Accueil > Les commissions d'enquête > Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Mercredi 5 juin 2013

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 17

Présidence de M. Jean Grellier Président

– Audition, ouverte à la presse, de MM. Christophe Journet, rédacteur en chef de MPE-MEDIA, Marcel Genet, président de Laplace Conseil, et Alfred Rosales, président de Rosamon Group.

L’audition commence à onze heures cinq.

M. le président Jean Grellier. Je souhaite la bienvenue à M. Christophe Journet, journaliste spécialisé, M. Marcel Genet qui a fondé en 1995 le cabinet d’audit et d’expertise Laplace Conseil, spécialisé dans les matières premières et les métaux dont l’acier, et M. Alfred Rosales, ancien responsable des achats du groupe français Eramet bien connu de notre commission qui a auditionné M. Georges Duval, l’un de ses dirigeants.

Messieurs, votre vision de ces secteurs clés nous intéresse tout particulièrement. Qu’en est-il exactement des surcapacités des industries sidérurgiques européennes ? Nous avons évidemment constaté de fortes divergences d’analyse sur cette question entre les responsables des entreprises concernées et les organisations syndicales qui estiment que, dans l’hypothèse d’une reprise de la demande d’acier au niveau mondial, les réajustements déjà effectués en Europe rendraient difficile la satisfaction du marché. Qu’en pensez-vous ? Quel est votre sentiment sur l’éventualité d’une reprise de la demande ?

Plus généralement, quels liens forts établissez-vous entre les activités sidérurgiques et métallurgiques qui font aussi partie du champ de réflexion de notre commission d’enquête ? La France et l’Europe disposent-elles encore de réels atouts dans ces secteurs ? Que pensez-vous du devenir des sites d’aluminium primaire mais aussi de celui de l’aluminium recyclé de seconde fonte ?

Quelles sont, selon vous, les évolutions plus ou moins prévisibles à court et moyen termes du marché des matières premières et particulièrement du minerai de fer ? L’orientation minière des investissements d’un groupe comme ArcelorMittal est-elle validée par les faits ? La Chine et quelques autres producteurs émergents sont-ils aussi « dangereux » qu’on le prétend pour ce qui concerne les aciers et l’aluminium ?

Avant de vous céder la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

M. Christophe Journet, M. Marcel Genet et M. Alfred Rosales prêtent successivement serment.

M. Christophe Journet, rédacteur en chef de MPE-MEDIA. Parce que les meilleurs statisticiens ne parviennent pas toujours à s’entendre, je vous rappelle que, dans le secteur qui nous intéresse, les statistiques ont une valeur relative, et qu’elles doivent être comparées et abordées avec précaution et sous plusieurs angles, qu’elles viennent de France, de Bruxelles, de Pékin, où l’on a du mal à obtenir des données concernant les volumes, ou de Washington – Eurofer m’a par exemple confirmé que les chiffres nord-américains intégraient systématiquement les données mexicaines ! J’ajoute que le marché de l’acier fonctionnant de gré à gré, la prudence est particulièrement de mise car les données relatives aux surcapacités peuvent être utilisées par les acheteurs pour faire baisser les prix.

Selon Eurofer, en 2013, les volumes en surcapacités en Europe se situeraient entre 40 et 50 millions de tonnes annuels en acier brut – ce qui exclut l’acier électrique issu de la ferraille, destiné aux produits longs. Ce chiffre est à comparer à la production européenne, soit près de 170 millions de tonnes par an – les entreprises du secteur tirant les leçons de l’évolution du marché, on s’attend à ce qu’elle passe à 130 ou 140 millions de tonnes. En tout état de cause, il ne faut pas oublier que les données relatives aux surcapacités sont issues de prévisions qui ne tiennent pas nécessairement compte des évolutions rapides et permanentes du secteur. Aujourd’hui, en Italie, à Tarente, la plus grande aciérie d’Europe, qui a produit jusqu’à 10 millions de tonnes d’acier, vit des heures très difficiles – après que le site a failli fermer trois fois en un an, le conseil d’administration d’Ilva-Riva est réuni en ce moment même. Autrement dit, la production européenne pourrait diminuer de 5 à 6 millions de tonnes auxquels il faudra ajouter la production de Florange et celle des aciéries récemment fermées en Allemagne. On peut comprendre l’inquiétude des syndicats qui dénoncent la perte de compétence qu’entraînent ces fermetures car elles empêchent que la production reprenne à terme grâce à des moyens nouveaux.

Aux États-Unis et au Mexique, Eurofer estime que les surcapacités d’acier brut s’élèvent à environ 20 millions de tonnes. Malgré la reprise, le marché américain est donc légèrement surcapacitaire.

Selon la même source, la surcapacité d’acier chinois atteint 220 à 250 millions de tonnes, sachant que la production totale du pays, premier producteur mondial, devrait s’élever à environ 700 millions de tonnes en 2013, et qu’elle continue de croître malgré les tentatives de réajustement.

En à peine trois ou quatre ans, la production mondiale annuelle d’acier brut a dépassé la barre du milliard de tonnes pour atteindre aujourd’hui 1,7 milliard, chiffre qui ne tient compte que de l’acier comptabilisé. Présidée par M. Alexeï Mordachov, le patron de la compagnie russe Severstal, Word Steel, l’association mondiale qui représente les vingt plus gros producteurs d’acier du monde, estime en effet que ces données ne couvrent que 85 % de la production mondiale. Si les comptes sont incertains, au moins le système essaie-t-il d’être transparent – ce qui n’est pas toujours le cas dans le milieu des métaux non ferreux.

Lors de l’European Steel day 2013, le 16 mai dernier, à Bruxelles, l’intervention de M. Antonio Tajani, vice-président de la Commission européenne en charge de l’industrie m’a profondément déçu. Alors qu’il devait présenter aux aciéristes les grandes lignes des mesures destinées à redresser la situation, il s’est contenté d’évoquer les efforts à accomplir en matière de coût de l’énergie, et les dispositions qui devaient être annoncées en faveur de l’automobile. Ces propos « diplomatiques » ne tiennent pas compte de la réalité du secteur, et tous ceux qui étaient présents ont sans doute, comme moi, perçu une sorte d’hésitation. Au moins, le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy affirme-t-il beaucoup plus clairement que les choses iraient sans doute beaucoup mieux si l’Europe diminuait le coût de l’énergie, et si les Européens consentaient aux mêmes efforts que ceux engagés depuis dix ou quinze ans par les Américains !

