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Commission d’enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Mercredi 27 février 2013

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 3

Présidence de M. Jean Grellier Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Francis Mer, vice-président du groupe Safran, ancien président d’Usinor-Sacilor et d’Arcelor

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Jean Grellier. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Francis Mer, vice-président du groupe industriel Safran. Je vous remercie, Monsieur, d’avoir répondu à notre invitation.

Avant d’être ministre de l’économie, des finances et de l’industrie entre 2002 et 2004, vous avez longtemps dirigé le groupe sidérurgique Usinor-Sacilor, puis Arcelor, que vous avez contribué à créer en 2001 par le rapprochement entre Usinor, le groupe luxembourgeois Arbed et le sidérurgiste espagnol Aceralia. Votre vie professionnelle a donc eu pour cadre l’industrie, et notamment les activités de production : avant d’exercer vos responsabilités dans la sidérurgie, vous étiez à la tête de Pont-à-Mousson S.A., importante entreprise métallurgique qui appartient au groupe Saint-Gobain. Cette expérience peut beaucoup apporter à nos travaux. Vous avez également siégé au conseil d’administration de l’exploitant de nickel Inco, très présent en Nouvelle-Calédonie, et contrôlé par le géant minier brésilien, le groupe Vale, qui est aussi le numéro un mondial du minerai de fer. En somme, monsieur le ministre, toutes vos expériences professionnelles concernent directement le domaine de réflexion de notre commission, y compris vos actuelles responsabilités au sein du groupe Safran qui, pour ses activités aéronautiques et d’armement, consomme peut-être encore de l’acier et de l’aluminium, sans oublier les nouveaux matériaux.

C’est donc comme grand témoin que la commission d’enquête a souhaité vous entendre dès le début de ses travaux. Vous pourrez très librement nous dire s’il existe, au vu de votre expérience, des voies d’avenir pour les industries qui retiennent notre attention, et ce que l’Europe doit faire, s’il n’est pas trop tard, pour défendre ses productions face à une concurrence désormais mondiale. Il y va de notre indépendance, voire de notre système de valeurs et de nos modes de vie.

Je vais d’abord vous donner la parole pour un exposé liminaire, puis les membres de la commission d’enquête, et notamment son rapporteur, Alain Bocquet, vous poseront des questions pour engager la discussion. Au préalable, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

M. Mer prête serment.

M. Francis Mer, vice-président du groupe Safran, ancien président d’Usinor-Sacilor et d’Arcelor. J’accepte bien sûr de prêter serment, mais avons-nous seulement défini ce que c’est que la vérité ? Je suis peut-être le premier à soulever cette question ! Si vous, députés, ne vous remettez pas perpétuellement en cause, sur tous les sujets, comment notre pays et ses représentants pourraient-ils continuer d’avoir une place dans un monde qui change à la vitesse que vous connaissez ?

Voici donc quelle est, du moins en matière de sidérurgie, sinon la vérité, du moins ma vérité. D’abord, la sidérurgie est un métier passionnant. Soyons clairs : il n’est pas du tout impossible de conserver des activités sidérurgiques rentables et utiles en Europe, et notamment en France, à condition de vivre et de gérer, au sens noble de ce terme, ce métier de manière intelligente, c’est-à-dire en intégrant ce qui se passe ailleurs dans le monde, et en se gardant du comportement qu’ont adopté certains ministres et qui constitue le plus sûr moyen de dégoûter les bonnes volontés, y compris françaises.

J’ai passé quinze ou seize ans de ma vie à tenter, avec un certain succès, de rebâtir sur un champ de ruines, et alors que le moral était très bas, le premier groupe sidérurgique mondial, le tout à partir d’une base française. Pourquoi serait-il impossible de refaire ce que j’ai réussi, avec d’autres, il y a quelque vingt ans ? Tout est possible, je le répète, à condition de vivre à son époque, et non dans le passé ou dans un rêve. Rêver éveillé est de plus en plus difficile et vivre dans le passé ne sert à rien : il est vain de vouloir arrêter le temps.

Pour être significative et rentable, notre activité sidérurgique doit être utile, c’est-à-dire utile au client. En effet, pourquoi celui-ci s’intéresserait-il à nous sous prétexte que nous sommes là, s’il trouve mieux – je n’ai pas dit moins cher – ailleurs ? Les sidérurgistes actuels doivent donc se positionner par rapport aux marchés de demain et non à ceux d’avant-hier.

Ces sidérurgistes ne sont pas très nombreux – je les connais tous –, car nous avons bien fait notre travail de concentration. Un seul a refusé de fusionner avec moi ; il a été un peu marginalisé et vient de faire parler de lui en termes assez négatifs au sujet de ses coûteux avatars brésilien et américain : il s’agit de Thyssen. À l’époque, tout le management était favorable à la fusion mais les actionnaires – réunis dans une fondation à l’allemande – ont préféré rester entre eux. En revanche, les Anglais et les Néerlandais ont accepté la fusion et ont fait appel à un Français pour les diriger : c’est avec plaisir que j’ai appris à l’époque que Philippe Varin avait été choisi pour prendre la tête de British Steel et de Hoogovens.

Les Italiens, par l’intermédiaire du gouvernement Prodi, ont refusé de fusionner avec nous. Voyez où ils en sont aujourd’hui : Ilva a été sanctionnée dans des conditions effarantes, forcée d’arrêter sa production – ce qui, vis-à-vis de Fiat et d’autres, représente un désastre – sous prétexte que la production de Tarente serait dangereuse pour la santé des Tarentais et des habitants des Pouilles en général. Je n’ai rien contre le gouvernement italien, au contraire, mais voyez où l’a mené la séparation des pouvoirs : le gouvernement Monti a finalement dû passer outre la décision du juge pour laisser fonctionner l’usine de Tarente, quitte à étudier d’un peu plus près les problèmes de pollution. Dans le monde actuel, les entreprises ne peuvent être compétitives si elles sont enserrées dans de telles contraintes.

