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Commission des affaires économiques

Mercredi 7 décembre 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 31

Présidence de Mme Frédérique Massat, Présidente

– Audition de Mme Geneviève Fioraso, sur son rapport au Premier ministre sur l’avenir du secteur spatial.

La commission a procédé à l’audition de Mme Geneviève Fioraso, sur son rapport au Premier ministre sur l’avenir du secteur spatial.

Mme la présidente Frédérique Massat. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir notre collègue Geneviève Fioraso, que nous avions déjà auditionnée lorsqu’elle était ministre ; nous l’entendons aujourd’hui sur un sujet particulièrement intéressant pour notre commission, le domaine spatial, qui relève de nos compétences. Nous avons aussi reçu M. Thierry Mandon mais également, et à plusieurs reprises, le Centre national d’études spatiales (CNES).

L’actualité du secteur spatial, Madame Geneviève Fioraso, est riche, du fait non seulement de ce rapport sur la filière spatiale française, que vous avez remis au Premier ministre le 26 juillet dernier, mais aussi en raison de la mission Proxima à laquelle participe l’astronaute français Thomas Pesquet, qui, par conférences de presse, nous tient régulièrement informés depuis l’espace de la façon dont il vit cette belle expérience et ce beau défi.

Je vous remercie d’avoir bien voulu vous rendre à notre invitation, malgré un emploi du temps chargé, car vous revenez d’un voyage lointain.

C’est avec beaucoup d’attention que nous avons lu votre rapport intitulé « Open space, l’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale ». Ce document, qui fera date, porte sur des défis importants, comme le montre la lettre de mission qui demandait une analyse portant sur les orientations prospectives et la stratégie de la France dans le secteur spatial au sein de l’Europe en tenant compte du contexte mondial. Je suis en effet persuadée que notre pays y a toute sa place, face à des révolutions et des défis majeurs comme la concurrence des pays émergents, le développement du numérique, et ne manque pas d’atouts à faire valoir dans l’avenir cette filière.

Nous suivons avec beaucoup d’attention l’actualité de l’espace ; Thomas Pesquet, qui va passer six mois dans la station spatiale internationale, a répondu hier en direct aux questions posées par 100 jeunes regroupés à l’Académie des Sciences de Paris. Nous savons également que le secteur spatial est un domaine d’action méconnu pour ce qui touche au numérique, mais également à des domaines aussi importants que la santé, en fournissant des sources de données particulièrement utiles. Il faut également relever l’émergence, récente, d’opérateurs privés, ce qui pose la question du partage des responsabilités entre public et privé – vous l’évoquez dans votre rapport. La France est un acteur majeur du programme des lanceurs Ariane, et la concurrence internationale est intense ; il est de notre responsabilité de concevoir les actions politiques qui s’imposent.

La conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne (ESA) qui s’est tenue les 1er et 2 décembre derniers a été l’occasion d’évoquer la stratégie spatiale de l’Europe élaborée par la Commission européenne au mois d’octobre. La France a réussi à créer les conditions d’un large consensus portant sur les priorités de l’Europe spatiale ; je sais que vous portez un regard attentif sur ces sujets. En tant qu’ancienne ministre et parlementaire investie dans ces questions, pouvez-vous nous faire part de votre sentiment sur l’accord signé par les gouvernements italiens, allemand et français pour renforcer les modalités de collaboration entre États et industriels, dans le cadre du programme Ariane 6, sous l’égide de l’ESA ?

Comment permettre au système européen Galileo de s’imposer comme un réel concurrent du Global positioning system (GPS) américain ? Quelle plus-value ce système européen présente-t-il ?

Comment faire de la France un pays leader dans l’exploitation des données issues du spatial ? Faut-il associer au CNES d’autres opérateurs de recherche comme INRIA, par exemple ?

Le budget consacré à Ariane 6 est-il suffisant pour que les délais soient tenus ?

Comment analysez-vous le déploiement des satellites par les géants du web Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA) ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la politique spatiale européenne ?

En coordination avec l’ESA, la Commission européenne a présenté le 26 octobre dernier sa stratégie spatiale : comment l’analysez-vous, quelle doit y être la place de la France ? Vous avez formulé des propositions à ce sujet.

