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Commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité

Jeudi 6 novembre 2014

Séance de 10 heures 15

Compte rendu n° 12

Présidence de M. Alain Leboeuf, Vice-Président

– Audition de M. François Roussely, président d’honneur d’EDF

M. Alain Leboeuf, président. Nous recevons M. François Roussely, président d'honneur d’EDF, à qui je souhaite la bienvenue. Monsieur le président, vous avez dirigé EDF de 1998 à 2004, moment charnière de l’histoire de l’entreprise puisque ces six années ont correspondu à la période d’élaboration de certaines des grandes décisions préparatoires à l'ouverture du marché de l'électricité. Dans le même temps, EDF prenait des positions internationales significatives, mouvement indissociable de l'ouverture des marchés de l'énergie. Dans l’ensemble, les acquisitions faites alors ont conforté l'entreprise ; elles lui apportent aujourd'hui une partie des ressources indispensables à son développement. Il n'est qu'à citer l'acquisition de British Energy qui a fait d’EDF le premier opérateur électrique en Grande-Bretagne, avec EDF Energy ; le Royaume-Uni vient d'ailleurs de décider de construire des centrales EPR. Ensuite, en 2010, dans un rapport consacré à l’avenir de la filière française du nucléaire civil, vous avez formulé des pistes d'avenir.

Notre commission d'enquête a tenu à vous entendre, au titre de « grand expert », vous exprimer sur l'architecture retenue pour aborder l’ouverture du marché avec le jeu complexe des relations, y compris financières, entre EDF, ERDF et RTE. Vous pourrez nous dire si des évolutions vous paraissent inéluctables ou simplement souhaitables dans la gouvernance ainsi construite du système électrique français, dont vous nous décrirez les atouts et les faiblesses. Vous pourrez aussi nous rappeler les difficultés ou même les batailles qu'il vous a fallu surmonter avec les directions de la Commission européenne, qui, à l'évidence, privilégie une optique bien particulière en matière de concurrence.

Avant de vous donner la parole, je vous indique qu’aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par la commission d’enquête sont tenues, sans toutefois enfreindre le secret professionnel, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Roussely prête serment)

M. François Roussely, président d’honneur d’EDF. J’ai quitté la présidence de l’EDF il y a dix ans maintenant, et je suis sensible à l’honneur que vous me faites en souhaitant m’entendre, mais chacun des sujets – les tarifs, la Commission européenne, le service public – que vous avez mentionnés mériterait sans doute que l’on y consacre un jour.

Votre commission s’intéresse aux tarifs de l’électricité. Une entreprise telle qu’EDF a une énorme dimension financière et technologique. Son président parle d’investissements de plus de 50 milliards d’euros dans les années à venir ; le montant est considérable, et l’effet sur l’emploi et sur la recherche technologique le sera tout autant. Mais qui ne voit que les tarifs de l’électricité ont également une dimension sociale en ce qu’ils touchent tous les Français, les plus démunis au premier rang en dépit de tous les dispositifs mis au point ? Un équilibre doit donc être trouvé en permanence entre les valeurs qui inspirent le service public et l’efficacité économique.

Le client qui reçoit sa facture considère le tarif de l’électricité comme un tout. Mais si l’on regarde les choses de plus près sans se limiter à asséner des certitudes idéologiques, on constate que le tarif de l’électricité a des constituants différents – le coût de production ; les taxes ; la contribution au service public de l'électricité (CSPE) qui forme un bloc lui-même hétérogène –, dont les évolutions sont divergentes et pas nécessairement complémentaires. En réalité, les tarifs de l’électricité hors taxes ont diminué en valeur constante. La CSPE représente plus de 60 % de l’augmentation des tarifs, et les charges qui la constituent sont disparates, 60 % de cet accroissement étant lui-même lié à l’incitation au développement des énergies renouvelables ; quant au coût du tarif de première nécessité, il ne représente qu’entre 5 et 6 % de cette charge. La CSPE, les taxes et le coût de l’électricité évoluent donc dans des proportions très différentes ce qui, dans certains cas, change complétement la physionomie de la concurrence puisque l’équivalent du tarif de première nécessité, pour le moment – l’assiette du chèque énergie sera plus large – ne pèse que sur l’électricien.

Il ne faut pas oublier que les tarifs de l’électricité dont la France a bénéficié jusqu’à une date très récente ont été, objectivement, les plus bas d’Europe. Le constat de l’évolution de ce que payent les consommateurs allemands, italiens et belges suffit à montrer combien la situation de l’économie française a été privilégiée. Je regrette que l’on n’indique pas plus nettement, lorsqu’on analyse des Trente Glorieuses, l’effet qu’a eu le prix de l’énergie et singulièrement le prix de l’électricité pour les industriels, qui a été en partie subventionné par les tarifs payés par les ménages ; c’était un bon choix pour la ré-industrialisation de notre pays au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Si l’on a pu créer une industrie chimique, une industrie sidérurgique, une industrie du papier, toutes industries électro-intensives, c’est notamment parce que les prix de l’électricité étaient les plus bas. Ce prix est aussi un élément d’efficacité par rapport à d’autres sources d’énergie ; en partant d’une même base et avec un indice 100, l’évolution comparée des coûts va du simple au triple, de 100 pour l’électricité à 200 ou 300 pour le fuel domestique ou le gaz de ville. Le prix de l’électricité est donc un élément considérable de compétitivité pour notre pays.