Les autres sidérurgistes, belges, français, luxembourgeois et espagnols, ont fusionné. Je dois à l’honnêteté de vous dire que j’avais défendu la fusion auprès des Espagnols mais qu’un nouveau ministre, que je connaissais bien et qui fera ensuite parler de lui comme patron de Bankia, a préféré le compromis, qui n’avait rien d’historique, proposé par nos amis luxembourgeois, moins directs sans doute que ne le sont les Français. La fusion a donc eu lieu avec Arbed, qui avait su le rassurer. Chacun a sa conception des responsabilités respectives de l’industriel et du politique. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été capable de dire autre chose que ce que je pensais, ce qui est rare. Pour atteindre ses objectifs, mon ami luxembourgeois, lui, n’a pas hésité à mentir. Finalement, nous nous sommes tous retrouvés dans le même bateau lorsque Arbed nous a rejoints pour fonder Arcelor. Les Belges, dont on parle en ce moment à propos des annonces d’ArcelorMittal, s’étaient déjà alors rangés à l’idée qu’ils feraient mieux avec Usinor-Sacilor que seuls, avec Cockerill-Sambre. Jean Gandois a été d’une grande aide à cette époque.

Telle est l’histoire récente de la sidérurgie européenne – à laquelle s’ajoutent quelques acquisitions, notamment brésiliennes –, fondée sur quelques convictions qui sont les nôtres. D’abord, la taille est importante pour optimiser les coûts afin de supporter la concurrence puisque le même produit peut être offert partout dans le monde. Ensuite, pour grandir, il faut proposer la meilleure offre, c’est-à-dire satisfaire mieux que les autres les besoins de ses clients.

Mon souvenir le plus cuisant à ce sujet date d’un voyage au Japon où je m’étais rendu pour essayer d’y vendre de l’acier. J’y ai rencontré le patron de Toyota, qui n’était pas encore implanté en France. « On n’est pas mauvais », lui ai-je dit, « je suis convaincu que nous avons le meilleur acier, nous sommes meilleurs que vos fournisseurs ; je viens donc vous proposer nos services ». Le patron, M. Toyoda, m’a répondu : « Je suis d’accord avec vous, monsieur Mer : vous êtes le meilleur ! Mais ce n’est pas une raison pour que je fasse défaut à mes fournisseurs traditionnels qui ont du mal à évoluer aussi vite que vous, même si vous les piquez aux fesses ! J’ai donc décidé, quels que soient vos mérites, de garder ma confiance à Nippon Steel et aux autres. — Bravo, lui ai-je dit : il n’est pas sûr qu’en Europe nous ayons, nous, industriels, des relations qui nous fassent réagir ainsi à une proposition honnête et, de votre propre aveu, valable. — Je connais parfaitement votre acier et vos performances, a-t-il rétorqué. »

Car les Japonais connaissent tout, partout, en temps réel. Et les Chinois commencent à marcher sur leurs traces, envoyant partout dans le monde des représentants intelligents qui se renseignent sur ce qui se fait de mieux et rapportent en Chine l’état de l’art mondial en précisant ce qui est compatible avec la mentalité nationale.

« Je ne prends pas votre acier au Japon, monsieur Mer », a donc poursuivi M. Toyoda, « mais je vais le prendre en France : j’ai décidé, au vu de la qualité de la fourniture française, d’implanter mon usine européenne en France ». Je me suis senti non pas responsable de cette décision, mais fier qu’indirectement, la performance d’Usinor-Sacilor ait contribué à notre attractivité collective.

Il faut donc, disais-je, avoir les meilleurs coûts. Et, pour cela, il faut avoir – je vous surprendrai peut-être en commençant par là – le meilleur personnel. Le personnel n’est pas une masse salariale : c’est le principal capital d’une entreprise. Il travaille beaucoup mieux lorsque la reconnaissance dont il bénéficie lui en donne l’envie. Dès lors, rien ne lui est impossible.

En la matière, un exemple m’a particulièrement marqué. Après moult réflexions, nous avions décidé de fermer une usine, ne voyant plus comment nous en sortir sans renoncer à une capacité supplémentaire, puisque l’on ne peut pas inventer la quantité que l’on vend. Je suis venu annoncer la fermeture selon la méthode de gestion de la réduction d’effectifs lancée alors par Usinor et qui a ensuite fait florès. « Je suis désolé », ai-je dit, « on est obligé de fermer l’usine dans six mois. Mais, comme vous le savez, aucun d’entre vous ne sortira de l’usine sans avoir été reclassé, dans Usinor ou à l’extérieur ». Cette méthode nous a permis de réduire considérablement les effectifs, sans faire perdre espoir à ceux qui restaient et qui devaient continuer de travailler, et même travailler de mieux en mieux. Cela nous a coûté un peu d’argent, mais nous y sommes parvenus. Un mois avant la fermeture, conformément à notre usage, je retourne sur place. Je savais ce que l’on allait me dire mais je tenais à m’y rendre pour que les salariés puissent s’exprimer. « Monsieur le président », ai-je alors entendu, « on n’a pas pu vous faire changer d’avis, mais voici ce que nous avons fait » – et de me présenter la performance de l’usine pendant les trois mois qui avaient précédé l’annonce, puis pendant les trois mois précédant la fermeture. La performance de l’usine sur le point de fermer était incomparablement meilleure que celle que l’on connaissait auparavant et qui nous paraissait correcte. Car le personnel avait décidé non pas de nous empêcher de fermer – à la différence de ce qui se passe à Florange et consorts –, mais de nous montrer, que si nous nous étions mieux débrouillés avec eux, nous n’aurions pas eu besoin de le faire. Ce qui était vrai.

Une équipe, une communauté de travail, quel que soit le métier qu’elle exerce, ne travaillera pas de la même manière au bord du gouffre – dans l’espoir d’éviter d’y tomber – ou qu’elle bénéficie d’une reconnaissance qui lui donne envie de grandir. En quinze ans, nous avons réussi à redresser la sidérurgie française puis européenne. Lorsque je suis arrivé, en 1986, tous étaient convaincus que l’on allait droit dans le mur, que l’on allait tout fermer. Il y avait alors peu de candidats prêts à s’emparer du sujet, sans doute parce que cette conviction était largement partagée à l’extérieur également. Ne la reprenez pas à votre compte en 2013 ! À l’époque, notre personnel a découvert, grâce à quelques décisions importantes, que l’espoir restait permis.