Mme Geneviève Fioraso. Merci, Madame la présidente, de m’accueillir dans cette commission que je connais bien pour l’avoir fréquentée pendant cinq ans sans y être jamais revenue depuis. Merci, par avance, pour votre indulgence, car je ne suis pas au mieux de ma forme : j’étais à Dakar pour un sommet sur la sécurité, où l’information, le renseignement et le spatial en Afrique ont été évoqués ; je suis revenue ce matin dans un avion militaire qui s’est posé à cinq heures et demie, au terme d’un vol assez long.

Ce rapport se veut pratique et pragmatique, nous avons souhaité qu’il s’adresse à l’ensemble des acteurs du spatial : les organismes de recherche, les industriels, mais aussi toute une chaîne de sous-traitance, car une grande partie de l’industrie est concernée par le spatial, qui est aujourd’hui le plus important pourvoyeur de données.


Le budget spatial de la France est constant – il a même un peu augmenté depuis 2013 –, de l’ordre de 2,2 milliards d’euros par an en moyenne. Par comparaison, le budget du ministère de la recherche est de 7,8 milliards d’euros, et l’ensemble de l’effort réalisé en faveur de la recherche publique, en y incluant le Programme d’investissements d’avenir (PIA) ainsi que tous les ministères investis, représente 15 milliards d’euros. Avec 2,2 milliards d’euros, c’est un gros budget qui est consacré la recherche spatiale publique.

Avec 860 millions d’euros, la contribution versée à l’ESA au titre du programme Ariane est la plus importante des dépenses du CNES. Viennent ensuite les travaux de remise à jour et de rénovation du lanceur Ariane : 307 millions. Le troisième poste de dépenses – 202 millions – concerne la défense, pour les activités de surveillance et d’observation. Vient ensuite, avec 188 millions d’euros, tout ce qui touche aux sciences, à la préparation de l’avenir et à l’exploration. Les dépenses consacrées à l’observation de la Terre, pour des implications dans le domaine de l’environnement viennent en cinquième position : 159 millions d’euros ; en sixième position, les ressources mutualisées représentent un montant de 121 millions d’euros. Les coûts d’intervention, qui viennent en septième place, s’élèvent à 102 millions d’euros. On remarque que les dépenses consacrées aux télécommunications, avec 71 millions d’euros, ne viennent qu’en huitième position : ce n’est qu’une toute petite partie des dépenses du CNES. Je reviendrai plus tard sur ces dépenses de télécommunications.

Je rappelle que le CNES emploie 2 400 personnes. C’est la plus importante agence spatiale européenne ; la raison en tient à l’histoire, et tout particulièrement à la fusée Ariane.

En dehors de l’Union européenne, huit pays ont la capacité de lancer une fusée : les États-Unis, la Russie, le Japon, l’Inde, la Chine, Israël, la Corée du Sud, la Corée du Nord, qui s’est livrée à quelques essais peu fructueux, et bientôt l’Iran.

Pour ce qui est des budgets consacrés au spatial par ces pays, on ne connaît pas les chiffres de la Chine alors que ce pays investit massivement dans ce secteur. Les États-Unis dépensent près de 18 milliards d’euros par an, la Russie vient en deuxième position avec 5,5 milliards d’euros, l’Allemagne — qui vient très récemment de dépasser la France — dépense 2, 2 milliards d’euros, la France 2,1 milliards d’euros, et le Royaume-Uni, qui vient loin derrière mais dont l’investissement est en phase de croissance, 363 millions d’euros.

Si l’on considère le budget par habitant, la France se situe en troisième position derrière les États-Unis et la Russie, et devant l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Le budget global de l’Agence spatiale européenne (ESA) s’élève à 5,2 milliards d’euros pour l’année 2016, sur lesquels 3,7 milliards d’euros sont investis dans les projets propres, et 1,5 milliard d’euros sous-traités, en quelque sorte, dans le cadre d’une maîtrise d’ouvrage déléguée par l’Union européenne. L’Union européenne consacre environ 50 % par an du budget de l’ESA au spatial. Sa part dans le secteur spatial va croissant, même si la coordination entre ESA et l’Union européenne mériterait d’être améliorée – mais les choses se sont arrangées récemment. En tout état de cause, l’Agence spatiale européenne est le principal opérateur de l’Union européenne dans ce domaine.

