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N°1275 - tome II - 6ème partie

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 décembre 2003.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION (1)

sur la question du port des signes religieux a l'école

Président et Rapporteur

M. Jean-Louis DEBRÉ,

Président de l'Assemblée nationale

--

TOME II - 6ème partie

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Education.

La mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, est composée de : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président et Rapporteur ; M. François BAROIN, Mme Martine DAVID, MM. Jacques DESALLANGRE, René DOSIÈRE, Hervé MORIN, Éric RAOULT, membres du Bureau ;
Mmes Patricia ADAM, Martine AURILLAC, MM. Christian BATAILLE,
Jean-Pierre BLAZY, Bruno BOURG-BROC, Jean-Pierre BRARD,
Jacques DOMERGUE, Jean GLAVANY, Claude GOASGUEN,
Mme Élisabeth GUIGOU, MM. Jean-Yves HUGON, Yves JEGO,
Mansour KAMARDINE, Yvan LACHAUD, Lionnel LUCA,
Hervé MARITON, Christophe MASSE, Georges MOTHRON,
Jacques MYARD, Robert PANDRAUD, Pierre-André PÉRISSOL,
Mmes Michèle TABAROT, Marie-Jo ZIMMERMANN.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission.
Voir le sommaire des auditions

Voir les auditions précédentes

6ème partie du tome II

- Table ronde regroupant M. Sylvain FAILLIE, principal du collège Jean Rostand de Trélazé dans le Maine-et-Loire, M. Jean-Paul FERRIER, principal du collège Léo Larguier de La Grand'Combe dans le Gard, M. Eric GEFFROY, principal du collège Jean Monet de Flers en Basse-Normandie, M. Armand MARTIN, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord, M. Roger POLLET, proviseur du lycée Jean Moulin d'Albertville en Savoie, M. Michel PARCOLLET, proviseur du lycée Faidherbe de Lille dans le Nord, M. Jean-Paul SAVIGNAC, proviseur du lycée Colbert de Marseille dans les Bouches-du-Rhône et M. Philippe TIQUET, proviseur du lycée Voltaire d'Orléans dans le Loiret Mme Stanie LOR SIVRAIS, proviseur du lycée La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône (extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 2003) 6

- Audition de M. Roger ERRERA, conseiller d'Etat honoraire (extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre 2003) 35

- Table ronde regroupant M. Jean CHAMOUX, directeur du collège privé Saint-Mauront et Melle Chantal MARCHAL, directrice de l'école primaire privée Saint-Mauront de Marseille dans les Bouches-du-Rhône, Mme Barbara LEFEBVRE, enseignante agrégée d'histoire géographie, co-auteur de l'ouvrage des enseignants « Les territoires perdus de la République », M. Makhlouf MAMECHE, directeur-ajoint du collège musulman Averroès de Lille dans le Nord, acompagné de M. Lasfar AMAR, recteur de la mosquée Lille-sud, M. Jean-Claude SANTANA, porte-parole des enseignants du lycée public La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône, accompagné de M. Roger SANCHEZ, M. Alain TAVERNE, principal du collège privé épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg dans le Bas-Rhin, M. Shmuel TRIGANO, sociologue et professeur des universités (extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003) 51

- Audition de M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères (extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003) 81

- Audition conjointe de M. Luc FERRY, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche et de M. Xavier DARCOS, ministre délégué à l'enseignement scolaire (extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003) 93

- Audition de M. Nicolas SARKOZY, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales (extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003) 111

Table ronde regroupant
M. Sylvain FAILLIE, principal du collège Jean Rostand de Trélazé dans le Maine-et-Loire,
M. Jean-Paul FERRIER, principal du collège Léo Larguier de La Grand'Combe dans le Gard,
M. Eric GEFFROY, principal du collège Jean Monet de Flers en Basse-Normandie,
M. Armand MARTIN, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord,
M. Roger POLLET, proviseur du lycée Jean Moulin d'Albertville en Savoie,
M. Michel PARCOLLET, proviseur du lycée Faidherbe de Lille dans le Nord,
M. Jean-Paul SAVIGNAC, proviseur du lycée Colbert de Marseille dans les Bouches-du-Rhône
et M. Philippe TIQUET, proviseur du lycée Voltaire d'Orléans dans le Loiret
Mme Stanie LOR SIVRAIS, proviseur du lycée La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône


(extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame et Messieurs, je vous remercie d'être ici parmi nous pour essayer de réfléchir au problème du port de signes religieux à l'école. Je vais tout de suite vous poser une question.

Pensez-vous que le dispositif juridique relatif au port de signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat de 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative, vous permet de faire respecter la laïcité dans vos collèges et lycées ? Pensez-vous, au contraire, qu'il soit nécessaire de modifier ces règles ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Tout est susceptible d'interprétation en fonction des convictions et de la bonne ou mauvaise foi de chacun. C'est ce qui nous rend la vie difficile. Manifestement, le dispositif n'est pas satisfaisant pour une partie de la population, puisqu'il y a régulièrement, au mieux discussion, au pire conflit et déchaînement des passions. C'est ce que j'ai connu l'année dernière dans mon établissement. Il serait souhaitable de préciser certains points.

M. le Président : Quels points ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : S'il était facile de répondre, nous ne serions pas là. Sincèrement, je ne sais pas comment les préciser.

M. Sylvain FAILLIE : L'avis du Conseil d'Etat exprime une conception de la laïcité que je partage en terme d'acceptation de la différence. A ce titre, je n'ai pas été ému de voir que les exclusions d'élèves au titre du port de signes religieux n'étaient pas possibles. Personnellement, cela ne me dérangeait pas. J'aurais toutefois souhaité connaître les positions de l'Education nationale, pour éviter les compréhensions et actes isolés, les positionnements individuels. A mon sens, une laïcité d'ouverture peut vraiment être mise en œuvre si tant est qu'elle soit vraiment partagée par le plus grand nombre.

M. le Président : Donc, vous pensez que les textes, les circulaires, la jurisprudence vous assurent la possibilité de faire respecter cette laïcité ?

M. Sylvain FAILLIE : Oui, de faire respecter cette laïcité qui permet de porter des signes d'appartenance à une religion.

M. le Président : Vous pensez qu'à l'école on peut porter des signes d'appartenance ?

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas perturbé par l'idée que l'on puisse montrer son appartenance à une philosophie, à une religion. Le prosélytisme peut être gênant mais il est difficile à cerner et à analyser. Cela dit, je ne crois pas que gommer les différences soit le meilleur moyen de fabriquer des esprits plus éclairés. Je pense que l'on peut élever des jeunes dans un sentiment républicain, dans un creuset qui n'a pas gommé les différences.

M. Jean-Pierre BRARD : Un voile ou le turban en cours d'éducation physique ne vous pose pas de problème ?

M. Sylvain FAILLIE : J'entends l'objection. Bien évidemment, si la sécurité des élèves et si l'application des programmes nationaux devaient être perturbées par une manifestation religieuse quelconque, je serais contre. C'est également sur ce point que l'institution doit préciser ses exigences en matière d'application des programmes nationaux, de respect des règles de sécurité et de fonctionnement des établissements. Si cela pose problème, par exemple, en cas de travail sur machine dangereuse dans l'enseignement professionnel, bien évidemment, il faut y remédier.

M. Jacques DESALLANGRE : Vous acceptez le port d'un signe distinctif comme, par exemple, le foulard qui fait partie des signes distinctifs religieux au motif que cela peut éclairer les jeunes esprits. Or, ce jeune esprit qui vient avec un foulard porte un signe distinctif de soumission de la femme. Pensez-vous que vous allez réussir à l'éclairer, alors qu'il continue d'affirmer cette appartenance et cette conviction ?

M. Sylvain FAILLIE : Je n'en suis pas sûr. En revanche, si je lui enlève ce signe sans m'assurer de sa réceptivité à l'éducation, à la tolérance, je n'y arriverai pas plus. Simplement, je ne verrai pas le problème.

M. Jacques DESALLANGRE : Quand je porte le voile, j'affirme mon adhésion à une religion. Demain, je suis élève, je viens avec une inscription « non à toutes les religions », que faites-vous ?

M. Sylvain FAILLIE : Je n'ai pas la prétention de penser que je serais capable de mettre en place un dispositif, mais en tant que chef d'établissement, je souhaiterais pouvoir ne pas réagir.

Mme Martine AURILLAC : Vous prônez le droit à la différence et, si j'ai bien compris, la possibilité pour tout élève de montrer clairement son appartenance soit à une religion, soit à une philosophie... Parallèlement, vous nous dites : « Ce qui me gêne malgré tout, c'est que les situations peuvent être très différentes d'un département à l'autre, d'un collège à un autre, d'un lycée à un autre. » Il y a là une contradiction. Comment expliquez-vous cela ?

M. Sylvain FAILLIE : En effet, il y a sans doute une contradiction mais c'est à cause de la complexité du problème. Pour ce qui est de la disparité entre les établissements, il me semble que, si au plus haut niveau de l'Education nationale, et pourquoi pas au niveau du gouvernement, il était affirmé - mais je conviens que c'est très difficile - que l'on peut montrer son appartenance, simplement montrer, et si c'était admis par l'ensemble de la communauté française, je pense que sans en arriver à uniformiser - car ce n'est pas mon objectif -, on pourrait peut-être parvenir à faire partager ce point de vue.

M. Jean-Yves HUGON : M. le Principal, êtes-vous, vous-même, confronté à ce genre de situation dans votre établissement ?

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas confronté au port du tchador dans mon établissement. D'ailleurs, étant principal de collège depuis simplement deux mois, j'arrive dans une situation relativement conflictuelle avec, pour l'instant, un certain recul. Tout de même, je vois sur les aires de sport du collège Jean Rostand de Trélazé, quatre femmes en tchador qui ont le droit de faire leur promenade et de tourner sur les terrains de sport où évoluent les élèves. Pour cette raison je reconnais que le voile est quelquefois un signe avilissant - mais là c'est dans la cité. D'une certaine manière, je suis donc déjà confronté à ce problème.

M. Jean-Yves HUGON : Avec votre équipe éducative, avez-vous l'occasion de parler de ce problème ?

M. Sylvain FAILLIE : L'équipe éducative est assez meurtrie et très tendue. On a beaucoup communiqué puisque les problèmes ne se posent pas que pour le tchador, mais se posent également à cause du refus - et là c'est beaucoup plus compliqué et je suis nettement plus ferme dans les positions que j'adopte - de participer aux activités de piscine, ou aux activités d'endurance pendant le ramadan, etc. Le problème se pose effectivement et, en particulier pour l'équipe de professeurs d'éducation physique et sportive, qui a d'ailleurs fait l'objet d'un article dans « Le Monde » en 2001.

M. René DOSIERE : Je souhaiterais que, dans leurs interventions, les chefs d'établissement puissent nous dire s'ils ont été confrontés ou pas à ce problème et qu'en particulier ils nous disent comment ils ressentent les réactions des élèves vis-à-vis de ce problème. On a peu entendu le point de vue des élèves eux-mêmes. Or il me semble intéressant de le connaître.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je souhaiterais donner ma version des faits qui ont eu lieu au lycée La Martinière-Duchère l'année dernière, car je n'ai pas vécu tout à fait les choses comme mes enseignants. Je voudrais pouvoir donner ma version des faits, parce que j'ai toujours refusé de la communiquer aux médias pour ne pas jeter de l'huile sur le feu.

Depuis 24 ans, je suis proviseur ou adjoint de lycées dans la région Rhône-Alpes et, depuis 1988, je dirige des établissements toujours situés dans des banlieues ou des quartiers difficiles. C'est un choix. J'ai constaté une évolution très importante du comportement des adolescents de ces quartiers au cours des années.

Je dirige actuellement un lycée qui accueille plus de 2 500 élèves, 1 400 en second cycle, c'est-à-dire seconde, première et terminale, et 1 100 en post-baccalauréat, en enseignement technologique, brevet technique et autres dans le domaine tertiaire et scientifique. La population scolaire de ce lycée est fortement féminine puisque 67 % sont des jeunes filles. Elle présente une mixité sociale importante puisque, si l'on se réfère aux catégories socioprofessionnelles des familles, un tiers est issu de milieu très favorisé, un tiers de classe moyenne et un tiers de milieu défavorisé. Le lycée possède un internat mixte de 200 places. Nous accueillons en intégration des jeunes handicapés : une trentaine de sourds et une dizaine d'autres handicapés dont certains en fauteuils roulants. 300 enseignants ou personnels d'éducation et de surveillance encadrent ces jeunes ; 120 autres personnels contribuent à la bonne marche de l'établissement.

C'est un lycée dans lequel les cinq continents sont représentés et, la plupart du temps, tout se passe très bien dans une atmosphère très majoritairement sereine et studieuse. Je dirais même que, jusqu'à l'hiver dernier, ce lycée était une réussite de mixité sociale, de tolérance et d'intégration. Les résultats scolaires sont au-dessus des moyennes académiques dans la majorité des diplômes que nous préparons : 6 baccalauréats et 16 diplômes post-baccalauréat.

L'an dernier, j'ai été confrontée à une situation délicate qui est très rapidement devenue passionnelle, et je tiens à dire qu'elle était passionnelle.

D'un côté une adolescente mineure, portant un foulard enveloppant complètement sa chevelure - comme celles que nous avons vues à la télévision ces jours derniers -, noué derrière sa tête, assorti à ses tenues vestimentaires élégantes et variées, et je tiens à le dire élégantes et variées. Elle refusait de l'enlever, arguant de convictions religieuses, malgré un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ostentatoires et recommandant une tenue correcte. Elle participait activement, poliment et intelligemment à toutes les activités scolaires.

De l'autre côté, une équipe pédagogique très partagée : entre autres, un professeur d'éducation physique et sportive, ayant longtemps vécu au Maroc et qui disait n'être pas du tout gêné par la tenue de cette jeune fille, qui avait toujours sa tenue de sport, et dont les cheveux attachés ne la gênaient pas dans ses activités sportives. En revanche, un professeur de lettres ne pouvait plus enseigner sereinement en face d'une jeune fille voilée qui affirmait ainsi ses convictions au vu et au su de tous dans la classe. Les enseignants de la classe étaient à peu près partagés, mais les positions se sont très rapidement cristallisées, en trois jours, et je n'ai appris l'affaire qu'au bout de ces trois jours.

La très grande majorité des enseignants (70 % de femmes) de l'établissement se sont positionnés contre le port du voile.

La jeune fille, quant à elle, disait se sentir agressée dans ses convictions profondes. Il faut vous dire qu'avec certains professeurs, à chaque cours, devant toute la classe, elle devait se justifier et était exclue. Malgré mes interventions, je n'arrivais pas à obtenir des professeurs qu'on la traite autrement. Malgré mes entretiens multiples avec la famille, une famille très modérée puisque le père, dès la première fois que je l'ai vu, m'a dit que, si cela posait problème, elle retirerait son voile, mais une mère qui la surprotégeait. Une jeune fille qui écoutait peu ses parents, mais qui en revanche, était très soutenue par sa sœur aînée, ancienne élève de l'établissement qui avait un compte à régler avec l'établissement, puisqu'elle était partiellement en échec scolaire. Malgré l'intervention de la médiatrice nationale, il fut impossible de lui faire ôter son foulard.

Après deux mois de conflit et de discussion, tous les enseignants de la classe finirent par l'accepter de nouveau en cours et elle reprit sa scolarité.

Ce qui aurait dû n'être qu'un incident devint passionnel. Les syndicats et groupes d'enseignants prenant parti et médiatisant à outrance l'événement - les médias ont joué un très grand rôle dans cette affaire.

La jeune fille est toujours scolarisée cette année dans le lycée, avec une équipe pédagogique entièrement nouvelle ; elle porte un bandeau accepté par tous. Nous l'avons accueillie cette année, elle est arrivée avec son voile. J'avais demandé qu'on l'accueille avec les autres élèves de la classe sans dire un mot pendant la période d'accueil, que les professeurs la gardent avec eux à l'issue de l'accueil et donnent leur position sans entrer dans la polémique et le conflit, et ensuite la conduisent à mon bureau.

Nous avons rediscuté une nouvelle fois - j'avais déjà passé l'année dernière à peu près une dizaine d'heures avec elle et sa famille. Je lui ai dit que, cette année, il fallait qu'elle signe de nouveau le règlement intérieur dans lequel il était clairement dit qu'à l'entrée dans les locaux elle devrait se découvrir, que j'avais fait attention à lui donner une nouvelle équipe pédagogique dans laquelle il n'y avait que de nouveaux professeurs qu'elle ne connaissait pas, prêts à l'accueillir à condition qu'elle fasse, elle aussi, un pas vers nous. Elle m'a dit : « Qu'exigez-vous de moi ? » Je lui ai dit : « Je souhaiterais que vous portiez un bandeau, que l'on voie vos cheveux, qu'ils dépassent soit devant, soit derrière, mais que cela n'apparaisse pas comme un voile. » Elle m'a donné son accord et, depuis la rentrée, la jeune fille est en classe avec son bandeau.

Mme Patricia ADAM : Quelle a été la réaction des élèves ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Tout au long de l'affaire, les élèves sont restés en dehors, n'ont pas pris parti et ne comprenaient absolument pas la position des enseignants.

Lorsque M. Pena-Ruiz est venu faire une conférence sur la laïcité dans l'établissement, début mai 2002, c'est-à-dire après la médiatisation et après la situation conflictuelle dans le lycée, les élèves ont été extrêmement intéressés par ses explications. Ils ont un peu mieux compris la position des professeurs ; mais, comme nous avons dans cet établissement un grand nombre de jeunes d'origine maghrébine, donc musulmans, ils ont dit clairement que c'était aussi beaucoup de bruit pour pas grand chose. Il s'agit quand même d'une seule jeune fille sur 2 500 élèves.

Une autre élève a tenté de porter le foulard. Nous avons traité le problème dans la plus grande discrétion et le plus grand respect de la jeune fille avec sa famille. Cela n'a pas duré huit jours. A cette rentrée, deux autres jeunes filles sont arrivées avec un foulard sur la tête mais pas voilées. Nous avons également traité le problème dans la plus grande discrétion et le plus grand respect vis-à-vis de ces jeunes filles. Elles m'ont sidéré car elles m'ont dit que ce n'était pas un voile, mais plutôt une affaire de mode et d'esthétique, et que cela ne poserait pas problème.

Pour cette raison, je me demande parfois si, lorsque l'on parle de « voile islamique », on ne se trompe pas un petit peu.

M. le Président : On va demander à nos différents principaux et proviseurs de s'exprimer et après je donnerai la parole à mes collègues pour qu'ils posent leurs questions.

M. Jean-Paul FERRIER : La Grand'Combe est une petite ville, née au milieu du XIXème siècle pour la mine, qui s'est agrandie avec l'exploitation minière et qui a régressé, dès que les mines ont été fermées. Elle comptait 14 000 habitants en 1946 et 5 000 habitants à peu près aujourd'hui avec un collège qui a suivi à peu près la même courbe, puisqu'il comptait 900 élèves dans les années 70 contre 300 aujourd'hui.

Les traces de ce passé se retrouvent notamment dans la population qui s'est enrichie de vagues successives d'immigrations. Aujourd'hui, les élèves du collège sont à plus de 40 % d'origine maghrébine et l'on trouve d'autres origines.

C'est dans ce contexte que s'est trouvé posé le problème du voile islamique en septembre 1997. J'ajoute, car ce n'est pas non plus sans importance, que c'est une région fortement marquée par le protestantisme ; par conséquent, les notions de liberté de conscience et de laïcité prennent un relief particulier dans cette région.

La première remarque est que je n'étais pas en poste dans l'établissement quand le problème s'est posé. Je n'ai assumé que l'épilogue de la situation. Etant déjà présente dans le bassin, j'ai suivi « l'affaire » de près.

La deuxième remarque est que les deux élèves qui ont posé le problème ne sont pas d'origine musulmane, contrairement à ce que l'on pourrait croire, étant donné la population. Ce sont des élèves d'origine franco-italienne, converties par leur frère devenu intégriste à la suite d'un séjour en prison. Elles sont arrivées dans l'établissement successivement, d'abord à la rentrée 1997 pour la première, puis à la rentrée 1998 pour sa sœur.

Toute l'année 1997 a été consacrée à des discussions, des tentatives de conviction de la maman et de la première fille. A la rentrée de 1998, les discussions ont repris. Les enseignants du collège ne voulaient pas, dans un premier temps, exclure les deux jeunes filles pensant que l'on arriverait à résoudre le problème par des explications ou des échanges. Plusieurs tentatives ont été sur le point de réussir, puis ont échoué au dernier moment. La maman a accepté, à un moment donné, que ses filles suivent des cours par le Centre national d'enseignement à distance (CNED) à condition que la commune finance ces cours, ce que la commune a accepté mais, au dernier moment, la maman a refusé les cours par correspondance.

L'impression très nette s'est dégagée chez les enseignants que la maman était manipulée, d'une part, par le réseau intégriste, d'autre part, par les médias qui ont joué un rôle non négligeable dans cette affaire, allant par exemple jusqu'à publier à la dernière rentrée de septembre un article sur ces deux filles - qui ne sont plus au collège -, tout simplement pour dire qu'elles n'y étaient plus, ou pour dire que, l'an dernier, tout se passait bien et qu'elles avaient été réintégrées. Au bout du compte, en 1999, aucune solution n'étant apparue, les jeunes filles ont été exclues par le conseil de discipline en raison de leur non-participation aux cours de technologie et d'éducation physique, puisque le voile ne permettait pas qu'elles y assistent selon les normes de sécurité. Elles ont été réintégrées à la rentrée 2002, après une décision du tribunal administratif statuant non pas sur le fond, mais sur la forme de leur exclusion.

C'est à ce moment-là que j'ai pris mes fonctions, j'ai, donc, réintégré les deux jeunes filles dans l'établissement. L'année scolaire s'est déroulée tranquillement car les enseignants, après avoir fait grève, les parents après avoir occupé l'établissement, les élèves après avoir manifesté, étaient lassés de tout cela, considérant qu'ils avaient été désavoués d'une certaine façon et qu'il était inutile de se battre contre des moulins à vent. Les deux jeunes filles ont simplement accepté de réduire un peu leur voile pour les cours d'éducation physique. Aujourd'hui, l'une est en lycée professionnel, l'autre s'est mariée ou a été mariée. Le problème a disparu du collège.

M. le Président : Vous devez répondre de manière précise à la question posée. Si je comprends bien, après ces trois premières interventions, vous estimez que la jurisprudence du Conseil d'Etat et les circulaires ministérielles vous permettent de gérer les conflits ? Mme Lor Sivrais ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : A condition que les passions ne se déclenchent pas.

M. le Président : Les passions ne sont pas gérables.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non, justement. C'est bien pour cela que je ne sais pas.

M. le Président : Puisqu'il y a des passions, êtes-vous pour une nouvelle législation ? C'est dur de répondre !

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Très dur !

M. le Président : Donc, vous n'avez pas de réponse ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non. Je vous l'ai dit tout à l'heure, je n'ai pas de réponse.

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas pour une nouvelle législation. Je suis pour que le droit actuel soit commenté, partagé et affirmé par l'institution dans son ensemble.

M. Jean-Paul FERRIER : Sur cette question, notre expérience montre que la nature ostentatoire, prosélyte ou provocante des signes d'appartenance religieuse n'est pas opérationnelle car elle est très difficile à prouver sur le plan juridique, même quand elle est évidente au plan du simple bon sens. Par conséquent, il y a des failles qui permettent à tous les intégristes de se faufiler. Par ailleurs, il y a une certaine ambiguïté dans le fait que la liberté de montrer son appartenance religieuse est laissée aux élèves, alors qu'elle est refusée aux enseignants. Cela pose un problème dans la mesure où la République est censée assurer l'égalité devant la loi de tous les citoyens.

Je pense qu'il faut préciser la législation. Comme on ne peut pas faire de distinguo, sauf à se faire taxer de racisme ou autre attitude discriminatoire.

M. le Président : Donc, vous êtes pour une législation sans ambiguïté dans la mesure où la réglementation actuelle ne vous paraît pas suffisante ou suffisamment précise ?

M. Jean-Paul FERRIER : Tout à fait. Il y a un autre danger qui est que les affaires sont traitées de façon très différente d'un endroit à un autre et que l'unité de la République s'en trouve un peu atteinte.

M. Eric GEFFROY : Je suis principal du collège Jean Monet de Flers, situé en zone d'éducation prioritaire (ZEP).

Je trouve que le dispositif juridique qui nous est proposé est tout à fait satisfaisant, tant que l'on n'est pas confronté au problème. La majorité de nos collègues a inscrit la règle de manière « religieuse » dans leur règlement, l'a fait voter, adopter, la plupart du temps à l'unanimité des conseils d'administration. Donc, on se pensait en quelque sorte prémuni ou protégé.

Du point de vue juridique, puisque telle est votre question, lorsque nous sommes confrontés à ce type de problème - je le sais pour l'avoir été deux fois, à trois années d'intervalle -, les chefs d'établissement que nous sommes, qui n'avons pas toujours forcément reçu ou appris le droit, nous trouvons parfois en face de familles qui bénéficient d'un entourage administratif, juridique, financier de grande importance.

Je ne vais pas raconter l'histoire de Flers, elle a fait la une de beaucoup de médias. Mais, lorsque l'on voit arriver dans une petite ville de province, comme Flers, un avocat en robe dans un conseil de discipline ou le docteur Thomas Milcent, plus connu sous le nom de docteur Abdallah qui vient d'Alsace pour assister à une séance de conseil de discipline dans un petit collège de l'Orne, on pense, en tant que chef d'établissement de base, que l'on ne « joue pas dans la même cour ».

Une autre question concernait l'accompagnement de notre institution. Il est le fait de personnes de bonne volonté qui cherchent à nous aider, mais la plupart du temps, le chef d'établissement et son équipe se retrouvent bien seuls et ont parfois du mal à affronter des personnes qui attendent que se déchaînent les passions, pour donner aux familles des réponses faciles car ils savent qu'en termes juridiques, au niveau des tribunaux administratifs, ils ont toute chance d'être reçus.

Pour répondre à la première question, cet environnement juridique est très utile et parfait, tant que l'on n'est pas confronté au problème.

M. Jean GLAVANY : Il me semble que l'on est au cœur du problème à travers ce témoignage, notamment pour ce qui est du docteur Abdallah, lequel est bien connu de nous tous.

Ma question est simple. Tout principe de droit fera toujours l'objet d'une interprétation différente. Si tous les principes de droit étaient appliqués de manière uniforme dans tous les tribunaux de France, cela se saurait. Même si l'on faisait une loi interdisant tout ce qui est visible, les chefs d'établissement devraient interprétés le mot « visible » au lieu d'un autre mot. C'est une mauvaise manière de poser le problème mais on va continuer à travailler sur le sujet.

La question est de savoir si vous vous sentez bien armés - et d'une certaine manière vous avez répondu à l'instant - pour faire face à ce genre de situation non pas en terme de droit mais en terme d'environnement. Autrement dit, si l'on enseignait la laïcité aux enfants - car deux enfants sur trois sortent du système éducatif en étant incapables de définir la laïcité -, si l'on enseignait la laïcité dans les IUFM car les enseignants n'apprennent plus la laïcité, si l'on vous dotait - car il y a un guide du docteur Abdallah - d'un « contre-guide » du docteur Abdallah et d'un accompagnement par les équipes rectorales académiques, vous sentiriez-vous mieux à même de traiter ces problèmes ? Pensez-vous que vous auriez alors les instruments suffisants pour faire face à ce genre de situation ?

M. Eric GEFFROY : On ne peut qu'être favorable à un enseignement de la laïcité, en particulier dans les IUFM. Mais, pour revenir au fond du problème, lorsque que l'on a affaire véritablement non pas à des enfants, à des jeunes filles, telles que celles dont Madame parlait tout à l'heure, mais à des familles fondamentalistes et intégristes, on a l'impression d'être sur des voies totalement parallèles, où les chemins de la discussion ne peuvent pas se rencontrer. Même si l'on est totalement impliqué dans ce principe de laïcité, il nous est retourné par des personnes qui ont une dialectique qui n'arrivera jamais à croiser la nôtre.

M. Jean GLAVANY : Personne ne conteste cela, mais vous sentez-vous armés face à cela ? Contrairement à ce qu'indiquait l'un d'entre vous tout à l'heure, l'avis du Conseil d'Etat n'empêche pas du tout les exclusions, simplement il impose de les motiver d'une certaine manière. Vous sentez-vous de ce point de vue-là aussi suffisamment formés ? Disposez-vous d'un guide vous permettant d'arriver jusqu'à l'exclusion en la faisant accepter par les tribunaux, grâce à une motivation irréprochable ?

M. Eric GEFFROY : Les seuls éléments dont on dispose sont les arrêts du Conseil d'Etat et les arrêts des tribunaux administratifs.

M. Jean GLAVANY : L'Education nationale ne vous a pas donné de guide pratique ?

M. Eric GEFFROY : Non, pas de guide pratique, ce sont les arrêts du Conseil d'Etat qui peuvent très bien aussi parfois se contredire.

M. Jean-Paul FERRIER : Par rapport à ce que vous venez dire, il y a quand même une certaine hypocrisie à nous demander d'exclure les élèves pour d'autres motifs que la laïcité. Pour arriver à une exclusion valide, il faut en passer par d'autres problèmes, par exemple de sécurité, et pas par le caractère ostentatoire des signes religieux que l'on n'arrive pas à prouver.

M. Armand MARTIN : Je voudrais, avant de répondre à la question, présenter mon établissement.

C'est le quatrième établissement que je dirige. Dans tous les établissements dont j'ai eu la responsabilité depuis 25 ans, je me suis trouvé face au problème du voile et je l'ai résolu de façon différente dans chacun des établissements, sauf dans celui dans lequel je me trouve aujourd'hui. En prenant mon poste au lycée Queneau à Villeneuve d'Ascq il y a trois ans, j'ai trouvé la situation suivante d'abord au niveau de la ville.

Le lycée Queneau est le lycée d'enseignement général et technologique de Villeneuve-d'Ascq, ville universitaire et technopole de 60 000 habitants, créée il y a trente ans, ville où l'on aime vivre, étudier, s'installer après les études et y fonder un foyer. Le lycée compte 1 500 élèves, essentiellement scientifiques. Nous avons sept divisions de série S et des résultats supérieurs à la moyenne de l'académie au baccalauréat.

L'éventail des catégories socioprofessionnelles des parents d'élèves est ouvert avec une prédominance des classes moyennes supérieures (40 %) composées, pour une part importante, de professions intellectuelles, notamment d'enseignants du second degré et du supérieur. Ceci a son importance pour la suite. Le lycée, depuis sa création, accueille des élèves handicapés en fauteuil - 23 cette année. Ceci est très important pour la compréhension du problème.

Ces différents facteurs contribuent à faire du lycée un établissement où les élèves sont d'une très grande tolérance. Les 130 membres du corps enseignant sont pour la plupart dans l'établissement depuis plus de cinq ans, plus du tiers depuis plus de dix ans, quelques-uns ont fait l'ouverture en 1977.

A Villeneuve d'Ascq, la communauté de confession musulmane, de l'ordre de 5 000 électeurs, et j'insiste 5 000 électeurs, est très active dans la vie de la cité. Elle anime de nombreuses associations, certaines fondamentalistes proches des Frères Musulmans, telle Anissa, d'autres modérées. Ainsi en est-il de l'association cultuelle et de celle dont la mission est l'aide aux devoirs, Interface.

Début 2003, la communauté musulmane a obtenu de la ville de Villeneuve-d'Ascq un premier permis de construire pour une mosquée - à 1 km du lycée - qui d'ici trois ans pourra accueillir 1 500 fidèles au rez-de-chaussée, disposera de salles de réunions et de travail au premier étage ; et un second permis de construire pour une « aumônerie musulmane » jouxtant le lycée et dont la mission sera la réinsertion d'ex-détenus de confession musulmane. Ce que je vais vous dire là est très important. Plusieurs professeurs de l'enseignement public de confession musulmane, militant dans ces associations, ont leurs enfants inscrits au lycée.

Depuis le début de l'année scolaire 2002-2003, le nombre des élèves portant le « voile » a très fortement augmenté, passant d'une petite vingtaine à 55 - recensés à la veille de la fête de l'Aïd -, soit 6 % des 998 élèves filles du lycée. Une enquête approfondie a montré que 25 élèves en cours d'éducation physique et sportive portent un foulard très serré autour de la tête, voire une cagoule sportive et 11 en sciences physiques et sciences et vie de la terre.

Les élèves se montrent très tolérants envers cette pratique, il leur paraît inutile d'avoir un débat sur le port du voile. Selon eux, il s'agit d'un débat dépassé ; ces camarades ne créent aucun trouble, elles sont de surcroît sympathiques, bonnes camarades, assidues, studieuses, souvent brillantes et en la circonstance le slogan « enrichissons-nous de nos différences » prend ici tout son sens pour eux. Ceci est clairement exprimé par les élèves membres du conseil de la vie lycéenne qui fonctionne pour la première fois depuis l'année dernière, ainsi que par les instances de la « maison des lycéens » créée en fin d'année scolaire 2001-2002.

Il n'en est pas de même des personnels enseignants, dont une forte minorité agissante souhaite l'abolition du port du foulard, à bref délai. Mais la condamnation par le tribunal administratif du lycée en 1997, au motif que le conseil d'administration avait voté une décision énonçant que tout serait fait pour interdire le port du voile et dont la saisine avait été faite par un parent d'élève de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), membre du conseil d'administration, a généré chez ces personnels un sentiment d'impuissance, de frustration et une certaine rancœur.

Le débat a été rouvert au second trimestre 2002-2003 quand la FCPE du lycée, appuyée par les représentants élus des personnels enseignants, a porté devant le conseil d'administration la question de l'interdiction du port du voile, et je rejoins ce qui a été dit tout à l'heure : le port du voile est signe d'asservissement de la femme. Les prises de positions fermes des élèves élus, certains membres du conseil de la vie lycéenne ou de la « maison des lycéens » en faveur du statu quo n'ont fait que renforcer la détermination des enseignants élus et des représentants de ces parents d'élèves.

Nous sommes dans le Nord et que ce soit les parents d'élèves ou que ce soit les professeurs, ils sont très respectueux de la parole de leurs mandants. Donc, la communauté scolaire, parents d'élèves et professeurs, a estimé que le débat se situait au niveau du conseil d'administration et non pas au niveau de manifestations diverses, telles grèves ou autres manifestations.

La position du proviseur et du proviseur adjoint, soutenus par l'assistante sociale, l'infirmière et implicitement par l'autre association de parents d'élèves est différente. Il s'agit de l'association des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP). Leur opinion est que dans le lycée la paix scolaire est solidement enracinée, qu'elle repose sur la maturité des élèves, leurs engagements dans et hors du lycée, leur tolérance ; et qu'il n'y a à faire ni généralisation ni amalgame. Ils sont persuadés que des espaces de dialogue réglementaires existent : en éducation civique, juridique et sociale (ECJS), avec le débat contradictoire et la possibilité de faire venir des conférenciers ; et avec les travaux personnels encadrés en donnant aux élèves la possibilité de faire des travaux de recherche, ce qui se fait cette année. Ils sont persuadés que ce ne sont pas des sanctions, des exclusions qui feront avancer la réflexion et encore moins pourront redonner aux valeurs de la laïcité et de la République leur légitimité

Au terme de l'année scolaire 2002-2003, un terrain d'entente a été trouvé : le conseil d'administration a voté la demande de l'intervention d'un médiateur auprès du recteur pour la rentrée scolaire 2003.

Aujourd'hui, en octobre 2003, nous comptons 58 voiles au lycée. Les positions des uns et des autres n'ont guère changé, mais le lien n'est pas rompu et le dialogue est toujours ouvert. Pour reprendre un journaliste dans « Le Monde » du 14 octobre : « A la sortie des cours [du Lycée Queneau], en ce début d'automne très doux, le parti des nombrils à l'air l'emporte nettement sur celui des foulards islamiques, mais ce dernier frappe surtout par sa diversité. Certaines jeunes filles sont engoncées dans une superposition de vêtements sombres, tunique, pantalon, parka et bien sûr foulard noué autour du cou, qui renforce l'impression d'écrasement. D'autres allient un turban léger noué en chignon et une robe moulante rouge vif. Certaines sont touchées par la grâce religieuse, d'autres cherchent à se protéger et à se replier, d'autres considèrent le foulard comme un accessoire de mode. » résume le chef d'établissement, qui multiplie les signes de cordialité parce que « il faut maintenir le lien » et pour lequel « les valeurs de la République l'emportent par le dialogue et non par l'exclusion ». »

En conclusion, je dirais aujourd'hui que la question du foulard à l'école est largement dépassée par le problème posé à la société française de celui de la reconnaissance de l'islam de France et de sa place dans le cadre de la loi de 1905. A mon sens, le foulard à l'école est négociable avec les autorités religieuses islamiques, on peut imaginer qu'elles puissent recommander de ne plus l'y porter. J'ai entendu des responsables musulmans me le dire. Le danger provient davantage du courant fondamentaliste islamique qui pourrait s'attaquer directement à notre enseignement, à son contenu et à ses valeurs, ce qu'exprime un professeur dans sa contribution à la réflexion engagée dans le lycée, au sein des personnels.

M. Bruno BOURG-BROC : Ma première question s'adresse à M. Martin. Vous dites avoir réglé le problème de façon différente dans les divers établissements que vous avez dirigés. Vous ne nous avez pas parlé des autres exemples. Précisément, et vous l'indiquez dans votre conclusion, les autorités religieuses musulmanes vous ont aidé, à un moment ou à un autre. Y a-t-il un dialogue possible avec les imams pour régler le problème, sans faire appel à un médiateur extérieur ?

Notre réflexion porte sur le port des signes religieux d'une manière générale. On parle beaucoup du voile, c'est le problème essentiel, il est au cœur du débat, mais vous est-il arrivé dans votre expérience de chefs d'établissement d'avoir d'autres incidents avec des élèves d'un autre culte que ce soit catholique, soit juif et comment se sont passées les choses dans ce cas-là ?

M. Armand MARTIN : En 1993-1994, au lycée Van Der Meersch de Roubaix, à la fin du premier trimestre, quatre élèves se mirent à porter le voile ; dans cette affaire j'ai trouvé face à moi M. Lasfar Amar, recteur de la mosquée de Lille-Sud, appelé comme médiateur par les familles. M. Amar me déclara que si je ne transigeais pas, il se faisait fort d'organiser un sit-in de 400 personnes devant le lycée et bloquer ainsi la circulation de Roubaix. Au cours d'une discussion de trois heures, le Coran à la main, je fis valoir qu'en France le professeur était chez lui dans sa classe, que c'était une tradition héritée de l'université du Moyen Age et qu'à ce titre il avait le droit d'accepter ou de refuser l'entrée de sa classe. M. Amar se rendit à cet argument et il fut décidé que ces jeunes filles pourraient porter le voile dans les parties communes mais pas en classe. Je stoppai net un courant de sympathie en cours de développement en demandant aux élèves qui se présentaient voilées à la porte du lycée et n'étaient pas des quatre d'enlever leur voile, ce qu'elles firent. L'année suivante, il ne restait que deux jeunes filles à le porter et lorsque je quittai le lycée en 1996, il n'y en avait plus. Ces jeunes filles appartenaient au courant intégriste et populaire Jamaat Tabligh, d'origine pakistanaise, en cours de développement à Roubaix.

En poste au lycée-collège Baudelaire, toujours à Roubaix, je fus confronté à une autre situation : en 1998-1999, au troisième trimestre, un garçon tenta d'arborer une tunique blanche avec une calotte de même couleur. Très vite je sus qu'il était chargé de faire du prosélytisme par la mosquée de courant fondamentaliste qu'il fréquentait assidûment et qu'en échange de cours de soutien et d'encadrement de jeunes à cette mosquée, il lui avait été promis, s'il obtenait le baccalauréat, qu'il partirait étudier deux ans en Arabie Saoudite et reviendrait ensuite à Roubaix. Je saisis la Direction de surveillance du territoire (DST), qui mena son enquête, procéda à des interrogatoires ; l'élève nous quitta en fin d'année sans son baccalauréat. Ce cas parut suffisamment sérieux à la DST pour qu'elle rédige une note de portée nationale.

Je réponds à la seconde question. Effectivement, lorsque j'étais principal au collège Marie-Curie de Tourcoing, je me suis trouvé confronté à des témoins de Jéhovah. Dans un domaine très précis, un professeur de français avait donné un sujet qui introduisait l'enfer. La famille m'a écrit : « M. le Principal, nous refusons que notre fille rende le devoir qui a été proposé par le professeur de français car dans notre concept il n'y a pas d'enfer. »

M. le Président : Avec toutes les expériences importantes que vous avez relatées, pensez-vous, aujourd'hui, avoir les moyens juridiques de vous opposer à ces phénomènes ?

M. Armand MARTIN : L'avis du Conseil d'Etat aux yeux de beaucoup d'enseignants - et je me situe dans ce cadre - des établissements que j'ai dirigés et de celui que je dirige est très laxiste ; il en est de même pour de nombreux parents d'élèves. Les circulaires ministérielles avec leurs déclinaisons locales dans les règlements intérieurs ne résistent pas toujours devant les tribunaux administratifs, cela a été dit, et il apparaît que la jurisprudence peut être contradictoire - les personnes que nous avons en face de nous savent fort bien les utiliser - et dans l'ensemble ne donne pas raison aux établissements.

L'avis du Conseil d'Etat est satisfaisant, il permet une très grande liberté d'action sur le terrain en ouvrant la possibilité de créer un espace de dialogue, encore faut-il que de part et d'autre l'on soit ouvert au dialogue. Mais l'avis n'est pas satisfaisant lorsqu'un établissement se trouve en situation de blocage délibéré. C'est alors le tribunal administratif qui tranche. Je pense qu'aujourd'hui il faut modifier l'avis du Conseil d'Etat ou plutôt le réécrire en lui faisant dire la même chose mais certainement de façon plus catégorique.

M. Jean-Yves HUGON : Si nous légiférions, cela signifierait-il que dans votre établissement la paix scolaire qui existe aujourd'hui serait rompue ?

Ma deuxième question est pour Mme Lor Sivrais. Si j'ai bien compris, lors des événements que vous nous avez relatés tout à l'heure, vous n'avez pas alerté la presse et ces événements n'ont pas été médiatisés. Cela signifie donc que les cas qui sont soi-disant répertoriés ne correspondent pas forcément à la réalité.

M. le Président : Pour prolonger la question, l'inspection d'académie a été informée du premier cas, l'avez-vous informée du second ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : J'étais en relation quotidienne avec le cabinet du recteur et l'inspecteur d'académie. Ils ont été au courant des trois autres cas que nous avons eus.

M. Jean-Yves HUGON : Tous les trésors de psychologie que vous avez déployés tout au long de cette affaire représentent du temps, de l'énergie. Trouvez-vous normal de dépenser autant de temps et d'énergie pour une élève sur 2 500 ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Il est évident que, lorsque je suis tant occupée par une élève, je ne m'occupe pas des autres. Un certain nombre de points de gestion, même de l'ensemble de l'établissement, n'ont pas pu avoir lieu. De toute façon, l'établissement était dans un tel état passionnel qu'il n'y avait plus que ce sujet-là qui était abordable, même à côté d'autres points extrêmement importants.

Nous sommes parfois aussi occupés par d'autres problèmes, je veux parler de problèmes de drogue, qui vont nous prendre aussi notre temps pendant une quinzaine de jours ou un mois. C'est notre métier.

M. Armand MARTIN : Je vais prendre un exemple avant de répondre directement à votre question.

Aujourd'hui, il y a la loi Evin anti-tabac. Dans mon établissement, depuis la rentrée scolaire, nous appliquons cette loi, mais il y a des problèmes. Je prends un cas précis. La loi Evin dit que l'on peut infliger une amende de 450 euros à un contrevenant. Voulez-vous me dire qui est habilité à infliger cette amende et à la percevoir ?

C'est la raison pour laquelle je conçois qu'il puisse y avoir une loi, mais, aujourd'hui, il me semble que la nation est pressée, qu'il y a urgence. Aujourd'hui, la focalisation se fait sur le voile islamique, mais demain que fera-t-on lorsqu'à la porte de l'établissement se présenteront des élèves en nombre significatif, donc susceptible de médiatisation - effectivement la médiatisation est une chose que nous supportons très difficilement et qui est terrible à supporter - le crâne rasé et en robe safran, puisque l'on peut être moinillon bouddhiste dès l'âge de 6 ans ? Contre cela une loi aurait peu d'effet et la médiatisation serait garantie.

En revanche, une disposition clairement définie, commune à tous les règlements intérieurs de France, une disposition nationale, codifiant le port visible de tout signe religieux et qui en même temps rappellerait que, de par la Constitution, l'enfant a droit à l'instruction mais que sa famille est libre de sa scolarisation, peut être suffisante. J'insiste, la nation doit l'instruction, mais ne doit pas la scolarisation. On peut avoir un précepteur. On peut être dans l'enseignement privé catholique. On peut être dans l'enseignement libre, l'enseignement sous contrat, hors contrat. En revanche, l'instruction, oui, en France, est obligatoire.

Lorsque j'attendais tout à l'heure de venir dans cette salle, j'ai relu l'article 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public ».

M. Bruno BOURG-BROC : Dans les affaires qui ont pu vous opposer à des élèves, voire à des enseignants - puisque j'ai cru comprendre dans un des cas cités que le corps enseignant avait « contribué » au désordre possible dans l'établissement -, avez-vous eu le sentiment d'être vraiment soutenu et de quelle façon par l'inspection académique et par le rectorat ?

M. Armand MARTIN : Je me suis retrouvé dans la position d'un colonel avec son régiment sur la ligne de feu avec une mission qui était : faites au mieux, pas plus.

M. Bruno BOURG-BROC : Pas plus, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas venus vous aider sur place ?

M. Armand MARTIN : Non, d'ailleurs cela pose le problème de la cellule de veille. Dans chaque académie, depuis la rentrée scolaire, il devrait y avoir une cellule de veille. Dans notre académie il n'y en a pas, mais je n'incrimine personne car c'est un domaine excessivement sensible qui a des attendus considérables. La difficulté actuelle pour créer ces cellules de veille est de trouver des personnes compétentes.

M. Roger POLLET : Je suis proviseur à la cité scolaire Jean Moulin à Albertville en Savoie, ville tranquille de 20 000 habitants, et pourtant.

Une première réaction : je trouve qu'il n'est pas logique que nous soyons obligés de consacrer beaucoup de temps à très peu d'élèves, de supporter un stress immense et de régler des problèmes que l'on ne sait pas bien régler.

Deuxième réaction : je souhaiterais que nous ayons une feuille de route plus précise, remise à tous les chefs d'établissement pour éviter d'avoir à gérer seuls dans nos établissements des problèmes qui, finalement, sont semblables.

Ensuite, les avis du Conseil d'Etat ne sont pas perçus comme s'appliquant à tous car ils jugent des situations particulières. Les circulaires que nous avons eues de notre hiérarchie sont relativement vagues, elles laissent place à une large interprétation.

Pour répondre à une question qui a également été posée, je suis en relation régulière avec l'inspection académique et le rectorat où l'on me dit « faites au mieux, essayez de ne pas dramatiser la situation ».

J'ai, hélas, une expérience un peu longue, pratique et juridique, dans ce domaine. Le voile islamique - car c'est surtout de cela dont il s'agit - a eu un effet dévastateur auprès des enseignants et a fait exploser l'ambiance de l'établissement, a créé des inimitiés pour lesquelles les plaies ne sont pas encore refermées. Si les enseignants ne repartent pas au combat c'est parce qu'ils n'ont pas envie de revivre une situation qui a été extrêmement dure pour eux. J'ai maintenant une liste des enseignants résolument opposés au voile dans le conseil d'administration. Ce n'est pas fait pour améliorer l'ambiance.

Dans un autre établissement, il m'est arrivé, pour avoir invoqué le règlement intérieur, d'aller devant le tribunal administratif, d'être débouté et condamné à une amende, tout ceci en lien étroit avec la hiérarchie. Mais on se retrouve effectivement à certains moments tout à fait seul.

A l'heure actuelle, les tensions dans la cité scolaire que je dirige, restent vives à certains moments. Il faut savoir aussi que la presse se jette sur nous, dès qu'elle a vent d'une histoire de voile qui pourrait s'amplifier, et qu' elle essaye de nous faire dire ce qu'elle veut dire elle-même.

J'ai failli voir arriver au conseil d'administration une élève voilée et je savais que nous allions au « clash ». On a tellement d'autres questions plus importantes à régler ! Comment l'ai-je résolue ? Comme d'habitude, en trouvant dans l'établissement, ou par moi-même, les ressources nécessaires. Ici j'ai trouvé un vice de forme dans l'élection des délégués élèves, vice de forme inattaquable, vu avec la cellule juridique. J'ai refait des élections. Je suis effectivement intervenu moi-même. Cette élève n'a heureusement pas été élue mais le problème est reporté à plus tard. On est toujours sur le fil et on essaye de gérer le moins mal des situations qui sont difficilement gérables.

Une petite minorité d'élèves - j'ai eu l'occasion de les voir - soutient carrément ces élèves. Certains m'ont même taxé de racisme lorsque j'expliquais qu'une élève voilée, puisqu'elle avait voulu se singulariser, ne pouvait pas prétendre représenter tout l'établissement.

De la part des autres élèves, il y a une certaine tolérance et pas mal d'indifférence. La grande majorité ne dit rien pour ne pas s'attirer d'ennuis. Cela est très net. Je me suis aperçu, à l'occasion d'un débat, que seuls parlaient les quelques élèves qui étaient pour, mais parmi tous ceux qui étaient contre personne n'était intervenu.

Je le redis, pour la tranquillité des établissements, nous avons besoin, sinon d'une loi, au moins de directives beaucoup plus nettes pour que nos interlocuteurs sentent qu'il y a une certaine unanimité dans nos convictions, pour éviter que nous réglions chacun dans notre coin des problèmes qui ne sont vraiment pas simples à régler.

M. Michel PARCOLLET : Je suis chef d'établissement depuis 1972. Ce n'est pas un titre de gloire, mais cela montre que j'ai commencé à une époque bien antérieure au déclenchement de l'affaire du voile que j'ai vécue de près puisque j'étais tout proche de Creil en 1989, lorsqu'il y a eu les événements sur le plateau de Creil.