Les valeurs d’un pays, celles d’un homme, celles d’une communauté sont souvent les mêmes : la confiance, l’espoir, une vision. J’avais décidé, avec quelques autres, qu’il n’y avait que deux manières de nous sortir de cette situation très critique. D’abord, faire confiance au personnel et développer fortement ses compétences. Nous avons ainsi consacré à la formation l’équivalent de 8 % de la masse salariale pendant quatre ou cinq ans – ce qui était méritoire car nous perdions de l’argent –, puis, après la phase de remise à flot, 4 à 5 % pendant quinze ans. À nos yeux, ce n’était pas une dépense, mais un investissement en capital humain. Ensuite, ne pas faire comme les autres, sans quoi nous étions perdus. Nous étions bien placés pour savoir que l’acier que nous produisions au Brésil, quand on le faisait venir à Mulhouse, revenait moins cher que l’acier fabriqué à Florange. Pour continuer de vendre de l’acier français, puis européen, à des entreprises essentiellement européennes, c’était donc l’offre qui devait être meilleure, voire la meilleure, de sorte que le client n’ait pas le choix. Le plus gros client de Florange, c’était Volkswagen ! Car de tels messages traversent les frontières : celles-ci n’existent pas dans notre Europe industrielle. Gerhard Cromme, qui a fait carrière chez Thyssen, a d’ailleurs débuté dans une filiale de Pont-à-Mousson en Sarre et Peter Hartz, qui a donné son nom à la fameuse loi Hartz IV sous le gouvernement Schröder, entre 2003 et 2005, était « mon » Arbeitsdirektor dans la même usine sarroise. Voilà qui répond à la question de savoir comment la sidérurgie française et la sidérurgie allemande travaillent ensemble. Cromme a suivi mon exemple en faisant fusionner les entreprises du secteur sidérurgique allemand.

Premièrement, donc, le personnel ; deuxièmement, l’offre, qui suppose un budget de recherche. Nous avons ainsi développé la plus belle compétence sidérurgique mondiale. Le produit dit Usibor est le résultat, en Lorraine, d’un effort, essentiellement lorrain, fourni pendant quinze ou vingt ans. Savez-vous que le procédé ULCOS – Ultra Low Carbon Dioxide Steelmaking –, qui permettra de fabriquer de l’acier en réduisant les émissions de CO2, est le fruit d’une décision prise il y a vingt ans par votre serviteur, en accord avec quelques collègues ? J’ai pu mesurer à l’époque l’effet sur mes interlocuteurs d’une idée quelque peu nouvelle. On m’avait averti que la sidérurgie émettait du CO2 en quantité non négligeable. J’avais pressenti que cela risquait de nous retomber dessus et souhaité que l’on invente un autre procédé qui ne présenterait pas cet inconvénient. J’ai donc convoqué mes équipes de chercheurs pour une discussion de trois ou quatre heures dont il est ressorti que ce que je demandais était possible mais long – une vingtaine d’années, car il faudrait repenser le haut fourneau – et coûteux.

Ne voulant pas me lancer seul dans cette entreprise, je me suis tourné vers mes collègues, d’une part, et, d’autre part, vers Bruxelles, dont j’ai pu, pour une fois, rapporter de bonnes nouvelles. Était-ce l’heureux souvenir du commissaire Davignon ? Toujours est-il que je n’ai eu aucun mal à convaincre Bruxelles de contribuer au financement du projet. Je vais ensuite voir mes collègues, en commençant par Thyssen : accord immédiat. Je traverse la Manche : accord immédiat. Je traverse la Sibérie pour aller au Japon : accord immédiat. Je remonte vers la Corée du Sud : accord immédiat. Puis je traverse l’Atlantique… et ce qui devait arriver arriva. « Mon cher Francis, science must lead policy : tant que l’on ne m’aura pas démontré par A + B que les émissions de CO2 sont la cause du réchauffement climatique, il n’est pas question de dépenser un sou, car il faudrait le prendre en bas de ligne, c’est-à-dire aux actionnaires. » « Tant pis pour vous ! » ai-je répondu. De toute façon, objectivement, la sidérurgie américaine n’existe pour ainsi dire plus : elle appartient pour l’essentiel au reste du monde. En moins d’un siècle, les États-Unis sont ainsi passés d’une position dominante dans la production d’acier au désintérêt pour cette activité, même si quelques Chinois, Européens ou Russes continuent d’y fabriquer de l’acier primaire. Les modes passent et les principes fondamentaux de gestion d’une entreprise influencent sa stratégie.

La recherche, d’une part, le savoir-faire et les compétences du personnel, de l’autre, sont donc les deux piliers de la réussite – sachant que le personnel doit être réduit au minimum dans ce métier hautement compétitif et mondial.

Pourquoi sommes-nous dans la situation actuelle ? C’est la faute des Chinois. Il y a quinze ans, ils n’existaient pas dans le secteur sidérurgique ; aujourd’hui, la Chine représente 50 % des besoins et de la production d’acier. Depuis quinze ans, un gigantesque effort d’investissement mondial a été fourni pour profiter du déferlement de la demande chinoise, fruit des projets de construction. Au terme de dix à quinze ans de croissance, la Chine commence à changer de modèle et à penser au consommateur au détriment relatif de l’investissement. Mais, sur la lancée du passé, la capacité de production continue de se développer en Chine et ailleurs, car, dans la sidérurgie, il faut plusieurs années pour créer une usine fournissant cette capacité. Que l’on ajoute à cela la crise, sur laquelle je ne m’étendrai pas, et voilà que la sidérurgie vit son drame habituel : l’effondrement mondial de la production et de la consommation – fût-il un peu moins marqué en Chine qu’ailleurs. Je vous renvoie aux chiffres qu’a dû vous donner celui que vous avez auditionné avant moi.

Face à cette situation, les entreprises, et pas seulement ArcelorMittal, ont fait le raisonnement suivant. Dans une industrie de frais fixes comme la sidérurgie, les résultats sont pour l’essentiel liés au volume, donc à la saturation des outils. S’il faut des années, voire l’éternité, avant de pouvoir de nouveau saturer tout l’appareil industriel situé en Europe, il est de notre devoir d’industriels, pour minimiser les pertes et retrouver au plus vite les gains indispensables à la survie du métier, de serrer les boulons, c’est-à-dire de réduire les capacités les moins bonnes et de concentrer sur les meilleurs outils l’essentiel de la production afin d’optimiser les coûts, donc les résultats, même en cette période de pertes. C’est ce qui s’est passé à Florange.

