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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Jeudi 3 juillet 2014

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 02

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Table ronde sur le cadre juridique de la liberté d’expression et de communication à l’ère numérique avec les intervenants suivants : Mme Marie Mongin, magistrate, vice-présidente de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, et M. Giuseppe di Martino, président de l’Association des sites internet communautaires (ASIC)

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Jeudi 3 juillet 2014

La séance est ouverte à huit heures trente.

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente
et de M. Christian Paul, coprésident)

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Table ronde sur le cadre juridique de la liberté d’expression et de communication à l’ère numérique avec les intervenants suivants : Mme Marie Mongin, vice-présidente de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris et M. Giuseppe di Martino, président de l’Association des sites internet communautaires (ASIC)

M. le coprésident Christian Paul. Nous avons souhaité ce matin tenir une table ronde sur la liberté d’expression et de communication à l’ère numérique. Outre nos deux intervenants, Mme Marie Mongin et M. Giuseppe di Martino, nous aurions voulu entendre également M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui ne pouvait pas être là mais qui sera entendu au cours d’une prochaine séance, ainsi qu’un représentant de Twitter pour lequel il n’a pas été possible d’être présent ce matin pour des raisons d’agenda. À l’issue de cette table ronde, nous évoquerons quelques points d’organisation.

Par ailleurs, comme vous le savez, notre souci partagé, c’est que la commission, même si elle travaille au long cours, ne soit pas sourde à l’actualité législative. Or, l’avant-projet de loi renforçant la prévention et la répression du terrorisme, qui devrait être présenté prochainement en conseil des ministres, comporte un article relatif au blocage de certains sites (actuellement art. 6) qui est dans le périmètre d’intérêt de la commission et sur lequel nous pourrions formuler une recommandation et apporter un éclairage aux débats parlementaires qui vont s’engager.

Mme Laure de La Raudière. Comme nous avons déjà été confrontés à ce type d’articles sous la précédente législature, il serait intéressant de demander au ministre de l’Intérieur de venir présenter le projet de décret d’application de l’article 4 de la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure de 2011, dite LOPPSI 2, pour en savoir plus et, si ce dispositif venait à être adopté, voir comment il serait appliqué.

M. le coprésident Christian Paul. Nous souhaitons que la commission se prononce par une expression collective si un point de vue se dégage ou en faisant état des différentes sensibilités si cela n’est pas possible. Un dispositif de travail en parallèle des réunions plénières sera mis en place, permettant d’avancer sur cette question. Dans l’intervalle, nous pourrions effectivement entendre les représentants du ministre de l’Intérieur sur le projet de décret d’application de l’article 4 de la LOPPSI 2. Il s’agira également de comprendre, au-delà de l’exposé des motifs assez succinct de l’article 6 de l’avant-projet de loi sur le terrorisme, ce que le Gouvernement entend faire par ce texte, en associant également le rapporteur du texte.

M. Edwy Plenel. Dans le même ordre d’idée mais peut-être que la séparation des pouvoirs empêcherait cette audition, il se trouve que la section de l’intérieur du Conseil d’État, qui examine actuellement le projet de loi, est présidée par Christian Vigouroux, ancien président de la section des études, qui va rendre un rapport sur le numérique, et qui fut directeur de cabinet de la garde des Sceaux et, il y a plus longtemps, du ministre de l’Intérieur. Serait-il envisageable de demander à l’entendre ?

M. le coprésident Christian Paul. Je pense que la section de l’intérieur a été saisie sur ce texte il y a quelques semaines et va rendre un avis à destination du Gouvernement qui ne sera pas rendu public. Je serais surpris que Christian Vigouroux puisse venir à ce titre.

M. Edwy Plenel. Ma proposition était plus générale car Christian Vigouroux est une personne qui, dans le paysage actuel, mériterait d’être entendu.

M. le coprésident Christian Paul. Nous entendrons de toute façon des représentants du Conseil d’État dès que leur rapport sera achevé. Dans l’immédiat, je vous propose de rentrer dans le vif du sujet avec l’audition de Mme Marie Mongin, vice-présidente de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris et de M. Giuseppe di Martino, président de l’Association des sites internet communautaires (ASIC).

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Nous vous avons transmis quelques questions sur lesquelles je vous propose de réagir. Je crois savoir, M. di Martino, que vous vous êtes exprimé sur l’article 6 de l’avant-projet de loi sur le terrorisme ; nous souhaiterions donc connaître votre avis.

M. Giuseppe Di Martino. Nous avons, s’agissant de l’article 6, toujours les mêmes craintes sur la possibilité d’un filtrage sans intervention du juge qui conduirait à quelques débordements. Il n’est pas sûr qu’une autorité administrative soit capable de faire le travail avec toute la transparence exigée dans le traitement des requêtes administratives. Le filtrage sans intervention du juge judiciaire, c’est un pied dans la porte sur des sujets hautement cruciaux, aujourd’hui la lutte contre la pédopornographie et le terrorisme mais demain, peut-être au profit de certains lobbies, notamment de l’industrie culturelle.

Sur la quinzaine de questions sur lesquelles vous m’avez interrogé, deux points ont paru essentiels à l’ASIC qui, rappelons-le, regroupe aussi bien les géants américains de l’internet que de modestes champions européens et des start-ups françaises qui se sont réunis pour mieux se défendre, notamment sur le régime de responsabilité des acteurs communautaires.

Ce régime est-il satisfaisant ? Rappeler sa genèse permettra de comprendre pourquoi il nous paraît l’être. Internet est une invention américaine sur laquelle les acteurs américains ont exercé une véritable hégémonie dès la fin des années 1990. À cette époque, le législateur européen s’est demandé comment inciter les acteurs économiques européens à franchir le Rubicon et à exister dans le monde de l’internet. Pour ce faire, il a mis en place une directive non pas sur les libertés publiques ou le droit d’auteur mais relative au commerce électronique. En droit français, cette directive a été transposée en 2004 par la loi pour la confiance dans l’économie numérique, et ces mots ont une importance. Directive et loi ont mis en place une responsabilité a posteriori des acteurs pour éviter une responsabilité a priori sur les contenus apparaissant sur internet. C’est ce régime de responsabilité qui a permis à des acteurs français d’exister.