Une telle évolution suppose toutefois une réaction intelligente des partis politiques et de tous ceux qui cherchent à augmenter la fiscalité verte, à taxer les industries, et à réduire la capacité d’investissement, la productivité et la compétitivité des aciéristes – depuis vingt ans, ces derniers ont pourtant déjà limité considérablement leurs émissions de gaz. En la matière, à quelques rares exceptions près – c’est peut-être le cas à Tarente, mais cela concerne plutôt la propagation de poussières et d’éléments dangereux pour la santé –, des bonnes pratiques ont été mises en place.

En résumé, s’il est clair que les dirigeants européens se posent des questions, ils n’en sont pas encore arrivés là où les attendent les industriels et les salariés.

Pour y parvenir, une meilleure écoute est indispensable. Elle concerne bien sûr, au sein des entreprises, les messages qui ont du mal à circuler du bas vers le haut. Mais, de façon générale, on constate que l’information n’est pas mobilisée à bon escient alors qu’elle est disponible, soit dans la presse de langue française, anglaise ou chinoise, soit auprès d’experts de qualité, comme ceux qui sont présents à mes côtés ce matin. J’ai par exemple appris hier que l’Algérie s’apprêtait à reprendre le contrôle à 51 % de l’aciérie d’Annaba, la première du pays. Le projet de relance envisagé suppose de tout reconstruire sur la base de moyens technologiques et scientifiques performants et nouveaux comparables à ceux déjà mis en œuvre aux Etats-Unis, en Corée et sans doute en Autriche. Si elle prêtait à ce cas une attention plus grande, la France de l’acier pourrait s’en inspirer.

Il est également nécessaire de mieux respecter la loi de l’offre et de la demande. Il ne sert à rien de trop produire. De nombreux aciéristes préfèrent s’aligner sur leurs prévisions de commande, quitte à travailler en flux très tendus. Certaines entreprises françaises ou européennes du secteur de la distribution de l’acier – je pense à Jacquet Métal service ou à ThyssenKrupp Materials – souffrent parce qu’elles ne parviennent pas toujours à trouver des acheteurs au prix qui leur permettrait de ne pas risquer de vendre à perte.

La hausse du coût de l’énergie pèse lourdement sur le secteur français de l’aluminium aujourd’hui en situation très délicate après avoir été un leader mondial. Constellium semble sortir son épingle du jeu, mais à quel prix ? Pourtant cette entreprise travaille pour le secteur de l’aéronautique en bonne santé. Sachant qu’Airbus a peur de ne pas parvenir à fabriquer les vingt à cinquante avions par mois qui lui ont été commandés, et que l’on manque parfois de personnels qualifiés, j’avoue que certaines choses m’échappent !

Aujourd’hui, dans le secteur de l’aluminium, une plus grande « proximité capitalistique » semble être de mise, comme le montre le débat relatif à la reprise du site de Rio Tinto Alcan de Saint-Jean-de-Maurienne. Un expert, un ancien de Péchiney, m’a confié la semaine dernière qu’un projet, bénéficiant du soutien du Fonds stratégique d’investissement, fondé exclusivement sur des capitaux français, avait été présenté au ministère du redressement productif et rejeté sine die au vu de l’offre allemande de Trimet AG.

La gestion par les compagnies minières des approvisionnements et des coûts des matières premières pose un problème pour le secteur de l’aluminium, produit qui se négocie, contrairement à l’acier, sur un marché coté. On comprend mieux la réticence des aciéristes en la matière quand on constate qu’au niveau mondial, l’Asie prend aujourd’hui le pouvoir en pesant sur le London Metal Exchange (LME), racheté par Hong-Kong l’année dernière. Le marché de l’aluminium dépend des cotations des opérateurs sur le marché à la criée de Londres, mais les instructions sont données par téléphone depuis la place asiatique par des traders disposant d’outils informatiques. Hong-Kong ne cache pas son ambition de devenir leader sur les marchés des produits de base industriels ou agroalimentaires. Et j’ai constaté récemment que les principaux cadres du LME, qui influencent directement les prix, étaient très proches du pouvoir chinois et appartenaient à la plus haute instance du parti communiste de Shenzhen, ville voisine de Hong-Kong. La Chine va progressivement imposer ses volontés pour atteindre ses objectifs : fournir du travail à tous les jeunes chinois, et permettre à tout le pays de dépasser le niveau de développement des nations développées. Elle se donne les moyens de ses ambitions, et elle n’utilise pas seulement la loi du nombre. Il me semble que les grandes banques internationales ont pris certaines matières en otage. Un expert dont je ne peux révéler l’identité m’a confirmé que BNP Paribas avait fait transiter treize fois un gros stock d’aluminium qui se trouvait dans un entrepôt belge dans le seul but d’en faire augmenter le prix. L’opération est classique, mais elle n’est pas sans conséquences – en particulier pour les entreprises clientes.

Le marché français à la particularité d’être fondé sur des indices dont la plupart sont faux. La cotation de l’aluminium de deuxième fusion est, par exemple, donnée pour le nord de l’Europe, mais elle est souvent de 40 à 50 euros au-dessus du prix qu’il est raisonnable de payer en France.

Vous nous avez interrogés sur la Chine. Comme l’affirme M. Wolfgang Eder, président d’Eurofer et patron de Voestalpine, producteur d’acier autrichien qui emploie 56 000 personnes dans le monde, il n’y a pas de danger chinois. Le seul danger serait d’oublier de considérer les Chinois comme des égaux, et de ne pas les respecter autant qu’ils nous respectent. Il faut se souvenir qu’à l’époque de Napoléon, la Chine était la première puissance économique mondiale. Elle ne fait que reprendre une place légitime et naturelle étant donné sa culture, son histoire, ses compétences et la qualité de ses productions – même si, sur ce dernier point, certains résultats peuvent encore être inégaux. C’est d’ailleurs précisément sur ce type de critère que la France dispose d’atouts comparatifs. Les constructeurs d’automobiles allemands ont par exemple besoin d’aciers spéciaux et d’aluminium de qualité élevée que notre pays est l’un des seuls à savoir produire. Je pense aux alliages de la série 6 000 et à Saint-Jean Industries dont le siège social se trouve à Saint-Jean d’Ardières dans le Rhône. Si ce type d’industrie n’est pas abandonné à son sort et soumise à des charges trop lourdes ; si nous ne les condamnons pas à ne pas tirer les marrons d’un feu qu’elles cherchent à entretenir, nous pouvons rester optimistes.