Il est intéressant de voir que ces événements ont effectivement déchaîné les passions, puisque ce sont les termes mêmes de l'avis du Conseil d'Etat, ou du moins d'un arrêt du Conseil d'Etat. Lorsque l'on parle d'un dispositif, j'ai plutôt l'impression qu'il s'agit de textes pris par le Conseil d'Etat, un avis en novembre 1989 et un arrêt qui est très important, l'arrêt Kherouaa, en 1992, qui force le dispositif, mais qui est en fait une réaction empirique permettant de réagir à des événements face auxquels le ministère de l'éducation nationale s'est trouvé assez dépassé à l'époque.

Concernant le lycée Faidherbe, il compte 2 000 élèves avec 1 000 élèves dans le second cycle et 1 000 élèves en classes préparatoires aux grandes écoles et un internat de presque 500 élèves, exclusivement de classes préparatoires. La spécificité et la difficulté, c'est de trouver et de favoriser l'homogénéité de cet ensemble qui se situe dans un périmètre d'environ 14 hectares.

Concernant le voile, le lycée Faidherbe a vécu des heures chaudes en 1995. Je n'y étais pas puisque je suis arrivé au lycée Faidherbe en septembre 2000. Le conseil de discipline a exclu 24 élèves d'un coup avec la dramatisation que l'on sait, y compris avec l'imam de la mosquée de Lille-Sud qui a été cité tout à l'heure et dont j'ai la fille, non voilée, en classe de première.

Il se trouve qu'après ce traumatisme de 1995, la région a fait des travaux, a clos le lycée qui ne l'était pas, et a aménagé un parking d'entrée qui permet d'appliquer un compromis élaboré à l'époque, les élèves entrant voilées dans ce premier parking, mais ôtant leur voile sur la voie piétonne qui arrive à la véritable entrée des bâtiments, cours comprises.

Ce consensus ou ce compromis, je ne sais pas comment dire, est réel depuis 1995 et actuellement il n'y a aucune jeune fille voilée au lycée Faidherbe dans les cours du lycée et dans les bâtiments, y compris la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud.

Cet équilibre est extrêmement fragile. On le sent tellement que, tous les matins, avec les proviseurs adjoints nous sommes à la grille, dans les cours, très souvent, pour éviter que certains oublis, plus ou moins volontaires, fassent qu'un voile ou un foulard entre dans l'établissement. Nous essayons de l'éviter au maximum car nous savons qu'une partie non négligeable des professeurs, comme à Villeneuve-d'Ascq, réagirait immédiatement et je suis quasiment sûr que, dans l'heure qui suit, nous aurions un mouvement de l'ensemble du personnel et d'une partie des élèves. Donc, nous sommes extrêmement vigilants. Si nous n'avons pas d'affaire de voile en ce moment, nous sommes quand même toujours un peu sur le fil du rasoir.

Quant au dispositif, il est, à mon avis, assez extensif et va dans le sens de la liberté d'expression des élèves. Il faudrait clarifier la situation au niveau national. Dans les établissements, on essaye de répondre aux différents problèmes qui surgissent et il me semble que cette diversité met en cause l'unicité du service de l'Education nationale.

J'ai tendance à penser que la situation a quand même évolué depuis 1989, mais c'est un avis purement personnel. En 1989, quelques cas isolés d'expression religieuse ont posé problème, en grande partie aussi de par l'attitude de notre collègue principal du collège de Creil, que je connais très bien, et qui a volontairement attaqué de front ce problème, en le médiatisant, d'ailleurs.

Depuis 1989, il me semble que l'on est passé à un autre symbole. De l'expression d'une croyance individuelle qui posait problème et qui continue à poser problème, on est passé à l'expression d'une volonté plus ou moins affichée de changer les bases de la société civile française. C'est tellement vrai à mes yeux que, sans avoir aucun problème avec la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud, je sais très bien que son objectif et l'objectif de ces milieux est, par l'éducation et par un respect apparent des lois, de les changer au fond pour prendre un pouvoir qui leur permettrait de changer les choses.

Cette interprétation m'est personnelle et me fait dire qu'un dispositif législatif m'apparaît non seulement nécessaire pour clarifier la situation, mais également indispensable pour faire face à ce risque d'évolution. Cela ne veut pas dire forcément dire qu'il faut une loi spécifique. La loi d'orientation du 10 juillet 1989 sera peut-être revue après le débat sur l'école. Peut-être faudrait-il que des dispositions de cette loi permettent de donner une sorte de statut officiel à ce qu'est un établissement scolaire en tant qu'espace d'éducation à la vie civique, civile et sociale sur la base des valeurs démocratiques de la République. Ces dispositions législatives devraient ne pas autoriser le port d'un signe religieux dans les établissements scolaires, mais en même temps, il faut prendre en compte la diversité des situations.

La situation du lycée Faidherbe où nous avons actuellement un équilibre n'est pas la même qu'à Villeneuve-d'Ascq avec ses 58 voiles et n'est pas non plus la même que celle d'autres établissements. Il faudrait qu'il y ait des règles, peut-être sous la forme de contrats d'objectif définis avec l'aide de nos instances hiérarchiques ou d'autres partenaires, pour supprimer le voile dans les établissements. Cela ne m'apparaît pas comme une exclusion, mais, au contraire, comme une manière d'intégrer tous les élèves.

M. le Président : Vous ne parlez que du voile mais, dans vos expériences, avez-vous été confronté à des jeunes qui portaient une kippa ?

M. Michel PARCOLLET : Tout à fait.

M. le Président : Et vous leur avez fait enlever cette kippa ?

M. Michel PARCOLLET : Oui, on a eu des jeunes qui portaient une kippa, des élèves qui ne voulaient pas travailler le samedi à cause du shabbat, on a connu un peu toutes les situations qui se sont réglées en expliquant aux élèves que la règle du lycée n'était pas celle-là. Ils s'y sont conformés parce qu'ils étaient peu nombreux. Au fur et à mesure que la pression augmente, le rapport de force qui s'instaure peut s'inverser. Ce risque existe pour le voile islamique mais il n'y a pas actuellement le même risque pour la kippa. Il y a d'autres exemples. Par exemple, on voit des élèves avec le keffieh palestinien ; actuellement, cela ne pose pas de problème majeur.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans les propos qui ont été tenus, ne trouvez-vous pas choquant qu'un enseignant ait à connaître des convictions religieuses des élèves ? Si tel est le cas, le fait d'accepter des signes, quels qu'ils soient, n'est-il pas incompatible avec la laïcité ? Je suis instituteur de formation et je pense ne pas avoir à connaître de la conviction religieuse d'un élève.

Par ailleurs, ne considérez-vous pas, puisque les arrêts du Conseil d'Etat font référence à l'ordre public, que les différentes situations que vous avez décrites, en particulier pour les trois premières, sont des troubles à l'ordre public qui perturbent complètement l'établissement ?

M. Michel PARCOLLET : Je suis absolument d'accord avec ce que vous dites. L'enseignant n'a pas à connaître les croyances intimes des élèves. Nous n'avons même pas à essayer d'établir un compromis avec ceux qui soutiennent ces croyances et surtout ceux qui l'affichent dans un établissement. Je ne crois pas au compromis, au dialogue avec des imams ou d'autres qui pourraient être des partenaires comme parfois on l'a dit, hélas, sur l'interprétation du Coran. Cela fait partie de la sphère privée. Il faut évidemment distinguer cela de l'enseignement du fait religieux qui, lui, doit être intégré à l'enseignement et qui doit peut-être être clarifié sur la manière de le dispenser.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Vous avez parlé d'autres manifestations de convictions religieuses. Ce sont plutôt les garçons qui me posent problème dans l'établissement quand ils arrivent en sarouel et en tarbouche, ce dont on ne dit rien. On leur a fait enlever le tarbouche, mais on ne leur a pas fait enlever le sarouel.

Je suis très gênée parce qu'une loi sur l'interdiction du port de signes religieux à l'école posera le problème de la barbe des jeunes musulmans. La barbe est-elle un signe religieux ? Faudra-t-il demander à ces jeunes gens de se raser ? Mais alors serons-nous obligés de demander à nos professeurs de se raser ? J'ai des professeurs musulmans dans l'établissement dont les femmes sont voilées.

M. le Président : Que proposez-vous alors ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je ne sais pas car, une fois que l'on aura interdit tout port de signes religieux, on sera quand même obligé de supporter dans nos établissements ceux qui portent des dreadlocks ou des piercings tout autour de la figure marquant ainsi des appartenances à des groupes sociaux très clairs et aussi des pratiques illégales. Je ne peux pas interdire les dreadlocks.

M. le Président : Que proposez-vous ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je ne sais pas. C'est bien d'ailleurs là mon souci.

M. le Président : C'est pour cette raison que l'on vous interroge. On est très déçu car on pensait que vous alliez apporter une solution.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je n'apporte pas de solution car, tout en m'interrogeant sur l'efficacité d'une loi, je crains que la tolérance du voile islamique soit une victoire pour certains de ces jeunes gens de conviction musulmane, qui ont parfois des attitudes extrêmement agressives envers les femmes, qui se permettent même d'écrire qu'ils ne liront pas les livres qu'on leur conseille de lire car ils ne lisent que le Coran, et que, dès lors, la situation soit encore plus difficile à gérer pour les enseignantes.

M. le Président : Je vais poser une question provocante. Puisque vous n'avez aucune solution, faut-il imposer l'uniforme ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : J'ai passé 12 ans en uniforme, donc, je ne répondrai pas.

M. Jean-Paul FERRIER : Il y a quand même une différence de nature entre les dreadlocks - même si les rastafaris peuvent constituer une religion d'une certaine façon - et ce que je ressens comme une entreprise concertée de démolition du principe laïque. Car il n'y a pas que le voile, mais aussi la revendication de nourriture halal, de salles à manger séparées pour les musulmans et les non-musulmans. Il y a la revendication de ne pas travailler le samedi pour certains élèves juifs, etc.

Je crois que le voile islamique pose le problème de la place de la femme dans la société. Dans mon établissement, quand le problème s'est posé avec une population, qui est à quasi majorité d'origine maghrébine, les femmes maghrébines sont venues manifester et signer des pétitions en disant qu'elles n'allaient quand même pas revenir au voile. Il faut le savoir.

M. Jean GLAVANY : Beaucoup tient à la manière dont on pose les questions. Pour moi, la question n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre le port du voile ou de signes religieux dans les établissements scolaires. On est tous contre. Je n'ai jamais entendu un parlementaire dire qu'il est favorable au port du voile. On est tous contre car on considère que le port des signes religieux est la manifestation, dans l'espace public, d'une différence qui est contraire au principe de laïcité et qui est, au contraire, le ferment du communautarisme.

Le problème est bien plus de savoir comment réagir. C'est pour cette raison que je souhaite que l'on soit concret, dans les questions que l'on pose et dans les réponses que l'on apporte.

Il y a deux grandes options. Ou bien on fixe une règle selon laquelle on ne peut pas entrer dans un établissement scolaire avec un voile, et l'on dit : « ou vous le retirez ou vous êtes exclue », et ce n'est pas négociable. La conséquence est qu'on envoie alors dans les écoles coraniques, ou catholiques d'ailleurs, un certain nombre de jeunes exclues de l'Education nationale. Cela pose problème car le système éducatif n'a pas pour mission d'exclure, mais plutôt d'intégrer.

Ou bien on laisse un espace de discussion, de pédagogie, de conviction. Mais dans ce cas, il ne faut pas pour autant que cet espace soit celui du laxisme : on doit savoir que, faute de convaincre, il y aura refus. Mais il faut permettre cet espace de discussion et de pédagogie pour arriver à convaincre les jeunes de ce que doit être la laïcité.

Pensez-vous qu'une règle claire, non négociable, vous faciliterait la tâche mais avec le risque évoqué ? Auriez-vous alors le sentiment de répondre à la mission de l'Education nationale ? Ou demandez-vous qu'il y ait un espace de discussion et de pédagogie et que la règle que vous demandez soit éclaircie pour que tout le monde sache qu'au bout de la discussion, de toute façon, ce sera non ?

Je voudrais aussi faire une remarque. Je suis très choqué par le communiqué de presse de la mission d'information, sur l'ouverture du forum d'expression qui permet aux Français désormais de dire directement aux députés s'il faut une nouvelle loi sur le port des signes religieux à l'école. Je pense que l'on aurait pu débattre du contenu de ce communiqué.

M. le Président : On n'en a pas débattu certes, mais je vous l'ai fait distribuer avant qu'il ne soit diffusé.

M. Jean GLAVANY : Bien, alors il faudrait leur rajouter : « et si vous voulez une loi, avec quel contenu ? » Cette réduction du débat sur le thème « faut-il une loi ou pas », sans jamais dire quel contenu on donnerait à cette loi, me paraît être un abêtissement collectif ahurissant.

M. le Président : Sur ce point, pour vous rassurer, voilà ce qui est indiqué sur le forum : « Bienvenue sur ce forum. La question du port du signe religieux à l'école fait actuellement l'objet d'une mission d'information de députés qui doit rendre ses travaux à la fin de l'année après avoir auditionné l'ensemble des parties prenantes. Il vous est proposé de participer aux débats en exprimant ici vos réflexions et propositions concernant ce problème et en particulier en nous donnant votre avis sur l'opportunité d'une intervention du législateur dans ce domaine. Si le législateur devait intervenir, comment pensez-vous qu'il devrait le faire ? Si vous pensez qu'il ne doit pas intervenir, pouvez-vous expliquer pourquoi ? »

Cela vous convient-t-il, M. Glavany ?

M. Jean GLAVANY : Ce n'est pas dans le communiqué de presse.

M. le Président : Les communiqués de presse sont toujours un peu réducteurs ! Quand les gens iront sur le forum, ils auront ce message.

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Avant de vous présenter mon établissement, je voudrais vous livrer la synthèse que j'ai préparée avec mes collègues, car c'est un problème que nous avons voulu élargir par rapport à notre cas précis.

Bien que service public, l'école n'est pas un lieu public, elle a pour nom et pour mission l'Education nationale. Elle doit se protéger et être protégée. L'enfant est bien trop précieux pour qu'il soit exposé à des dogmes ou à des contraintes physiques ou morales, dans ce qui demeure un espace protégé de croissance et d'élévation.

Une loi interdisant le port de signes religieux à l'école aurait la maladresse de ne porter que sur les signes religieux à l'école, alors que l'Education publique nationale se situe au-delà des expressions culturelles et religieuses. Espace et sanctuaire de la République, l'école des citoyens doit répondre à des règles de vie et de comportement garantissant neutralité et respect de tous.

Enfin, nous nous sommes permis de proposer que la conception initiale de la laïcité, du rejet des particularismes et du refus de voir et d'admettre les signes d'appartenance identitaires ou culturels - nous le vivons à Marseille de façon très pointue compte tenu de la diversité des occupants de cette ville - soit remplacée par l'ambition de définir un espace commun de cohabitation des différences.

Ainsi, dans notre lycée, il y a un endroit que je veux utiliser comme un sanctuaire. Dans la cour de récréation on est un peu tolérant, devant le lycée on l'est davantage, dans les abords, on dialogue ; mais, dès que l'on rentre dans le sanctuaire où l'on va recevoir le message de l'enseignement, on devient intransigeant. La protection de cet espace de transmission des savoirs mériterait peut-être d'être davantage définie, clarifiée, rendue obligatoire pour les administrateurs que nous sommes car c'est le sanctuaire de la « classe » qu'il faut protéger.

Certes il faut donner aux enfants des espaces de rencontre et il est vrai que les cours de récréation permettent des brassages, des rencontres, des complémentarités, des projets pédagogiques multiculturels. Par exemple, on a fait un projet pédagogique sur « le pain autour de la Méditerranée ». C'est fabuleux ce que les enfants ont apporté d'invention, d'imaginaire. Ils se sont rencontrés, donné des conseils, des recettes. Quand on a partagé les pains de la Méditerranée, ce fut un très joli moment. C'est dans cet espace là que l'on « milite », si j'ose dire, pour la société plurielle qui est la nôtre.

Par contre, au sein de la classe, il faudrait que nous soyons plus armés pour être davantage intransigeants.

Mon établissement est un lycée professionnel situé en centre-ville de Marseille. Il compte 650 élèves, deux tiers d'adolescents, 80 % d'élèves boursiers - la moyenne nationale est en dessous de 20 %, la moyenne des Bouches-du-Rhône au-dessus de 25 %. 93 % des élèves sont français, mais comme on dit pudiquement 77 % d'élèves « non originaires de la communauté européenne ». C'est une façon polie de dire les choses. En cela, Marseille est une ville qui fait la démonstration de la richesse de ces brassages et qui arrive à obtenir un équilibre. Ce n'est pas un équilibre négocié, c'est un équilibre un peu tendu, mais c'est quand même un équilibre, qui permet de jouer sur les diversités.

Je terminerai avec l'exemple qui nous a fait faire un bond en avant très important en terme de tolérance dans cet espace de dialogue et de liberté.

Une association, « Marseille-Espérance », a publié, édité et diffusé très largement dans les établissements un calendrier unique sur lequel dans des colonnes parallèles figure le calendrier de toutes les religions. Il y a le calendrier musulman, orthodoxe, arménien, bouddhiste, juif. Quand nous le mettons dans les classes et que les professeurs l'utilisent dans leurs dialogues, l'on se rend compte que parfois, le même jour, il y a une fête appelée différemment selon les religions. Cela crée des rencontres. Cet espace est plus « laïque » car il permet d'échanger les intimités, les choix culturels privés. Mais en deçà, dans l'espace « enseignement », il faudrait que nous ayons une consigne nous permettant d'être plus intransigeants.

Mme Patricia ADAM : Je suis un peu interpellée quand vous dites que l'on peut partager les différentes cultures religieuses. Comment font les enfants qui n'ont pas de religion ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Tout enfant, comme tout adulte, aime les histoires et les religions se fondent sur des histoires et des légendes. Nous avons amenés nos jeunes musulmans à Notre-Dame-de-la-Garde. Les chrétiens ne peuvent pas rentrer dans les mosquées, mais les musulmans peuvent rentrer dans les cathédrales et les églises chrétiennes. Les enfants voyant cet ensemble ont compris, aimé, dialogué, discuté. A Marseille, on fête Noël que l'on soit musulman, arménien, ou autre. Par ailleurs, l'histoire des religions est un devoir que nous devons transmettre. C'est l'histoire des religions avec un petit « h ». Mais, les dogmes qui sont liés aux légendes fondatrices des religions sont du domaine de la sphère privée et sont sujets à interprétation. Précisément, le voile est l'interprétation d'une légende qui a 14 siècles. Il y a 3 000 ans, le port du voile a été suggéré pour les femmes.

L'adolescent a envie de « montrer », c'est un jeu qui le structure d'ailleurs. Il est nécessaire que l'enfant affirme une identité. Il est en recherche soit de religion, soit d'identité. Nous gérons cela, mais il y a un endroit où il faut un peu retenir cette expression. Nous y arrivons.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voulais revenir sur l'exemple de Lille pour poser une question à M. Parcollet. Il y a depuis 1995 un compromis dont vous pensez qu'il est assez fragile, mais qui fonctionne. Pouvez-vous nous préciser le nombre de jeunes filles voilées qui arrivent sur le parking et qui ensuite enlèvent leur voile ?

Par ailleurs, on a, avec Lille et Villeneuve-d'Ascq, deux exemples tout à fait différents qui illustrent bien le fait que les chefs d'établissement, les communautés enseignantes en général, sont confrontés à un problème difficile. Il y a, me semble-t-il, une réelle demande de clarification et d'appui car on voit bien que la situation, depuis 15 ans, reste très difficile, au-delà de la question du chiffrage du phénomène.

Je suis surpris, M. le proviseur, que vous puissiez nous indiquer qu'il y a 58 jeunes filles voilées dans votre établissement de Villeneuve-d'Ascq sans que cela ne pose trop de problèmes. C'est quelque chose qui me surprend beaucoup.

M. Michel PARCOLLET : Le nombre de voiles n'est pas très facile à estimer puisque, selon le compromis, ils n'entrent pas dans le lycée, mais les jeunes filles qui arrivent voilées sont de l'ordre globalement de 35, 40, mais c'est vraiment une estimation.

M. le Président : Qui arrivent voilées devant l'établissement ?

M. Michel PARCOLLET : Oui, qui entrent dans ce parking intérieur qui est à l'entrée de l'établissement. C'est un parking avec une voie piétonne qui a été installé en 1995 par le conseil régional, en partie, pour permettre ce cheminement vers la cour du lycée et vers les bâtiments.

Cela me donne l'occasion de dire, en toute amitié, que je ne suis pas d'accord avec mon voisin car avec le système de « sanctuarisation de la classe » de l'espace éducatif, court le risque d'être décortiqué en différents secteurs. On le voit d'ailleurs pour l'interdiction de fumer. Pour moi, le parking d'entrée fait partie de l'établissement. La notion de « territoire » chez les élèves est très forte, surtout dans Lille-Sud. Des élèves vous disent de façon extrêmement simple que pour eux, ici, c'est la loi de la rue. On a beaucoup de mal à leur expliquer qu'un établissement public n'est pas tout à fait la même chose qu'un lieu public. Donc, pour moi, le parking doit être compris dans l'ensemble du lycée.

En revanche, je suis d'accord sur l'intérêt de mesures d'accompagnement et d'« espaces de débats », par exemple les débats avec des associations, dans le cadre même de l'éducation civique, juridique et sociale ou autres. Mais il doit plutôt s'agir d'espaces organisés à l'intérieur d'un établissement, lequel doit rester un espace global et unique.

M. Armand MARTIN : Sur les 58 voiles dont j'ai fait état, nous devrions en fait en avoir 60, mais il se trouve que deux jeunes filles n'ont pas rejoint l'établissement. Une a intégré le lycée musulman Averroès qui vient de s'ouvrir à Lille, et l'autre a quitté l'établissement au bout de huit jours pour rejoindre ce même lycée. La deuxième jeune fille est fille d'un professeur de l'enseignement public.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voudrais demander à M. le proviseur de Lille son appréciation sur le chiffre de 35 qu'il vient de nous indiquer. Le juge-t-il faible ou élevé ? Ce chiffre ne serait-il pas supérieur s'il n'y avait pas eu le compromis de 1995 ?

M. Michel PARCOLLET : Je ne m'engage pas sur le nombre de 35. Ce chiffre est une estimation extrêmement vague. Il est relativement faible compte tenu du quartier de Lille-Sud où l'on voit énormément de femmes, plus ou moins jeunes, voilées. Quand on dit « voilées », c'est même parfois la tenue complète.

On sent une évolution des choses. Au départ, il s'agissait du foulard islamique. Maintenant, on arrive vraiment à un voile et, parfois, des voiles très longs. On a l'impression d'avancer dans le bon sens, lorsque l'on obtient que l'élève enlève le voile et garde un foulard plus réduit, mais cachant l'ensemble des cheveux. C'est un compromis dangereux.

Concernant Lille-Sud, il est vrai qu'il y a beaucoup plus de personnes voilées, donc, pour moi, l'estimation est relativement faible, vraisemblablement parce que les élèves savent qu'il faudra enlever le voile à l'entrée.

Le Lycée Averroès dont il est question, qui a ouvert à la rentrée 2003 - pour l'instant modestement, puisqu'il y a une douzaine d'élèves pour une classe de seconde, ce qui est peu pour un lycée -, n'a pas eu d'impact du tout sur le lycée Faidherbe et son environnement. D'ailleurs, la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud à laquelle est rattachée, quoi que l'on en dise, ce nouveau lycée, est en classe de première et tous ces enfants sont passés par le lycée Faidherbe, sans problème.

M. Jean-Pierre BRARD : Je suis un peu étonné par ce que vous dites sur la cour de la récréation - je caricature pour me faire comprendre - où l'on est « côte à côte », selon le modèle anglo-saxon, et sur la classe où l'on vit ensemble. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir cohabitation de deux systèmes.

Mais ce que vous avez dit sur les « belles histoires » m'inquiète davantage. Tout le monde aime les histoires, même les adultes. Vous n'êtes pas un spécialiste de la discipline que je vais évoquer, mais je parle sous contrôle de certains de nos collègues. Ne pensez-vous pas que l'enseignement religieux utilise beaucoup la parabole et la métaphore, donc, les « belles histoires » ? N'est-ce pas le début d'un enseignement religieux, ce qui n'est pas du tout la vocation de l'école publique ? L'école n'est-elle pas d'abord le lieu de l'enseignement rationnel et le lieu où l'on dispense la connaissance ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Marseille a besoin d'espaces un peu protégés dans lesquels l'échange va pouvoir se faire de façon neutralisée, écrêtée - car la rue est souvent le terrain des violences, des tensions ou l'expression des cultures. Nous débattons beaucoup au niveau de l'inspection académique et du rectorat sur ce point et nous comprenons que nos établissements sont des espaces protégés dans lesquels il y a l'infirmière, l'assistante sociale, des personnels qui écoutent, des surveillants, etc. Ce sont des espaces de dialogue dans lesquels l'échange se fait selon les préoccupations des adolescents. Il est vrai que les cours de récréation sont parfois des agoras. Il s'y passe des choses un peu bizarres, tendues, des débats forts, parfois virils, mais nous protégeons les jeunes et nous les laissons faire. Nous avons la main sur le couvercle de la marmite, si j'ose dire. Ce sont des échanges très riches parce que dans la cité, on ne peut pas discuter avec l'imam, avec les grands frères, avec les vigiles. Les adolescents ont besoin de cet espace d'expression et notre lycée le leur donne.

Un jour, je me suis permis de leur dire que celui qu'ils ont appelé « le Prophète » fut un temps un voleur. L'histoire le dit. L'histoire leur a apporté une lecture neutre des fondamentaux de leur religion dont on leur impose les dogmes et les interprétations. On a ainsi provoqué des discussions, quelques rancœurs, des haines, des contradictions, mais aussi un éclairage nouveau par rapport aux rites, dont ils ne peuvent pas demander les raisons ou l'origine à celui qui les leur impose. Ils ne savent pas très bien pourquoi il y a le ramadan, pourquoi il y a l'aïd-el-fitr. Notre rôle d'éducateur passe également par l'histoire des religions.

M. le Président : Donc, le port du voile n'est pas forcément l'expression d'une appartenance religieuse ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC. : Du tout ! C'est une interprétation et une forme de militantisme par rapport à un choix que l'on veut imposer aux autres. Il en est de même de la pétition qui est sur mon bureau me demandant de garantir que la viande de la cantine est halal.

M. Philippe TIQUET : Je rebondis très vite sur la dernière remarque de mon voisin et à votre question. Je pense effectivement que le port du voile n'est pas toujours l'expression d'une conviction religieuse chez certaines de ces jeunes filles. C'est aussi une façon de se construire une identité personnelle. Cela m'a été un certain nombre de fois assez franchement dit par les intéressées.

M. le Président : Ou, pour leur famille, d'éviter l'intégration.

M. Philippe TIQUET : Oui, aussi. Cela étant, je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut vraisemblablement une accentuation, sinon sous forme de loi, en tout cas sous forme de vives recommandations, de l'interdiction - il ne faut pas avoir peur du mot - de signes religieux ostentatoires - et non religieux d'ailleurs parfois - dans les établissements scolaires.

Je dirige un lycée de 1 800 élèves dans la banlieue sud d'Orléans qui s'est construite dans les années 60-70 autour de son campus universitaire, et aujourd'hui autour de son pôle technologique. Cette banlieue a accueilli des générations de travailleurs immigrés dans un quartier qui fait actuellement l'objet d'un « grand projet de ville », puisque telle est sa dénomination.

Dans mon lycée, 26 nationalités (africaines, nord-africaines et autres) cohabitent et la population d'origine étrangère représente 7,7 % de l'effectif total, la moyenne académique étant de près de 4 %.

A la différence d'un certain nombre de collègues, j'ai la chance, alors qu'un certain nombre de jeunes filles arborent le foulard dit « islamique », de ne pas avoir été confronté à des situations conflictuelles, non pas parce que je détiens une recette, mais parce que, bon an mal an, ces jeunes filles enlèvent ce foulard à l'entrée du lycée - et j'insiste -et le remettent à l'extérieur du lycée. Chaque année quelques cas sont à suivre de près, soit parce que de nouvelles élèves essaient de nous tester, arrivant parfois d'un établissement où le port du foulard est autorisé, soit parce que l'actualité internationale - on n'en a pas assez parlé peut-être - crispe certaines situations. Dans ces dialogues, que l'on se doit d'avoir notamment avec ces nouvelles élèves, la discussion n'est pas toujours facile, parce qu'elles nous testent.

La jurisprudence du Conseil d'Etat, dans les situations de crise, est globalement satisfaisante. Je vais peut-être étonner l'assistance en disant que c'est surtout dans les situations de crise qu'elle l'est car elle donne quelques outils, en particulier si l'on entend par « dispositif fondé sur la jurisprudence » tout ce qui nous permet de réagir, y compris les notes comme cette note juridique que j'ai dû demander pour l'obtenir. Et je rejoins la question qui était posée de savoir si l'on est aidé : oui, on est souvent aidé dans mon académie par un service juridique très présent.

M. le Président : C'est la note de mars 2003 ?

M. Philippe TIQUET : Tout à fait ! Précieuse à mon avis.

M. GLAVANY : Est-elle diffusée à tous les établissements ?

M. Philippe TIQUET : Dans mon académie, je l'ai réclamée, et dans le secret de cette assistance, je dois dire que j'ai insisté pour l'obtenir. Mon interlocuteur m'a dit qu'il me la donnait confidentiellement - elle n'était pas utilisable à l'époque. Peut-être a-t-elle eu depuis une diffusion plus large. En tout cas, je ne l'ai pas vue passer officiellement.

M. le Président : D'autres chefs d'établissement ont-ils eu cette note ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je l'ai eue, mais compte tenu des circonstances, ce n'était pas très utile.

M. le Président : L'avez-vous réclamée ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non.

M. Philippe TIQUET : Je l'ai réclamée car j'ai eu vent de son existence et j'étais en train de vivre une situation non pas de crise, mais où j'avais intérêt à prendre les devants et à dialoguer avec les jeunes filles.

Cette note est d'autant plus intéressante que, sur certains points, elle est beaucoup plus précise que le dispositif qui remonte à plusieurs années.

M. le Président : Pour l'ensemble des députés, je précise qu'il s'agit d'une note expliquant les conditions du port du voile.

M. Jean-Pierre BRARD : Qui n'ont aucune valeur normative.

M. le Président : Qui n'ont effectivement aucune valeur. C'est une note interne du service juridique de l'Education nationale. On va vous la distribuer.

M. Philippe TIQUET : Cela étant, elle est parfois très affirmative. Je cite un exemple : « D'autres tenues peuvent et doivent être interdites au sein des établissements publics d'enseignement, même lorsqu'elles sont l'expression d'une conviction religieuse. » Juste avant, la note explique que, si le voile n'est que le port d'un signe de manifestation religieuse, il n'est pas en soi incompatible avec la laïcité, vous connaissez le contexte. « Il en va ainsi, à l'évidence, des tenues qui couvrent l'intégralité du visage en ne laissant que les yeux apparents. ».

Un peu plus loin, cette note dit : « Doivent être également interdites les tenues qui, tout en laissant l'ovale du visage entièrement découvert, dissimuleraient par exemple l'intégralité du corps sous un habit noir. »

Un peu plus loin : « Il faut souligner que ce raisonnement ne concerne pas spécifiquement ni principalement l'islam. Le port d'une aube de communiante, à supposer qu'il soit ressenti comme une nécessité religieuse par les intéressés, ne saurait davantage être admis dans un établissement public d'enseignement. »

La situation qui prévaut à l'heure actuelle et qui, de mon point de vue, supposerait des indications plus strictes, ne me paraît pas pouvoir durer plus longtemps pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce qui me choque - au sens où cela m'embarrasse, et c'est un euphémisme -, c'est que sur un pareil sujet on puisse accepter de laisser coexister des attitudes diverses, voire contradictoires d'un établissement à l'autre, parfois même au sein d'un même établissement car les enseignants sont loin d'être d'accord, y compris dans leurs actes et leur façon de réagir sur un pareil sujet. Par exemple, on a vu des jeunes filles interdites de foulard dans tel établissement public et exclues, alors qu'elles sont autorisées à le porter dans un établissement voisin. Dans le Loiret, après une enquête que j'ai personnellement menée auprès de collègues, le foulard n'est pas toléré dans la cour de tel établissement, par exemple dans le mien, il l'est dans un établissement qui est situé à 50 kilomètres d'Orléans.

Je ne pense pas que cette diversité de réactions puisse se justifier par l'autonomie de gestion des établissements à laquelle il est fait allusion dans le questionnaire. Sur un pareil point, nous touchons à mon avis à des principes fondateurs sur lesquels doit s'exercer toute l'autorité de l'Etat dans son expression la plus nationale.

Deuxième raison de mon malaise, si le port du foulard ne peut pas être interdit par principe, il le devient dans le cas d'un comportement prosélyte. Or, le prosélytisme n'est pas toujours facile à déterminer ni à prouver car il revêt rarement une forme extrême, caricaturale. Or il faut convaincre le juge. Je cite un extrait de la même note de la direction des affaires juridiques diffusée confidentiellement il y a quelques mois dans les académies : « En l'absence de tension ou de trouble à l'ordre public, lorsque le port d'un signe d'appartenance religieuse prend un caractère massif dans un établissement ou dans une classe, une mesure d'interdiction sera justifiée si l'administration est en mesure d'en convaincre le juge et de le convaincre que cette mesure était nécessaire ou que l'augmentation du nombre des élèves portant un signe d'appartenance religieuse révèle un phénomène de prosélytisme rampant. » Très modestement, je ne suis pas sûr de pouvoir prouver le prosélytisme de telle ou telle manifestation religieuse.

Troisième cause de mon malaise. Si l'on met de côté les cas de prosélytisme avérés ou de dysfonctionnement condamnable - c'est-à-dire de l'élève qui ne veut pas aller en cours d'éducation physique et sportive (EPS), qui refuse de retirer son foulard en cours d'EPS, en travaux pratiques de physique/chimie, car ce sont des cas où nous avons le droit de lui interdire très formellement de le porter -, et que l'on prenne le cas d'une élève qui travaille bien, qui assiste à tous les cours, qui va en EPS, qui parfois se fait dispenser officiellement, que fait-on ? Le port de ce foulard n'est pas condamnable dans ce cas.

Si nous sommes dans un établissement comme le mien où manifestement l'autorisation de le porter provoquerait un réel malaise, on doit discuter. Cela signifie que, dans ce cas de figure, tout repose sur la capacité de persuasion du chef d'établissement et de ses représentants. Une telle capacité me paraît, par définition, fragile et aléatoire. Jusqu'ici je n'ai pas vécu de situation de crise. Mais il m'arrivera peut-être de vivre les situations que mes collègues ont décrites précédemment.

Faut-il une loi ? Après avoir beaucoup hésité - car il n'est pas facile de se faire une idée définitive sur le sujet -, j'incline aujourd'hui à penser, même si je n'ignore pas les difficultés philosophiques, morales, législatives que poserait une loi, qu'il faut être plus incisif, plus directif. En tout état de cause, l'alternative me semble être la suivante. Ou bien l'on fait une loi ou un règlement, appelons-le comme on veut, même si la nuance est importante, qui interdit sans ambiguïté le port des signes religieux à l'école.

M. le Président : Le port « visible » de signes religieux.

M. Philippe TIQUET : Ou bien, au nom de la tolérance - et n'en déduisez pas que je suis intolérant par nature -, on laisse les élèves arborer de tels signes et il faudra en assumer les conséquences logiques et inévitables, croix catholique contre kippa, kippa contre foulard, foulard contre croix catholique.

Je me souviens d'une anecdote à propos d'autres signes. J'avais fait une remarque à une jeune fille qui tardait à enlever son foulard en entrant dans le lycée. Je fis également une remarque à un jeune garçon qui arborait une croix catholique d'évêque, très importante, beaucoup plus importante que la petite croix qui peut être sous un chandail ou sous une chemise. Ce garçon me dit : « Mais, monsieur, les jeunes filles à foulard, on ne leur interdit pas toujours ou pas assez vigoureusement de porter le foulard, alors quel est le problème ? Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas porter cette croix ? ».

Il y a des arguments qui militent en faveur de la tolérance. Un très bel article de M. Spitz, philosophe, dans « Le Monde », il y a quelques jours m'a interpellé, a failli un peu lézarder mes fragiles assurances sur le sujet. Si on laisse parler la tolérance, à mon avis, l'établissement public d'enseignement n'aura plus de public que le nom et connaîtra des situations qui, personnellement, me paraissent absolument intenables et inadmissibles.

M. le Président : Les chefs d'établissement veulent-ils à réagir à ce que vient de dire M. Tiquet ?

M. Armand MARTIN : Je reviens sur ce que j'ai dit tout à l'heure et qui va dans le sens de mon collègue. S'il y a une loi, il faut que les décrets d'application sortent très vite. Il ne faut pas attendre des années. Certaines lois n'ont jamais eu de décret d'application. J'en prends une notamment concernant les parents d'élèves et les assurances des parents d'élèves. C'est une loi qui a été prise en 1946 et qui n'a jamais fait l'objet de décret d'application. Je reviens également sur la loi Evin pour laquelle il n'y a pas eu de décret d'application. Si l'Assemblée nationale veut une loi, les décrets doivent sortir tout de suite.

M. le Président : Mme Lor Sivrais, vous qui n'avez pas les mêmes certitudes que M. Tiquet, que vous inspire son évolution personnelle sur la nécessité d'une intervention législative ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : En tant que femme, je suis évidemment contre le port du voile qui pour moi est une forme d'oppression, mais ayant personnellement des convictions religieuses qui ne sont pas islamiques, je suis très mal à l'aise devant l'interdiction de tout port de signes religieux.

Je discutais avec une de mes professeurs de philosophie qui est juive - qui a un nom très juif et qui a subi des remarques dans d'autres lycées de la part de ses élèves -, qui revient d'un temps d'expatriation au Brésil et qui me disait : « Ce qu'il y a de terrible dans nos établissements scolaires, c'est que, lorsque l'on fait de la philosophie, nos élèves ne peuvent même pas dire qu'ils croient en Dieu. » C'était la réaction d'un professeur de philosophie, je vous la donne comme telle. Elle regrettait que l'affirmation de convictions ne puisse pas se faire de manière sereine dans le cadre d'un cours de philosophie.

J'ai été profondément choquée au printemps dernier par des affirmations excessives d'opposition à toute manifestation religieuse. Cela me gêne beaucoup, même dans un établissement laïque. Je repense à une phrase de Malesherbes qui disait : « Est-ce que l'on pouvait penser qu'il y aurait des fanatiques de la tolérance ? » On est un peu dans cette situation. L'idée de l'interdiction de tout signe religieux me met très mal à l'aise.

M. le Président : De tout signe religieux « visible ».

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Oui mais alors, le jour où je viendrai avec ma croix d'Agadez, qui est un cadeau de famille rapporté par un de mes ancêtres, je ne pourrai pas la porter visiblement dans le lycée ?

M. Jean GLAVANY : J'ai consulté un juriste qui m'a dit que, même si vous utilisez le terme « visible », cela donnera lieu à interprétation. Sur deux jeunes filles qui porteront une croix catholique en pendentif, l'une aura un décolleté ouvert, le proviseur jugera que c'est visible et il l'exclura de l'établissement. L'autre aura le col fermé et elle pourra rester dans l'établissement.

Ce n'est pas du jésuitisme. C'est une réalité objective que tout principe de droit fait toujours l'objet d'interprétation. Les chefs d'établissement y seront de toute façon amenés et c'est leur responsabilité. Je suis en désaccord avec ceux d'entre vous qui disent que ce n'est pas leur métier d'avoir à trancher cela. En réalité, vous n'arrêtez pas d'arbitrer. C'est bien votre responsabilité de traduire des élèves devant des conseils de discipline, de les exclure temporairement, définitivement, pour d'autres raisons liées à la discipline. C'est votre fonction, c'est votre mission.

M. le Président : Ils le feront d'autant mieux que les bases seront claires.

M. Jean GLAVANY : Mais il y aura toujours un degré d'interprétation du droit.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voulais réagir à ce que vient de dire Madame. Je comprends ce que vous dites mais, en même temps, j'ai l'impression que l'on va bientôt dire que c'est le principe de la laïcité qui ne respecte pas la tolérance, alors que dans l'esprit des pères fondateurs de la laïcité, c'est l'inverse. Les pères fondateurs n'étaient pas des anti-religieux, c'étaient des anti-cléricaux. Il y a aujourd'hui une sorte d'affaiblissement idéologique de la notion, y compris dans le milieu enseignant, pourtant très laïque. Je ne voudrais pas que l'on soit contaminé. Je comprends à la fois ce que vous dites mais, en même temps, la laïcité n'est quand même pas l'intolérance, c'est le contraire, attention !

M. Jacques MYARD : Ne pensez-vous pas qu'en réalité l'épiphénomène du voile cache beaucoup d'autres choses derrière ? Tout à l'heure, on l'a vu avec la nourriture halal. Pensez-vous que cela va plus loin ?

M. Michel PARCOLLET : Je sens, au-delà de croyances religieuses individuelles, un véritable mouvement de remise en cause des lois de la République. C'est pour cette raison que je souhaiterais une interdiction claire. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de mesures d'accompagnement et que la responsabilité des chefs d'établissement ne restera entière dans l'interprétation et la mise en œuvre locales. Je sens effectivement un autre mouvement que purement religieux.

M. Sylvain FAILLIE : J'ai exprimé au départ de la discussion un souci de tolérance à l'égard du port des signes religieux. Je continue en rappelant que les pères fondateurs de la laïcité se sont également fondés sur des affirmations comme « si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m'enrichis » ; donc, la laïcité est bien fondée sur l'acceptation de la différence. C'est à ce titre que j'invitais, au départ, à ne pas légiférer dans une trop grande urgence en demandant si, finalement, on n'avait pas intérêt, à l'égard d'une simple manifestation d'appartenance, encadrée et limitée, à ne pas perturber les programmes et à ne pas créer de trouble dans l'établissement. Je ne pense pas que le simple fait de signaler une appartenance puisse présenter un véritable problème.

M. Brard, a dit que lorsque qu'il était instituteur, il estimait qu'il n'avait pas à connaître l'appartenance de ses élèves. J'ai également été instituteur, il y a très longtemps, et je cherchais à savoir qui étaient mes élèves, leur appartenance, leurs problèmes sociaux ou médicaux et autres, d'autant que je travaillais dans l'enseignement spécialisé.

Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'une loi résoudrait tous les problèmes. Il y a autre chose derrière le simple port de signes qui ne serait pas résolu par une simple loi interdisant d'afficher des signes et il s'agit du problème du communautarisme dans les cités qui environnent les établissements où ces problèmes se posent.

Par ailleurs, une telle loi devrait nécessairement s'accompagner d'un volet vestimentaire. On a parlé d'uniforme. Moi j'en ai porté un pendant huit ans dans une école militaire. Cela n'a pas forcément que des inconvénients, de même que la blouse de nos anciens écoliers ! Mais les établissements scolaires deviendraient des sanctuaires déconnectés d'une société dans laquelle il faut quand même réémerger la jeunesse. Voilà les précautions.

M. Jean-Paul FERRIER : Je pense également qu'il y a autre chose derrière le port des signes religieux. Par ailleurs, je partage tout à fait l'opinion de mon collègue Tiquet quant à la nécessité de disposer d'une loi claire car, même si l'on peut toujours interpréter le droit, plus celui-ci est clair, moins il est facile à interpréter.

Pour en revenir à la question de M. Bourg-Broc, il est vrai que le fait de manifester son appartenance religieuse peut apparaître comme une condition de la liberté de conscience, mais cela peut être aussi un danger. Le fait que l'on ne connaisse pas la religion des personnes ou qu'elles ne manifestent pas leur appartenance - on a reproché à certains pays de mentionner l'appartenance religieuse sur les passeports - est aussi un facteur de liberté. Dans notre pays, certains ont eu à manifester leur appartenance religieuse par une marque jaune, on devrait s'en souvenir ; la manifestation des signes religieux n'est pas toujours du côté de la liberté.

M. Philippe TIQUET : Ces convictions, ces assurances sont celles d'aujourd'hui. Imaginez bien que je n'en fais pas un code parant à toutes les situations. Je fais une grande différence entre le fait d'arborer des signes religieux - ou politiques, on pourrait aussi en parler - qui ne paraît pas viable dans un établissement scolaire et le fait de pouvoir, dans un cours de philosophie ou dans tout autre cours, reconnaître, à l'occasion d'un débat d'idées, que l'on croit en Dieu ou non.

D'ailleurs, le drame de notre école est que l'on n'ose pas aborder certains sujets avec les élèves et, en particulier, les sujets religieux. L'école souffre peut-être d'un déficit de discussion, de connaissance, de réflexion sur le fait religieux, mais aussi sur le fait culturel et sur l'histoire des pays de ces enfants, nés sur le territoire français mais dont les parents sont originaires du Maghreb ou d'ailleurs. Cette histoire est parfois scandaleusement absente des livres d'histoire.

On pourrait très bien, et cela me paraîtrait même nécessaire, se montrer exigeant sur le port de signes visibles marquant des convictions religieuses ou politiques et moins frileux au sein des cours, en acceptant de parler d'une culture nationale, d'une histoire nationale et d'un fait religieux quel qu'il soit, voire de l'athéisme puisque l'on y a fait allusion, ou même de l'absence de convictions religieuses. Bref, il ne faut pas faire de nos élèves des citoyens décervelés.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je voulais exprimer une inquiétude. Si on légifère contre le port de tout signe religieux, ne faudra-t-il pas faire des concessions par ailleurs, et ne serons-nous pas amenés à ouvrir des aumôneries pour d'autres religions dans nos établissements ? J'avoue que je n'ai pas très envie d'être obligée de négocier des aumôneries dans nos établissements.

M. Jean-Pierre BRARD : Il y a un problème qui a été évoqué en filigrane par certains d'entre vous. On ne trouvera pas de solution globale si l'on n'évoque que les problèmes de l'école. Il y a aussi le problème de l'égalité de la pratique des cultes. Si notre Etat ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte, il reconnaît la liberté de pratiquer le sien. Cela passe par une garantie d'égalité qui n'existe pas aujourd'hui pour des raisons historiques, l'islam étant la religion du colonisé et étant arrivée après les autres. Ce n'est pas l'objet de notre mission, mais il est clair qu'il faut régler la question du financement, sans qu'il ne coûte un euro à l'Etat républicain, et qu'il faut des lieux de culte libres. Je dis souvent à ceux qui s'émeuvent de l'apparition de lieux de culte musulman que je préfère les savoir dans des lieux de culte dédiés, plutôt que de les savoir dans des caves, lieux de tous les complots, ou dans des appartements. Mais cela dépasse l'objet de notre mission.

Par ailleurs, quand j'entends dire qu'il est difficile de faire une loi, je me demande à quoi sert le législateur ! J'ajoute que c'est notre rôle d'appliquer la loi de 1905, sans la réviser.

M. Roger POLLET : Pour résumer, je pense qu'il y a effectivement, derrière le voile, un mouvement qui est plus large. Il ne faut pas en rester au statu quo actuel et donc il faut un cadre plus précis - peut-être législatif. Je pense que les politiques doivent prendre leurs responsabilités et qu'ils ne doivent pas la transférer au Conseil d'Etat dont les avis ne clarifient pas la situation.

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Une remarque sur les pratiques de l'école française, puisque l'Europe donne quelques exemples en la matière. Dans l'école française, plus de la moitié de notre temps est consacré à d'autres fonctions que les fonctions pédagogiques pures pour lesquelles nous étions au départ missionnés. En fait, nous sommes gérants de locaux, gardiens de personnels. On nourrit des élèves, on les lave, on les soigne, on les entretient, on les finance, on distribue des bourses. Nous n'avons toujours pas réussi à obtenir de notre tutelle qu'elle définisse la véritable priorité de notre mission. Je conclus en disant que l'espace d'enseignement pur mériterait d'être reclarifié car cela est très obscur.

M. le Président : Madame, Messieurs, merci beaucoup, vous nous avez fait passer une matinée très intéressante.

Audition de M. Roger ERRERA,
conseiller d'Etat honoraire

(extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : M. Errera, je vous remercie de nous consacrer un peu de votre temps. Je rappelle que vous êtes conseiller d'Etat honoraire depuis 2001. Vous avez participé, en tant que membre de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat, aux délibérations qui ont conduit à l'avis de 1989. Vous êtes également ancien membre du Haut conseil à l'intégration, membre du conseil d'administration du service social d'aide aux immigrants et professeur à l'université d'Europe centrale à Budapest.

M. Errera, nous serons très attentifs à vos propos, car nous aimerions comprendre les motifs qui ont conduit le Conseil d'Etat à l'avis de 1989.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire - en partant du questionnaire que nous vous avons adressé -, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Roger ERRERA : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, mes premières paroles seront des paroles de remerciement ; c'est un grand honneur pour moi de comparaître aujourd'hui devant cette mission d'information, présidée par le Président de l'Assemblée nationale, sur un sujet aussi grave que le port de signes religieux à l'école.

En effet, j'ai été membre de la section de l'intérieur au Conseil d'Etat et de l'assemblée générale le jour où elles ont délibéré sur l'avis du 27 novembre 1989 ; il s'est agi d'une délibération et d'une décision collégiales. Et je n'ai cessé, depuis, de suivre de très près l'évolution de cette question. Je suis donc particulièrement attentif à ce qui se déroule en ce moment, tant au sein du Parlement que dans d'autres organismes appelés à délibérer de cette question de la laïcité.

J'étais membre du Haut conseil à l'intégration, qui sous la présidence de M. Roger Fauroux, a rédigé un rapport intitulé « L'islam dans la République », publié en 2001 ou 2002.

Je vous présenterai un exposé divisé en plusieurs parties, selon les questions qui m'ont été envoyées.

Premièrement, la définition de la laïcité.

En voulant définir le principe de la laïcité, on pose en réalité deux questions : quelle définition lui donner et de quelle façon parvenir à une telle définition ?

La laïcité figure dans nos principes constitutionnels depuis à peine 60 ans, la loi de 1905 ne la mentionnait pas. Elle avait été précédée de plusieurs lois de laïcisation de services publics, la première étant, en 1792, celle de l'état civil.

La plupart des définitions de la laïcité que l'on trouve dans les ouvrages sont négatives : il s'agit de l'abstention, de la neutralité, de l'incompétence, de l'indifférence de l'Etat en matière religieuse. Je ne pense pas que cela soit entièrement exact ni suffisant. En effet, si tel était le cas, il conviendrait de s'interroger avec inquiétude sur l'état de notre droit et de notre pratique. Nous sommes dans un Etat qui règle la forme obligatoire des associations cultuelles, qui reconnaît par décret en Conseil d'Etat les congrégations, en leur faisant obligation d'être soumises à la « juridiction de l'ordinaire » - terme issu du droit canonique ; un Etat qui assure des aumôneries en prison, à l'armée et à l'hôpital, qui est propriétaire de beaucoup d'édifices de culte construits avant 1905, qui en assure la charge et qui les confie gratuitement aux confessions. Enfin, nous sommes un pays où, en raison de nos convictions religieuses, il était possible de se faire dispenser des obligations militaires.