Mais cette responsabilité a posteriori est lourde et fortement encadrée : elle nous oblige à mettre en place des outils de signalement pour les utilisateurs et les tiers et à avoir des équipes disponibles 24h/24 et 7j/7 pour réagir promptement aux demandes de retrait. Comment savoir quelle aurait été la réaction de nos modestes sociétés qui ne savent pas le droit si la directive et la loi avaient été différentes ? Comment trancher et savoir qui a raison a priori lorsque deux auteurs se déchirent par rapport à un contenu ou sur des propos, pour l’un diffamants et pour l’autre mettant en avant de simples vérités ?

Aujourd’hui, nos sociétés se bornent à réagir lorsqu’elles sont saisies par des demandes de retrait de contenus car leurs « petites mains » n’ont pas de formation juridique. Il ne leur est d’ailleurs pas demandé de se substituer aux juges mais de recevoir les demandes et de les qualifier à l’aune du principe de bon sens. Si, par la suite, il y a le moindre souci et que les parties en cause ne sont pas d’accord sur la décision prise, elles sont invitées à saisir le juge, qui est la seule personne capable de prendre la décision et qui, en France, est particulièrement bien qualifié sur ces sujets.

En lien avec cette question de la responsabilité, la dichotomie entre l’hébergeur, dont la responsabilité s’exerce a posteriori, et l’éditeur, dont la responsabilité est mise en œuvre a priori, mérite donc d’être maintenue. Du reste, tous les acteurs du web agissent, à moment ou à un autre, sous l’une de ces casquettes : ainsi, nous sommes également co-éditeurs des contenus du Monde, du Figaro ou de Médiapart lorsqu’ils sont mis en avant sur nos plateformes.

Par ailleurs, dans une autre question, vous nous demandez quel rôle il faut reconnaître au régulateur, en particulier au CSA qui, dans son dernier rapport annuel, demande à être chargé de veiller au respect par les services audiovisuels numériques de la protection de l’enfance, de la dignité de la personne humaine et des nombreuses autres déviations qui peuvent survenir sur internet, comme n’importe où d’ailleurs ? Du point de vue des acteurs d’internet, la réponse est claire : aucun. Rappelons que le rôle du CSA vient de l’attribution, à des acteurs, de ressources rares, à savoir les fréquences en contrepartie du respect de certaines règles comme les quotas, la production ou des grilles de programme. Or, sur internet, il n’y a pas de barrière à l’entrée et la ressource n’est pas rare : la régulation ne peut donc exister en contrepartie d’une quelconque autorisation.

En outre, internet a, par nature, une dimension internationale. Un régulateur local serait en total décalage avec les usages des citoyens qui se moquent de l’origine ou de la nationalité de la plateforme qu’ils visionnent ou du service qu’ils utilisent.

Enfin, le président Schrameck, en fin juriste qu’il est – et je tiens à le saluer car nous avons noué avec lui un dialogue constructif et des rapports excellents depuis son arrivée – a parfaitement conscience que la directive sur les services de médias audiovisuels dite AVMS, qui régit les services médias audiovisuels à la demande, dans son attendu 16, écarte explicitement les plateformes User generated content (UGC), Youtube ou Dailymotion d’une quelconque régulation par une autorité administrative indépendante en matière de quotas ou de mise en avant de contenus. Faut-il changer cette directive et différencier l’approche ? La question doit se poser à un niveau plus européen, sans doute dans le cadre d’une collaboration interétatique mais pas en France.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Vous avez évoqué le filtrage par le juge, qui est un vieux débat. Aujourd’hui, le problème qui se pose est celui du délai qui s’écoule entre le moment où circule une vidéo au contenu illicite et son retrait, alors que se multiplient les vidéos avec des contenus violents. Pouvez-vous nous indiquer comment vous traitez les demandes de retrait et dans quels délais ? Par qui êtes-vous saisis ? Comment se déroule concrètement le retrait d’une vidéo dont le contenu est illicite ?

M. Giuseppe Di Martino. Il est essentiel de faire la différence entre la question du filtrage – empêcher des internautes d’accéder à un site à la demande d’un tiers et avec la validation d’un juge – et la situation d’un service internet qui reçoit quotidiennement des demandes de retrait de contenus. S’agissant des retraits de vidéo, la loi pour la confiance dans l’économie numérique va plus loin que la directive sur le commerce électronique en obligeant la mise en place d’outils de signalement. Ces outils sont d’un accès aisé et ergonomique : les utilisateurs cliquent sur un bouton, expliquent en quelques mots en quoi la vidéo concernée est illicite ou n’a pas sa place sur les services. Ce message est ensuite transmis sur une console sur laquelle des gens se relaient 24h/24 pour traiter régulièrement les demandes. Le délai de traitement est en moyenne de deux ou trois heures au maximum : la jurisprudence ne mesure d’ailleurs pas l’obligation de prompte réaction en heures mais en volonté de réagir rapidement. Lorsqu’une vidéo reçoit des commentaires d’autres utilisateurs de type « mort aux juifs » ou « mort aux arabes », il est facile de les supprimer rapidement. Ce qui est plus compliqué à traiter, c’est une demande de retrait d’un commentaire considérant, par exemple, que « la politique expansionniste d’Israël mène le peuple palestinien à sa ruine », pour lequel nous n’avons pas l’expertise juridique et politique suffisante pour trancher la question. Dans cette hypothèse, la société se contente d’enjoindre les demandeurs de saisir un juge pour qu’il se prononce.

M. le coprésident Christian Paul. Après avoir traité, à votre premier niveau, les demandes de retrait formulées par les internautes a posteriori, avez-vous été attaqués devant le juge au motif que vous procédiez à une forme de censure ? Par ailleurs, en l’état actuel du droit et avant la sortie du décret d’application de la LOPPSI 2, est-il exact que les demandes de retrait de contenus proviennent exclusivement des magistrats et qu’aucune autorité administrative ne peut vous enjoindre de filtrer ou de retirer un contenu ?

M. Giuseppe Di Martino. Lorsque l’on reçoit ce type de demandes, les oppositions n’interviennent pas dans le domaine des libertés publiques mais plutôt dans le domaine du droit d’auteur. Lorsqu’un auteur n’est pas satisfait de la présence d’une vidéo mise en ligne par son producteur ou son distributeur, il existe une garantie contractuelle de la part de notre producteur ou distributeur qui l’habilite à gérer le conflit ; à défaut d’accord à l’issue de cette procédure, des actions judiciaires peuvent intervenir mais elles sont rares. La plupart du temps, le conflit se règle entre les deux parties directement. S’agissant de la liberté d’expression, nous n’avons pas trace, à ce jour, d’une quelconque action judiciaire nous ayant reproché tel ou tel comportement.