Marcel Genet, président de Laplace Conseil. Consultant, je travaille principalement avec les entreprises. Il m’arrive toutefois de collaborer avec les pouvoirs publics comme cela a été récemment le cas concernant plusieurs unités d’ArcelorMittal, en Belgique l’année dernière, à Liège ; pour le Gouvernement luxembourgeois, au sujet du problème de Schifflange ; dans l’affaire de Florange, où j’ai été invité à donner mon avis dans le cadre de la préparation du rapport de Pascal Faure sur la filière acier en France ; ou encore, en Algérie, pour traiter du cas de l’aciérie d’Annaba.

L’évaluation des surcapacités européennes, sur lesquelles vous nous avez interrogés, est particulièrement délicate. Techniquement, le chiffrage est complexe car la capacité d’un outil dépend de son régime de marche. Il s’agit aussi de données qui sont aisément « manipulables » car elles peuvent varier selon les approches et les intérêts de ceux qui les fournissent. Il est de plus indispensable de prendre en compte l’intégralité d’une filière et non la seule capacité d’un outil. Certes, par commodité, on utilise la notion de surcapacité en acier brut, mais il s’agit d’une simplification qui ne permet pas de rendre compte de la réalité technique alors que, dans le domaine de la sidérurgie, il est essentiel de coller aux faits, qu’ils soient techniques ou économiques.

On estime généralement que les surcapacités européennes sont de l’ordre de 40 millions de tonnes. Toutefois, à mon sens, le problème de l’Europe ne tient pas à ces surcapacités mais au fait qu’en ce qui concerne les produits plats, elles sont pour les deux tiers, le fait d’ArcelorMittal et de sa division Flat Carbon Europe. Ce groupe publie dans l’annexe de son rapport annuel sa propre mesure de ses capacités et de sa production. Ces données accessibles au public sur internet permettent donc de déterminer la surcapacité de chaque usine. Le taux d’utilisation des capacités du groupe en Europe pour les produits plats est de l’ordre de 60 %, ce qui est très faible. En 2012, ce taux s’élève à 61 % pour les hauts-fourneaux, 67 % pour les aciéries, 62 % pour les laminoirs à chaud, et 59 % pour les laminoirs à froid. ArcelorMittal, qui représente environ un tiers de la production européenne de produits plats, concentre deux tiers des surcapacités de ces produits. Ces surcapacités se situent pour une très grande part dans les pays d’Europe centrale comme la Pologne, la République tchèque et la Roumanie. Dans ces trois pays, le taux d’utilisation moyen des hauts-fourneaux n’est plus que de 46 %, celui des aciéries de 54 %, celui les laminoirs à chaud de 48 %, et celui des laminoirs à froid de 51 %. En Europe centrale, une usine sur deux du groupe est « excédentaire » – et cela concerne non seulement les capacités mais aussi les effectifs ! En Roumanie, la capacité de l’usine construite à la fin des années 70 par le pouvoir soviétique afin d’arrimer l’économie roumaine au Comecom était de 10 millions de tonnes d’acier ; aujourd’hui, elle en produit 1,7 million ! Non seulement un site de trente à quarante kilomètres carrés tourne à 17 % de sa capacité d’origine, mais il emploie encore directement 7 000 personnes ! Même si les ouvriers roumains sont moins payés que ceux d’Europe de l’Ouest, la dépense reste lourde. De plus, le groupe ArcelorMittal ayant été contraint de fermer les cokeries, le coke, importé de Pologne, traverse l’Europe entière. Le prix de revient de l’acier roumain atteint en conséquence le double de celui produit en Russie par Novolipetsk (NLMK) alors que les marchés visés sont les mêmes – ceux d’Europe centrale et de la Mer noire.

Les surcapacités ne sont pas générales en Europe ; elles concernent spécifiquement une société, qui se trouve être, et de loin, la première du secteur. La santé des autres entreprises qui fabriquent des produits plats – ThyssenKrupp, Salzgitter, Voestalpine, Tata Steel, Riva, SSAB… – n’est pas excellente, car la conjoncture est mauvaise pour tout le monde, mais elles ne connaissent pas une situation structurellement difficile qui les conduirait à effectuer des restructurations lourdes ou à opérer des fermetures majeures.

Les problèmes d’ArcelorMittal remontent à la constitution du groupe dans les années 90 et au début des années 2000. À l’époque, M. Lakshmi Mittal avait racheté une série de sociétés en Europe, aux États-Unis, en Afrique du Nord, en Afrique du Sud et, indirectement, en Amérique latine. Elles connaissaient déjà pour la plupart de très graves difficultés. Les usines d’Europe centrale avaient, par exemple, été négligées par le système soviétique. Techniquement obsolètes, elles ne répondaient à aucune norme environnementale, et elles enregistraient des sureffectifs massifs. M. Mittal a pourtant été le seul à oser reprendre ce type d’entreprise. Aux États-Unis, Bethlehem Steel, LTV Steel ou Inland Steel étaient techniquement en faillite – l’État américain les avaient sauvées après avoir épongé leurs dettes de pension non provisionnées. La mécanique à l’œuvre n’était certes pas celle observée en Europe de l’Est, mais le résultat économique était similaire. Après avoir « nationalisé » l’essentiel de leur sidérurgie intégrée, les Américains l’ont vendu à M. Mittal et, à quelques exceptions près, les usines américaines se trouvaient dans le même état de délabrement que celles de l’ancien bloc soviétique.

Or ces rachats ont coïncidé avec l’émergence de la Chine. À la fin des années 90, elle produisait moins de 100 millions de tonnes d’acier brut ; aujourd’hui cette production a été multipliée par sept, et elle devrait atteindre le milliard de tonnes d’ici à quelques années. Jamais aucun pays du monde n’avait enregistré isolément un progrès aussi considérable.