J’imagine que vous allez vous octroyer le plaisir d’entendre les syndicalistes de Florange. J’ai moi-même de très bons rapports avec deux syndicalistes du secteur sidérurgique que j’ai aidés à devenir leur propre patron et qui sont aujourd’hui consultants. Le premier, un cégétiste qui s’est fait virer de son entreprise par la CGT, est en train d’écrire ses mémoires. Le second, qui était à la CFDT Sidérurgie, est venu me proposer de s’occuper des gens que je poussais hors de l’entreprise mais que je gardais dans une entreprise ad hoc faute de parvenir à les recaser à l’extérieur. J’avais en effet créé en Lorraine une petite entreprise qui s’efforçait de leur trouver des clients. « Si vous me faites confiance, je m’en occupe ! », me dit-il. Il est donc devenu chef d’entreprise, d’une entreprise de services qui allait chercher les clients et effectuait ou faisait effectuer des tâches pour eux. Je l’ai aidé à devenir consultant. Je les ai tous deux fait venir chez Safran pour qu’ils expliquent à nos managers le fonctionnement des syndicats. Ainsi, dans la relation entre le manager de terrain et son personnel ainsi que les représentants de ce dernier, chacun sait comment l’autre fonctionne : on est à armes égales. Dans le cas contraire, le manager, perpétuellement aspiré par le haut, a peur du terrain, alors que c’est de ce dernier que dépend la performance d’une entreprise, et non du patron.

Les syndicats de Florange connaissent bien le sujet, depuis trente ou quarante ans. Les déclarations que j’ai entendues m’ont fait rire. Le site de Fos-sur-Mer, que certains d’entre vous connaissent bien, a été créé par la Lorraine pour anticiper sur l’épuisement prévisible du charbon et du minerai de fer lorrains. Ceux qui vous raconteraient qu’ils ne sont pas au courant de l’évolution de la sidérurgie depuis des années, alors même qu’ArcelorMittal a été parfaitement transparent à ce sujet, vous mentiraient. Ils essaient de tirer profit d’un gars qui veut faire parler de lui ! Je suis allé voir Arnaud Montebourg – dont il y a ici des amis, je le sais – début novembre, avant qu’il ne fasse sa sortie. Nous avons passé deux heures ensemble. Je l’ai prévenu : « Vous allez dans le mur, vous allez vous faire flinguer soit par le Gouvernement, soit, si celui-ci fait l’erreur de vous suivre, par le droit français et européen. Car vous ne pouvez justifier par l’intérêt collectif la nationalisation d’une usine au sein d’un groupe. Vous ne pouvez plus nationaliser Arcelor ; vous pourriez peut-être en nationaliser la partie française, mais certainement pas une usine. » Malgré ses compétences intellectuelles, il reste incapable de reconnaître que sa thèse l’envoie dans le mur, ce qui est inquiétant : n’abuse-t-il pas de la confiance qu’on lui accorde à Florange et ailleurs ? Prenez garde, mesdames et messieurs les députés : la démocratie suppose que l’on ait le sens de la responsabilité et de l’intérêt collectif. Je me demande parfois si certains de ses éminents représentants ne cherchent pas surtout à défendre leurs intérêts personnels, de quelque nature qu’ils soient.

Pour en revenir à la sidérurgie, que faire aujourd’hui ? Rien au niveau français, car cela n’a pas de sens : il existe un marché intérieur qui s’appelle l’Europe ; si l’on doit agir, c’est au niveau européen. J’ai été amusé que les Belges, les Luxembourgeois et les Français envisagent d’alerter ensemble la Commission. Il y a une quarantaine d’années, M. Davignon était presque dans la même situation au sein de la Commission de Bruxelles. L’existence d’un traité spécifique à l’acier facilitait sans doute les choses. Mais, surtout, il y avait alors à Bruxelles des gens qui pensaient et qui n’épousaient pas nécessairement la ligne anglo-saxonne. Aujourd’hui, personne n’ose plus remettre en question la doxa, sans être pour autant capable d’en tirer toutes les conséquences. De ce point de vue, la sidérurgie fournit un exemple révélateur qui devrait nous préoccuper. En France, en particulier, combien de métiers, combien d’emplois, en dehors de l’industrie, sont en réalité protégés de la concurrence, interne ou européenne – pour les meilleures raisons du monde, naturellement ? Quel pourcentage de l’activité européenne et notamment française échappe à la règle qui a été imposée à l’industrie par les Allemands dans les années 1950 et que de Gaulle a eu le courage d’accepter, permettant ainsi au marché commun, donc à l’Europe, de se bâtir ?

Bruxelles pourrait peut-être proposer aux Européens des règles du jeu adaptées à la sidérurgie et aux métiers analogues, au lieu de s’en tenir au constat que le marché et les prix sont mondiaux et que les prix fluctuent selon le rythme auquel les Chinois respirent. Le secteur a connu une période exceptionnelle de 2002 – date à laquelle j’ai quitté Arcelor, ce qui m’inspire rétrospectivement quelques regrets – à 2008 : les prix montaient, les quantités augmentaient, tout le monde gagnait de l’argent, ce qui a d’ailleurs conduit ArcelorMittal à dépenser beaucoup pour acheter des mines. À partir de 2008, tout s’est effondré et le contexte est devenu comparable à celui dans lequel j’avais commencé mes activités industrielles, en 1973. Lors du choc pétrolier, le Président de la République de l’époque, dont j’admire habituellement l’intelligence, nous avait dit : « Messieurs les industriels, c’est un mauvais moment à passer. » Tu parles ! C’était le début d’une révolution politique mondiale. Or aujourd’hui, certains pays réagissent comme lui face au choc que connaît l’Europe.

M. le président Jean Grellier. On voit combien les enjeux de la période que nous vivons sont fondamentaux.

M. Alain Bocquet, rapporteur. Monsieur Mer, vous avez connu la sidérurgie nationalisée…

M. Francis Mer. Elle ne l’a jamais été. Il n’y a jamais eu aucun acte de nationalisation. Simplement, à la fin, il n’y avait plus qu’un seul actionnaire : l’État.

M. le rapporteur. L’aide de l’État était déjà devenue une dotation en capital sous M. Barre. La nationalisation nous renvoie à la question de la maîtrise par les pouvoirs publics de ce secteur stratégique. L’État n’a-t-il pas pour le moins un droit de regard et d’intervention vis-à-vis d’un groupe industriel comme ArcelorMittal, qui perçoit des aides publiques et communautaires et des attributions gratuites de certificats d’émission de CO?

