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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 16 avril 2015

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 25

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–   Audition, ouverte à la presse, de Mme Ludovine Dutheil de la Rochère, présidente de « la manif pour tous » et de M. Albéric Dumont, coordinateur général. 2

–   Présences en commission 17

COMMISSION D’ENQUÊTE CHARGÉE D’ÉTABLIR UN ÉTAT DES LIEUX
ET DE FAIRE DES PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE MISSIONS
ET DE MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE RÉPUBLICAIN,
DANS UN CONTEXTE DE RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES
ET DU DROIT DE MANIFESTATION, AINSI QUE DE PROTECTION
DES PERSONNES ET DES BIENS

La séance est ouverte à huit heures trente-cinq.

M. le président Noël Mamère. Merci, madame, monsieur, d’avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Dutheil de la Rochère et M. Dumont prêtent successivement serment.)

M. le président Noël Mamère.  Nous allons d’abord écouter votre exposé – puisque vous avez demandé à être entendus –, après quoi le rapporteur et les commissaires vous poseront leurs questions.

Mme Ludovine Dutheil de La Rochère, présidente de la « Manif pour tous ». Je rappellerai brièvement le contexte avant de laisser Albéric Dumont entrer dans le vif du sujet.

Nous avons organisé des événements de rue à partir d’un message très simple, basique, de bon sens, allais-je dire : tout enfant a besoin d’un père et d’une mère. Or, vous le constaterez au récit d’Albéric Dumont, ce message a suscité d’immenses difficultés, à tel point que, très rapidement, nous l’avons doublé d’un appel au respect des libertés fondamentales. Au printemps 2013, le Conseil de l’Europe a d’ailleurs rappelé la France à l’ordre à ce sujet.

M. Albéric Dumont, coordinateur général de la « Manif pour tous ». Les événements de la « Manif pour tous » s’inscrivent dans un contexte bien particulier : celui de manifestations de grande ampleur qui se sont toujours déroulées de manière pacifique. Puisqu’elles ont parfois été accusées d’avoir causé des dégradations, j’en rappellerai le bilan, dont nous sommes assez fiers : zéro poubelle brûlée, zéro vitrine brisée, zéro véhicule incendié, voire zéro papier gras par terre.

Pour évoquer le rôle qu’a joué la force publique dans les nombreux événements que nous avons organisés sur la voie publique en 2012, 2013 et 2014, je commencerai par aborder la phase de préparation, puis la manifestation en tant que telle et le maintien de l’ordre au cours de son déroulement, enfin le traitement judiciaire qui en est fait.

Sur le premier point, deux ans de relations intenses avec la préfecture nous ont permis de constater que le régime de la déclaration préalable n’était guère respecté dans les faits, voire pas du tout. J’en veux pour preuve les propos tenus par M. Daniel Vaillant au sein de votre commission d’enquête, selon lesquels « il faut savoir recourir [aux interdictions] en cas de besoin, c’est-à-dire quand les objectifs avoués d’une manifestation sont incompatibles avec les textes fondamentaux de la République ». Ce discours n’a rien de surprenant : il rencontre celui du préfet de police de Paris, qui affirmait lors de la même audition « la tenue de toute manifestation revendicative [est] interdite dans ce secteur » – il s’agissait notamment des Champs-Élysées. Sans entrer dans la polémique relative à cette dernière zone, disons simplement que l’interdiction repose sur une tradition, puisque c’est à un régime déclaratif que les manifestations sont en principe soumises. De fait, je vais tenter de le montrer, nous avons été placés dans une situation qui nous a empêchés d’exercer nos droits.

La phase de concertation, dont il a été question dans les précédentes auditions, est essentielle. En effet, la clé de la réussite d’une manifestation est sa préparation, en particulier le « calage » des dispositifs respectifs des organisateurs et des forces de l’ordre. Or, aujourd’hui, à Paris en tout cas, cette concertation n’est possible qu’après une phase de négociation : la préfecture impose que l’on détermine le parcours avant d’aborder les autres aspects techniques. C’est-à-dire qu’avant la signature de la déclaration précisant l’itinéraire et les horaires, il est impossible de travailler avec les services techniques de la préfecture, en particulier la direction de l’ordre public et de la circulation, donc de prévoir avec eux des dispositifs adaptés du côté des organisateurs comme des forces de l’ordre. Pendant deux ans, nous avons été très demandeurs de cette concertation – puisqu’il y a évidemment, au-delà du seul parcours, bien des questions techniques à régler, notamment des autorisations à demander en fonction des différents dispositifs envisagés – et nous avons été mis à plusieurs reprises dans l’embarras.

Pour nous – c’est l’interprétation que nous en faisons depuis deux ans –, le régime de la déclaration préalable créé par le décret-loi du 23 octobre 1935 est aujourd’hui, dans les faits, un système d’autorisation. En effet, le délai imparti pour déposer la déclaration s’étend de quinze jours francs à trois jours francs avant l’événement. Or les arrêtés d’interdiction pris par la préfecture – notre mouvement est l’un de ceux qui en ont été le plus frappés en 2013 – l’ont systématiquement été le vendredi soir à vingt heures, alors que nous manifestons le dimanche parce que la population concernée n’est disponible que le week-end. Le tribunal administratif de Paris étant fermé le samedi, aucun recours n’est possible avant le lundi matin, c’est-à-dire une fois l’événement terminé. L’absence de délai obligatoire imparti à la préfecture pour répondre nous met en difficulté, car elle nous prive de notre droit de déposer un recours contre une décision administrative.

Puisque nous avons la possibilité de formuler des suggestions, nous aimerions que le législateur envisage d’étendre le délai de déclaration préalable. Pourquoi, s’agissant d’un événement de grande ampleur prévu depuis plusieurs mois, la déclaration ne peut-elle être déposée que quinze jours à l’avance alors même que certains dossiers techniques doivent l’être au cabinet du préfet un mois avant la manifestation ? Symétriquement, à l’heure où l’information va très vite, où les gens peuvent avoir besoin de manifester leur émotion rapidement, le délai de trois jours francs avant l’événement, sans doute pratique pour anticiper celui-ci, entrave la spontanéité des mouvements ; sans vouloir évidemment l’abolir, nous proposons donc de le ramener à vingt-quatre heures.