Il convient donc d'aller plus loin et d'analyser, pour s'approcher d'une définition de la laïcité, ce qui l'entoure dans notre édifice constitutionnel. Je pense que l'on ne peut plus dissocier la laïcité de l'ensemble des autres éléments de ce qu'il est convenu d'appeler notre « bloc de constitutionnalité » ; bloc qui énonce la laïcité de la République, la laïcité de l'enseignement public, l'égalité devant la loi et l'interdiction de toute discrimination, le respect par la République de toutes les croyances - article premier de la Constitution -, la liberté de l'enseignement, la liberté de conscience, la liberté religieuse.

Cette grande loi de 1905 est remarquable, dans son article premier, à la fois par ce qu'elle ne dit pas et ce qu'elle dit. Elle ne dit pas qu'il y a une séparation ; elle commence par dire qu'il existe deux obligations positives pour l'Etat : assurer la liberté de conscience et garantir le libre exercice du culte. Aucune autre liberté publique ne fait l'objet de telles obligations positives.

Lorsqu'en 1989 le Conseil d'Etat a affirmé que le principe de laïcité implique nécessairement le respect de toutes les croyances, il n'a fait que tirer les conséquences de ce bloc constitutionnel ; non seulement de la loi de 1905, mais également de celle de 1882 qui, lors de la proclamation de la laïcité de l'enseignement primaire, disposait : « Les écoles élémentaires publiques vaquent un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants l'instruction religieuse en dehors des édifices scolaires. » Cet article de la loi Ferry a été codifié à l'article L.141-3 du code de l'Education. Ce qui montre bien que le législateur, dès les origines, s'est attaché à ne pas dissocier la laïcité du respect des croyances religieuses.

S'agissant de notre édifice juridique et institutionnel, je ferai trois remarques. Tout d'abord, notre pays y est parvenu, au prix d'un cheminement marqué par des tensions, des conflits, des ruptures, mais aussi par des accommodements, des transactions, des compromis qui subsistent. Ensuite, ces normes constitutionnelles sont toutes d'égale valeur. Il convient donc, lorsque le besoin s'en fait sentir, de les concilier. Enfin, en matière de libertés publiques, on s'est longtemps contenté d'édicter un régime de liberté en supprimant les obstacles ou en les cantonnant. On estime de plus en plus que les pouvoirs publics ont aussi pour mission légitime de créer un cadre général permettant l'exercice et le respect effectif des libertés. C'est la raison pour laquelle il y a des aides à la presse, des subventions aux syndicats et aux associations, et c'est pourquoi l'enseignement privé fait l'objet des contrats que l'on sait depuis 1959.

Je pense que c'est dans cet esprit, en se gardant de toute affirmation absolue et inconditionnelle, qu'il convient d'examiner la question de la laïcité à l'école, et notamment celle du port des signes religieux.

En droit positif, la laïcité de l'enseignement public est celle des programmes et des personnels. Je vous rappelle qu'en vertu d'une loi, seuls les personnels de l'enseignement primaire public doivent être des laïques - il n'existe par de loi pour l'enseignement secondaire et supérieur. Et s'agissant de tous les personnels de l'enseignement public, il y a interdiction de porter tout signe religieux en raison du principe de neutralité - qui s'applique à tous les agents publics quels qu'ils soient, où qu'ils soient -, selon l'arrêt Marteaux du Conseil d'Etat du 3 mai 2000.

Deuxième partie de mon exposé, je répondrai aux questions 1 à 4.

M. le Président : Je vais les rappeler, pour la clarté du débat.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

Le juge administratif sanctionne le port ostentatoire du signe religieux ; pensez-vous que l'on puisse faire une réelle distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ?

Comme nous l'a indiqué un membre du Conseil d'Etat, un juge administratif ne se donne pas le droit, selon les cas, de dire si le signe est religieux ou pas. Pensez-vous que les juridictions puissent se prononcer sur le port d'un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement, alors même que le port du foulard, par exemple, peut avoir d'autres motivations que religieuses ?

Les chefs d'établissement souhaitent que soit fixé un cadre juridique plus précis leur permettant de gérer avec plus d'efficacité les conflits auxquels ils sont confrontés. Pensez-vous possible d'aller au-delà de la position du juge administratif qui a cherché un équilibre entre le principe de laïcité et le principe de libre expression ?

M. Roger ERRERA : Je résumerai tout d'abord ce qui a été dit par le Conseil d'Etat dans sa réponse à la demande d'avis présentée, alors, par le ministre de l'éducation nationale. Après avoir rappelé le principe de laïcité, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il implique nécessairement le respect de toutes les croyances. Citant les textes applicables, le Conseil d'Etat rappelle que le principe de laïcité de l'enseignement public impose que l'enseignement soit dispensé dans le respect de la neutralité de ce service, quant aux enseignants et aux programmes et de la liberté de conscience des élèves. Ce même principe interdit toute discrimination dans l'accès à l'enseignement qui serait fondée sur les convictions ou les croyances religieuses des élèves.

Les élèves ont le droit d'exprimer ou de manifester leurs croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité.

En conclusion, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses. Mais cette liberté ne pourrait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés, individuellement ou collectivement, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou des autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public. Le port de ces signes peut, en cas de besoin, faire l'objet d'une réglementation, compte tenu de la situation propre aux établissements.

Les cas où l'exclusion de l'élève a été annulée ont été les suivants : soit le règlement intérieur prohibait tout port de signes religieux, soit, dans le silence du règlement intérieur, l'élève avait été exclu du simple fait qu'il portait un signe religieux, indépendamment de tout reproche concernant son comportement ou les conséquences de celui-ci.

En revanche, les exclusions ont été confirmées quand le comportement de l'élève avait conduit à une perturbation du bon fonctionnement de l'établissement, lorsqu'il y avait manquement à l'assiduité ou lorsque, pour certains enseignements, pour des raisons d'hygiène - éducation physique - ou de sécurité - enseignement technologique -, le foulard n'avait pas été enlevé.

En ce qui concerne les circulaires, elles sont indispensables au bon fonctionnement des services, mais je rappelle qu'elles ne peuvent jamais modifier l'état du droit ; elles deviennent alors illégales. En la matière, deux circulaires ont été publiées, en 1989 et 1994. J'ai lu récemment dans la presse un résumé d'une note de la direction des affaires juridiques du ministère de l'éducation nationale qui m'a semblé être un résumé très fidèle et très objectif du droit applicable.

J'en viens maintenant au caractère ostentatoire des signes religieux. On s'est beaucoup attaché à cet adjectif dans la très longue et détaillée liste des motifs légaux possibles, d'une limitation ou d'une restriction de ce droit.

L'avis du Conseil d'Etat - pas plus que la jurisprudence qui en est issue - ne donnait et ne pouvait donner une définition du caractère ostentatoire et encore moins une liste des signes possédant ce caractère, ni une liste des confessions dont les signes posséderaient ce caractère.

Voici ce qu'a dit la jurisprudence - je vous cite un considérant que l'on trouve de manière systématique : « Le foulard par lequel Melle X entendait exprimer ses convictions religieuses ne saurait être regardé comme un signe possédant, par nature, un caractère ostentatoire. »

M. le Président : Quand devient-il ostentatoire ?

M. Roger ERRERA : J'y viens, M. le Président.

Peut-on faire une différence entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Non seulement on le peut, mais on le doit, si l'on veut fonder sur ce caractère une décision disciplinaire prise envers l'élève. Mais il ne s'agit pas d'un exercice facile ; il convient d'expliquer pourquoi tel signe est ostentatoire. Quel critère utiliser ? Celui de la croyance considérée ? En régime de laïcité, je ne pense pas que ce soit possible. Celui des dimensions du signe, celui de la partie du corps sur lequel il est porté ? On se lance dans une casuistique indéfinie.

Ma conclusion, c'est qu'il n'est peut-être pas indispensable de s'appesantir sur ce seul critère permettant de fonder une sanction.

M. le Président : Le fait qu'il soit visible ?

M. Roger ERRERA : J'ai réfléchi à cette question. Mais on retombe devant la même casuistique : qu'est-ce qu'un signe « visible » ? Qui va aller voir ? Jusqu'où ?

M. le Président : Visible, c'est ce que l'on voit ! Je vois, même si je ne veux pas la regarder, que vous avez une cravate rouge et la Légion d'honneur.

M. Roger ERRERA : Je me suis reporté au Littré qui parle du nom et non de l'adjectif : « Excès dans la manière de faire valoir quelque titre, quelque possession, quelque action, ou quelque qualité. » Et bien sûr, pour le mot « ostentation », il cite Bossuet : « Il faut éviter l'ostentation comme la perte des bonnes œuvres. »

J'en reviens à votre question, qui est fondamentale. Ce n'est pas un exercice facile. Ce qui s'oppose à un signe ostentatoire, c'est ce qui ne l'est pas. Est-ce pour autant un signe discret ? Peut-on ne pas être discret sans être ostentatoire ?

M. le Président : Mais visible, n'est-ce pas ce qui peut être vu ?

M. Roger ERRERA : Visible, c'est effectivement ce qui peut être vu, certes. Le début d'un signe peut être visible, comme une chaîne...

M. le Président : Non, ce qui est au bout de la chaîne n'est pas visible et on ne sait pas par quoi se termine cette chaîne !

M. Roger ERRERA : Peut-être, peut-être... Je ne suis pas sûr que cela évitera les discussions, les tensions et les contentieux.

Je ne pense pas que ce mot d'ostentatoire mérite le redoutable privilège qui lui a été accordé depuis une quinzaine d'années ; l'avis du Conseil d'Etat recèle bien d'autres choses : le prosélytisme, la pression, la propagande, la notion d'ordre public, etc.

J'en viens à la question suivante, relative à l'interprétation des raisons du port d'un signe religieux. Le juge peut-il se prononcer sur le port d'un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement ? Dès l'instant où il n'y a pas de contestation sur l'existence d'un signe religieux, les motifs du port de celui-ci par l'élève échappent à la compétence de l'administration. Va-t-on demander à cet élève pourquoi il ou elle porte ce signe ? S'il n'y a pas d'autres raisons que des raisons religieuses : familiales, politiques, personnelles, affective ? Si il ou elle est vraiment croyant ? Si sa confession le lui commande vraiment ? Va-t-on vérifier son appartenance à cette confession en s'adressant à une autorité religieuse - à supposer qu'il y en ait une ?

En régime de laïcité et de séparation, autant de questions qui appellent une réponse négative. Parce qu'il s'agit d'une liberté individuelle. Et parce que - je cite ici ce que le professeur Rivero écrivait très sagement il y a 54 ans, dans son célèbre article sur la notion de laïcité : « Dès lors que l'Etat abandonne à la liberté de chacun le domaine religieux, il doit accepter le fait religieux tel qu'il se présente à lui, déterminé par les règles des églises - il ne pensait pas, bien sûr, à l'islam - et les impératifs des consciences. ». Juridiquement, je ne vois pas d'autres réponses à votre question, M. le Président.

M. le Président : Si on utilise le terme « visible », et si on le définit par « être vu », cela évite toute discussion sur les raisons, les motivations, l'appartenance ; on s'en remet à un critère simple et objectif : est ostentatoire tout ce qui peut-être vu par d'autres personnes. Et le juge administratif n'a pas à entrer dans une définition sur la liberté de croyance.

M. Roger ERRERA : Si la solution consiste à dire que le port de tout signe religieux est licite, à condition qu'il ne soit pas visible, on peut penser avoir résolu les problèmes. Cependant, je n'en suis pas certain, car si le critère de la visibilité semble simple et objectif, il ne le sera peut-être pas dans l'expérience vécue. Nous sommes en présence de très jeunes gens, de très jeunes filles, le signe pourra être visible, puis invisible, y aura-t-il une observation permanente du caractère visible du signe... Cela est ma réponse provisoire à votre objection, tout à fait pertinente.

J'aborderai maintenant la question relative à la demande des chefs d'établissement qui souhaitent un cadre juridique plus précis. Peut-on aller au-delà de la jurisprudence ?

M. le Président, mesdames, messieurs, la tâche des chefs d'établissement est très lourde. Ils sont responsables de la direction et de la gestion des établissements ; face à eux, ils ont les enseignants, les élèves, leurs familles, le personnel et parfois la presse, à l'occasion d'incidents. Et en cas d'incidents, leur position est parfois très difficile. Je suis sensible, comme chacun, à leur position, à leur désarroi, à leurs inquiétudes et à leurs soucis.

Le devoir des pouvoirs publics, et singulièrement du ministère duquel ils relèvent, est de les éclairer de façon satisfaisante sur le droit en vigueur et de leur apporter le concours nécessaire, de façon à leur permettre de respecter le droit, tout en tenant compte de la diversité des situations.

Aller au-delà de la jurisprudence ? Le droit actuel, tel qu'il est fixé par la jurisprudence, est connu de chacun ; il concilie les droits en présence. Si l'on souhaite changer le fond du droit - c'est la possibilité qui s'offre au législateur -, je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il y a actuellement confusion, à moins de dire qu'il faudrait, pour tout le territoire, une réponse uniforme, valable en tout moment et en tout lieu.

Le port d'un signe religieux peut se présenter dans des conditions différentes selon les lieux, les établissements et appeler des réponses différentes.

M. le Président : Vous considérez donc que le droit n'est pas le même pour tous ?

M. Roger ERRERA : Je pense simplement que la même règle peut s'appliquer de façon différente. Et c'est ce qui se passe tous les jours, en matière pénale, par exemple ; les tribunaux correctionnels, les cours d'assises n'ont pas la même politique jurisprudentielle, ne rendent pas les mêmes décisions. Les règles ne sont pas appliquées partout de la même façon - et je ne parle pas de l'Alsace-Moselle, où le droit est différent.

A supposer que l'on puisse édicter une telle règle, ce que je ne méconnais pas, je pense qu'elle risquerait de conduire à de nouveaux conflits. Depuis le 28 mars dernier, l'organisation de la République est décentralisée. Peut-on ici songer à une gestion déconcentrée, décentralisée d'un tel problème ?

Je vous cite un autre exemple, M. le Président, qui ne nous éloigne pas de notre propos : l'assiduité, obligation de base de tous les élèves, et les autorisations d'absence pour des motifs religieux.

En 1989, l'auteur de la circulaire a abordé ce problème. Il écrit : « Des autorisations d'absence pourront être accordées à titre exceptionnel, pour certains jours particuliers, dans la mesure où elles correspondent à des fêtes religieuses s'inscrivant dans un calendrier au plan national, sans qu'il en résulte des perturbations dans le déroulement de la scolarité. »

Nous avons été saisis, au contentieux, en 1995, d'un recours du Consistoire central des israélites de France, qui nous demandait d'annuler le décret de 1991 relatif aux obligations des élèves, non pas pour ce qu'il disait, mais pour ce qu'il ne disait pas. Le Consistoire soutenait que, dès l'instant que ce décret ne prévoyait pas la possibilité d'une dispense d'assiduité pour certains jours de fête religieuse, il était illégal.

Le Conseil d'Etat avait à choisir entre trois positions. Une position extrême : l'assiduité ne se discute pas, et aucune dispense n'est accordée ; une position laxiste consistant à dire qu'il existe un droit à dispense, qu'il suffit de le demander. En se fondant sur l'article 10 de la déclaration de 1789, et sur l'article premier de la loi de 1905, il a décidé que ce décret ne pouvait avoir pour effet d'interdire aux élèves, qui en feraient la demande, de bénéficier, à titre individuel, d'une autorisation de dispense pour motif religieux, liée à l'exercice d'un culte, un jour précis, dans la mesure où cette absence était compatible avec l'accomplissement des tâches scolaires et de l'ordre public dans l'établissement.

Le même jour, pour un cas individuel, le Conseil d'Etat a rejeté la requête d'un élève d'une classe préparatoire qui souhaitait une dispense le samedi, jour des colles - son intérêt était de ne pas être systématiquement absent tous les samedis.

Les chefs d'établissement ont complètement raison de demander à être éclairés. Leur revendication est fondée. Et les bases d'une telle information existent, M. le Président ; elles existent depuis une douzaine d'années. Je relevais la réponse du ministre à une question écrite, dans le Journal officiel, le 13 octobre 2003 : le ministère prévoit la rédaction d'un guide qui pourrait être diffusé avant la fin de l'année. Ce serait faire injure à ce grand ministère de penser qu'il n'a pas, depuis douze ans, les moyens juridiques, humains et administratifs de procéder à la rédaction d'un tel guide et de l'adresser aux chefs d'établissement ! Encore faut-il savoir ce que l'on veut faire et ce que l'on veut dire. Et cela, M. le Président, mesdames, messieurs, est une question politique qui s'adresse aux six ministres qui se sont succédé depuis 1989, et non pas aux juristes ; c'est la raison pour laquelle je n'ai rien à ajouter concernant cette question.

M. le Président : Si les chefs d'établissement demandent à être éclairés, c'est justement parce qu'ils ont le sentiment que la jurisprudence, telle qu'elle est issue des travaux du Conseil d'Etat, ne les éclaire pas !

Nous vivons dans un système où le droit est fixé non pas par la jurisprudence mais par la loi. Ne pensez-vous pas qu'il soit nécessaire, afin de bien fixer les contours de la laïcité à l'école - notamment le port de signes religieux - d'élaborer une loi, puisque vous admettez vous-même que la jurisprudence du Conseil d'Etat ne suffit plus à garantir la laïcité à l'école ?

M. Roger ERRERA : Je ne pense pas avoir dit cela, M. le Président !

Si le législateur veut codifier cette jurisprudence dans une loi, qui pourrait s'y opposer ? Il est libre d'aller en deçà ou au-delà, sous réserve d'appréciation du Conseil constitutionnel.

M. Jean GLAVANY : Encore faut-il que celui-ci soit saisi.

M. Roger ERRERA : Bien entendu.

S'agissant des autorisations d'absence, je me fais un plaisir de citer la circulaire qui, depuis 50 ans, par-delà deux républiques, est adressée aux agents publics par le ministre de la fonction publique à tous les ministres et qui leur permet d'accorder des autorisations d'absence pour motif religieux, pour les fêtes autres que celles de notre calendrier légal - qui est le calendrier catholique. Elle vise les fêtes musulmanes, les fêtes juives, dont on note qu'elles commencent la veille au soir. Quand la République veut être à la fois libérale et raisonnable, elle en a tous les moyens.

Si, comme juriste, je ne pense pas beaucoup de bien en général des circulaires, je note que celle-ci fonctionne, depuis un demi-siècle, sans aucun accroc, et n'a jamais provoqué de litige, de tension ou de conflit.

J'ajoute que pour la communauté arménienne, le terme « communauté » revient régulièrement depuis 50 ans sous la plume du ministre chargé de la fonction publique. On cite Noël pour les Arméniens orthodoxes, on cite « la commémoration des événements marquants l'histoire de la communauté arménienne ». Cette année, cette circulaire parle de la « commémoration du 24 avril ». Je n'ai rien d'autres à rajouter.

Je reviens au questionnaire.

Une loi interdisant le port visible de signes religieux dans l'enceinte de l'école serait-elle compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'exercice des libertés publiques ?

Le Conseil possède une jurisprudence en matière de libertés publiques. Lorsqu'il s'agit d'une liberté fondamentale - ici, la liberté d'expression des élèves -, la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de deux objectifs : soit la rendre plus effective, soit la concilier avec d'autres règles ou principes de valeurs constitutionnelles - décision de 1984, relative à la presse.

S'agissant du droit des élèves, je ne résiste pas à la tentation de citer ce qu'était l'article premier de la loi du 31 décembre 1959, qui est une grande loi de paix sociale, réglant définitivement un problème que l'on croyait insoluble.

Que dit cette loi, codifiée à l'article L.141-2 du code de l'Education : « Suivant les principes définis dans la Constitution, l'Etat assure aux enfants dans les établissements publics d'enseignement la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs habitudes dans un égal respect de toutes les croyances. »

Que ferait le Conseil constitutionnel s'il était saisi, devant une loi qui restreindrait ou qui interdirait le port visible, ou ostentatoire, de signes religieux à l'école publique ? Il appliquerait sa jurisprudence et il lui appartiendrait d'opérer la conciliation entre plusieurs principes constitutionnels : laïcité, neutralité et liberté d'expression.

M. le Président : Vous êtes un membre éminent du Conseil d'Etat, l'étudiant en droit que j'ai été se souvient qu'il existe une hiérarchie des normes juridiques ; or vous souhaitez que nous nous soumettions à la jurisprudence du Conseil d'Etat ?

M. le Président : Effectivement, il existe une hiérarchie des normes juridiques : la Constitution, le traité, la loi, la jurisprudence.

Une telle loi serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l'homme ? Le texte applicable est l'article 9 de cette convention, relatif à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. Il y a ici deux problèmes juridiques distincts. Une loi interdisant le port de signes visibles ou ostentatoires serait-elle contrevenante à l'article 9 ? Dans la jurisprudence très étoffée de la Cour de Strasbourg sur la liberté religieuse, on ne trouve rien sur le port de signes religieux à l'école publique par les élèves.

J'ai siégé quatre ans au Conseil supérieur de la magistrature et je suis, en matière d'expression des juges, de l'école puritaine et conservatrice. Il convient d'être prudent si l'on cherche à prévoir ce que sera la décision de toute juridiction - et notamment d'une juridiction internationale. Par ailleurs, un juge quel qu'il soit n'a pas à annoncer à l'avance la décision de la juridiction à laquelle il appartient et où il siège.

La Cour est très respectueuse de la marge d'appréciation des Etats en matière d'aménagement du régime des confessions, tenant compte des traditions, des histoires, des régimes juridiques... La Cour n'a certainement pas l'intention d'assujettir les 45 Etats au même modèle.

Cependant, elle pourrait avoir à statuer un jour, non pas sur une loi qui aurait le contenu que vous évoquez, mais sur une mesure individuelle d'exclusion définitive prononcée en vertu de cette loi. Le juge international sera amener à vérifier que la mesure est proportionnée au but d'intérêt public poursuivi. La Cour vient d'ailleurs de statuer à propos de l'interdiction faite à un professeur, en Suisse, de porter un signe religieux. La requête a été déclarée irrecevable comme manifestement mal fondée. L'interdiction n'a pas méconnu l'article 9. Je ne sais pas comment statuerait la Cour dans un tel cas, et nul ne le sait, puisque la question ne s'est jamais posée.

En 1993, la commission européenne des droits de l'homme s'est prononcée sur une affaire très différente : une étudiante turque, qui venait de terminer ses études dans une université où le port de tout signe religieux est interdit, a demandé que sur son diplôme figure une photo d'elle voilée. La commission a déclaré sa requête irrecevable, au motif que sa liberté religieuse n'avait pas été violée du fait qu'on lui avait demandé une photo tête nue.

J'en viens à la question n°7. La notion d'ordre public peut-elle fonder l'intervention du législateur pour interdire le port des signes religieux à l'école ? La notion d'ordre public est une notion familière, elle peut servir de fondement légal à la restriction d'un droit, seulement si et dans la mesure où le maintien de l'ordre public la rend nécessaire. Il y a un ordre public dans chaque institution publique - scolaire, hospitalier, policier, pénitentiaire, militaire, judiciaire. Ce qui veut dire : « assurer dans le respect des lois fondamentales et des principes applicables l'intégrité du bon fonctionnement de l'institution en cause, et prendre, le moment venu, les mesures qui s'imposent pour protéger l'intégrité du bon fonctionnement de ce service. »

Question 9 : une telle loi aurait-elle une valeur dissuasive ou une valeur pédagogique ? Je suis conscient, comme chacun, de la gravité de l'enjeu pour le pays, pour vous, le législateur, pour l'ensemble des personnels en cause, de la lourdeur des responsabilités des chefs d'établissement, ainsi que du malaise et du désarroi de nombreux enseignants.

Ma position est la suivante : une telle loi de prohibition risque de se heurter à des objections juridiques sur lesquelles je ne reviens pas, et qui peuvent être la source de nouveaux litiges et de contentieux. Par ailleurs, en matière d'enseignement, d'éducation, les lois d'interdiction, fondant des mesures d'exclusion, qui sont des mesures de répression, dirigées contre des personnes - ici de très jeunes personnes - ont des conséquences d'une gravité particulière. Elles ont laissé dans notre histoire politique et juridique le souvenir de mesures de guerre, dont les cicatrices ont été durables, même si l'on est revenu sur elles plus tard. Je ne sais si nous célébrerons le 100e anniversaire de la loi du 7 juillet 1904, interdisant l'enseignement de tout ordre et de toute nature aux congrégations.

Sous couvert de rechercher une solution claire et simple, évitera-t-on les débats et les conflits sur la visibilité du signe, sur le caractère religieux ? Sur ce dernier point, Monseigneur Billé, alors président de la Conférence des évêques écrivait dans « Le Monde », il y a 9 ans : « Quels que soient ceux qui seraient concernés à vouloir légiférer - s'agissant du caractère religieux du signe -, on risquerait d'entrer dans des casuistiques sans fin. »

Autre remarque, la gravité même de l'enjeu interdit ici tout faux semblant : on parle bien de l'islam. Il s'agit du foulard islamique et des jeunes musulmanes qui le portent. En France, il existe un débat public sur l'islam. La présence musulmane en France n'est pas nouvelle, elle est devenue depuis un certain nombre d'années massive en nombre, visible.

Une formulation nécessairement générale de l'interdiction ne saurait tromper personne. Quels que soient les motifs proclamés, la bonne foi acquise, les assurances prodiguées, les principes affirmés, les compensations annoncées, je crains - et je ne suis pas le seul, Monseigneur Ricard l'a dit devant la commission Stasi la semaine dernière - qu'une telle interdiction soit nécessairement perçue par des musulmans comme un acte d'exclusion, de discrimination et de nature à encourager des dérives communautaristes que les pouvoirs publics, à juste titre, déclarent redouter et veulent combattre.

En effet, il s'agira bien d'une loi d'exclusion, puisqu'elle conduira à l'exclusion définitive de l'élève. Cette loi risquerait de contredire directement la politique officielle qui est celle de l'intégration ; et oublier que l'école publique a été historiquement, et est toujours, le principal vecteur de l'intégration. Sa grandeur a été de savoir inclure et non d'exclure. Si aujourd'hui notre enseignement public n'est plus capable de conserver, de former, d'élever quelques centaines de jeunes filles, dans ce cas, peut-on encore parler de politique d'intégration ? Et comment justifier un tel renoncement à une mission de service public ?

Je disais acte de discrimination ; je n'emploie pas légèrement un mot aussi grave. Discrimination religieuse venant s'ajouter, pour les musulmans, au sentiment d'une discrimination en matière d'emploi et de logement. Ce sentiment d'une discrimination interviendrait au moment même où le chef de l'Etat a pris l'initiative louable de créer une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les discriminations - proposition que le Haut conseil à l'intégration avait faite il y a dix ans et que les pouvoirs publics d'alors avaient rejetée.

Je suis de ceux qui pensent que la question de la discrimination est aujourd'hui une affaire d'ordre public en France. Tout ce qui peut la diminuer, la combattre, l'atténuer est urgent, et tout ce qui peut l'accroître ou la consolider est néfaste.

Si demain une loi interdit à l'école le port des signes religieux visibles était adoptée, verrons-nous un élève portant une croix, visible mais discrète, une kippa, ou autres, faire l'objet de la même mesure d'exclusion définitive ? L'égalité devant la loi y obligerait. La réponse juridique ne souffre d'aucune discussion. Le verra-t-on ? Je pose la question, je n'ai pas la réponse.

Une telle loi interviendrait au moment où le ministre de l'intérieur, prolongeant avec succès et avec force l'action de ses prédécesseurs, a dirigé la création d'une instance représentative de l'islam en France. N'y aurait-il pas un contraste entre une action de reconnaissance par l'Etat laïque de cette confession et un acte d'exclusion ?

Enfin, s'agissant du communautarisme, le gouvernement et les pouvoirs publics s'élèvent avec raison contre les dérives communautaristes. Je pense que les ultimatums risquent de provoquer des replis et de fortifier des communautés fermées.

Les pouvoirs publics, notre société, le Parlement sont de plus en plus attentifs à la présence et aux besoins spécifiques de certains groupes sociaux identifiés ou identifiables, sur fond de principes juridiques inchangés : l'égalité entre hommes et femmes ; le statut particulier de diverses collectivités territoriales - y compris le droit à l'expérimentation ; l'attention donnée aux langues régionales ; l'adoption de lois dirigées contre la discrimination - n'oublions pas que de récentes directives communautaires, déjà en vigueur, prohibent la discrimination ; enfin, la loi du 31 décembre 1959. Nous avons vu, en 1984, comme en 1994, qu'il était périlleux de toucher à l'équilibre ainsi acquis, s'agissant de l'enseignement privé.

La reconnaissance par le Parlement, à l'unanimité, de l'existence du génocide arménien a été une manifestation de cette attention du parlement aux besoins symboliques de certains groupes.

Les pouvoirs publics utilisent souvent, et ils ont raison, le mot communauté. Le ministre de l'éducation nationale lui-même, en 1989, l'utilisait dans sa lettre. Le ministre de l'intérieur, récemment, parlait de la communauté musulmane de France, de la communauté juive. Tout cela porte un nom : la prise de conscience croissante par les pouvoirs publics du caractère pluraliste de notre société.

M. le Président : Vous avez brillamment défendu la jurisprudence du Conseil d'Etat, et nous avons bien saisi que vous étiez attaché au principe de la laïcité de l'Etat.

Compte tenu des interrogations, des débats, des provocations qui traversent aujourd'hui notre société et qui la perturbent, ne craignez-vous pas qu'une absence de loi pourrait être interprétée comme une faiblesse, un recul du principe de la laïcité appliquée à l'école ?

Vous nous avez dit qu'une nouvelle loi ne réglerait pas les problèmes et n'empêcherait pas les débats. Mais la jurisprudence du Conseil d'Etat n'a pas réglé les problèmes puisque, 14 ans après, nous en débattons toujours et des conflits ont lieu !

M. Roger ERRERA : Comment une absence de loi serait-elle interprétée ? Elle pourrait, en effet, être interprétée comme une paralysie des pouvoirs publics, préférant, même si la situation n'est pas satisfaisante, en rester là ; tout en améliorant l'information des chefs d'établissement, des recteurs, en développant le rôle de la médiatrice, etc.

Il est possible qu'une telle abstention soit jugée, par l'opinion publique, par certains chez les musulmans de France, comme une faiblesse, un recul, un refus de prendre ses responsabilités.

Mais c'est déjà penser en termes d'affrontement. Il est vrai qu'il existe des provocations, des personnes qui cherchent le conflit et qui l'obtiennent. Est-ce que tout le monde souhaite la paix ? C'est une autre question.

La jurisprudence, dont j'ai exposé objectivement, me semble-t-il, le contenu, suit l'avis de 1989, et je la trouve équilibrée. Si elle n'a pas réglé les problèmes, c'est que, postérieurement aux premiers arrêts de 1992, elle n'a pas été appliquée par les établissements, au niveau de l'édiction du règlement intérieur, et par les conseils d'administration au niveau des sanctions disciplinaires prises.

M. le Président : On peut donc se poser la question : est-elle applicable ?

M. Roger ERRERA : On ne parle pas des nombreux lycées dans lesquels des élèves portent des signes religieux et où il ne se passe rien.

M. Jean-Pierre BLAZY : Où l'on achète la paix sociale !

M. Roger ERRERA : Je ne sais pas, je cite un fait.

Je souhaiterais revenir sur le communautarisme. Donc un constat, celui des exigences du pluralisme, les pouvoirs publics, le Parlement, le gouvernement, y sont très attentifs.

La préoccupation, très légitime, des pouvoirs publics, que je partage, est celle des dérives : ils craignent de voir notre société devenir une simple juxtaposition de communautés repliées sur leurs différences - religieuses, sexuelles, ethniques -, d'assister à la dissolution du lien civique, à l'effritement de leur identité républicaine, au nom d'un droit exacerbé à la différence, et de mettre en péril la politique d'intégration qui fait l'objet d'un consensus unanime dans notre pays. Sans oublier la situation de certains pays, tels que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas.

Cette préoccupation est légitime, encore faut-il veiller à ce qu'elle ne se transforme pas en grande peur ; on ne légifère pas sous le règne de la peur. Cela ne serait dans l'intérêt de personne, sinon de quelques groupements extrémistes qui battraient monnaie de cette peur.

Quelles conclusions en tirer ? Tout d'abord une notion centrale à ne jamais perdre de vue : le pluralisme. Ensuite trois refus : celui de l'abstraction, tirer des conséquences excessives, par exemple, du caractère un et indivisible de la République ; celui de l'absolu, l'intégration envisagée comme une nouvelle forme d'assimilation ; celui des généralisations abusives. On parle de « la » communauté musulmane de France ; or je ne pense pas que l'on soit fondé à le faire.

Passons sur la querelle des chiffres ; personne ne sait combien il y a de musulmans en France, car, d'une part, il est interdit de les compter, et, d'autre part, qu'est-ce qu'un musulman ? Peut-on dire que sur 60 millions d'habitants en France, si l'on soustrait les musulmans, les juifs et les bouddhistes, tous les autres sont catholiques ?

Dire qu'il y a une communauté musulmane en France, c'est oublier qu'entre les musulmans du Maghreb - eux-mêmes très divisés -, ceux d'Afrique noire et ceux de Turquie, il existe les différences linguistiques et culturelles que l'on sait. Par ailleurs, il convient d'être attentif aux situations locales, aux particularités régionales. Il est vain et parfois périlleux de les méconnaître.

Quant aux objectifs, j'en vois trois : il convient de respecter les règles fondamentales de base ; par exemple : pas d'école « à la carte ». Premièrement, aucun compromis sur l'assiduité ou la mixité n'est possible dans l'école de la République. Deuxièmement, la liberté. Troisièmement, la paix sociale, qui n'est pas une catégorie juridique mais qui est une nécessité politique.

Je terminerai pas une question : s'agissant de ces jeunes filles, exclues définitivement - celles d'hier et peut-être celles de demain -, est-il interdit de s'interroger sur leur devenir ? Pouvons-nous nous désintéresser d'elles en nous disant qu'elles vont s'inscrire au centre national d'enseignement à distance ? Vers qui les renvoie-t-on ? Nous sommes-nous interrogés sur les modalités de leur socialisation, leur apprentissage de la vie en société ? Seront-elles intégrées « à distance » ? Nul ne saurait le soutenir.

M. le Président : Accepteriez-vous que, dans une classe, des élèves arborent des signes de groupes politiques ? Le port de ces signes au revers d'une veste ne vous semblerait-il pas ostentatoire, remettant en cause le bon fonctionnement de la classe ? Pensez-vous qu'au Conseil d'Etat, si chacun arrivait en arborant son appartenance politique, ce serait une bonne chose - au nom du pluralisme et du refus du communautarisme ?

M. Roger ERRERA : Le Conseil d'Etat est une grande école d'humilité, M. le Président, mais ce n'est pas une école ! Mais je n'évite pas votre question : ce serait une faute professionnelle.

M. le Président : Et à l'école ? Accepteriez-vous un tel comportement si vous étiez professeur ?

M. Roger ERRERA : Selon l'état actuel de nos textes, les élèves ont droit à la liberté d'expression, sous réserve du respect des principes de laïcité et de l'ordre public. Cette liberté couvre tous les contenus d'expression. Dans l'enseignement public, si un élève porte un signe et qu'il en résulte aucun trouble, le droit actuel l'y autorise.

M. le Président : Un élève qui arbore un signe au revers de sa veste, visible des autres, ne porte-t-il pas atteinte au principe de la liberté en provoquant les autres ?

M. Roger ERRERA : Faire de tout signe une provocation, M. le Président, est une pétition de principe !

M. le Président : Parce qu'il est visible !

M. Roger ERRERA : C'est dire que tout signe, dès l'instant qu'il est visible, devient soit une provocation soit un signe ostentatoire ! C'est répondre à la question par la question : tout signe doit être banni parce qu'il est visible, ostentatoire...

M. le Président : Ma position est en effet la suivante : tout signe visible politique ou religieux, à l'école publique, est ostentatoire.

M. Roger ERRERA : On peut souhaiter le bannir, et dans ce cas-là une loi serait nécessaire, non pas parce qu'il serait ostentatoire, mais parce qu'on pourrait penser qu'il n'a pas sa place à l'école publique. Et dans ce cas, il conviendrait d'évacuer entièrement le caractère ostentatoire !

M. le Président : Il est ostentatoire à partir du moment où cela se passe à l'école publique. L'école publique doit accepter tous les enfants, quelle que soit leur religion... Et les autres enfants, et les maîtres, n'ont pas à connaître de l'opinion politique ou religieuse de ces élèves !

M. Roger ERRERA : Il s'agit d'une position qui peut se comprendre, mais qui limite la liberté d'expression de l'élève.

Mme ADAM : Et la liberté de conscience des autres élèves ?

M. Roger ERRERA : Il est parfaitement légitime d'entrevoir une loi qui, revenant sur le libellé de la loi actuelle, votée en 1989 et codifiée au code de l'Education, donne aux élèves, dans l'enseignement secondaire public, la liberté d'expression. Si l'on souhaite revenir sur cette loi, il convient de préciser que les élèves n'ont pas droit à la liberté d'expression - politique ou religieuse - dans l'enseignement public. Or dans ce cas, il est inutile et superflu de parler de caractère visible du signe ou de son caractère ostentatoire.

Il conviendrait alors d'écrire : « à l'école publique, tout signe religieux, politique, philosophique ou autres n'a pas sa place et doit être prohibé ».

M. le Président : Et donc s'il est visible, il est ostentatoire !

M. Roger ERRERA : Je ne comprends pas ce que vient faire là le terme ostentatoire, puisque tous les signes seraient interdits.

M. le Président : Si l'on a un signe d'appartenance cachée sous une chemise, cela ne gêne personne !

M. Roger ERRERA : Dans ce cas, il convient de parler de « tout signe visible ». Il faut pour cela modifier la loi de 1989 et rayer du texte la phrase prévoyant que les élèves ont droit à la liberté d'expression.

M. le Président : Non, la liberté d'expression peut se manifester partout sauf dans un endroit où l'on se doit de respecter la liberté d'expression des autres ; et la liberté d'expression des autres se manifeste par ceci : personne ne porte de signe visible.

M. Roger ERRERA : J'en conviens, M. le Président, mais il faut, pour cela, modifier le texte de la loi. Car il s'agit d'une restriction à ce que la loi appelle la liberté d'expression.

J'en viens à la dernière question : quid si une telle loi devait s'appliquer à l'enseignement privé sous contrat ? Serait-elle compatible avec le caractère propre qui lui est reconnu et comment définir cette notion ?

L'exposé des motifs de la loi de 1959 contenait ces mots très sages : « L'Etat ne prétend pas altérer la personnalité des établissements privés. ». Le partisan que je suis de la liberté de l'enseignement a toujours pensé que s'il existait des établissements privés, c'était pour ne pas être la copie conforme des établissements publics. C'est la raison pour laquelle la loi de 1959 énonçait : « L'établissement sous contrat, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience... ».

La loi Guermeur de 1977 a précisé que les maîtres étaient tenus de respecter le caractère propre de cet établissement. Depuis la loi Chevènement de 1985, cette mention a disparu. Mais, très sagement, le Conseil constitutionnel a apporté deux précisions. D'une part, en 1977, il a affirmé que la liberté de l'enseignement était un principe constitutionnel. Principe qui résulte de la loi Guizot, de 1833, pour l'enseignement primaire, de la loi Falloux, pour l'enseignement secondaire, de la loi Dupanloup, pour l'enseignement supérieur, et de la loi Astier, pour l'enseignement technique. D'autre part, il a affirmé que le caractère propre de l'établissement privé n'était pas dissociable de la liberté d'enseignement.

La loi Chevènement de 1985 a supprimé l'ajout de la loi Guermeur qui s'appliquait aux maîtres, mais dans son arrêt de 1985, le Conseil constitutionnel a précisé que le respect du caractère propre s'imposait toujours ; les maîtres ne devant pas subir d'atteinte à leur liberté de conscience, mais devant respecter le caractère propre dans leur enseignement.

J'en viens à votre question : quel est ce caractère propre ? Si une restriction était dictée pour l'enseignement public, serait-elle applicable à l'enseignement privé sous contrat ?

La loi ne définit pas le caractère propre, la jurisprudence non plus. On le discerne bien en distinguant ce qui est de l'éducation et ce qui relève de l'enseignement. Le caractère propre, c'est la « valeur différente » de l'enseignement privé, le style de l'éducation, l'encadrement, les activités post-scolaires, les formes de la vie pédagogique, les rapports avec les familles, avec les élèves, la disposition même des locaux, les valeurs au nom desquelles cet établissement a été créé...

Une loi de restriction pourrait-elle s'appliquer aux établissements privés sous contrat ? En 1994, le ministre de l'éducation nationale a déclaré à la radio : « En France, la loi de la République s'applique à tous. Le principe de laïcité est le principe fondateur de l'Education nationale, que ce soit dans sa partie publique ou sa partie sous contrat d'association. »

Quelques heures après cette déclaration, le père Cloupet, secrétaire général de l'enseignement catholique, adressait une lettre aux directeurs diocésains de l'enseignement, précisant que les établissements associés sous contrat avaient des obligations de service public, mais que le port d'un signe religieux manifestant une croyance librement consentie était de droit dans les établissements privés.

Quelques jours après, son successeur, M. Pierre Daniel - premier laïque à exercer ces fonctions -, ancien président de l'Union nationale des parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL), donnait une interview remarquable au Figaro, relative au port du voile ; s'il comprenait bien les propos du ministre, il ajoutait que « ce texte ne peut pas être opposable aux établissements sous contrat, dont l'association est, en fait, un lien basé sur l'enseignement et non l'éducation. »

M. le Président : Nous connaissons toutes ces déclarations. Nous souhaiterions connaître votre position de juriste : une loi interdisant le port visible de signes religieux serait-elle applicable aux établissements privés sous contrat ?

M. Roger ERRERA : Ma réponse est non, et cela en raison du caractère propre de ces établissements.

M. le Président : Monsieur Errera, je vous remercie.

Table ronde regroupant
M. Jean CHAMOUX, directeur du collège privé Saint-Mauront et Melle Chantal MARCHAL, directrice de l'école primaire privée Saint-Mauront de Marseille dans les Bouches-du-Rhône,
Mme Barbara LEFEBVRE, enseignante agrégée d'histoire géographie, co-auteur de l'ouvrage des enseignants « Les territoires perdus de la République »,
M. Makhlouf MAMECHE, directeur-ajoint du collège musulman Averroès de Lille dans le Nord, acompagné de M. Lasfar AMAR, recteur de la mosquée Lille-sud,
M. Jean-Claude SANTANA, porte-parole des enseignants du lycée public La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône, accompagné de M. Roger SANCHEZ,
M. Alain TAVERNE, principal du collège privé épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg dans le Bas-Rhin,
M. Shmuel TRIGANO, sociologue et professeur des universités

(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003)

Présidence de M. Eric Raoult, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, le Président Debré, retenu par d'autres obligations, vous prie de l'excuser.

Je vous propose de vous présenter, puis de bien vouloir faire une déclaration liminaire, après quoi nous entamerons le débat.

M. Jean CHAMOUX : Je dirige le collège privé Saint-Mauront, à l'entrée des quartiers nord de Marseille qui est sous contrat d'association avec l'Etat. Les élèves du collège sont à l'image de ceux qui vivent dans le quartier, à savoir 80 % de musulmans, 20 % de chrétiens. Parmi eux, 12 à 15 % de filles voilées, que l'on peut classer en deux catégories : une catégorie de « primo-arrivants », en général d'Afrique du Nord, notamment du pays Mzab1, et qui vivent dans un milieu où les femmes sont traditionnellement voilées. La seconde catégorie est constituée de Françaises qui portent le voile pour des raisons multiples. Nous acceptons le voile. Notre but n'est pas qu'elles portent le voile, mais elles ont fait ce choix et nous discutons avec elles et avec leurs parents pour savoir à qui nous avons affaire, ce que ne peuvent pas faire nos collègues de l'enseignement public. A partir de là, nous devons leur transmettre le message républicain et démocratique dans toute sa signification, y compris par rapport à la position de la femme. C'est à l'intéressée, ensuite, de choisir. En général, deux tiers des filles changent de tenue, soit en cours de scolarité, soit en fin de scolarité pour des raisons diverses, notamment d'orientation, car certaines formations ne peuvent être suivies en portant le voile.

Mme Chantal MARCHAL : Je suis directrice de l'école primaire attenante au collège Saint-Mauront. Nous relevons également de l'enseignement privé sous contrat avec l'Etat. L'école est située au pied de la cité du Parc Bellevue, en cours de rénovation. Nous accueillons les enfants du quartier Félix Piat, soit 80 % d'enfants musulmans et 20 % d'élèves catholiques. Le problème du voile ne se pose pas dans mon école mais j'accompagne M. Chamoux pour expliquer le travail que nous menons, car les filles qui passent au collège en venant de mon établissement ne sont pas voilées. Ce travail est important pour la prise de conscience de ces jeunes filles.

M. Makhlouf MAMECHE : Je suis le directeur adjoint du lycée privé Averroès, premier établissement musulman hors contrat situé à Lille. Nous comptons 14 élèves, en classe de seconde générale. C'est une petite structure qui débute. Nous n'avons pas de problèmes avec les signes religieux. Ce n'est pas parce que nous sommes un lycée privé musulman que nous acceptons tout, mais aucun problème de signes religieux ne se pose dans notre établissement, ouvert à tous. La kippa, la croix, le foulard sont les bienvenus.

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez des kippas, des croix ?

M. Makhlouf MAMECHE : Non, pas de croix ; nous avons des voiles. Mais c'est tout à fait normal, c'est une première année.

M. Lasfar AMAR : Je suis le recteur de la mosquée de Lille, à l'origine du projet de ce lycée et président de l'association Averroès qui a créé ce premier établissement privé musulman dont l'ouverture tombe en plein débat sur le voile à l'école. Est-il une solution ou non ? La question est posée. Pour nous, le lycée Averroès ne s'inscrit pas dans une logique d'alternative pour les filles qui désirent porter le voile. Ce lycée est seulement une expérience menée par la communauté musulmane du Nord, à l'issue d'une réflexion d'une dizaine d'années, pour se doter d'une telle institution à l'instar des autres confessions. Nous essayons, au travers de cet établissement et de la mosquée de Lille, de comprendre la présence musulmane dans notre pays et d'accompagner sa mutation, ses transformations vers son intégration et sa sédentarisation dans notre pays.

M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur d'économie et de gestion au lycée La Martinière-Duchère de Lyon. Cet établissement accueille 2 600 élèves, partagés équitablement entre élèves du secondaire et élèves des classes de BTS. Il se caractérise par une grande mixité sociale. Nous avons du apprendre à gérer le problème du foulard durant l'année 2002-2003. Deux jeunes filles se sont mises, courant décembre, à porter un bandeau, puis l'ont déployé progressivement pour arriver à un niveau que les collègues ont apprécié à sa juste mesure. Selon les déclarations des jeunes filles, ce voile était porté par conviction religieuse. Les professeurs, soutenus par l'équipe de direction, ont mis un terme à un processus évident qui devait aboutir à porter dans la classe leurs convictions religieuses et à les afficher de manière ostentatoire. Les rencontres ont permis à l'une d'elles - majeure - d'accepter un compromis et de porter un bandeau. L'autre élève - mineure - s'y est opposée obstinément et a conservé son foulard. Nous avons fait intervenir Mme Chérifi, la médiatrice nationale, qui a établi un diagnostic de la situation, nous demandant, soit d'accepter l'élève en classe, soit de réunir le conseil de discipline pour évaluer la transgression éventuelle du règlement intérieur. Mme le proviseur a choisi cette seconde voie, des lettres recommandées ont été adressées aux familles et aux membres du conseil de discipline. M. le recteur de l'académie est intervenu pour demander que le conseil de discipline soit suspendu sine die ; dans le même temps, il nous a intimé l'ordre d'accepter l'élève en classe, ce que nous avons fait, mais nous avons continué à travailler pour sortir de l'impasse dans laquelle nous étions.

Manifestement, deux lectures de la laïcité étaient en opposition : une première appuyée sur l'idée de tolérance et une seconde - la nôtre - qui fait de l'école un espace de neutralité dispensateur des savoirs émancipateurs qui permet à l'ensemble des jeunes garçons et filles de s'extraire d'un certain déterminisme social, culturel, sexuel...

Nous avons donc entrepris deux types d'actions en interne et en externe. En interne, nous avons demandé, et obtenu, la tenue d'un conseil d'administration extraordinaire sur le thème de la laïcité et nous avons travaillé à la modification du règlement intérieur pour qu'il intègre une mention permettant d'éviter la discussion sur les signes ostentatoires et imposant que tout membre de la communauté éducative soit tête découverte dans l'enceinte de l'établissement. Ce travail s'est aussi conclu par la tenue d'une journée de la laïcité à laquelle nous avions convié M. Pena-Ruiz et qui fut très enrichissante.

Sur le plan externe, nous étions convenus que les rapports avec l'institution académique ne permettaient plus d'avancer vers la résolution du problème. Nous nous sommes donc résolus à une médiatisation de l'affaire et nous avons demandé une intervention des pouvoirs publics. Evidemment, nous avons contribué à porter cette question sur la place publique mais le problème n'est pas aussi limité qu'on veut bien le dire. En interne, nous avons également rédigé une pétition demandant l'intervention du législateur pour une clarification car nous considérons que la laïcité à géométrie variable, souple, plurielle ou tolérante à l'égard d'enfants considérés comme des usagers ou des consommateurs, n'est pas opérationnelle dans l'école. Cette laïcité, rigoureuse à l'égard des personnels, démontre que nous sommes dans une situation où il nous faut protéger les jeunes filles et les garçons qui trouvent dans l'école un espace de liberté leur procurant la possibilité de s'extraire des pressions communautaristes qu'ils nous disent subir.

M. Roger SANCHEZ : J'enseigne également l'économie et la gestion au lycée La Martinière-Duchère, où je suis élu au conseil d'administration. Je tiens à préciser un certain nombre de points. En premier lieu, je veux souligner l'absence de crispation idéologique de la part des enseignants ; il n'y a pas eu d'entrée de jeu une mobilisation, mais un questionnement et l'engagement d'un travail. Ceux qui ont assisté aux différentes réunions de travail ont pu remarquer qu'intransigeance et intolérance étaient totalement absentes de ces assemblées générales où nous nous en sommes tenus à comprendre.