Je me garderai d’oublier la facture globale que paye le consommateur, et donc l’aspect social de la question. Mais l’on ne peut, par le prix de l’électricité, faire toutes les politiques sociales transversales comme si elles n’avaient pas une incidence financière et industrielle sur les comptes de l’entreprise. On ne peut attendre d’une entreprise qu’elle finance des investissements aussi considérables qu’il a été dit et considérer en même temps qu’une partie de ses recettes peut être ainsi maniée, certes pour d’éminentes raisons sociales, sans que cela ait de conséquences sur la vie de l’entreprise. Qui dit recettes en moins quand, au dernier moment, on réduit de moitié l’augmentation tarifaire qui avait été fixée alors qu’elle a été calée sur les coûts réels, signifie qu’EDF devra s’endetter. Outre que c’est plus coûteux, cela a de sérieuses conséquences dès lors que l’entreprise évolue dans un monde ouvert à la suite de l’application des directives européennes.

À tout le moins, le système tarifaire doit couvrir les coûts complets. Si ce n’est pas le cas, on entre dans une course-poursuite de retards, ce qui aura nécessairement pour conséquence un réaménagement tarifaire à un moment ou à un autre, avec des augmentations importantes mais sans rapport avec l’évolution des coûts et l’efficacité de l’entreprise. Quand on décide, comme on aurait peut-être dû le faire plus tôt, de développer les énergies renouvelables – d’origine photovoltaïque ou éolienne –, faire assumer à l’électricien des charges d’incitation a un coût que l’on ne peut passer par pertes et profits en pensant que les tarifs sont des tarifs administrés. La réflexion sur le rôle des entreprises publiques dans les politiques sociales a amené depuis longtemps à des comparaisons, et l’on sait par exemple que ce n’est pas uniquement par le biais des tarifs de la SNCF que l’on mène une politique familiale. Si l’on veut essayer de traiter a posteriori la situation des plus démunis, ce ne peut être seulement en demandant à EDF de financer cette action.

J’ai entendu M. Lula da Silva, ancien président du Brésil, me dire que l’eau et l’électricité devraient être gratuites, tant était grande leur importance dans la vie sociale. Je lui avais répondu, avec tout le respect que je lui devais, qu’il était de sa responsabilité que ces biens soient distribués gratuitement aux clients, mais qu’il était de la mienne de dire que, puisque l’on ne produisait pas tout à coup l’électricité gratuitement au Brésil, ce coût devait être supporté par quelqu’un. Quand on parle de tarifs, ces deux aspects doivent toujours être distingués.

Vous avez mentionné la dimension européenne de la question. Lorsque j’ai pris mes fonctions, en 1998, on m’a laissé six mois pour faire ce qui n’avait pas été fait au cours des six années précédentes. Je me suis efforcé de m’acquitter de cette tâche dans des conditions aussi satisfaisantes que possible en respectant les directives du Gouvernement, mais je continue de penser – et je sais que vous avez entendu le président Boiteux, qui pourrait en parler plus savamment que moi – que nous avons eu tort de nous rendre et d’appliquer une directive dont on voyait qu’elle ne s’appliquait pas bien à l’électricité. Les règles de libéralisation tendent à identifier les gestionnaires d’infrastructures et les opérateurs, considérant que plus nombreux sont les opérateurs, plus ils se font concurrence, plus les prix baissent et plus le consommateur est heureux ; c’est une absurdité pour un produit comme l’électricité, qui ne se stocke pas. Pour assurer la valeur essentielle du service public qu’est la continuité du service de l’électricité à l’heure de pointe – entre 20 heures et 21 heures – dans les jours qui vont venir, on sera amené à mettre en service un moyen de production supplémentaire – barrage, centrale nucléaire ou centrale thermique – qui, peut-être, ne servira qu’une fois l’an. Quel investisseur privé consentira à des investissements considérables dont la rentabilité ne sera assurée que par une heure de fonctionnement dans l’année ?

On voit bien que par essence, dès lors que l’on est attaché à quelques valeurs du service public, notamment la continuité et la qualité du service, il y a nécessairement une dose de régalien dans le fonctionnement d’une industrie très capitalistique et dont la rentabilité de l’investissement ne peut être le seul guide. Assigner à l’État d’être un bon actionnaire, c’est avoir une vision courte. Si, à EDF, l’État était simplement un bon actionnaire, jamais on n’aurait construit une centrale nucléaire. On aurait construit des centrales à cycle combiné gaz. Quand le prix du gaz est bas, cela aurait donné le sentiment d’avoir fait quelque chose d’efficace, rentabilisé en deux ou trois ans ; mais quand le prix du gaz est élevé, la centrale aurait dû être fermée !

Ce disant, je ne plaide pas nécessairement pour n’avoir que du nucléaire ; je dis qu’en ce domaine, il faut une vision de long terme et que l’intérêt collectif n’est pas assuré uniquement par la rentabilité et les critères financiers habituels. Pour l’État, être un bon investisseur en matière d’énergie, c’est garantir l’indépendance énergétique et le développement durable. Aussi, je pense que les gouvernements français qui se sont succédé au cours de la décennie 1990 ont essayé de convaincre que la « libéralisation » – selon le terme repris dans les directives – n’était pas applicable mécaniquement au marché de l’électricité comme elle l’est au transport aérien ou même à celui du gaz, qui se stocke et dont le prix a des fluctuations moins erratiques. Ensuite, comme les convertis de la dernière heure, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à traduire dans les faits cette directive, en ouvrant le marché d’abord pour les gros clients puis, progressivement, pour l’usage domestique.

Nous savions pertinemment que cela fragiliserait le système électrique à un moment ou à un autre, non par prescience mais parce que la grande panne qui a affecté à cette époque le quart Nord-Est des États-Unis en a donné une preuve tangible : le manque de coordination entre les gestionnaires de réseaux de transport et l’opérateur a causé l’effondrement du système et plongé cette partie du pays dans le noir pendant près de trois jours. Et, plus près de nous, ce qui devait être la première Nuit blanche à Rome s’est transformé en nuit noire en raison d’une panne générale du système électrique.