Nous avons souhaité participer à la fête de la Musique le 21 juin 2014. Nous avons déposé les déclarations requises auprès des services de la préfecture. Celle-ci nous a systématiquement répondu que le lieu choisi ne lui convenait pas et nous a demandé d’en proposer un autre. Nous avons fait dix-sept propositions au cabinet du préfet. Lorsque nous avons déposé la dernière, le 20 juin 2014, le préfet nous a tout bonnement répondu qu’étant donné les délais que nous lui imposions il ne pouvait plus satisfaire notre demande, l’événement débutant le lendemain. Nous aimerions donc que la loi oblige également la préfecture à répondre dans un délai donné, par exemple dans les trois jours francs, ce qui permettrait de former le cas échéant un recours.

Pour nous, cette phase de préparation est cruciale car elle permet de travailler sur les aspects techniques de la manifestation. Au demeurant, nous avons noté une évolution de la préfecture à cet égard, notamment après le remaniement ministériel qui a installé Bernard Cazeneuve au ministère de l’intérieur, sans que nous sachions si ces deux changements sont liés. Cela nous a permis de mieux préparer les événements. Ainsi, lors de nos deux dernières manifestations, le 2 février puis le 5 octobre 2014, nous avons disposé de quelques heures supplémentaires, ce qui nous a permis de ne déplorer aucun incident – chose rare s’agissant d’un mouvement d’une telle ampleur –, pas même une évacuation sanitaire. C’est que nous avions eu le temps de nous concerter, donc de positionner notre service d’ordre en fonction du déploiement des forces de l’ordre, bref de nous répartir les rôles conformément aux obligations que la loi impose à chacun.

J’en viens à la manifestation en tant que telle. J’aimerais avant tout saluer le professionnalisme des fonctionnaires de la police nationale et des militaires de la gendarmerie, placés sous l’autorité fonctionnelle du préfet de police. Leur compétence n’est absolument pas en cause. Simplement, nous avons constaté à de multiples reprises un sous-dimensionnement du dispositif policier qui entraînait de facto un usage disproportionné de la force publique : il est plus facile à vingt gendarmes mobiles qu’à cinq de tenir un barrage et leurs réactions n’ont pas besoin d’être aussi fortes. À l’époque, cette question avait d’ailleurs donné lieu à un rendez-vous avec Manuel Valls.

Nous avons notamment été confrontés à ce problème le 24 mars 2013. Notre situation était alors extrêmement délicate. N’ayant pu négocier le lieu de la manifestation, nous nous sommes trouvés cantonnés à l’avenue de la Grande-Armée. Nous avons dénoncé le plan du dispositif proposé par la préfecture avant même de signer la déclaration. En effet, on nous avait imposé de placer notre podium à l’entrée de l’avenue de la Grande-Armée, ce qui ne laissait aucun axe de fuite. Or le mouvement de foule était tel qu’au bout de trois ou quatre heures on piétinait : on ne gagnait que quinze ou vingt centimètres par heure ; au bout d’une heure, tout le monde avait avancé d’un mètre et les gens se sont retrouvés contre les barrages. Les fonctionnaires de police ont alors dû faire usage de gaz lacrymogènes. Vous connaissez les images. Je citerai Laurent Wauquiez : « Il est inacceptable d’envoyer des gaz contre les enfants. Avez-vous l’impression que ce sont des casseurs, des gens violents ? » Jean-François Copé avait lui-même demandé des comptes à François Hollande à ce sujet.

La seule explication que nous ayons trouvée à ces événements, et dont nous espérons qu’elle est la bonne, est que le dispositif prévu par la préfecture a été dépassé par le succès de la manifestation. Nous regrettons que les différents états-majors, la direction du renseignement et la direction de l’ordre public et de la circulation, composés d’experts chevronnés de l’ordre public, ne puissent proposer aux organisateurs les solutions techniques qu’ils ont à disposition tant que le préfet ne les a pas autorisés à leur parler, c’est-à-dire tant que les itinéraires et les horaires n’ont pas été fixés sur le papier. Cela nous oblige à nous réorienter en dernière minute, ce qui suppose que nous soyons très organisés et rend plus fébriles les parties prenantes au sein de chacun des deux dispositifs.

Parmi les problèmes qui se sont posés à nous et à nos associations partenaires en 2013 figure la technique dite de l’encagement. Très fréquemment utilisée par les forces chargées du maintien de l’ordre, elle consiste à organiser un dispositif interdisant l’accès à tel ou tel endroit et permettant de retenir les manifestants en un lieu donné pour une durée déterminée. En l’occurrence, il s’agissait généralement de laisser à une personnalité présente dans les parages le temps de prendre une décision et, le cas échéant, de s’en aller.

C’est ce qui est notamment arrivé au lycée Buffon, le 27 mai 2013. À l’occasion d’une visite de François Hollande dans l’établissement, des manifestants organisaient un « accueil de ministre », sorte de happening lancé par la « Manif pour tous » à partir de l’idée qu’à défaut d’être écoutés par le Gouvernement nous allions nous faire entendre. Il s’agit de profiter des déplacements des membres du Gouvernement pour nous présenter à eux. Ce jour-là, nous avons eu, sans sommation, 93 encagés, pendant plus de trois heures. Il n’en est résulté que deux gardes à vue.

Cette technique a également été utilisée le 9 décembre 2013 lors d’une manifestation dite des Mères Veilleuses à laquelle j’ai participé. Cette manifestation avait été déclarée par mes soins auprès du cabinet du préfet de police de Paris. Nous avons été encagés plus de trois heures, alors qu’il s’agissait d’un rassemblement de mères de famille ; il y a eu des malaises, une poussette a été renversée par l’intervention des forces de l’ordre ; le tout au cours d’une manifestation déclarée, suivant les itinéraires déclarés. Tout ce que le préfet nous a répondu lorsque nous l’avons interrogé, c’est qu’il n’avait pas reçu notre déclaration. J’ai été entendu à ce sujet par le Défenseur des droits ; celui-ci, qui pourra vous le confirmer tout à l’heure, a également auditionné le commissaire de police présent sur place, qui a reconnu avoir utilisé la technique de l’encagement lors de cette manifestation.

