui nous a été faite porte sur le coût de notre proposition. Nous aurions pu dire que le mécanisme est « auto-finançable », en ce qu'il va pousser des gens vers l'emploi, mais nous l'avons chiffré de manière très honnête, sans tenir compte de cet effet bénéfique. Nous en avons évalué le coût dans une fourchette comprise entre 4 et 8 milliards d'euros. Pourquoi une estimation aussi large ? Parce que les différentes administrations n'étaient pas disposées à faire des simulations, et qu'il a fallu se battre pour faire tourner leurs ordinateurs. La représentation nationale doit connaître ces difficultés de collaboration, qui pénalisent le travail d'une commission comme la nôtre et favorisent les conservatismes ! Toutefois, l'ordre de grandeur auquel nous sommes finalement parvenus est assez cohérent avec les estimations du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale et du Conseil économique et social. Les sommes qui, dans le dispositif social actuel, seraient nécessaires pour faire franchir le seuil de pauvreté à de si nombreuses familles, ne se chiffrent pas en dizaines de milliards, mais à moins de dix milliards. Ainsi, si l'on se limitait à une politique passive, consistant à augmenter les prestations pour qu'il n'y ait plus d'enfants pauvres, le coût en serait de 5,5 milliards d'euros, à reconduire l'année suivante, sans avoir toutefois la garantie que, même une fois franchi le seuil de pauvreté, tous les problèmes seront réglés.

Comment trouver ces sommes, équivalentes au produit de la privatisation intervenue il y a quinze jours ? Contrairement à ce que l'on pense, notre système de prestations sociales n'est pas particulièrement redistributif. On pourrait améliorer la redistribution, par exemple, en fiscalisant les allocations familiales, comme le Secours catholique vient de le suggérer. Nous avons nous-mêmes évoqué cette hypothèse, mais sans la retenir comme une proposition parce que l'Union nationale des associations familiales, membre de la commission, y est officiellement opposée. Un deuxième mode de financement consisterait à mobiliser une partie des crédits prévus pour la politique de l'emploi.

Notre proposition de revenu de solidarité active participe de la politique de l'emploi, dans le schéma contractuel que j'ai évoqué. Une réforme de la prime pour l'emploi permettrait-elle d'atteindre le même résultat ? Je ne le pense pas, car en cette matière, la bonne politique consiste à supprimer les seuils et non à les déplacer, et je ne crois pas que l'on y parviendra avec la seule prime pour l'emploi. Voilà pourquoi il faut mettre au point quelque chose de plus ambitieux.

J'en viens à votre deuxième question, relative au service public d'accueil des jeunes enfants. Le diagnostic de l'insuffisance des modes de garde est incontesté. Après mûre réflexion, nous avons proposé de créer un service public, car l'organisation actuelle est très disparate et personne ne se sent responsable ; il faut un chef de file. Il faut, aussi, augmenter l'offre de garde car elle est faible, peu accessible aux familles modestes, et ainsi conçue qu'un cercle vicieux se forme : son insuffisance fait qu'elle est réservée en priorité aux parents qui ont du travail, ceux qui en cherchent rencontrant des difficultés insurmontables pour garder leurs enfants, et donc pour trouver un emploi.

Évidemment, une fois encore, un service public d'accueil des jeunes enfants coûte cher. Mais, dans ce cas aussi, il existe un clivage. On constate que l'allocation parentale d'éducation, qui coûte 2,7 milliards d'euros, a pour effet pervers d'éloigner durablement de l'emploi. Il faut donc la réformer, voire la supprimer. Là encore, certains y sont prêts, d'autres ne le veulent pas.

Nous avons insisté sur la nécessité de privilégier une organisation structurée des modes de garde, plutôt qu'un système de gré à gré qui conduit à ce que des assistantes maternelles aient plusieurs employeurs. Mieux vaut sécuriser le dispositif par le biais d'un intermédiaire entre les familles et ceux qui sont disposés à garder les enfants. C'est par lui que le paiement de la garde devrait passer. Ainsi l'emploi sera-t-il structuré, ce qui n'empêchera pas que la souplesse puisse jouer.

Notre commission a également évoqué la question du logement et celle de l'école, car on sait l'influence de la taille du logement sur les résultats scolaires. Mieux vaut, à notre sens, lutter contre les discriminations négatives plutôt que mettre en place des discriminations positives. Il n'est pas admissible que des inégalités en matière de santé, notamment pour ce qui est de la vue ou de l'état de la dentition, soient déjà repérables dans la tranche des 3 à 10 ans, enfants pour lesquels joue aussi la qualité de la nutrition.

En conclusion, il est très frappant de constater que les politiques publiques sont chères, mais que loin d'éliminer les inégalités sociales, qui s'installent dès le très bas âge, elles les pérennisent.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé très complet sur les problèmes politiques a

M. Patrick Delnatte : Dans la pauvreté qui touche des familles avec enfants, quelle est la situation des immigrés ?

Mme Marie-Françoise Clergeau : J'aimerais quelques précisions sur le service public d'accueil des jeunes enfants que vous proposez. D'autre part, avez-vous réfléchi à des pistes permettant de faire sortir les familles monoparentales de la pauvreté ?