M. le coprésident Christian Paul. Cela vaut-il seulement pour Dailymotion ou également pour les sites dont vous assurez la représentation ?

M. Giuseppe Di Martino. C’est certain pour Dailymotion ; pour les autres, aucun cas litigieux n’est remonté au niveau de l’ASIC.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. En matière de filtrage, comment traitez-vous la réinstallation d’une vidéo qui a été retirée à la suite d’une alerte ?

M. Giuseppe Di Martino. Cette question est ancienne car depuis 2007, la majorité des acteurs et des plateformes de la vidéo ont mis en place des outils d’empreinte numérique (finger printing). Il s’agit de prendre l’ADN du document que l’internaute a mis en ligne et dont le retrait est demandé : l’empreinte numérique de cette vidéo permet d’éviter que le contenu ne réapparaisse, quel que soit l’internaute qui tente de la mettre en ligne. Cela fonctionne de manière automatique et sans intervention humaine, grâce à l’utilisation de deux prestataires, dont un outil parfait élaboré par l’Institut national de l’audiovisuel (INA). La tendance actuelle observée aux États-Unis en matière de contenus culturels montre toutefois que ces coutils ne sont plus utilisés par les ayants droit comme un moyen d’empêcher la mise en ligne desdits contenus sans leur autorisation mais comme un outil d’identification et de maintien en ligne des contenus car toute monétisation ayant trait à ces contenus vient rémunérer l’ayant droit. On est passé d’une technique de filtrage à une technique de reconnaissance pour une meilleure monétisation.

Pour revenir à la seconde question de M. Christian Paul, co-président, sur les relations avec les autorités répressives, nous recevons peu de réquisitions judiciaires et la plupart d’entre elles visent davantage à obtenir des moyens d’identifier les internautes qu’à exiger le retrait de contenus. Nous entretenons une relation assez forte avec Interpol qui relaie des demandes d’identification venant du monde entier : nous sommes fermes puisque nous ne donnons pas n’importe quel renseignement. Nous nous contentons de conserver les adresses IP qui permettent néanmoins, grâce au fournisseur d’accès à internet, de remonter à l’identité et à l’adresse physique de l’internaute.

Ce qui frappe sur le terrain – et cela nous ramène encore au projet de loi sur le terrorisme – c’est combien les structures qui travaillent sur ces sujets sont débordées, comme l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) avec lequel nous entretenons d’ailleurs d’excellentes relations. Aussi, avant de mettre en place des textes ambitieux ou de réfléchir à des projets philosophiques, il faudrait d’abord donner davantage de moyens financiers et humains à ces structures pour les aider, par exemple, à remonter à un contenu en provenance de Moldavie ou d’Ukraine.

Mme Laure de La Raudière. En complément de la question de M. Christian Paul, co-président., certains hébergeurs réalisent-ils d’eux-mêmes un filtrage a priori de contenus de documents par text mining ? Vous avez dit que vous ne retiriez des contenus que sur signalement mais vous pourriez également anticiper sur les contenus illicites : qu’en est-il réellement ?

M. Giuseppe Di Martino. La plupart des hébergeurs, en tout cas sur le terrain de la vidéo qui est la principale utilisation des services communautaires en termes de volume de données échangées, utilisent ces outils de finger printing. En outre, en fonction des renseignements indiqués par l’internaute au moment de la mise en ligne de la vidéo, ils peuvent aussi considérer que cette vidéo doit être surveillée par un flux spécifique. Des termes liés à l’apologie de crimes raciaux qui sont indiqués dans les tags, c’est-à-dire la façon dont la vidéo est enrichie afin qu’elle soit mieux référencée sur le moteur de recherche externe ou interne au service internet, constituent des alarmes pour les prestataires. Mais si certains mots sont précis et permettent une réaction aisée et rapide, d’autres ne permettent pas de repérer les comportements dérangeants. Seuls les commentaires et les vidéos que les néophytes mettent en ligne ou l’activité des personnes les moins dangereuses peuvent être repérés et pas ceux des spécialistes des activités souterraines. J’ignore si c’est une légende urbaine mais les spécialistes travaillant sur le cyberterrorisme ou les infractions sur support numérique vous diront que les vrais noyaux de cellules terroristes en Europe communiquent entre eux davantage par pigeons voyageurs que par internet car ils savent très bien les moyens mis en place pour les surveiller et remonter à la source de la distribution d’informations.

M. Edwy Plenel. Dans la mesure où les questions posées par l’expérience de Dailymotion sont celles de tout site d’information participatif sur internet, je souhaite, dans l’esprit de doctrine qui guide nos travaux, souligner quelques points. Le participatif pose une question fondamentale par rapport à la tradition française, notamment juridique : c’est la question du free speech, de la culture du premier amendement de la Constitution américaine et pas celle du « sauf » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La jurisprudence est en cours de consolidation pour bien distinguer ce qu’est être directeur de publication ou responsable de contenus d’une part, et ce qu’est être hébergeur d’autre part. Nous sommes responsables des contenus publiés à titre professionnel mais si nous sommes hébergeurs, c’est l’auteur qui en est responsable. Il est important de renforcer cette distinction car, à l’avenir, tout média ou journal sera participatif et comportera ces deux dimensions, à la fois ce qu’il produit professionnellement et ce qu’il accueille autour, le bouillonnement du débat public.

Notre expérience et notre doctrine pourraient être résumées en cinq points.

Premièrement, défendre le principe d’un contrôle a posteriori. C’est un défi de doctrine car nous avons mis des décennies à obtenir que le droit de diffuser un tract, d’organiser une manifestation ou de tenir une réunion n’ait pas à être autorisé a priori. Il doit en être de même pour le numérique : c’est a posteriori que le délit doit être jugé. Cela a des conséquences sur le développement économique du secteur et car les médias traditionnels qui sont passés au numérique ont choisi, à l’inverse, le contrôle a priori en ne contrôlant pas eux-mêmes mais en déléguant cette tâche à des prestataires de service parfois éloignés d’eux.

Deuxièmement, rappeler le principe élémentaire de la charte, corollaire de la transparence de l’information. Tout lieu d’information participatif doit avoir une charte qui rappelle les lois dans lesquelles doivent s’inscrire les contributions et que tout utilisateur s’engage à respecter. Ces chartes sont améliorées, soumises aux utilisateurs et discutées mais certains sites d’information ne mettent pas assez en évidence ce code de la route.