L’observation de la terre constitue le premier poste de dépenses de l’ESA, qui lui consacre 1,6 milliard d’euros ; les lanceurs représentent le deuxième poste avec 1 milliard d’euros, et le premier lancement d’Ariane 6 est envisagé en 2020. La navigation et la géolocalisation, sous-traitée pour le compte de l’Union européenne dans le cadre du programme Galileo, viennent en troisième position avec 609,5 millions d’euros. Les programmes scientifiques, pour lesquels l’ESA investit 507,9 millions d’euros, se placent en quatrième position. Les télécoms ne viennent qu’en sixième position et ne représentent que 359,3 millions d’euros, soit moins de 7 % du budget global de l’ESA. La présentation des zones géographiques où le marché des télécoms est mature sera l’occasion de mettre en évidence le décalage entre l’Europe et le reste du monde.

Le secteur spatial est important en termes d’abord de souveraineté : si vous dépendez d’un opérateur américain pour lancer vos satellites, vous ne maîtrisez plus votre agenda de lancements et vous perdez toute possibilité d’accès autonome à l’espace. C’est pourquoi, même s’il nécessite un énorme investissement, Ariane 6 est un projet essentiel : la concurrence du lanceur de l’américain SpaceX venait menacer le modèle Ariane 5ME. Nous avions donc besoin d’un lanceur moins coûteux, c’est-à-dire sans participation publique systématique à chaque vol, et surtout plus modulaire, avec une configuration à deux ou quatre boosters permettant d’emmener des charges de cinq à dix tonnes.

La maîtriser du lanceur est le socle indispensable à la compétitivité de la filière. Ariane 6, c’est vrai, n’a pas de version réutilisable pour l’instant, à l’image de ce à quoi travaille SpaceX, qui connaît des succès, mais également pas mal de déboires, ou de ce qu’a réussi Amazon avec un lanceur plus petit. Construire un lanceur réutilisable nous aurait condamnés à ne pas avoir de lanceur compétitif jusqu’à l’année 2028 ; il n’est par ailleurs pas évident qu’un tel appareil corresponde à notre modèle économique.

En revanche, des évolutions d’Ariane 6 sont prévues, et le CNES travaille sur le moteur Prometheus, qui permettra de diviser par dix le coût du moteur, en utilisant une configuration et un carburant différents ; on travaille également sur la réutilisabilité d’une petite partie d’Ariane. Autrement dit, les recherches se poursuivent afin de ne pas être pris au dépourvu le moment venu, pour peu que le modèle économique soit convaincant.

Ariane 6 fait partie d’une offre globale proposée au centre spatial de Kourou, allant du plus petit lanceur — le lanceur italien Vega — jusqu’à Ariane 6, en passant par Soyouz ; l’Europe bénéficie ainsi d’une gamme complète.

Le centre spatial guyanais constitue le deuxième segment de souveraineté du secteur spatial européen ; par le lanceur comme par le centre spatial, la France apparaît comme le fer de lance de l’Europe. J’insiste sur ce point, il n’y a pas beaucoup de secteurs stratégiques où la France peut se poser en leader au niveau européen. Arianespace est le numéro 1 mondial de son secteur : depuis les deux derniers lancements – quatre satellites Galileo d’un coup et une fusée Vega –, nous en sommes à soixante-seize lancements réussis d’affilée, ce qui constitue un record mondial absolu.

Pour l’avenir, je propose dans mon rapport que l’Europe s’approprie cette base spatiale encore davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui à travers un programme dynamique de modernisation intitulé EuroK 25, en développant notamment une offre pour les microlanceurs afin de servir l’aval de la filière. Si l’Europe sait valoriser sa propre base spatiale, elle pourra s’imprégner de la notion de préférence européenne que nous avons pour l’instant bien du mal à faire prévaloir.