La croissance globale et spectaculaire de la production et de l’économie chinoises a évidemment bouleversé les marchés mondiaux des matières premières. Entre 1975 et 2000, la demande mondiale de minerais, de charbons et de métaux non ferreux n’avait pas connu de croissance significative, ce qui ne poussait pas les entreprises concernées à investir dans l’ouverture de nouvelles mines. La nouvelle position de la Chine, qui représente aujourd’hui 60 % du commerce mondial des minerais transportées par la mer, dits « seaborne », a profondément changé la donne. Il a fallu ouvrir des mines en toute urgence et plus que doubler la production minière mondiale. Les groupes miniers ont fait grimper les prix d’un facteur trois à cinq, ce qui leur a permis d’engranger des rentes considérables : le minerai vaut aujourd’hui 130 dollars la tonne alors qu’il est extrait dans les mines les plus performantes pour un coût de 30 à 40 dollars. Ces marges étaient nécessaires pour ouvrir de nouvelles mines et financer la construction d’infrastructures comme les ports.

Entre 2003 et 2008, la conjonction de l’arrivée de la Chine sur le marché mondial et de celle de M. Mittal a permis au groupe de ce dernier de faire des profits considérables malgré l’obsolescence technique de ses usines. À cette époque, M. Mittal a consenti de lourds investissements, mais aurait-il consacré la totalité du cash-flow du groupe à moderniser les usines acquises que ces fonds auraient été insuffisants. En tout état de cause, il ne pouvait ni moderniser en totalité ni restructurer l’ensemble des usines dont il était devenu propriétaire, d’autant qu’à l’exception d’Arcelor, qui était déjà largement restructuré, toutes les unités concernées se trouvaient en très fort sureffectif. Aujourd’hui encore, sur les 240 000 personnes employées par ArcelorMittal, on en compte entre 100 000 et 150 000 de trop pour que les entreprises fonctionnent normalement.

Actuellement, le problème est d’autant plus considérable que les conditions économiques ne sont plus celles qui prévalaient jusqu’au milieu de l’année 2008. Les prix des matières premières restent élevés par rapport aux normes historiques, mais ils ne progressent plus – ils déclinent même progressivement. On estime que le minerai descendra sous la barre de 100 dollars la tonne, et le charbon sous celle des 150 dollars. Les profits miniers seront en conséquence beaucoup plus faibles. En 2011, la marge brute de la division minière d’ArcelorMittal s’élevait à environ 2,5 milliards de dollars ; en 2012, elle est de l’ordre de 1,2 milliard. Faute de cash-flow, le groupe n’est donc plus en mesure de moderniser toutes ses usines. Malgré ses efforts pour réduire sa dette, elle reste très élevée, soit 18 milliards de dollars. Les agences de notation financière la classent au niveau spéculatif BB-. Autrement dit, la probabilité de défaillance est assez élevée – même s’il ne s’agit évidemment que d’une probabilité. ArcelorMittal n’est pas une entreprise toute puissante qui agit à sa guise sans se préoccuper du sort des travailleurs ; c’est une entreprise quasiment aux abois qui n’a plus les moyens d’entretenir convenablement toutes ses usines.

Confronté à cette situation, l’Algérie est aujourd’hui le premier pays à prendre ses responsabilités. En raison de la très forte natalité enregistrée dans le pays et des retards pris en matière d’infrastructures et de logements, la demande algérienne d’acier est très forte. L’Algérie a importé 3,5 millions de tonnes d’acier en 2012 et, si rien ne change, ce chiffre sera amené à croître. La capacité nominale de l’usine d’Annaba, acquise par ArcelorMittal en 2001, s’élève à 2,5 millions de tonnes – un opérateur efficace serait probablement en mesure d’en obtenir le double. Mais, en 2012, elle a produit moins de 600 000 tonnes en employant 5 000 personnes – sachant que 500 salariés suffiraient. L’usine n’ayant plus de cokerie, l’Algérie importe du coke de Pologne au prix d’environ dix euros par gigajoule alors que les entreprises algériennes disposent de gaz naturel pour 0,3 euro par gigajoule ! Cette situation a perduré pendant douze ans et trop peu a été fait. Certes, il est très difficile de gérer les entreprises en Algérie, et la situation sociale à Annaba est particulièrement tendue : les syndicats officiels et non officiels se font la guerre, néanmoins ce pays est le premier à réagir.

Je crois que d’autres États suivront. En effet, la Roumanie, la Pologne la République tchèque, l’Afrique du Sud ou le Maroc seront confrontés à des situations sociales bien plus graves que celles auxquelles la France ou la Belgique ont dû faire face, tout en disposant de moyens bien inférieurs pour les amortir. Mettez-vous à la place de vos collègues de Roumanie : ils ont 7 000 personnes sur les bras dans une région où il n’existe aucun autre emploi, et une usine héritée de l’Union soviétique qui n’a quasiment jamais été restructurée ! Et je ne parle que d’un seul site : on peut éteindre un incendie ; il est difficile d’en éteindre simultanément une dizaine !

La situation ne doit pas être examinée sous le seul angle idéologique ou politique du rapport de force entre le capital et les travailleurs. Il faut la voir d’abord sous un angle économique. M. Mittal n’est pas qu’un capitaliste richissime qui tire sa richesse de la sueur des travailleurs ; il est le propriétaire d’une société techniquement en faillite : ses obligations latentes dépassent de loin ses actifs.

Vous nous avez interrogés sur la tendance à la reprise. En Amérique du nord, la baisse du coût de l’énergie – liée à celle du pétrole et du gaz de schiste – a un impact majeur sur toutes les industries électro-intensives. Pour le seul secteur de l’acier, 20 millions de tonnes de capacité de minerai pré réduit au gaz sont aujourd’hui à l’étude, dont 7 millions sont déjà actés avec 2,5 millions dont la production commence dans un mois. Nous percevons les premiers signes d’une réindustrialisation majeure des États-Unis ; elle ira en s’accélérant.

En Europe, les optimistes estiment que la situation continuera à se dégrader mollement avant de se rétablir éventuellement. Pour ma part, je n’ai pas de boulle de cristal. Parce que la production d’acier est quasi exclusivement dirigée vers l’investissement – la construction, les infrastructures publiques et privées… – et vers les biens durables – automobiles, machines à laver… –, elle est liée à la confiance en l’avenir. Tant qu’elle fera défaut, les ménages, les entreprises et les pouvoirs publics repousseront leurs investissements et leur consommation d’acier.