Plusieurs États, aux États-Unis, reviennent à une forme de régulation. Aujourd’hui, la libéralisation mérite d’être tempérée par des considérations d’intérêt général. Si l’on garde à l’esprit la définition du service public, on s’aperçoit – mais pour notre grand malheur, nous sommes le seul pays au monde à l’avoir démontré – qu’un système de monopole régulé aboutissait au même résultat que ce que l’économie libérale souhaite : les prix les plus bas du marché associés à la meilleure qualité de service. Pour ce qui est des prix, les statistiques sont incontestables ; quant à la qualité de service, elle se mesure en temps de coupure, et il était il y a 10 ans de moins d’une heure pour le monopole régulé sur l’ensemble du territoire, dans sa diversité urbaine et rurale. Dans aucun pays en Europe, à la veille de la libéralisation, le temps de coupure était aussi faible qu’en France – je ne parle pas des régions de taille beaucoup plus petites, avec un univers complétement urbain, où la notion de panne ou d’intempérie n’a pas d’effet.

Si l’on veut continuer de mettre en avant les principes sur lesquels l’entreprise a été fondée en 1946 – la meilleure qualité de service en tous points du territoire et l’égalité de traitement en tous lieux, que l’on habite au pied d’un barrage ou que l’on en soit très éloigné, alors il faut tempérer les considérations d’efficacité économique par les considérations relatives à l’intérêt général, qui peuvent prendre des aspects sociaux et environnementaux.

EDF est une référence dans le monde et, dans les années 1960, M. Marcel Boiteux et ses collègues ont démontré que l’on peut, avec un monopole régulé, parvenir à la même efficacité économique que lorsqu’on est dans le marché avec un système de tarification au coût marginal. L’inverse reste à démontrer : est-ce que, dans une économie de marché, on est capable de réintégrer de façon non cosmétique des préoccupations sociales et environnementales ? Quels mécanismes réintroduire pour assurer, à côté de l’efficacité économique dont on juge notamment par les ratios d’endettement, une dimension sociale indiscutable dans le secteur de l’énergie, a fortiori dans un pays comme le nôtre ?

Mme Clotilde Valter, rapporteure. Je vous remercie, monsieur Roussely, pour la limpidité de cet exposé. L’architecture actuelle du système électrique français combine monopole et concurrence ; considérez-vous que ce dispositif soit à l’origine de coûts supplémentaires, eux-mêmes répercutés sur les consommateurs, ménages ou entreprises ? La France devrait-elle inciter ses partenaires à une révision des règles communautaires relatives au marché de l’électricité ? Doit-on traiter les questions énergétiques à l’échelle européenne pour recomposer ce marché en tenant compte des considérations que vous avez rappelées ? Comment, par ailleurs, protéger nos entreprises – notamment nos entreprises électro-intensives qui disent se trouver en grande difficulté – de la concurrence d’homologues étrangères qui bénéficient, en dépit de tous les professions de foi libérales, d’une énergie très largement subventionnée ? Enfin, nous venons d’adopter en première lecture le projet de loi relatif à la transition énergétique ; dans ce nouveau cadre, celui d’un temps long, comment prendre en compte au mieux l’intérêt général dans l’évolution du marché de l’électricité, en France et en Europe ?

M. Denis Baupin. Quel jugement portez-vous sur le droit à « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH), qui est l’une des conséquences de la directive ? Sa durée de vie et son niveau de prix vous semblent-ils pertinents ? Comment ce dispositif devrait-il fonctionner ?

Le prix de l’électricité est très bas sur le marché de l’électricité européen en raison de la surcapacité de production, en base en tout cas ; pour la pointe, c’est autre chose. Que devrait faire EDF, dont les capacités de production sont excédentaires, pour réduire éventuellement ses coûts, puisque coûts et tarifs sont liés ?

En ma qualité de rapporteur de la commission d’enquête relative aux coûts de la filière nucléaire, je suis préoccupé par les investissements à venir, considérables, alors que l’entreprise est déjà endettée et qu’elle va, de plus, investir dans des installations à l’étranger. Quel est avis sur la situation économique et l’endettement d’EDF ?

Les projets de réacteur pressurisé européen (EPR) en cours de réalisation rencontrent des difficultés, aussi bien en France qu’en Finlande, avec des surcoûts et des délais qui s’allongent. Dans le même temps, EDF s’apprête à construire deux EPR en Grande-Bretagne à un coût pharamineux, avec un montage financier certes validé, pour l’instant, par la Commission européenne, mais qui prévoit un prix d’achat garanti pendant 35 ans et une aide d’État pour la construction. Cela ne corrobore-t-il pas votre position historique sur ces installations ? On sait ma position à ce sujet, mais pour ceux qui sont favorables à une troisième génération de réacteurs nucléaires, l’EPR est-il l’outil adéquat ?

Enfin, jugez-vous que les conclusions de votre rapport relatif à l’avenir de la filière française du nucléaire civil ont été suffisamment prises en compte ?

M. Michel Destot. C’est à l’énergie que M. Louis Gallois a consacré le premier chapitre du rapport qu’il a remis au Gouvernement à l’automne 2012. Il soulignait que le fait de devoir importer une quantité énorme d’hydrocarbures plombait sérieusement notre capacité de ré-industrialisation. Depuis lors, deux ans se sont écoulés pendant lesquels le Gouvernement s’est attaché à définir une politique de ré-industrialisation, sans peser sur la réduction des coûts énergétiques. Nous importons essentiellement des hydrocarbures et nous exportons, de temps en temps, de l’électricité. Ces exportations sont sans doute une bonne chose pour notre commerce extérieur, mais contribuent-elles à réduire les tarifs de l’électricité sur le marché français ?