Le troisième segment de souveraineté du secteur spatial européen est Galileo. Ce programme a démarré en 1999 avec bien des difficultés, dans le but de concurrencer le modèle GPS. Il existe aujourd’hui dans le monde un système de géolocalisation russe, un système chinois, le système américain GPS, qui est le plus répandu, auxquels vient s’ajouter Galileo. Avec bien des hauts et des bas, les crédits de ce programme ont été multipliés par cinq ; aujourd’hui enfin, l’Europe offre ses premiers services Galileo, et les États-Unis, qui y étaient farouchement opposés au départ, reconnaissent désormais l’intérêt dans un monde peu pacifique, de disposer d’une redondance de leur système GPS. Du coup, Galileo offrira des performances supérieures à celle du GPS, notamment au niveau des distances d’observation.

J’ai insisté sur la nécessité de bâtir un socle solide pour ensuite développer l’aval : sans ce socle, il n’y a plus de souveraineté européenne. Mais pour que Galileo soit utile, il faut qu’il soit utilisé dans tous les systèmes embarqués, dans ce que l’on appelle l’internet des objets, particulièrement dans les systèmes de mobilité, les avions et surtout les automobiles. Pour cela, il faut une réglementation européenne très persuasive, ce qui n’est pas gagné du côté de l’Union européenne… La commissaire polonaise chargée de l’espace, comme son collègue chargé du numérique et celui chargé du marché intérieur, sont bien convaincus qu’il va falloir l’imposer. Et comme d’habitude, ils sont engagés dans une discussion très serrée avec la commissaire chargée de la concurrence : pour la direction générale de la concurrence, la concurrence s’entend à l’intérieur de l’Europe et non à l’extérieur… Une petite conversion culturelle s’impose. Pour l’utilisateur final, c’est totalement invisible : on ne voit jamais si on utilise le GPS ou Galileo sur son portable ou dans son outil de mobilité. Mais il est essentiel pour notre industrie d’utiliser davantage Galileo : il y a donc bien un enjeu important de réglementation européenne.

Une fois que l’on dispose d’un socle solide, disais-je, il devient possible de développer l’aval. L’Europe, et singulièrement la France, est plus performante dans le domaine des grandes infrastructures que dans le développement des services aval, largement trustés par Google, Amazon, Facebook, Apple et d’autres comme Virgin Galactic. Depuis cinq ou six ans, les GAFA se sont intéressés au spatial, car ils ont constaté que ce secteur était le plus important pourvoyeur de données.

Personne ne sait que, pour asseoir le diagnostic établi par les 5 000 scientifiques étudiant le réchauffement climatique, 54 % des données utilisées provenaient exclusivement du spatial, et pour partie dans les 46 % restants… Le nouvel or noir industriel n’est plus le pétrole : c’est le big data – en bon français, les métadonnées.

Le marché des métadonnées a crû de 23,5 % en 2015, et passera de 18,3 milliards de dollars en 2014 à 92 milliards de dollars en 2026 ; c’est le marché mondial qui connaît la plus forte croissance. Et qui dit marché dit développement de services, création d’entreprises, et du coup création d’emplois.

Quel est l’impact de la révolution numérique sur le spatial ? D’abord sur les instruments eux-mêmes : à côté des gros lanceurs, on voit naître des objets bizarres mais avec de grandes capacités, rendus possibles par l’extrême miniaturisation et la diversification des acteurs comme les GAFA qui ont fait irruption dans le secteur spatial, avec leur créativité mais également une culture différente. Sitôt qu’ils investissent un secteur nouveau, ils y apportent forcément des conceptions et des idées nouvelles : ainsi, Amazon a créé son vaisseau destiné au tourisme spatial, le New Shepard, et a déjà réussi à le faire se poser à son point de lancement. De son côté, Google travaille à un projet de ballon dénommé Loon, auquel le CNES participe, et Facebook développe le projet Internet.org afin de rendre le réseau accessible sur l’ensemble de la planète. On connaît mal le projet sur lequel travaille Apple, mais il existe bel et bien. Virgin Galactic développe le projet OneWeb d’une constellation de 900 satellites capable de donner à tous accès à internet, quels que soient le territoire et sa richesse. Des entreprises françaises ont intégré ce projet ainsi que la société Airbus Defence and Space, qui y a investi plus de 150 millions d’euros. OneWeb apparaît bel et bien comme un véritable projet de rupture.