La France a-t-elle des atouts pour produire de l’acier ? Elle dispose de l’énergie et de la ferraille la moins coûteuse d’Europe – même si l’énergie est encore trop chère. En conséquence, je ne comprends pas pourquoi elle ne produit pas plus d’acier alors que toutes les conditions sont réunies pour le faire. Les contraintes sociales, la réglementation trop lourde ou le coût du travail trop élevé sont secondaires au regard de l’avantage lié au prix des matières premières et de l’énergie. Tous les techniciens savent parfaitement que l’installation d’au moins un four électrique produisant dans les conditions normales constituerait une solution pour les sites lorrains. La filière électrique est beaucoup plus efficace que la filière intégrée parce qu’elle mobilise moins de capitaux, moins d’énergie, moins de personnels, et qu’elle porte moins atteinte à l’environnement. Certes, cette substitution se traduirait par un recul de l’emploi, mais elle est préférable à une fermeture. Ce choix a été évoqué à plusieurs reprises. Je l’ai moi-même abordé devant M. Pascal Faure, mais, pour diverses raisons, il n’est pas sérieusement étudié aujourd’hui. C’est bien dommage ! Il est économiquement incompréhensible que la France ne produise pas plus d’acier électrique et, comme on a tendance à tout mettre sur le dos d’ArcelorMittal, je signale que M. Mittal n’y est pour rien. Il existe des blocages en France, y compris parmi certaines élites techniques qui considèrent que l’acier électrique n’est bon qu’à ferrer les ânes. Cet acier n’est peut-être pas suffisamment noble, mais c’est celui que produisent tous les pays qui réussissent !

M. Alfred Rosales, président de Rosamon group. J’ai eu l’opportunité de travailler très tôt dans l’industrie lourde, lorsque j’étais encore un jeune ingénieur. Ma première mission, en 1991, consistait à rationaliser les sites du groupe des Ciments français, du point de vue de la consommation d’électricité, de fioul, de charbon et autres combustibles. Il y avait alors sur notre territoire dix cimenteries pour lesquelles l’énergie était un enjeu déterminant.

Ayant rejoint le groupe des Ciments français, racheté ensuite par Italcementi, j’ai été directeur des achats à Bergame, ce qui m’a amené à m’occuper de toute la partie énergie au niveau européen. J’ai constaté à cette occasion qu’en matière d’investissement et d’énergie, les comportements, les stratégies et les relations des filiales avec les administrations publiques étaient sensiblement différentes.

Pour le groupe Eramet, que j’ai rejoint en 2005, j’ai assuré l’achat d’énergie, notamment de fioul pour la centrale électrique de Nouvelle-Calédonie. Je me suis également occupé des achats d’électricité et de gaz pour les sites sidérurgiques français constitués de fours électriques de petites capacités destinés à fabriquer des équipements de haute technicité. Eramet, grâce à sa filiale Aubert & Duval, est un fleuron de l’industrie française. Il est leader mondial des aciers spéciaux pour les trains d’atterrissage et les axes de turbine.

Parallèlement, en tant que président d’Ingénieurs sans frontières à Supméca, petite école d’ingénieurs située à Saint-Ouen, j’ai travaillé sur le solaire et sur le développement durable, en Afrique, ce qui m’a permis de réfléchir in situ à la problématique de l’énergie mitochondriale. On ne peut pas creuser un puits si l’on n’a pas de groupe électrogène, qui devient de ce fait un enjeu de pouvoir.

Enfin, j’ai monté ma propre entreprise en efficacité énergétique, qui fait également du solaire et de l’éolien. Nous travaillons sur la consommation électrique de sites industriels. En France, nous avons signé un contrat avec Enel et proposé un plan de rationalisation de l’énergie pour quatre sites de Valéo.

La vision française de l’énergie est marquée par plusieurs aspects. Notre économie s’est construite autour du nucléaire, sur une logique de grands contrats. Lorsque le groupe EDF a réalisé ses premiers barrages, il a été demandé aux grands industriels de venir consommer de manière massive des rubans d’énergie (MWh), ce qui permettait en même temps d’alimenter les communes des vallées de montagne, dont la consommation se caractérisait essentiellement par des pointes (dentelle). C’est ainsi que les industriels se sont installés dans la vallée de la Maurienne, sachant que la construction de grands barrages dépendait de la possibilité ou pas d’écouler de grandes quantités d’énergie.

Quand j’ai participé en 2005 aux tables rondes sur les électro-intensifs, j’ai constaté que le même mouvement s’était opéré pour l’industrie de l’aluminium. Les autorités avaient négocié avec EDF et Péchiney pour que l’on installe les deux tranches nucléaires complètes (invendues à l’Iran) à Gravelines (tranches 5 et 6), et c’est ainsi qu’Aluminium Dunkerque s’est installé à Gravelines. Ces opérations révèlent le lien quasi conjugal – et fondamental pour le développement durable d’un pays – qui unit la production d’énergie et la présence des grands industriels sur le territoire français.

Qu’en est-il de la compétitivité énergétique des autres pays ? En Afrique du Sud, malgré de nombreuses coupures d’électricité, les industriels qui veulent investir peuvent souscrire des contrats d’énergie à long terme, qui permettent de sécuriser la première phase du développement industriel du pays. En Chine, en 2008, ces mêmes industriels pouvaient signer au niveau régional des contrats à long terme, afin de s’approvisionner en électricité à près de trente-cinq dollars le mégawattheure.

Bien que sa technologie de base soit la centrale au charbon, l’Afrique du Sud propose des contrats de long terme à près de vingt dollars le mégawattheure, que l’État subventionne pour attirer les industriels sur le territoire. Les Chinois font de même. Enfin, quand l’État de l’Ohio (USA) prit conscience que la zone industrielle de Pittsburgh n’était plus qu’un immense terrain vague où s’alignaient des sites industriels en voie de fermeture, il fit la distinction entre deux types de contrats. Si ceux des particuliers ou des petites entreprises de service restent soumis aux aléas et aux contraintes du marché, ceux proposés aux grands industriels sont des contrats de long terme, leur permettant ainsi d’investir. Le site de Marietta (Eramet), qui s’étend sur plusieurs hectares, bénéficie pour un térawattheure de consommation annuelle d’un prix sécurisé à peine inférieur à celui du marché, mais le contrat établi pour sept ans offre néanmoins une visibilité suffisante pour investir.

À présent qu’au niveau mondial, beaucoup de groupes ont perdu leurs racines nationales, des holdings situées à New York, en Suisse ou à Shanghai analysent le portefeuille mondial de leur outil industriel en fonction de la visibilité et de l’attractivité contractuelle que leur offrent les autorités locales en termes de caisse ou de business plan.