J’en viens à une autre affaire – je reste volontairement très technique, afin de vous laisser interpréter vous-mêmes les faits. Le 31 mai 2013, cinq jeunes auditionnés au Palais de justice à la suite d’une vérification d’identité en sortent libres, aucun fait n’ayant été retenu contre eux, dans la tenue de manifestants qu’ils portaient lors de leur interpellation. Ils sont alors de nouveau interpellés devant les grilles du Palais de justice, on les fait entrer dans un camion des forces de l’ordre, et c’est un avocat qui, passant là par hasard, demande à la commissaire de police de les en faire sortir puisqu’il n’existe aucun motif d’interpellation. Il a finalement obtenu gain de cause, comme le montre une vidéo visionnée à plusieurs dizaines de milliers de reprises sur Internet, qui témoigne de l’embarras de la commissaire tentant désespérément de joindre son état-major par radio. Sachez – car cela n’apparaît pas sur la vidéo – que ces jeunes ont été encore interpellés quelques centaines de mètres plus loin, à la station Saint-Michel, alors qu’ils tentaient de rentrer chez eux pour prendre une douche bien méritée après quarante-huit heures de garde à vue.

Un dernier exemple de recours à cette technique de l’encagement. Le 6 août 2013, nous avons organisé un autre accueil lors d’une visite de François Hollande à La-Roche-sur-Yon. Des étudiants sont allés, toujours de manière pacifique, à la rencontre du Président. Des CRS ont alors encerclé le groupe, pendant plus de trois heures. Les manifestants ont eu la bonne idée de faire venir un huissier de justice, qui a constaté cette atteinte à la liberté d’aller et venir – celle-là même que la cour d’appel de Riom a condamnée le 21 janvier 2015, dans une affaire où deux officiers de gendarmerie avaient pareillement retenu un syndicaliste pendant une visite de Nicolas Sarkozy.

J’aborderai en troisième lieu la gestion de la manifestation, particulièrement les procédures judiciaires qui s’ensuivent. Je réagis ici à l’audition du procureur de Paris. Nous avons constaté un détournement de procédures judiciaires, celles-ci ayant été utilisées comme moyens de dispersement. La technique est simple. Les fonctionnaires commencent par demander à la personne de justifier de son identité ; normalement, c’est uniquement en cas de refus ou d’impossibilité d’établir celle-ci que les forces de l’ordre sont autorisées à la conduire au poste et à l’y retenir le temps nécessaire à la vérification.

L’exemple que je vais citer est sans doute le plus marquant ; il a d’ailleurs fait l’objet d’une plainte de la part d’un membre du cabinet du préfet qui était présent sur place. Les Veilleurs, mouvement ultra-pacifique, se rassemble place de la République, sur le terre-plein central, le 26 juin 2013. Et voilà que les participants se retrouvent dans le « GAV bus », selon l’expression employée sur les réseaux sociaux pour désigner ce bus où l’on peut entasser jusqu’à cinquante personnes pour aller vérifier leur identité. Cinquante-deux manifestants sont ainsi embarqués et emmenés au commissariat de la police ferroviaire, rue de l’Évangile, sans que personne ne leur ait demandé au préalable de justifier de leur identité. Tous ont pourtant une carte nationale d’identité sur eux. Ce n’est qu’à l’arrivée au commissariat qu’ils sont prévenus qu’il s’agit d’une vérification d’identité.

Une telle procédure n’a-t-elle pas été utilisée à outrance, dans un but de maintien de l’ordre ? En l’occurrence, n’a-t-elle pas permis d’écarter plus facilement cinquante-deux personnes le temps de la manifestation au lieu de les traiter en manifestants, surtout dans ce contexte pacifique ? Telles sont les questions que nous nous posons, mais vous êtes naturellement libres de votre interprétation.

Nous trouvons par ailleurs assez stupéfiant que le ministère de la justice ait refusé de répondre aux questions du député Poisson sur les statistiques. Nous souhaiterions donc que votre commission demande à la chancellerie le nombre d’interpellations liées à l’opposition au mariage pour tous et le nombre de gardes à vue, de défèrements et de condamnations qui en ont résulté. Nous considérons pour notre part que ce taux est inférieur à 5 %.

Nous avons fait référence aux libertés fondamentales. À cet égard, comment réparer le préjudice subi par une personne qui se retrouve en garde à vue pendant quarante-huit heures, parfois pour rien, sans que personne ne lui dise ce qu’il fait là ni ne lui énonce ses droits ? C’est ce qui est arrivé à l’un des responsables logistiques de notre mouvement, parce qu’il portait un sweat-shirt de la « Manif pour tous » en rentrant d’une manifestation.

Enfin, pourquoi la préfecture s’obstine-t-elle à refuser la transparence ? Alors que nous avions obtenu du tribunal de grande instance de Paris la présence d’huissiers de justice lors de notre manifestation du 2 février 2014, pour vérifier sa bonne tenue et le respect de leurs obligations par les forces de l’ordre comme par les organisateurs, la préfecture a formé un recours pour s’y opposer, avec succès.

Je ne reviens pas sur la résolution n° 1947 votée le 27 juin 2013 par le Conseil de l’Europe, qui concerne les manifestations et les menaces pour la liberté de réunion en France.

J’en terminerai par l’affaire Anna, du nom d’une étudiante de 19 ans en classe préparatoire dans les Yvelines qui avait la malchance d’être russe et de demander sa naturalisation. Plusieurs conférences de presse en ont fait état, elle a été convoquée par un service de police des Yvelines qui lui a demandé d’infiltrer la délégation locale de la « Manif pour tous » et de donner les noms, prénoms et professions de tous les membres du mouvement, sans quoi son dossier de naturalisation serait bloqué. Nous l’avons aidée à déposer une plainte auprès de l’Inspection générale de la police nationale ; nous attendons toujours le résultat.

Aujourd’hui, nous nous interrogeons. Les forces de police peuvent-elles être instrumentalisées à des fins politiques ? Nous partageons votre inquiétude à propos du projet de loi relatif au renseignement, dont Bernard Cazeneuve a bien dit qu’il n’excluait pas les mouvements sociaux : dans quelle mesure ce texte pourrait-il nous viser au même titre que des personnes qui mettraient en cause la sécurité nationale ?

M. Pascal Popelin, rapporteur. Je ne sais pas de qui vous partagez l’inquiétude. Pour ma part, comme porte-parole du groupe socialiste sur le projet de loi relatif au renseignement, je n’ai aucune raison de m’inquiéter après avoir étudié le fond du texte. Nous avons les uns et les autres des opinions diverses, là n’est pas la question ; l’inquiétude que vous dites partager n’est en tout cas pas la mienne.

Par ailleurs, plusieurs des points que vous avez évoqués ne relèvent pas du champ d’investigation de notre commission d’enquête, qui s’intéresse aux modalités de mise en œuvre des opérations de maintien de l’ordre liées à des mouvements de protestation. En particulier, le dernier cas que vous avez signalé, pour intéressant qu’il soit, se situe à la marge de notre domaine d’étude.