Troisièmement, l’alerte, qui est importante au regard du respect du contradictoire. Le numérique permet l’alerte en temps et en heure et pour tous, y compris le journal payant sur internet : tout utilisateur peut alerter, même s’il n’est pas abonné au site payant en ligne. L’alerte oblige à faire de la modération si les contenus violent explicitement la loi (racisme, appels à la haine ou à la violence, etc.).

Quatrièmement, la question plus compliquée du débat d’opinion. Nous sommes concrètement saisis sur des billets de blogs d’opinion par les personnes qui sont visées par ces opinions et qui en demandent la dépublication. Dans l’état actuel de la jurisprudence, nous devons, après avoir prévenu l’auteur, dépublier la contribution, à défaut de quoi nous devenons solidaires du contenu et sommes poursuivis en tant que responsables de sa diffusion. Nous le faisons à condition naturellement que la demande de dépublication soit formulée dans les formes, qu’elle ne soit pas automatique ou qu’elle ne requiert pas la censure pure et simple. Mais nous sommes de facto amenés à faire nous-mêmes la censure d’une opinion qui ne devrait se jouer que devant le juge. Quel est donc l’espace du free speech ?

Enfin, la question de l’identification. Pour les policiers, les règles sont simples : ils agissent par commissions rogatoires en requérant des adresses IP, n’en demandent pas plus et il n’y a pas d’abus, en tout cas de la part de la police visible. Mais cette identification pose problème lorsque ces policiers sont saisis à la suite d’une plainte avec constitution de partie civile sans que la dépublication ait été préalablement demandée. Le juge va vouloir identifier l’auteur et requérir la police. Pourtant, il peut s’agir d’un billet de blog d’un lanceur d’alerte, de quelqu’un qui, ayant à sa disposition des informations importantes, essaie de les diffuser, après avoir épuisé d’autres recours internes à son entreprise ou à son lieu de travail. Il faut donc avoir un débat sur la protection spécifique à lui apporter, comme l’a lancé par exemple William Bourdon, afin de ne pas être amenés à dépublier ce qui était une alerte légitime.

M. le coprésident Christian Paul. Distinguez-vous les blogs pour lesquels vous avez un statut d’hébergeur et les commentaires faits sur ces blogs ?

M. Edwy Plenel. Non, nous sommes hébergeur dans les deux cas. Je souligne qu’une bonne partie de la presse existante, dans sa transition numérique, n’épouse pas ce bouillonnement démocratique en ayant choisi la modération. Lorsque j’ai créé Mediapart, l’entreprise qui est chargée de la modération a priori des sites d’information de la presse existante, est d’ailleurs venue me voir pour me proposer ses services.

M. Henri Verdier. Il y a une différence entre la modération a priori des contenus et la modération des forums autour des contenus. Parfois, on ne peut pas faire autrement que de modérer a priori. On est parfois obligé de calmer les débats.

M. Edwy Plenel. L’exception de vérité et l’exception de bonne foi ont mis du temps à se construire. Nous devons aujourd’hui prendre acte de cette nouvelle forme de contribution directe, sans filtre que permet le numérique et définir les responsabilités dans ce nouvel écosystème.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Il me semble que tout découle de la distinction que vous établissez très justement entre le statut d’éditeur et le statut d’hébergeur. Je ne suis pour ma part pas du tout choquée des conséquences qui en résultent.

M. Edwy Plenel. La distinction juridique entre ces deux statuts doit être réaffirmée.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Cependant, la loi pour la confiance dans l’économie numérique n’avait pas anticipé, non pas la confusion, mais la coexistence de ces rôles d’éditeur et d’hébergeur. Des acteurs du web 2.0 comme Dailymotion ont aujourd’hui cette double casquette.

M. Franck Riester. J’entends bien la cohérence de ces deux statuts. Mais les citoyens l’intègrent elle ? N’y a-t-il pas un risque de confusion entre des contenus d’éditeur et des contenus d’hébergeur ? N’y a-t-il pas un risque que les contenus hébergés par Mediapart puissent être assimilés à un travail journalistique ?

M. Edwy Plenel. Nous avons en effet dû faire un travail de pédagogie à cet égard. Nous avons notamment dû changer la formulation des URL entre l’espace « journal » Mediapart et l’espace « club participatif ». Il faut soumettre les citoyens qui s’expriment dans ce dernier espace à des droits et des devoirs mais il faut le faire en faisant confiance à la liberté d’expression.

M. Giuseppe Di Martino. Je rappelle que la Cour de cassation a tranché en 2011 la question du statut d’hébergeur des plateformes vidéo donc ce n’est plus un débat, débat qui n’a d’ailleurs existé qu’en France.

Mme Marie Mongin. L’absence d’obligation de contrôle a priori dans le statut d’hébergeur est beaucoup plus intéressante pour la liberté d’expression que le contrôle a priori auquel est soumis l’éditeur. Monsieur Plenel a indiqué qu’il accédait à toute demande de retrait.

M. Edwy Plenel. À condition qu’elle soit faite dans les formes juridiques. Dans ce cas, nous prévenons la personne qui a mis en ligne le contenu contesté en lui précisant que si nous le laissons, nous en devenons solidaires. Cette situation nous amène donc à censurer ce qui relève du débat d’opinion. À titre d’exemple, dès lors qu’un contributeur de Mediapart évoque M. Alexandre Djourhi en rappelant des choses qui sont dans des livres à son sujet, nous recevons de lui une demande de retrait en bonne et due forme pour diffamation. Nous nous posons de plus en plus la question de ne pas céder à ce genre de demande. Il y a là une zone grise de la liberté d’expression.

Mme Marie Mongin. Si j’ai bien compris, dès lors que la demande de retrait est formulée en bonne et due forme, Mediapart retire le contenu sans l’examiner. En revanche, Monsieur di Martino semblait indiquer qu’en cas de demande de retrait, il y avait une étude au fond de cette demande.

M. Giuseppe Di Martino. Nous examinons si nous devons agir ou pas en fonction de la notification qui nous est faite. Mais contrairement à Mediapart, nous n’avons pas de puissance éditoriale. Nous avons 50 millions de vidéos, des centaines de millions de commentaires. En dehors des contenus manifestement illicites, nous avons tendance à refuser les demandes de retrait. Mais si les choses s’enveniment et que nous sentons que le débat va être sans fin, de guerre lasse, nous retirons le contenu. Il n’y a donc pas d’automaticité.

Mme Laure de la Raudière. Si quelqu’un vous demande le retrait d’un contenu au motif qu’il serait diffamatoire. Le faites-vous ?