Mme la Rapporteure : J'allais vous poser la même question. Nous avons constaté que la Grande-Bretagne privilégie le retour à l'emploi des parents seuls, et vous évoquez dans votre rapport les familles monoparentales et les familles nombreuses. Recommandez-vous un traitement particulier pour les femmes seules ? Doivent-elles, selon vous, en rester au temps partiel ?

M. Martin Hirsch : Parmi les familles pauvres, les familles monoparentales sont surreprésentées et, lorsque notre commission a été installée, tout le monde s'attendait à ce que nous proposions des solutions spécifiques pour elles. En préférant une approche globale, qui vaut pour tous les types de famille, dont les familles monoparentales, nous n'avons pas choisi d'amplifier le traitement spécifique réservé à celles-ci, pour préférer une combinaison des revenus du travail, des prestations sociales et des modes de garde, c'est-à-dire une politique générale avec un impact plus marqué par les familles monoparentales. Ainsi évite-t-on la stigmatisation. Le revenu de solidarité active que nous proposons n'est pas une mesure fléchée vers les familles monoparentales, mais il aura une forte incidence pour elles, tout comme aurait une forte incidence le renforcement du service public d'accueil des jeunes enfants.

Quant à l'impact de l'immigration, il doit être appréhendé dans deux dimensions. De manière générale, être d'origine immigrée peut constituer un facteur de pauvreté, et les familles immigrées en situation régulière sont surreprésentées parmi les familles pauvres. D'autre part, on trouve dans les familles à la rue beaucoup d'étrangers en errance, pour lesquels il y a des obstacles administratifs à l'emploi et au logement, en plus des obstacles économiques. Plus largement, nous avons intitulé l'un des chapitres du rapport « Appréhender la pauvreté sans frontières », parce que nous sommes convaincus que l'on ne vaincra pas durablement la pauvreté dans les pays riches aussi longtemps qu'elle perdurera dans les pays pauvres. Autrement dit, quand la pauvreté diminue en Chine, en Inde ou en Afrique, c'est une bonne nouvelle pour le combat contre la pauvreté en France. Pour éviter que les établissements d'accueil d'urgence soient, comme c'est le cas actuellement, engorgés par les demandeurs d'asile en attente que l'on décide de leur sort, nous proposons que ces derniers soient de nouveau autorisés à travailler. Ce n'est pas une position franchement gauchiste : elle reprend les conclusions de rapports de l'inspection générale des affaires sociales et de l'inspection générale de l'administration. De fait, par crainte d'un « appel d'air » virtuel, la circulaire Rocard de 1991 a eu cet effet pervers de faire vivre des familles dans une misère bien réelle, confinées dans des centres d'accueil saturés et dans des hôtels, les demandeurs d'asile étant contraints de travailler au noir pour des raisons administratives. Tout cela va nous exploser à la figure.

M. Pierre-Christophe Baguet : Avez-vous étudié la question de la maltraitance dans les familles pauvres ?

M. Martin Hirsch : Non.

M. Pierre-Louis Fagniez : J'ai beaucoup entendu parler de votre rapport, que je regrette de ne pas encore avoir lu, et j'ai été frappé par la très belle phrase qui l'ouvre : « Au possible nous sommes tenus ».

M. Martin Hirsch : Nous la devons à Etienne Grass, l'un de nos brillants rapporteurs.

M. Pierre-Louis Fagniez : Elle résume bien ce que vous nous avez dit. Il est vrai que nous, les politiques, sommes tenus au possible. Pour ma part, je suis membre du conseil général du Val-de-Marne et député de Créteil, ville qui compte un peu de riches, un peu de pauvres, un peu de classes moyennes. Mais, dans la rue piétonne de Créteil, une dizaine de personnes créent le spectacle de la pauvreté et un problème social considérable. Certains disent que la faute en revient au maire, et je m'interroge moi-même sur ce que je pourrais faire. À supposer que vous soyez premier ministre, quels objectifs réalistes inciteriez-vous le conseiller général de base que je suis à viser ?

Mme la Rapporteure : Le graphique qui, dans votre rapport, décrit les courbes conjointes de la pauvreté et des dépenses sociales est impressionnant, car il donne à penser que la France a un ratio assez important de dépenses sociales inefficaces.

M. le Président : S'agissant de la création, dans des délais assez brefs, de places supplémentaires pour l'accueil des jeunes enfants, on ne peut ignorer le contentieux politico-administratif sur le point de savoir qui fait quoi, de l'État ou des collectivités territoriales, dans la zone grise qui s'étend entre le temps de la crèche et celui de l'école maternelle, car les conséquences financières ne sont pas les mêmes pour les deux parties selon la solution retenue. Le problème a-t-il été abordé par votre commission où siégeaient des élus locaux ?

M. Martin Hirsch : Nous ne sommes pas allés jusque là, faute de temps mais aussi faute de combattants, car nous avons eu de mal à impliquer l'Assemblée des départements de France et l'Association des régions de France dans nos travaux. Mais le problème auquel vous venez de faire allusion existe dans de nombreux domaines, et nous avons été frappés aussi bien par la complexité des procédures que par le renvoi de balle permanent. Lorsque je suis allé présenter le rapport au congrès de l'Assemblée des départements de France, qui avait organisé une table ronde sur l'insertion, on a parlé deux minutes quatorze secondes des familles en difficulté, et une heure et demie de la bataille entre les centres communaux d'action sociale (CCAS) et les conseils généraux... C'était caricatural.