J’en viens à mes questions. Trois concernent le régime de déclaration préalable. Je souhaiterais en premier lieu connaître le nombre au moins approximatif d’arrêtés d’interdiction qui vous ont été opposés, disons sur un an, et leur motif. En effet, il ressort plutôt des auditions – qui ont lieu depuis janvier, à un rythme hebdomadaire, et s’achèvent aujourd’hui – que le régime français d’organisation des manifestations est extrêmement libéral et que les décisions d’interdiction sont très rares. Pour plusieurs milliers de manifestations organisées à Paris chaque année – 13 par jour en moyenne –, le nombre d’arrêtés d’interdiction formalisés, donc traçables, est faible.

Un autre constat partagé est l’importance du travail de concertation en amont. Vous ne semblez pas le contredire ; vous demandez même que l’on vous laisse plus de temps pour cela. Je peux le comprendre, surtout s’agissant de grands événements. Mais vous paraît-il vraiment incongru que l’on se mette d’accord sur le parcours de la manifestation avant de déterminer l’organisation, les moyens, les décisions et arrêtés nécessaires à son bon déroulement ?

Vous avez évoqué le 14 juillet – 2013, je suppose. Compte tenu de la force symbolique de la fête nationale et du défilé militaire qui a lieu sur les Champs-Élysées, d’une part, des lourdes contraintes de sécurité qui pèsent sur un événement de ce type, d’autre part – en 2002, on a tout de même tenté d’éliminer physiquement le chef de l’État ! –, la République devrait-elle admettre que l’on manifestât sur les Champs-Élysées le 14 juillet, sous quelque forme que ce soit ?

J’en viens au déroulement de vos manifestations. Celles-ci, dites-vous, n’ont causé aucun dégât, pas même un papier gras. Ce n’est pas aux papiers gras que nous allons nous intéresser, même si c’est important. Mais l’absence d’incident dont vous faites état semble contredire vos explications sur les difficultés des forces de l’ordre à tenir un barrage lorsque leurs effectifs ne sont pas assez nombreux. Car si les gendarmes mobiles peinent à tenir un barrage, ce doit être que certains individus cherchent à le forcer, ce qui me paraît constituer à tout le moins un incident. Pour ma part, ayant le bonheur de fréquenter régulièrement cette auguste maison, il m’a été donné d’être personnellement témoin de scènes se déroulant non loin d’ici, à l’angle de l’esplanade des Invalides et de la rue de l’Université, en fin de manifestation, et qui s’apparentaient davantage à une guérilla urbaine qu’à un rassemblement pacifique de papas, de mamans et de poussettes.

Dans quelle mesure avez-vous été confrontés à ce type d’événements, qui sont souvent le fait, dans n’importe quelle manifestation, de personnes qui ne sont liées ni aux manifestants ni aux organisateurs ? Comment les avez-vous gérés aux abords de la manifestation, pendant son déroulement et lors du dispersement ?

De fait, vous êtes un mouvement nouveau en matière d’organisation d’événements de protestation sur la voie publique. Certaines organisations historiques rompues à ce genre d’exercice disposaient de services d’ordre constitués de longue date. Sans doute avez-vous dû faire face à cette nécessité. Comment avez-vous procédé ? Et, si vous êtes parvenus à mettre sur pied un service d’ordre interne – ce qui, on le sait, n’est pas facile –, comment le lien s’est-il fait en amont, dans le cadre de la concertation, avec les autorités civiles, et surtout sur le terrain, avec les membres et les responsables des unités de gendarmerie mobile, de CRS, etc. ?

Mme Ludovine Dutheil de La Rochère. J’aimerais prendre un peu de recul, si vous le permettez. Certains événements liés au football ont comporté des faits que l’on peut qualifier de très graves. Il convient de remettre les choses en perspective. Nous avons organisé des événements d’une ampleur historique, extrêmement nombreux, quotidiens, par moments, et qui ont eu lieu sur tout le territoire national, donc aussi en région. Nos manifestants ont été calmes, pacifiques, respectueux ; ils ont défilé dans un état d’esprit très bon enfant, et de manière tout à fait respectueuse de l’ordre public. Rappelons le nombre absolument stupéfiant de gardes à vue, qui n’ont d’ailleurs abouti à rien puisqu’il n’y avait rien à reprocher aux personnes concernées. Voilà qui devrait nous permettre de reprendre pied dans un contexte objectif. Albéric Dumont va vous répondre plus précisément, mais l’expérience d’organisation que nous avons acquise est tout de même remarquable.

Il y a eu en effet une difficulté, lors d’une manifestation, celle du 24 mars. Ne généralisons pas. Cette manifestation avait lieu dans un cul-de-sac ; nous avions prévenu M. le préfet de police de ce problème, nous avons même tenté de négocier à la barre du tribunal, mais il avait envoyé quelqu’un qui n’avait pas la capacité de traiter avec nous, et il en resté coûte que coûte à ce cul-de-sac.

M. Albéric Dumont. En 2013, nous avons été visés par quatre ou cinq arrêtés d’interdiction – pardonnez-moi cette hésitation sur le chiffre exact. Rapporté au nombre total d’interdictions, c’est considérable : un tiers des arrêtés d’interdiction pris par la préfecture de police, d’après les chiffres dont j’ai eu connaissance ! Je détiens ce triste record d’être l’homme le plus touché par ces interdictions à Paris.

M. le rapporteur. Sur combien de demandes ?

M. Albéric Dumont. Pour une quarantaine d’événements à Paris. Aux arrêtés d’interdiction, il convient d’ajouter les courriers administratifs, environ cinq également, dans lesquels le préfet de police de Paris disait « envisager » d’interdire la manifestation, et qui ne pouvaient donc faire l’objet d’un recours. Le motif était le risque de trouble à l’ordre public. En particulier, on nous présentait systématiquement des déclarations d’opposants à nos idées qui projetaient de se rassembler à proximité de nos lieux de rendez-vous, souvent des groupuscules totalement inconnus du grand public.

En ce qui concerne le 14 juillet 2013, je ne voulais pas entrer dans le débat politique sur la question de savoir s’il faut ou non manifester ce jour-là, mais notre réaction a été très claire lorsque des incidents sont survenus à l’occasion de cérémonies officielles. Le général Bruno Dary, qui nous conseille dans ce domaine, a d’ailleurs réagi lui-même assez vivement, condamnant ce qui avait pu se passer. Je m’étonne simplement que l’on puisse dire que « la tenue de toute manifestation revendicative [est] interdite dans ce secteur », c’est-à-dire que l’on formule une interdiction générale, dans un système censé être déclaratif. Même si le contexte est particulier, les Champs-Élysées ne font pas juridiquement l’objet d’une interdiction générale – encore ne s’agit-il même pas des seuls Champs-Élysées, mais de « ce secteur ».