En arrivant à Eramet, j’ai été frappé par le fait qu’en France, le prix de l’énergie donne une visibilité à court terme – au niveau assez élevé de cinquante-cinq euros le mégawattheure –, mais qu’il est impossible de le fixer au-delà de trois ans. Nul ne sait ce qu’il coûtera après 2017. Sur ce point, toute discussion avec EDF est stérile, puisque, depuis l’ouverture du marché de l’électricité, cette entreprise s’interdit de parler hors indices (court terme), pour ne pas encourir l’accusation de distorsion de concurrence. Je ne remets pas en cause les règles du commerce, mais j’insiste sur le fait que, pour une holding internationale, cette question est cruciale. C’est pourquoi, dans un grand groupe, personne ne choisira d’installer une usine d’aluminium en France s’il peut signer en Chine, au Brésil ou en Afrique du Sud un contrat sur vingt ans.

À plusieurs reprises, quand Eramet a cherché à investir, l’Afrique du Sud est apparue comme un « eldorado électrique » malgré les coupures, qui gênent la population mais que des techniciens peuvent parfaitement gérer. Quand on rentre à Paris avec un contrat qui prévoit sur vingt ans un prix du MWh intéressant, le capital à investir – plusieurs milliards d’euros – peut basculer immédiatement d’une zone à l’autre.

L’Afrique du Sud nous avait semblé l’endroit idéal pour installer une grosse usine de conversion de manganèse. Le Gabon est aussi un paradis électrique, puisque 80 % de la production d’électricité provient de barrages hydroélectriques. Si la population souffre des coupures, qui posent un problème politique, les industriels voient surtout qu’ils peuvent signer un contrat fixant à long terme le prix du mégawatt à une dizaine d’euros. C’est pourquoi tous les grands groupes y transfèrent la production de manganèse ou d’acier. Pour des Gabonais dont on utilise le minerai, c’est une bonne nouvelle ; c’en est une mauvaise pour la France, car, même s’ils souffrent de difficultés économiques passagères, les grands groupes disposent d’une capacité d’investissement colossale. Dans certaines zones, ArcelorMittal peut investir plusieurs milliards d’euros, quitte à emprunter.

M. Marcel Genet. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

M. Alfred Rosales. En ce moment, les grands groupes d’aluminium envisagent d’importants projets en Australie, où l’on offre aux industriels une visibilité sur vingt ans en termes de contrat d’énergie. En matière d’électricité, la France ne le fait pas. Or la capacité d’investissement d’un groupe senior dépend de sa visibilité à long terme, c’est-à-dire au-delà de dix ans.

La structure du prix du marché est un second débat. Il existe actuellement, à côté du marché libre, qui manque de visibilité, un marché qu’on pourrait appeler privé. À la suite d’un décret paru en 2005, les industries électro-intensives, consommant plus de deux kilowattheures pour un euro de valeur ajoutée, ont pu intégrer le consortium Exeltium. ArcelorMittal ou Alcan répondaient à ce critère assez politique, imposé par les lobbyistes des grands groupes, tandis que les sites industriels et métallurgiques d’Eramet, qui consommaient plus d’un térawattheure consolidé, sont restés à l’écart, pour la seule raison qu’en 2005, on avait gardé pour référence les chiffres de 2004. À l’époque, j’avais vigoureusement défendu les « petits électro-intensifs », dont le ratio était inférieur à deux. Les exclus ont fini par acheter l’énergie au prix du marché. Quant aux potentiels nouveaux entrants, qui auraient pu produire de l’acier dans des fours électriques plus performants, ils ont été éliminés d’entrée, ce qui explique l’absence de moyenne métallurgie en France. Sur notre territoire, il n’y a pas d’intermédiaire entre les petites fonderies ou les fours électriques de faible puissance, et les grands électro-intensifs.

Perçue à l’origine comme très positive, la création d’Exeltium a réuni en fait une cinquantaine d’acteurs dans un club privé, qui n’en compte plus que vingt. Comilog Dunkerque (Eramet) est le seul petit électro-intensif qui ait accepté d’entrer dans le jeu des grands. Cet exemple nous interroge non seulement sur le niveau mais sur la structure du prix du marché en France.

Dernier point : on parle beaucoup du smart grid, qui vise à optimiser la consommation d’électricité en contrepartie d’avantages économiques substantiels. Pourquoi ne pas y inclure ce qu’on pourrait appeler le smart industry, c’est-à-dire un dispositif générant des économies, moyennant un accord de quelques millions ou dizaines de millions d’euros par sites ? Je regrette que le smart grid ne concerne que les grands opérateurs électriques, les opérateurs de réseau et les grands électro-intensifs, qui savent lire un contrat électrique et comprennent ce qu’est un effacement ou une interruption. N’oublions pas qu’historiquement, c’est la présence de l’industrie dans la vallée de la Maurienne qui a présidé à la naissance d’EDF, ce qui prouve que la dualité entre l’énergie et l’industrie est déterminante.

M. Alain Bocquet, rapporteur. Merci pour ces analyses, qui présentent la situation de la sidérurgie française sous un jour singulier, en montrant que, si ArcelorMittal tient le jeu en France et en Europe, le château de cartes peut s’écrouler d’un instant à l’autre. Mes questions iront toutes dans le même sens. En matière de sidérurgie, la France peut-elle encore disposer d’une filière complète ? Que doit faire la puissance publique ? Quelles propositions concrètes peut-on formuler ? Le but de cette Commission est en effet de peser sur le débat public.

M. Alfred Rosales. Le groupe ArcelorMittal joue un rôle déterminant dans le groupement Exeltium, puisqu’il s’est porté caution du montage financier en partie : quelles sont les clauses de sortie d’AtcelorMittal au regard de son engagement de caution ? Les membres d’Exeltium s’étant endettés sur vingt-cinq ans, paient aujourd’hui leur électricité au prix du marché si l’on intègre le risque financier dans le calcul du prix. À ce titre, le dispositif n’offre que très peu d’avantages. ArcelorMittal n’aurait-il pas intérêt à sortir d’Exeltium pour améliorer sa capacité financière ?

M. Christophe Journet. Les dirigeants actuels d’ArcelorMittal, que vous avez auditionnés, viennent de Pechiney, c’est-à-dire de l’aluminium.