M. Giuseppe Di Martino. En tant que bons parents, on le fait ou pas… Il n’y pas d’automaticité à la différence de ce que peut faire Mediapart. Tels propos sur la politique expansionniste d’Israël vont être jugés inacceptables par certains mais pas par d’autres. Nous sommes entre le marteau et l’enclume. Si nous voyons que les choses s’enveniment, nous les retirons.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Le législateur, en prévoyant l’obligation de retrait des contenus « manifestement illicites » a laissé une marge d’appréciation aux hébergeurs.

M. Edwy Plenel. Dans le cas cité par Giuseppe di Martino, lorsqu’une personne n’est pas d’accord avec une opinion exprimée, nous l’invitons à s’exprimer dans le fil de commentaires. Nous pouvons aussi publier un droit de réponse. Je rappelle à cet égard qu’internet, contrairement à la caricature qui en est faite, est un lieu particulièrement adapté au respect du contradictoire. Il permet en effet de mettre en ligne un droit de réponse en lien avec l’article concerné, et non pas dans le journal quinze jours plus tard comme dans la presse imprimée. Nous accédons aux demandes de retrait lorsqu’une personne s’estime visée spécifiquement.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Edwy Plenel évoque le cas de Mediapart et la manière dont il réagit en cas de demande de retrait. Cependant, je peux vous assurer que de nombreux sites ne réagissent pas de cette manière et considèrent que l’obligation de retrait limitée aux contenus manifestement illicites leur permet de maintenir certains contenus. Le législateur leur a ouvert cette faculté d’appréciation.

Mme Marie Mongin. D’ailleurs beaucoup de procédures et de décisions portent sur le refus des moteurs de recherche de retirer des contenus considérés comme manifestement illicites par une personne qui en demande le retrait.

M. Jean Dionis du Séjour. La modération a priori me semble une piste intéressante. Aujourd’hui de nombreux blogs sont modérés a priori et s’en portent bien. L’avantage est qu’on n’a pas à attendre un signalement pour retirer un « mort aux juifs ». Aujourd’hui l’hébergeur n’est soumis qu’à une obligation de retrait a posteriori sur signalement. Je ne sais pas si on va pouvoir maintenir ce principe. Le data mining, technologie qui s’est développée après la LCEN, permet de retirer un certain nombre de contenus sans qu’on ait à les signaler.

M. Giuseppe Di Martino. Le finger printing est un moyen efficace de retirer des contenus dont les ayants droit n’acceptent pas la présence chez nous. Nous n’avons pas hésité à le mettre en place en coopération avec les industries culturelles. Cette technologie ne permet pas de reconnaître des opinions, des propos, des contenus diffamatoires ou d’incitation à la violence ou à la haine et de les filtrer a priori.

M. Franck Riester. Qu’en est-il des tags ?

M. Giuseppe Di Martino. Nous avons, grâce à l’expertise de spécialistes, pu identifier les 100 mots-clés utilisés par les néonazis. Les tags permettent d’identifier les acteurs qui prennent le risque d’utiliser ces mots-clés de manière ouverte.

M. Franck Riester. Une fois un contenu repéré à l’aide de ces mots-clés, que devient le contenu ? 

M. Giuseppe Di Martino. Ils sont traités comme tous les contenus faisant l’objet d’un signalement.

M. Franck Riester. Comment sont choisis les tags ?

M. Giuseppe Di Martino. Ils sont fournis par des initiatives comme Safer Internet sous l’égide de la Commission européenne.

Mme Thaima Samman. Edwy Plenel a indiqué que Mediapart retirait les contenus qui mettent en cause des personnes mais pas les contenus qui expriment une opinion. Or, « mort aux juifs » est un propos manifestement illicite qui ne vise pas une personne. A contrario, des contenus dont certaines personnes demandent le retrait au motif qu’ils seraient diffamatoires peuvent relever manifestement de l’opinion. Comment tenez-vous compte de ces éléments ?

M. Edwy Plenel. Nous devons définir de bonnes pratiques dans l’univers numérique. Partons du principe qu’il est un espace de libre contribution des citoyens. Je suis citoyen, mon député ne veut pas entendre ma cause. Le journalisme ne peut pas en parler. Le numérique me permet de faire mon blog. Le citoyen a désormais cette faculté de s’exprimer directement. Il s’exprimera bien ou mal, avec ses fautes d’orthographe, ses obsessions ou son génie. Devons-nous aborder internet comme le fait le projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme sous un angle répressif en brandissant des monstres comme le terrorisme ou la pédopornographie ou appréhendons-nous internet d’abord et avant tout comme un outil au service de la démocratie ? Je souhaite à cet égard affirmer plusieurs principes : le principe de l’a posteriori, qui a été conquis pour les réunions, les manifestations et les tracts, et qui doit s’imposer sur internet ; le principe des chartes qui rappellent que tout contributeur est responsable de ses contenus ; le principe d’alerte. Nous dépublions a posteriori tout contenu qui viole manifestement notre charte lorsqu’il y a une alerte. S’agissant de la question de l’opinion posée par Thaima Samman, si une personne s’estime mise en cause par un billet de blog, nous avons certes une marge d’appréciation pour lui suggérer par exemple de faire un droit de réponse. Mais si cette personne persiste, nous retirons le contenu et devenons nous-mêmes censeurs avant le juge. Si nous ne le faisons pas, la personne peut décider de nous poursuivre en lieu et place de l’auteur.

Mme Corinne Erhel. Le retrait d’un contenu jugé diffamatoire lorsqu’il s’agit de la dénonciation d’un conflit d’intérêt ou d’un scandale industriel éventuellement par un lanceur d’alerte peut compliquer le débat public. Où commence et où s’arrête la diffamation ?

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Je crois que Mediapart applique un principe de précaution en toute circonstance mais le législateur a offert à l’hébergeur une faculté d’appréciation. On se tournera vers le juge lorsque l’hébergeur refuse de retirer un contenu. Des normes sont en train de se mettre en place. Je crois qu’il n’y a aucune discussion sur les contenus à caractère pédopornographique. Sur d’autres contenus, il va y avoir des interprétations différentes d’un pays à l’autre.

M. Edwy Plenel. Si un hébergeur ne retire pas un contenu contesté, cela peut déboucher sur une procédure devant la dix-septième chambre civile du TGI de Paris. Voulez-vous dire que c’est l’auteur qui sera poursuivi et non pas l’hébergeur ?

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Non car si l’hébergeur, alerté par un internaute, n’a pas retiré un contenu manifestement illicite de l’avis général, il est responsable.