M. le rapporteur. Nous avons interrogé le préfet de police de Paris sur ce point. Il n’y a pas d’interdiction, il n’existe pas de texte en ce sens, mais le préfet de police considère que s’il reçoit une déclaration, d’où qu’elle vienne, concernant une manifestation sur les Champs-Élysées le jour de la fête nationale, il demandera aux organisateurs d’y renoncer.

M. Albéric Dumont. Le préfet de police a parlé du 14 juillet en raison du contexte dans lequel il a prononcé cette phrase, mais nous n’avions absolument pas appelé à manifester ce jour-là : notre manifestation sur les Champs-Élysées était prévue le 24 mars. Je rebondissais simplement sur cette phrase, sans avoir l’intention d’ouvrir une polémique.

M. le rapporteur. C’est vous qui l’avez évoquée.

M. Albéric Dumont. En effet, mais simplement parce que l’idée que les manifestations seraient interdites dans ce secteur, reprise par M. Vaillant, me gênait et qu’il me semblait important de souligner ce point.

En ce qui concerne les incidents – puisque c’est le terme à la mode – qui ont pu survenir au cours des manifestations, toute manifestation sur la voie publique comporte des risques et son lot de fauteurs de troubles. Tous les organisateurs d’événements que vous avez auditionnés en sont d’accord. On le voit lors de la Techno Parade ou de la foire du Trône, qui sont pourtant des manifestations festives. Chacun a son boulet.

Toutefois, la seule manifestation lors de laquelle il y ait eu des incidents pendant les horaires et sur les parcours déclarés par la « Manif pour tous » est celle du 24 mars. Vous pourrez demander tous les rapports de police, vous ne trouverez trace d’aucun incident à d’autres moments.

Pourquoi le 24 mars ? C’est ce que j’ai tenté de vous expliquer tout à l’heure, peut-être maladroitement : à cause du phénomène de poussée naturelle de la foule. Nous étions condensés dans une avenue sans issue de secours. Nous avions prévu deux allées de dégagement, par la rue de Tilsitt et l’avenue Carnot d’un côté, par l’avenue Foch de l’autre. Pour l’anecdote, j’avais même parié avec l’un des hauts fonctionnaires de la préfecture que nous remplirions aussi ces deux avenues, ce qui rendrait l’évacuation impossible. Il m’a répondu : « Si vous remplissez ne serait-ce que l’une d’entre elles, je vous offre une caisse de champagne ! » En définitive, ces deux axes ont été remplis au même titre que l’avenue de la Grande-Armée, personne ne pouvait en sortir, et je peux vous assurer que la compression était intense. Dans une telle situation, naturellement, des gens avancent vers le barrage, des gens s’excitent, ce qui peut entraîner une surréaction des forces de l’ordre. Mais c’est, je le répète, le seul incident que l’on puisse déplorer dans le cadre des itinéraires et horaires déclarés par la « Manif pour tous ».

Il y a eu des problèmes – nous ne nous en sommes jamais cachés – lors des manifestations auxquelles vous avez fait allusion, organisées en semaine puisque nous manifestions tous les jours pendant l’examen du texte à l’Assemblée nationale. Tout se passait très bien jusqu’à l’arrivée de notre cortège au carrefour de la rue de l’Université et de l’esplanade des Invalides, après quoi nous étions rejoints par des groupes de perturbateurs venus dans la seule intention de perturber l’événement et d’esquinter les forces de l’ordre. Mais c’était toujours après la manifestation.

Pour revenir au 24 mars, puisque ce sujet semble tenir à cœur au préfet de police, sachez que celui-ci m’a personnellement appelé ce jour-là pour me demander d’aller déployer notre service d’ordre sur les Champs-Élysées, afin de l’aider à les faire évacuer. Les Champs-Élysées, lui ai-je répondu, nous étaient interdits par une décision de justice ; je n’ai donc évidemment pas pu y engager nos équipes.

Vous parlez de la jeunesse de notre mouvement, qui est d’ailleurs pour nous une source de fierté.

M. le rapporteur. Je ne portais aucun jugement de valeur.

M. Albéric Dumont. Bien sûr ! Simplement, au cours des manifestations de 2013, nous avons aligné 6 000 à 8 000 bénévoles pour assurer l’encadrement : c’est considérable. On m’a objecté à la direction de l’ordre public que 6 000 bénévoles ne valent pas un fonctionnaire formé. Je pense le contraire. Nos bénévoles n’ont pas reçu une formation de deux ans, mais nous avons organisé pour eux, répartis en cantons, en secteurs puis en équipes, une soirée de quatre heures ; c’est très court, mais il est difficile d’en demander plus à des bénévoles, et cela me paraît largement suffisant pour guider la foule, gérer le flux et prévenir des incidents en alertant éventuellement un service d’ordre mieux formé ou les forces de l’ordre.

À ces personnes s’ajoutait le service d’ordre permanent de la « Manif pour tous », composé de ce que j’appelle des semi-professionnels : des anciens des forces de l’ordre ou de l’armée, aujourd’hui reconvertis. La préfecture a salué à plusieurs reprises leur professionnalisme.

Enfin, nous avions systématiquement recours à 80 à 150 agents de sociétés de sécurité privées, pour les endroits les plus difficiles.

Je ne pense donc pas que l’on puisse nous objecter un manque de professionnalisme.

Le procureur de la République a insisté sur la nécessité de travailler à la distinction entre les manifestants qui veulent exprimer leur opinion de manière pacifique et les perturbateurs. C’est ce travail en amont qui ne peut aujourd’hui être fait, parce que nous devons organiser ces manifestations de très grande ampleur en vingt-quatre heures avec la préfecture et que nous n’avons pas le temps d’aborder tous les sujets.