M. Michel Liebgott. Au-delà de la stratégie d’ArcelorMittal, la surcapacité globale de tous les groupes pose problème. Ceux qui ont investi intelligemment dans certains pays tiennent le coup, mais ArcelorMittal a été moins prudent. Dans ce contexte, même si les syndicats tiennent un discours optimiste sur possibilité de créer des aciéries électriques, beaucoup d’acteurs affirment qu’il ne faut même pas y penser. Dans ce domaine, la France a déjà fait sa révolution. En 1977, le plan acier a supprimé 17 000 emplois. Il y a cinquante ans, soixante-dix fourneaux fonctionnaient encore en Lorraine, alors qu’il n’y en a plus aujourd’hui. L’État – c’est-à-dire le contribuable – a payé la facture.

Dès lors qu’ArcelorMittal a lancé une OPA sur toute l’Europe, de quelle marge de manœuvre l’État dispose-t-il ? Quelle stratégie peut-il définir pour le prix de l’électricité ? Doit-il, sous une forme ou sous une autre, imposer des barrières douanières ? Enfin, puisque nous avons obtenu que 180 millions soient investis sur le site de Florange, faut-il construire un haut-fourneau, afin de transformer la recherche fondamentale en recherche appliquée ?

Mme Michèle Bonneton. La surcapacité française et européenne est-elle une tendance de quelques mois, voire de quelques années, compte tenu des besoins notamment de l’Afrique du Nord, ou s’inscrit-elle dans le long terme ? En ce qui concerne l’énergie, je comprends que c’est par des contrats de long terme qu’on attire les entreprises, mais la Commission européenne semble les exclure. Que faire, par conséquent ? Est-il exact que, pour les industriels, l’énergie électrique soit plus chère en France qu’en Allemagne, où ils ne paient pas le coût de l’acheminement ? Pourquoi est-il si difficile d’imaginer que des fours électriques puissent retraiter les aciers en France ?

M. Marcel Genet. Ces questions lancinantes sont sans réponse. Le problème est non de savoir ce que peut faire la France pour préserver son industrie sidérurgique mais ce qu’elle fera si ArcelorMittal est en faillite. Le groupe est mondial, tout comme sa stratégie. Or les lois qui s’appliquent dans le monde développé ne permettent pas d’infléchir la politique d’un groupe international qui respecte globalement les règles du jeu. En pratique, l’État ne pourra donc rien faire si M. Mittal décide de fermer tel site – sauf peut-être le convoquer ou le par voie de presse.

On ne peut davantage agir à l’échelon européen. L’article 58 du traité de la CECA de 1952, qui ne s’applique malheureusement plus de nos jours, permettait de décréter l’ »état de crise manifeste » sur une entreprise. L’Union pourrait réactiver certaines dispositions. Cela dit, compte tenu de la situation européenne, obtenir un consensus sur un tel sujet prendra de nombreuses années.

Que se passera-t-il si le groupe ArcelorMittal se déclare, au plan local, en cessation de paiement, ce qui n’est pas impossible ? Sa dette est classée B à B–. La conjoncture mondiale va continuer de se détériorer. Il n’est donc pas impossible qu’on cesse de lui prêter. À tout prendre, les problèmes que rencontre la Lorraine ne sont pas si graves, au sens où la France a la capacité d’absorber le choc économique qu’entraîneraient une ou plusieurs fermetures. La situation serait plus compliquée en Europe centrale. La première chose à faire est donc de vous rapprocher de vos homologues roumains, polonais ou tchèques pour savoir ce qu’ils feraient, le cas échéant.

J’essaie de m’abstraire du problème social, car je pense qu’on ne peut le résoudre que si l’on a réglé au préalable la situation économique ou politique. Commençons, comme l’ont fait les États-Unis, par compter les actifs et les passifs du groupe. Si l’on prend en compte le passif social latent lié aux fermetures inévitables dans une situation de surcapacité, au licenciement de 100 000 employés surnuméraires et à la dépollution, en Roumanie, de quarante kilomètres carrés et à peine moins en Wallonie, en Lorraine, au Luxembourg, en Espagne, il est manifeste que le passif excède l’actif. C’est pourquoi les agences de notation ont dégradé la dette.

Paradoxalement, ceux qui s’opposent les plus à M. Mittal sont aussi ceux qui surévaluent sa puissance, tandis que les milieux financiers, qu’on pourrait croire en phase avec ce grand capitaliste, se montrent plus sévères. J’ai prévenu mes amis syndicalistes des cabinets Syndex ou Secafi Alfa : s’ils veulent peser sur ses décisions, ils doivent renoncer au combat social, qui, sans être illégitime, est inefficace, puisqu’il se limite à l’échelon national, alors qu’ArcelorMittal est un groupe mondial. Au reste, même au plan national, la solidarité entre Fos, Dunkerque et la Lorraine n’a pas été très forte.

Le seul moyen de peser sur la politique d’ArcelorMittal est d’utiliser les arguments de la logique capitaliste, ce qui suppose d’évaluer convenablement l’actif et le passif, que quelqu’un devra bien finir par payer. Après la crise de 1980, la France a nationalisé Usinor-Sacilor en 1986. Une partie des pays d’Europe, dont la France, a fait son travail. Les autres doivent s’y mettre. Il n’est pas impossible de créer une solidarité au niveau européen entre les deux groupes de pays. Pour l’heure, il faut dire la vérité : le roi est nu. Cette évidence peut enclencher un mouvement de défiance non seulement parmi les syndicalistes ou les hommes politiques, qui craignent une faillite, mais dans l’ensemble du monde financier. Demandez-vous de manière réaliste ce que vous ferez si – ou quand – le groupe ne pourra plus assumer ses responsabilités. Idéalement, il faudra que l’État– car il est difficile d’imaginer aujourd’hui une solution européenne – reprenne non seulement Florange mais aussi la totalité des sites d’ArcelorMittal en France. Ne vous demandez même pas s’il faudra ou non le faire ; préparez-vous à le faire !

M. Christophe Journet. Les autres États sont-ils dans la même situation ?

M. Marcel Genet. Bien sûr ! Les Espagnols sont concernés par les installations des Asturies et du Pays basque, et le cas des Roumains, des Polonais et des Tchèques est encore plus critique, car, leur économie étant plus faible, ils ont peu de moyens pour absorber le choc. C’est avec eux qu’il faut travailler.