Des entreprises de taille intermédiaire s’intéressent également à l’espace : ainsi Sodern, une entreprise traditionnelle à première vue, dont le patron est un ancien de la direction générale de l’armement (DGA), qui emploie 300 personnes, et dont l’actionnariat compte Airbus et, pour une moindre part, la DGA ainsi que d’autres acteurs. Cette entreprise connaît une véritable révolution, assez emblématique de l’évolution actuelle du secteur spatial. Son produit phare, ce sont les viseurs d’étoiles. Jusqu’à présent, Sodern en fabriquait une cinquantaine d’exemplaires par an ; en s’intégrant au projet OneWeb, elle va en produire 1 800 modèles par an, et pour un prix qui sera cinquante à cent fois moins cher. C’est un changement de paradigme total pour cette entreprise qui, enthousiasmée par le projet, a pris le sujet à bras-le-corps, a introduit la pratique de l’e-management et a intégré l’ensemble de son personnel dans un changement d’organisation. Ces traceurs d’étoiles seront certes moins performants que les précédents, produits à seulement cinquante exemplaires par an, tout en demeurant de grande qualité, notamment grâce au recours à de nouvelles technologies, dont les imprimantes 3D. Pour Sodern, le changement est radical, mais d’autres entreprises du même type se lancent également dans de profondes mutations.


Ainsi, dans le domaine des nouveaux objets spatiaux, la France est plutôt bien placée. Le Stratobus de Thales Alenia Space, qui sera opérationnel en 2020, naviguera à une hauteur intermédiaire entre l’orbite géostationnaire et l’orbite basse (LEO – Low Earth orbit) ; il fera fonction de transporteur et de ravitailleur spatial. Le Sparrow (moineau) est un autre de ces petits objets, produit par Airbus Safran Launchers, filiale d’Airbus et Safran créée pour construire le lanceur Ariane 6. En revanche, nous sommes moins présents dans le secteur des services aval est plus faible, là où se trouve un gros gisement potentiel de création d’emplois.

Vous constatez sur le schéma précédent que, dans le secteur des satellites de communication (SATCOM), l’investissement public consacré aux satellites eux-mêmes et aux lanceurs représente, respectivement, au niveau mondial, 3,7 milliards de dollars et 2,1 milliards de dollars ; l’aval de la filière, autrement dit les services, représente 123 milliards de dollars… On mesure ainsi le nombre d’emplois et de créations d’entreprises que le levier public est susceptible de générer. Le marché des télécoms est, au niveau mondial, le numéro 1 et le plus mature ; c’est bel et bien le marché sur lequel il faudrait « mettre le paquet » en amont tant il est prometteur et porteur pour l’aval.

Deuxième segment : les satellites de navigation et de géolocalisation (SATNAV). Avec le projet Galileo, nous tenons le bon bout, même si ce n’est pas le marché numéro 1 : il n’en est pas moins extrêmement porteur en termes de potentiel en aval, au niveau des services et des applications.

Vient en troisième position le marché de l’observation de la terre (EO), dont nous avons vu tout à l’heure qu’il était prioritaire après celui des lanceurs dans le budget de l’ESA : même s’il représente un investissement très utile, on constate qu’il vient très loin derrière en termes de potentiel de création d’emplois.

Ce décalage entre les investissements réalisés par l’Europe et le CNES et le potentiel de création d’emplois s’explique en partie par l’importance de la contribution française et européenne dans les lanceurs, qui constituent l’investissement numéro 1 ; reste qu’un correctif s’impose si nous voulons développer les applications en amont et créer des emplois là où le marché est le plus porteur. D’où la nécessité de rapprocher le spatial du numérique.

Permettez-moi une anecdote. Lorsque j’ai pris mes fonctions ministérielles en 2012, on commençait à parler de SpaceX, mais dans des termes bien différents de ceux que j’entends aujourd’hui de la part des acteurs européens, particulièrement des Français. On soutenait alors que SpaceX n’était qu’un feu de paille, que ses promoteurs allaient se « crasher » du fait de leur manque d’expérience, tout comme les GAFA, bref, que l’on s’était totalement trompé dans l’expertise. Fort heureusement, la décision de lancer Ariane 6 et de mettre au point une vraie stratégie européenne a été boostée par cette concurrence majoritairement américaine aujourd’hui, mais qui se profile de la part de la Chine et d’autres pays émergents. Aujourd’hui, tout le monde a bien pris conscience qu’un changement de paradigme est intervenu dans le domaine du spatial – ce qui ne signifie pas qu’il faille pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain : nous devons conserver nos compétences et notre expertise dans les domaines où nous sommes performants.