Le port du voile n'est pas une question simple pour l'école. Pour nous, il ne s'agissait pas d'une question générale, mais d'une question immédiate concernant une jeune fille. Nous sommes, avant tout, des éducateurs, nous n'avons jamais ignoré que derrière ce voile se cachait une adolescente en devenir. Entre décembre et mars, période où la mobilisation fut la plus forte, il y a eu quatre mois de discussions, d'interrogations et de négociations au cours desquels nous nous sommes aperçus que dans le quartier, cette jeune fille n'était pas un cas isolé. J'enseigne à La Martinière-Duchère depuis 1995 et, dans ce quartier difficile le nombre de jeunes filles voilées se multiplie. Nous avons cherché à comprendre et nous avons constaté, dans le quartier, un fort prosélytisme de la part de groupes fondamentalistes.

Un article du Monde du 21 janvier 2002, signé Xavier Ternisien, signale que dans le quartier de La Martinière-Duchère, au début des années 90, la mosquée était tenue par un imam salafiste du nom de Abdelkadher. C'est aussi dans le quartier de La Martinière-Duchère, en juillet 2001, que les jeunes garçons ont refusé de se mettre en maillot de bain à la piscine. C'est encore dans le quartier de La Martinière-Duchère qu'en mars 2002 une synagogue a été défoncée à l'aide d'une voiture bélier. C'est dans ce contexte que s'inscrit le cas de ce grand lycée républicain caractérisé par une forte mixité sociale. Nous nous sommes interrogés et avons fait venir un certain nombre de personnes, notamment Mme Hanifa Chérifi, la médiatrice nationale. La lecture de son livre « Nous sommes tous des immigrés » révèle qu'à chaque fois qu'elle avait affaire à une élève déterminée, elle pressentait des groupes de pression extrêmement forts. Nous constatons à La Martinière-Duchère que la jeune fille de 15 ans connaissait parfaitement la jurisprudence en la matière, notamment l'avis du Conseil d'Etat, ignoré par la plupart des enseignants. Elle a rapidement fait intervenir un avocat. Nous sommes donc confrontés à un acte de nature plutôt militante. Face à ce type de démarche, une réaffirmation du principe de laïcité s'impose de manière politique et donc juridique.

Mon collègue a parlé de la journée de la laïcité que nous avons organisée avec la venue du philosophe Henri Pena-Ruiz. Elle a donné lieu à des débats extrêmement intéressants. J'ai noté l'intervention d'une jeune fille qui s'est adressée aux garçons présents : « Si, demain, les voiles se généralisent et si je n'en porte pas, vous considérerez que je ne suis pas une bonne musulmane et donc une fille facile. Or je suis une bonne musulmane et je n'ai pas envie de porter le voile » a-t-elle déclaré.

La situation n'est pas simple, mais je préfère adopter la position de cette jeune fille. C'est effectivement très douloureux. Peut-être la solution passera-t-elle par l'exclusion de jeunes filles mais l'école et la société française ont tout à gagner à adopter une position réaffirmant un certain nombre de règles et de principes.

Melle Barbara LEFEBVRE : Je suis professeur d'histoire géographie et j'ai participé à un ouvrage collectif « Les territoires perdus de la République », paru il y a un an. J'enseigne depuis maintenant six ans dans le secondaire dans des établissements de banlieue parisienne classés en Zone d'éducation prioritaire (ZEP). Dans les quatre établissements où j'ai exercé, la question de l'intrusion de signes ostentatoires, tel le voile islamique, ne s'est pas posée à l'équipe éducative, dans la mesure où des précautions avaient été prises, notamment par des règlements intérieurs - conformes à la circulaire de M. Bayrou et donc à la jurisprudence du Conseil d'Etat - votés en conseil d'administration par tous les représentants élus, adultes et élèves, et par une attitude ferme de la part de l'administration et d'une majorité d'enseignants quant au port de signes religieux ostentatoires.

De telles mesures ont permis, dans ces établissements, l'instauration d'une paix religieuse, d'autant plus nécessaire qu'existaient par ailleurs des problèmes de violence, en particulier à caractère antisémite et sexiste ainsi que le soulignent les témoignages du livre auquel j'ai participé, et d'affrontements, notamment par l'importation, à l'intérieur des établissements, de conflits extérieurs tels ceux nés des rivalités entre « bandes » adverses. Il est déjà difficile de faire régner la paix civile dans ces « territoires perdus de la République », sans y ajouter des conflits de nature religieuse qui ne font qu'exacerber les tensions.

Depuis bientôt 15 ans, le débat sur la question du voile islamique à l'école a été l'occasion de dérives allant de l'extrême tolérance, au nom de la liberté d'expression, à l'extrême rigidité, au nom d'une laïcité figée. Dans le premier cas, la faiblesse est de ne pas comprendre le réel enjeu du voile islamique à l'école : il s'agit d'un combat de nature politique bien plus que religieuse ; la visibilité dans l'espace public d'un islam radical est l'un des objectifs poursuivis. Une victoire sur le terrain scolaire a toujours valeur de victoire à l'échelle nationale. Elle imposerait de plus aux Français musulmans un type d'islam dans lequel ils ne se reconnaissent majoritairement pas. Cette intrusion d'une visibilité des fois dans l'espace public scolaire ne peut être acceptée, si nous nous définissons comme une République laïque. Quant à la seconde position sur l'extrême rigidité, elle s'affaiblit de par l'imprécision du terme « laïcité ». On en fait une idéologie qu'on agite pour se défendre, un dogme non soumis à réflexion ; la laïcité nous semble plutôt être une idée de nature éthico-philosophique et politique, une réflexion dynamique, un moyen et non une fin. C'est le moyen le plus efficace, trouvé par la République, de favoriser dans l'espace scolaire, un apaisement souvent absent des espaces privés.

Lorsque le politique et le religieux interviennent dans le projet scolaire, dans son projet d'émancipation par les savoirs que les enseignants sont sensés incarner, ils interagissent en opposition puisque nous aboutissons alors à une fusion entre espace public et espace privé. L'élève est par là même maintenu dans une situation intellectuelle et affective, incompatible avec tout apprentissage.

Comme la majorité de mes collègues, j'estime ne pas pouvoir tenir pleinement et sereinement mon rôle lorsque, face à moi, j'ai une élève d'à peine 12 ou 13 ans dont les positions ne tolèrent pas le débat rationnel parce qu'elles sont de nature religieuse ou se prétendant telles. Devant une élève voilée de cinquième qui avance, comme seule argumentation, la dimension révélée de la parole du Prophète lors d'une leçon sur le contexte socio-historique de la naissance de l'islam, quelle position adopter, sans courir le risque d'être taxée d'islamophobe ?

En tant que fonctionnaire de l'Education nationale et au titre du projet d'instruction et d'émancipation des élèves qui m'incombe, je sais que si chaque élève a une particularité - de sexe, d'origine socioculturelle ou religieuse - qui mérite le respect, il est d'abord à mes yeux un sujet rationnel et un sujet de droit. A ce double titre, l'école ne saurait être là pour river un individu à sa réalité empirique, à son origine, à son opinion ; elle est un moyen de faire advenir un être libre de penser et d'exercer sa réflexion critique.

Le port d'un signe religieux discret - croix, étoile de David, main de Fatima, les petites pages du Coran, les petits médaillons, etc. - n'a jamais eu un effet négatif sur l'apprentissage, contrairement au port d'un signe aussi visible et connoté politiquement que le voile islamique. Voilà pourquoi je pense qu'il est du devoir de la République de rappeler les règles régissant la visibilité des fois dans cet espace public singulier qu'est l'école.

M. Alain TAVERNE : Je suis chef d'établissement dans l'enseignement catholique sous contrat depuis 1975. J'ai exercé dans différentes régions : Périgueux, Versailles et, depuis 1990, Strasbourg au collège épiscopal Saint-Etienne. Ce collège comporte une école, un collège, un lycée d'enseignement général et des classes préparatoires. L'établissement compte actuellement 1 800 élèves de toutes confessions et religions. Nous sommes situés en centre ville et recevons une population assez typique du centre ville avec quelques jeunes venant des banlieues difficiles mais, pour l'essentiel, il s'agit d'une population mélangée. Deux professeurs juifs et un professeur musulman enseignent dans l'établissement, tous les trois pratiquant leur religion. Je ne rencontre pas de problèmes particuliers, et je suis très conscient de l'existence de secteurs plus difficiles. Je ne prétends donc pas avoir de recettes catégoriques et définitives à fournir.

La difficulté à laquelle nous sommes fréquemment confrontés tient à la frustration de certains jeunes de ne pouvoir exprimer une appartenance, culturelle d'ailleurs, plus souvent que religieuse. Cette non-reconnaissance peut aboutir à des manifestations ostentatoires et plus fortes, que je n'ai pas à connaître dans mon établissement. Par rapport à cela, j'ai une grande chance depuis que je suis en Alsace où une facilité est accordée aux établissements scolaires et à la citoyenneté ; c'est la reconnaissance publique de l'appartenance religieuse d'une part ; d'autre part, l'enseignement religieux financé par l'Etat et contrôlé à la fois par ce dernier et par les confessions religieuses, quelle que soit leur nature. C'est une grande chance qui permet d'identifier et de reconnaître l'appartenance de chacun à une foi et à une religion et, ainsi, de dialoguer sur ses manifestations. Les fêtes religieuses, évidemment, sont respectées selon l'appartenance de chacun. Nous pouvons aussi mettre en place des enseignements adaptés aux différentes origines. Cela se traduit par des visites de trois jours à Paris qu'effectuent nos élèves de terminale autour du thème « l'art et la foi » en participant à des cultes catholiques, protestant, musulman, orthodoxe, bouddhiste et israélite. Ils rencontrent alors les responsables locaux qui leur expliquent les liens existant entre leurs principes religieux et l'expression artistique qu'ils découvrent sur les lieux.

La situation concordataire est une grande chance. Sur le plan pédagogique, je pense qu'un certain nombre de moyens peuvent faciliter, sinon éviter, les risques de conflit. Le principe central du projet d'établissement est la réussite solidaire. On ne cesse de l'expliciter dès la sixième jusqu'en terminale. La réussite solidaire signifie réussir ensemble, avec les autres, avec leurs identités religieuses connues et identifiables. Les enfants peuvent très bien dialoguer sur leur appartenance religieuse puisqu'elle est déclarée. Nous avons aussi des conseils de collégiens à l'image des conseils de lycéens mais davantage centrés sur la vie quotidienne dans l'établissement et je crois que cela contribue à désamorcer beaucoup de problèmes non seulement de conflits religieux mais aussi de dérives possibles vers des situations de violence. Ce sont là des moyens, mais je ne prétends pas avancer des recettes.

M. Jean-Yves HUGON : Il me semble que nos quatre premiers invités ne se sont pas exprimés aussi longtemps que les quatre derniers. Peut-être pourrions nous leur donner de nouveau la parole pour qu'ils présentent leur point de vue.

M. Jean CHAMOUX : Je dirige un collège catholique qui accueille, et c'est de prime abord surprenant, des enfants musulmans et des filles voilées. Je suis historien des mentalités, des religions. J'ai beaucoup travaillé sur ce thème, en particulier avec le professeur Michel Vovelle, aujourd'hui au Collège de France, spécialiste de l'histoire des mentalités. Quand j'ai pris la direction du collège j'ai, davantage encore, étudié l'islam, car je savais à quoi j'allais être confronté. La différence entre les établissements privés sous contrat et les établissements publics, c'est que dans les premiers, l'on peut discuter avec les élèves et savoir à qui l'on a affaire. Cela me paraît être une base importante.

Pourquoi acceptons-nous ces jeunes filles ? Nous sommes dans une ZEP, reconnue comme telle par l'Etat. Depuis 15 ans, nous sommes confrontés à des difficultés : en particulier, certaines jeunes filles étaient enfermées et scolarisées chez elles. Il nous paraissait important de trouver des solutions. Nous avons été sollicités par d'anciennes élèves et parentes dévoilées qui nous ont demandé de scolariser certaines enfants. Il nous apparaissait important de dire que ces enfants de nationalité française avaient peut-être besoin, plus que d'autres, d'être scolarisés avec d'autres enfants plutôt que d'être enfermées chez elles. Voilà l'un des motifs, il y en a d'autres, pour lesquels nous avons accepté ces jeunes filles. Nous avons considéré qu'il fallait faire quelque chose. Dans l'enseignement public, on n'a pas la possibilité d'avoir la même réaction, je le comprends, mais dans la mesure où nous l'avons, pourquoi ne pas l'utiliser dans le but de les rendre libres de choisir in fine ?

Il s'agit également de faire comprendre à ces jeunes filles que voilées, d'une certaine manière, les regards dans la rue qu'elles attirent n'est peut-être pas le but du voile. Le voile est, d'une certaine façon, utilisé comme un fait de mode, notamment avec le bandana. A Marseille, de nombreux établissements publics, et même privés, interdisent le bandana. Je reçois des parents catastrophés car ils avaient engagé un travail pour que leur enfant aille au collège avec un bandana ; or, leur enfant est rejeté. Le travail de dialogue ne se réalise pas malheureusement partout.

J'ai préparé un dossier sur mon travail de 15 ans. Je pourrai le remettre si vous le souhaitez.

M. Eric RAOULT, Président : Avec plaisir.

Mme Chantal MARCHAL : Les familles qui inscrivent les enfants savent bien que nous sommes un établissement privé catholique sous contrat avec l'Etat. Au moment de l'inscription, j'établis une relation avec les parents et j'explique le projet éducatif de l'établissement : l'accueil de tous dans le respect des religions. Nous affichons l'appartenance du corps enseignant au catholicisme et l'heure hebdomadaire de catéchèse, d'éveil à la foi. Dans la mesure où nous ne sommes pas là pour faire du prosélytisme, cette heure hebdomadaire, réservée au caractère propre, est utilisée par les musulmans à un enseignement de culture religieuse. Cette heure permet de dialoguer sur les différentes religions, dès la grande section de maternelle, de situer les enfants qui mélangent leur origine, leur nationalité, leur religion. Dans ces moments de culture et de religion, nous prenons le temps de leur expliquer leurs racines et leur religion. Dans le cadre de ce dialogue, ils découvrent toutes les religions. Mais c'est seulement avec nos moyens propres. C'est notre malchance par rapport à l'Alsace-Moselle où les enseignants sont formés, suivis et inspectés sur ces thèmes ; quant à nous, si nous sommes formés et suivis pour la religion chrétienne, la catéchèse et l'éveil à la foi, nous ne recevons pas de formation sur le reste. Nous allons d'ailleurs travailler avec l'Institut des sciences et de la théologie des religions à Marseille pour mettre en place, sur la base d'un programme de trois ans, une formation de nos enseignants. Cela nous semble, en effet, primordial.

Les parents d'enfants musulmans et chrétiens connaissent bien notre projet. Au moment où nous organisons nos célébrations chrétiennes, les parents musulmans sont informés, puisque, alors, nous déscolarisons leurs enfants pour nous rendre à l'église avec la communauté chrétienne. C'est la 28ème heure réservée au « caractère propre », 27 heures étant par ailleurs consacrées aux enseignements dans le cadre légal.

Au moment des fêtes religieuses musulmanes, par un accord avec les familles, nous libérons les enfants qui le souhaitent pour une journée, alors que certaines souhaiteraient deux jours pour l'Aïd, comme cela se fête dans leur pays. C'est toujours par le dialogue que nous parvenons à convaincre les familles que ce n'est pas possible car elles vivent en France.

Par rapport au voile, je n'ai pas de souci, si ce n'est, cette année, avec une petite fille de 7 ans qui, de temps en temps, porte un bandana comme un voile, très fermé sur le front, cachant ses cheveux ; elle porte aussi le pantalon et la robe superposée. Sa maman est très voilée. Nous avons un travail à mener, un travail de discussion et de relation avec la famille. Si notre école privée se trouve située dans ce quartier, c'est par la volonté des sœurs de Saint-Vincent de Paul d'intégrer tous ces enfants dans notre société.

M. Makhlouf MAMECHE : Je résume notre point de vue sur le port de signes religieux à l'école. Suite aux événements de 1989, le Conseil d'Etat a été conduit à se prononcer sur le port de signes religieux, quels qu'ils soient, dans les établissements scolaires et, plus particulièrement, sur le port du foulard dit « islamique ». Le Conseil d'Etat a donc tranché pour une conception dite « ouverte » de la laïcité qui rappelle que le port du voile n'est pas, en lui-même, incompatible avec le principe de laïcité, en l'absence de tout prosélytisme, de refus d'assister à certains cours ou de troubles à l'ordre public. Une limite est ainsi tracée.

Si, sur le plan juridique, le problème est réglé, le débat sur le port des signes religieux reste toujours ouvert. D'où l'importance de poser la problématique d'une manière beaucoup plus large. La neutralité en matière scolaire passe par trois axes.

L'enseignement donné ne doit pas être hostile à la religion.

Les conditions de fonctionnement des écoles doivent permettre aux élèves qui le désirent de remplir leurs obligations religieuses.

La neutralité ne doit pas faire obstacle à la liberté de conscience des enfants et, dans une certaine mesure, à son exercice.

Le port de signes religieux ne met donc, en aucun cas, la laïcité en danger, à condition que la notion de neutralité soit respectée. Dans l'affaire du voile, l'on note une certaine crispation de la part de certains chefs d'établissements à admettre que le foulard est une pratique religieuse d'autant plus que le Conseil français du culte musulman (CFCM) a qualifié le foulard de prescription religieuse, et non de « blague », pour reprendre le terme du ministre de l'éducation nationale, M. Luc Ferry.

Le port du foulard ne constitue en rien une pratique religieuse contraire à la laïcité. Il ne constitue en rien un instrument ostentatoire ou de propagande. Il est pour celle qui a choisi de le porter librement, sans pression ni contrainte, la simple expression d'une certaine pudeur.

Aujourd'hui, les élèves de confession musulmane pratiquent le jeûne du ramadan sans aucune difficulté, alors même que ce jeûne est l'un des cinq piliers de l'islam ; dès lors, en quoi le port du voile constitue-t-il une entrave à la laïcité ? Une loi interdisant le port de signes religieux à l'école risquerait d'être perçue comme discriminatoire, parce qu'elle viserait essentiellement les élèves de confession musulmane. Est-ce là la volonté de la République pour ses filles ? Dans notre établissement Averroès, nous n'opérons aucune distinction en matière religieuse, foulards, croix, kippas sont les bienvenus dans un climat de respect mutuel, de tolérance et de reconnaissance. Je ne vois pas en quoi les signes religieux feraient obstacles au bon déroulement des cours et de la vie scolaire en général. Il faut concevoir la différence comme une richesse. Dans notre établissement, j'invite des conférenciers chrétiens pour ouvrir un peu nos élèves au monde extérieur, notamment aux autres religions monothéistes, afin de nouer un dialogue entre communautés.

M. Lasfar AMAR : Dans mon propos liminaire, j'ai mis l'accent sur la motivation qui sous-tend le port du foulard. Il est vrai qu'en 1989, à l'apparition du premier voile à Creil, l'affaire a rapidement été balayée, on n'a pas pris le temps de comprendre le pourquoi de ce voile. Le problème fut traité à travers une célèbre émission de l'époque, « L'heure de vérité », qui invita une autorité - religieuse, certes, mais étrangère à notre pays - pour essayer de lier ce voile au fondamentalisme et à l'extrémisme. On a exerçé, à l'époque, une pression sur ces filles par le biais d'une représentation diplomatique pour qu'elles enlèvent le voile et l'on a cru le problème réglé. Six ans plus tard, en 1995, il s'est posé avec une autre ampleur, non plus dans un collège, mais dans un certain nombre de lycées. A Lille, où j'enseignais alors l'économie, le droit et la gestion, j'ai essayé de jouer la médiation, en qualité de recteur de la mosquée, entre le lycée Faidherbe et une vingtaine d'élèves, pour la plupart en première et terminale S, c'est-à-dire de filles plus âgées que les adolescentes de 1989. Le traitement fut pourtant le même, on ne s'attarda pas sur les causes profondes. Encore une fois, une émission de télévision, « 7/7 », à laquelle était convié le ministre de l'éducation nationale, régla l'affaire. On essaya d'assimiler la présence des musulmanes à un danger potentiel et on affirma que ce voile renfermait un militantisme politique.

Il semble que l'on accepte maintenant de prendre le temps nécessaire pour essayer de comprendre. Votre mission d'enquête en est une preuve, comme la commission Stasi en est une autre, tout comme le sont tous les débats auxquels, personnellement, j'assiste au niveau local. Aujourd'hui, s'ouvre la piste de la compréhension. Essayons de comprendre pourquoi ces filles portent le voile. Est-ce un échec de l'intégration ou, au contraire - et c'est la thèse que je soutiens - une réussite de l'intégration ? Ces filles qui ont opté, à un moment donné, et ont conclu à leur sédentarisation dans leur pays, comme Françaises et musulmanes, doivent pouvoir s'exprimer, notamment sur le plan vestimentaire.

Aujourd'hui, si nous pouvons être d'accord sur un certain nombre d'explications concernant le port du voile, notamment la pression familiale que je dénonce tous les vendredis à la grande mosquée de Lille sud, la pression environnementale, notamment associative, et tout le militantisme qui peut se glisser derrière le port du voile, il reste une raison qui explique le port du voile par ma femme - ancienne élève du lycée Faidherbe - et par nombre de femmes qui ne sont ni des gamines ni des adolescentes, mais parfois des cadres supérieurs dans les ministères ou les mairies. Aujourd'hui, on parle du voile non seulement à l'école, mais aussi sur la place publique d'une façon générale et dans les lieux de travail, encore plus. Ce qui m'interpelle en qualité de responsable d'une structure associative musulmane, c'est que le débat sur le voile à l'école cache une réalité : la présence de musulmans qui essaient de trouver leur place en tant que citoyens d'abord, de musulmans ensuite.

M. Jean-Yves HUGON : Ma première question s'adresse aux représentants des écoles privées sous contrat. Si nous légiférions sur le sujet, la loi devrait-elle concerner les établissements privés sous contrats ?

Ma deuxième question est pour Melle Lefebvre : vous avez achevé votre exposé, dont je partage l'essentiel, en distinguant les signes religieux discrets de ceux qui le seraient moins. Je ne pense pas que la loi puisse procéder à une telle distinction.

A M. Amar et à M. Mameche je précise que nous sommes tous d'accord : la richesse procède de la diversité. En revanche, lorsque vous dites que les jeunes filles portent le voile par conviction religieuse, ne pensez-vous pas aussi que des jeunes filles sont manipulées ? Lorsque M. Sanchez nous informe qu'une fille de 15 ans brandit l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, n'y a-t-il pas manipulation ? J'aimerais connaître votre conception de la laïcité.

M. Jean CHAMOUX : Certaines jeunes filles sont manipulées, c'est évident. Mais je crois qu'il faut tout de même un espace pour résoudre les problèmes qui se posent car il existe une très grande diversité de motivations. La motivation religieuse n'est pas toujours avancée, il existe des motivations d'ordre culturel, de filiation : on fait comme sa mère. Le voile recouvre effectivement une symbolique culturelle. Dans les années 80, l'apparition du voile a suivi immédiatement les demandes des communautés musulmanes pour obtenir de grandes mosquées, des mosquées visibles. C'était là une demande d'intégration qui n'a pas été prise en compte à sa juste mesure. Les demandes d'ouverture de carrés musulmans n'ont pas non plus été reçues à leur juste valeur. Il en fut de même de la demande d'enseignement de l'arabe dans les écoles et dans les collèges. Je me souviens d'avoir demandé au rectorat s'il était possible de créer un cours d'arabe au collège. Il m'a été fait comprendre que ce n'était pas la meilleure voie d'intégration des enfants issus de l'immigration. Ces refus font que le voile est devenu un refuge et un moyen de montrer une fidélité à sa famille, à sa culture, à sa religion aussi. Je suis cependant convaincu de l'existence de manipulations dans certains cas. Et c'est pour cela que légiférer et interdire aux établissements privés catholiques d'accueillir les jeunes portant le voile ou d'autres signes religieux ne me paraît pas une bonne chose. Il est clair que déterminer ensuite ce qu'est ou n'est pas un signe religieux, avec l'apparition de sectes, sera difficile et exigera des formations pour les chefs d'établissement et les maîtres.

M. Alain TAVERNE : Je ne suis pas favorable à une législation qui serait tatillonne et contraignante. Tel est aussi l'avis de mes proches, de mes supérieurs hiérarchiques, de mes collègues. Je pense en effet que cela conduirait à des crispations qui ne feraient que cristalliser des oppositions que nous vivons déjà suffisamment à l'heure actuelle. Je crois que cela serait négatif à la fois pour la reconnaissance de l'appartenance religieuse, qui est un droit pour chacun et pour le fonctionnement de nos communautés éducatives où nous avons d'autres tâches que de départager des combattants.

Maintenant, si une loi était votée, il conviendrait d'examiner sa compatibilité avec le respect du « caractère propre », lui aussi légal. Je n'ai pas approfondi ce sujet qui, je crois, mériterait une étude. A la base, nous sommes défavorables à une loi tatillonne que nous ne saurions appliquer entre le voile, le bandana, le bonnet pour se protéger du froid... Nous arriverions à une situation extrêmement complexe. Je me souviens avoir autorisé un de mes élèves garçon à porter la casquette dans la mesure où un cancer l'avait rendu chauve. Il se faisait toutefois remarquer autant avec une casquette que sans casquette. Jusqu'où aller ? Il faudrait une législation extrêmement précise, ce qui me paraît difficile.

Melle Barbara LEFEBVRE : Mon propos ne visait pas à introduire une distinction juridique entre les signes religieux. Je voulais simplement dire qu'un petit médaillon porté par un garçon comme par une fille peut être caché sous les vêtements, c'est un objet avec lequel on entretient un rapport affectif, non forcément religieux et non obligatoirement politique. Quoi qu'en disent M. Amar et M. Mameche, nous comprenons que les jeunes filles portent le voile, non pas seulement par motivation religieuse, mais également pour la revendication d'une identité plus politique.

Je voudrais modérer les propos de M. Mameche selon lesquels le ramadan ne poserait pas de problèmes dans les établissements publics. En réalité, il en pose ; durant le mois du ramadan des conflits naissent dans certains lycées et collèges où j'ai été témoin de la demande, normale durant ce mois, par des élèves musulmans de bénéficier d'une salle qui, lorsqu'elle leur est accordée, devient une salle de prières dont est exclu tout élève non musulman. Il existe aussi des cantines scolaires d'écoles publiques primaires qui ont décidé de réserver des tables où sont servis des repas halal. Ainsi, les élèves musulmans qui ne souhaitent pas manger halal se trouvent stigmatisés par les autres et les enfants non musulmans qui souhaitent déjeuner avec leurs copains musulmans ne peuvent déjeuner à ces tables. La question posée est celle d'une distinction entre les écoles publiques et privées. Je pense que si une loi était votée, elle ne devrait pas s'appliquer aux écoles privées. Les parents ont opéré un choix, ils estiment donc que la visibilité religieuse n'interfère pas avec l'acte d'émancipation éducative ; c'est leur problème et leur conception. Ils prennent la décision de payer pour l'éducation de leurs enfants, c'est leur choix. S'ils décident de laisser leurs enfants dans le public c'est qu'ils ont une autre conception du savoir émancipateur.

Depuis 15 ans que le problème du voile se pose, il est clair que les autorités musulmanes de tutelle n'ont été ni militantes ni actives pour créer leurs propres écoles sous contrat, à l'instar des autres confessions. Le combat a surtout été mené par des associations militantes pour imposer la visibilité d'une certaine forme d'islam dans l'école publique. Il y a là un problème, au-delà du religieux. Il convient d'avoir l'honnêteté de le reconnaître. Le CFCM devrait s'occuper de la création d'écoles privées musulmanes sous contrat au lieu de dire aux enseignants du public ce qui est « islamiquement correct » ou non.

M. Lasfar AMAR : J'ai parlé de manière indirecte de la question de la manipulation ; certes, elle est flagrante. Je l'ai vécue à Lille en 1995 quand je jouais une médiation entre M. Thomas, le proviseur du lycée Faidherbe, et les 22 élèves. Des tracts circulaient alors à la porte du lycée et appelaient à la guerre sainte, au djihad ! Ils dénonçaient notre action menée en qualité d'autorité musulmane par laquelle nous essayions de trouver un terrain d'entente. Oui, il y a manipulation, oui, il y a acharnement de personnes qui ne sont pas là pour le voile, mais pour déstabiliser cette communauté aujourd'hui de plus en plus visible. Le fait de trop se focaliser sur le voile et d'essayer d'expliquer le port du voile par un paramètre politique unique n'est pas sérieux. J'ai lu les motivations avancées par Mme Françoise Gaspard. Le voile traditionaliste n'a dérangé personne depuis que la France est un empire musulman. Elle a côtoyé le haïk en Algérie, la djellaba au Maroc et le burnous en Tunisie, sans créer d'allergie envers ses signes qui étaient plus que des signes religieux. En France, nous connaissions cette connotation traditionnelle du port du voile. L'expression politique du voile est très récente. Le CFCM peut être l'allié n°1 de la République dans la dénonciation du port du voile comme expression politique - et nous le faisons au sein de nos associations. Enfin, troisième forme, le port n'est rien d'autre qu'une conviction personnelle. L'observateur extérieur à la communauté ne dispose pas de suffisamment d'instruments d'analyse pour identifier tel ou tel port ; quand la manipulation s'arrête, c'est la foi débordante d'une fille qui a découvert un sens à sa pudeur et qui ne comprend pas qu'on la mette dans le même panier que celle qu'on manipule ou celle qui veut fuir ses cours.

J'ai été enseignant à Dunkerque, à Béthune, à Valentine-l'Abbé à Lille. Je suis également recteur et prêcheur à la mosquée. Parfois, lorsqu'un élève évoquait le ramadan, je lui répondais qu'il était là en qualité d'élève et qu'il devait avant tout réussir ses examens. Je lui demandais de faire passer ses considérations religieuses après son travail. C'était un imam qui lui rappelait ses devoirs d'élève, car l'imam et le citoyen ont un rôle à jouer pour accompagner la « sédentarisation ».

M. Shmuel TRIGANO : Je souhaiterais remettre totalement en chantier la question débattue, car il me semble que le débat tourne aujourd'hui autour de leurres et de fausses questions. Je crois que le problème du voile ou des signes religieux à l'école soulève avant tout la question de la définition du domaine public, à la fois dans ses limites et dans ses contenus. Quelle est la vocation de ce domaine public, sinon de maintenir un principe d'unité au sein d'une société civile pluraliste et diversifiée ? Face aux multiples appartenances, il doit se tenir à équidistance des formes de cette diversité tout à fait légitime, en l'occurrence les religions, mais aussi les partis politiques, les syndicats et d'autres formes de regroupements, afin de permettre à leurs membres de se rencontrer dans un espace convivial d'échange et de dialogue. C'est l'existence même d'une société civile à côté et autour de l'Etat qui est ici en jeu.

La consultation des membres de cette société civile, comme dans le cadre de cette mission, est louable, mais une telle responsabilité devrait relever avant tout du privilège de l'Etat, car c'est l'Etat, en tant que facteur du bien public, qui doit assumer la responsabilité exclusive du domaine public. De ce point de vue, la question 5 du questionnaire que j'ai reçu m'inquiète. En démocratie, on ne peut se demander si une loi votée peut être « applicable et dissuasive ». Elle ne peut, en effet, qu'être appliquée.

C'est là justement où le bât blesse, car la frontière du public et du privé est aujourd'hui devenue floue ou poreuse. Qu'est-ce qui a changé ? Autrefois, l'espace public n'était pas une salle des pas perdus de la société civile, sans caractère spécifique : il était plein, adossé à une identité nationale, produit de l'histoire collective. On ne pouvait concevoir la citoyenneté sans l'identité nationale. Depuis les années 90, la citoyenneté semble s'être détachée de cette identité qui paraît désormais sous des traits négatifs et rétrogrades. On l'appréhende comme un supermarché où chacun vient prendre ce qu'il recherche, comme un droit sans devoir.

Cette évolution se complique quand elle devient le cadre d'accueil de populations issues de l'immigration qui n'ont pas connu cette histoire et cette évolution. Elles entrent dans cette citoyenneté sans être passées par une intronisation préalable dans la nation, par une inscription dans l'identité nationale, comme ce fut le cas des parties constitutives de la nation française. Ainsi en fut-il pour les confessions chrétiennes et le judaïsme. Avant d'être inscrites dans le pacte républicain de 1905, ces religions s'étaient inscrites dans le « pacte national », au sortir de la révolution française, avec le concordat et le sanhédrin sous Napoléon. Pour ce faire, elles avaient dû se réformer officiellement pour s'ajuster aux nouveaux cadres de l'Etat, l'Etat-nation. Les Juifs renoncèrent à leurs lois communautaires pour décréter que leur obligation envers le code civil devenait un devoir religieux. Les catholiques renoncèrent à la constitution du clergé et à leurs liens ultramontains avec le Vatican.

Le pacte laïque est précédé et rendu possible par le pacte national. La laïcité est un processus juridique, l'identité nationale est un contenu. C'est justement ce processus en deux paliers qui fait défaut à l'islam du fait de l'histoire et indépendamment de sa volonté. Aujourd'hui, le voile soulève autant, sinon plus, la question de l'identité nationale que celle de la laïcité et il faut avoir le courage de le reconnaître. Son effet immédiat n'est-il pas, par exemple, le marquage identitaire et ethnique du domaine public ? Or, cette dimension de la question est puissamment occultée sans pourtant cesser d'être souterrainement et très dangereusement présente dans l'opinion publique.

Poser la question du voile dans les termes exclusifs de la laïcité, c'est considérer l'arbre aux dépens de la forêt. Cette question ne concerne pas tant le rapport d'une religion à l'Etat que le rapport d'une population, en grande partie récente dans la citoyenneté, à l'identité nationale. C'est sous ce jour que se décide concrètement une bonne part des opinions sur le voile.

L'affaire du voile est ainsi devenue l'objet de fixation d'un débat impossible et refusé. Elle soulève une question à propos d'un substitut du véritable objet : l'inscription de la population issue de l'immigration dans l'identité nationale, question qui se pose à la France, mais aussi, et avant tout, à cette population. C'est d'une réponse sur le plan de la nation que dépend la réponse sur le plan de l'Etat, c'est-à-dire la laïcité. Deux problèmes différents se posent effectivement ici : celui d'une collectivité humaine issue de l'immigration, originaire du monde arabo-musulman et dont tous les membres ne sont, d'ailleurs, pas croyants, et celui d'une religion, l'islam. La confusion de ces deux plans est nuisible à l'élaboration d'une solution, à savoir l'intégration de la population et de la religion en question dans le cadre français, en vertu de la règle selon laquelle ce sont les nouveaux venus qui doivent s'adapter au modèle en place et non l'inverse. Elle complique encore plus les choses en mêlant au débat deux autres religions qui ont franchi depuis deux siècles ces deux étapes et qui se voient paradoxalement remises en question dans l'ordre de la nation en se voyant accusées de communautarisme.

Cette confusion structurelle prête le flanc à toutes sortes de dérives et de manipulations dans la sphère de la politique politicienne. Ainsi l'ultragauche milite paradoxalement pour le voile et apporte son soutien au courant islamiste. Un auteur comme Pierre Tevanian écrit un livre sur « Le racisme républicain ». Mouloud Aounit, secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), avance à la télévision que le refus du port du voile relèverait d'un racisme islamophobe. D'autres courants pratiquent aussi, à ce propos, une dangereuse politique politicienne dans le seul but de gagner un électorat supplémentaire. Quant aux activistes bien connus de l'islamisme, ils y voient la marque d'une politique néo-coloniale appliquée à des populations anciennement colonisées.

Il ne fait pas de doute que, pour ce courant, le voile constitue un ballon d'essai pour évaluer ses chances de progrès dans les années à venir. Dans son inertie même, le port du voile, s'il s'accentue, pourrait augurer d'un embrigadement à venir des femmes musulmanes, croyantes ou non, prélude à un embrigadement qui aurait d'autres objectifs. Objectivement, le voile impulse, par son caractère ostentatoire, un marquage symbolique et identitaire de la société dans son aspect extérieur.

Pour ces raisons, je crois qu'il est nécessaire d'interdire le port de tous les signes religieux dans tous les lieux du domaine public, même si cela n'apporte pas de réponses conséquentes au problème posé.

Cette interdiction doit être formulée dans le texte d'une loi ou de la loi-cadre dont parle le ministre de l'éducation nationale de façon à rendre la disposition obligatoire auprès de l'autorité publique dont on constate le recul dans bien des secteurs face à des problèmes de respect de la loi, de la civilité ou de simple discipline. Cette question se pose avec gravité, non seulement à l'institution, mais aussi à certaines catégories de publics et je pense à des manifestations d'antisémitisme ici ou là. Le domaine public doit rester, non pas neutre, mais identifié à l'identité nationale de la France.

Pour la même raison, j'estime aussi que l'enseignement des religions doit être pris en charge par les familles religieuses. L'école publique se doit, avant tout, de transmettre l'identité nationale sans laquelle le lien de la citoyenneté reste vide. Par contre, il faut développer à l'université une discipline qui n'existe pas, la science des religions dont les retombées et la méthode ne pourront qu'être favorables à la pacification du rapport aux religions.

Dans le même temps, je suis pour l'accès à des aumôneries religieuses offrant des cours facultatifs, mais qui doivent être contrôlées par l'Etat, et fonctionner sur la base d'un programme national.

M. René DOSIERE : M. Chamoux et Mme Marchal, le caractère propre de vos établissements se limite-t-il à une heure de catéchèse ou existe-t-il d'autres caractéristiques, en particulier la présence de crucifix dans l'école ? Si une loi interdisait les signes religieux à l'école, quelles en seraient les conséquences pratiques pour le type d'établissement que vous dirigez ?

Nous avons, à plusieurs reprises, pu nous rendre compte que le port du voile n'était pas qu'un signe religieux ; ce peut être aussi une marque de soumission de la femme. Sous cet aspect, comment réagissez-vous au port du voile à l'école ?

Les cours d'éducation physique posent-ils un problème particulier ?

M. Mameche, pourquoi avez-vous créé une école musulmane ? Au fond, dans votre propos, vous précisez que la pratique du ramadan dans une école publique ne pose pas de problème. En créant une école musulmane, avez-vous le sentiment que vous allez apporter à votre communauté un plus par rapport à la fréquentation de l'enseignement public ? Le fait de fréquenter l'enseignement public pour un enfant de confession musulmane pose-t-il un problème qui justifie la création d'écoles musulmanes ? Je n'ai pas compris, pour l'heure, la finalité de cette école.

Je souhaiterais que les enseignants du lycée La Martinière, dont nous avons rencontré le proviseur, nous disent quelles ont été les réactions des élèves.

Enfin, M. Taverne, j'avoue ne pas avoir saisi, compte tenu de la situation en cause, la finalité d'un enseignement privé en Alsace-Moselle, alors que dans l'enseignement public, l'enseignement religieux est possible, financé, pratiqué. Avec la situation concordataire de l'Alsace-Moselle, où les trois grandes religions n'ont pas de difficultés à s'exprimer, quelle est la place de la religion musulmane ? A-t-elle des difficultés à s'exprimer ?

M. Christian BATAILLE : Pour l'essentiel je voudrais poser mes questions à M. Mameche et au recteur Amar.

En préalable, je demanderai à M. Chamoux et Melle Marchal de nous dire comment, dans leur établissement, se marque le caractère propre. Melle Marchal nous a parlé d'une heure d'enseignement spécialisé, de catéchèse ; existe-t-il d'autres caractéristiques ?

Sur le même sujet, je souhaite interroger M. Mameche et le recteur Amar sur leur établissement. Pour votre lycée, vous avez choisi un nom qui n'est pas celui du prophète, mais celui d'un philosophe éclairé de l'Espagne musulmane. Est-ce un choix politique ou philosophique ? Quelle est la qualification des professeurs qui enseignent dans ce lycée ? Ont-ils des qualifications comparables à celles des professeurs de l'enseignement public ? Combien d'élèves garçons, combien de filles ? Quels horaires et quels éléments constituent le caractère propre de ce lycée musulman ? Quelle est la part de l'enseignement religieux et des célébrations ? Enfin, quel est le financement de votre établissement et de quels locaux disposez-vous ? Bref, quels éléments vous distinguent-ils d'un établissement public ?

Mme Michèle TABAROT : M. Chamoux, vous avez indiqué recevoir 80 % d'enfants musulmans et vous avez parlé de 10 ou 15 % de jeunes filles voilées. Sont-elles toutes issues de l'immigration ?

M. Jean CHAMOUX : Oui.

Mme Michèle TABAROT : Je m'adresse maintenant plutôt à ceux qui ne souhaitent pas de loi. Vous dressez le constat que des jeunes filles veulent vivre leur religion, qu'elles portent le voile parce qu'elles ont rencontré un signe fort et se sentent obligées de le faire. Vous évoquez aussi le sens politique du port du voile, parfois aussi la pression exercée par les parents, comme par l'environnement. Dans ces cas-là, quelle est la réponse ? Ces jeunes filles vivent des situations différentes selon qu'elles subissent des pressions ou qu'elles répondent à une motivation religieuse. Le dialogue au sein de l'établissement est-il suffisant pour résoudre ces différentes situations ? Que proposez-vous ?

M. Jean CHAMOUX : La question était relative au caractère propre. Il s'oriente dans deux sens. D'abord, vers les enfants catholiques, avec la catéchèse, des célébrations et la préparation au sacrement. En fait, le caractère propre, selon moi, ne réside pas seulement dans ces temps, mais irrigue la vie de tous les jours. Quand on vit sa foi, forcément, l'on pose question aux autres. Est-ce ostentatoire ? Je ne le sais pas, mais forcément des personnes vivent différemment. Ainsi allons-nous nous poser des questions et les enfants se demandent pourquoi ce professeur n'est pas comme les autres. Des questions surgissent dans la tête des enfants. Le caractère propre, c'est la vie au quotidien. C'est la rencontre avec l'autre, la discussion avec l'autre, des temps d'échange : pourquoi je fais le ramadan, pourquoi, vous chrétiens, faites le carême ? Que faites-vous pendant le ramadan, pendant le carême ?

Je situe le caractère propre dans la vie de tous les jours, davantage que dans les temps précis réservés aux catholiques. Il est dans le témoignage d'ouverture aux autres.

La deuxième question portait sur le voile comme objet de soumission de la femme. Remarques liminaires : avant de légiférer, appliquons les lois. A Marseille, des femmes entièrement voilées passent trois fois par jour devant le commissariat et personne ne leur dit rien ; elles conduisent ainsi des automobiles et l'on ne leur dit rien ; elles entrent à la Poste et personne ne leur dit rien ! Le plan Vigipirate est en vigueur. Si quelqu'un entre dans un bureau de poste avec le visage couvert, cela ne me semble pas admissible. Je suis personnellement favorable à une action sur ce plan.

Pour ce qui concerne la soumission de la femme, les cas sont vraiment très rares dans le collège que je dirige. Les motivations ne sont pas toujours très claires. Quant à la pression de la famille, il s'agit davantage d'une pression culturelle que d'une pression directe. Nous avons des exemples contraires de familles connotées intégristes, mais où le père essayait de convaincre sa fille d'abandonner son voile pour un bandana, à la surprise du personnel de l'établissement.

Le débat sur la question de la soumission est compliqué et risque de prendre du temps. L'éducation fait que l'on porte le voile comme un jeune chrétien se rend à la messe le dimanche, car c'est vers cela que le porte son éducation. Je n'écarte toutefois pas le cas de pressions directes qui certainement existent. En 1995, nous avons lutté avec les enseignants, dont certains musulmans, contre des personnes qui venaient à la sortie du collège parler de leur interprétation du Coran. Cela s'est terminé par un débat entre les enseignants, moi-même, et ces personnes. Nous avons pu convaincre que le domaine religieux dépend de la famille et non pas de prosélytes dans la rue.

Sur l'éducation physique, nous avons eu un long débat, l'an dernier. Dans l'islam, il existe un élément important que l'on nomme « consensus ». Le consensus rassemble autour de textes sur lesquels existe un désaccord. Ainsi, les musulmans acceptent-ils de discuter d'un problème et de rechercher un terrain d'entente, un consensus. Avec le professeur de sport, nous avons eu nombre de débats avec les enfants et leurs parents pour arriver à un compromis, car je jugeais inadmissible de pratiquer le sport avec un objet autour du cou, que ce soit une médaille assortie d'une chaîne ou un foulard. Pour les familles musulmanes, la pratique du sport est importante. Depuis le Moyen âge, l'activité physique est importante, car l'on doit garder son corps dans son intégrité physique, d'où d'ailleurs les interdits alimentaires. Les jeunes filles avaient pour la plupart la ferme volonté de faire du sport. Nous sommes donc arrivés à un compromis : une coiffe, style bandana ou bonnet, qui leur permettait l'accès au sport.

Sur les conséquences pratiques d'une éventuelle loi dans le cadre du caractère propre, nous serions évidemment obligés d'enlever les croix des murs. A ce sujet, il n'existe aujourd'hui aucun conflit entre chrétiens et musulmans. Nous avons installé un préfabriqué pour des élèves primo-arrivants dont les murs étaient en métal. Pour accrocher une croix, il nous fallait une vis spéciale dont nous étions démunis. Le professeur principal a vu des élèves filles et garçons, dont certains musulmans, venir réclamer le crucifix et la pendule ! Certainement, si nous enlevions le crucifix, nous perdrions une partie du caractère propre, même si celui-ci ne passe pas uniquement par des symboles sur les murs. Il ne passe donc pas non plus par des symboles vestimentaires mais plutôt par une conviction et une manière de vivre au quotidien. Nous arriverions sans doute à faire « passer » le caractère propre, même en l'absence de signes.

M. Makhlouf MAMECHE : Pourquoi une école musulmane ? Il faut admettre que l'évolution de l'islam et des musulmans de France suit un processus. La création de cette école relève de cette évolution naturelle. Dans les années 80, ce sont des associations, puis des associations féminines et des mosquées qui se développèrent ; nous sommes sortis des caves et nous avons aujourd'hui des « mosquées-cathédrales », nous continuons selon le même processus. L'islam est en train de gagner le terrain que lui offre la République.

Nous avons donc mis en place cette structure qui répond parfaitement aux critères du code de l'Education nationale. C'est un établissement privé, pour l'instant hors contrat, mais nous espérons, dans un futur proche, signer un contrat d'association avec l'Etat. Les professeurs sont certifiés, qualifiés ; nous comptons 12 professeurs, dont certains ne sont pas musulmans, pour 14 élèves. Un professeur d'histoire et de géographie est venu me voir à propos d'un cours sur le christianisme. Il voulait montrer la Bible aux élèves, je lui ai demandé de respecter le programme de l'Education nationale et l'ai autorisé à montrer la Bible et à en lire des pages. Notre objectif est bien celui-là : que les élèves s'ouvrent sur d'autres cultures, civilisations et ne restent pas repliés sur eux-mêmes.

Le caractère propre de notre établissement réside dans le cours de religion musulmane, le cours sur la civilisation, le cours de langue arabe. Pendant le temps du ramadan, nous essayons d'aménager l'emploi du temps, sans toucher au volume horaire, ce qui permet aux élèves, à l'administration et aux enseignants de rentrer un peu plus tôt et ainsi de rompre le jeûne en famille, d'autant que ce sont des moments très agréables à vivre en famille.

Quant au financement de l'établissement, pour la première fois, c'est la communauté musulmane, animée de cette volonté, qui a pris en charge le financement de l'ensemble de tout un établissement.

Le budget annuel varie entre 150 000 euros et 200 000 euros au titre du fonctionnement d'une seule classe de seconde générale. Le budget est important. Le nombre d'adhérents de l'association se situe entre 500 et 600 personnes, qui ont pris l'engagement de financer l'établissement pendant cinq ans, le temps de signer le contrat d'association avec l'Etat. Ils cotisent mensuellement au financement de l'établissement.

Le sujet qui nous réunit ici est celui des signes religieux. Je remarque toutefois que jusqu'à maintenant la question tourne autour du foulard islamique. Personnellement, je n'aime pas ajouter le qualificatif « islamique » après le terme « foulard », car le foulard est avant tout un bout de tissu. Des hindouistes, des sicks, les sœurs de la religion catholique... portent le foulard.

M. Jacques MYARD : Jadis !

M. Makhlouf MAMECHE : Oui, jadis. Dans les églises aussi des femmes se couvrent d'un foulard. Lorsque l'on parle du foulard, on dit toujours « le foulard islamique ». Lorsque l'on parle des autres signes, on ne dit rien. Il faut clarifier, selon moi, les termes.

Pourquoi notre établissement ? Pour offrir un choix plus large aux parents d'élèves et aux enfants. J'ai reçu des élèves qui ne voulaient pas s'inscrire au collège Averroès contrairement aux parents qui l'auraient souhaité. Eh bien, le conseil d'administration de l'établissement a refusé leur inscription, car nous voulons que les parents et les élèves soient d'accord pour s'inscrire chez nous.

M. Jean-Yves HUGON : Combien y a-t-il de garçons et combien de filles ?

M. Makhlouf MAMECHE : Sept filles et sept garçons.

M. Jean-Yves HUGON : Les filles sont-elles voilées ?

M. Makhlouf MAMECHE : Oui, elles sont voilées. Garçons et filles suivent les cours d'éducation physique avec le voile.

M. Jacques MYARD : Vont-ils à la piscine ?

M. Makhlouf MAMECHE : Les cours de natation ne sont pas inscrits au programme de seconde générale.

M. Jean-Yves HUGON : Les cours d'éducation physique sont-ils mixtes ?

M. Makhlouf MAMECHE : Oui. Les cours sont assurés par un professeur homme qui assure les cours d'éducation physique et sportive sans rencontrer de problèmes particuliers.

M. Jean-Pierre BRARD : Et pour les cours de physique et sciences de la terre ?

M. Makhlouf MAMECHE : Il n'y a aucun problème.

M. Jean-Pierre BRARD : Avec le bec benzène, en cours de chimie, les filles sont-elles voilées ?

M. Makhlouf MAMECHE : Aucun problème ne s'est posé jusqu'à maintenant pour la sécurité.

M. Lasfar AMAR : J'avais cru comprendre que pour manipuler des produits chimiques, il fallait parfois être couvert, du moins dans certaines structures. Le Coran, qui recommande le port du voile dans deux versets, recommande de le retirer dans un troisième. Par ailleurs, les musulmans sont appelés à explorer cette piste. Cette recommandation s'adresse à des femmes d'un certain âge.