M. Edwy Plenel. Dans le cas d’un contenu qui relève du débat d’opinion, on n’est pas dans le manifestement illicite. On ne peut pas saisir l’hébergeur. C’est l’auteur du contenu qui en rend compte.

Corinne Erhel a posé une question importante sur les lanceurs d’alerte. Un employé de Tracfin a cru voir au moment du dénouement de l’affaire Cahuzac quelque chose qui n’était pas clair. Il a ouvert un blog sur Mediapart sous un pseudonyme dans le but d’alerter sur ce qui lui paraissait problématique. Il a été condamné mais il était de bonne foi. Comment faire pour protéger ce droit des citoyens ?

M. Henri Verdier. Le statut des hébergeurs a été une grande conquête. Je ne vois pas comment on peut penser la neutralité du net si on ne le défend pas. Je sais que des forums peuvent devenir des pugilats mais ce n’est pas un appel à la loi ou au règlement pour encourager la modération a priori.

M. Cyril Zimmermann. Il y a le fantasme que la technique peut tout et il y a la réalité. Vu la quantité d’informations qui peuvent être postées sur des forums, il est peut-être techniquement possible d’approcher un filtrage a priori mais il serait déresponsabilisant de se reposer sur la technologie pour le faire. La technologie peut être biaisée et il faut avoir conscience des capacités des gens malfaisants sur internet qui sont toujours technologiquement plus habiles que les régulateurs et ceux qui filtrent. On peut réaliser un profilage assez fin des internautes mais quiconque est un peu aguerri techniquement fera tout ce qu’il faut pour ne pas être identifié. Il est complètement illusoire de penser qu’on peut réaliser un filtrage a priori. J’ai longtemps été éditeur d’un site, jeuxvidéos.com, qui fournissait systématiquement les sujets du bac avant les épreuves. Ce site exposait un public jeune à des internautes malfaisants qui tentaient de diffuser des idées auprès d’eux. Il y avait des centaines de milliers de posts par jour. J’ai constaté qu’il n’est pas possible, humainement ou technologiquement, de réaliser un filtrage a priori.

M. Giuseppe Di Martino. Il faut souligner la force énorme de la communauté des internautes qui ne supporte pas de voir certaines images et réagit immédiatement par exemple en présence de la moindre image d’un enfant nu. Les utilisateurs sont des chiens de garde formidables. En revanche évidemment, ils ne signaleront pas la présence d’un contenu d’une grande chaîne française qui n’aurait pas sa place sur nos plateformes.

Mme Marie Mongin. En ce qui concerne le régime de responsabilité de l’hébergeur, l’équilibre n’est sans doute pas si mauvais que cela, même s’il n’est pas facile d’apprécier ce qui est manifestement illicite, en particulier pour des contenus qui relèvent de l’opinion. Il n’est pas toujours aisé de distinguer une opinion d’un propos diffamatoire, a fortiori dans le cas des lanceurs d’alerte puisque le caractère diffamatoire de l’alerte est le plus souvent évident. Il y a aujourd’hui des réflexions sur cette question et je renvoie notamment sur ce sujet aux travaux de Maître William Bourdon. Ce n’est d’ailleurs pas un problème propre à internet.

Le juge reçoit des plaintes de personnes qui se sentent blessées, diffamées, attaquées par une publication et qui estiment que l’on a porté atteinte à un certain nombre de leurs droits (respect de la vie privée, droit à l’image, présomption d’innocence, droit de réponse). Il rend une décision en faisant une balance des intérêts : celui de la personne qui s’est exprimée et celui de la personne qui s’en plaint.

La loi sur la presse est ancienne mais s’est toujours adaptée. Avec internet, elle s’adapte avec quelques aménagements, apportés notamment par la LCEN. Mais c’est fondamentalement le même droit qui est appliqué. On représente le droit comme très attaché à la tradition mais en même temps, il est l’école de l’imagination. Les gens qui se retrouvent poursuivis devant un tribunal pour des propos tenus sur un forum sont souvent très surpris car ils pensaient s’exprimer entre amis ou dans un cercle intime. Il y a l’impression d’un décalage entre la facilité de communication que permet d’internet et l’application des règles et limites de la liberté d’expression.

Ces nouvelles technologies ont un effet sur le droit applicable. Face à la mémoire qu’offre internet et qui dépasse les capacités humaines, se pose par exemple de manière croissante la question du droit à l’oubli. Jacques Fauvet disait que l’oubli est le fruit de la faiblesse humaine. Or, avec internet, il n’y a plus la faiblesse humaine pour permettre cet oubli. Pour faire face à une mémoire qui n’a plus de faille et qui est éternelle, pour faire face à des moteurs de recherche qui permettent de retrouver toute information, toujours et en tout lieu, le droit est en train d’inventer cette notion, qui vient apporter des limites à la liberté d’expression.

Le numérique pose la question de l’adaptation des délais de prescription des infractions de presse. Puisque la mise en ligne constitue une publication, une mise à disposition au public, pourquoi devrait-on faire une différence entre des propos mis en ligne et des propos édités sur un journal papier ou proférés sur une radio, une télévision ou des affiches ? À un moment, on a considéré que les publications sur internet, dans la mesure où elles restaient sous la maîtrise de la personne qui les a mises en ligne, à la différence des publications papier, constituaient une infraction continue et que le point de départ des délais de prescription ne courrait qu’à compter de la cessation de cette mise en ligne. Or la prescription de trois mois est considérée comme une garantie de la liberté d’expression. Cette question a été tranchée par le Conseil constitutionnel qui a censuré, dans la LCEN, une disposition introduite par le législateur reprenant cette création jurisprudentielle. Le Conseil a jugé la différence de régime disproportionnée. Cependant, cette question des délais de prescription ressurgit aujourd’hui dans la pratique et les arguments invoqués devant les tribunaux notamment sur la question des liens hypertexte et de l’effet qu’on doit leur donner. L’inclusion dans un texte d’un lien hypertexte renvoyant à un texte mis à disposition depuis plus de trois mois est-elle une nouvelle mise à disposition ayant pour effet de faire à nouveau courir le point de départ du délai de prescription ? Les tribunaux sont un peu hésitants et ont saisi la Cour de cassation d’une demande d’avis sur cette question de fait : à quel moment y a-t-il une mise à disposition au public ? Les délais de prescription et les règles de procédure sont des règles protectrices de la liberté d’expression. Or on s’aperçoit qu’internet conduit à modifier ce droit en portant atteinte à des principes anciens.