Des initiatives européennes de valorisation sont d’ores et déjà à l’œuvre ; l’ESA développe le programme ARTES (Advanced Research in Telecommunications Systems), qui, dans le secteur des télécommunications, valorise toutes les compétences dont nous disposons dans le domaine spatial. En réponse à la question de la présidente, Mme Frédérique Massat, je peux indiquer que, lors de la dernière réunion interministérielle de l’ESA, un effort supplémentaire a été décidé dans le domaine des télécommunications par rapport au budget initialement prévu. Ce choix va dans le bon sens, en cohérence avec les priorités retenues et la nécessité de viser les marchés les plus porteurs.

L’Union européenne a également lancé un appel à projets afin de favoriser les applications liées aux données Copernicus. Copernicus est grand programme européen d’observation dont les applications sont multiples, dans les domaines de l’agriculture et de l’environnement notamment. Malheureusement, les données Copernicus, en format open data, ne sont pas directement accessibles aux entreprises, notamment les PMI et PME : il faut les travailler pour les rendre utilisables. Du coup, ces données exclusivement financées par les États membres de l’Union européenne sont à 98 % utilisées par les GAFA, ce qui est pour le moins paradoxal, tout simplement parce que les GAFA ont les moyens de sous-traiter à des sociétés de services et d’ingénierie en informatique (SSII) le traitement de ces données, avant d’en alimenter leurs cibles commerciales : n’oublions pas qu’ils fonctionnent comme des annonceurs en commercialisant des données dûment ciblées et marketées en fonction de leur clientèle.

Les pays européens ont également mis en place des clusters, dont un pour les données, situé au Luxembourg, qui trouve sa première application dans le domaine financier, les FinTech, mais aussi dans d’autres domaines comme l’environnement.

Un cluster « télécoms » très puissant a été créé au Royaume-Uni : en 2011, l’ESA avait décidé d’y installer sa direction des télécoms – malheureusement pour la France, dans la mesure où, on l’a vu, c’est le secteur le plus porteur. Les femmes étant assez rares dans le spatial, je tiens à saluer au passage l’excellence de la directrice de cet établissement, Mme Magali Vaissiere, l’une des meilleures de l’ESA. En trois ans, elle a su créer un pôle particulièrement efficace, qui va de la recherche sur les télécoms jusqu’à la création de startups, dont certaines ont établi des partenariats avec les grands donneurs d’ordres. Dans ce laps de temps, soixante-cinq entreprises ont été créées, qui emploient un nombre important de salariés. L’effet cluster sur les télécoms a bien joué au Royaume-Uni ; il nous faut le développer davantage en France.

De son côté, le CNES a créé il y a huit mois une direction de l’innovation, des applications et de la science, implantée à Toulouse, comme nous l’avions nous-même préconisé, de façon à penser « applications et services » sitôt que l’on commence à réfléchir aux lanceurs et des satellites. Une direction du numérique est également en cours de création. Nous aurions préféré que cette direction soit intégrée à la direction de l’innovation car lorsqu’ils sont dans une direction autonome, les informaticiens ont précisément tendance à très vite s’autonomiser… Heureusement, je sais que le directeur de l’innovation, M. Lionel Suchet est extrêmement vigilant sur ce point.

Au niveau des pouvoirs publics, le ministère chargé de l’environnement et des transports est pour l’instant le seul à s’être saisi de la question en mettant en place un plan satellitaire, notamment pour l’observation de l’environnement, la prévention des catastrophes, et la gestion plus rapide des catastrophes naturelles. Nous préconisons que les pouvoirs publics, y compris les régions, s’approprient cet outil formidable et de moins en moins coûteux qu’est le spatial.

En 2012, constatant que les acteurs français n’étaient pas en ordre de marche, j’avais mis en place, sur le modèle du Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC), le COSPACE qui rassemble les grands industriels, le CNES, l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), mais également, c’est moins fréquent, les clients et les acteurs du numérique, comme Eutelsat, des startups et de grandes SSII. Il est toujours bon que les grands donneurs d’ordres aient leurs clients en face d’eux pour leur rappeler ce que sont les besoins des usagers.