Je voudrais maintenant revenir aux raisons qui ont motivé l'utilisation du nom Averroès.

Premièrement, pour passer un message et pour donner un sens. Averroès est un philosophe éclairé, un esprit critique. Ce fut mon mot d'ouverture : nous voulons faire émerger des esprits critiques au sein du lycée Averroès, nous voulons que ces jeunes qui ont la chance d'évoluer dans une classe de 14 élèves accèdent à une bonne formation en même temps qu'ils soient animés d'un esprit critique. D'ailleurs, pourquoi un lycée et pas un collège ou une école primaire ? Nous avons réfléchi 9 ans à cette question. Nous voulons traiter avec des esprits critiques, des adolescents de 15-16 ans. Mes collègues savent très bien ce qu'est un adolescent en seconde générale auquel on essaye d'inculquer ce que nous voulons. En tant qu'enseignants, nous savons très bien quand l'élève acquiert cet esprit critique.

Deuxièmement, nous voulons faire passer un message fort : il est temps de rompre avec l'importation des symboles. Par exemple, à Lille-sud, vous verrez dans la grande mosquée de Lille dont tout le monde parle, un petit symbole fait de matériaux translucides. Nous refusons, en tout cas à Lille, d'importer ce que nous connaissions dans nos pays d'origine et nous tentons de doter l'islam de France de ses propres structures. Averroès répond à cette logique. Nous disposons en Occident de références spécifiques dont fait précisément partie Averroès. Il faut initier les jeunes musulmans de demain à ces symboles.

M. Alain TAVERNE : M. Dosière m'a interrogé sur la finalité de l'enseignement privé en Alsace.

J'indique de prime abord qu'il existe un enseignement privé catholique, protestant et israélite. Nous entretenons des relations très conviviales avec les établissements publics, comme entre établissements privés.

Alors que l'enseignement religieux est également proposé dans les établissements publics, le projet d'établissement, dans le privé, revêt des caractéristiques spécifiques. J'ai évoqué précédemment la découverte des différents cultes à Paris. Un travail d'interdisciplinarité se réalise, y compris avec la religion, qui le facilite peut-être ; je ne dis pas qu'il est impossible ailleurs. Il me semble capital, par rapport aux différents débats engagés - je me souviens de débats très vifs en 1984 - de pouvoir dire aux familles et aux jeunes « d'où on parle », quelle est ma pensée et, dès lors que j'expose un point de vue, que je puisse dire que c'est mon point de vue « en tant que... », ce qui souligne et facilite le respect des points de vue différents. A ce titre, le dialogue et la communication sont favorisés.

Quant à la question des musulmans en Alsace, on a beaucoup parlé des problèmes de la mosquée à Strasbourg, mais je ne m'y attarderai pas, car il ne s'agit pas d'un problème scolaire. Je pense que prévaut encore souvent un sentiment de rejet, en particulier des deux quartiers périphériques, beaucoup plus tendus. Les parents musulmans qui viennent inscrire leurs enfants dans mon établissement me disent qu'ils y entendront parler de Dieu. Je leur réponds que si c'est pour cette raison qu'ils viennent, mon devoir est de les accueillir. Ils entendront effectivement parler de Dieu. La démarche s'inscrit dans un sens d'ouverture, de dialogue. Elle est constructive.

Nous sommes en effet défavorables à une loi. Nous considérons qu'il existe un règlement intérieur. Certes, il s'agit d'une protection limitée, mais elle n'en reste pas moins une protection. Toute personne entrant dans l'établissement doit pouvoir être clairement identifiée. Précédemment des situations ont été évoquées, où le visage de la jeune fille était caché. Cela me semble une pratique incompatible avec le respect d'un règlement intérieur. Tout élève doit pouvoir à tout moment être identifiable dans l'établissement.

Nous avons interdit la casquette, car une mode s'était instaurée chez les garçons, qui aurait peut-être pu s'étendre chez les filles et qui était assez désagréable dans les classes. Nous n'interdisons pas le couvre-chef dans les cours de récréation. Nous n'avons jamais eu à connaître de difficultés tant avec nos élèves juifs que musulmans.

Le dialogue me semble être le moyen à privilégier. Je ne prétends pas pour autant qu'il puisse toujours suffire. Si on n'a pas épuisé les possibilités de dialogue, on est en défaut, mais je ne prétends pas arriver à des solutions totales et définitives ni que la méthode soit applicable de la même façon partout.

Mme Michèle TABAROT : Vous acceptez donc le port du voile dans l'établissement, dès lors que vous pouvez identifier la personne.

On constate que des personnes sont animées d'une démarche religieuse, que d'autres, en revanche, sont poussées par une démarche politique, parfois forte de l'environnement. En ce cas, la jeune fille sera obligée par la famille ou par l'environnement à porter le voile. Laissez-vous la situation en l'état ? La traitez-vous uniquement par le dialogue ?

M. Alain TAVERNE : Je n'ai pas rencontré ce cas concret, mais je le conçois. Selon moi, il convient d'épuiser le dialogue avant de passer à un autre stade. Toute pression, quelle qu'elle soit, est intolérable. Nous avons connu des situations de pression d'autres genres. A une époque, nous avons procédé au signalement d'une famille catholique intégriste qui obligeait sa fille à prier une partie de la nuit. La pression a alors cessé.

Je ne ferai pas de différence, qu'il s'agisse de catholiques, de musulmans... Une telle pression sur un enfant n'est pas admissible, même si elle vient des parents

M. Jean CHAMOUX : En 15 ans, j'ai été confronté à des problèmes de diverses natures, notamment des mariages forcés. Certaines jeunes filles ont disparu au cours de l'été ; nous avons pu en sauver d'autres, car elles refusaient absolument les pressions qu'elles subissaient. Nous sommes passés par le signalement. Une formation devrait être dispensée aux chefs d'établissement, notamment, et aux personnels d'encadrement pour arriver à apprécier l'existence ou non de pressions : s'agit-il d'une pression religieuse, culturelle, naturelle née d'une pratique ou une pression qui s'inscrit contre la volonté de l'enfant ? La réponse qui vient d'être donnée, évoquant le signalement, me semble être la solution.

M. Jean-Claude SANTANA : Certaines relations ont permis aux élèves de se positionner par rapport à la question du voile. Je voudrais à ce titre souligner une évolution notoire. L'idée de tolérance est une idée concordataire qui fait dépendre la tolérance des autorités qui la consentent. L'idée de tolérance était largement partagée par les élèves et un certain nombre d'idées véhiculées par le mouvement SOS Racisme, comme le droit à la différence, étaient prégnantes dans les discours.

A mesure que le conflit se déroulait dans le temps et du fait du travail accompli, la perception du problème a évolué, à tel point qu'à l'issue de la journée de la laïcité que nous avions organisée, les élèves responsables du journal du lycée ont réalisé une petite enquête, laquelle révéla - cela n'a pas valeur de sondage scientifique, mais tout de même ! - que dans leur très grande majorité les élèves considéraient qu'il était anormal que l'on n'ait pu statuer sur la transgression au règlement intérieur. Des élèves de la classe concernée ont fait valoir leur désapprobation, d'autant que d'autres élèves ont été sanctionnés pour port de casquette ou de bonnet postérieurement à la suspension décidée par le conseil de discipline pour la jeune fille concernée. Je citerai quelques anecdotes.

On nous dit que l'on a du mal à faire référence aux origines de nos élèves. Je vous livre quelques noms : Ahi Dubar Khadidja, Assouli Laacina, Balan Balanda, Beikech Sabrina, Ben Gouzi Didja, Ben Asser Djamila, Ben Torki Djamila, Ben Torki Eve. C'est là une classe.

Durant la journée sur la laïcité, j'ai eu l'occasion de débattre avec les élèves d'une classe de BTS de la question qui nous préoccupait tous, en soumettant un fascicule édité par la mission ministérielle aux droits de la femme « Mesdames, vous avez des droits », qui publiait une étude comparative des droits des jeunes filles et des femmes en pays musulmans. Le statut de la femme les a choqués. Leur émoi, profond, s'est manifesté par l'affirmation selon laquelle « le Coran ne dit pas cela. » Alors que je me référais aux règles de droit prévues dans les différents pays du Maghreb pour leur conseiller les précautions qu'elles devaient prendre pour se rendre en vacances dans ces pays, une jeune fille maghrébine a témoigné que ce qui était écrit correspondait à la légalité. Elle-même avait été proposée au mariage.

Je citerai un autre fait. Je suis également enseignant au lycée Bron-Bâtiment et j'interviens deux heures en économie-gestion dans les classes de bac pro. J'enseigne à des élèves de toutes origines. Je présente les statuts juridiques des entreprises. Pour éclairer la compréhension du statut de l'entreprise publique, je me réfère à plusieurs exemples, dont celui de France Télévision que je mets en parallèle avec les chaînes de télévision privées, TF1, Canal Plus. Un élève intervient dans la classe pour dire : « De toute façon, monsieur, je ne regarde pas la télévision en France. » Je lui demande pourquoi. Il me répond que c'est une télévision aux mains des juifs ! Il est soutenu par d'autres garçons qui considèrent qu'il y a là des télévisions « impies ».

M. Hervé MARITON : Que répondez-vous ?

M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur de droit par ailleurs. Je lui fais valoir qu'il est en train de tenir des propos antisémites, que je consignerai par écrit dans un rapport ; néanmoins, j'ajoute que j'accepte de débattre et d'expliquer en quoi la télévision, par exemple, est une entreprise publique, en référence à la propriété des capitaux. J'essaye de me référer à des éléments objectifs permettant d'étayer la compréhension du problème. Manifestement, dans la classe, les propos antisémites recevaient un certain écho. Cela pour dire que nous sommes dans une situation où l'école n'est pas la seule à dispenser un savoir, et en tout cas que la réception de ce savoir n'est pas toujours à la hauteur de l'ambition qui est la nôtre. Les jeunes, visiblement, sont sur d'autres voies de communication et de réception des messages. Ils font référence, sans difficultés, aux télévisions Al Jazira et autres, pour épuiser les voies qui leur paraissent être celles de la vérité.

Les jeunes filles, dans l'établissement, ont eu à subir au moment du ramadan des pressions telles, qu'elles ont dû sortir de la salle de réfectoire au motif qu'elles étaient présupposées avoir un faciès de musulmanes. Parmi elles, certaines sont d'origine indienne, de culture hindoue...

La situation de terrain est périlleuse. Il nous faut la gérer. Les difficultés que nous avons à enseigner sont suffisamment importantes pour que l'on n'ait pas, en plus, à gérer au coup par coup un problème qui nous a occupés tout au long de l'année et qui a mobilisé toute l'énergie des équipes éducatives. La question ressortit à la responsabilité des pouvoirs publics et attend une réponse politique, certes, étayée sur le terrain juridique, mais nous n'avons pas à apporter une réponse au coup par coup. Le compromis auquel sont arrivés mes collègues d'Aubervilliers, qui ont sanctionné deux élèves, prouve qu'ils ont accepté ce que nous avons refusé. Nous avons interrompu un processus à un moment où il le fallait. A la rentrée scolaire, trois élèves sont arrivées voilées, dont l'une était celle qui, l'an dernier, avait généré le conflit. Forts du nouveau règlement intérieur, juridiquement fragile, nous avons réussi mais en nous appuyant sur la force collective que nous avions exprimée, notamment lors d'une grève massivement suivie. Les élèves ont accepté de retirer leur foulard et de le replier en bandeau et non en bandana. Tout le problème consiste à apprécier si le bandana devient un bandeau, un hidjab. Avons-nous à nous transformer en autorité théologique pour apprécier la nature du tissu, du « bout de chiffon » comme l'ont qualifié certains ? Non ! Les convictions religieuses sont respectables. Pour nous, le foulard est associé à des prescriptions religieuses qui, aujourd'hui, conduisent une élève médecin interne à l'hôpital de Tahar à refuser d'accueillir des hommes et de les soigner. Cela fait-il partie des prescriptions religieuses ? Que les autorités religieuses s'expriment pour dire que le foulard est prévu par la religion et est une bonne chose, mais qu'il faut aussi penser aux autres prescriptions religieuses qui sont associées au rôle que nous assignons aux femmes. Au-delà de la laïcité, ce sont les droits des femmes que nous voulons protéger. Les jeunes filles nous le demandent.

M. Shmuel TRIGANO : Les écoles juives ont été confrontées à un afflux de demandes d'admission, non seulement d'élèves, mais de professeurs. En fait, les élèves et les professeurs ne font pas un choix positif en allant à l'école juive, mais un choix de sécurité.

Un problème commence également à se poser sur le campus universitaire. J'enseigne à Nanterre. L'an dernier, nous avons vu apparaître une flopée de voiles noirs, couvrant l'ensemble de la personne. Il s'agit ici d'adultes qui auparavant ont été élèves. Le phénomène risque de se déplacer. Certains de mes collègues ont été choqués, d'autres l'admettent. Cela dit, on ne peut exiger d'un étudiant ce que l'on exige d'un mineur ou d'un élève. Malgré tout, la crainte s'exprime que le processus ne finisse par gagner certaines disciplines, certaines cours, certaines personnes. C'est pourquoi je parle de la défense du domaine public. Le voile peut être le début d'un processus qui s'étendra de proche en proche à d'autres domaines.

M. Jean-Pierre BRARD : Je confirme le propos de M. Trigano sur le fait que des enfants juifs, bien que de familles athées, s'inscrivent dans des écoles juives par suite d'agressions antisémites dans la ville de Montreuil. Ces agressions sont rares, mais une agression est toujours une de trop.

Deux d'entre vous avez parlé de crispation. Les dizaines d'heures d'audition que nous tenons depuis plusieurs mois ne témoignent-elles pas de l'existence de crispations dans la société ? Si nous sommes réunis, c'est bien pour apporter des réponses.

Vous avez parlé, Melle Marchal, de 80 % d'enfants musulmans et de 20 % d'enfants chrétiens. Je me demande où sont les incroyants ! Je suis, en outre, frappé par le fait que vous définissiez les enfants par rapport à leur filiation religieuse et non par le fait que ce sont des enfants d'origine immigrée et en situation de marginalisation sociale, avec par conséquent un rapport à la société qui relève de l'exclusion, non caractérisé par l'appartenance religieuse.

Vous avez souligné la malchance de ne pas bénéficier du statut de l'Alsace-Moselle. J'ai été très frappé de votre rapport à la religion. Il me semble qu'il y a une incompréhension : on n'enseigne pas l'histoire des religions, mais les religions. On ne fait pas appel à la rationalité, à la connaissance scientifique, mais à l'histoire religieuse, ce qui est d'une autre nature. Je souhaiterais que vous nous éclairiez sur ce point.

M. Amar et M. Mameche ont évoqué plusieurs questions. Vous disiez : « il a la Bible, il peut lire la Bible ». Ce ne sont pas les termes exacts employés, mais je crois être fidèle à l'esprit. Là encore, nous ne sommes pas dans la distanciation philosophique et critique par rapport à l'histoire des religions, nous sommes directement dans le texte religieux sans distanciation. Cela ne pose-t-il pas un problème ou, au contraire, est-ce votre conception et après tout, dans la mesure où vous êtes une école privée hors contrat, c'est votre droit - encore que je rappelle que la loi prévoit d'autres dispositions, même pour les établissements qui ne sont pas sous contrat ?

Vous avez indiqué que, dans les années 80-90, des mosquées ont été réalisées, ce qui est vrai, j'ajoute légitime - c'est une opinion personnelle. Vous procédez à un parallèle avec les écoles. La communauté musulmane s'étant affirmée par des lieux de culte, il en irait de même pour les lieux scolaires. Ne considérez-vous pas toutefois que l'école publique ne se définit pas par des filiations religieuses et que donc l'école publique a vocation à répondre à la nécessité de formation et que l'on ne peut comparer le développement des mosquées au développement des écoles confessionnelles, dans la mesure où l'Etat pourvoit à ce besoin ?

Vous avez fait référence au Conseil français du culte musulman, lequel n'a aucune vocation légale à prescrire quoi que ce soit. Ce faisant, n'admettez-vous pas implicitement que le religieux entre dans l'espace public et qu'il aurait qualité à définir la place de la religion dans l'espace public, ce que je considère très choquant, car ce serait la remise en cause de la loi de 1905 ? La laïcité est ce qui nous permet de vivre ensemble. Les croyances, par définition, ne sont pas rationnelles - je ne porte pas un jugement de valeur - et débouchent sur le dogme. La croyance est ce qui nous divise, par opposition à ce qui nous permet de vivre ensemble. Et j'ai l'impression, madame, que vous privilégiez ce qui nous différencie, ainsi que vous-mêmes, messieurs, lorsque vous déclarez que le voile montre que les jeunes filles s'intègrent. Ne peut-on procéder au raisonnement inverse : sans le voile, elles étaient intégrées ; le voile les différencie ? Nous sommes en train de substituer au « vivre ensemble » le « vivre côte à côte », qui est le modèle anglo-saxon, mais certainement pas le modèle français, républicain et laïque.

Mon analyse est-elle juste ?

M. Jacques MYARD : Je m'adresse en premier lieu à M. Amar et à M. Mameche. D'abord, quelques remarques.

Au Maghreb, au moment où la France était puissance coloniale, il n'y avait pas de voile dans les écoles laïques. La France savait pourtant ce qu'était le statut personnel. Je le rappelle, car vous avez indiqué que la France s'est déjà frottée à des expériences. La France a toujours été extrêmement respectueuse, depuis Napoléon III, du statut personnel ; on le lui a d'ailleurs reproché.

Quant à Averroès, c'est un échec au regard de ce qu'il avait préconisé. Il voulait que l'islam soit relu à l'aune de la raison. Avec Avicenne, ils se sont cassés les dents ; je ne vous le souhaite pas. Au contraire, il faut que vous fassiez la lecture de la religion à l'aune du monde dans lequel nous vivons.

A ce propos, je voudrais savoir comment vous liez le port du voile à l'attitude d'un certain nombre de gouvernements où la religion musulmane est quasiment religion d'Etat et qui interdisent strictement le voile à l'école. Je voudrais que vous nous expliquiez comment, dans une république laïque, sociale et avec la tradition française, vous pouvez rappeler une prescription religieuse qui ne s'applique plus dans les pays où les musulmans sont majoritaires. Il y a un paradoxe. Finalement, n'êtes-vous pas en train d'en faire une prétention identitaire ? Je rejoins totalement M. Brard : une telle démarche n'est-elle pas d'abord communautariste, ce qui a toujours été voué à l'échec en France et parfois dans des conditions violentes ? Lorsque les protestants ont voulu hisser le drapeau du protestantisme face au pouvoir régalien - il était peut-être royal, mais c'était le bien commun -, cela s'est mal terminé. Quant à vous, Melle Marchal, vous m'avez profondément choqué, car vous avez indiqué que vous commenciez par demander aux enfants qui voulaient s'inscrire dans votre école quelle était leur religion. Vous appartenez à une école privée mais, étant sous contrat, vous devez aussi respecter les lois de la République. Or, votre façon de procéder est contraire à toutes les lois de la République. Pourtant je connais des écoles sous contrat qui ne sont pas sous la même ligne que la vôtre. Y a-t-il au sein du monde catholique des prescriptions nationales ou faites-vous avec les contingences locales ?

M. Hervé MARITON : Quelques observations, formulations et questions à évaluer avec nos invités, sur quatre points.

Premier point : il a été dit que la France s'était frottée, dans l'histoire, à l'expression de signes, le voile en particulier. Au-delà de l'appréciation des faits dans les écoles, elle s'y est frottée dans des territoires dont l'histoire nous a rappelé qu'ils n'étaient pas français. Cela ramène à la formulation évoquée par M. Trigano : c'est bien de la communauté nationale que nous parlons. Que nous nous soyons frottés à l'expression de signes dans des territoires qui ne sont pas la France ne prouve rien, bien au contraire, sur ce que peut être l'expression des signes en France. Nous ne sommes pas là pour évoquer la question des signes ailleurs. Nous sommes là pour évoquer la question des signes dans une communauté qui s'appelle la France.

Deuxième point : la question se pose à l'école, mais elle se pose aussi en dehors de l'école. Si nous devons aboutir à une formulation très forte autour de la laïcité, de la définition de l'espace public et du pacte républicain, il serait curieux de considérer que le pacte républicain s'exprime uniquement à l'école. Il s'exprime évidemment à l'école, et particulièrement fortement, mais la question se posera nécessairement ailleurs qu'à l'école.

Troisième observation : s'agissant de l'enseignement sous contrat, je comprends tout à fait que l'on soit surpris d'apprendre que la question de la religion d'appartenance soit posée à ceux qui s'inscrivent puisque, en général, les écoles disent et soulignent qu'elles sont ouvertes. En revanche, il me paraîtrait curieux que les écoles sous contrat ayant leur histoire et leur logique dans notre pays - et c'est le danger de l'ultra laïcisme - se voient contraintes au retrait des signes, non pas de ceux qu'elles accueillent, mais de ce qu'elles représentent. L'un d'entre vous a accueilli cette idée avec une certaine facilité. L'expression, la présence de signes religieux dans une école sous contrat, quelle qu'en soit la confession, ne me semble pas choquant ; cela me paraît même cohérent avec l'expression même d'un projet. Attention de ne pas trop concéder, sinon plus personne ne comprendra rien !

Quelques lignes sont à tracer entre la définition de la laïcité dans notre pays et ce que serait la tentation ultra laïciste. Nous avons vécu un siècle d'équilibre. Il est peut-être important de ne pas le remettre en cause au moment de régler des questions essentielles qui le menace, mais la menace ne vient pas de cette histoire, elle vient d'expressions plus récentes.

Dernier point : je fais partie de ceux, sans doute nombreux au sein de cette mission, qui ont beaucoup hésité sur l'opportunité ou non de légiférer. C'est le problème de l'arbre et de la forêt. M. Trigano nous dit que le voile est l'arbre qui cache la forêt, la vraie question étant, plus fondamentalement, celle de l'adhésion ou non à l'histoire républicaine. Mais j'en viens à me dire - et votre exposé en quelque sorte le démontrait bien - que la forêt est composée d'arbres et que pour se défaire d'une forêt qui nous encombre il faut abattre certains sujets. A un moment, les membres de la mission se sont interrogés sur la redéfinition de son objet, constatant que l'enjeu ne portait pas sur les signes religieux, mais davantage sur une expression politique. C'est la forêt, mais la forêt est composée d'arbres et l'arbre que nous avons face à nous est, en effet, celui de l'expression de signes religieux. Pour maîtriser la forêt, il est sans doute important de commencer par reconnaître la nécessité d'abattre quelques arbres.

M. Jean-Pierre BLAZY : J'adresserai quelques questions à ceux de nos invités qui disent ne pas être favorables à une loi.

Si, après avoir écouté tout le monde, avoir pris le temps de la réflexion, nous décidions de légiférer - plaçons-nous dans cette hypothèse. M. Taverne a esquissé la réponse à la question que je vais poser puisque, selon lui, il faudrait alors vérifier que la disposition soit compatible avec la liberté de conscience. Au passage, je remarque une étrange inversion des valeurs dans ses propos, car je considère que c'est la laïcité qui garantit la liberté des consciences. Mais peut-être ai-je mal compris. Il a ajouté que cette loi devrait être précise et, sur ce point, nous sommes d'accord. Je souhaiterais que vous précisiez quel devrait être le contenu précis d'une telle loi pour qu'elle soit clairement applicable, étant entendu que nous déciderions d'interdire tous les signes à l'école et pas seulement le foulard. Puisqu'on nous demande une réponse politique, il faut que la réponse soit précise.

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, je vous propose de répondre globalement aux questions et en conclusion à une question qui pourrait se formuler ainsi : êtes-vous favorable à une loi interdisant le port visible de tous signes religieux dans l'enceinte des établissements scolaires ?

M. Shmuel TRIGANO : J'y suis favorable, mais peut-être dans le cadre d'une loi beaucoup plus large. L'idée du ministre de l'éducation nationale est excellente. Il ne faut pas faire d'un problème singulier l'objet d'une loi spécifique. En revanche, une loi ne suffit pas. Il faut un engagement du processus institutionnel à la faire respecter. Or, très souvent, nous assistons, que ce soit dans les collèges, les lycées ou à l'université, à une sorte de démission ou de découragement des autorités qui ne se sentent pas soutenues et qui finalement baissent les bras.

Je suis fondamentalement pour la tolérance, le respect d'autrui, mais la tolérance ne peut prêter le flanc à une exploitation, ne doit pas devenir une faiblesse, car alors la tolérance serait remise en question. A travers les évolutions idéologiques relatives à la démocratie, l'invocation des droits de l'homme peut aboutir à une entreprise de déconstruction ou de destruction de l'autorité publique. C'est un problème beaucoup plus vaste qui se pose à la France. Il faut prendre en considération le fait que la démocratie est une règle commune permettant la liberté de chacun et pas seulement le droit de chacun de faire ce qu'il veut. C'est ce qui est véritablement en jeu aujourd'hui, c'est l'arbre qui cache la forêt. C'est devenu un test - malheureusement pour le voile lui-même et pour l'islam. Peut-être est-ce indu, peut-être est-il excessif que la chose ait été montée de cette façon aux yeux de l'opinion publique ; en tout cas, elle est devenue un test politique et national.

M. Jean-Pierre BLAZY : Comment écririez-vous la loi ?

M. Shmuel TRIGANO : L'interdiction de tous les signes religieux ou des signes d'appartenance idéologique ou politique doit être envisagée. L'université forme un cas particulier. A la faveur des événements du Proche-Orient, nous avons vu émerger des mouvements syndicaux que je définirais sur le plan idéologique de mouvements islamo-gauchistes. Je ne peux m'empêcher de constater qu'ils se sont accompagnés d'une multiplication des voiles sur le campus. Il est difficile de régir une telle manifestation, car cela serait alors s'opposer au droit et à la liberté d'expression politique des étudiants. Les adolescents sont très effervescents, très contradictoires, mais, en l'occurrence, les autorités doivent être plus subtiles dans l'application de la loi, car il y a des processus qui apparaissent sous d'autres masques mais dont les effets sont réels. Je reconnais que les autorités publiques sont en proie à des difficultés : comment séparer le grain de l'ivraie ? C'est un grave problème, mais il est politique, idéologique. Je ne sais si cela peut être inscrit dans la loi. C'est la question qui se pose.

M. Alain TAVERNE : Je me sens visé par l'intervention de M. Blazy.

Je suis défavorable à une nouvelle loi, car j'y vois surtout un risque de crispation réciproque et de difficultés plus grandes encore à surmonter. Ce n'est pas du tout que je mets en doute les compétences du législateur, mais je crains les retombées d'une loi.

J'ai évoqué, non pas la liberté de conscience, mais le caractère propre. Le caractère propre c'est l'application de la liberté de conscience en ce qui concerne les établissements confessionnels. La liberté de conscience est fondamentale et appartient à la République, elle doit s'imposer dans tous les établissements confessionnels. Le caractère propre ne s'impose pas dans les établissements publics, puisque le caractère propre est ce qui définit un établissement confessionnel et celui-ci doit dire qui il est.

Ainsi que le soulignait M. Mariton, il ne faudrait pas que nous arrivions à un extrême où l'on n'aurait même plus le droit d'être confessionnel. Que signifierait alors le contrat ?

Je n'ai pas de texte de loi à proposer, puisque étant défavorable à la loi, je suis assez mal placé ! Si le Parlement choisissait de légiférer, il faudrait que la loi admette le caractère propre, qui doit rester soumis au principe de laïcité, c'est-à-dire de reconnaissance de la liberté de conscience pour tous, reconnaissance et ouverture à tous. Aucune contrainte de pratique religieuse ne doit être imposée à l'intérieur des établissements. La seule « contrainte » que nous connaissions consiste à présenter la religion qui caractérise l'établissement, mais cela ne peut se faire raisonnablement sans la présentation d'autres religions. Bien entendu, le Coran a sa place à côté de la Bible au même titre que les autres religions. Il faut une ouverture et que les jeunes et les familles trouvent leur compte dans le choix qu'ils ont fait, celui d'un établissement confessionnel qui affiche clairement ce qu'il est.

A l'intérieur, la tolérance doit être une règle. Selon moi, la laïcité doit aller plus loin que la simple tolérance. C'est ce que nous vivons en Alsace de façon plus prégnante et plus constructive que dans le reste de la France. On peut parler de religion d'emblée. On reconnaît à chacun le droit à une dimension spirituelle, qui n'est pas impérative. Nous accueillons des athées, des agnostiques, des indifférents, qui viennent chez nous parce qu'ils trouvent un projet d'établissement qui les attire. Dans notre établissement, c'est pour l'essentiel une ouverture européenne. Cela doit être compatible avec la reconnaissance de la dimension spirituelle de chacun et je crains qu'une loi n'exclue cet aspect. Cela me semblerait une régression par rapport à la laïcité elle-même, celle-ci devant permettre une reconnaissance, une compréhension de l'autre dans toutes ses dimensions.

Melle Barbara LEFEBVRE : Oui, il s'agit, à l'école publique, de refuser l'identification religieuse des élèves. Ce qui m'intéresse c'est la carte d'identité, non la carte identitaire des élèves. Je respecte leur identité religieuse, mais je ne vois pas en quoi c'est, pour moi, un élément d'adaptation du contenu de mes cours ou de l'attitude que je devrais avoir à l'égard de tel ou tel élève. Je suis totalement indifférente à la religion de mes élèves, ce qui ne veut pas dire que je la méprise. Je ne vois donc pas la nécessité d'avoir à décliner son identité religieuse pour être entendu.

Je vous avoue ma confusion. Aujourd'hui, il me semble que c'est la laïcité dans l'école publique qui est attaquée. Je comprends votre intérêt, mesdames, messieurs, les députés, pour ce qui se passe dans le privé, mais, encore une fois, le choix des parents de mettre leurs enfants dans des écoles confessionnelles induit un certain rapport à l'apprentissage, à l'éducation. Finalement, nous ne sommes pas sur le même projet dans les écoles confessionnelles et dans les écoles publiques. L'école publique, me semble-t-il, est un espace abandonné par l'Etat depuis des années. C'est le constat qui est dressé. Et nous, nous sommes confrontés à des situations d'extrême tension politico-religieuse, lesquelles ont abouti à du harcèlement sexiste à l'encontre des jeunes filles, à des pressions religieuses, mais également politiques, antisémites à l'encontre d'élèves et d'enseignants, car il ne faut pas oublier les fonctionnaires de la République qui, de confession juive, sont contraints de quitter leur établissement, parce qu'ils subissent des agressions et des harcèlements répétés de la part des élèves de confession musulmane.

Je m'interroge sur le débat qui s'est focalisé aujourd'hui sur les écoles privées, alors que nous assistons depuis quinze ans dans le public à une désertion de l'autorité publique. Nous demandons une règle unique pour les établissements scolaires publics qui soit un signe donné à ces « arbres » dont vous parliez, M. Mariton. Je ne sais s'il faut une loi, un texte, une disposition juridique, je ne suis pas juriste. Mais je témoigne au nom de l'école publique où j'ai grandi, où j'enseigne, où je vis et où j'ai envie de continuer à enseigner malgré les pressions que je subis de la part de certains élèves, voire de certains collègues, que je subis du fait de la non-intervention de nos autorités politiques. Je suis abandonnée : abandonnée face à la question du voile ou face aux agressions sexistes et antisémites. Je demande une réponse de l'Etat, de mon autorité de tutelle à la fois comme enseignante et, éventuellement, comme parent d'élève, car un jour mes enfants pourraient subir cela à l'école publique et je ne voudrais pas avoir à les inscrire dans le privé.

La neutralité des enseignants doit être étendue aux élèves qui ne sont pas des usagers comme les autres et qui sont des mineurs. La neutralité exigée des enseignants en matière religieuse, philosophique et politique, dans l'espace public de l'école, doit, à mes yeux, être étendue aux élèves.

Je voudrais maintenant revenir aux propos de M. Amar lorsqu'il a défini la laïcité comme un espace de neutralité et lorsqu'il a insisté sur la liberté de conscience des élèves qui devraient pouvoir s'exprimer. Tolérerait-on que les élèves expriment des opinions racistes, fascistes, fassent l'apologie du nazisme ? Non, nous ne le tolérerions pas et nous estimons, à juste titre, que nous devons sanctionner ! Nous avons réussi depuis 20 ans à établir un cordon sanitaire autour des idéologies fascistes pour les neutraliser mais elles nous reviennent déguisées. Dès lors, pouvons-nous accepter que des élèves expriment, sur des critères religieux, des opinions violemment sexistes ou violemment antisémites ? Non ! Pourtant, sur le terrain scolaire de l'école publique, mesdames, messieurs, c'est ce à quoi nous assistons. C'est-à-dire à un laisser-faire et à un laisser dire. Encore une fois, à une minorité d'arbres qui cachent une forêt de gens qui ont envie de vivre tranquillement en France, il faut donner un signe fort de l'Etat, un signe fort de la République émancipatrice et intégratrice. Si l'on considère que l'école est un organe de l'Etat, lorsque l'on attaque la laïcité de l'école, c'est l'Etat, l'identité nationale et la loi de la République que l'on attaque.

La question me semble posée pour l'école publique. C'est sur ce sujet qu'il me semble nécessaire de focaliser notre attention, car l'abandon est ressenti sur le terrain de l'école publique et, croyez-moi, à un degré dont vous n'avez même pas idée, en particulier par les jeunes professeurs néo-titulaires qui ne s'imaginent pas le désert dans lequel ils vont se trouver au niveau de l'école publique.

M. Roger SANCHEZ : Je partage totalement les propos tenus. C'est pourquoi je me placerai sur un autre terrain.

L'emploi de certains termes m'a surpris : j'ai entendu parler de parents « chrétiens », de professeurs « juifs », d'étudiants « musulmans ». C'est un langage nouveau, qui gagne dangereusement la société. Il est en effet dangereux de qualifier les gens par leur appartenance religieuse. C'est un fait qui n'existait pas il y a quelques années. Or, ce sont les propos qui ont été constamment répétés au cours de la matinée, dans un lieu qui est tout de même l'Assemblée nationale, ce qui est surprenant !

J'ai aussi été surpris par des propos qui renvoient systématiquement les jeunes à leur soi-disant culture d'origine. Quelle culture d'origine ? A des enfants qui doivent avoir entre 6 et 10 ans, on parle de leurs racines, de leur culture d'origine, alors que la plupart sont nés en France, de même que leurs parents, pour certains. De quelle culture d'origine, de quelles racines leur parle-t-on ? Nous avons affaire à des enfants, à des citoyens en devenir. Peut-être discutent-ils avec leurs parents de leurs origines, mais pourquoi construire cette différence au sein de l'école ? J'ai le sentiment que nous sommes face à une différence méthodiquement construite et qui posera à un moment donné des problèmes sociaux importants - qui d'ailleurs commencent déjà à se poser.

Je suis partisan d'un autre type d'école, d'un autre type de savoir, d'un savoir émancipateur qui donne les moyens à tous les enfants et à tous les jeunes de se délivrer de leur déterminisme, d'avoir des positions conscientes, objectives, d'être libres. Je suis contre une école de la différence, qui est surtout la différence des droits. Je préfère donner les moyens aux jeunes d'être différents, y compris au sein de leur soi-disant culture, laquelle leur est souvent proposée comme un horizon indépassable, acquis à la naissance, ce qui n'est pas vrai. Ce n'est pas la mission de l'école française, tel n'est pas le message de la République française, de la laïcité française.

Oui, je suis favorable à une loi. Le moment est venu. Les problèmes restent minoritaires, même s'ils sont de plus en plus importants mais si nous attendons quelques années, ce sera très difficile. Entre 1989 et 1995, nous n'avons connu aucun cas, puis en 1995, 20 étudiantes se mettent à porter le voile. Ce n'est pas une génération spontanée. Des choses se sont passées qui deviendront irréversibles. Je pense que le moment est venu de légiférer, même si ce n'est pas simple.

Cela concerne avant tout l'école publique. Dans les écoles privées, le port des signes religieux ne pose pas de problème, puisqu'il y en a partout.

M. Amar dit à ses étudiants ou au cours de ses prêches : « Soyez d'abord citoyens, ensuite musulmans. » Je suis entièrement d'accord. Dans une école publique, dans l'école de la République, dans la sphère publique, on est d'abord citoyen. On n'a pas à manifester ses convictions religieuses de façon ostentatoire ; dans la sphère privée, on est musulman.

A mon avis, aujourd'hui, il faut une loi, car nous avons affaire à un militantisme politique, beaucoup plus important que celui qui est ciblé.

M. Jean-Claude SANTANA : Une loi pour interdire, oui, mais il faudrait insister sur le caractère libérateur de la loi. La loi peut libérer. Le problème est de savoir si nous favorisons la liberté pour des individus et des citoyens ou si, au contraire, la liberté est donnée aux communautés de circonscrire l'espace de liberté des individus.

Je veux insister sur l'espace de liberté qui est proposé aux enfants dans le cadre du service public éducatif. Je considère que la loi doit fournir un cadre émancipateur à l'ensemble des enfants qui suivent une scolarité dans le service public. Je voudrais mettre en évidence les limites du cadre juridique actuel. Les années 90 ont vu émerger le problème du foulard. On constate que plus de dix ans après que, loin de disparaître, la mission qui était confiée à l'école d'évaluer au cas par cas n'a pas permis de faire reculer l'expression de signes religieux dans l'espace public éducatif.

La gestion au cas par cas risque d'aboutir à des établissements de deux catégories. Une élève, amie de la jeune fille qui l'an dernier a posé problème, m'a dit cette année : « De toute façon, maintenant, au lycée, le problème est réglé. » Elle est en BTS. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a répondu que dans l'établissement où elle suivait ses cours le port du voile était interdit. Je lui ai demandé si c'était permis ailleurs. Elle m'a répondu affirmativement.

Deux catégories d'établissements seraient susceptibles d'apparaître rapidement : ceux qui tolèrent les signes religieux ; de l'autre, « les laïcistes », « les laïcards » où « les ayatollahs de la laïcité » auraient érigé des barrières qui les protégeraient contre les attaques dont ils seraient éventuellement l'objet.

Nous avons aujourd'hui à apporter une réponse forte. La difficulté pour nos élèves de trouver des stages dans les entreprises est associée à la complexité du problème politique. La majorité des jeunes de toute confession, et éventuellement athées ou agnostiques, aspirent à s'intégrer socialement. La stigmatisation de cette minorité agissante a produit un effet extrêmement néfaste sur l'ensemble de l'opinion publique et notre combat vise à éviter des surprises, telles que nous avons pu en connaître le 21 avril 2002.

M. Lasfar AMAR : Avant de me prononcer sur une loi - du reste ma réponse est déjà connue -, je voudrais dire que suis un peu gêné quand on m'oppose le sort des musulmans dans leur pays d'origine et que l'on me dit : « Dans tel ou tel pays, on a autoritairement prononcé une interdiction du voile », parce qu'il n'y a pas que le voile qui est interdit dans ces pays !

A ces nouveaux citoyens de la religion musulmane auxquels on a inculqué des valeurs comme les droits de l'homme, le droit d'expression, le droit à la liberté et qui commencent à en être imprégnés, on demande de se positionner par rapport à ce qui se passe dans leur pays d'origine. Nous dénonçons tous ce qui se passe dans tel ou tel pays, même si ceux-ci comptent une population à majorité musulmane. Car ces pays n'ont pas organisé de mission d'information, ils n'ont pas engagé de débats avant de se prononcer.

M. Eric RAOULT, Président : M. Amar, avec certains de mes collègues, je me suis rendu dans les territoires sous autorité palestinienne. J'ai rencontré le maire de Bethléem qui est musulman et celui de Ramallah. Ils m'ont fait visiter des écoles où il n'y a aucun voile.

M. Lasfar AMAR : Dans mon pays d'origine, il y a des écoles où les jeunes filles ne portent pas le voile ; il y en a aussi d'autres où les jeunes filles le portent.

M. Jacques MYARD : Je vous parle des autorités, non des écoles.

M. Lasfar AMAR : Dans ces pays-là, les autorités n'ont pas à donner de leçon en matière de démocratie et de droits de l'homme. A l'époque de la France coloniale, je crois savoir qu'il n'y avait pas de voile à l'école ; je peux même dire qu'il n'y avait pas d'école du tout ! Quand la France a quitté le Maroc, moins de 10 % d'élèves aussi bien des garçons que des filles étaient scolarisées. Ce sont des données historiques que je rappelle !

M. Jacques MYARD : Et bien, elles sont fausses !

M. Lasfar AMAR : Si la loi est votée, elle s'imposera. On nous demande souvent si nous, musulmans, la respecterons. Une loi se respecte et le respect d'une loi s'impose à tous les citoyens. Mais nous pensons qu'elle ne réglera pas le problème. Peut-être le déplacera-t-elle, mais elle ne le réglera pas tant que nous n'aurons pas pris le temps de comprendre les évolutions qui sous-tendent le port du voile.

M. Makhlouf MAMECHE : J'ai parlé tout à l'heure d'une certaine crispation. C'est moi qui ai prononcé le terme. Je pensais surtout à une crispation des chefs d'établissement. Depuis 1989, la période traversée est difficile au point que les chefs d'établissement réagissent parfois à toutes formes de couvre-chef : bandana, bandeau, foulard... Ils sont devenus allergiques. Il n'y a pas eu débat. Il y a déjà un préjugé.

Je ne suis pas très favorable à une loi ; en légiférant, on déplacera le problème. Un avis du Conseil d'Etat est disponible depuis 1989. Je pense qu'il faut appuyer le Conseil d'Etat ou l'avis du Conseil d'Etat pour donner une arme aux chefs d'établissement.

L'école publique doit rester neutre mais comment garantir la liberté de conscience des élèves ? C'est tout un travail et il faudrait, pour qu'il y ait une loi, définir à quel moment on considère qu'il y a signe religieux ostentatoire. Un travail est à entreprendre sur les signes.

Melle Chantal MARCHAL : Je reviens sur la catéchèse. Elle est proposée dans le cadre de l'heure hors contrat et permet d'exprimer sa foi. Pour les enfants qui ne sont pas chrétiens, il y a un temps de culture des religions.

L'élève est d'abord considéré comme une personne, non comme un être religieux, chrétien ou musulman. C'est dans la seconde partie de mon entretien, quand je présente le caractère propre de l'établissement et une partie du caractère propre de l'heure spécifique pour les familles, que j'aborde la question des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas ce que vous avez dit, Madame.

Melle Chantal MARCHAL : S'agissant de la présentation, vous avez souligné que j'avais omis de parler de l'origine sociale des enfants. Il s'agit de familles très défavorisées, voire plus que très défavorisées. La plupart des familles touchent le RMI, les parents sont chômeurs, voire sans papiers. Que l'enfant soit socialement défavorisé ou d'une autre religion ne change rien. Des familles choisissent d'inscrire leurs enfants. Nous essayons de faire grandir ces enfants dans l'établissement. La partie qui nous différencie de l'enseignement public permet le « vivre ensemble ». L'effort réalisé porte sur ce « vivre ensemble » car la loi de la cité n'est pas la loi citoyenne, c'est la loi des communautarismes, des particularismes. On a beaucoup parlé du Maghreb mais, dans nos quartiers, nous sommes entourés d'une grande communauté comorienne. S'il y a loi, il faut développer dans nos établissements tout ce qui est le fait religieux à l'école. C'est très important, car c'est la base du « vivre ensemble ».

M. Jacques MYARD : L'enseignement religieux ?

Melle Chantal MARCHAL : Non, le « fait » religieux. Il y a une différence entre la proposition d'une foi et le fait religieux, c'est-à-dire l'enseignement des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : L'« histoire » des religions ?

Melle Chantal MARCHAL : Je ne parle pas de la proposition de la foi. La proposition de la foi diffère totalement de l'enseignement des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'était pas clair dans votre propos et si vous n'êtes pas claire dans votre propos, nous pouvons douter que vous le soyez dans votre enseignement.

Melle Barbara LEFEBVRE : L'histoire des religions est inscrite dans les programmes scolaires de l'Education nationale. J'enseigne par exemple aux élèves de cinquième, dans le public, les cinq piliers de l'islam pour qu'ils connaissent a minima ce qu'est l'islam. Je n'ai pas pour autant l'impression de faire de la propagande islamiste. La présence de l'histoire des religions dans les programmes d'histoire est faite pour que les élèves aient des connaissances rationnelles de base sur les religions. Je ne comprends pas pourquoi l'enseignement du fait religieux serait une nécessité ou même une nouveauté. Il existe, il est présent et il est très bien fait par des professeurs laïques, républicains.

Melle Chantal MARCHAL : Vous dites, M. Santana, que vos élèves vous interrompent pendant les cours. Le problème du voile ne supprimera pas ces discours. Il faut arriver à proposer à nos élèves d'autres références. Il faut permettre à nos élèves une autre réflexion.

M. Jacques MYARD : Cela ne suffira pas.

Melle Barbara LEFEBVRE : C'est un signe qui est donné, un signe fort à ceux qui instrumentalisent les élèves. Si l'on n'est pas d'accord sur cette instrumentalisation, on ne se situe pas sur le même terrain.

Melle Chantal MARCHAL : Le problème est complexe. Des personnes instrumentalisent, j'en suis consciente. J'emploie depuis trois ans une personne de vingt-cinq ans, qui est voilée depuis six mois. J'ai discuté avec elle. Elle me dit qu'il ne s'est rien passé. Il est évident qu'il s'est passé quelque chose. Ce n'est pas parce que je tolère dans l'établissement une petite fille de sept ans qui vient en bandana que je ne suppose pas qu'il puisse y avoir pression.

M. Jacques MYARD : C'est laxiste !

M. Jean CHAMOUX : Des historiens extrêmement célèbres ont écrit sur ce thème. Il y a une différence entre l'histoire des religions et le fait religieux Cette différence permet le respect des consciences par rapport à la demande des parents.

Je vais vous citer une anecdote. Un jour, j'ai reçu la famille Ben Mahomed, qui était chrétienne. A l'école publique, les parents signalent que leur enfant doit aller à l'aumônerie. Quant à nous, nous proposons, hors contrat, une formation. Comment savoir si la famille Ben Mohamed est chrétienne ou non si je ne le demande pas ?

M. Jean-Pierre BRARD : Elle n'a qu'à vous le dire !

M. Jean CHAMOUX : Très souvent, cela se passe ainsi !

M. Jacques MYARD : Je comprends bien, mais la différence réside dans la démarche. Lorsque vous entrez à l'hôpital, on vous demande si vous souhaitez la visite d'un religieux. C'est totalement facultatif, vous remplissez le formulaire : c'est oui ou non. Lorsque je suis entré en Arabie saoudite et que les policiers m'ont demandé mon certificat de baptême, j'ai refusé et je suis passé quand même ! Cela pour dire qu'il ne vous revient pas de poser la question, mais aux parents de vous signifier s'ils souhaitent tel enseignement religieux pour leur enfant.

M. Jean CHAMOUX : Nous ne le demandons jamais directement, nous leur demandons pourquoi ils inscrivent leurs enfants dans une école privée catholique.

M. Jacques MYARD : En général, c'est parce qu'ils sont déçus par l'école laïque.

M. Jean CHAMOUX : Loin de là ! Les parents ne sont pas déçus par l'école publique. Très souvent, des familles ont des enfants à l'école privée, d'autres à l'école publique voisine. Mais tel n'est pas l'objet du débat.

Le législateur doit faire attention à deux points.

D'une part, la laïcité pose le problème de la communication verbale et celui de la communication non verbale. Le voile fait partie de la communication non verbale, il ne faut pas oublier la communication verbale. La neutralité réside surtout là, ainsi que le respect, des consciences.

La dimension sociale a été évoquée.

Dans l'hypothèse d'une loi, quelle sera sa nature ? Viendra-t-elle renforcer les textes actuels ? Méfions-nous ! Les établissements publics demandent aussi à être autonomes.

Si chaque fois qu'il y a un problème il faut faire appel à une loi, quelle sera l'autorité des chefs d'établissement et des équipes ? Dans mon établissement, si un enseignant en difficulté fait appel à moi, je lui dis que je vais le conseiller, mais que je n'interviendrai pas dans sa classe devant ses élèves, faute de quoi il perdrait toute autorité.

M. Eric RAOULT, Président : Au nom de M. Jean-Louis Debré nous vous remercions. Nous terminons notre vingt-deuxième matinée d'auditions. Durant les trois heures de dialogue qui viennent de s'écouler, nous avons pu, grâce à vous, percevoir encore mieux un certain nombre de réalités. Cette table ronde, des plus intéressantes, nous a permis de comprendre la diversité des positions et la recherche du bénéfice de l'élève.

Audition de M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Monsieur Abraham, merci d'avoir répondu à notre invitation.

Comme vous le savez, nous nous préoccupons du problème des signes religieux à l'école et je fais appel immédiatement à vos compétences de juriste.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port de signes religieux à l'école tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

M. Ronny ABRAHAM : Je suis très honoré d'avoir été convié par votre mission à m'exprimer devant vous. Je le fais en qualité de juriste, d'expert. Je m'abstiendrai de prendre position sur des questions relevant de la pure opportunité politique. Je ne suis pas qualifié pour cela et cela n'entre pas dans mes attributions. Eu égard, à la fois à mon expérience passée de membre du Conseil d'Etat et de mes fonctions présentes au quai d'Orsay qui font de moi l'agent de la République française devant la Cour européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire l'avocat de la France devant la juridiction européenne - en cette qualité, je reçois toutes les requêtes dirigées contre notre pays et je suis chargé d'y répondre - à ce double titre, je crois pouvoir être en mesure de vous exposer quelques réflexions personnelles sur les aspects juridiques du dossier que vous examinez.

Vous m'interrogez sur la pertinence et la qualité de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Il me semble que cette question peut être mise en rapport avec les exigences même du droit européen. La jurisprudence du Conseil d'Etat, telle que je la comprends, est, dans l'ensemble, plutôt favorable au port de signes religieux dans les établissements scolaires pour ce qui est des élèves et très nettement défavorable pour ce qui est des membres du personnel enseignant - d'une façon générale, les fonctionnaires de l'Education nationale. Voilà comment je pourrais résumer la jurisprudence : interdiction absolue pour les membres du personnel, les fonctionnaires ; assez large tolérance, mais non pas liberté absolue, pour les élèves, le Conseil d'Etat précisant à cet égard que, pour un certain nombre de motifs et dans un certain nombre de cas, il est possible d'interdire le port de signes religieux et, le cas échéant, de sanctionner les élèves qui enfreindraient cette interdiction.

Comment situer la jurisprudence du Conseil d'Etat par rapport aux exigences et aux contraintes du droit européen, principale difficulté ?