M. Philippe Goujon. Je me réjouis que notre président et notre rapporteur aient suscité cette audition. Je voulais moi aussi entendre les responsables de l’organisation lorsque nous avons fait adopter par l’Assemblée nationale, voilà deux ans, la création d’une commission d’enquête sur le maintien de l’ordre à Paris. Mon groupe considérait en effet que le maintien de l’ordre n’avait pas été assuré dans les meilleures conditions autour de la « Manif pour tous » ni au Trocadéro. Malheureusement, la commission d’enquête a dû se saborder après une unique réunion à cause d’amendements de la majorité qui en dénaturaient la définition même. Je suis heureux que M. Mamère ait eu plus de chance que moi et que nous puissions aujourd’hui nous intéresser au maintien de l’ordre, plus largement d’ailleurs.

La manifestation du 24 mars est un enjeu important. C’était à l’époque le motif principal de ma demande de création d’une commission d’enquête. Pour suivre depuis quelques décennies les questions qui concernent la préfecture de police de Paris, en particulier les manifestations – j’ai été pendant une douzaine d’années adjoint au maire de Paris chargé des questions de sécurité –, je peux témoigner de plusieurs anomalies affectant l’organisation de ce rassemblement par les forces de sécurité. La première, décrite par les organisateurs, était de leur attribuer un lieu qui formait un cul-de-sac, ce qui ne peut que provoquer des troubles. Je ne veux pas du tout dire que c’était volontaire, mais il y a là au moins une erreur technique, qui consiste à faire avancer des manifestants vers un barrage infranchissable. Pour qu’une manifestation se déroule bien, il faut en effet respecter deux principes fondamentaux. Premièrement, faire en sorte qu’elle soit fluide – d’ailleurs, sauf erreur de ma part, toutes les autres manifestations organisées par le mouvement l’étaient puisqu’elles étaient mobiles. Deuxièmement, tenir les forces de sécurité à distance des manifestants, pour éviter tout contact.

Un autre problème est l’intervention de perturbateurs, voire de casseurs – pour reprendre un terme que nous avons utilisé à propos d’autres manifestations. Il n’est pas rare que le déroulement d’une manifestation soit ainsi altéré. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous souhaitons donner des pouvoirs supplémentaires aux forces de sécurité. Comment avez-vous appréhendé cette dichotomie entre des manifestants pacifiques – ce qui n’a pas empêché d’en « gazer »certains alors qu’ils étaient accompagnés d’enfants en poussette, manière tout de même assez rare de maintenir l’ordre – et ces casseurs ? J’ai vu à la télévision des images effrayantes filmées en bas des Champs-Élysées et qui montraient des jeunes affrontant volontairement les forces de l’ordre.

À vous entendre, et à entendre d’autres organisations, il m’a semblé que la vôtre faisait l’objet d’un traitement particulier lors de la préparation de la manifestation et dans les contacts avec la préfecture de police de Paris. Le préfet, avec qui j’en ai discuté et que nous avons auditionné ici même, retourne en quelque sorte l’argument, expliquant qu’il est très difficile d’établir des contacts suivis et fiables avec les organisateurs de la « Manif pour tous ». Avez-vous pris part à des réunions avec la préfecture ? Quelles étaient vos relations avec elle ? Vous nous en avez dit quelques mots mais, encore une fois, ce n’est pas tout à fait ce que nous a laissé entendre le préfet de police.

Vous avez évoqué l’incident du lycée Buffon. Maire du XVe arrondissement de Paris, j’assistais à la cérémonie organisée par le Président de la République à l’intérieur de cet établissement au moment où les événements se sont produits. Le préfet de police était d’ailleurs présent et nous avons pu traiter le problème en direct, dans une salle du lycée. J’ai constaté de visu que les personnes interpellées, moins de quelques dizaines, dont j’ai essayé ensuite de voir avec la préfecture de police comment faciliter la libération, étaient des mères de famille, venues – aucune manifestation n’étant organisée – boulevard Pasteur et rue de Vaugirard, peut-être pour rencontrer le Président de la République. Leur interpellation m’a semblé un peu sévère. Je pense d’ailleurs qu’elles ne sont pas restées longtemps dans les commissariats de police où elles avaient été emmenées – à l’autre bout de Paris, soit dit en passant, mais enfin peu importe.

S’agissant enfin du projet de loi relatif au renseignement, je fais partie de ceux qui ont demandé au ministre de l’intérieur si le mouvement était concerné par les dispositions sur la prévention des violences collectives – vous aurez d’ailleurs constaté que la terminologie employée a été modifiée.

M. le rapporteur. Grâce à mon amendement !

M. Philippe Goujon. Le ministre a répondu très explicitement que ce type de surveillance ne concernait pas des mouvements comme la « Manif pour tous ». Je ne sais si cela peut vous rassurer ; pour ma part, je me fie aux propos tenus par le Gouvernement.

M. le rapporteur. J’aimerais faire une brève mise au point. Puisque nos débats sont publics, je tiens à préciser que ce que notre collègue Goujon a qualifié de sabordage de la commission d’enquête dont le groupe UMP avait souhaité la création résulte en fait de la décision prise par le groupe UMP lui-même de renoncer à poursuivre sa mise en œuvre, parce que le groupe majoritaire jugeait intéressant d’étudier ces questions non sur deux ans, comme il était proposé, mais sur une dizaine d’années. Cette précision factuelle me paraît utile pour éviter toute confusion.

M. le président Noël Mamère. Seconde mise au point : nous n’avons pas suscité l’audition de la « Manif pour tous », mais répondu à la demande formulée par la « Manif pour tous », comme par d’autres associations.

M. Philippe Folliot. Je retire donc les remerciements que j’allais vous adresser…

M. le rapporteur. Vous pouvez nous remercier d’avoir accepté cette audition ! Ce qui nous est apparu légitime, vu la place importante que le mouvement a pu occuper dans les opérations de maintien de l’ordre que l’État a eu à conduire. Nous avons donc répondu à cette demande, comme à d’autres. De nombreux mouvements qui organisent des manifestations nous ont sollicités et nous nous sommes efforcés de faire le tri en respectant leur diversité et leur représentativité.

M. Philippe Folliot. Dans ce cas, je rétablis mes remerciements !

Le droit à manifester pour tous est essentiel, même si tous n’ont pas la même culture de la manifestation.

Vous dites avoir été particulièrement ciblés, au stade des autorisations comme lors des opérations de maintien de l’ordre proprement dites. Pouvez-vous étayer plus précisément cette affirmation ?

Vous avez parlé de 6 000 à 8 000 bénévoles chargés d’encadrer vos manifestations. Aviez-vous également votre propre service d’ordre ? Si oui, comment l’avez-vous formé et organisé ? À moins que vous n’ayez « sous-traité », comme on le fait parfois, les fonctions du service d’ordre à d’autres groupes constitués, plus expérimentés ? Si oui, lesquels ?