Quand on compare le coût de l’électricité d’origine nucléaire et le coût des énergies renouvelables, ne tient-on pas trop compte des frais d’exploitation et de fonctionnement, et pas suffisamment du coût de la recherche-développement ? Le CEA a réalisé des investissements considérables pour la recherche en matière nucléaire ; cela a représenté une chance pour la France, mais aussi une très forte dépense. Nous éprouvons malheureusement des difficultés pour investir dans les mêmes proportions afin de parvenir à une efficacité aussi grande, à terme, pour le photovoltaïque et l’éolien. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous remercie, monsieur le président, pour votre exposé très éclairant. Estimez-vous que la consommation d’électricité baissera un jour en France ? Pensez-vous qu’il y ait compatibilité entre énergies nouvelles renouvelables et tarif unique dans un cadre de libéralisation ?

Le projet de loi relatif à la transition énergétique donne un coup d’arrêt au nucléaire. Pourtant, quand on a participé à la commission d’enquête relative aux coûts de la filière nucléaire, on ne peut manquer de considérer que la solution passe par les réacteurs de quatrième génération qui, en recyclant l’uranium, porteront de 110 à 7 000 ans la durée de la réserve de combustible. Jugez-vous la transition énergétique possible en France sans énergie d’origine nucléaire ?

M. François Roussely. Vous m’avez demandé, madame la rapporteure, si l’organisation du système électrique français découlant de la libéralisation et dont l’épine dorsale est RTE, est optimale, et si elle a un coût. Quand survient une rupture importante sur une ligne à haute tension à la suite d’un événement météorologique, on dispose d’un gros quart d’heure pour procurer au réseau une ligne de substitution et des moyens de production supplémentaires. Cela suppose à la fois une proximité fonctionnelle et l’habitude de travailler ensemble. Ces propos n’ont rien d’idéologique : je le sais de science sûre, car nos collègues américains nous l’ont dit. La « grande panne » américaine a été due à ce que, les opérateurs travaillant dans une assez large indépendance, on a mis plusieurs heures à trouver les numéros de téléphone des différentes centrales. Avec RTE, les présidents successifs d’EDF ont maintenu ce que le président de la SNCF fait aujourd’hui sous une autre forme et qui donne la même indication. Il faut sans doute une séparation des coûts, car si l’on croit à la nécessité d’une certaine proportion de concurrence dans ces réseaux, d’autres producteurs, français ou étrangers, doivent avoir accès au réseau historique. À cet égard, personne en France n’a jamais dit que RTE manquait à ses devoirs ou aurait acheminé de l’électricité pour un gestionnaire de réseau à des tarifs moins favorables ou dans un temps plus long que pour EDF.

L’efficacité du fonctionnement du système électrique est prouvée, mais elle suppose une proximité physique, comme il en existe une à Saint-Denis où est installé le centre national d’exploitation du système électrique, et une liaison opérationnelle, de manière qu’en cas de crise il n’y ait pas trois responsables mais un seul : le président d’EDF. Les connexions et la manière empirique dont le système a été conçu doivent garantir à la fois l’efficacité et l’indépendance quand il en faut. Si les systèmes avaient été conçus autrement, il y a très longtemps, on aurait pu imaginer une épine dorsale de RTE en courant continu, courant qui dégage moins de chaleur, ce qui permet de fondre plus facilement les installations dans le paysage. On ne doit jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une industrie et que la valeur de la continuité du service est considérable. Il faut donc s’attacher à ce que les rapports opérationnels entre les responsables soient fréquents, quotidiens, habituels. À force de dire aux gens, quels que soient les secteurs dans lesquels ils travaillent, qu’ils sont indépendants, ils finissent par le croire, et dans ce type de situation, ce peut être fâcheux. Insistons, de grâce, sur l’aspect opérationnel et concret.

La question des industries électro-intensives est compliquée. L’histoire de ces industries, et notamment de celles qui ont défrayé la chronique dans certaines vallées des Pyrénées ou des Alpes, montre que leurs différentes fabrications, notamment l’aluminium, ont été produites à des prix, je vous l’ai dit, largement subventionnés, ou en tout cas bien plus bas que ceux du marché. On ne peut dire que les industriels concernés en aient tout le temps profité pour investir et se moderniser. Détail piquant : ils ont souvent revendiqué l’ouverture du marché à une plus grande concurrence pour ne pas rester en tête à tête avec EDF ; l’ennui, c’est que l’ouverture s’est traduite par une hausse des tarifs. Si les investissements nécessaires avaient été faits pendant cette période, ces industries auraient moins de difficultés aujourd’hui. Quand tout à coup les prix montent parce que l’on est dans une économie de marché et que l’interconnexion est faite entre les réseaux de pays où l’électricité est chère et ceux de pays où elle est moins chère, il est certain que l’effet souhaité n’a pas été obtenu – et les prix de l’électricité ont pratiquement doublé sur le marché de gros.