Deuxièmement, quelles sont à votre avis les forces et les faiblesses du groupe ArcelorMittal ? Sa stratégie mondiale, essentiellement financière, et minière autant que sidérurgique, pourrait-elle impliquer l’abandon progressif de ses sites européens, dans lesquels l’investissement du groupe paraît minimal ?

Troisièmement, quelles sont les perspectives les plus certaines de progrès de la recherche sur les aciers du futur ou sur les nouveaux matériaux substitutifs ? Quelles peuvent en être les conséquences industrielles ?

Quatrièmement, la crise de la sidérurgie se caractérise-t-elle uniquement par une surproduction européenne, à laquelle il faudrait remédier, compte tenu des importations à bas coût d’acier venu de pays émergents, notamment de Chine ? Mais l’Europe ne risquerait-elle pas alors de devenir définitivement dépendante des émergents dont elle serait la cliente captive ? En ce qui concerne l’approvisionnement en minerais, la dépendance des industriels européens les défavorise-t-elle par rapport à d’autres producteurs établis à proximité des zones d’extraction ? Est-ce un argument en faveur de la délocalisation ?

Enfin, en dehors de la Chine, y a-t-il d’autres grands producteurs aussi dangereux qu’elle pour la sidérurgie européenne ? Qu’en est-il des outils de production et de la qualité des produits en Russie, au Kazakhstan ou en Ukraine ? Que penser par exemple de l’entreprise russe Severstal, un temps présentée comme un repreneur potentiel du site de Florange ?

M. Francis Mer. Je commencerai par répondre à votre dernière question.

Il y a quinze ans, dans le cadre d’une stratégie européenne au sens large, nous avons décidé d’aider Severstal. Pour lui permettre d’améliorer sa production, nous lui avons donc accordé une licence d’utilisation d’un procédé de fabrication de tôle automobile, qui n’était pas le dernier que nous ayons développé. Il se trouve que je connais très bien le patron : il était directeur du plan chez Severstal au moment où Eltsine a distribué la propriété publique russe sous forme d’actions et n’a eu de cesse de racheter, contre quelques roubles, les actions auxquelles son personnel avait eu droit, jusqu’à devenir propriétaire de l’entreprise. Il est exact qu’à un moment donné, face à l’OPA de Mittal, nos amis luxembourgeois et consorts sont allés chercher Severstal pour qu’il joue le rôle de chevalier blanc. Severstal avait déjà beaucoup acheté aux États-Unis lorsque tout y était à vendre.

Il va de soi que n’importe quel sidérurgiste, européen ou non, serait prêt à acquérir le site de Florange si vous le lui proposiez. Comment en serait-il autrement ? Cela reviendrait à lui offrir sur un plateau la clientèle de PSA et de Volkswagen ! Et Severstal était un bon candidat. Mais vous n’avez pas le droit d’offrir Florange, car Florange n’est pas à vous : c’est la propriété d’ArcelorMittal, qui n’a aucun intérêt à accepter une vente à laquelle on ne peut le contraindre en démocratie. Comment – sinon par une loi dont je serais curieux de connaître le détail – l’État français pourrait-il chercher lui-même un acquéreur au motif qu’ArcelorMittal veut fermer un établissement ? Ce n’est pas un établissement qui est en jeu : c’est l’entreprise. Au sein d’une entreprise, il est impensable de vendre une usine pour se faire un peu d’argent : cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Il y a là une erreur de raisonnement. Je ne sais pas si vous la partagez, Monsieur Bocquet, mais vous n’avez pas le droit de rêver ainsi, vous qui siégez dans l’Assemblée démocratique d’un État de droit.

M. le rapporteur. Que faire si Mittal décide de fermer plusieurs sites en France ? Il est monopoliste !

M. Francis Mer. Grâce à moi ! Cela étant, je rappelle que j’ai essuyé un refus lorsque j’ai proposé à l’État de garder un ticket au moment de la privatisation d’Usinor-Sacilor. Mais jamais Mittal ne décidera de mettre fin à ses activités françaises, parce qu’il sait que ses meilleures usines européennes sont en France. Ne donnez surtout pas dans la paranoïa !

La crise de la sidérurgie ne vient-elle que de la surproduction européenne ? Non. J’ai passé quinze ans dans un secteur où les prix baissaient tous les ans et où, quelques années mises à part, les quantités n’augmentaient pas. Plus généralement, la crise en Europe résulte de la crise mondiale et elle n’est pas terminée. Quelles que soient les prévisions de Bercy, c’est sur une hypothèse de croissance de 0,5 % en moyenne, 1 % tout au plus, que vous, députés, devriez-vous fonder pour évaluer les prévisions que l’on vous donne et les recettes fiscales à en attendre. Inutile de sortir d’une grande école pour comprendre que l’Europe connaît une crise de confiance dont elle ne sortira pas avant d’avoir retrouvé sa boussole et fixé quelques objectifs communs. Dans l’intervalle, les entreprises en pâtiront. Mais les plus grandes pourront dire : « Ça ne marche pas en Europe ? Je m’en moque : le monde m’appartient ! » Et elles iront aux États-Unis, en Chine, en Inde ou au Brésil. Ce n’est pas nécessairement en Europe que sont obtenus les brillants résultats affichés par le CAC 40. Or vos responsabilités concernent le territoire national et des populations qui ne sont peut-être pas toutes appelées à quitter le continent comme les millions d’Irlandais partis aux États-Unis ou au Canada parce qu’ils crevaient de faim !