C’est ainsi que nous avons créé, adossés à quatre pôles de compétitivité, les « boosters », c’est-à-dire des lieux qui accompagnent la création de startups et qui les mettent en relation avec les donneurs d’ordres afin de leur faciliter l’accès au marché.

Dans le même esprit, nous avons regroupé toutes les données satellitaires sur la plate-forme d’exploitation des produits Sentinel (PEPS), qui sont traités pour être immédiatement utilisables par les startups – je vous ai dit tout à l’heure que 98 % des données brutes en open data issues de Copernicus sont utilisées et valorisées par les GAFA. Pour travailler et cibler les métadonnées de façon à les rendre utilisables, la SSII Atos expérimente une plateforme, en lien avec le CNES, des centres de recherche et des laboratoires publics, pour permettre aux PME-PMI, aux ETI et aux startups d’avoir un accès privilégié immédiat à ces données.

J’en viens aux applications fondées sur les usages, dont on n’imagine pas la variété.

Pour l’observation de la Terre, il s’agit de la prévision météorologique – à sept jours, et non plus à six jours –, la cartographie, la surveillance des risques naturels, climatiques et environnementaux, l’aide aux populations en détresse, la surveillance des frontières, la défense (très haute résolution nouvelle génération, système d’alerte, etc.)

Pour les télécommunications, il s’agit de l’accès aux réseaux de télévision, téléphonie et mobile – marché le plus en expansion.

Pour le positionnement, nous trouvons la localisation de tout type de véhicule et la régulation des trains – les TGV sont actuellement régulés par le spatial ; les applications utilisant les données de localisation des smartphones ; l’horloge atomique, avec la synchronisation des systèmes bancaires, des réseaux de télécommunications et de distribution de l’énergie ; enfin, tout ce qui touche à l’IoT, l’internet des objets, en pleine expansion dans l’aviation et l’automobile.

Enfin, dans le domaine de la science, les applications concernent la composition d’une comète, l’environnement martien, la structure des trous noirs, la découverte d’exoplanètes, les applications santé des vols habités, etc. Il faut savoir que 60 % des expériences que va faire Thomas Pesquet dans l’espace concernent la santé, notamment pour la lutte contre l’ostéoporose et certaines maladies musculaires ou cardiaques : dans l’espace, on perd 20 % de sa masse musculaire et 20 % de sa masse osseuse… On y est d’autant mieux placé pour travailler sur ces sujets.

En conclusion, le domaine de l’espace ne doit pas rester réservé aux spécialistes. Il n’est pas normal qu’un secteur autant concerné par les métadonnées soit aussi fermé sur lui-même – on parle de la grande famille de l’espace ; il faut absolument qu’elle s’élargisse. Je me suis aperçue qu’en deux ans, en m’intéressant à l’espace comme ministre, je connaissais à peu près tout le monde en Europe et beaucoup de gens à l’international, ce qui n’est pas normal. Il faut donc ouvrir le domaine de l’espace, d’où le titre de mon rapport, « Open space ».

C’est ainsi qu’il faut une ouverture du spatial aux applications nées des usages, avec une priorité pour les télécommunications, ainsi qu’aux cultures, pratiques et métiers liés au digital. À côté des ingénieurs classiques, il convient d’embaucher des data scientists, des data miner, mais aussi des hackers, pour apporter une nouvelle culture dans les agences. Le spatial doit aussi s’ouvrir aux nouveaux modèles économiques, du fait du coût moindre que représentent les constellations de satellites. Il doit également s’ouvrir à la culture du risque. M. Jean-Jacques Dordain, ancien directeur général de l’ESA, se réjouissait de 74 vols sans anicroche ; mais cela signifie aussi qu’on n’a pas pris assez de risques. SpaceX, y compris sur des vols institutionnels, a « planté » sa fusée plusieurs fois ; mais nos collègues démocrates et républicains trouvent cela normal : pour eux, cela fait partie du processus d’innovation. Nous avons tout à apprendre de cette culture du risque pour progresser.