Doit-on évoluer vers un modèle de liberté d’expression calqué sur le premier amendement de la Constitution américaine ? Peut-être y arrivera-t-on : internet vient des États-Unis et c’est un mode de communication qui est peut-être fait pour une liberté totale. Toujours est-il que notre droit permet de s’adapter relativement bien. La LCEN a prévu des règles spécifiques à internet sur les hébergeurs, les éditeurs et la responsabilité en cascade. Nous appliquons des règles anciennes avec des adaptations qui sont faites soit par le législateur, soit par le juge qui prend en considération le support et qui tient compte des éléments de fait qui sont propres à internet, qui regarde si le propos qui lui est soumis a été tenu dans un forum de discussion très animé ou sur un blog d’expression de sentiments et pas de journalisme. Ce n’est d’ailleurs pas propre à Internet : les tribunaux ont l’habitude d’apprécier les circonstances de fait qui leur sont soumises et tiennent compte de ce qu’un propos a été tenu dans un article de journal ou un tract syndical…

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Vous indiquez que les internautes s’expriment souvent en partant du principe que l’espace d’internet est l’équivalent d’un espace privé. Pensez-vous qu’il y a un déficit d’information ? Pensez-vous qu’il faudrait qu’il y ait une alerte plus forte, notamment de la part des réseaux sociaux ?

Mme Marie Mongin. Oui sans doute et cela rejoint la question de ce que les jeunes mettent sur les réseaux, notamment de leur vie privée, et qui risque de les suivre toute leur vie. La question du privé et du public est prise en considération par le droit qui reconnaît aussi des diffamations ou des injures privées.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Quelle est la jurisprudence dominante sur ce sujet ? Considère-t-on les réseaux sociaux comme des espaces publics ou des espaces privés ? Est-ce que l’effort fait par l’internaute pour se positionner sur un espace privé, par ses choix de paramétrage, fait que vous le sortez de l’espace public ?

Mme Marie Mongin. Il me semble que la jurisprudence est assez claire sur ce point. L’espace public est ce qui est mis à la disposition d’un public indéterminé. Dès lors qu’il y a un nombre de personnes limitées considérées comme ayant une communauté d’intérêts, on se situe dans l’espace privé avec certes des responsabilités mais allégées.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. Il me semble que dès lors qu’un des participants de cet espace privé a la faculté de faire suivre ou de diffuser l’information sur sa propre page, on est un peu comme dans l’espace privé qu’est le hall d’une entreprise. La distinction me semble plus délicate qu’il n’y paraît.

Mme Marie Mongin. S’il y a une rediffusion, il y a une mise à disposition publique, qui peut d’ailleurs se faire autrement que par internet. Se pose alors la question de la responsabilité qui est une responsabilité en cascade. Celui qui met les propos à disposition d’un public indéterminé est le premier responsable et l’auteur peut contester sa responsabilité en disant qu’il n’avait pas l’intention de les rendre publics.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. En ce qui concerne la question de la prescription, le législateur a rallongé le délai pour certains délits aggravés. Le délai trimestriel était justifié par le caractère instantané des infractions dans la presse classique ou dans les émissions de radio et de télévision. De plus, dans l’univers numérique, les victimes découvrent souvent les propos longtemps après l’expiration de ce délai. Ce délai trimestriel est-il adapté à internet ? Aujourd’hui, selon les délits, le délai peut être de trois mois, un an ou trois ans. Cette situation vous paraît-elle satisfaisante ?

Mme Marie Mongin. La prescription abrégée est justifiée par la protection de la liberté d’expression. Dans les domaines où l’on ne souhaite pas protéger la liberté d’expression, il n’est pas gênant de rallonger les délais. Dans les domaines où l’on souhaite protéger la liberté d’expression, on conserve le délai trimestriel. L’état du droit est ce qu’il est. Il n’est peut-être pas mauvais. Je soulevais tout à l’heure la question des liens hypertexte qui est spécifique à internet. C’est l’une des hypothèses dans lesquelles on envisage de faire courir un nouveau délai et de limiter la liberté d’expression en raison des spécificités de la communication électronique.

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. S’agissant de la Constitution des États-Unis, je rappelle que le Patriot Act vient immédiatement tempérer les principes posés par le premier amendement.

Mme Marie Mongin. Il y a quand même aux États-Unis une tradition et une vision de la liberté d’expression qui sont différentes des nôtres.

M. le coprésident Christian Paul. L’anonymat sur les forums et les réseaux sociaux s’est installé comme une pratique de masse. Comment cette question est-elle traitée aujourd’hui par la jurisprudence ? Quelles difficultés rencontrez-vous ?

Mme Marie Mongin. L’anonymat pose essentiellement une question pratique lorsqu’il s’agit de retrouver qui s’est exprimé. Des moyens d’obtenir des informations sont fournis à l’autorité judiciaire par la LCEN. Twitter a par exemple été contraint de fournir des informations et des données personnelles. J’avoue ne pas avoir l’expérience suffisante pour affirmer que c’est toujours un succès. Il doit y avoir des échecs en matière de récolte d’identités.

M. le coprésident Christian Paul. Le seul problème posé par le droit à l’anonymat concerne donc selon vous l’identification de contributeurs anonymes en cas d’infraction.

Mme Marie Mongin. Droit à l’anonymat ne veut pas dire impunité

Mme la coprésidente Christiane Féral-Schuhl. La liberté d’expression peut-elle perdurer avec l’anonymat ? Pourrait-on évoluer vers une liberté d’expression supposant l’identification de l’auteur ? La liberté d’expression est un principe constitutionnel mais nulle part il n’est indiqué comment elle doit s’exercer.

Mme Marie Mongin. Faudrait-il priver de toute liberté d’expression une personne s’exprimant sous couvert de l’anonymat ? Je comprends le problème qui se pose mais la formulation de cette question me paraît brutale. Je rappelle seulement que les lanceurs d’alerte sont souvent anonymes.

M. Edwy Plenel. J’ai apprécié les propos de Mme Mongin dont la philosophie est conforme à notre vision libérale du droit de la presse. Je n’aime pas l’expression « droit à l’anonymat » qui semble exclure toute responsabilité. Or, chacun demeure comptable de ses propos. Nous n’allons pas ériger un principe fondamental, la liberté d’expression, pour rajouter immédiatement plein de « saufs » qui la limiteraient. J’ai apprécié, dans vos propos, la réaffirmation du principe de neutralité selon lequel ce n’est pas le support qui importe : la tradition juridique construite autour de l’imprimé doit être défendue. Or, avec le numérique, ces principes anciens peuvent faire l’objet de régressions.