Faudrait-il se protéger par des normes ? Les normes techniques sont aussi satisfaisantes que possible. Des normes sociales et environnementales ? Pourquoi pas, à condition qu’elles ne soient pas propres à la sidérurgie. En d’autres termes, c’est de faire l’Europe qu’il s’agit. Si vous cherchez un supporter de ce projet, vous l’avez en face de vous ! En réalité, qui refuse de faire l’Europe ? Ce sont les pouvoirs publics de chaque pays : notre administration, et notamment nos assemblées, qui craignent d’y perdre leur souveraineté, leur pouvoir, leur raison d’être. Voilà une question à laquelle vous devriez vous intéresser si vous en avez le courage. Et la réponse se trouve chez nous, dans les pays membres. Elle naît de la crise qui nous impose de transférer des parts de souveraineté à un « machin » qui s’appelle Bruxelles. Voyez le six pack : de l’extérieur, il est amusant de comparer ce que les gouvernements ont entériné au discours politique officiel. Grâce à la crise, le système bruxellois a pris le pouvoir, et d’abord sur votre budget : n’imaginez pas que vous pourrez faire quoi que ce soit d’autre qu’approuver ce qui aura été préalablement validé par Bruxelles au nom d’une logique dont je ne suis pas certain qu’elle soit valable. Si vous voulez résoudre les problèmes de la sidérurgie, accouchez donc ensemble de normes techniques, sociales et environnementales – et accessoirement douanières, même si, dans le cas de l’acier, la distance est telle que le coût du transport est relativement élevé par rapport à celui de la matière, sauf pour les produits sophistiqués. Aucun Chinois n’a envie d’expédier un rond à béton ici : il y perdrait sa chemise ! Quoi qu’il en soit, nous, Européens, devons prendre notre destin en main, ce que vous ne faites pas parce que vous êtes élus du territoire français. Prenez garde aux eurodéputés qui ont envie d’utiliser le pouvoir qui leur a été donné ; vous allez en entendre parler.

S’agissant de la recherche sur les aciers du futur, je ne peux vous répondre car j’ai quitté la sidérurgie il y a dix ans. Je pense néanmoins qu’Arcelor, qui a su conserver une partie des méthodes anciennes, continue d’être à la pointe, contrairement à l’image que l’on peut en donner, sans quoi l’entreprise ne pourrait pas s’en sortir.

Quelles sont les forces et faiblesses du groupe ArcelorMittal ? En ce qui concerne la stratégie minière, depuis 1973, le nombre des groupes miniers – minerai de fer, charbon à coke –, qui n’était pas très élevé, a encore diminué : quatre ou cinq mineurs au monde font la pluie et le beau temps en matière de prix – un canadien, un brésilien, deux australiens, un suisse qui a remarquablement réussi et vient de fusionner avec un autre australien. Le minerai brésilien, c’est une montagne d’hématite à 66 % de fer : quand vous montez dessus, vous comprenez que les mines qui ont fait notre succès pendant un siècle soient fermées ! Avant le choc pétrolier et ses conséquences sur la sidérurgie en France et ailleurs, tous les sidérurgistes cherchaient à s’intégrer en amont ; ensuite, ils ont dû vendre parce qu’ils perdaient de l’argent, et ils ont préféré vendre une mine plutôt qu’une activité sidérurgique, c’est-à-dire le cœur de leur métier. Puis, pendant six ou sept ans, les sidérurgistes, Mittal en tête, se sont de nouveau enflammés pour l’intégration en amont. Mais Mittal a mal acheté.

Lakshmi Mittal – qui est très doué et compétent, contrairement à ce que d’aucuns ont dit de lui – a fait un pari. Considérant que la montée des prix ne pourrait pas durer aussi longtemps que les impôts et qu’il devait consolider son entreprise, il a eu l’idée géniale de se rapprocher d’Arcelor. Moi président d’Arcelor, je n’aurais jamais accepté et je me serais protégé de Mittal bien avant : nous savions ce qui se préparait puisque nous connaissions les résultats. Mais mes successeurs n’ont pas su changer de politique : ils n’ont pas vu que cette phase temporaire de prospérité leur offrait l’occasion de rompre avec la méthode besogneuse que nous avions été obligés d’employer pendant quinze ans.

Aujourd’hui, Mittal revend – il s’est déjà séparé des mines de Dofasco – pour réduire son endettement, qui est sa principale faiblesse. Le monde financier n’a eu de cesse de fournir de l’argent aux entreprises : « empruntez, empruntez, vous rembourserez plus tard » ; il faut maintenant le rassurer. Mais Mittal ne veut pas sacrifier la production d’acier et n’a aucune envie de se détourner de ses sites européens, cœur de son activité sidérurgique, même s’il cherche à vendre en Bulgarie. En revanche, il cherche à concentrer la même production sur un plus petit nombre de sites. N’oubliez pas que Mittal habite Londres et que s’il est né en Inde, il n’y va pas souvent. Il n’y a que les Français pour croire que Mittal est indien ! Sa fortune était la deuxième ou la troisième d’Angleterre il y a quelques années et il n’a aucun intérêt à vendre une entreprise dont il détient 40 % et dans laquelle travaille aussi son fils Aditya, jeune financier brillant formé aux États-Unis. Vous évoquez l’éventualité d’un abandon progressif des sites européens dans lequel le groupe n’investirait qu’au minimum – c’est possible, mais cela m’étonnerait ; je ne connais pas les chiffres.

L’État, me demandez-vous, a-t-il un droit de regard et d’intervention ? Mais au nom de quoi, dès lors que les entreprises respectent le droit – civil, commercial, pénal – et que les éventuelles subventions perçues sont conformes au traitement que l’État a choisi de réserver non à une entreprise en particulier, mais à un secteur et à un marché ? Quant aux droits d’émission de CO2, il est absurde que les politiques européens fassent confiance au marché pour donner envie aux industriels de réduire leurs émissions de gaz carbonique.

M le rapporteur. Alors jeune député, j’ai manifesté à Denain et à Trith-Saint-Léger contre la fermeture d’Usinor. Vous avez tout à l’heure eu des accents vibrants pour évoquer les personnels, mais, trente-cinq ans plus tard, les séquelles, notamment sociales, de ces fermetures affectent encore l’État français. Nous n’avons pas à être le Samu social de choix stratégiques d’entreprise ! L’aménagement du territoire est en jeu. Voilà pourquoi l’État doit avoir un droit de regard et d’intervention.

M. Francis Mer. Dans le respect du droit : nous vivons dans un État de droit ! Si une loi le permet et qu’elle est jugée valable par les instances qui ont à en connaître, soit. Mais aujourd’hui, c’est interdit. Avant qu’une usine ne ferme, elle a été ouverte, tout le monde trouvait cela normal ; et sa fermeture serait anormale ?

Cinq ans après avoir été obligé de fermer l’usine intégrée SMNSociété métallurgique de Normandie –, à Caen,…

M. le rapporteur. … aujourd’hui délocalisée en Chine par une entreprise du Valenciennois…

M. Francis Mer. … j’ai eu le plaisir de recevoir une lettre officielle dans laquelle les pouvoirs locaux me remerciaient d’avoir honoré tous les engagements que j’avais contractés lors des négociations relatives à la fermeture.