On conçoit que les dirigeants des industries pour lesquelles l’électricité représente entre 60 et 70 % des coûts se préoccupent des tarifs. Mais ils ne peuvent se limiter à dire : « Garantissez-nous un prix de l’électricité dans les quarante ans qui viennent » sans investir, eux aussi, dans les moyens de production. Si les industries électro-intensives ne comptent que sur les opérateurs ou sur le marché, s’ils ne participent pas à l’effort, aucun électricien ne trouvera les moyens d’investir sur quarante ans en leur garantissant la stabilité des prix. Le projet Exceltium est une première étape à ce sujet. On ne peut faire supporter uniquement à l’opérateur historique, EDF, des choix de long terme. Je sais combien les institutions financières de toute nature, banques ou Caisse des dépôts, étaient réticentes à assumer une partie du risque. Donc, les industries électro-intensives portent une part de responsabilité.

Au passage, on peut vouloir développer la production d’aluminium à Dunkerque, mais l’on sait aussi que cette fabrication peut se délocaliser en Afrique du Sud, qui a un avantage compétitif considérable. Compte tenu du coût de la main-d’œuvre dans l’extraction du charbon – faite dans des conditions inégalement conformes à l’idéal que l’on se fait du développement durable –, des ressources charbonnières sud-africaines et du fait que l’usine d’aluminium est installée sur le carreau de la mine, nous ne serons jamais complétement compétitifs avec ce pays. Il serait vain de se fixer comme objectif de poursuivre une course visant à établir des prix aussi bas avec les mécanismes techniques, industriels et environnementaux que l’on a en Europe. La mondialisation a aussi cet effet-là ; on ne peut faire des reconstructions artificielles, et en tout cas pas sans la contribution des intéressés.

Doit-on, m’avez-vous aussi demandé, aller vers moins de nucléaire ? L’énergie nucléaire a beaucoup apporté à la France qui – le constat n’a pas changé depuis 50 ans –, n’a pas de ressources énergétiques autres. Nous ne sommes pas l’Allemagne, où l’on rouvre des mines de charbon et de lignite ; si cela se passait en France, je ne sais ce que l’on entendrait… Je ne vois pas comment nous pourrions nous passer du nucléaire, qui a apporté à notre pays l’indépendance énergétique, volet important de l’indépendance nationale ; je rappelle que, les bonnes années, nous importions à peu près l’équivalent de la production annuelle de pétrole du Koweït, payable en dollars.

La part du nucléaire dans la production d’électricité française devait-elle être de 80 % ? Je ne sais, et je n’en fais pas une question de dogme. Pour la transition énergétique, on table sur l’évolution de la demande et sur d’autres moyens de production pour parvenir à l’équilibre. Toutefois, et ce disant je n’engage que moi, on voit bien que l’évolution de la consommation est moindre qu’il y a 30 ou 40 ans, mais plus soutenue qu’on l’envisageait il y a quelques années. Ces besoins peuvent être couverts par d’autres moyens de production conduisant à un équilibre qui sera jugé plus satisfaisant.

Pour autant, faut-il imaginer sortir du nucléaire ? L’exemple de l’Allemagne montre que pour remplacer les centrales nucléaires on rouvre des mines de charbon et de lignite, mouvement dont on voit mal comment il se concilie avec les certificats de CO2 et les exigences du développement durable, mais qui se fait pourtant, et dans l’indifférence majeure des Européens, alors que ce n’est pas un bon signal. D’autre part, on ne remplacera pas le « tout nucléaire » par le « tout éolien ». On voit bien la fragilité du système énergétique allemand aujourd’hui : l’excès de production en Allemagne, quand il y en a, n’est pas dommageable pour le système électrique allemand dès lors qu’il exporte l’électricité excédentaire et que nous avons le bon goût d’arrêter des centrales nucléaires, moyens de production moins coûteux, pour accueillir l’énergie allemande qui, autrement, mettrait en péril le système de l’Allemagne, fondé, comme ailleurs, sur l’équilibre de l’offre et de la demande à chaque nanoseconde. C’est ainsi que l’on a procédé à des délestages en différents endroits du territoire français et mis des gens en difficulté pour pouvoir en contrepartie, les jours sans vent, permettre de rétablir l’équilibre du système électrique allemand. Aussi bien, je ne vois pas comment nous pourrions nous passer du nucléaire. Le rendre moins dominant, soit, si l’on veut bien faire dire aux énergies renouvelables ce qu’elles sont capables de faire ; mais, quoi qu’il en soit, on ne comblera pas toute la place occupée par l’énergie d’origine nucléaire dans le système électrique français par le photovoltaïque, à supposer qu’on sache le stocker correctement, ou par l’énergie d’origine éolienne, dont on sait le caractère instantané.

Que dire, après M. Gallois, du coût de l’énergie ? Il a singulièrement baissé quand on a pu industrialiser les modes de production. Les barrages ne sont pas, historiquement, sans poser des problèmes environnementaux dans certains pays, et les ressources hydrauliques constituent un ensemble fini en ce qu’il ne peut s’étendre : on peut certes user d’un système de pompage-turbinage pour créer des lacs artificiels alimentés la nuit et utilisés aux heures de pointe, mais cela demande que la géographie s’y prête. La ressource hydraulique ne peut donc être développée à l’infini, et l’on considère généralement que l’on a équipé à peu près tous les sites. La part de l’électricité produite dans des centrales thermiques à flamme est très réduite car cela suppose d’importer du charbon et, en dépit des technologies du charbon propre, les objectifs environnementaux ne sont pas encore satisfaits de manière que cette production puisse beaucoup se développer.

Ce qui nous a permis de réduire la structure des coûts, c’est la construction de 58 réacteurs nucléaires que je dirai identiques par facilité de langage, avec des gains de productivité considérables et des coûts d’installation significativement plus bas que dans n’importe quel autre pays. Cela est dû au fonctionnement du même attelage – le triptyque constitué par le CEA, Framatome à l’époque et EDF –, qui a permis de rationaliser les coûts de fabrication et d’exploitation, une rationalisation favorisée par l’association de l’exploitant à l’ingénierie de construction. La production en série a permis un énorme abaissement des coûts. Sera-t-on capable de le refaire à l’avenir ? C’est l’objectif assigné à la génération de réacteurs suivante.