Le droit européen, tel qu'interprété et appliqué par la Cour de Strasbourg, est essentiellement, pour ce qui nous intéresse, l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme qui pose, dans son premier paragraphe, le principe de la liberté de pratiquer sa religion, et, qui, dans son deuxième paragraphe, permet à l'Etat d'apporter des restrictions à cette liberté. Il ne s'agit donc pas d'une liberté absolue, mais ces restrictions doivent être prévues par la loi et doivent être nécessaires, dans une société démocratique, à la réalisation de certains objectifs d'intérêt public, notamment la protection de l'ordre, de la morale et des droits et libertés d'autrui.

La Cour de Strasbourg en a déduit ceci : une mesure restreignant la liberté de manifester ou de pratiquer sa religion n'est compatible avec la convention européenne que si trois conditions sont remplies :

. la mesure doit être prévue par la loi ;

. elle doit poursuivre un but légitime ;

. elle doit être proportionnée, nécessaire, donc proportionnée au but poursuivi.

De façon systématique, dans ses arrêts, la Cour recherche si ces trois conditions sont cumulativement remplies.

Il me semble, M. le Président, que votre question touche à la première de ces trois conditions : « prévue par la loi ». Notre dispositif juridique actuel, résultant d'un avis de l'assemblée générale du Conseil d'Etat, d'un certain nombre d'arrêts faisant jurisprudence et rendus dans la ligne de cet avis et de deux circulaires administratives adressées aux chefs d'établissement, répond-il à l'exigence européenne selon laquelle toute restriction doit être prévue par la loi ?

Il faut ici prendre en compte l'interprétation que la Cour de Strasbourg a donné aux termes « prévus par la loi ». Selon la Cour européenne, il ne s'agit pas nécessairement de la loi au sens formel du terme, mais de la loi au sens matériel. Il faut que les restrictions soient prévues par des normes juridiques suffisamment claires, suffisamment connues, accessibles, précises pour éviter l'arbitraire des pouvoirs publics. Voilà la philosophie de la jurisprudence européenne. A cet égard, la Cour de Strasbourg a déclaré : la loi au sens de la convention, ce peut être la loi, au sens formel du terme, votée par le Parlement, ce peut être éventuellement, dans certains pays, les règlements, les décrets ; ce peut être aussi la jurisprudence. Dans une série d'arrêts, la Cour a accepté qu'une jurisprudence, dès lors qu'elle est suffisamment claire, fasse office de loi au sens de la convention européenne des droits de l'homme.

Si l'on veut s'en tenir à une stricte application de la jurisprudence du Conseil d'Etat, c'est-à-dire dans un sens plutôt restrictif à l'égard des pouvoirs de l'autorité administrative et plutôt favorable à la liberté des élèves - pour ce qui est des enseignants, c'est tout à fait différent -, il n'y a pas, juridiquement, nécessité à légiférer. Je dis bien juridiquement, car, en opportunité, on peut avoir une appréciation différente, mais le droit européen accepte qu'une jurisprudence suffisamment connue, publiée, commentée - ce qui, je crois, est largement le cas de la jurisprudence du Conseil d'Etat en la matière -, réponde à l'exigence de prévisions par la loi au sens de la convention européenne. Si, en revanche, on voulait aller au-delà de cette jurisprudence, entendue strictement, soit en en faisant une interprétation extensive, en ce sens que l'on étendrait les cas d'interdiction possibles, soit même en la changeant tout à fait, alors il faudrait passer par la voie législative, parce que la loi est la seule façon de renverser la jurisprudence, mais aussi parce qu'au regard du droit européen, on pourrait nous reprocher de prendre des décisions non clairement fondées sur une base juridique indiscutable. Faute que cette base juridique soit la jurisprudence actuelle du Conseil d'Etat, il faudrait une législation. Des circulaires administratives ne seraient sans doute pas considérées - surtout si elles allaient au-delà de la jurisprudence - comme fournissant une base juridique suffisamment incontestable et permettant à toutes les personnes concernées de régler leur conduite. Comme le précise la Cour, les individus doivent connaître la règle de droit qui s'applique à eux afin qu'ils puissent régler leur conduite sur cette règle de droit.

M. le Président : Le juge administratif français sanctionne le port ostentatoire de signes religieux. Pensez-vous que la distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire corresponde à une réalité. Faut-il qualifier d'ostentatoire le port d'un signe religieux visible ?

Vous avez indiqué que la loi doit être précise. Une loi qui serait ainsi rédigée : « Est interdit tout port visible - je ne dis plus « ostentatoire » - de signes religieux », serait-elle condamnée par le Conseil constitutionnel et serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ?

Peut-on vraiment opérer une distinction entre « signes ostentatoires » et « non ostentatoires », dès lors que l'on porte un signe de manière visible ?

Deuxièmement, à partir du moment où nous aurions décidé de proposer un texte de loi indiquant « est interdit tout signe visible », celui-ci serait-il suffisamment précis pour passer tous les filtres des jurisprudences ? En effet, à chaque fois que l'on veut légiférer, on nous répond que l'on ne peut le faire parce qu'il y a la jurisprudence... Entre la jurisprudence du Conseil d'Etat et celle de la Cour européenne de justice, on se demande si nous ne sommes pas revenus aux Parlements de l'Ancien Régime où, précisément, les jurisprudences des parlements s'imposaient. Lorsque j'étais à la faculté, on m'enseignait la hiérarchie des normes juridiques : la loi et la jurisprudence. La jurisprudence n'avait droit de cité que si elle n'était pas contraire à la loi. Aujourd'hui, c'est l'inverse ! Il est fascinant que nous, législateurs, soyons obligés de demander aux juristes si nous pouvons emprunter la voie législative au risque de perturber les juges qui sont à l'origine de la jurisprudence ! J'avais envie de le dire !

M. Robert PANDRAUD : Merci M. le Président ! La hiérarchie des règles de droit est aujourd'hui effectivement inversée : jurisprudence, circulaires, décrets et lois in fine, souvent inappliquées et inapplicables, d'ailleurs !

M. Ronny ABRAHAM : M. le Président, si je voulais encore aggraver votre irritation, je citerai encore la jurisprudence de la Cour de Luxembourg des communautés européennes. Heureusement, dans notre affaire, elle n'est pas compétente, puisque, jusqu'à présent en tout cas, le droit communautaire ne régit pas la matière qui nous occupe !

M. Robert PANDRAUD : C'est encore une chance !

M. Ronny ABRAHAM : Nous n'avons ici qu'à nous préoccuper de la Cour de Strasbourg. Dans la mesure où je plaide à Strasbourg et à Luxembourg, je suis bien placé pour connaître les contraintes que ces jurisprudences, qui ne cessent d'ailleurs de se développer, font peser sur le droit interne, y compris sur le droit législatif.

En réponse à vos deux questions, M. le Président, je dirai ceci.

La notion de signes extérieurement « visibles » est une notion claire, alors que la notion de signes « ostentatoires » me paraît d'un maniement très délicat. J'ai toujours été sceptique quant à cette notion apparue dès le premier avis rendu par le Conseil d'Etat en 1989. La question que l'on pouvait se poser alors était de savoir quel usage la jurisprudence en ferait, c'est-à-dire quel usage en feraient les arrêts par lesquels le Conseil d'Etat serait ensuite appelé à se prononcer. Comment appliquerait-il concrètement cette notion de signes ostentatoires ? A la lecture des arrêts, on constate qu'il n'en fait pas grand usage. En pratique, c'est une restriction qui ne s'applique guère ; en tout cas, il semble que le Conseil d'Etat n'ait jamais estimé, par exemple, qu'une tenue comme le foulard islamique constituait, en lui-même, un signe ostentatoire au sens de sa jurisprudence justifiant, par conséquent, une interdiction de port de ce signe religieux.

Outre le fait qu'il est difficile de distinguer ce qui est ostentatoire de ce qui ne l'est pas, l'inconvénient d'un tel critère réside aussi dans le fait qu'on opère une distinction entre les signes religieux en tolérant les uns et pas les autres, ce qui pose problème, car on est très vite suspecté de procéder à une discrimination entre les différentes confessions, selon qu'elles entraînent le port de signes plus ou moins visibles.

Ainsi, le Conseil d'Etat ne fait pas grand usage dans sa jurisprudence du concept de signes « ostentatoires ». Je crois qu'il ne pouvait guère en être autrement : c'est un concept peu opératoire. En réalité, l'avis de 1989 signifiait que le caractère ostentatoire d'un signe religieux pouvait éventuellement s'ajouter à un ensemble de comportements, aboutissant à une situation de nature à troubler le bon ordre dans l'établissement. C'était davantage un indice, parmi d'autres, d'un comportement général de type provocateur. Il est clair que le Conseil d'Etat veut interdire - ou permet en tout cas à l'administration d'interdire - les comportements provocateurs susceptibles de troubler l'ordre dans le lycée.

A la décharge du Conseil d'Etat, sans pour autant plaider pour l'institution à laquelle j'appartiens, en 1989, on lui demandait de répondre à une question formulée en termes très abstraits, puisqu'elle concernait les signes religieux en général, pas spécialement le foulard islamique. Il fallait donc concevoir une réponse qui puisse théoriquement s'appliquer à toutes sortes de signes religieux, dont on ignore, par définition, la liste. On ne connaît pas tous les signes religieux de nature vestimentaire susceptibles d'être portés par des élèves. La réponse fut très générale, trop générale sans doute, pour être vraiment opérationnelle, mais elle ne pouvait qu'être générale eu égard à la généralité de la question. C'est ensuite la jurisprudence, fondée sur des cas concrets, qui a permis de préciser la portée de la doctrine du Conseil d'Etat.

Votre seconde question portait sur une législation qui interdirait le port visible de signes religieux dans l'enceinte scolaire. Incontestablement, une telle législation répondrait à la première des trois exigences de la convention européenne des droits de l'homme : l'exigence que toute mesure restrictive soit prévue par la loi, car on aurait là une règle législative parfaitement claire, précise, impérative. On ne pourrait certainement pas nous reprocher de rester dans le flou juridique et nous opposer que les élèves ne savent pas à quoi s'en tenir. En revanche, la question qui se poserait alors serait de savoir si une telle législation répondrait à la troisième des conditions : l'exigence de proportionnalité. L'interdiction pure et simple, en quelque sorte générale, du port de signes religieux visibles dans l'ensemble de l'établissement d'enseignement public ne serait-elle pas considérée par la Cour de Strasbourg comme une mesure allant au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire, c'est-à-dire une mesure disproportionnée ?

M. le Président : La proposition de loi contiendrait le terme « visible » et s'appliquerait en un lieu très précis et limité.

M. Ronny ABRAHAM : J'entends bien qu'il ne s'agit pas d'interdire partout et en toutes circonstances ; il s'agit de protéger la neutralité de l'enseignement public. Cependant, même avec cette restriction de localisation, il est très difficile de prévoir - je vais bien sûr vous décevoir - ce que la Cour de Strasbourg jugerait en pareil cas.

Je veux vous rappeler deux ou trois éléments assez simples sur ce contentieux européen qui pèse lourdement, j'en suis parfaitement conscient, sur les autorités nationales.

Premièrement, une personne ne peut se plaindre auprès de la Cour de Strasbourg qu'après avoir épuisé les voies de recours internes. Il faudrait donc que tous les recours aient été faits jusqu'au plus haut degré de juridiction, c'est-à-dire en remontant, au besoin, jusqu'au Conseil d'Etat.

M. Robert PANDRAUD : Pas devant le Conseil constitutionnel s'agissant d'une loi ?

M. le Président : Il y aura éventuellement, mais pas forcément, un recours devant le Conseil constitutionnel. Mais, à la première occasion, fleuriront sans doute des recours internes devant les tribunaux administratifs.

M. Ronny ABRAHAM : Il faudra donc remonter devant le Conseil d'Etat. Le Conseil constitutionnel n'est pas une voie de recours ouverte aux particuliers.

M. Robert PANDRAUD : Il faut s'attendre à des litiges individuels.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, des litiges individuels, concrets. Il y en a en permanence et il y en aura sans doute encore davantage avec l'émergence d'une nouvelle législation. Il faudra que les voies de recours internes aient été épuisées et que l'intéressé ait perdu devant les juridictions nationales, car s'il gagne en droit interne, il n'aura pas besoin de se plaindre à Strasbourg ! Cela peut prendre un certain temps.

Deuxième élément : étant donné son degré actuel d'encombrement, il s'écoule un long délai entre le moment où la Cour reçoit une requête et le moment où elle communique cette même requête au gouvernement défendeur pour lui demander de produire un mémoire en défense. Les requêtes que je reçois actuellement de Strasbourg ont souvent été introduites il y a un, voire deux ans, devant la Cour, qui les a gardées en stock, car elle est très encombrée. La Cour ayant besoin de procéder à un premier examen de la requête avant de la communiquer au gouvernement, l'acte de communication est, lui-même, souvent postérieur d'un ou deux ans à la réception de la requête à Strasbourg.

Je ne suis donc pas en mesure de vous dire s'il y a, en stock à Strasbourg, des affaires mettant en cause la France à propos de mesures de sanctions ou d'interdictions du port de signes religieux à l'école, notamment du foulard islamique. Peut-être y en a-t-il, mais elles ne m'ont pas été communiquées et je n'ai dans mes propres stocks aucune affaire portée devant la Cour européenne des droits de l'homme et concernant la France.

En revanche, la Cour a statué et a, pendante devant elle, des affaires concernant d'autres pays. Les décisions qu'elle a rendues, encore plus celles qu'elle est appelée à rendre dans les mois qui viennent, donnent quelques indications sur sa jurisprudence, mais, pour l'heure, les indications sont trop floues pour que l'on puisse en tirer des conclusions vraiment catégoriques et péremptoires. L'affaire qui se rapproche le plus du point qui vous intéresse est une affaire opposant Lucia Dahlab contre la Suisse qui a donné lieu à la décision du 15 février 2001, de rejet de la requête par la Cour.

L'affaire concernait une enseignante - et non une élève - dans une école publique suisse. Il s'agissait d'une enseignante d'école primaire, en charge d'enfants en bas âge. Elle tenait à faire ses cours avec le foulard islamique. Cela lui fut interdit. Comme elle persistait, elle a été sanctionnée. Le tribunal fédéral suisse, la Cour suprême helvétique, a rejeté son recours. Elle s'en est plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme qui a rejeté sa requête comme manifestement mal fondée et l'a déclarée irrecevable, mais avec une motivation circonstanciée qui ne permet pas d'en déduire que, d'une façon générale, la Cour considère que l'interdiction d'un signe religieux visible dans un lieu scolaire serait, en soi, nécessairement conforme à la convention. Elle a relevé qu'en l'espèce cette enseignante avait en charge des enfants en bas âge, donc particulièrement influençables - peut-être n'aurait-elle pas statué de la même façon s'il s'était agi de grands élèves. Elle a relevé un ensemble de circonstances, par exemple, le fait qu'au moment où l'enseignante est entrée au service de l'Etat dans la fonction publique, elle n'ignorait pas qu'elle ne pouvait porter ce genre de tenue, car il y avait une jurisprudence bien établie des tribunaux suisses sur ce point. Bref, c'est sur la base d'une motivation assez proche des circonstances de l'espèce que la Cour a statué. On ne peut en déduire a contrario que la Suisse aurait été condamnée si les circonstances avaient été différentes. Certainement pas ! Mais on ne peut non plus en tirer de conclusions définitives.

M. le Président : On peut considérer que pour la Cour, le port d'un signe religieux à l'école est une atteinte portée au principe de la laïcité, principe qu'elle admet. Pour nous, tout le problème est de savoir si une loi interdisant le port visible serait considérée par la Cour comme proportionnelle aux troubles qu'elle veut combattre.

M. Ronny ABRAHAM : A vrai dire, elle n'a jamais vraiment affirmé que le port d'un signe religieux à l'école était une atteinte à la laïcité, car elle ne se réfère pas au concept de laïcité qui ne figure pas dans la convention européenne des droits de l'homme. Elle admet que réglementer, restreindre, voire interdire le port de signes religieux est, en principe, justifié par la recherche du maintien de l'ordre dans l'établissement scolaire et la défense des droits et libertés d'autrui, de ceux qui ne partagent pas cette confession, ou l'ensemble des élèves s'il s'agit d'un professeur. C'est ainsi qu'elle raisonne, plutôt que par référence au principe de laïcité qui n'est pas son principe de référence. On ne peut lui reprocher, car ce n'est pas inscrit dans la convention européenne des droits de l'homme. La vraie question est de savoir si une interdiction ayant cette portée ne serait pas jugée disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi.

Il est clair que l'appréciation de la proportionnalité comporte une large part de subjectivité. C'est la raison pour laquelle, dans des affaires de ce genre, il n'est pas rare que les juges de la Cour de Strasbourg soient divisés. On le sait, car les arrêts font apparaître la majorité et la minorité et, comme à la Cour suprême des Etats-Unis, des opinions dissidentes sont exprimées L'arrêt est souvent suivi de sa propre critique par les juges minoritaires. Bien souvent, les conflits internes à la juridiction transparaissent. Ce n'est pas étonnant lorsqu'il s'agit de trancher des questions aussi subjectives que la proportionnalité d'une ingérence ou d'une restriction de telle ou telle liberté fondamentale. Cela rend encore plus difficile de prévoir la jurisprudence.

M. Bruno BOURG-BROC : Une loi c'est le droit et c'est aussi l'opportunité politique qui s'exprime au moment du vote. D'un strict point de vue juridique, vous semblez nous dire que la loi faciliterait quand même le règlement des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Mais si nous votions une loi, nous constituerions, en France, une exception notable, j'allais dire mondiale. D'un point de vue juridique, qu'en pensez-vous ?

Cela faciliterait le règlement des problèmes, non seulement dans nos propres juridictions, mais aussi dans les juridictions internationales, quelles qu'elles soient.

M. Ronny ABRAHAM : Ce que j'ai voulu dire, c'est que si l'on souhaite interdire tout port de signe visible religieux, il faut nécessairement une loi ; autrement, le défaut de base légale suffirait à nous faire condamner à Strasbourg, indépendamment du caractère justifié ou non de l'interdiction.

M. le Président : C'est un élément constitutif.

M. Ronny ABRAHAM : Tout à fait. C'est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il faudrait au surplus que la Cour de Strasbourg estime - et c'est là que nous souffrons actuellement d'une incertitude en l'état de la jurisprudence - qu'une telle législation et les mesures individuelles qui seraient prises sur cette base ne seraient pas disproportionnées dans la recherche de l'équilibre entre la liberté religieuse - qui n'est pas discutable, puisqu'elle est inscrite dans la convention - et la protection des droits et liberté de tous les participants à la communauté scolaire. Comment la Cour apprécierait cet équilibre ? Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Sans doute serons-nous mieux fixés dans quelques mois. En effet, deux affaires sont actuellement pendantes devant la Cour, qui ont été déclarées recevables, mais sur lesquelles la Cour n'a pas encore statué au fond.

Il s'agit de deux requêtes dirigées contre la Turquie et concernant des élèves d'une école d'infirmières. Ces élèves musulmanes ont prétendu porter le foulard islamique, y compris pendant les travaux pratiques, en clinique. On leur a expliqué que c'était impossible. Elles ont été renvoyées de l'école d'infirmières. Le Conseil d'Etat turc a rejeté leur recours. Les jeunes filles ont porté leur requête devant la Cour de Strasbourg, qui en a déclaré la recevabilité, au motif qu'elle n'était pas manifestement mal fondée, que cela pouvait se discuter. Aujourd'hui, l'affaire est entre les mains de la Cour pour qu'un arrêt soit rendu sur le fond, mais dans un délai probablement de l'ordre de quelques mois ou d'une année. Il ne faut pas attendre des arrêts dans les semaines qui viennent - peut-être interviendront-ils au milieu de l'année prochaine.

Bien sûr, il s'agit encore une fois d'un cas particulier, celui d'élèves infirmières, de l'enseignement supérieur, de travaux pratiques pour lesquels il existe des motifs spécifiques d'exiger une tenue particulière. Mais il n'est pas exclu que dans la motivation de son arrêt, au-delà du cas d'espèce, la Cour livre des indications qui pourraient être éclairantes en règle générale.

M. le Président : Pour résumer votre propos, la législation et la jurisprudence actuelles ne permettent pas d'empêcher le port de signes religieux à l'école. Au vu de ces considérations, si nous voulons interdire le port, il faut d'abord légiférer, car il n'y aura pas de modification sans loi. Cette loi devra être précise dans ses motivations et géographiquement limitée dans son champ d'application.

Au-delà de ces certitudes, il y a le domaine de l'appréciation des juges, notamment ceux de la Cour européenne de justice. A ce stade, rien n'est sûr ; selon vous, les magistrats étudieront si notre dispositif est proportionnel à ce contre quoi nous voulons lutter et vous ne pouvez nous dire si une disposition qui indiquerait « est interdit tout port visible de signes religieux à l'école » serait considérée ou non comme proportionnelle au but recherché.

M. Ronny ABRAHAM : Exactement.

M. Bruno BOURG-BROC : Comment serait ressentie l'exception culturelle française ?

M. Ronny ABRAHAM : Je ne suis pas sûr que ce serait considéré par la Cour de Strasbourg comme véritablement une exception française. La France n'est sans doute pas, en Europe, isolée dans la défense d'une certaine laïcité. Bien sûr, le concept de laïcité et l'expression elle-même sont typiquement français. Mais on retrouve une idée, en substance identique à la laïcité, dans beaucoup d'Etats, autres que la France. Nous ne sommes pas si isolés, ni si « exceptionnels » que cela. Ce qui est vrai, c'est que l'espace du Conseil de l'Europe se caractérise par une gamme d'attitudes, de comportements, de traditions très différents sur la question des rapports entre l'Etat et les confessions. A cet égard, la tradition anglo-saxonne est profondément différente de la nôtre. Au Royaume-Uni, par exemple, il est considéré comme normal que les fonctionnaires pratiquent leur religion et il serait considéré comme inconvenant d'interdire à un fonctionnaire de pratiquer sa religion au motif qu'elle supposerait le port de tel ou tel élément vestimentaire. Le juge britannique de la Cour de Strasbourg aurait, sans doute, tendance à considérer que nous allons trop loin. En revanche, en Europe continentale, nous aurions sans doute une certaine compréhension de la part de juristes dont les traditions nationales sont plus proches des nôtres. Cela ne répond pas tout à fait à votre question, sans doute, mais je crois qu'il convient de raisonner davantage en termes de diversité qu'en termes d'exception française. Mais cela ne permet toujours pas de répondre à la question : « Que dirait la Cour si la question lui était soumise ? »

M. le Président : Dans aucun autre pays, il n'y a de loi interdisant le port de signes religieux à l'école. Et aucun pays n'a affirmé le principe de laïcité dans sa constitution, comme c'est le cas en France.

M. Ronny ABRAHAM : Sauf peut-être la Turquie.

M.  le Président : Effectivement, en Turquie, la loi interdit le port de signes hors des lieux de culte et des cérémonies religieuses. Elle procède donc par élimination.

M. Ronny ABRAHAM : Elle est encore plus sévère.

M. le Président : En outre, la Turquie a voté une loi en 1965 interdisant le port du voile dans la fonction publique et dans les écoles et une circulaire de 1997 interdit le port du voile dans « l'enceinte des lycées religieux ».

Par ailleurs, toutes les législations et les jurisprudences semblent s'accorder pour interdire le port de signes religieux dans la fonction publique et pour les enseignants.

M. Ronny ABRAHAM : Pas tout le monde. Ainsi que je le soulignais, le Royaume-Uni admet que des fonctionnaires pratiquant des religions supposant le port de certaines coiffes, comme les sicks, portent leur coiffe religieuse pendant le service.

M. le Président : Effectivement, on l'a vu dans la police à Londres.

M. Ronny ABRAHAM : Cela peut nous paraître stupéfiant mais c'est normal pour les Britanniques. Entre le modèle britannique et le modèle turc - paradoxalement le seul grand pays musulman du Conseil de l'Europe, mais celui à avoir adopté les règles les plus sévères en matière de laïcité -, il y a un dégradé, dont d'ailleurs la récente décision de la Cour constitutionnelle allemande sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques par les enseignantes donne une assez bonne illustration.

La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt qui adopte une solution assez nuancée. Selon cet arrêt, il n'est pas impossible d'interdire aux enseignantes le port du foulard islamique à l'école publique, mais à la condition que ce soit clairement prévu par la législation de chaque Land, l'école publique relevant de la compétence des Länder. La Cour constitutionnelle a renvoyé aux différents Länder le soin de préciser, dans leur législation et de façon suffisamment claire, les règles d'interdiction en la matière. Elle a admis qu'il puisse y avoir une certaine diversité de solutions, d'un Land à l'autre, s'agissant du port de signes religieux par les enseignantes. Mais elle n'a pas traité la question des élèves.

Mme Martine AURILLAC : Au cours de nos auditions, nous avons souvent abordé, sans pour autant le résoudre, le problème de l'enseignement privé. D'un point de vue juridique, dans le cas où nous serions amenés à légiférer, quid de l'enseignement privé, étant donné qu'une loi devrait s'appliquer à tous, notamment aux établissements financés par l'Etat ? Mais l'enseignement privé sous contrat a un régime très particulier, puisqu'il y est admis que l'enseignement repose sur un projet pédagogique spécifique.

M. Bruno BOURG-BROC : A la question de Mme Aurillac, je veux ajouter l'exception de l'Alsace-Moselle.

M. Ronny ABRAHAM : D'un point de vue strictement juridique, il ne serait pas illégitime d'opérer une distinction dans les règles applicables entre l'enseignement public et l'enseignement privé. Il serait tout aussi loisible de ne pas le faire, mais si la législation prohibitive en matière de signes religieux visibles ne s'appliquait qu'aux établissements publics, on pourrait justifier devant le Conseil constitutionnel, ensuite éventuellement devant la Cour européenne, cette différence de traitement par la différence de nature et de situation entre les deux enseignements, des règles différentes pouvant s'appliquer à des situations différentes. Ce ne serait pas impossible. En opportunité, évidemment, toutes les solutions sont possibles ; on peut appliquer les mêmes règles partout, on peut ne les appliquer qu'à l'enseignement public en laissant l'enseignement privé libre de ses comportements ou l'on peut trouver des règles intermédiaires, mais d'un point de vue juridique, le principe d'égalité, de non-discrimination, ne serait pas méconnu par une dualité de régime juridique public/privé.

M. le Président : Comment le définissez-vous la notion de « caractère propre » ?

M. Ronny ABRAHAM : L'enseignement privé par rapport à l'enseignement public revêt certains caractères qui lui sont propres. Cette différence de nature, même s'il ne s'agit pas d'une différence absolue, entre le secteur public et le secteur privé peut justifier une différence de traitement législative.

Pour l'Alsace-Moselle, la Cour de Strasbourg a eu déjà à connaître des contentieux. D'ores et déjà, dans les domaines les plus variés, les règles applicables en Alsace-Moselle sont différentes de celles qui s'appliquent dans le reste de la métropole. Jusqu'à maintenant, la Cour de Strasbourg ne nous a pas contraints à renoncer à la spécificité du droit alsacien-mosellan.

M. Robert PANDRAUD : Je ne suis pas d'accord avec l'assimilation Alsace-Moselle/établissements privés. Le statut de l'Alsace-Moselle résulte d'un traité, d'un concordat qui est toujours en vigueur. Dans la mesure où les lois internationales sont supérieures aux lois internes, je pense qu'il y a une spécificité du régime Alsace-Moselle.

Certes, la loi ne devrait pas s'appliquer aux établissements privés mais à condition que cette exclusion ne concerne pas les établissements privés sous contrat d'association, qui obéissent à un régime mixte entre le public et le privé. Il serait, en effet paradoxal que pour lutter contre le communautarisme, on le favorise en définitive en amenant les adeptes de telle ou telle religion à créer des établissements privés où ils se regrouperaient pour aboutir, de manière ostentatoire, au découpage de la France en plusieurs communautés. Nous avons assisté au début du siècle à des pugilats ; en l'occurrence, ce serait bien pire : si une même commune regroupait trois ou quatre écoles de confession différente, cela constituerait des menaces à l'ordre public.

M. Ronny ABRAHAM : Je comprends parfaitement vos arguments, M. le ministre. Et j'incline à penser que l'on se situe davantage dans le domaine du choix politique que dans le domaine des contraintes juridiques.

M. Jacques DOMERGUE : La question se pose de l'école publique et de l'école privée. Le caractère intransigeant que l'on manifeste vis-à-vis des signes religieux dans l'école publique ne doit pas avoir comme corollaire une sorte d'exécutoire dans les écoles privées. Cela a commencé à Lille où une première école de confession musulmane a été créée.

Je comprends bien que l'on puisse stigmatiser le caractère communautariste ; il faut être extrêmement vigilants. Mais, d'un autre côté, ne pas reconnaître la religion musulmane ou ne pas lui laisser cette possibilité stigmatisera les tensions. On ne voit pas pourquoi on reconnaîtrait la possibilité à une école catholique d'avoir des cours optionnels sur la religion et pourquoi on ne les accorderait pas à une école de confession musulmane.

M. Ronny ABRAHAM : Là encore, je m'exprimerai avec prudence, car la jurisprudence de Strasbourg reste très incertaine, mais un élément n'est sans doute pas négligeable dans la démarche des juges européens. Quand les juges apprécient la proportionnalité d'une mesure par rapport au but poursuivi, ils vérifient la possibilité d'alternatives. Si des solutions alternatives permettent aux personnes concernées d'arriver au même résultat, les juges auront tendance à considérer que la mesure est proportionnée. Au contraire, si elles n'ont pas d'alternative, les juges auront plutôt tendance à juger la mesure disproportionnée.

Revenant à la question du port des signes religieux à l'école, si l'on est à même de démontrer à la Cour que ces jeunes filles, auxquelles on a interdit le port du foulard islamique dans le lycée qu'elles fréquentaient, avaient la possibilité, si elles le voulaient ainsi que leur famille, de fréquenter un établissement non loin de là, pas plus cher, où elles pouvaient pratiquer leur religion, nous disposerions là d'un argument fort pour démontrer devant la Cour que notre mesure n'est pas disproportionnée. Si, au contraire, il apparaît que ces solutions alternatives n'existent pas, notre dossier s'affaiblit.

M.  le Président : On peut dire qu'elles sont possibles, dans la mesure où nous n'interdisons pas le port de signes religieux dans les établissements privés ; c'est donc qu'il est possible de trouver une autre solution.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, encore que la Cour est très sensible au caractère concret de la possibilité. Il ne suffit pas de dire que c'est juridiquement possible, la Cour nous demandera si concrètement ce type d'établissement existe. Mais pouvoir dire que c'est juridiquement possible est déjà un argument fort. La législation n'est pas drastique au point de s'appliquer indifféremment à l'ensemble des établissements. C'est l'un des paramètres qui pourrait être pris en compte dans l'appréciation de la proportionnalité. Je n'en déduis pas qu'il est nécessaire et indispensable, obligatoire, d'établir des règles différentes pour le public et pour le privé, car nous nous situons pour l'heure dans un flou jurisprudentiel.

M. le Président : Je résume : si nous voulons faire passer cette loi par les filtres de la jurisprudence de la Cour européenne, il ne faut pas interdire le port de signes religieux dans les établissements privés.

M. Ronny ABRAHAM : Disons qu'en allant aussi loin, on s'exposerait à un risque sérieux devant la Cour, mais je ne puis affirmer qu'il se réaliserait nécessairement, car nous sommes encore dans un certain flou jurisprudentiel.

M. le Président : Et pour les établissements privés sous contrat ?

M. Ronny ABRAHAM : C'est une question d'opportunité politique, aurais-je tendance à dire, mais si les établissements privés sous contrat n'étaient pas soumis à la même règle d'interdiction que les établissements publics, nous aurions un argument favorable à avancer devant la Cour de Strasbourg en termes de proportionnalité.

M. le Président : Nous comprenons que si nous voulons légiférer, il faut éviter le maximum de risques. Or, il y aurait assurément un risque si nous interdisions le port du voile dans tous les établissements, y compris les établissements privés sous contrat. Si nous arrivons à moduler quelque peu en interdisant le port visible de signes religieux dans les établissements publics, mais non dans les établissements privés sous contrat ou dans les établissements hors contrat, la notion de proportionnalité serait appréciée différemment.

M. Ronny ABRAHAM : Plus la législation est modulée, plus il est facile d'en défendre la proportionnalité. Plus elle est étendue, moins elle est proportionnelle.

M. Jacques DOMERGUE : Comment autoriser le port de signes religieux dans les écoles de confession musulmane, sans que cela se traduise par une montée du communautarisme ? Il faut trouver des limites. C'est d'ailleurs dans le contrat avec l'Etat que l'on pourrait définir un cadre juridique évitant la dérive. Je rejoins M. Pandraud : si, d'un côté, ces musulmans ne peuvent exprimer leur religion dans les écoles publiques et se concentrent dans les écoles privées, nous n'aurons fait que déplacer le problème.

M. Ronny ABRAHAM : Certainement.

M. Robert PANDRAUD : On l'aura aggravé.

M. Ronny ABRAHAM : On bute sur des inconvénients qui relèvent de l'appréciation et de l'arbitrage politiques : il faut arbitrer entre des inconvénients contraires.

M. Christian BATAILLE : Au-delà de notre interrogation juridique, nous avons engagé un débat entre nous sur ce point. Un élément plaide en faveur de votre raisonnement, M. le Président : l'école publique est l'école laïque. Ce qui caractérise les écoles privées c'est souvent leurs spécificités religieuses. Par conséquent, il ne me paraît pas incohérent de raisonner de cette façon-là.

M. le Président : Je raisonne ainsi pour bien prendre la mesure des risques que nous signale M. Abraham. La situation actuelle n'est pas satisfaisante. C'est un constat. Premièrement, nous devons l'améliorer et pour cela, il faut une loi - c'est incontournable. Deuxièmement, la loi doit être précise. Le troisième élément fait entrer en ligne de compte la notion de proportionnalité ou de disproportionnalité. Si nous modulons, M. Abraham ne dit pas qu'il n'y a aucun risque, mais qu'il y en a moins, puisque le juge de la Cour européenne constatera que nous n'interdisons pas de manière absolue et générale, mais en un lieu précis. Il constatera, en outre que nous laissons la possibilité juridique dans les établissements autres, notamment sous contrat.

M. Christian BATAILLE : Les familles ont la possibilité de choisir.

M. le Président : C'est ainsi que j'interprète les propos de M. Abraham. La notion de proportionnalité est essentielle pour la jurisprudence de la Cour européenne.

M. Ronny ABRAHAM : Elle peut l'être également pour le droit interne, car, s'il devait être saisi, le Conseil constitutionnel, dans son contrôle, introduirait aussi le principe de proportionnalité.

M. Robert PANDRAUD : Il existe trois systèmes scolaires. Personne ne conteste que l'on puisse porter le voile dans une école privée hors contrat. Il ne faudrait pas que, suite à la loi interdisant le port du voile dans les écoles d'enseignement public, on multiplie les demandes de création et de contrat des écoles coraniques ou autres, aux frais du contribuable. Il existe des écoles privées de certaine confession dans toutes les communes de ma circonscription. C'est obligatoirement un foyer d'intégrisme, de repli, voire de menaces à l'ordre public. Dans la conjoncture actuelle, toutes les écoles, à l'heure de la sortie, sont protégées par plusieurs fonctionnaires de police. Pour moi, la proportionnalité c'est surtout la liberté de l'enseignement. Qu'ils fassent leurs lieux de prière là où ils veulent, j'en suis d'accord, mais à la condition que ce ne soit pas le contribuable qui paie ! En tant que contribuable, je ne suis pas d'accord.

M. le Président : C'est un autre problème ; on sort du domaine strictement juridique qui préoccupe M. Abraham et qui est, pour nous, essentiel.

M. Robert PANDRAUD : Une dernière question : est-il dans la nature des fonctions du juge européen de donner publiquement des appréciations sur l'éventuelle position de la Cour de Strasbourg ?

M. Ronny ABRAHAM : Sur la future jurisprudence de la Cour ? Les juges de la Cour européenne ont l'habitude d'avoir une certaine liberté de langage, y compris d'expression publique, notamment parce qu'ils assortissent les arrêts d'opinions individuelles ou dissidentes. Ils n'ont pas le même culte du secret du délibéré, de la collégialité que les juges nationaux, ce qui peut peut-être expliquer le phénomène auquel vous faites allusion, monsieur le ministre.

M. le Président : Monsieur Abraham, nous vous remercions. Vous nous avez rassurés et inquiétés tout à la fois.

M. Ronny ABRAHAM : Vous décrivez mon propre état d'esprit, M. le Président !

Audition conjointe de
M. Luc FERRY, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche
et de M. Xavier DARCOS, ministre délégué à l'enseignement scolaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Je remercie M. Luc Ferry et M. Xavier Darcos d'être venus nous éclairer. Vous avez reçu un questionnaire et je voudrais vous poser un certain nombre de questions sur cette base.

Le ministère de l'éducation nationale ou le ministère délégué à l'enseignement scolaire disposent-ils de chiffres concernant le port de signes religieux à l'école ? D'une manière générale, quels sont vos moyens pour faire remonter cette information au niveau de l'administration centrale ?

M. Luc FERRY : Les chiffres, dont nous disposons pour l'année dernière, sont de 10 contentieux et 100 médiations environ. Pour ce qui concerne le port des signes religieux à proprement parler, nous n'avons pas d'informations fiables, non pas faute de capteurs, puisque, contrairement à ce qui a été dit ici ou là, les dispositifs mis en place par François Bayrou, sont toujours présents, et même plus performants que jamais. Il s'agit du logiciel SIGMA. Le problème est que les chefs d'établissement ne souhaitent pas forcément nous informer de tout ce qui se passe dans leurs établissements, car ils n'ont pas envie d'avoir des ennuis et la presse à leur porte.

Par conséquent, quand on a affaire à des petits bandeaux - prenons le cas le plus fréquent - et non pas à des tchador ou des foulards très visibles, suscitant des polémiques, les chefs d'établissement préfèrent ne rien dire. Quelles que soient les demandes qu'on leur adresse, ils ferment un peu les yeux sur la réalité de ces signes religieux. Ainsi, on estime - et c'est une estimation au « doigt mouillé » - qu'il doit y avoir environ 1 500 bandeaux dans les établissements. La plupart du temps, ce sont de petits bandeaux. C'est un chiffre à prendre avec la plus grande précaution car, encore une fois, les remontées par le logiciel Signa ne se font pas très bien.

M. Xavier DARCOS : Je confirme ces chiffres et je rappelle qu'en septembre 1994, quand la circulaire a été prise, on estimait à 1 500 et 2 000 le nombre de cas connus, signalés ou non. On observera donc qu'il existe une certaine continuité dans les chiffres et qu'il n'y a pas une forte poussée du problème, si l'on s'en tient à ce qui est comptabilisé. En revanche, sans aucun doute, sur le plan symbolique, le commentaire est plus vif.

M. le Président : Le Conseil d'Etat, le 27 novembre 1989 a rendu un avis, puis il y a eu des circulaires ministérielles et une jurisprudence administrative. Avez-vous le sentiment que ce cadre juridique suffit ou faut-il le compléter ou l'amender ?

M. Luc FERRY : Politiquement, le cadre juridique a manifestement besoin d'être complété, et je dis bien politiquement, pas juridiquement. Etant donné l'ampleur de la discussion sur le foulard ou sur le voile islamique, on ne peut pas en rester là. En effet, au moins symboliquement, il faut aller plus loin, même si je continue à penser que sur le terrain, lorsqu'on dit qu'on laisse les chefs d'établissement ou les équipes pédagogiques, seuls face à leurs responsabilités, c'est à la fois vrai et faux. C'est vrai en un sens, mais cela fait partie des grandeurs et des servitudes de ce métier.

Si l'on veut aller plus loin, il y a trois hypothèses de travail.

On peut imaginer une loi interdisant les signes ostentatoires. Certains ont fait cette proposition dans le débat public - à droite comme à gauche d'ailleurs. Il faut donc en tenir compte. Mais, ce faisant, on présente comme solution ce qui est le point de départ du problème car personne n'est véritablement capable de définir ce qu'est un signe « ostentatoire ». Si nous allions dans cette direction, nous aurions, après, le même problème qu'avant, c'est-à-dire que ce serait aux chefs d'établissement et aux conseils de discipline que reviendrait la responsabilité de définir localement ce que l'on entend par « ostentatoire », aucun d'entre nous n'étant capable de définir très précisément, dans la loi, à partir de quelle taille, de quelle forme, de quelle couleur, ou que sais-je, un signe devient ostentatoire.

D'où la deuxième tentation, qui est d'interdire purement et simplement tous les signes religieux visibles. Cette deuxième hypothèse a le mérite de la clarté, alors que la première, à mon avis, ne sert à rien. Je le dis comme je le pense. Par contre, cette deuxième solution a, entre autres inconvénients - même si politiquement cela permettrait, en effet, de régler une partie du problème ou, en tout cas, de répondre à une certaine attente - de ne correspondre ni à la tradition de l'idée républicaine à la française, ni aux principes généraux du droit français, tels que le Conseil d'Etat les rappelle très bien dans son avis de 1989.

La tradition française permet de dire que les signes ostentatoires sont interdits, mais pas les signes religieux en général. Autrement dit, l'appartenance à une religion n'est pas indigne. L'expression de cette appartenance, même à l'école, n'est pas indigne, quand elle n'est ni ostentatoire, ni agressive, ni prosélyte. L'arrêt du Conseil d'Etat le rappelle de façon parfaitement claire et tout à fait légitime. On ne peut pas le contester sur ce point.

Par conséquent, si l'on allait vers cette deuxième hypothèse - qui, encore une fois, n'est pas du tout absurde, a le mérite d'être claire et de régler le problème sur le plan juridique, au moins en apparence -, nous nous placerions dans une nouvelle conception de la laïcité. Il faut le dire clairement, on ferait un pas de plus. Evidemment, il y aurait une levée de bouclier des églises.

La troisième hypothèse consiste à refaire une circulaire, en indiquant clairement ce qui est interdit. Qu'est-ce qui est interdit ?

Les signes ostentatoires, c'est clair, même si leur définition relève de l'appréciation locale. De même, le fait de contester le contenu des programmes et des cours et de demander tel ou tel type d'examinateurs. Il faut rappeler ces interdictions et compléter ce travail par une série d'articles sur la laïcité, sur la République et sur la nécessité de lutter contre les communautarismes intégrés dans la loi d'orientation sur l'école. C'est dire que le débat, à mes yeux, n'est pas « pour ou contre » une loi, mais « quelle loi ? »

Si c'est une loi interdisant les signes « ostentatoires », elle ne sert à rien, et on revient au statu quo ante. Si c'est une loi interdisant les signes « visibles », elle a le mérite d'être claire, mais elle n'est pas dans la tradition républicaine ; c'est un pas supplémentaire, et il faut l'assumer comme tel. Troisième solution : on rappelle clairement que les signes ostentatoires sont interdits, qu'on n'a pas le droit de contester les programmes, ni de demander un examinateur homme ou femme et l'on dit qu'un élève qui le contesterait doit être exclu. Enfin, on complète le propos par trois ou quatre articles de loi au sein de la loi d'orientation sur l'école en cours de préparation.

Encore une fois, le débat n'est pas pour ou contre une loi, à mes yeux, c'est : quelle loi et dans quelles circonstances on veut la présenter ?

M. Xavier DARCOS : Je suis d'accord avec ce que vient de dire Luc Ferry. Simplement, je crois que le modèle traditionnel français auquel on se réfère, qui nous renvoie à la déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789, n'est pas figé. Le principe de laïcité s'inscrit dans un contexte historique, qui a changé par rapport à celui des textes qui ont été pris, aussi bien à la fin du XIXème siècle qu'au début de celui-ci, ou même d'ailleurs il y a encore une quinzaine d'années. J'en veux pour preuve, une conversation que j'avais encore tout à l'heure, non pas sur les établissements secondaires, mais sur les universités. Auparavant, on ne trouvait pas à l'entrée de l'université des tables invitant les jeunes à venir s'inscrire à telle ou telle église, et il n'y avait pas non plus de musique religieuse dans les réfectoires. Tout ceci était inimaginable.

Pourtant, je veux être prudent car, si dans mon esprit la question posée ici n'est pas une question concernant exclusivement le voile, et les problèmes islamiques, et si je constate que le contexte a changé, je constate aussi, comme l'a dit Luc Ferry, que, parmi les difficultés, il y a ces problèmes de communautarisme, de tension, de prosélytisme.

En même temps que les conditions qui nous entourent ont changé, on voit apparaître une sorte de droit local. Les chefs d'établissement doivent faire du cas par cas. Ici, ils tolèrent le bandeau, là ils ne disent rien et s'arrangent, aménagent un peu les cours, à l'image de certains maires qui ouvrent les piscines à tel moment pour qu'il n'y ait que les musulmans, à tel moment pour qu'il y ait tel autre groupe. On arrive à une sorte de « bricolage » réglementaire local qui, si l'on n'y prend pas garde, installera une sorte de confusion par rapport au principe que nous voulons affirmer.

Comme l'a dit Luc Ferry, la question n'est pas d'être pour ou contre la loi, mais de trouver le système qui fonctionne utilement. Il me semble que la future loi d'orientation pourrait peut-être comporter une première partie où seraient rappelés les grands principes sur lesquels se fonde le sanctuaire républicain qu'est l'école et dans laquelle serait inscrite l'interdiction, non seulement de tous les signes religieux mais aussi de tous les signes politiques, et même peut-être de tous les signes publicitaires.

En effet, il y a aujourd'hui dans le champ clos de l'école une manifestation permanente, qui n'est pas seulement celle de l'appartenance religieuse, mais aussi celle d'autres formes de prosélytismes, toutes aussi condamnables d'ailleurs, qui sont des prosélytismes publicitaires à connotation, non seulement économique, mais aussi idéologique. Il en est ainsi, par exemple, lorsque des élèves portent des tenues rappelant les rangers, ou lorsqu'ils portent des treillis, ou des foulards palestiniens. Il s'agit peut-être de modes, mais pas seulement. Il y a dans toutes ces manifestations une vision déformée de l'espace sanctuaire qu'est l'école.

Autant je trouve qu'il faut être prudent à l'égard d'une loi qui ciblerait le voile, autant je trouve qu'un grand préambule ou une première partie intégrée à la loi d'orientation attendue pour l'année prochaine, rappelant les fondements de laïcité et l'interdiction de ces divers signes et proposant un nouveau contrat social ou contrat réglementaire à l'intérieur de nos établissements, serait bienvenu. A condition, évidemment, que cela s'accompagne de dispositifs éducatifs, de médiation, de guides, d'un enseignement du fait religieux, de moyens de lutte contre les diverses discriminations ; bref, qu'il y ait un accompagnement pédagogique et éducatif, et que cela ne soit pas simplement une loi sanction.

Il me semble, qu'en s'orientant ainsi, on disposerait d'une nouvelle loi laïque qui, sans aucun doute, serait utile, même s'il est vrai que l'arsenal réglementaire existe déjà et que la loi reprendra beaucoup de ce qui existe.

Il me semble nécessaire de rappeler, dans les principes législatifs d'orientation scolaire, le refus du prosélytisme, le refus de toute confusion entre confession et laïcité, le refus d'accepter que l'école soit le lieu où d'expression de toutes formes de discriminations, non seulement religieuse mais aussi sexiste - car le voile est aussi une discrimination sexiste -, économique, politique, que sais-je. Cela conviendrait assez bien à l'esprit d'une loi d'orientation, qui prétend avoir un regard sur l'horizon à dix ans pour l'école française.

M. Jean-Yves HUGON : Nous avons évoqué très souvent, lors de nos travaux, l'exception de l'Alsace-Moselle, et éventuellement du Territoire de Mayotte. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Par ailleurs, pensez-vous, s'il y avait loi ou modification législative, qu'elle pourrait s'étendre aux établissements privés sous contrat ?

M. Luc FERRY : Sur l'Alsace-Moselle, il n'y a pas d'incidence particulière. Ces départements auraient le même traitement, si l'on avait une loi interdisant les signes religieux, que les autres établissements. La différence est qu'il y aurait un paradoxe : on interdirait les signes religieux et on laisserait les croix aux murs.

M. Jean-Yves HUGON : Dans le département du Doubs, il y a encore des écoles primaires avec des crucifix !

M. le Président : Et s'agissant de l'extension aux écoles privées sous contrat ?

M. Luc FERRY : Cela paraît contraire à la clause d'exception qui caractérise les écoles privées. On aura de grandes difficultés.

M. le Président : Au caractère propre reconnu par le Conseil constitutionnel ?

M. Luc FERRY : Oui, on aurait du mal. Sur le plan politique, ce serait clairement une déclaration de guerre.

M. Jean-Yves HUGON : Pour celles qui sont sous contrat.

M. le Président : Oui, il n'y a pas de problème pour celles qui ne sont pas sous contrat.

M. Jacques MYARD : Vous vous êtes référé à la tradition française de la laïcité. N'en avez-vous pas une lecture un peu trop récente ? Etant « de la laïque », je n'ai pas souvenance qu'un enfant catholique qui serait venu en aube à l'école aurait été accepté.

M. Luc FERRY : Je ne pense pas avoir une lecture récente de la laïcité à la française. Je me trompe peut-être, mais pour y avoir consacré, depuis une vingtaine d'années, pas mal de livres, je crois avoir un peu étudié la question et ne pas m'être borné à l'avis de 1989, qui rappelle simplement une longue tradition.

La définition de la laïcité à la française est quelque chose de beaucoup plus profond que la question des insignes religieux à l'école, c'est un nouveau rapport à la loi qui s'instaure au moment de la déclaration des droits de l'homme. A cette époque, il se passe deux choses dans l'univers français, qui vont devenir universelles et que l'on va, en quelque sorte, « offrir » au reste de l'Europe et probablement au reste du monde.

Première chose : sans doute pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on pose - c'est la signification de la naissance de l'Assemblée nationale - que la loi est fabriquée par des êtres humains et pour des êtres humains, et qu'elle n'est plus enracinée dans un univers religieux. C'est ce qui nous différencie, par exemple, des républiques islamiques, dans lesquelles on a le droit d'épouser quatre femmes, car c'est inscrit dans le Coran. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on entre dans l'« humanisme juridique », c'est-à-dire dans la fondation de la loi sur les êtres humains que sont les représentants du peuple : les députés.

Deuxième chose : la déclaration des droits de l'homme, en même temps et pour les mêmes raisons, affirme qu'un être humain doit être respecté, indépendamment de toute espèce d'enracinement dans une communauté, quelle qu'elle soit, ethnique, linguistique, culturelle, religieuse ou même nationale. L'être humain mérite d'être respecté et c'est ce que l'on a appelé l'« humanisme abstrait » des enracinements communautaires. Voilà les deux sources fondamentales de la laïcité française : la source de la loi est humaine et l'être humain est respectable, indépendamment de ses enracinements communautaires.