L’État n’a pas le droit d’intervenir dans la stratégie d’ArcelorMittal, dont il ne possède pas d’actions. Il peut simplement nouer des relations de confiance avec les entreprises. Or il ne le fait pas. Depuis quelques mois, il leur tient un discours absurde, au moment même où elles auraient besoin, quelle que soit leur taille, de se sentir écoutées et épaulées. Si elles ne le sont pas, soit elles s’écrasent et restent dans leur coin, soit elles vont voir ailleurs.

M. le président Jean Grellier. Au sein du Conseil national de l’industrie, dont je suis membre, le développement des filières stratégiques avec le soutien de l’État, apporté sous forme de contrat, permet de resserrer les liens entre les pouvoirs publics et les entreprises.

M. Francis Mer. Si vous en êtes convaincu, tant mieux !

M. le président Jean Grellier. Malheureusement, il est difficile d’amener les médias à s’intéresser à ces questions structurelles sans lien avec l’actualité immédiate.

M. Francis Mer. Si l’État n’est pas capable de communiquer…

M. Michel Liebgott. Au moins, vous ne pratiquez pas la langue de bois ! Je suis heureux de vous avoir entendu dire qu’il faut le meilleur personnel pour avoir le meilleur acier. En Lorraine, en Moselle, nous avons les deux. Cela reste vrai chez ArcelorMittal, avec l’Usibor, mais aussi chez Tata Steel, qui produit des rails de très grande qualité, exportés en Inde et utilisés en France.

En ce qui concerne ArcelorMittal, la vraie question n’est pas de savoir s’il va arrêter ou non sa production en Europe, même s’il est permis de se la poser. En France, la production, qui ne cesse de baisser, est aujourd’hui de 15 millions de tonnes d’acier, ce qui n’est pas suffisant pour satisfaire nos besoins. Une reprise de Florange par Duferco, auquel se serait associé Severstal, aurait-elle mieux garanti le maintien de l’activité sidérurgique sur notre sol ? Mittal est un colosse aux pieds d’argile. Est-il notre meilleur atout ? Mais il est trop tard pour se poser ces questions : nous n’allons pas imiter ce qu’ont fait les Sarrois il y a quinze ans.

La production d’acier s’élève à 145 millions de tonnes. Atteindra-t-elle à nouveau les 180 ? La stratégie actuelle des groupes européens permettrait-elle de répondre à une hausse de la demande ou risque-t-on véritablement d’être envahis de produits chinois ? Aujourd’hui, les Chinois viennent voir comment nous travaillons ; demain, ils parviendront à fabriquer des produits de qualité équivalente. Le fait que les constructeurs automobiles soient installés à proximité des usines nous prémunit-il de ce risque ?

Le procédé ULCOS peut-il nous permettre de rester parmi les meilleurs ? Est-il envisageable de l’employer à Florange, avec un seul haut fourneau, si l’on ferme la filière liquide ? Car même s’il ne s’agit que de produire 500 000 tonnes, ce procédé s’intègre dans un ensemble.

Mme Martine Carrillon-Couvreur. Le site d’Imphy, dans la Nièvre, réputé pour ses aciers spéciaux, vit aujourd’hui, après de grandes difficultés, la restructuration et de la reprise d’une partie de l’entreprise par Aperam, détenue majoritairement par Mittal, une période plutôt heureuse de son histoire.

Mais comment pouvons-nous, en France et en Europe, nous organiser pour résister à la concurrence des pays émergents ? Je suis parfaitement d’accord avec vous : n’oublions jamais que la richesse d’une entreprise dépend de ses savoir-faire, des compétences de son personnel. Pensez-vous que notre effort de formation soit suffisamment ambitieux ?

M. Gaby Charroux. Je vous remercie à mon tour, monsieur Mer, d’avoir proscrit la langue de bois et je suivrai votre exemple. Je suis conscient du rôle éminent que vous avez joué dans l’histoire récente de la sidérurgie, mais aussi de vos responsabilités dans la situation française et européenne actuelle, que vous avez vous-même reconnues en évoquant votre refus de procéder aux achats qui auraient permis d’agrandir l’entreprise que vous dirigiez.

J’ai beaucoup apprécié que vous insistiez sur la nécessité de réserver une place primordiale au capital humain, à la motivation, à l’intelligence. Mais tel ne semble pas être le chemin pris par Mittal. Je le constate dans ma circonscription, à Fos-sur-Mer : l’objectif poursuivi est la réalisation du profit financier maximum. Vous avez parlé de durée, de pérennité ; mais quant à l’espace, c’est le monde qui est en ligne de mire, et non la Lorraine, ni la Provence, ni la France, ni même sans doute la seule Europe.

Je rappelle que notre commission d’enquête s’intéresse aux conditions de sauvegarde et de développement de la sidérurgie et de la métallurgie. Vous nous avez fourni quelques éléments éclairants sur la posture et l’engagement de Mittal. L’État  peut-il jouer un rôle s’agissant du capital de ces grands groupes, chez lesquels l’aspect financier semble prendre le pas sur la dimension industrielle ? Je poserai demain matin à M. Montebourg une question du même ordre sur la filière vinylique.

M. Francis Mer. Vous auriez tort de croire que Mittal n’a d’autre objectif que l’argent. Il a envie, à travers la sidérurgie, d’exister en tant que personne.

M. Gaby Charroux. N’est-ce pas un élève de Friedman ?

M. Francis Mer. Non : il veut sortir de l’anonymat, et il n’a jusqu’à présent pas trop mal réussi. Croyez-vous vraiment que le personnel d’Arcelor France ait plaisir à entendre les commentaires des représentants de l’État à propos de « leur » patron ? Que cela les aide à bien travailler ? Le comportement de l’État français vis-à-vis de Mittal est absurde ! Mittal veut combler ses pertes et retrouver la meilleure rentabilité possible, non pour l’argent, mais pour continuer de grandir. Il est à mes yeux l’archétype de l’entrepreneur qui prend des risques, qui ne réussit pas à tous les coups, qui se casse la figure, qui cherche en permanence à rebondir, parce que sa raison d’être est d’entreprendre : de construire et de reconstruire. Parti de zéro, il a bâti la première entreprise sidérurgique mondiale : ce n’est pas mal, même si son groupe est fait de bric et de broc puisqu’il a beaucoup acheté à mauvais escient. Il va continuer à entreprendre ; n’imaginez donc pas qu’il cherche à quitter l’Europe, car son but est de réussir partout, peut-être jusque dans son pays d’origine, ce qui suppose des fondements solides, notamment sur notre continent.