M. Baupin m’a demandé mon sentiment sur l’ARENH. En tant que citoyen et en tant qu’ancien président d’EDF, je ne souscris pas, et je pèse mes mots, à l’idée que ce soit un devoir, en conscience, de permettre à nos concurrents d’accéder à un prix de l’électricité qu’on leur devrait au titre d’une certaine idée de l’intérêt général alors qu’à ma connaissance ce tarif n’a pas évolué depuis trois ans et qu’il ne correspond plus aux coûts. Que, dans un souci d’ouverture du marché, à supposer qu’il soit autant porteur d’avantages que l’on dit, on fixe un tarif, les prix pratiqués doivent avoir un rapport avec la structure des coûts complets d’EDF. On demande déjà à l’opérateur historique de subventionner ses concurrentes, les énergies renouvelables, tant qu’elles n’ont pas atteint un état de maturité industrielle qui leur permette de vivre. Sauf à pratiquer une auto-flagellation permanente qui est rarement le mobile d’une politique industrielle, je ne vois pas l’intérêt que notre pays peut avoir à vendre de l’électricité, ou à permettre à des électriciens de s’approvisionner, à un prix qui n’a aucun rapport avec les coûts. On peut le faire pendant des périodes transitoires, pas de manière durable.

L’EPR n’est pas un réacteur d’une nouvelle génération : c’est la forme modernisée de la dernière tranche installée à Civaux et à Chooz et il y a une quinzaine d’années. Si ce n’est qu’il réduit un peu le taux de déchets et améliore légèrement l’efficacité énergétique, ce modèle de réacteur n’apporte pas d’innovation bouleversante. Les difficultés rencontrées me paraissent assez naturelles au début d’une série – on le voit pour l’industrie automobile, dont les productions sont autrement plus simples que celles de l’industrie nucléaire. Qu’Areva, qui était de surcroît associée à d’autres acteurs que ceux avec lesquels elle avait construit jusqu’à présent, ait rencontré des difficultés en Finlande n’est que naturel. Il reste à démontrer qu’à Flamanville on sait mieux faire. Le gouvernement britannique, bien que ne partageant pas exactement la même tradition de service public et d’entreprise publique que la nôtre, le pense : il a choisi EDF et l’EPR pour développer sa politique énergétique.

J’ai confiance en l’EPR, mais j’observe un double paradoxe. Les centrales nucléaires avaient été conçues pour durer une trentaine d’années. Il appartenait bien sûr aux pouvoirs publics et à EDF de mettre en construction le type de centrale par lequel on remplacerait celles qui devraient l’être, nombre pour nombre et technologie pour technologie. Savoir maintenant que la durée de fonctionnement des réacteurs peut être étendue à 50, voire 60 ans, est a priori une bonne nouvelle économique : ces investissements, déjà amortis, auront une meilleure rentabilité. Mais, d’une certaine manière, ce n’est pas une bonne nouvelle industrielle parce que cela signifie que l’EPR, auquel on a travaillé vingt ans, n’a plus de raison d’être dans l’immédiat, sinon à l’exportation, puisque des pays aussi divers que la Chine, l’Afrique du Sud, l’Egypte ou la Pologne ont des besoins à satisfaire. Mais l’EPR n’est pas complètement adapté à l’exportation : une production de 1 500 mégawatts n’est pas nécessairement ce dont les pays émergents ont besoin et des adaptations devront être faites pour proposer une offre diversifiée.

Je suis assez confiant. Que le gouvernement britannique ait choisi ce modèle, opéré par EDF, va dans le bon sens, tout comme le fait qu’une grande partie des risques soit assumée par le gouvernement britannique dans un protocole d’accord négocié entre les gouvernements et les opérateurs. Que n’aurait-on dit – vous le premier, sans doute, monsieur Baupin – si la Commission européenne avait émis la moindre objection à l’équilibre ainsi trouvé avec le gouvernement britannique ! Je ne tiens pas nos collègues européens et la Commission elle-même pour des défenseurs absolus de l’entreprise publique et de ce que représente EDF ; je tire même de conversations, longues et nombreuses, avec Mario Monti la conviction inverse. Il y a donc là quelque chose de plutôt encourageant.

Il est vrai que la génération suivante sera plus intéressante, avec un taux de combustion plus élevé et moins de déchets. Ces réacteurs devraient arriver sur le marché en 2040 ou en 2050 ; entre-temps, il faut un produit correspondant à l’EPR, que l’on installera au fur et à mesure que l’on en aura besoin, en fonction de l’âge des centrales et de leur état. À ce propos, je souligne que notre pays est le seul au monde où, dès que l’Autorité de sûreté soulève une question générique à propos d’une de nos centrales, l’ensemble du parc se modernise et applique la mesure. C’est plus coûteux en maintenance, mais cela entraîne des visites décennales qui sont bien plus satisfaisantes et un fort taux de qualité, attesté par les rapports successifs de l’Autorité de sûreté.