Pour autant, la laïcité à la française n'a jamais exclu le droit d'appartenir à des communautés, y compris religieuses, ni même de le dire. Donc, la laïcité à la française, et c'est ce que rappelle le Conseil d'Etat en 1989, interdit les signes ostentatoires, les signes militants, peut-être même les signes publicitaires qu'évoquaient Xavier Darcos. Elle interdit tout ce qui relève du militantisme, de l'ostentation et tout ce qui peut troubler l'ordre public, mais elle n'interdit pas l'expression d'une appartenance religieuse. C'est ce que rappelle le Conseil d'Etat. Sur ce versant-là, il est juridiquement incontestable. Par exemple, dans une dissertation de français, de philosophie ou d'histoire, ou dans un cours d'instruction civique, vous avez, si vous êtes élève, même à 14 ou 15 ans, le droit de dire que vous êtes catholique, juif ou musulman ; ce n'est pas interdit.

Je n'exclus pas la possibilité que l'on se trouve maintenant dans un contexte tellement différent des temps jadis, que l'on invente une nouvelle forme de laïcité. Mais que l'on ne dise pas, dans ce cas, que c'est la tradition française. C'est autre chose, c'est un nouvel apport à la tradition française, telle qu'elle a existé jusqu'à ce jour. Ce n'est pas grave, on a le droit.

M. Jacques MYARD : J'ai le sentiment, même si je suis tout à fait d'accord sur ce que vous venez de dire, que vous n'avez pas répondu à ma remarque. Pensez-vous que, jusque dans les années 60, voire même 70, dans ce pays, un enfant catholique venant de son propre chef dans une école laïque, en aube, aurait été accepté par les maîtres ?

M. le Président : C'est une tenue ostentatoire et, de ce fait, c'est le droit coutumier qui se serait appliqué, sans doute en fonction des endroits et des circonstances. Il y avait un principe et l'application était variable suivant que l'on se trouvait dans telle ou telle région.

M. Robert PANDRAUD : Il ne faut pas se voiler la face. Si nous posons le problème, c'est quand même à cause d'un accroissement du nombre d'adeptes de la religion musulmane et à cause de leurs méthodes. C'est vrai de tous les totalitarismes. Au nom des grands principes généraux de notre droit, de la déclaration des droits de l'homme universelle et européenne, il faudrait, selon eux, être totalement laxiste. Mais s'ils devenaient majoritaires, eux, ne seraient pas laxistes. Il faut trouver un équilibre et cela est très difficile. Faut-il donner la liberté aux ennemis de la liberté ? Vieux problème, que l'on a généralement traité, et heureusement, chirurgicalement !

Autre problème, tout à fait différent, je suis assez favorable à l'utilisation de la loi d'orientation, mais il faudra bien deux ans pour que cette loi, compte tenu des difficultés et du calendrier parlementaire, ne vienne en discussion.

M. Luc FERRY : Un an.

M. Robert PANDRAUD : Plus le temps des décrets d'application !

M. Luc FERRY : C'est pour cela que je vous propose une circulaire. La circulaire de François Bayrou a fonctionné.

M. Robert PANDRAUD : De toutes façons, il faudra du temps. Or, ne croyez-vous pas que les proviseurs - et vous avez dit vous-même qu'ils ont beaucoup de difficultés - attendent une loi beaucoup plus rapide, une déclaration d'intention, pour les aider à appliquer les textes actuels ?

Il n'est pas aussi facile que cela de réagir dans certains endroits. Je livre un exemple, dans un autre domaine : nos maires, dans certains secteurs, ont beaucoup de difficultés, lors des mariages, à faire dévoiler les femmes. Comment voulez-vous que l'on marie quelqu'un si l'on n'est pas capable de voir sa tête, et si la personne correspond bien à la photo ? C'est un problème pratique que la plupart des maires ont à résoudre hebdomadairement. On est arrivé à un stade, où l'opinion publique est telle, qu'il faut que nous réagissions rapidement, si nous ne voulons pas favoriser les extrêmes.

Ce que je dis n'est pas une question, mais une position un peu personnelle, que je vous assène. Tous nos interlocuteurs l'ont dit, même parmi les représentants les plus éminents de la communauté musulmane : « vous n'avez que trop tardé cela aurait été plus facile il y a quelques années ».

Il est temps pour nous d'agir.

M. Luc FERRY : Les mots ont peut-être dépassé votre pensée, à moins qu'ils ne la traduisent, je ne sais pas. Je ne crois pas qu'il faille dire que la religion musulmane est totalitaire. Ne confondons pas la religion musulmane et l'islamisme, il faut un petit taux de précision.

M. Robert PANDRAUD : Je connais l'histoire des religions et comment elle est interprétée. Je sais bien que l'on réécrit l'histoire sans arrêt, mais je constate que, dans les pays musulmans, même si ce n'est pas nécessairement de l'islamisme, ce n'est quand même pas de la démocratie, en général.

M. Luc FERRY : Cela nous entraînerait dans une discussion historico-théologique un peu longue. Mais, par exemple, si l'on traitait de l'Andalousie, on pourrait évoquer une période de huit siècles pendant laquelle ces religions ont coexisté. On pourrait aussi citer des penseurs comme Averroès, grand libéral de la religion musulmane. Ce n'est plus le cas aujourd'hui pour des raisons historiques et politiques. Pour aller très vite, au moment de la décolonisation, on a utilisé la religion musulmane pour réaffirmer une identité arabe ou un nationalisme arabe, qui est devenu l'islamisme, mais la question de savoir si c'est intrinsèquement lié à la religion musulmane ou non, est une question qui, je crois, nous entraînerait trop loin.

Sur le fond de votre propos, et non pas du point de vue théologique, l'exemple d'Aubervilliers montre, s'il en était besoin, que des chefs d'établissement et des professeurs un peu talentueux et courageux - après tout, c'est leur métier - sont capables de prendre une décision dans le cadre de la loi actuelle. Il faut rappeler que les chefs d'établissement sont des représentants de l'Etat. Parmi les tâches qu'ils ont à exercer, il y a celles qui consistent à réunir un conseil de discipline. De même que l'on n'aurait pas l'idée de demander à un juge de ne pas interpréter la loi, on ne peut pas demander à un chef d'établissement et à une équipe enseignante de ne pas tenir compte du contexte. Je suis totalement solidaire de la décision de l'équipe d'Aubervilliers. Je l'ai dit tout de suite en les soutenant quand ils ont exclu ces deux jeunes filles qui, manifestement, troublaient l'ordre public et faisaient de l'agitation. Cela fait partie du métier de chef d'établissement, comme cela fait partie du métier de professeur d'être capable de prendre ces décisions. Ne disons pas que c'est une lâcheté de les laisser faire leur travail. Cela fait intégralement partie de leur travail.

M. Robert PANDRAUD : Quelle est la sanction éventuelle pour ceux qui ne le font pas ? C'est la conséquence de ce que vous dites.

M. Luc FERRY : Quand cela remonte, et c'est précisément le cas des contentieux, j'examine le sujet. Et quand il s'agit de jeunes filles, emmitouflées comme elles l'étaient à Aubervilliers, je demande qu'on les exclue. En revanche, la question se pose autrement quand on a affaire à une petite croix ou un petit bandeau dans les cheveux.

Il ne faut pas exagérer, on va finir par être dans une civilisation où « l'on a le droit de montrer ses fesses partout sur n'importe quelle plage l'été et on n'a pas le droit de mettre un bandeau dans les cheveux », pour citer Paul Ricœur. Il existe aussi un paradoxe. On est dans une situation où chaque soir, à la télévision, on peut voir des « films x » et des viols mis en scène en direct, et où les gamines n'auraient plus le droit de mettre un bandeau dans les cheveux. Il faut le dire !

Entre un bandeau dans les cheveux, une petite croix et des filles qui arrivent emmitouflées avec un quasi tchador et qui font de la propagande politique, les chefs d'établissement et les conseils de discipline ne peuvent-ils pas décider de ce qui est ostentatoire et de ce qui ne l'est pas ? Que l'on ne me dise pas que, dans l'état actuel des choses, on ne peut pas le faire, puisque cela a été fait.

Je termine pour qu'il n'y ait pas de malentendu. Etant donné l'état du débat, politiquement, nous avons besoin de « passer une deuxième couche ». On ne peut pas, après tout ce battage, y compris médiatique, revenir au statu quo ante ; ce serait ridicule.

Nous proposons - et je rejoins les propos de Xavier Darcos, nous l'avons dit dans des termes différents, mais la conclusion est la même - à la fois de rappeler très fermement les principes dans une nouvelle circulaire qui dirait clairement que les signes ostentatoires sont interdits et qu'on n'a pas à discuter du contenu des programmes. Si un élève trouve que le cours de gymnastique ne lui convient pas, il quitte le lycée et va ailleurs. On n'a pas à mettre en cause le cours sur la Shoa, ni le programme de biologie et avoir son opinion sur la reproduction. Si une jeune fille ou un jeune homme n'est pas d'accord avec cela, il ou elle est exclu(e) du lycée. Si l'on porte des signes ostentatoires, que l'on fait du militantisme, du prosélytisme, qu'il soit d'ailleurs religieux ou politique, on est exclu du lycée. Je soutiens les conseils de discipline et je suis prêt à aller sur place.

Par ailleurs, on inscrit le principe dans une loi d'orientation qui rappelle ce qu'est la laïcité aujourd'hui, ce qu'est la République aujourd'hui, et pourquoi l'objectif est de casser les communautarismes à l'école.

Il est clair que, quand un professeur entre dans sa classe, il n'a pas à savoir a priori qui est juif, qui est musulman et qui est catholique. Pour y parvenir, faut-il une loi ? Vous avez le droit de le penser, je ne le conteste pas du tout. Mais, si on le fait, on entrera dans une autre conception de la laïcité. Je préférerais que l'on dispose d'une grande loi, rappelant les principes fondamentaux de la tradition française, assortie d'une circulaire très musclée pour permettre aux chefs d'établissement d'avoir un cap très clair.

M. le Président : Le Conseil d'Etat n'a-t-il pas décidé que, dans le domaine de la laïcité, une circulaire n'avait pas de valeur juridique ?

M. Luc FERRY : Il l'a dit, et ce n'est d'ailleurs pas une décision à proprement parler du Conseil d'Etat, mais un simple rappel qui est parfaitement légitime, puisque c'est le cas. Cela n'empêche pas de faire des circulaires, je veux dire par là de réunir les recteurs, les inspecteurs d'académie et les chefs d'établissement, et de leur indiquer ce qu'est le droit.

M. le Président : Quand il y aura un conflit, le chef d'établissement ne pourra pas utiliser cette circulaire pour justifier sa décision. S'il y a un contentieux devant le Conseil d'Etat, il y aura un défaut de base juridique, puisque la circulaire n'a pas de valeur juridique.

M. Luc FERRY : Si vous regardez l'avis du Conseil d'Etat de près, il y a deux cas de figure.

Quand le trouble à l'ordre public est causé par les jeunes filles elles-mêmes - prenons le cas du foulard, puisque c'est de cela dont on parle pour l'essentiel -, comme c'était le cas à Aubervilliers, le Conseil d'Etat suit la décision du conseil de discipline. Quand, en revanche, le trouble à l'ordre public vient de ce que des professeurs ont décidé, par exemple, qu'un bandeau n'était pas acceptable, le Conseil d'Etat ne suit pas l'avis du conseil de discipline. Le Conseil d'Etat dit très simplement les choses : quand le trouble à l'ordre public vient des élèves, le conseil de discipline a le droit d'exclure ; quand cela vient des professeurs, l'exclusion est plus problématique. Dans ce cas, il examine les circonstances. Mais, encore une fois, cela représente 10 contentieux par an.

L'affaire d'Aubervilliers sera très importante et je serais prêt à dire que, si le Conseil d'Etat devait désavouer le jugement des professeurs d'Aubervilliers, je vous dirais « oui, il faut légiférer ». Si le Conseil d'Etat, comme il doit le faire à mes yeux, mais je ne suis pas conseiller d'Etat, suit l'avis du conseil de discipline dans cette affaire, cela prouvera que le dispositif fonctionne, tel quel.

M. Bruno BOURG-BROC : Même si ce n'est pas sans lien, la vocation de notre mission d'information n'est pas tout à fait de redéfinir la laïcité, mais de savoir ce qu'il est possible de faire en termes de signes religieux, et par extension communautaires et politiques, à mon sens.

Il y a une solution à la fois simple et difficile, proposée par un de nos collègues, membre de la mission, qui est le port d'un uniforme. Personne ne songe à revenir à la blouse grise, mais quel est votre avis sur cette question ?

M. Robert PANDRAUD : Cela fait dix ans qu'Eric Raoult et moi le demandons !

M. Xavier DARCOS : C'est au cours de l'entretien avec la Commission Stasi, qui traitait des mêmes questions de fond que celles que nous traitons aujourd'hui, que ce sujet a été évoqué, pour les raisons que j'ai indiquées précédemment.

Il nous semblait que parmi les manifestations prosélytiques que l'on voyait dans les établissements scolaires, il y avait des tenues extravagantes faisant référence à des valeurs qui ne sont pas celles de l'école ; par exemple, ceux qui arrivaient en rangers. On s'est demandé - comme cela a déjà été fait dans beaucoup d'endroits - que lorsque l'établissement le souhaite, on pourrait imaginer que les jeunes portent des tee-shirts de couleur, par classe, avec un sigle qui rappelle l'école. Cela a été caricaturé et tout le monde a dit, le lendemain, que j'étais favorable aux blouses grises et aux plumes sergent-major ; pas du tout ! J'observe simplement que dans beaucoup de pays, qui sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, et en particulier ceux pour qui la fusion des diverses communautés est essentielle - et en France, je pense, en particulier, aux départements d'Outre-mer ou à des pays qui ont refait entièrement leur système éducatif, en particulier le Canada -, cette solution a été choisie et adoptée, et elle fonctionne. A la rentrée prochaine, au Québec, un collège sur deux, de sa propre volonté, a choisi cette solution pour lutter contre un certain nombre de manifestations ostentatoires. Il faut le dire avec prudence, mais c'est une réponse.

M. Claude GOASGUEN : Et la tenue des professeurs ?

M. Xavier DARCOS : Je pense que les professeurs n'arriveront pas dans des tenues extravagantes.

M. Claude GOASGUEN : Allez visiter quelques lycées !

M. Xavier DARCOS : J'avais proposé dans le même propos que les enseignants s'habillent correctement, qu'ils vouvoient leurs élèves ; ce qui a paru tout à fait « ringard » également. La mise à distance entre celui qui enseigne et qui est enseigné reste pourtant nécessaire.

Je reviens au problème du respect de la laïcité.

Dans le problème du voile spécifiquement - oublions une seconde les autres signes religieux ou les autres manifestations de prosélytisme -, ce qui est gênant, c'est ce qu'il y a derrière. Si, depuis 1980, on reparle des signes religieux, c'est bien à cause du voile, ce n'est pas parce que des jeunes filles portent une petite croix autour du cou. Or, derrière l'obligation ou non de ces jeunes filles de porter le voile, on voit bien qu'il y a une conception de la femme, une conception des relations interpersonnelles, une conception de l'éducation qui n'est pas la nôtre. Nous ne pouvons pas faire comme si nous l'ignorions. J'entends même dire, par ceux qui font des analyses un peu sophistiquées de tous ces phénomènes, que d'une manière de plus en plus agressive apparaissent des jeunes filles voilées dans les établissements scolaires. Autant, je suis tout à fait d'accord avec Luc Ferry sur le fait qu'il ne faut pas sortir des valeurs laïques de la République française, autant il faut bien accepter que, dans une certaine mesure, une sorte de guerre est faite à la laïcité.

M. Luc FERRY : Je veux bien que l'on sorte de la conception traditionnelle. Mais dans ce cas, j'ai précisé qu'il fallait le dire clairement.

M. Xavier DARCOS : Une certaine forme de guerre est faite à la laïcité de manière tout à fait visible, de manière ostentatoire. Si nous avons des armes faibles, si nous atermoyons et si nous renvoyons la responsabilité aux chefs d'établissement, nous ne combattrons peut-être pas efficacement - avec la même fermeté de principe en tout cas - ceux qui sont peut-être derrière ces jeunes filles et qui les poussent à venir voilées dans les établissements scolaires.

M. Pierre-André PERISSOL : J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos de M. Luc Ferry sur le recours à une nouvelle circulaire, pour rappeler clairement qu'on n'a pas le droit de choisir les cours que l'on veut bien écouter, que l'on ne peut pas choisir son examinateur ou venir les jours où l'on veut. Nous avons posé ces questions à ceux qui ont été auditionnés. Derrière le voile qui est le premier plan de lutte, il y a, évidemment, les autres problèmes. Un certain nombre de représentants estimaient que le voile devrait être accepté. On leur demandait ce qu'ils diraient à une jeune fille, dont la conscience lui interdit d'aller dans la piscine avec des garçons. Ils répondaient que, selon eux, la piscine devrait être optionnelle.

Les chefs d'établissement, les enseignants nous demandent de légiférer, parce que le droit n'est pas très clair et que leurs décisions ne reposent pas forcément sur des bases solides. Quand on leur a rappelé que ces bases solides existent pour l'assiduité aux cours, la présence à tous les cours, etc., ils nous ont répondu qu'ils ne peuvent pas agir car, concrètement, il suffit d'un médecin pour délivrer un certificat de complaisance, et qu'ils n'ont pas les moyens de faire vérifier la validité du certificat. Pour une jeune fille ou un jeune homme qui ne veut pas venir le vendredi, il suffit d'une attestation de sa famille disant qu'un événement familial retient ce jeune chez lui. Ils nous disent qu'ils ne peuvent pas le contester.

Certes, ils ont le droit avec eux, mais ils n'ont pas les moyens de le faire respecter parce que les procédures peuvent être totalement détournées par tel médecin ou telle famille. Par ailleurs, les procédures que leur impose l'Education nationale sont tellement lourdes qu'en fait ils ont énormément de mal à faire appliquer une loi ou un règlement, même lorsqu'il est clair.

C'est un des points sur lequel la mission pourrait insister : que comptez-vous faire pour que, sur le terrain, ceux qui ont à appliquer le droit puissent le faire avec efficacité ? Sachant que s'ils n'ont pas la capacité de le faire quand le droit est clair, vous imaginez ce qu'il en est lorsque le droit n'est pas clair !

Sauf à ce que la circulaire change les règlements, il n'apparaît pas qu'une réaffirmation de ce qu'est le droit solutionne les choses. Ils pensent vraiment qu'il faut fabriquer de nouvelles procédures et ils ne se sentent pas directement soutenus, du moins sur le plan pratique, pas sur le plan des principes.

M. Luc FERRY : Un argument a fortiori, mais le fait de faire une loi sur les signes religieux ne changera rien aux problèmes que vous évoquez.

M. Pierre-André PERISSOL : Bien entendu, c'est pour que cela change en aval.

M. Luc FERRY : Vous évoquez un problème beaucoup plus vaste que le débat sur la question des signes religieux ostentatoires ou simplement visibles, c'est tout simplement le problème de l'autorité et du contournement de la loi.

J'écoutais Xavier Darcos tout à l'heure sur l'uniforme avec intérêt et en même temps, avec un amusement un peu triste, car la vérité est que nous manquons cruellement d'autorité. Ce que vous rappelez l'indique parmi tant d'autres choses. La question que nous aurons à résoudre, et je ne suis pas sûr que ce soit uniquement une question de circulaire ou de loi, c'est fondamentalement la question de la crise de l'autorité.

Pardon, je vais dire quelque chose d'horrible, mais c'est la vérité. Lorsque j'ai traversé avec le Président de la République la cour du lycée de Dammarie-les-Lys - je vais dire des grossièretés, mais c'est ce que j'ai entendu -, malgré la présence du Président de la République, du député, du préfet en uniforme, du ministre, des professeurs, du proviseur et avec le professeur d'histoire qui avait invité toutes ces autorités, j'ai entendu, à moins de deux mètres : « Enc..., sale p... ». C'est cela que ce professeur vit toute la journée. Le problème est là !

Que peut-on obtenir en terme d'obéissance au règlement quand on vit dans une telle atmosphère ? C'est la vérité de ce que l'on vit dans certains établissements et la réalité de ce que nous avons à combattre. C'est une toute autre dimension du problème liée à la crise de l'autorité et à la nécessité de rétablir cette autorité dans les établissements. Je serais prêt aussi à en parler, car c'est un vrai sujet. C'est probablement la question que vous posez : « ce qu'il y a derrière ».

Sur le problème du contournement de la loi, c'est comme si vous me disiez que l'on contourne la loi sur la limitation de vitesse ou toute autre loi. C'est le même type de problème et ce n'est pas spécifique.

M. Pierre-André PERISSOL : Je voudrais juste vous poser ce contre-exemple. Dans une entreprise, si quelqu'un se fait « porter pâle » en excipant des certificats médicaux de complaisance, le chef d'entreprise peut immédiatement demander une contre-expertise. Cela ne pose aucun problème. Peut-être y a-t-il une crise de l'autorité dans la société, en tout cas, dans ce contre-exemple, les moyens de faire respecter la loi existent.

Les chefs d'établissement nous disaient - et vous ne partagez peut-être pas leur avis - que même sur un point où le droit était clair, ils n'avaient pas le sentiment d'avoir les moyens de le faire respecter. Effectivement, ce n'est pas le sujet dont on débat, mais c'est directement lié à ce sujet, car il ne sert à rien de légiférer si, en aval, on ne se donne pas les moyens de faire respecter la loi. Commençons déjà par faire respecter la loi actuelle, celle qui existe aujourd'hui.

M. Claude GOASGUEN : Avez-vous le sentiment que cette affaire, qui concerne le voile islamique, est, à l'origine, provoquée par le voile islamique ou davantage par un déclin général de l'autorité au sein des établissements ? - et cela rejoint d'ailleurs la réponse que vient de faire M. le ministre. Si oui, je ne vois pas comment l'on pourrait traiter le déclin de l'autorité au sein des établissements de façon différente, selon qu'il s'agit du voile islamique ou d'autres difficultés. Je ne vois pas en quoi le voile islamique serait redevable de la loi et le fait d'insulter un professeur ou de lui taper dessus serait simplement redevable du conseil de discipline, c'est-à-dire du règlement.

Les conséquences sont importantes. Si l'on fait une loi sur le voile, je souhaite qu'elle porte également sur le problème de l'autorité à l'école en général ; ce qui d'ailleurs ne serait pas forcément inutile.

Pourquoi légiférer sur le voile islamique à l'école seulement ? Quelle est la différence entre la neutralité du service public à l'école ou ailleurs ? Cela voudrait dire que le voile islamique à l'école ferait l'objet d'une loi, mais qu'en revanche, le port du voile islamique par les infirmières dans les hôpitaux publics relèverait simplement du domaine réglementaire, de même que le port du voile par une employée de gare ? Si nous appliquons une loi sur le voile islamique dans le cadre de l'école, il est clair qu'il faut appliquer les mêmes lois dans l'ensemble des services publics. Il ne peut pas y avoir deux poids et deux mesures.

Troisième élément, je voudrais vous montrer à quel point la loi dans ce domaine ne règle rien. Vous partez du postulat que la loi va tout d'un coup régler les problèmes. Mais si la loi n'est pas appliquée ? Très franchement, dans le cadre actuel du système éducatif, est-on en mesure de faire appliquer la loi ? Le texte de la loi prévoira des sanctions, mais à l'égard de qui ? Je suppose que l'on ne va pas nous proposer un texte déclaratif d'intention. Ce genre de texte, en matière législative, a toujours fait sourire. Une loi, pour qu'elle soit effective, doit être sanctionnée.

Sur qui pèsera la sanction ? Sur l'élève ? Mais il est mineur. Je vous signale que, si loi il y a, la réglementation pénale doit s'appliquer à celui qui le représente, c'est-à-dire sur les parents.

Que se passera-t-il si le chef d'établissement n'applique pas la loi ? Si dans le cadre de la jurisprudence du Conseil d'Etat, il estime que l'ostentation n'est pas évidente et s'il n'a pas envie, non plus, d'être frappé par la famille de celle qui porte le voile ? S'il y a loi, la sanction pèsera sur le proviseur. Or si celui-ci a la « lâcheté » bien compréhensible de ne pas appliquer la loi pour éviter de se faire « casser la figure », il sera sanctionné.

Avez-vous bien réfléchi à la portée des sanctions qu'il faut évidemment prévoir si l'on veut que la loi soit appliquée ?

Si nous réglons le problème du voile dans le cadre global d'un code de discipline au sein de l'école, je suis favorable à la loi car, dans ce cas, c'est un cadre général. De la même manière, nous pouvons régler le problème du voile par référence à la règle fondamentale de la neutralité du service public et, par conséquent, en globalisant le problème.

Mais, si nous nous focalisons sur le problème du voile à l'école, les conséquences vont être terribles, d'abord parce que ceux qui constituent les provocateurs - car il s'agit d'une provocation organisée depuis plusieurs années - vont avoir beau jeu de dire : « Voyez, on ne veut pas de vous » ; une querelle sur la laïcité redémarrera qui nous entraînera très loin. Plus grave, la loi ne sera pas mieux appliquée que ne l'est le droit actuellement. Comment allez-vous traduire la réalité dans les mots ? Qu'est-ce qu'un voile ? Est-ce le voile qui couvre la tête ou celui qui cache le visage ? Vous serez obligés de faire référence au caractère ostentatoire dans la loi elle-même, c'est-à-dire que vous transformerez l'avis du Conseil d'Etat en texte législatif. Quelle sera alors la différence ? Si l'on n'applique pas une jurisprudence ou une réglementation parce qu'elle n'est pas claire, on a au moins le motif de dire que ce n'est pas clair, mais quand il s'agit de la loi et qu'on ne l'applique pas, imaginez-vous le désaveu que cela implique ?

M. Jean-Pierre BLAZY : M. Ferry nous a dit qu'il n'y avait que 10 contentieux par an et une centaine de médiations. Les auditions, et notamment celles de chefs d'établissement et d'enseignants, nous ont montré des situations que l'on ne peut plus accepter et qui montrent que le dispositif actuel, issu du Conseil d'Etat, fonctionne mal. Nous sommes tous d'accord pour le dire.

Il n'est pas normal que, dans deux établissements, géographiquement proches l'un de l'autre, le problème soit réglé, dans le premier, au prix d'un compromis selon lequel les élèves voilées arrivent à la porte de l'établissement, traversent une sorte de parking, se dévoilent et entrent dans l'établissement, de sorte qu'il n'y a plus de voile dans cet établissement et que dans l'établissement situé à quelques kilomètres, on accepte exactement 58 voiles. J'ajoute qu'évidemment, dans ce dernier cas, la situation n'est pas remontée jusqu'au ministère.

Peut-on continuer à régler les questions au cas par cas ? Les enseignants et les chefs d'établissement nous ont dit qu'ils avaient l'impression d'être abandonnés. Les recteurs et les inspecteurs d'académie nous demandent de ne pas faire trop de vagues. Ils se débrouillent, mal et cela prend beaucoup de temps. Ils demandent à ne pas être abandonnés et que les politiques clarifient la situation. C'est le message fort que nous avons entendu.

Je ne sais pas si le fait d'interdire les signes visibles marquerait une nouvelle conception de la laïcité. Comme vous l'avez dit, on peut en débattre. Mais je suis aussi un peu interpellé par ce que vous venez d'indiquer. Je pense à l'évidence qu'il faut clarifier la situation et je crois qu'un dispositif législatif m'apparaît nécessaire. Evidemment, cela posera des problèmes, notamment celui de l'application. Mais si l'on ne donne pas un signe fort, comment pourra-t-on se sortir de cette question difficile ? Une loi est nécessaire mais, en même temps, pas suffisante et, je le dis très fort, il ne faut pas stigmatiser une religion.

Le problème du voile n'est pas uniquement une question religieuse d'ailleurs, et nous sommes tous d'accord pour le dire. Il ne faut pas stigmatiser une religion et il faut prévoir des actions d'accompagnement. Vous les avez évoquées, nous en parlons nous aussi.

Pour les enseignants avec lesquels nous discutons, et j'en étais un il n'y a pas encore si longtemps, la situation ne peut plus durer et je ne crois pas qu'une circulaire, même musclée, serait suffisante. Je n'ai pas le sentiment non plus qu'une loi réglera à coup sûr les problèmes ; nous avons tous beaucoup de doutes, mais en même temps, la loi, la force de la loi, est un signe qu'il faut donner assurément. C'est ma conviction intime.

M. Xavier DARCOS : Ce que vous dites rejoint le préambule de Luc Ferry. Nous sommes assez d'accord sur le fait que la loi est un bien, mais il faut surtout qu'elle puisse s'appliquer.

Par ailleurs, je trouve très intéressant l'évolution de la discussion, et je voulais le signaler. Je crois, en effet, que le problème des signes religieux, et toutes les questions évoquées aujourd'hui, renvoient, en fait, à une réflexion sur l'autorité dans la chose scolaire et sur la façon de faire appliquer cette autorité.

J'ajoute que, pour ce qui est du service public, puisque Claude Goasguen l'a évoqué, nous avons toujours pensé, en effet, que tous ceux qui exercent l'autorité dans le cadre du service public, doivent être concernés par un même dispositif. Il n'y a aucune raison qu'il en soit différemment.

Enfin, il ne faut pas hésiter à légiférer au motif qu'on craindrait que la loi ne soit pas appliquée. Faisons la loi et l'on fera tout, ensuite, pour qu'elle soit appliquée, car nous aurons de bons recteurs et de bons inspecteurs généraux pour la faire appliquer.

(Départ de M. Xavier DARCOS)

(M. Eric RAOULT remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.).

M. Jean GLAVANY : Puisque les travaux de la mission vont bientôt s'achever, je voudrais faire part d'un témoignage personnel. Tout au long de la mission, j'ai dit mon extrême réserve sur la nécessité d'une loi sur le sujet, et je reste convaincu de cela, pour des raisons qui ont été déjà largement débattues ici.

En même temps, je me rallie volontiers à l'idée qu'il faut une disposition législative, ne serait-ce que pour clore ce débat qui me paraît complètement abscons. Au moins, une loi permettra de passer aux choses sérieuses. Je ne dis pas que ce que nous avons fait n'était pas sérieux, c'était très passionnant. Mais on voit bien, qu'une fois la loi votée, tous les problèmes resteront devant nous. Je crois à la force de la loi, mais je ne crois pas à la force « miraculeuse » de la loi.

On se sera fait plaisir. Il n'est pas inintéressant de faire plaisir, y compris à des parlementaires ou au Président de l'Assemblée nationale - je ne dis pas cela d'une manière ironique - qui veulent affirmer des principes républicains par un acte d'autorité. En même temps, je me dis que tout restera à faire.

Si l'on vote cette loi et si l'on continue à ne pas enseigner la laïcité dans les écoles, cela ne changera pas la réaction de la communauté éducative. Si l'on n'enseigne pas la laïcité dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), comment voulez-vous que les maîtres soient préparés à réagir à des situations extrêmement compliquées ? Si l'on ne donne pas à ces équipes pédagogiques les documents opérationnels, comment feront-ils ? Je pense à cette note de la direction juridique du ministère de l'éducation nationale datant de mars 2003, que nous avons eue grâce au pouvoir d'investigation du Parlement, mais que les chefs d'établissement n'ont pas tous reçue. De ce fait, ils prennent des décisions, qui sont attaquées, car elles sont mal fondées, alors que, s'ils avaient cette note, leurs décisions seraient juridiquement inattaquables devant les tribunaux administratifs et devant le Conseil d'Etat.

Au-delà de ce dispositif d'envergure pour l'Education nationale - enseignement de la laïcité, y compris dans les IUFM, guide opérationnel pour ces équipes confrontées à des situations extrêmement difficiles -, je pense qu'il n'y a pas qu'une crise d'autorité. La crise d'autorité est au cœur d'une autre crise, celle de la citoyenneté, qui va bien au-delà. Si des certificats médicaux sont faits à outrance, ce n'est pas seulement à cause d'un déficit d'autorité mais aussi d'un déficit de citoyenneté. On n'enseigne plus les droits et les devoirs attachés à la citoyenneté républicaine. Les certificats médicaux sont l'expression de cette dilution de la responsabilité. On le voit dans l'Education nationale pour la dispense de tel ou tel cours. On le voit en Corse quand des jurés sont requis ; récemment, dans un jury d'assises, sur 18 jurés requis, il y a eu 17 certificats médicaux de dispense. C'est la dilution des responsabilités, signe d'une crise de la citoyenneté. On pourra faire toutes les lois que l'on voudra, s'il n'y a pas une réponse et une mobilisation citoyennes, cela ne servira à rien.

Est-ce que vous, ministre de l'éducation nationale, êtes disposé à ce que votre administration prenne le taureau par les cornes et donne des moyens à ces équipes éducatives, à ces équipes pédagogiques, et aussi à ces chefs d'établissement lesquels - vous l'avez dit et je vous rejoins totalement -, doivent aussi assumer leurs responsabilités, puisqu'ils les assument dans d'autres circonstances, y compris lorsqu'il s'agit d'exclure un jeune pour des raisons de discipline ou de le transférer devant le conseil de discipline ?

Il faut une reprise en main citoyenne permettant que ce sujet soit réglé sur le fond dans les années à venir et non pas un coup de baguette magique, fusse-ce par une loi, que je voterai d'ailleurs des deux mains, pour faire plaisir à tous ceux qui la souhaitent.

M. Luc FERRY : S'agissant de la note rédigée par M. Girardot, j'ai décidé moi-même, il y a déjà pas mal de temps, de l'envoyer à tous les recteurs, à tous les inspecteurs d'académie, à tous les chefs d'établissement. Donc, ils l'ont eue. J'ai trouvé qu'elle était très bonne, qu'elle était remarquable, très bien faite.

Je prépare pour janvier 2004 un livret républicain qui comportera un guide pratique en direction des chefs d'établissement leur donnant une centaine de fiches sur des cas réels d'événements graves relatifs à des conflits religieux ou interethniques, racistes, antisémitismes ou à des attaques contre les principes de laïcité et de république. Ce guide donne un certain nombre de conseils et de solutions, notamment les bonnes solutions trouvées par leurs collègues. Il s'agit donc de faire une bourse aux idées.

Je livrerai également très bientôt une anthologie de textes sur la République, sur la laïcité, qui sont des textes juridiques, philosophiques mais surtout littéraires. Il est important que les élèves puissent travailler sur la base de textes un peu « charnels », et pas uniquement à partir de principes juridiques, même s'il faut aussi rappeler les principes et ils le seront. Bien sûr, la note de M. Girardot figurera dans ce recueil.

Je mettrai tout cela sur le site du ministère pendant un mois pour que les professeurs, les chefs d'établissement puissent s'en saisir, critiquer, amender et faire des propositions intéressantes. Je pense que c'est la bonne façon de procéder, même si cela n'est pas suffisant et je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit Jean Glavany sur le fait que l'on ne peut pas se borner à la loi, d'autant - et on le voit bien après ce que vous avez dit, M. Blazy - que le problème n'est pas de savoir s'il faut ou non une loi, mais de savoir quelle loi.

Encore une fois, je vous ai donné les trois hypothèses d'évolution et je pense qu'il n'y en a pas d'autres. Je n'ai pas dit que mon choix était nécessairement le meilleur. J'attends que la Commission Stasi nous donne ses recommandations, ne serait-ce que par correction vis-à-vis d'elle.

Je voudrais ajouter une chose, si vous le permettez. Et c'est le fond du problème car, encore une fois, on n'a que 10 contentieux et 100 médiations par an.

M. Jacques MYARD : C'est le bout émergé de l'iceberg.

M. Luc FERRY : Vous dites cela, car vous voulez une loi qui interdise.

10 contentieux et 100 médiations par an : c'est factuel. M. Girardot, directeur des services juridiques, peut en témoigner... Je ne pense pas qu'une loi d'interdiction nous donnera moins de problèmes juridiques et moins de contentieux. Mais vous avez parfaitement le droit de penser le contraire. Le problème est de savoir pourquoi c'est devenu un débat national cette année, alors que nous n'avons pas plus de difficultés que les années passées. Il n'y a pas plus de foulards. Que s'est-il passé ?

Il faut bien voir une chose, et c'est le fond du problème pour moi : l'idée républicaine à la française - et je rappelais précédemment que le principe de la laïcité est fondamentalement anti-communautariste, là-dessus, nous sommes tous d'accord, même si l'on peut diverger sur les moyens d'y parvenir - a été attaquée de toutes parts. Elle a été attaquée par les dispositifs sur la parité hommes/femmes, qui sont éminemment démocratiques mais aussi éminemment anti-républicains car c'est une politique de quotas. Ils ont été attaqués par des idées nouvelles comme le droit des minorités, par des politiques de discrimination positive qui ne sont pas en accord avec l'idée républicaine, par le droit à la différence et par un certain nombre de problématiques nouvelles, qui sont directement importées des Etats-Unis et qui nous faisaient « rire » il y a 20 ans. Il y a 20 ans, on riait de l'interdiction de fumer, de la ceinture de sécurité, du féminisme américain et de la discrimination positive. Tout cela est chez nous aujourd'hui et sacralisé, à droite comme à gauche.

M. Jacques MYARD : Pas par nous.

M. Luc FERRY : Cette idée républicaine est en crise, voilà pourquoi je veux mettre en place un livret républicain, rappeler les principes de la laïcité de la République et lutter contre les communautarismes.

Que s'est-il passé dans le même temps ? Nous avons vu monter un islamisme radical et se durcir les communautés musulmanes en France. La conjonction de ces deux phénomènes fait que l'on est dans une situation effectivement explosive. La réponse par une loi qui interdit tous les signes visibles est-elle la bonne réponse ? Sur ce débat, il faut accepter que l'on puisse se tromper. Si le débat était simple, il serait réglé depuis 10 ans. Acceptons de changer d'avis, de réfléchir. Ce n'est pas anormal et il n'y a pas de honte à prendre en compte les arguments des autres et à essayer de réfléchir sur le sujet. Encore une fois, s'il était simple, ce serait réglé.

Je peux donc me tromper mais j'ai la conviction que dans l'Education nationale, d'une manière générale, il est plus facile de régler les problèmes au niveau local qu'au niveau national. Plus vous agissez au niveau national, plus vous avez des ennuis.

Au niveau local, comme cela a été le cas dans l'affaire d'Aubervilliers, on peut prendre des décisions fermes dans le cadre actuel. Encore une fois, je pense qu'il est politiquement nécessaire d'intervenir mais dans le sens de ce qui existe déjà. C'est du moins ce que je souhaiterais, même si l'on est plus ferme et plus clair, si l'on rappelle le cap, si on explique aux chefs d'établissement un certain nombre de choses qu'ils ont besoin d'entendre et qu'ils demandent. Ma conviction est que tout ce qui est difficile au niveau national peut être réglé au niveau local.

Mais il faudrait, pour éviter des disparités trop grandes, continuer à faire ce que je vais faire pour le guide pratique, c'est-à-dire avoir une sorte de jurisprudence des décisions rendues par les conseils de discipline.

Dans le cadre actuel, je le répète, un chef d'établissement courageux et intelligent peut exclure des jeunes filles qui portent un voile ostentatoire, ou même des élèves qui font de la politique militante dans les établissements. C'est parfaitement faisable et cela se fait.

Je rejoins ce qui a été dit précédemment, c'est le métier des chefs d'établissement. Ils sont des représentants de l'Etat. N'ôtons pas à tout le monde la peine de penser et d'être responsable !

M. Claude GOASGUEN : Si nous sommes obligés de passer par une loi, ce que personnellement, je ne trouve pas être la meilleure solution, ne serait-il pas plus utile, pour l'ensemble de la communauté scolaire, de réaffirmer dans la loi les notions de comportement citoyen et d'autorité au sein de l'école publique, et d'ajouter alors le problème des signes ostentatoires ? Car vous serez obligés de vous référer au critère d'ostentation.

En tout cas, je souhaite, si loi il y a, qu'on élargisse la mesure au problème de l'autorité et de la citoyenneté au sein des établissements publics, et que l'on ne mette pas le voile islamique en exergue, car cela produirait plus d'inconvénients que d'avantages pour l'ensemble de la communauté scolaire.

M. Yvan LACHAUD : Ce matin, lorsque nous avons discuté entre nous, nous n'étions que trois à ne pas être favorables à une loi dans ce sens, et cela a été bien repris par le Président, lorsqu'il a parlé d'une « très grande majorité » en faveur de la loi.

Pour avoir dirigé pendant 15 ans un établissement privé sous contrat, je crois qu'une loi ne réglera rien. D'abord, les cas, comme Mme Hanifa Chérifi nous l'a rappelé, sont peu nombreux par rapport à la communauté nationale. M. le ministre faisait état de 10 contentieux, on nous a parlé 200 ou 300 voiles répertoriés... Par ailleurs, je ne sais pas comment l'interdiction pourra s'appliquer dans l'enseignement privé sous contrat. Je disais ce matin au Président Debré que, par rapport à la loi de 1959, loi Debré, on allait réanimer une guerre scolaire si la mesure était appliquée aux établissements privés sous contrat.

M. Jean GLAVANY : Ce serait un comble !

M. Yvan LACHAUD : C'est faire fi de vingt siècles d'histoire. Interdire le « port visible de tout signe d'appartenance religieuse », cela signifie que l'on va interdire le port d'une petite croix. Ce serait un comble, dans notre société judéo-chrétienne ! L'histoire montre que lorsqu'un homme a révoqué l'Edit de Nantes, cent ans après, il y avait la guerre. Il s'agit de sujets extrêmement délicats.

Je ne suis pas favorable au port du voile à l'école, mais je ne pense pas qu'une loi règlera ce problème. Des circulaires existent, peut-être faut-il ouvrir un débat avec le Conseil d'Etat, qui a émis un avis qui n'est pas tout à fait satisfaisant, c'est vrai, mais il existe certainement des ouvertures dans ce domaine.

M. Luc FERRY : Claude Goasguen a dit beaucoup de choses, qui me paraissent extrêmement sensées. Nous voyons bien que nous sommes en désaccord mais on peut être en désaccord avec son propre frère ou sa propre famille sur un tel sujet. C'est vraiment comme l'affaire Dreyfus !

Je crois qu'une sortie par le haut, acceptable par tous, est la loi d'orientation. En attendant, comme cette loi est prévue à moyen terme et puisqu'il faut aller plus vite, je vous propose un certain nombre de mesures très rapides, très actives et très claires rappelant ce qui est vraiment interdit, ce qui n'est pas acceptable.

C'est relativement facile à faire, mais la loi d'orientation reste le bon point de chute, me semble-t-il, pour rappeler globalement - pas simplement en se fixant sur le foulard - les valeurs de la laïcité, de la République et la nécessité de lutter contre les communautarismes. En tout cas, c'est la proposition que je fais en l'état actuel des choses, et en attendant les conclusions de la Commission Stasi, prévues d'ici la fin de l'année.

M. Eric RAOULT, Président : Merci, M. le ministre, de vos réponses. Votre présence a animé le débat ! L'apaisement viendra sûrement, et je le dis à l'égard de l'ensemble de nos collègues, nous n'arrêtons pas aujourd'hui une décision. Il y a encore l'audition du ministre de l'intérieur et nous aurons l'occasion de nous revoir.

Le souhait du Président Debré, comme il l'avait souligné auprès des membres de la mission, est que nous attendions la mi-décembre pour parvenir au rapport final, qui comprendra sûrement beaucoup plus de pages que la note reprenant les conclusions de la mission, conclusions qui, en fait, ne sont pas encore définitivement « conclusives ».

Audition de M. Nicolas SARKOZY,
ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,
puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur.

Monsieur Sarkozy, je ne vous poserai qu'une question : selon vous le dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires et de la jurisprudence administrative est-il ou non satisfaisant ? S'il ne l'est pas, comment doit-il être amélioré ?

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, ce sujet est un sujet extrêmement complexe, sur lequel les opinions sont tranchées. Pour ma part, j'ai tellement de convictions sur cette question, qu'il ne m'a pas semblé inutile de répondre, M. le Président, à votre invitation, malgré la publication anticipée des conclusions de votre mission.

M. le Président : Le rapport n'est pas encore déposé.

M. Nicolas SARKOZY : Je ne doute pas qu'il sera notoirement différent de ce qui a été publié...

J'ai le sentiment, à travers cette question du voile - et vous avez bien fait d'en faire un sujet de débat -, que les Français prennent subitement conscience de la présence de millions de compatriotes musulmans. Le voile n'est que la manifestation visible d'une réalité dont nous n'avons pas pris la mesure : la France est devenue multiple et les Français ne le savent pas. Le voile n'est que la partie visible d'un iceberg : 5 millions de musulmans français ou vivant en France. Que faisons-nous avec eux ? Que leur disons-nous ?

Certains intellectuels osent poser la question suivante : l'islam est-il compatible avec la République ? Cette question est irresponsable, car si l'on y répondait par la négative, l'autre question qui se poserait serait beaucoup plus grave : que faisons-nous des 5 millions de musulmans - qui ne sont pas tous croyants ? Devons-nous leur demander de se convertir au nom de la liberté de conscience ? Ou doit-on leur expliquer qu'il existe deux catégories de Français : ceux qui ont le droit de vivre leur religion et ceux qui n'en ont pas le droit ?

La religion est un sujet qui passionne nos compatriotes. Nous devons donc tous - et moi le premier - être très mesurés dans nos propos. Notre pays a été déchiré par des guerres de religions ; notre pays a mis un siècle pour trouver un équilibre : équilibre instable, avec bien des imprécisions, mais c'est pour cela qu'il a pu tenir.

Un équilibre qui veut dire que la République n'est pas l'ennemi des religions. Un homme ou une femme qui croit est un homme ou une femme qui espère. Or en quoi l'espérance est-elle contradictoire avec l'idéal républicain ? La République, non seulement n'est pas l'ennemie des religions, mais elle n'est pas indifférente aux religions. La loi de 1905 - citée sur tous les tons, mais dont personne n'a lu le contenu - le prévoit : la République garantit l'exercice du culte, de tous les cultes, sans en privilégier un seul. Or quand la République garantit un droit, c'est qu'elle considère que celui-ci est majeur ; pensez-vous que la République garantirait quelque chose d'accessoire, d'inutile, de factieux ?

Je rappellerai cette triste période, quand le maire du Kremlin-Bicêtre, en 1902, a pris un arrêté interdisant la circulation sur son territoire communal des curés en soutane ! Puis-je rappeler que nous sommes en 2003 ? !

M. le Président, vous m'avez posé une question précise : existe-t-il un dispositif juridique relatif au port de signes religieux et est-il suffisant ?

Eh bien oui, mesdames et messieurs les députés, il existe une règle. Devrais-je être totalement minoritaire, que je prendrais quand même la défense de l'école et des enseignants. On donne toujours une image de l'école et des enseignants frappée d'inefficience ; en l'occurrence, cela est totalement faux. Et je vais le démontrer.

En l'absence de statistiques fiables du ministère de l'éducation nationale, j'ai demandé à mes services le récapitulatif de tous les incidents, petits ou grands, qui se sont produits depuis la rentrée de septembre 2003. La Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) a relevé 1 256 cas de jeunes filles qui se sont présentées à l'école avec le voile ; en 1994, au moment de la circulaire Bayrou - une période de tension -, l'on en avait dénombré 1 123 ; enfin, en 1995 et 1996, deux années qui vous intéresse M. le Président, il n'y en avait plus que 400.

Plus intéressant encore, trois mois après la rentrée, il ne reste que 20 cas non résolus et quatre établissements seulement ont été contraints d'aller jusqu'à l'exclusion. Je vous rappelle que 12 millions de jeunes gens sont scolarisés. Alors, dire que l'école de la République ne peut pas faire face à ce phénomène est injuste à l'endroit des enseignants et de l'école de la République.

Bien entendu, M. le Président, l'on peut souhaiter qu'elle fasse mieux ou différemment. Mais dire que la République est en danger, de ce seul point de vue, est stupide. La concentration de nos compatriotes d'une même ethnie dans un quartier, l'existence d'une zone de non droit dans un quartier, oui, cela est dangereux.

J'aimerais qu'un hommage soit rendu par votre mission aux responsables de la communauté musulmane. Voilà des personnes qui, depuis des semaines, subissent un climat où l'islamophobie, comme la judéophobie, règnent en maître absolu. Je parle du climat médiatique : les articles de journaux sont, pour un certain nombre de nos compatriotes musulmans, insultants ! L'amalgame entre islam et terrorisme, musulmans et intégristes, est odieux ! Ils sont victimes d'une double incompréhension.

La communauté nationale dans son ensemble a peur des musulmans qu'elle voit et reçoit au travers du prisme d'une actualité internationale violente. Et la communauté musulmane de France se sent victime d'amalgames et d'une forme de racisme - comme l'a été une partie de la communauté juive. Rien ne ressemble plus à quelqu'un qui n'aime pas les juifs que quelqu'un qui n'aime pas les arabes !

La règle existe donc, elle résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989. Que dit cet avis ? Que l'on ne peut pas interdire, dans le cadre de la laïcité à la française, le port d'un signe religieux discret. Si une loi était votée, nous accepterions des élèves avec un piercing dans le nez ou ailleurs, alors que la médaille de baptême, la croix de David ou la main de Fatma serait choquante !

M. le Président, je souhaiterais que l'on ne touche pas à ce droit de manifester une appartenance religieuse ; c'est cela la laïcité à la française !

Le Conseil d'Etat précise ensuite les quatre cas pour lesquels un chef d'établissement peut interdire à une jeune fille de porter le voile à l'école. Premièrement, lorsqu'il entraîne un trouble à l'ordre public ; deuxièmement, lorsqu'il est porté de façon non discrète ; troisièmement, lorsque l'élève refuse de d'assister à certains cours ; enfin, quatrièmement, lorsque l'élève a un comportement prosélyte.

Par ailleurs, le Conseil d'Etat rappelle que les chefs d'établissement ont un devoir de dialogue et de discussion et doivent traiter les affaires au cas par cas.

Nous sommes au cœur d'un débat passionnant, qui va bien au-delà du clivage gauche-droite et je vous demande de croire que pour moi, il ne s'agit pas d'une question de posture.

Première question que je me pose : peut-il exister, sur 12 millions d'élèves, un enfant unique ? Puis-je vous dire que je n'ai jamais cru au collège unique ; parce que je ne crois pas à l'enfant unique. J'ai moi-même cinq enfants et je sais que ce qui marche avec l'un ne marche pas forcément avec les autres. Je suis donc très réservé sur le vote d'une règle qui tomberait comme une guillotine : la règle couperet qui serait appliquée, quelle que soit la situation - familiale, régionale, etc.