M. Gwenegan Bui. J’aimerais rappeler que la commission d’enquête n’a pas pour objet la manifestation du 24 mars 2013 et les difficultés ayant affecté les relations entre la préfecture de police de Paris et votre mouvement. Ce dont il s’agit, c’est de tirer les leçons de l’ensemble des difficultés rencontrées dans les relations entre les forces de l’ordre et différentes formes de manifestation – de masse, zadistes ou plus violentes, comme les manifestations agricoles.

Vous vous êtes focalisés sur ces deux dernières années. Pour ma part, j’ai un parcours militant qui n’est pas le vôtre, j’ai connu des difficultés avec les forces de police, mais pas les mêmes que les vôtres, à une autre époque, où nous étions dans l’opposition. J’ai connu les stratégies d’encagement, rue du Dragon ; les coups de matraque et les gaz, employés non contre des mères de famille mais contre le professeur Jacquard, qui n’était pas très vaillant et que nous avions dû évacuer. Nous avons aussi été mis en difficulté lors des mouvements de novembre et décembre 1995, quand les étudiants qui manifestaient en masse, amenés par la préfecture de police aux Invalides, se sont trouvés, comme dans votre récit, dans un cul-de-sac ; l’affaire s’est soldée par de nombreuses interpellations, méthodes d’éloignement à l’appui, et par quelques heures passées au poste ainsi que dans les cars que vous avez décrits et qui n’ont rien de nouveau.

Prenons donc garde de ne pas laisser entendre que des mesures d’exception ont été employées contre vous. Certaines méthodes doivent évoluer, qui concernent vos manifestations comme les autres – étudiantes ou sociales.

Toujours à la lumière de mon expérience, je considère qu’un service d’ordre suppose une formation, des habitudes de travail communes et une relation de confiance avec les forces de police. Quels outils de formation avez-vous créés pour le vôtre ? Je ne vois pas bien comment l’on peut faire se côtoyer un service d’ordre militant et des gens payés pour cela, ni quels peuvent être les rapports des uns et des autres avec les forces de police.

Puisque certaines manifestations ont dégénéré à cause d’éléments extérieurs venus en découdre, comme dans toute manifestation de masse, quel traitement spécifique votre service d’ordre a-t-il réservé à ces groupuscules, et quelles étaient ses relations avec les forces de police ?

Mme Ludovine Dutheil de La Rochère. Je suis heureuse de partager une expérience de manifestation avec vous, monsieur le député. Moi aussi, j’ai manifesté quand j’étais étudiante, ainsi qu’à d’autres occasions. Il y a eu avant la « Manif pour tous » d’autres manifs dans ma vie, et je pense que beaucoup de nos manifestants étaient dans le même cas. Et, en effet, les difficultés que nous décrivons doivent d’autant plus évoluer que d’autres organisations y ont été confrontées.

J’aimerais rappeler que les Champs-Élysées ont tout de même été très largement occupés lors d’une manifestation organisée par les agriculteurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons osé demander à nous y réunir. Nous savions que la manifestation du 24 mars serait très importante et nous avions besoin d’un lieu adapté.

M. le président Noël Mamère. L’événement auquel vous faites référence, madame, et auquel nombre d’entre nous ont assisté, n’était pas une manifestation, mais une opération de promotion de l’agriculture. Ce n’était pas une manifestation de protestation.

Mme Ludovine Dutheil de La Rochère. Albéric Dumont complétera mes propos sur ce point. Il s’agissait d’un événement public de grande ampleur occupant tout l’espace, et tel était bien son objectif.

En ce qui concerne le 24 mars, j’aimerais souligner un point très important. Je l’ai dit, le public se trouvait dans un cul-de-sac, tout l’espace de la place de l’Étoile nous étant interdit et notre podium étant installé en dehors. Au début de l’après-midi, les barrières situées tout en haut étaient ouvertes pour une bonne partie d’entre elles, ce qui explique que le public soit passé sur la place ; puis les barrières ont été refermées et des enfants, des personnes âgées et des femmes enceintes, en nombre important, ont reçu des gaz lacrymogènes. Plusieurs ont été blessés et nous avons dû évacuer un nombre important de personnes selon le dispositif qui avait été prévu pour les accidents sanitaires – comme dans toute manifestation, puisque notre organisation est devenue véritablement professionnelle.

M. Albéric Dumont. Je vais m’efforcer de répondre à toutes les questions posées de manière à la fois concise et technique.

L’objectif n’est évidemment pas de ne parler que du 24 mars, mais c’est cet événement qui fournit la meilleure illustration de nos relations avec la préfecture.

Monsieur Goujon, « perturbateurs », oui, mais « casseurs », non : nous n’avons jamais eu à déplorer la moindre dégradation, le matériel urbain n’a pas été touché, la protection des biens a été totale.

Vous avez soulevé un point très intéressant : le positionnement des forces de sécurité. Nous avons constaté que lorsque les forces de l’ordre étaient présentes en tenue et au contact direct des manifestants, cela provoquait systématiquement des incidents, même avec les personnes les plus pacifiques qui soient. Nous avons donc demandé à la préfecture, ce qu’elle a accepté de faire lors de nos deux dernières manifestations, de placer les forces de l’ordre en retrait. Rien ne sert de faire passer les familles le long des boucliers ; cela crispe tout le monde. En revanche, cela ne coûte rien d’installer les barrages fixes quelques dizaines de mètres plus loin. Notre dernière manifestation s’est terminée au pied de la tour Montparnasse, place du 18 juin 1940 ; il y avait 400 fonctionnaires de police en uniforme sur la place ; vous ne les verrez sur aucune photo, alors qu’ils étaient au cœur de la manifestation. Pourquoi ? Parce que nous avions pu étudier avec le préfet la possibilité de déployer des forces d’intervention lourde à proximité, mais sans contact direct avec la foule. Elles sont d’ailleurs restées sur leurs bases, n’ayant pas besoin d’intervenir.

En ce qui concerne les barrages qui auraient été forcés le 24 mars, le préfet de police l’a dit lui-même devant vous, vu les circonstances il a préféré ouvrir les barrages pour laisser les gens aller sur la place de l’Étoile et sur les Champs-Élysées.