Le Brésil est un autre point d’appui. Avec Arcelor, Mittal y a récupéré une superbe usine. La performance sidérurgique brésilienne est la meilleure du monde : les salaires des ouvriers y sont encore inférieurs aux salaires français mais tous les ingénieurs des mines y ont été formés à la française, dans une école fondée par un Français venu de l’École des mines de Paris à la fin du xixe siècle et arrivé sur le site à dos de mulet !

Il est vrai que Mittal n’a guère de contacts avec le personnel et que l’ambiance chez Arcelor, d’après les échos que j’en ai, n’est pas très bonne, ce qui n’a rien d’étonnant. Les départs sont nombreux et l’on risque de perdre de la matière grise en France comme en Belgique. Voilà quel est le point faible d’Arcelor et voilà ce que l’État pourrait faire valoir auprès de Mittal.

En ce qui concerne ULCOS, du point de vue technique, il y faut du temps, un peu d’argent – l’industrialisation coûte cher, surtout dans un haut fourneau –, des expérimentations, mais l’on saura faire un jour. Car ce projet n’est pas propre à Mittal : il est mondial. Les Japonais, les Coréens, les Allemands, les Anglais, donc les Indiens, en sont partie prenante. Sera-t-il réalisé à Florange où le haut fourneau est plus petit que les autres ? Je n’en sais strictement rien. Mais il ne faut pas espérer développer de nouveaux procédés permettant de réduire les émissions avant d’avoir élaboré une réglementation internationale sur l’environnement, indépendante du marché et qui pourrait conduire à créer – faites-vous plaisir ! – une organisation internationale sur le modèle de l’OMC. Le marché, dont Bruxelles a bêtement cru qu’il savait tout, ne sait ni ne peut rien. Si Rhodia – dont j’ai été l’administrateur – a réussi à attirer Solvay pour former un beau groupe, c’est parce qu’il a bénéficié pendant plusieurs années, de manière tout à fait consciente et organisée, d’une subvention indirecte sous forme de concours européens générés par sa politique environnementale. Sans cet argent du CO2, il était out !

M. Michel Liebgott. En Allemagne, Saarstahl et consorts ont des niches et l’on sait qu’ArcelorMittal ne fermera pas car le conseil de surveillance n’entérinera pas la fermeture.

M. Francis Mer. L’avantage de l’Allemagne sur nous, surtout dans l’industrie, réside dans l’obligation, faite à toute entreprise à partir d’une certaine taille, de parvenir à un accord entre les représentants du travail et ceux du capital, dans l’intérêt de l’entreprise. Si l’Allemagne s’en sort mieux que nous, indépendamment de l’accès à des marchés d’exportation adaptés à son offre, c’est parce que ses entreprises sont régies non par la lutte des classes, mais par l’obligation légale de se mettre d’accord. Voilà une contrainte par le droit dont vous pourriez vous inspirer ! Grâce à elle, chacun fait d’incroyables progrès en apprenant à écouter l’autre et à trouver un intérêt commun.

Les usines Dunlop et Goodyear produisaient toutes deux des pneus au même endroit ; la CGT y était dans un cas « intelligente », dans l’autre décidée à montrer par A + B qu’elle avait raison ; on a vu le résultat. Comment mettre fin, en France et en Europe, à cette logique de confrontation dont il ne faut d’ailleurs pas blâmer les seuls syndicalistes, mais aussi et peut-être surtout les patrons ? Voilà en tout cas une suggestion pour sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes.

Mme Martine Carrillon-Couvreur. En matière de formation, pourriez-vous nous citer des exemples de réussite sur lesquels l’Europe pourrait s’appuyer ?

M. Francis Mer. Vous devriez constituer une commission pour faire travailler des experts sur ce qu’il en est dans les entreprises allemandes, notamment en matière d’apprentissage tout au long de la vie. J’ai eu le plaisir de voir consacré en janvier par la négociation sur le marché du travail ce que je n’ai pas réussi à faire au Medef il y a douze ans. Quel dommage que l’on ait perdu dix ans, non à cause des syndicats, mais à cause des patrons ! « Vous n’y pensez pas, Monsieur Mer », m’avait ainsi déclaré l’un de leurs prétendus représentants ; « je ne vais tout de même pas dépenser de l’argent à former mes gars pour qu’ils partent chez le concurrent ! » Voilà la réaction du patron français. Quel raisonnement à courte vue ! « Mon cher », lui ai-je répondu, « si tous les patrons font de même en même temps, tout le monde sera formé et ce risque disparaîtra ! »

Cela étant, tout n’est pas parfait en Allemagne, loin s’en faut. Hartz IV, ce sont quatre millions de personnes qui gagnent deux fois moins que le SMIC français sans avoir le droit d’être au chômage ; ce n’est pas conforme à nos valeurs ni à celles de l’Allemagne, d’ailleurs. Mais un accord a été obtenu dans l’intérêt de l’entreprise et des Allemands, quitte à ce qu’il soit remis en cause ensuite – aujourd’hui – au nom du pouvoir d’achat des salariés.

Au-delà de la sidérurgie, vous avez un rôle à jouer : vous pouvez utiliser votre pouvoir de légiférer pour faire évoluer notre pays et ses entreprises en ce sens : ensemble, et non les uns contre les autres !

M. le président Jean Grellier. Merci, monsieur Mer.

La séance est levée à treize heures.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Réunion du mercredi 27 février 2013 à 11 heures

Présents. - M. Alain Bocquet, Mme Michèle Bonneton, Mme Martine Carrillon-Couvreur, M. Gaby Charroux, M. Hervé Gaymard, M. Jean Grellier, Mme Anne Grommerch, M. Christian Hutin, M. Denis Jacquat, M. Christophe Léonard, M. Michel Liebgott, M. Alain Marty, Mme Clotilde Valter, Mme Marie-Jo Zimmermann

Excusés. - M. Damien Abad, Mme Jeanine Dubié, Mme Edith Gueugneau, M. Pierre-Alain Muet