Je sais bien qu'un certain nombre de fonctionnaires réclament cette règle, mais pour moi un chef d'établissement doit savoir dialoguer, comprendre car chaque cas est différent. Le voile, vécu comme une obligation, doit être dénoncé, combattu. A Orléans, l'équipe pédagogique a su dialoguer avec une jeune fille portant le voile et celle-ci a finalement, accepté de mettre un bandana dans ses cheveux.

L'avis du Conseil d'Etat, réclamant un dialogue, la prise en compte d'une règle, est positif ; il est nécessaire, au sein de la République, non pas de faire tomber la guillotine, mais de dialoguer.

Je voudrais attirer votre attention sur un mot qui peut nous rassembler, mais dont nous n'avons pas la même lecture : communautarisme.

Ici, tout le monde lutte contre le communautarisme. Mais, mesdames et messieurs, mesurons notre responsabilité ! Si demain, par une loi qui confondrait fermeté et brutalité, nous interdisions tout port d'un signe religieux, les familles les plus croyantes se sentiraient exclues de l'école de la République. Se développeraient alors, sur notre territoire national, des écoles confessionnelles.

Une telle loi radicaliserait le débat et enverrait les jeunes filles, qui n'auront plus la possibilité de vivre leur identité à l'école de la République, dans des écoles confessionnelles, où le voile ne sera pas une possibilité mais une obligation. Et le jour où chaque communauté aura son école, nous serons tombés dans le communautarisme le plus total.

Mais à l'inverse, soyons honnête, il est vrai que la laïcité ne se discute pas, ne se négocie pas. Et la République n'a pas à avoir de complexes. Mais si vous votez une loi, elle sera vécue, soit comme une loi d'humiliation pour les musulmans - on ne combat pas le radicalisme par la radicalité, ni l'extrémisme par l'extrémisme - soit comme une loi contre les religions qui reviendrait à faire subir aux juifs, aux catholiques, aux protestants - qui ne demandent rien et qui se comportent très bien depuis un siècle - les conséquences de l'attitude déviante d'une minorité de musulmans. Que vont vous répondre les juifs, les catholiques et les protestants : « Pourquoi ne pouvons-nous pas porter de signes religieux ? Quel mal a-t-on fait à la République depuis un siècle ? »

Des signes que l'on porte sous les vêtements ? J'ai un enfant de 6 ans qui, à peine sorti de sa chambre, est déjà débraillé. Dans la cour d'école, où tous les enfants de France s'amusent, des signes dépasseront des vêtements. Alors nous entendrons : « Ta croix est un signe distinctif ». L'on assistera à une multitude de procès, de remarques. Et nous aurons créé les conditions du développement des écoles confessionnelles dans notre pays.

Il est vrai, M. le Président, que j'ai, non pas apporté de solution, mais posé le problème. Je ne fais pas le procès aux partisans d'une loi de choisir la brutalité. Ne faites pas le procès de la lâcheté ou de la faiblesse à ceux qui, comme moi, sont partisans de la modération en la matière. Simplement nous devons, quelles que soient nos convictions, essayer de nous retrouver autour de la raison. Et la raison nous fera grandir tous.

Je suis certain qu'il existe des solutions, et si je suis interrogé sur ce sujet, je répondrai bien volontiers.

M. Lionnel LUCA : M. le ministre, nous sommes très impressionnés par votre force de conviction !

Vous avez fait état de cas, finalement peux nombreux et réglés pour l'essentiel, mais au cours de nos auditions - et j'ai encore tenu une réunion sur ce sujet samedi, dans ma circonscription -, nous avons entendu les chefs d'établissement demander un texte, une protection et une référence. Ce sont les responsables qui exercent la plus forte pression, et non pas les familles ou les enseignants.

Si les problèmes se règlent aussi bien que vous nous le dites, pourquoi les chefs d'établissement sont-ils si pressants en la matière ?

Enfin, si l'avis du Conseil d'Etat est satisfaisant, pourquoi sommes-nous là et pourquoi nous posons-nous ces questions ?

M. Nicolas SARKOZY : Nous sommes là parce que l'affaire du voile n'est qu'un élément d'un problème plus vaste. Je ne tiendrais pas le même discours, si nous débattions sur la capacité de la communauté musulmane à s'intégrer. Je ne suis pas venu présenter une situation idyllique. J'ai simplement répondu à la question du Président.

Quand les deux jeunes filles - dont le nom de famille est Lévy, un comble ! - ont fait de la provocation, utilisées, manipulées par l'avocat du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) devant toutes les télévisions de France, je dis simplement que cet incident me semble trop mineur pour modifier un siècle d'équilibre !

Par ailleurs, loin de moi l'idée de dire que les chefs d'établissement exercent un métier facile, bien au contraire ! Mais que demandent-ils réellement ? Comme certains ministres ou directeurs d'administration centrale, ils demandent à être couverts.

Enfin, je pense que même l'avis du Conseil d'Etat comporte des imperfections. Cependant, je préfère cet avis que la brutalité automatique d'un texte qui si, vous ne voulez pas qu'il ne tombe dans les mêmes travers que ceux du Conseil d'Etat, devra être automatique et brutal - afin de ne pas donner lieu à interprétation.

Nous n'avons qu'une alternative : soit nous gardons la jurisprudence du Conseil d'Etat, avec la souplesse qu'elle permet et donc ses difficultés d'interprétation, soit nous votons une loi qui sera brutale, avec un risque de radicalisation.

Je ne prétends pas avoir raison, mais entre ces deux solutions, je préfère, les risques de la souplesse plutôt que ceux de la rigidité, pour une question aussi sensible que la place des religions dans la République française.

M. Jean-Yves HUGON : M. le ministre, nous sommes une trentaine de députés à avoir participé à cette mission, et nous avons auditionné plus de 120 personnes. Nous avons certes tiré des conclusions, mais après de nombreuses interrogations et de nombreux doutes.

Les chiffres que vous nous avez cités proviennent de la DCRG ; il n'est donc pas question de les remettre en cause. Cependant, nous avons l'impression, après l'audition de nombreuses personnalités, que la grande majorité des affaires ne remonte pas.

Nous parlons des chefs d'établissement, mais il serait bon de parler aussi des inspecteurs d'académie et des recteurs. Car que nous disent les chefs d'établissement ? Qu'ils ne sont pas couverts par leur hiérarchie, laquelle leur demande de faire au mieux, sans vague. Il me semble que l'on ne peut pas ignorer les appels au secours des chefs d'établissement.

Nous avons auditionné un proviseur de Lille qui avait comptabilisé, dans son seul établissement, 58 jeunes filles voilées. Je me pose donc des questions sur l'exactitude des chiffres donnés par la DCRG.

Ne pensez-vous pas qu'une non réaction de notre part pourrait être interprétée par la grande majorité de nos concitoyens et par les organisations intégristes comme un signe de faiblesse ?

M. Nicolas SARKOZY : M. Hugon, je n'ai jamais pensé que ce débat était inutile, scandaleux ou irresponsable. Au contraire, nous aurions dû l'avoir avant. Vous avez parlé de doutes, d'interrogations, mais j'en ai aussi. Je vous fais part de mes convictions, mais il y a une partie de moi qui peut être séduite - peut-être mon tempérament - par le côté automatique d'une loi. Et je suis persuadé que mes propos ont ébranlé les convictions de certains d'entre vous. Et c'est très bien ! Car il ne s'agit pas d'un sujet simple !

Nous ne sommes pas le seul pays européen à être concerné par ce problème ; et j'en parle avec mes homologues. L'on compte 4 millions de musulmans en Allemagne, 3 millions en Grande-Bretagne, 2 millions en Espagne et 1 million en Italie. Tous ces pays réfléchissent à ce problème. Or aucune démocratie dans le monde n'a voté de loi de prohibition du port discret d'un signe religieux. Les deux seuls pays qui ont adopté une telle loi sont la Turquie et la Tunisie qui, jusqu'à présent, n'étaient pas des modèles en matière de démocratie.

M. le Président : Et qui n'ont pas la même conception que nous de la laïcité.

M. Nicolas SARKOZY : Tout à fait. Et il s'agit d'un argument en faveur de la thèse que je défends : car la laïcité à la française est la reconnaissance du droit à la religion. Pour les autres pays, le droit à la religion est défendu par la Convention européenne des droits de l'homme ; en France, ce droit existe depuis bien plus longtemps.

Au nom de quoi, la France, le pays de la laïcité à la « française » - reconnaissance du droit à la religion et à sa manifestation -, devrait être la première à voter une loi qui sera vécue comme une loi de prohibition.

En ce qui concerne les chiffres, je ne prétends pas qu'ils reflètent l'exacte réalité ; y a-t-il des cas qui ne sont pas comptabilisés ? Certainement. Mais, selon moi, si ces affaires ne remontent pas, c'est qu'elles ne sont pas très graves.

S'agissant des 58 jeunes filles voilées, présentes dans un seul établissement, nous devons les convaincre de rester à l'école publique tout en manifestant discrètement leur appartenance religieuse. Sinon, que vont-elles devenir ? Elles seront scolarisées dans une école confessionnelle ? Et que ferons-nous de la République quand il n'y aura plus que des écoles confessionnelles ?

Les musulmans sont là. Leurs enfants ont le droit d'être scolarisés, ils auront des mosquées, il y aura des imams, et certains d'entre eux auront envie de vivre leur foi de façon d'autant plus spectaculaire qu'ils auront le sentiment d'être bridés.

Vous me dites que les chefs d'établissement réclament de l'aide. C'est vrai. Que pouvons-nous faire pour eux - et c'est la question posée par le Président Debré. Je suis convaincu que l'on peut aller vers eux sans voter une loi.

La question de la nature du règlement intérieur est une question sur laquelle nous serions bien inspirés, les uns et les autres, de travailler. En effet, il présente l'avantage d'être lu par les parents et les élèves avant l'inscription ; ainsi, personne ne pourra prétendre qu'il ne savait pas que le voile n'est pas autorisé, ou alors ce sera de la mauvaise foi.

Par ailleurs, je souhaiterais que la mission réfléchisse non pas seulement au port du voile, mais aux tenues vestimentaires acceptables au sein de l'école. Sans vouloir choquer qui que ce soit, qui sont ces jeunes filles de 13 ans qui portent un string taille haute et un pantalon taille basse ! Il y a aujourd'hui des tenues, des attitudes, des coiffures qui sont beaucoup plus choquantes que le bandana qui a été la solution trouvée à Orléans !

Le règlement intérieur a donc un grand rôle à jouer sur ce sujet, et je pense que le ministre de l'éducation nationale pourrait utiliser les circulaires. Avec une circulaire et un règlement intérieur - auquel on donnera une valeur législative - on a me semble-t-il une voie que vous ne devriez pas écarter totalement. Elle peut être une réponse aux demandes des chefs d'établissement.

Enfin, vous me demandez, M. le député, si ne rien faire ne reviendrait pas à laisser les intégristes tout faire. Et un grand nombre d'entre vous pensent que si une loi peut avoir des dommages collatéraux, ils seront de toute façon moins importants que si rien n'est fait.

M. le Président : Nous pouvons effectivement nous poser la question.

M. Nicolas SARKOZY : Mais bien entendu, M. le Président, et je me la pose moi-même. J'en veux pour preuve mon discours au congrès de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dans lequel j'ai été très clair en affirmant que je n'accepterai pas les têtes couvertes sur les papiers d'identité. Il en va de l'ordre public : nous devons pouvoir reconnaître les personnes porteuses de carte d'identité. Et bien j'ai refusé qu'une Egyptienne, chercheuse à Rennes, mère de trois enfants, fasse renouveler sa carte de résident avec une photo sur laquelle elle portait le voile.

La tradition française veut que l'on entre la tête découverte à l'école. Je suis contre le port du voile à l'école, mais pas au point d'interdire tous les signes religieux. Je vous demande donc d'écouter ceux qui, comme moi, sont plus prudents ; essayons de nous retrouver sur une position qui nous fera tous grandir.

Vous voulez adopter une loi, moi je vous dis qu'il y a quelque chose à faire avec le code de l'Education nationale, le règlement intérieur. Mais de grâce, n'allez pas jusqu'à une loi de prohibition du port discret des signes religieux.

M. le Président : Que répondez-vous à ceux qui nous disent : « Vous auriez dû avoir le courage de faire cette loi plus tôt. De renoncement en renoncement, de lâcheté en lâcheté, de doute en doute, vous avez fait le lit des extrémistes. Si, il y a six ou sept ans, vous aviez pris vos responsabilités, nous ne serions pas, aujourd'hui, confrontés à des situations impossibles ».

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, ce n'est pas parce que nous avons été lâches dans le passé, qu'il faut se rattraper en faisant une bêtise !

M. le Président : Certes, mais ce n'est pas une raison pour continuer à être lâches ! On peut continuer indéfiniment à être lâches, mais vous savez où cela conduit !

M. Nicolas SARKOZY : Je ne pense pas avoir déjà fait l'apologie d'une politique qui consiste à ne pas dire les choses et à être lâche ! Mais dans cette affaire, il convient de ne pas confondre la fermeté et la brutalité.

La lâcheté, c'est d'avoir laissé s'installer des ghettos, des zones de non droit. Et sous prétexte qu'il s'agissait de Maghrébins, de ne pas oser dire justement qu'ils étaient Maghrébins et de ne pas agir quand il fallait agir ! Mais qui dit que la lâcheté a consisté à accepter des voiles à l'école ?

Pardonnez-moi, mais vous voulez utiliser une bombe atomique pour régler le dernier des problèmes à régler. Et ce n'est pas parce qu'il y aura une loi qu'elle sera facilement applicable. Alors que répondrez-vous à ceux qui vous appellent à être courageux quand il y aura, dans chaque département de France, des écoles confessionnelles coraniques ? Vous ne pourrez pas interdire ces écoles, sinon c'est le problème des musulmans de France dans son ensemble qu'il faudra revoir !

Je comprends parfaitement qu'il faille être courageux, mais pourquoi l'être sur le dos des catholiques, des protestants et des juifs ? Ils ne demandent rien et vont voir s'abattre une réalité d'une brutalité invraisemblable !

Je suis favorable à une expulsion des imams, au contrôle des mosquées, comme la loi le prévoit, je suis même favorable à une participation aux financements, afin d'en finir avec l'argent provenant de l'étranger. Mais n'envoyez pas une bombe atomique sur les protestants, les catholiques et les juifs pour régler le problème d'une minorité !

D'ailleurs, tous les évêques de France, qui n'ont pas toujours brillé par leur volonté de prendre des positions abruptes, sont dans un état de braquage invraisemblable !

M. le Président : Ce sont les mêmes qui se sont braqués, en 1959, lorsqu'on leur a proposé une loi d'association pour l'école privée ! Ils ont manifesté sous prétexte que cette loi allait tuer l'enseignement privé ! Ce sont les mêmes ! Je tiens d'ailleurs à votre disposition les coupures de presse de 1959.

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, comprenez-moi bien, je veux simplement dire que le courage n'empêche pas la réflexion.

M. le Président : Même chez les évêques !

M. Nicolas SARKOZY : Bien entendu, mais si j'ai bien compris, ils ne sont pas nos adversaires. Je ne veux pas les défendre, mais en termes de stabilité de la République, que vous ont-ils fait ?

J'ai lu, M. le Président, que vous étiez même personnellement favorable à une interdiction du port de signes religieux visibles dans les écoles confessionnelles. Il s'agit là, M. le Président, d'un point de désaccord - rare mais total - entre nous. Cela voudrait dire que dans les écoles confessionnelles, il pourrait y avoir un crucifix dans les classes, mais que les enfants ne pourraient pas porter leur croix de baptême !

J'ai même entendu un responsable politique dire quelque chose qui m'a paru d'une redoutable sottise : « Un professeur ne doit pas savoir si un enfant est catholique, protestant, juif ou musulman ». Ce n'est pas l'enfant qui doit être laïque, mais l'école ! La lettre de Jules Ferry s'adressait non pas aux enfants mais aux enseignants !

Vous voulez demander à un petit enfant juif de renoncer à son identité de 8 heures à 16 h 45 ? Ce n'est pas cela le creuset républicain ; au contraire, chacun doit amener son identité et non la laisser dehors.

M. Jean-Pierre BLAZY : M. le ministre, je souhaiterais revenir sur l'aspect quantitatif, car les chiffres que vous avez cités tout à l'heure me semblent ne porter que sur la partie émergée de l'iceberg. En effet, nous sommes convaincus, après nos auditions, que la partie immergée est très importante.

Les chefs d'établissement et les enseignants - nous en avons tous rencontré dans nos circonscriptions - ont un sentiment d'abandon fort du politique et nous demandent de clarifier la situation.

S'agissant des chiffres, l'exemple de notre collègue M. Hugon, à Lille - 58 jeunes filles voilées dans un établissement -, est évocateur, et je voudrais vous citer un autre cas, à quelques kilomètres de cet établissement, où les jeunes filles arrivaient voilées, traversaient une sorte de no man's land dans l'établissement, et se dévoilaient pour aller en cours.

M. Nicolas SARKOZY : Je trouve qu'il s'agit là d'une bonne solution.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je ne sais pas s'il s'agit d'une bonne solution ! Ce que je veux vous dire, c'est que nous sommes convaincus que les cas sont plus nombreux que les chiffres que vous nous donnez. Et même s'ils ne donnent pas lieu à des incidents, sont-ils tolérables ?

Nous sommes tous ici convaincus que le voile ne doit pas être porté à l'école, tout comme les autres signes religieux ne doivent pas être ostentatoires. Car nous savons très bien quel en est le sens. Mais sachez que nous ne faisons pas d'amalgames : nous ne comptons, parmi nous, aucun islamophobe, aucun judéophobe... Nous souhaitons trouver une réponse au problème du port des signes religieux à l'école. L'avis du Conseil d'Etat de 1989 a tenté de trouver une solution à ce problème, or aujourd'hui elle ne nous paraît pas satisfaisante.

Je suis - comme la très grande majorité des membres de cette mission - favorable à un dispositif législatif. Et même si nous croyons à la force de la loi, nous n'avons pas la naïveté de penser qu'elle réglera tous les problèmes ; et sans être favorable à la brutalité, nous sommes partisans de la fermeté.

Notre société, vous l'avez rappelé, M. le ministre, est devenue multiculturelle, il convient donc de tenir compte des différentes identités, mais sans oublier l'identité, celle de la République. La laïcité doit permettre à chacun de se retrouver dans une identité qui doit être partagée dans ce pays. Or l'école est le lieu idéal pour forger cette identité.

Aujourd'hui, non seulement parce que les enseignants sont déboussolés, mais aussi parce que les élus sont en difficulté face à cette question, nous sommes tous confrontés à ce problème.

Vous mettez en avant le risque du développement des écoles confessionnelles. Personnellement, je fais le pari qu'en donnant un signe fort, nous répondrons aux attentes des enseignants, des musulmans qui sont avant tout citoyens français et des jeunes filles qui subissent la situation - car nous ne devons pas oublier de parler des droits de la femme.

Je suis surpris d'entendre la Ligue des droits de l'homme, la Ligue de l'enseignement et l'enseignement catholique dire qu'entre la laïcité et les droits de l'homme, ils choisissent les droits de l'homme ! Comme si la laïcité était le contraire des droits de l'homme ! C'est atterrant !

Pour revenir au sujet, je ne pense pas que le risque de développement des écoles confessionnelles soit aussi grand que cela. Nous devons donner un signe fort, et seule la loi peut le faire - avec, bien entendu, un dispositif d'accompagnement.

M. Sarkozy, vous qui allez avoir l'occasion de dialoguer avec M. Ramadan, ne pensez-vous pas que derrière toute la subtilité de son discours, il a davantage la volonté de développer le communautarisme plutôt que l'islam dans la République ? Je vous pose cette question, sachant que l'UOIF a des positions très fortes dans le Conseil français du culte musulman que vous avez installé.

Enfin, je vous fais observer que le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) est favorable à un dispositif législatif, ce que l'on peut comprendre, au vu du regain d'antisémitisme auquel nous assistons.

Je ne pense donc pas qu'en voulant adopter une loi nous soyons contre les religions ; nous sommes plutôt dans l'esprit de la loi de 1905.

M. Nicolas SARKOZY : M. Blazy, je ne vois pas le rapport entre le sujet que nous traitons et M. Ramadan !

Vous proposez une loi, c'est votre droit le plus absolu et certains arguments peuvent être valables. Mais je voudrais attirer l'attention de la mission sur un fait : vous proposez de modifier le concept de la laïcité à la française. Ce qui n'est pas rien ! Et je vous dis de faire attention, car la France est un pays de passions. Nous avons trouvé un équilibre et vous êtes en train de m'expliquer que pour mettre un terme aux agissements d'une minorité de musulmans, nous devons revenir sur cet acquis qui est la tolérance des religions dans la République.

Une loi de prohibition du port discret de signes religieux tournera le dos à un siècle de laïcité à la française. M. Blazy, vous avez tout à fait le droit de voter cette loi, mais vous n'avez pas le droit de dire que vous le faites au nom de la laïcité à la française - défendue par l'avis du Conseil d'Etat. Car ceux qui défendent cette laïcité, ce n'est pas vous, c'est nous !

Ne vous trompez pas : je suis, tout comme vous, opposé au port du voile, de la kippa. Je suis opposé à toute forme d'intégrisme. La question est de savoir comment arriver au résultat - à savoir que les jeunes filles ne portent pas le voile à l'école. Vous, vous proposez une loi qui revient sur le concept traditionnel de la laïcité à la française ; moi, je vous propose de réviser le règlement intérieur - la jurisprudence du Conseil d'Etat étant satisfaisante.

L'avantage de ma proposition, est que je ne prends pas le risque de voir se développer des écoles confessionnelles. Vous avez été honnête en me disant que vous ne croyez pas à ce risque, mais vous l'avez quand même évoqué, et vous avez raison. L'avantage de ma proposition donc, c'est que l'Etat pourra refuser les autorisations à ces établissements et que cela ne suscitera pas un débat sur leur financement public - débat que vous aurez obligatoirement en excluant les jeunes filles voilées de l'école publique. Telle est la réalité.

Nous sommes tous d'accord sur le fait que les jeunes filles ne doivent pas être voilées, ce n'est pas notre tradition, cela nous est donc facile de prendre cette position. De la même manière que les curés ne mettent plus de soutane ; il s'agit d'une question de temps pour nos compatriotes musulmans. Nous devons les faire évoluer dans le cadre des institutions de la République avec patience et détermination, et non pas en votant une loi d'exclusion, ou une loi qui revient sur la laïcité ! Il m'appartient, en tant que ministre de l'intérieur, d'attirer votre attention sur le fait que nous sommes en train de revoir l'un des principes fondateurs : la tolérance à l'endroit des signes religieux - discrets.

Si votre volonté est d'adopter une loi sur le port discret des signes religieux, sachez qu'il s'agit de reprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat ! Vous rencontrerez alors les mêmes difficultés d'application qu'aujourd'hui. Si vous souhaitez adopter une loi de prohibition, vous devrez le faire avec brutalité et vous tournerez le dos à la laïcité à la française.

M. Christian BATAILLE : M. le ministre, je ferai tout d'abord un préalable : l'apparence vestimentaire est un débat totalement différent de celui concernant le port de signes religieux - il va du string au jean troué et peut concerner aussi bien les élèves que les enseignants.

Vous nous avez fait, dans vos propos, une démonstration que nous avons déjà entendue au cours de nos auditions ; nous-mêmes avons évolué, mais il ne sert à rien de se raconter des histoires et de dire que nous aurions dû être courageux il y a quatre ou cinq ans, accusant ainsi l'ancien gouvernement de ne pas avoir pris ses responsabilités.

M. le Président : Ce n'est pas ce que j'ai dit, M. Bataille.

M. Christian BATAILLE : Je vous parle en héritier des anti-Dreyfusards, de Jaurès, d'Aristide Briand, etc. J'appartiens à un parti qui a été traversé par ce débat - comme la droite d'ailleurs - et qui a, récemment, pris une position claire en faveur d'une loi. Nous n'avons donc pas, ici, à nous objecter des comportements partisans.

Vous nous dites, M. le ministre, que la France est multiple : mais ce n'est pas nouveau ! Fernand Braudel, l'historien, a parfaitement décrit cette situation, qui est aussi vieille que la France ! Mais que voulez-vous dire : qu'elle est multiple racialement, ethniquement... Tout cela n'est pas nouveau, les peuples de la Méditerranée, de l'Europe du Nord, se sont mélangés... et la diversité linguistique existe encore. Nous sommes également multiples religieusement. De quoi s'agit-il : d'une opposition entre les chrétiens et les autres, et notamment les musulmans ? Je ne le crois pas. Ce qui est nouveau, c'est cette tenue vestimentaire dans les services publics et à l'école.

Nous ne pouvons qu'être d'accord avec certaines de vos considérations générales et votre diagnostic est plus qu'habile...

M. Nicolas SARKOZY : Nous ne sommes pas obligés d'être malhabiles !

M. Christian BATAILLE : Vous permettez M. le ministre, vous ne l'avez pas toujours été dans votre démonstration ! D'ailleurs, je fais mienne l'intervention d'un responsable que vous avez citée : effectivement, dans une classe, le professeur n'a pas à connaître la religion des enfants.

M. Nicolas SARKOZY : Il est quand même difficile, lorsqu'on s'appelle David Lévy, de passer pour un chrétien !

M. Christian BATAILLE : Je voudrais quand même insister et vous dire que toutes les personnes de terrain, les chefs d'établissement, les professeurs, nous ont réclamé une loi qui les protégerait contre les recours et la judiciarisation de la société. Le raisonnement que vous nous présentez est tout à fait cohérent, et il est en général tenu par les inspecteurs d'académie et les responsables des ministères.

Nous sommes engagés dans une réflexion et il n'est pas imaginable que nous laissions cette question non résolue, que nous restions en l'état. Mais dès lors que le débat a été engagé, ce serait, me semble-t-il, un signe de faiblesse. C'est la raison pour laquelle une loi interdisant le port de signes religieux visibles me semble nécessaire.

M. Nicolas SARKOZY : M. Bataille, vous m'entendez à la fin de vos travaux ; si ma position - différente de celles des membres de la mission -, vous gêne à ce point, il faut me le dire, je me donnerai moins de mal !

Je vous le dis avec beaucoup de convictions. Il s'agit non pas de rien faire, mais d'éviter de faire une bêtise - et c'est ce qu'il y a de plus difficile dans notre pays -, à savoir de prendre une mesure si brutale qu'elle sera vécue comme un instrument de radicalisation. Et c'est le devoir d'un certain nombre de personnes raisonnables de le dire.

Notre pays est un pays de passions. Or le devoir des responsables politiques, des hommes d'Etat est de les apaiser. Avec une loi, nous allons les rouvrir gratuitement. Quand vous dites que nous n'avons le choix qu'entre une brutalité qui se retournera contre la République et ne rien faire, vous vous trompez. Il y a des tas de choses à faire.

Si vous pensez qu'une loi, qui sera vécue comme une loi de prohibition, règlera le problème, vous vous trompez. Il s'agit là d'une maladie bien française : dès que nous nous heurtons à un problème, nous adoptons une loi. Avec une telle loi, vous allez engager le pays, pendant des années, dans une nouvelle guerre de religions. Et tout cela parce que vous n'aurez pas osé dire que ce problème complexe demande une réponse qui ne soit pas brutale et simpliste.

J'ajoute, M. Bataille, que vous appartenez à une famille politique que je respecte profondément mais qui, dans l'histoire, a eu des rapports avec les religions qui sont différents de ceux que ma famille politique a eus. Je suis un passionné de la IIIème République, or je puis vous dire qu'une partie de la gauche a toujours fait de l'anticléricalisme, du laïcisme, du sectarisme laïque. Personnellement, je n'ai jamais appartenu à ce courant politique, c'est la raison pour laquelle je demande à mes amis politiques de ne pas faire l'inverse de ce qu'a été notre tradition politique. Les religions ont contribué à la stabilisation de la République, elles n'en ont jamais été l'ennemi ; ce ne sont pas les religions qui font les guerres, mais des extrémistes qui dévoient la religion.

La République ne peut pas répondre à toutes les questions de l'homme. Et savez-vous ce qui manque dans nos banlieues ? Des lieux de lumière, des lieux ou des hommes et des femmes différents puissent réfléchir au sens et au prix de la vie. Si vous pensez rétablir le calme dans les banlieues en construisant uniquement des terrains de football, c'est que vous ne connaissez pas la réalité de l'être humain. La question spirituelle est consubstantielle à celle de l'homme.

Je ne suis pas une grenouille de bénitier, je ne suis pas un catholique pratiquant, et pourtant je vous le dis : l'engagement religieux n'est pas un engagement suspect, il n'a rien à voir avec l'extrémisme. Voter une loi bannissant des écoles de la République le port discret d'un signe religieux, c'est aller contre l'histoire de notre pays, contre l'équilibre qui a été construit patiemment, et c'est faire revivre les sectaires laïques.

Voter la loi, et vous verrez dans quel état sera la société. Modifier le règlement intérieur, ayez une attitude ouverte, et vous apaiserez les tensions et répondrez à l'inquiétude des enseignants.

(M. Eric RAOULT remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.)

M. Hervé MARITON : Rien n'interdit, M. le ministre, d'imaginer des règlements intérieurs qui, prohibant des signes religieux - liberté du règlement intérieur -, amènent des enfants à choisir un établissement confessionnel.

Je comprends ce qui a été dit sur les tenues vestimentaires, les notions de politesse et de tenue correcte étant des dimensions importantes de la réforme de l'école dans notre pays.

Il est vrai que notre mission a déjà bien avancé dans ses travaux, et que nombre d'entre nous, qui n'étions pas très favorables une loi, avons petit à petit changé d'avis. Il me semble que l'on peut revoir, dans une loi, la distinction entre le visible et l'ostentatoire. Nous sommes pour l'instant favorables à une loi interdisant les signes visibles, mais nous pourrions peut-être imaginer une loi prohibant les signes ostentatoires, ce qui serait une position plus forte que la situation actuelle ; quoi qu'il en soit, un message est indispensable.

Vous nous dites, M. le ministre, que le débat qui a eu lieu ces derniers mois a libéré une parole islamophobe. Sûrement. Il a également déclenché un certain nombre de paroles qui décrivent la réalité sociale, telle qu'elle est. Un certain nombre de ces descriptions ne se faisaient pas avant, tout simplement parce qu'elles n'étaient pas politiquement correctes. Ce que nous avons entendu ici, édifiant quelquefois, fait aujourd'hui partie du débat public.

Certaines personnes auditionnées nous ont dit que le problème du voile était l'arbre qui cachait la forêt. J'ai rebondi sur cette observation, en répondant que pour s'occuper de la forêt il n'était pas inutile de commencer par s'occuper de l'arbre.

Quel est le problème ? Et ce n'est pas de l'islamophobie de le dire : le voile, il y a dix ans, était une expression assez cantonnée et ponctuelle ; aujourd'hui, il existe d'autres modes d'expression qui sont ceux d'une demande de République à la carte, de la part de citoyens français - citoyens qui ne sont pas répartis de manière totalement euristique - qui récusent certaines valeurs de la République.

La demande de récusation d'un juge à Paris, motivée par la supposée confession juive du magistrat, est l'expression extrême de cette République à la carte. Autre exemple, un jeune de ma commune est venu me dire que le drapeau que j'avais déployé ne lui plaisait pas, qu'il ne représentait pas son idée de la France. J'ai tenté de lui expliquer, mais je n'y suis pas parvenu car il avait envie de choisir ce qui lui convenait et de récuser ce qui ne lui convenait pas.

Une des expressions les plus fortes de cette République à la carte, c'est le voile islamique. Non pas en tant que signe religieux, mais comme affirmation politique. Tout comme la casquette d'un jeune, qu'il ne veut pas enlever en classe, exprime son opposition à la société et à l'éducation. Confrontés à cette situation, nous nous demandons par quel bout nous devons nous attaquer au problème.

Il nous est apparu que ce débat, en un lieu défini, à savoir l'école, pouvait trouver un élément de solution dans la loi, et que sans doute, même si nous ne réglions pas tout, il était utile de fixer une règle, avec autant d'intelligence que possible - je suis prêt à rouvrir le débat, s'agissant des termes « visible », « ostentatoire », etc. Cette règle doit démontrer que nous ne sommes pas partisans d'un espace public à la carte et qu'il existe des contraintes.

Je vous l'accorde, M. le ministre, nous ne faisons pas dans le compromis, nous affirmons que certains points ne sont pas discutables, mais c'est parce que nous ne voulons pas que le compromis aille jusqu'à la demande de récusation.

M. Nicolas SARKOZY : M. Mariton, votre exemple est parfait : vous parlez d'une demande de récusation particulièrement scandaleuse. Et si je reprends le raisonnement d'une partie des membres de la mission, je devrais en tirer la conclusion qu'il conviendrait de supprimer le droit de récusation - puisqu'une minorité en fait un mauvais usage ! Or ce n'est pas ce que vous proposez ! Une personne demande de récuser un magistrat parce qu'il est juif ; vous n'en tirez pas la conclusion qu'il faut supprimer le droit de récusation ! Vous dites au contraire que la demande est parfaitement scandaleuse et qu'il faut y répondre par la négative. Alors pourquoi faites-vous le contraire avec les signes religieux ?

En France, nous avons le droit de porter des signes religieux discrets - tels que la médaille de baptême - ce qui n'a jamais posé de problème depuis un siècle. Voilà qu'une minorité de minorité a un comportement provoquant et vous voulez revenir sur le droit de la laïcité à la française !

Par ailleurs, je n'ai jamais dit qu'il ne fallait rien faire ; je vous ai proposé de donner une force législative au règlement intérieur, à savoir reconnaître dans le code de l'Education nationale que les établissements scolaires ont le droit, dans le règlement intérieur, de prévoir des tenues vestimentaires adaptées. De prévoir également que les élèves doivent se présenter tête nue, c'est-à-dire sans casquette et sans voile. Et vous pouvez même, si vous le souhaitez, lui donner une valeur législative en l'inscrivant dans le code de l'Education nationale.

Mais je voudrais vous éviter de faire une bêtise, d'aller, avec les meilleurs arguments du monde, dans le mur, en créant les conditions d'une tension - d'ailleurs, vous le sentez bien, puisque vous êtes prêt à rouvrir le débat en ce qui concerne les termes « ostentatoire » et « visible ». Mais il s'agit déjà du débat sur la jurisprudence du Conseil d'Etat, vous aurez alors le même à l'Assemblée nationale. Et je sais comment vous en sortirez : en lambeaux. Avec une règle qui n'aura plus aucune signification.

Le vrai débat que nous devons avoir est le suivant : sommes-nous forts et courageux en adoptant une loi automatique et parfaitement lisible - dont je crains qu'elle n'entraîne une catastrophe - ou en choisissant une autre solution, ferme mais permettant de la souplesse, dans une société française de 61 millions d'habitants qui doit intégrer 5 millions de musulmans ? Car je pense que nous ne les intégrerons pas à la trique. Il ne s'agit pas de céder quoi que soit, mais je ne veux pas être complice d'une situation où il y aurait, d'un côté les religions, et, de l'autre, les adversaires des religions. Ce serait une catastrophe pour notre pays.

Je suis prêt à faire un bout de chemin vers vous - même en ce qui concerne une volonté législative -, mais de grâce ne vous laissez pas aller à des idées simplistes, telles qu'une loi de prohibition. On ne combat pas le terrorisme avec les méthodes du terrorisme, l'extrémisme avec les méthodes de l'extrémisme, l'intolérance avec l'intolérance ! La République n'est pas faite comme cela et pour cela. Nous avons mis un siècle à trouver cet équilibre, ne mettons pas tout par terre en quelques semaines.

M. Pierre-André PERISSOL : M. le ministre, les difficultés auxquelles nous sommes confrontés font que nous avons du mal à traiter différemment les deux aspects du voile. Il est, pour une faible partie de croyants, un signe religieux - sans qu'il soit un point majeur de l'islam. Il est, pour d'autres, un signe politique. La question est de savoir comment nous devons combattre l'introduction d'un signe politique dans l'école, tout en ne cassant pas l'équilibre de l'acceptation du signe religieux.

La jurisprudence du Conseil d'Etat pourrait, il est vrai, en partie, servir de levier, mais elle est difficile d'application.

Nous avons auditionné des chefs d'établissement et des enseignants chargés de gérer cette question. Ils nous demandent de légiférer, car ils n'ont pas les moyens d'agir. Selon eux, le voile est la voie d'entrée à un certain nombre d'autres problèmes, tels que l'assiduité aux cours ou le refus de passer un examen avec un homme.

Nous leur avons répondu que les textes étaient très clairs : tous les cours sont obligatoires sous peine de sanctions. « Certes - nous disent-il -, mais une jeune fille qui ne veut pas aller à la piscine obtiendra un certificat médical de complaisance sans problème ; or nous n'avons aucun moyen de demander une contre-expertise ou de contester ce certificat ». Par ailleurs, la procédure du conseil de discipline pour prononcer une sanction est tellement lourde qu'ils n'y parviennent pas - les élèves reviennent donc, narguant les professeurs. Telles sont les raisons pour lesquelles les enseignants nous demandent de légiférer.

En ne réglant pas cette question, nous créons une situation qui appelle des réactions brutales, simplistes. Si nous avions, dès 1989, donné à ceux qui sont sur le terrain les moyens d'agir, la pression serait beaucoup plus faible aujourd'hui pour l'adoption d'une loi.

M. le ministre, il ne me semble pas que le problème pourra être réglé par une simple circulaire. Je sais bien qu'il ne s'agit pas de votre domaine ministériel, mais il en va de la responsabilité du gouvernement de modifier un certain état d'esprit, des pratiques à l'intérieur du dispositif de l'Education nationale, afin de trouver, le cas échéant, une autre solution que la loi.

M. Nicolas SARKOZY : Je n'ai rien à ajouter, M. Périssol, je partage votre point de vue.

Mme Michèle TABAROT : M. le ministre, je serai brève, beaucoup de choses ont déjà été dites, notamment l'évolution de chacun au sein de cette mission et notre volonté d'agir.

Nous avons eu affaire à des enseignants, dont certains voulaient réagir et d'autres ne rien faire. Cela pose un problème, notamment lorsque le chef d'établissement décide d'agir et que l'inspecteur d'académie suspend le conseil de discipline en passe de prononcer une sanction. Il me semble que cet inspecteur, en agissant de la sorte, outrepasse ses fonctions et aurait dû laisser le conseil de discipline prendre sa décision.

Autre point, nous ne regardons pas avec suffisamment d'attention ce que nous demande ces jeunes filles. Bien entendu, certaines portent le voile comme signe religieux, mais d'autres le portent en signe de provocation politique. Enfin, il est également porté comme un voile de protection, notamment dans les banlieues - afin, par exemple, de ne pas faire l'objet d'une « tournante », ou par rapport à la famille.

Or ce sujet de la protection de la femme me pose problème. Vous avez cité 1 256 affaires depuis la rentrée scolaire, dont 20 non résolues ; qui fait l'effort de savoir si ces jeunes femmes portent le voile pour des raisons religieuses ou parce qu'elles subissent la pression de leur environnement ? Les enseignants ne m'ont pas donné de réponse à cette question ni de solution.

M. Nicolas SARKOZY : Mais je vais vous en donner une, Mme Tabarot. Le jour où ces jeunes filles seront exclues de l'école publique, qui parlera pour elle, qui les défendra ? Ne pensez pas une minute qu'une loi de prohibition des signes religieux va faire céder les plus extrémistes ! Au contraire, ces jeunes filles seront condamnées à aller à l'école confessionnelle. Je souhaite donc, en tolérant les signes discrets, que ces jeunes filles puissent être intégrées à l'école de la République, ce qui permettra à la communauté pédagogique de dialoguer avec elles.

Par ailleurs, qui contrôlera les écoles confessionnelles qui verront le jour dans tous les départements ? Car ces écoles, avec l'aide de financements étrangers, se construiront sur la loi de prohibition. C'est cela le communautarisme : chacun son école. Or nous devons préserver l'école de la République, où chacun amène son identité et accepte les règles générales.

Et si l'une de ces règles exige que l'on vienne à l'école tête nue, inscrivons là dans le règlement intérieur, et donnons lui une valeur législative. Mais nous ne devons pas exclure ces jeunes filles et prendre le risque de voir se développer les écoles confessionnelles. Vous qui parlez d'égalité entre les hommes et les femmes, vous savez très bien que dans une école confessionnelle, il n'y en aura pas.

M. Claude GOASGUEN : M. le ministre, je partage votre analyse, à une exception près : étant donné le nombre de musulmans vivant en France, il vaudrait mieux prévoir des contrats d'association pour des écoles musulmanes qui, quelle que soit la solution que l'on choisira pour résoudre ce problème, se développeront. Il conviendrait donc d'anticiper plutôt que de nous laisser prendre de vitesse.

Il me paraît évident que le problème du port du voile est, en réalité, un révélateur ; en ce sens, cette mission est utile et permet de prendre conscience d'un certain nombre de problèmes. D'abord, l'existence de la communauté musulmane, mais je n'y reviens pas, vous en avez parlé, M. le ministre. Ensuite, la neutralité du service public ; nous parlons du port du voile à l'école, mais le problème est beaucoup plus grave dans le cadre de la neutralité du service public. Or les atteintes à cette neutralité se multiplient, non seulement à l'école mais également dans les hôpitaux et ailleurs.

Enfin, j'ai enseigné pendant 25 ans - j'ai été professeur, doyen, recteur, inspecteur général - et si jamais personne ne s'est plaint du voile, tous se sont plaints de la dérive qui avait lieu au sein des écoles. Le voile n'est donc que l'expression d'une dégradation du climat au sein de l'école, avec des incidents qui sont beaucoup plus graves que le port du voile - insultes, absences, laisser-aller, tenues vestimentaires et coiffures folkloriques, etc.

Le véritable problème est donc de restituer à l'école un certain nombre de normes qui ont été oubliées et que le législateur vient de redécouvrir en lançant un débat sur le voile. Premièrement, l'autorité doit être rétablie dans l'école ; deuxièmement, l'école doit être le domaine de la citoyenneté. Or c'est à partir de ce champ plus général que nous pourrons inclure le problème des signes distinctifs en matière politique et religieuse ; et je parle de signes « ostentatoires », car le terme « visible » me semble absurde : allons-nous obliger une personne qui se sera fait tatouer une croix sur la main à mettre des gants - ou allons-nous lui couper la main ?

Le ministre de l'éducation nationale a eu raison de nous dire que la solution est certainement dans une loi d'orientation restituant l'autorité et la citoyenneté. En ce sens, notre mission aura été très utile ; ne tombons pas dans la guerre du laïcisme, de l'anti-laïcard, sinon nous allons déboucher sur un sujet que la France a mis un siècle à équilibrer.

M. Jacques MYARD : Pour une fois, je ne suis pas tout à fait d'accord avec M. le ministre, ce qui ne lui enlève rien !

La France a toujours été respectueuse des religions, et il ne s'agit pas de revenir sur ce droit ; la laïcité à la française, c'est l'avis du Conseil d'Etat qui a tout chamboulé. Avant, que ce soit en Algérie, lorsque nous étions colonisateurs, ou dans nos banlieues, la question ne se posait pas, les voiles étaient enlevés comme tous les signes ostentatoires. Tous les enfants qui fréquentaient une école française en Algérie s'y rendaient tête nue.

Cependant, il existe effectivement une dérive communautariste ; ce qui est en jeu, c'est non pas le voile, mais la loi personnelle, le dogme religieux qui veut modifier les lois de la République dans tous les domaines.

Vous craignez qu'une loi soit trop radicale, M. le ministre, mais nous avons vu ce que donnait la pratique des abattages. Je me suis battu pendant cinq ou six ans, et le ministère de l'intérieur - quel qu'il soit - m'a toujours répondu qu'il fallait respecter les libertés religieuses. Et aujourd'hui, on applique la fermeté : on abat dans les abattoirs, et on n'en parle plus. Je ne suis pas d'accord avec vous, M. le ministre, quand vous dites que la loi radicalise, elle peut mettre un terme à une dérive.

En ce qui concerne les écoles confessionnelles, celles que vous avez décrites sont contraires à l'ordre public français, il conviendra donc de les fermer ! Il n'y aura pas de « madrassage » chez nous !

Prenez conscience, M. le ministre, que ce qui est en cause aujourd'hui, c'est l'irruption du dogme religieux pour faire changer les lois civiles. C'est la raison pour laquelle nous devons agir vite.

M. René DOSIERE : M. le ministre, sans passion mais avec conviction, je souhaiterais vous faire part de deux ou trois observations.

Premièrement, je ne partage pas votre analyse lorsque vous parlez d'une loi brutale, d'une bombe atomique. La loi est tout simplement la loi.

Deuxièmement, pourquoi la mission, dans sa quasi unanimité, a-t-elle finalement conclu qu'un signe était nécessaire ? Pour deux motifs principaux. D'abord, nous avons bien compris qu'il y avait un problème - M. Myard vient de parler de dérive communautaire - et que la laïcité n'était plus comprise - et pas seulement par les musulmans. Notamment, pour certains, la volonté de vouloir imposer à la société civile une loi religieuse : ce qui était le cléricalisme de l'église catholique du XIXème siècle et qui a suscité l'anticléricalisme. Ce souci n'a pas entièrement disparu, du moins pas chez les musulmans...

M. Nicolas SARKOZY : On y est : c'est la faute de l'église !

M. René DOSIERE : ... ni dans les autres religions sur des points sans doute différents. Il n'est sans doute pas inutile donc, de se préoccuper, à nouveau, de la laïcité.

Ensuite, nous avons constaté que des responsables, des recteurs, des inspecteurs généraux, des responsables syndicaux, des parents d'élèves, des responsables de la franc-maçonnerie - bref tous ceux qui restent derrière leur bureau - nous ont tenu un discours intellectuel, nous affirmant que ces affaires pouvaient être réglées par l'application de la jurisprudence du Conseil d'Etat. En revanche, pour les chefs d'établissement, les enseignants, la situation actuelle n'est pas satisfaisante, car ils rencontrent de grandes difficultés. Eh bien pour ces derniers, nous pensons qu'il est nécessaire de faire un signe - et à quoi peuvent penser des parlementaires si ce n'est à une modification législative.

Nous avons bien conscience que ce signe, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant et qu'il convient de ne pas oublier de prendre des dispositions de caractère réglementaire. D'ailleurs, la proposition de loi socialiste comporte un article 2 qui donne au règlement intérieur une valeur législative et maintient le préalable d'une médiation avant toute sanction.

M. Nicolas SARKOZY : Je partage l'avis de M. Goasguen, y compris sur ce qu'il a cru être un désaccord entre nous concernant les futures écoles confessionnelles. Je pense simplement que nous pourrons d'autant plus facilement leur imposer des règles que nous n'aurons pas été brutaux sur le reste ! Si nous voulons qu'ils respectent leurs devoirs, nous devons leur reconnaître des droits !

M. Myard, nous avons le même tempérament, mais qui ne nous conduit pas toujours aux mêmes conclusions. Votre position a le mérite de la franchise, de la cohérence et de la clarté. Elle est tellement claire qu'elle finit par ne plus être limpide ! Je crains que ceux qui ont été désignés aient bien compris de quoi il s'agissait : ceux qui ne respectent pas loi sont exclus de l'école, et si ça bouge dans les mosquées, on y va ! Je vous rappelle simplement que vous parlez d'un certain nombre de personnes qui sont nées en France : on ne peut pas leur dire de repartir avec tous leurs bagages !

M. Dosière, ce n'est pas la loi en elle-même qui est brutale, mais la loi de prohibition. D'ailleurs vous le savez très bien, puisqu'il y a eu de grands débats au parti socialiste, notamment avec le premier secrétaire. Et il vous a fallu avancer de bons arguments pour le convaincre, car, comme tous les dirigeants de parti, M. Hollande a beaucoup voyagé en France et a rencontré de nombreuses personnes. De ce fait, nous, les dirigeants, nous avons retiré des impressions et des sentiments sur la France qui font que sur ces questions - que l'on soit socialiste, UMP, UDF, etc. -, nous sommes prudents. C'est sans doute pour cette raison que M. Hollande a été si difficile à convaincre.

Par ailleurs, vous me dites qu'il convient d'éviter les dérives communautaires ; mais vous allez, avec une telle loi, encourager le développement des écoles confessionnelles ! C'est incroyable, je n'arrive pas à me faire comprendre !

Lorsque je me suis rendu dans cette école juive de Gagny, la directrice n'a pas voulu me serrer la main, non pas parce qu'elle ne m'aimait pas, mais parce que c'était shabbat et qu'elle n'avait pas le droit de serrer la main d'un homme. Devons-nous en conclure qu'il s'agit d'une extrémiste qu'il faut renvoyer de France ? Non, c'est la directrice d'une école confessionnelle juive.

Eh bien si ces petites musulmanes ne sont pas intégrées dans une école publique, elles iront dans une école confessionnelle musulmane - problème que vous ne pourrez plus gérer.

Enfin, M. Dosière, j'aimerais vous dire que l'ennemi n'est pas l'Eglise catholique ; je ne fais pas la différence entre la société civile, d'un côté, et les églises factieuses, de l'autre. Je trouve même très bien qu'un certain nombre d'autorités spirituelles donnent leur point de vue sur des débats de société. Le pape ou le cardinal Lustiger ont le droit à la parole au même titre que le groupe « Sniper »... Lorsqu'on voit, à la télévision, toutes ces banalités, toutes ces vulgarités, croyez-moi, l'équilibre de notre société n'est pas menacée parce qu'il y a des protestants organisés, des catholiques organisés, des juifs organisés ou des musulmans organisés.

Vous me dites que nous devons donner un signe. Je suis d'accord, mais lequel ?

M. Jacques MYARD : Une loi !

M. Nicolas SARKOZY : Non, pas de loi de prohibition qui tournerait le dos à la laïcité à la française. En revanche, je ne suis pas opposé à toutes les formes de signe législatif ; j'en ai moi-même proposé un - tout comme le parti socialiste dans son article 2 : donner, dans le cadre du code de l'Education nationale, une valeur législative au règlement intérieur. Prévoyez même d'aller plus loin, en exigeant une tenue correcte. Ou inspirez-vous, si vous tenez à adopter une loi, de la sagesse du Conseil d'Etat.

M. Eric RAOULT, Président : M. le ministre, je vous remercie.

Voir le sommaire des auditions

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

1 Région du sud de l'Algérie, peuplée de 90 à 100 000 personnes, les Mozabites, qui sont en grande majorité kharidjites ou ibadites (« confessions » musulmanes minoritaires à côté des sunnites et des schiites)


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