Quant à l’utilisation des gaz lacrymogènes dont nous avons été victimes, je croyais – c’est ce que l’on m’avait toujours dit – qu’on ne lâchait des gaz dans une foule compacte que pour l’obliger à se disperser. Dans le cas dont nous parlons, les gaz ont été utilisés pendant la manifestation sur une foule compacte qui ne pouvait pas s’échapper. Pour moi, il s’agit d’une erreur technique. Il existe de nombreuses méthodes pour faire avancer une foule ou reculer un barrage ; si vraiment cela s’avère nécessaire, on peut utiliser du gel lacrymogène, qui permet de viser uniquement la personne face à laquelle on se trouve et qui est manifestement hostile, au lieu d’asperger une foule – on sait bien qu’un gaz occupe tout l’espace qui lui est offert.

S’agissant de la gestion des perturbateurs, je m’exprime au nom de la « Manif pour tous » mais les organisateurs d’événements de tous ordres, revendicatifs ou festifs, sont confrontés aux mêmes difficultés. Il faut d’abord identifier les individus en amont, ce que seuls les services de renseignement ont le pouvoir de faire, par le biais de notes ; ils peuvent ainsi savoir si tel groupe, représentant un nombre donné de personnes, a prévu de venir, et, si oui, dans quel but. Des groupes ont été repérés de cette manière par la police lors de nos manifestations : quand quarante personnes déjà identifiées par les renseignements sortent d’un train et se dirigent vers la manifestation, il est évident que les services de maintien de l’ordre sur place les suivent, et nous avons pu le vérifier. Pourtant, les forces de l’ordre ne sont jamais intervenues. C’est l’un des griefs que nous avons contre elles : elles ont laissé ces groupes parvenir jusqu’au cœur de nos manifestations et les perturber, pour réprimer ensuite toute la foule. Ne pourrait-on étudier l’éventualité, à laquelle je ne vois aucun obstacle juridique, d’empêcher des éléments identifiés comme potentiellement perturbateurs, connus pour leur dangerosité – et non simplement parce qu’ils ne porteraient pas les bons insignes –, d’arriver au beau milieu de la manifestation, au lieu d’attendre qu’ils agissent pour venir ensuite nous en imputer la responsabilité à nous, organisateurs, qui ne représentons, vous l’avez dit, que des papas, des mamans, de jeunes enfants – même s’ils ne sont pas toujours en poussette – et des personnes âgées ?

En ce qui concerne le nombre de réunions, une manifestation de cette ampleur en suppose en moyenne quatre à six au cabinet du préfet, dont une ou deux en présence du préfet de police, puis cinq réunions techniques à la direction de l’ordre public, dont une avec les partenaires de la préfecture – RATP, SNCF, zone de défense. Chaque réunion dure entre une heure et demie et quatre heures.

Monsieur Folliot, je ne saurais établir aucune comparaison avec d’autres mouvements que je ne connais pas, sinon par voie de presse, et auxquels je n’ai pas participé. Je ne dis pas que nous avons été particulièrement ciblés. Je me fonde sur tous les éléments que nous dénonçons depuis deux ans et que nous vous apportons aujourd’hui. Les méthodes sont certainement courantes et appliquées à tous les mouvements. Simplement, elles étaient exceptionnelles nous concernant, puisqu’elles visaient un public extrêmement pacifique. Voilà ce que nous dénonçons.

Quant à l’organisation du mouvement pendant les manifestations, nous recrutons des bénévoles que nous orientons soit vers la logistique, soit vers l’accueil et la gestion de la foule, soit vers la sécurité – au simple sens de la gestion des flux –, soit enfin vers le service d’ordre, chargé de la sécurité proprement dite, avec le renfort d’une société de sécurité privée. Les agents que celle-ci emploie, et qui ont l’avantage d’être agréés par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), sont les seuls qui soient rémunérés pour leur mission. Contrairement à d’autres, en effet, nous ne payons pas notre service d’ordre.

S’agissant de l’articulation entre ces éléments et les forces de l’ordre, nous avons lors des manifestations de grande ampleur un centre opérationnel, placé sous la responsabilité de la direction de la « Manif pour tous », dirigé par des techniciens de chez nous qui gèrent la manifestation : ce sont eux qui donnent au cortège le signal du départ, qui annoncent le dispersement et qui, derrière leur Algeco, utilisent les vidéos du cortège dont ils disposent et les informations que leur transmettent les bénévoles pour prendre des décisions. Dans ce centre opérationnel, il y a deux officiers de police, issus l’un de la direction de l’ordre public, l’autre de la direction du renseignement de la préfecture.

En outre – mais ce dispositif n’a pas été reconduit, en vertu d’une décision que nous n’avons pas comprise –, un responsable de notre organisation restait à la préfecture, avec les autorités, pour faciliter les liaisons. En effet, lors d’un grand rassemblement, les communications téléphoniques ne passent pas et les postes de transmission, ou talkies-walkies, des forces de l’ordre et ceux des organisateurs ne sont pas compatibles. On est donc réduit au contact physique ou à l’utilisation de lignes fixes que nous installons sur le parcours.

La gestion de ces événements comporte plusieurs degrés d’intervention. Les équipes d’accueil, en jaune, accueillent et orientent les participants. Les équipes de sécurité gèrent le flux. Les équipes du service d’ordre agissent en cas d’incident, en lien avec les forces de l’ordre, généralement selon la répartition suivante : à l’intérieur du cortège pour le service d’ordre de la « Manif pour tous », à l’extérieur pour les forces de l’ordre, sauf si une infraction est constatée, auquel cas un officier de police judiciaire intervient en application de l’article 73 du code de procédure pénale. Toutefois, nous n’avons pas la possibilité d’assurer le maintien de l’ordre : ce n’est pas notre métier, nous ne sommes pas formés pour cela. La gestion des groupes dont nous parlions est donc du seul ressort de la préfecture.

Enfin, je lance un pavé dans la mare, sans vouloir créer de polémique : je trouve insupportable que, comme le préfet de police l’a lui-même fait devant vous, l’on qualifie nos manifestations de revendicatives alors que d’autres qui le sont tout autant, sur les mêmes sujets mais de manière divergente, comme les gay pride, sont considérées comme festives.

M. le président Noël Mamère. Merci, madame, monsieur.

La séance est levée à neuf heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Gwenegan Bui, M. Pascal Demarthe, M. Philippe Folliot, M. Hugues Fourage, M. Philippe Goujon, M. Jérôme Lambert, M. Noël Mamère, M. Yannick Moreau, M. Pascal Popelin, M. Boinali Said, M. Daniel Vaillant

Excusés. - M. Jean-Pierre Barbier, M. Michel Voisin, M. Guy Delcourt