M. Christophe Journet. J’ai été très intéressé par la réaction de M. Montebourg, qui, il y a près d’un an, en prenant ses fonctions, avait souhaité rencontrer ses homologues à Madrid, Bruxelles et Rome. À la même époque, M. Pascal Faure rédigeait un rapport pour la rédaction duquel il avait auditionné Marcel Genet.

On parlait aussi de la recherche. Le dossier Ulcos n’a pas été compris dans sa réalité. Tata Steel a réussi son programme Ulcos aux Pays-Bas, à IJmuiden, où la première tonne expérimentale d’acier vert a été produite en décembre. La nouvelle a été annoncée à quelques pas d’ici, à la Maison de la chimie, lors de journées sidérurgiques internationales organisées par la Fédération française de l’acier, qui reste leader au niveau mondial, et qui réunira encore 700 personnes à Paris en 2014, avec l’aide des fédérations allemande, autrichienne et suédoise. On y verra aussi les jeunes chercheurs coréens, qui ont largement contribué à l’invention des nouveaux moyens de fabrication.

Le directeur de la R & D mondiale d’ArcelorMittal, est un Américain d’origine russe qui vit en France. Il m’a expliqué, il y a deux ans, que, pour peu qu’on travaille encore quelques années, on pourra faire des aciéries totalement nouvelles produisant de l’acier électrolytique par un procédé nouveau. D’autres projets de recherche sont encore en réserve. On peut donc encore miser, à condition d’accepter ses choix. En 2009, M. Mittal disait qu’il ne voyait pas l’Europe sortir de la crise avant 2015. Il ne lui échappe pas que le monde connaît actuellement des mutations prodigieuses : alors qu’il pourrait construire la plus belle aciérie du monde, un État de l’ouest indien refuse de lui accorder un permis de construire, pour des questions de patrimoine et de traditions, et il lui a fallu trois ans pour réaliser avec Hunan Valin, en Chine, une joint-venture qui avait été amorcée par Arcelor.

Quand j’ai rédigé en 2011 pour le BIR (Bureau of International Recycling) une étude mondiale sur les commodités recyclées, j’ai constaté qu’on augmentait de manière exponentielle l’utilisation d’acier recyclé, y compris dans les aciéries primaires. ArcelorMittal se défend économiquement en introduisant de plus en plus de ferraille dans la fonte primaire. Quand M. Tajani évoque la possibilité pour l’Europe de contrôler le commerce international de scraps, il va contre l’intérêt de tous les acteurs. En ce moment, le prix du métal baisse partout. Celui de la ferraille a perdu quinze euros par tonne, le mois dernier, en France, ce qui pousse certains ferrailleurs à dissimuler leurs stocks en attendant des jours meilleurs, d’autant que, depuis 2007, ils se sont habitués à des prix inédits.

M. Lambert, président de l’Institut de l’économie circulaire, vous expliquera qu’il faut, y compris sur le plan législatif, favoriser les activités de recyclage, quitte à enlever une parcelle de pouvoir aux très grands groupes, qui, voulant rester propriétaires de ces activités, nient le rôle des petits acteurs. Pourtant, les petits ruisseaux font les grandes rivières. Je vous renvoie à « La fin de l’ère du déchet », de Dominique Maguin, un Français qui a présidé le BIR pendant plus de quinze ans. Ce texte fondamental dans l’histoire de l’Europe consacre la promotion du déchet en matière.

M. Alfred Rosales. L’Allemagne a déduit intelligemment du prix de l’énergie celui du transport pour les industriels. Si tous les contrats d’énergie à long terme se sont construits autour de la valeur du mégawatheure de marché, le coût d’acheminement reste une donnée locale non régulée au niveau européen, sauf aux frontières, et peut effectivement devenir une valeur d’ajustement de la facture d’électricité. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) fait des efforts dans ce sens, mais l’attractivité de la France en matière d’acheminement d’électricité reste un sujet à creuser. Je rappelle qu’EDF n’a pu construire ses barrages que parce que les industriels ont accepté de venir se raccorder à quelques mètres des turbines (coût d’acheminement voisin de zéro).

D’autre part, plutôt que de nationaliser une industrie, peut-être vaut-il mieux nationaliser un produit. Même si nous sommes en crise aujourd’hui, le prix de la tonne d’acier peut doubler demain, puisque le monde se développe. Les gisements de minerais finiront par s’amenuiser. L’État pourrait acheter non des sociétés mais des lingots, et les stocker pendant des années. À l’époque de la présidence Giscard d’Estaing, l’État possédait des stocks stratégiques, sous la forme de milliers de tonne de cuivre et d’aluminium. Quand il les a revendus pour des raisons budgétaires, il a réalisé une plus-value importante. Puisque les matières premières forment un véritable stock financier, pourquoi ne pas acheter du lingot, notamment par l’intermédiaire du FSI ? Ces stocks de lingots, que les banquiers savent parfaitement gérer, offriraient aux entreprises soumises à des difficultés passagères un moyen de sécuriser leur production et donc l’emploi. Acheter des lingots est aussi une manière d’acheter de l’énergie et de la stocker. Même aujourd’hui où des fours sont arrêtés depuis plusieurs mois, l’électricité conserve sa valeur.

M. Christophe Journet. L’alternative que recherche M. Raoul, président de la commission des affaires économiques du Sénat, pour l’abandon du moratoire sur le gaz de schiste – ce qui permettrait de construire les usines que Marcel Genet appelle de ses vœux –, est indispensable économiquement et possible scientifiquement, notamment aux dires de Veritas. Le bassin du schiste français s’étend de l’est à l’ouest du pays. M. Van Rompuy a raison de dire qu’il existe de grandes possibilités pour ce qu’il nomme pudiquement les « gaz non conventionnels ».

M. le président Jean Grellier. C’est un débat que nous avons ouvert ce matin dans une autre réunion. Il concerne à la fois l’énergie, le rôle de l’État stratège et le financement des entreprises.

Messieurs, je vous remercie. Vous méritez tous trois le nom de grands experts.

L’audition s’achève à treize heures.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Réunion du mercredi 5 juin 2013 à 11 heures

Présents. – M. Alain Bocquet, Mme Michèle Bonneton, M. Jean Grellier, M. Denis Jacquat, M. Michel Liebgott, Mme Clotilde Valter

Excusés. –  M. Gaby Charroux, Mme Anne Grommerch, M. Christian Hutin, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Alain Marty