J’en viens à la question posée par M. Destot à propos de la recherche-développement. Le général de Gaulle avait compris que la politique énergétique, et surtout nucléaire, ne devait pas être mise en une seule main. Il a donc défini un tripode original : au CEA la recherche fondamentale, à Creusot-Loire devenu Framatome la politique industrielle, et à EDF l’exploitation, tout en associant les deux derniers au sein de Sofinel qui porte l’ingénierie, pour s’assurer que celui qui opérera ces centrales aura été au cœur de leur construction. Ainsi facilite-t-on la compréhension du fonctionnement du réacteur par l’opérateur et le dialogue avec l’Autorité de sûreté. Aujourd’hui, il faut refonder, au moins en partie, la coopération entre ces trois pôles qui ont fait le succès de la filière nucléaire française : on voit bien que la recherche, qui était en partie portée par Areva et EDF, sera fragilisée car, dans une économie de marché, les actionnaires veulent souvent une rentabilité plus rapide. Cela ne doit pas se faire au détriment de la recherche-développement, et il faut renforcer le CEA.

J’en viens à l’endettement. L’actuel président d’EDF, M. Henri Proglio, a dû vous dire que l’une de ses missions a été de restaurer l’équilibre financier de l’entreprise, rendu difficile par différentes acquisitions et une conjoncture, en termes de tarifs et d’investissements, qui avaient fait croître l’endettement dans de grandes proportions. La situation financière d’EDF me paraît maintenant très satisfaisante, et l’entreprise est tout à fait à même d’envisager les investissements qui lui sont confiés dans le grand carénage, qui englobe la modernisation régulière du parc et des mesures complémentaires de sûreté « post-Fukushima » et « post-11 septembre 2001 ». À la demande de l’Autorité de sûreté, plus de 50 milliards d’euros seront consacrés aux différentes installations. Mais encore faut-il avoir une idée claire de la manière dont on envisage leur durée de vie : on ne peut dépenser quelques milliards indistinctement comme si tout le parc allait être entièrement prolongé à 60 ans, ce qui paraît justifié aux yeux de l’Autorité de sûreté, si l’on souhaite, selon l’approche retenue pour la transition énergétique, moduler les durées de vie des centrales.

Je veux rassurer M. Baupin qui semblait inquiet sur l’avenir d’EPR : la co-entreprise créée en Chine entre EDF et CGNPC a construit deux EPR qui sont au même stade d’avancement que celui de Flamanville, peut-être même un peu plus avancés, et tout laisse à penser qu’ils fonctionneront tout aussi bien que les modèles européens.

Rien de ce qui figure dans mon rapport ne diffère de ce que je vous ai dit aujourd’hui. Ce qui a fait la force de la proposition nucléaire française, c’est la capacité de faire travailler ensemble, à chaque époque, la recherche la plus sophistiquée, celle du CEA, et sur le plan de l’ingénierie, Framatome-Cogema-Areva et EDF. Il en résulte que la France offre un « service après-vente » à nul autre pareil. Chaque nouvelle centrale vendue est jumelée à une centrale existante. C’est très rassurant pour les pays qui se lancent pour la première fois dans l’aventure industrielle qu’est l’industrie nucléaire : ils savent que leurs opérateurs, s’ils éprouvent la moindre difficulté, décrocheront leur téléphone et appelleront l’opérateur qui a l’expérience d’une installation identique et dont les antécédents en matière de mesures de sûreté sont exceptionnels. Mais, encore une fois, EDF et Areva doivent comprendre que chacun d’eux pris isolément a moins d’avantages différentiels que lorsqu’ils présentent une offre conjointe ; cela n’a pas toujours été le cas. C’est ce sur quoi j’ai insisté dans le rapport.

J’ai ajouté à cela quelques considérations plus politiques, en soulignant que la politique industrielle d’un pays se construisant dans la durée, la puissance publique ne doit pas l’envisager de manière fragmentée mais continue. Cela suppose un engagement, au sommet de l’État, du ministre et de ses collaborateurs, et je me suis interrogé sur les conditions dans lesquelles, dans le passé, certaines situations s’étaient laissé développer dans une certaine indifférence ministérielle, tous gouvernements confondus. Pour des choix aussi long, il faut réaffirmer la volonté politique d’une stratégie et, si possible, s’y tenir car il n’y a pas une électricité de droite et une électricité de gauche ; de ce point de vue, on a progressé.

Si cela ne tenait qu’à moi, monsieur Gorges, on ne sortirait pas du nucléaire. Je pense que l’on doit s’engager sans réticence dans la transition énergétique, mais avec l’idée que le nucléaire doit y occuper une place, et une place importante.

La consommation électrique diminuera-t-elle ? On constate une réduction des consommations identifiées pour un processus industriel donné : chaque patron d’industrie a à cœur d’y parvenir. Mais, en même temps, de nouvelles catégories de population accèdent à une consommation d’électricité dont elles ne bénéficiaient pas auparavant, et l’on constate dans tous les pays du monde que la consommation d’électricité ne diminue pas avec la crise, au contraire – on l’a vu en Argentine.

Je pense que les réacteurs de génération IV apparaîtront à la fin de ce siècle, mais les difficultés d’ordre scientifique que l’on rencontre chemin faisant ne sont pas programmables.

Faut-il faire quelque chose à l’échelle européenne ? Au moment de quitter la présidence de la Commission européenne, M. Jacques Delors avait indiqué dans un petit « livre rouge » certaines pistes qui lui semblaient devoir être empruntées pour cimenter la construction européenne. L’une d’elles était bien sûr le développement des interconnexions, car il pensait que la politique énergétique était l’une des politiques transversales qui pouvaient marquer l’Europe. Les réseaux sont interconnectés jusqu’à l’Oural, et les poches de marché particulièrement attractives, compte tenu des prix, sont souvent ce que l’on appelle les « îles électriques », la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie notamment. Les flux d’échanges entre les réservoirs de production comme on en trouve en Russie avec l’hydraulique et ces poches de consommation disent la nécessité d’interconnexions. Jusqu’à présent, la notion de déclaration d’utilité publique n’existait qu’en droit français, et ce n’est que récemment que le concept en a été introduit dans le droit européen. Cela permettra d’aller un peu plus vite mais, pour l’instant, compte tenu de la multiplicité des procédures à satisfaire, la création d’une ligne interconnectée entre deux pays européens demande presque dix ans. L’objectif que fixait M. Jacques Delors n’a pas pris une ride et il pourrait très utilement être repris aujourd’hui.