Sur la question de l’oubli, je pense qu’une réponse en termes d’invention serait préférable à l’instauration d’un droit à l’oubli qui remettrait en cause le droit à l’information. L’histoire des polémiques et des diffamations est nécessaire pour comprendre les affaires. Quand on fait l’histoire de l’affaire Dreyfus, il faut pouvoir lire les horreurs d’Edouard Drumont pour comprendre les réponses d’Emile Zola. Comment va se faire l’histoire du temps présent lorsque les horreurs des Drumont d’aujourd’hui auront été effacées ? La réponse est sous nos yeux : l’univers du numérique est l’univers de la relation, permise technologiquement par le lien hypertexte. Il faut construire des dispositions imposant que le droit de réponse, la rectification, la contradiction soient associés au contenu mis en cause, qui lui ne doit pas disparaître. Le contenu doit être rendu indissociable de ce qui le contredit, de ce qui le rectifie.

Sur la distinction espace privé/espace public, nous n’allons pas définir les espaces privés et les espaces publics. Je rappelle qu’il a fallu l’ébranlement de mai 1968 pour qu’on considère que les entreprises ne sont pas des espaces fermés aux syndicats et qu’on ouvre un espace de contradiction au cœur de l’entreprise. Jusqu’en 1968, les locaux syndicaux étaient interdits au cœur de l’espace de l’entreprise.

Nous avons abordé aujourd’hui deux problèmes nouveaux : la question des hébergeurs et la question des nouveaux acteurs (citoyens, hébergeurs, lanceurs d’alerte). Je voudrais poser à présent la question du support. L’information aujourd’hui, ce n’est pas seulement du texte, c’est aussi de l’image et du son. Un débat a lieu actuellement au sein de la magistrature au sujet de dispositions de notre droit (les articles 226-1 et 226-2 du code pénal, issus d’une loi du 17 juillet 1970), qui précèdent le numérique mais qui donnent lieu aujourd’hui, sous l’effet du numérique, à une interprétation restrictive, limitant la liberté d’expression. Des décisions contradictoires ont été rendues par différents tribunaux. Le premier article sanctionne le fait de capter, d’enregistrer ou de transmettre sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel. Le deuxième article sanctionne des mêmes peines (un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende) le fait de porter ou de laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1. Quand ces dispositions ont été adoptées, à l’époque où les petits enregistreurs faisaient leur apparition, le garde des sceaux de l’époque avait affirmé qu’il ne s’agissait aucunement de porter atteinte à la liberté de la presse et que les juges seraient les garants de l’équilibre entre le droit à l’information et le droit au respect de l’intimité de la vie privée. Or, sous l’effet du numérique, avec les décisions concernant Atlantico dans une affaire, celles concernant Mediapart dans une autre affaire, se construit une jurisprudence que nous considérons avec certains juristes comme régressive car elle exclut l’appréciation qui est normalement celle du juge sur le contenu concerné : est-ce que le contenu dont la presse fait état et qui provient d’un enregistrement est légitime ? Les éléments de la bonne foi (légitimité du but poursuivi, respect du contradictoire, l’absence d’animosité personnelle, la modération dans l’expression) sont-ils réunis ? Les décisions dont il est question ont ignoré ces questions et celle du contenu et ont considéré, dans une interprétation restrictive liée à la prolifération de ces moyens d’enregistrement, que ces contenus n’auraient jamais dû être reproduits. Ces contenus sont considérés comme des éléments de preuve en justice et des magistrats enquêtent à partir de ces contenus mais les médias numériques qui les ont en partie reproduits sont censurés sur ces contenus. La contradiction est stupéfiante. Nous avons vainement tenté d’obtenir une QPC sur ce point. C’est pourquoi j’aurais aimé avoir votre point de vue. Il serait souhaitable que le législateur se saisisse de ce problème avant que la CEDH ne nous condamne.

Mme Marie Mongin. C’est une question difficile sur laquelle je ne vais pas m’exprimer.

M. Jean Dionis du Séjour. J’attends beaucoup de notre commission sur la question du droit à l’oubli qui est un sujet majeur. Quelle initiative laisse-t-on aux opérateurs privés ? Qu’est-ce qui doit relever du droit souverain ? Sur ce sujet, j’aime beaucoup la piste ouverte par Edwy Plenel. Un mensonge, une diffamation sont des faits. À partir de quand doit-on effacer ces faits ? Doit-on privilégier la vérité ou la justice rendue ? Est-ce que les règles relatives au casier judiciaire ne pourraient pas nous inspirer sur la notion de droit à l’oubli ? En tout cas, je souhaite qu’on accorde beaucoup de temps à cette question majeure. La permanence d’informations mensongères ou diffamatoires sur internet fait souffrir beaucoup de monde. Notre commission est très attendue sur ce sujet sur lequel l’éclairage de philosophes sera nécessaire.

M. le coprésident Christian Paul. Pour poser quelques principes de doctrine, sur le droit à l’oubli comme sur d’autres sujets, notre souci est de limiter les cas de censure privée, même s’il faut aussi de la régulation privée. Or, sur le droit à l’oubli, Google est amenée à mettre en œuvre des dispositifs de censure privée. Le recours au juge doit être l’un de nos fils conducteurs. Sur le droit à l’oubli, la difficulté est de distinguer ce qui relève du débat public de ce qui relève de la mise en cause des individus qui sont en droit de demander que la société les défende.

M. Edwy Plenel. C’est une très bonne distinction qui rejoint la question de savoir ce qui est d’intérêt public et ce qui concerne les personnes. La question c’est qui arbitre ?

M. le coprésident Christian Paul. La distinction n’est pas seulement entre vie privée et débat public mais entre espace public, espace privé, espace professionnel (avec le droit du travail les obligations professionnelles, le devoir de réserve, etc.).

M. Cyril Zimmermann. Le droit à l’oubli est une question importante mais c’est une sous-partie de la question de savoir si on veut ou pas encadrer les algorithmes. Si on tape « affaire Dreyfus » à deux moments de la journée avec des historiques de surf différents, on ne tombe pas sur les mêmes résultats.

M. le coprésident Christian Paul. C’est ce que l’on appelle la neutralité des moteurs de recherche.

M. Cyril Zimmermann. C’est aussi l’oubli car il y a le temps et l’expérience personnelle qui jouent là-dessus. C’est pourquoi je pense que les sujets peuvent assez facilement être reliés.

La séance est levée à dix heures trente.

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