La France est-elle un « grenier à kilowatts », comme on disait de certains pays, au XVIIe siècle, qu’ils étaient des greniers à grain ? Je ne sais, mais je pense les interconnexions indispensables et à la sauvegarde de notre système électrique en cas de difficulté et au développement économique. Mais j’en reviens à la question des tarifs : une partie des augmentations constatées sur le marché de gros en France tiennent au fait que les prix allemands sont significativement plus élevés que dans notre pays, à cause de la sortie du nucléaire et de la remise en état ou de la création de parcs énergétiques dans l’ancienne RDA. Qui dit « interconnexion » doit dire aussi « égalisation des conditions financières », et donc des coûts et des tarifs.

Mme Clotilde Valter, rapporteure. Hier, exemples à l’appui, M. Boiteux nous a dit que l’État avait par le passé fait peser sur EDF des contraintes qui n’avaient que peu à voir avec la mission de l’entreprise. Vous avez pour votre part évoqué une certaine indifférence de la puissance publique, laissant entendre que la tutelle a pu être mal exercée. Quelle est votre perception de la manière dont l’État joue son rôle ?

M. François Roussely. Un certain ministre de l’industrie s’était illustré par la phrase : « Trop d’État, trop d’ENA ». Je ne pense pas que pour opérer des choix aussi stratégiques que la politique énergétique on ait à souffrir de « trop d’État » : on peut souffrir d’un « mal État » dans les modalités ou les méthodes d’intervention, mais l’on n’a jamais souffert de ce que l’État dise explicitement ce qu’il attend des entreprises publiques. Quand on reprend l’histoire de la politique énergétique de notre pays, on constate une forte dose d’impulsion étatique, et aussi une forte confiance faite à la direction d’EDF. Bien sûr, la crainte de tout dirigeant d’entreprise publique est que les fins d’exercice et de mandat soient pénibles et que l’État soit tenté d’essayer d’alléger sa propre tâche. Ce n’est pas arrivé si souvent pour EDF, au contraire. Il est vrai que l’entreprise a servi à son actionnaire des dividendes avec une régularité de métronome pendant une vingtaine d’années, sans que l’État ne mette un centime. J’aimerais d’ailleurs que l’on rappelle, au moment de faire des tirades contre le nucléaire ou contre la façon dont il a été financé, ce qu’a été le juste retour pour les contribuables.

M. Denis Baupin. Mais vous omettez le coût de la recherche-développement.

M. François Roussely. Il n’est pas un État où la recherche n’a pas été assumée par la puissance publique, dans des conditions analogues. Ceux qui ont financé le programme électronucléaire français, ce sont les usagers français et les épargnants américains. La recherche menée entre les deux guerres à des fins militaires aurait suivi son cours de toute manière ; elle a été en quelque sorte mise à disposition dans tous les pays du monde et n’a pas coûté un centime supplémentaire aux contribuables.

Ce qui me paraît important est que les choix ne soient pas faits par à-coups, par le biais d’investissements à l’étranger ou par une politique tarifaire que l’on entendrait modérer subitement pour des raisons qui peuvent être légitimes. Un pas intéressant vers la bonne gouvernance a été la création de l’Agence des participations de l’État (APE), destinée à unifier, pour ne pas dire centraliser, le point de vue de l’État, qui peut, sinon, s’exprimer sous diverses facettes selon que l’on est au ministère des finances, au ministère de l’industrie ou au ministère de l’énergie et du développement durable. Mais l’APE ne remplace pas le regard politique sur des opérations qui, à mon avis, auraient pu interpeller un peu plus les pouvoirs publics – j’entends par là des initiatives prises aussi bien par EDF que par Areva et qui ne se sont pas révélées aussi complétement prometteuses que cela avait été envisagé. Il est important de poursuivre au niveau politique le mouvement engagé par la création de l’APE en créant un secrétariat général à l’énergie - comme il existe un Comité de politique nucléaire placé auprès du chef de l’État, ce qui est une bonne chose – où les ministres qui se sentent concernés se retrouveront autour du président de la République pour traiter de ces questions. Ce dont les dirigeants d’une entreprise ont besoin, c’est d’orientations claires. Pour la mise en œuvre, on peut par définition leur faire confiance, mais sans mise en perspective générale, on est tenté d’agir au jour le jour et l’on commet des erreurs à répétition.

Singulièrement dans les temps de difficultés économiques, aucun gouvernement ne peut se désintéresser de ce qui se passe dans son industrie. Cela doit se faire de manière continue, non pour exercer une tutelle tatillonne mais pour vérifier que les orientations fixées sont respectées. La création de l’APE et du comité de politique nucléaire va dans le bon sens mais, en matière de politique industrielle, la tutelle doit s’exercer continûment, a fortiori dans des industries où la durée de vie des équipements est d’un demi-siècle sinon d’un siècle.

Mme Clotilde Valter, rapporteure. Monsieur Roussely, je vous remercie.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Réunion du jeudi 6 novembre 2014 à 10 h 15

Présents. - M. Denis Baupin, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Gorges, M. Jean Grellier, M. Alain Leboeuf, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. François Brottes, Mme Jeanine Dubié, M. Hervé Gaymard, M. Marc Goua, Mme Béatrice Santais