Il faut également ouvrir le spatial à la parité. Pour avoir des applications pertinentes, la profession doit s’ouvrir davantage aux femmes, d’autant que celles qui viennent sont vraiment très talentueuses. Enfin, il faut ouvrir le spatial à l’open space pour les citoyens. Actuellement, nos grandes SSII s’adressent aux intermédiaires, aux entreprises, mais pas aux citoyens, alors que les nouveaux entrants, les GAFA, s’adressent, eux, à l’utilisateur final.

Mme la présidente Frédérique Massat. Le sujet est vaste, et votre rapport conséquent et bien documenté… Il était normal de prendre le temps nécessaire.

La parole est aux représentants des groupes.

M. Philippe Kemel. Merci pour ce rapport particulièrement complet et cet exposé très didactique et passionnant.

L’espace renvoie à plusieurs questions stratégiques : indépendance, défense, numérique, observation, transport… Mais ce qui devient le plus stratégique du stratégique, ce sont les données, grâce auxquelles ce milieu est en train de se structurer avec des micro-entreprises.

Cette filière dépendait jusqu’alors essentiellement de l’État. Ce sont les États qui ont souhaité, au regard des stratégies de défense, mettre en place toute une industrie de l’aérospatiale.

L’industrie de l’aérospatiale, c’est d’abord du savoir produire. La France est bien souvent innovante en matière de recherche, mais elle perd souvent ses capacités à maîtriser pleinement son système de production industrielle. Dans ce monde qui évolue très rapidement en matière de conquête spatiale, comment notre pays peut-il préserver et accroître son industrie ?

Ma deuxième question a trait aux financements. Le secteur spatial est profondément régulé. Vous proposez un système décentralisé. Mais le contrôle ne pourrait-il pas être réalisé par le financement ? Quels marchés de capitaux pourraient être mis en place pour assurer la maîtrise du secteur par les financements ?

Enfin, un travail doit être entrepris par rapport aux usages ; je pense en particulier à l’internet des objets. Cette commission a travaillé sur l’automobile, notamment les véhicules autonomes qui seront disponibles dès 2020. Quels sont les liens entre les constructeurs automobiles et le monde des GAFA et des données décentralisées ?

M. Daniel Fasquelle. Madame Geneviève Fioraso, je vous félicite pour ce rapport très complet, mais je regrette son titre en anglais – la belle devise « Liberté, Égalité, Fraternité » est heureusement restée en français…

À mon tour, je salue nos champions français : la France est leader dans ce domaine. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que l’on peut être leader dans un domaine et se retrouver très vite fragilisé – le secteur de l’énergie a montré à quelle vitesse un grand champion que l’on croit indestructible peut être déstabilisé. À cet égard, l’objet de votre rapport est de conforter la place de la France dans ce domaine.

Je salue également la réussite européenne. L’Europe, très souvent remise en cause, permet notre indépendance au travers de belles réussites.

L’enjeu est double. Le premier est stratégique : avec Galileo, par exemple, il s’agit de ne pas être dépendant du GPS américain. Le second enjeu est de plus en plus économique : au-delà de la conquête spatiale, les usages, les applications – internet des objets, télémédecine, etc. – engendrent des retombées économiques très concrètes dans tous les domaines d’activité.

Je relève plus particulièrement trois points de vigilance.

Le premier est le niveau des investissements publics et leur orientation. On s’est beaucoup focalisé, à juste titre, sur Ariane ; mais il faut veiller à ne pas prendre de retard dans le domaine de la recherche sur les satellites.

Le second point de vigilance est la concurrence internationale avec l’arrivée de pays émergents, notamment la Chine, qui investit beaucoup dans ce domaine.

Le troisième point de vigilance est la place des acteurs privés. Il est très important de permettre l’émergence de startups, de leur donner accès aux données.

J’en viens à mes questions.

La première concerne le droit de la concurrence européen. Peut-on espérer voir enfin l’Europe comprendre que le droit de la concurrence doit être au service d’une politique industrielle, d’une politique économique, afin de permettre l’émergence de grands champions européens ? Faute de quoi, jamais nous ne parviendrons à nous hausser au niveau de nos concurrents américains, chinois, indiens, brésiliens.

Ma seconde question porte sur les usages du satellite. Nous sommes tous confrontés à des zones blanches dans nos territoires, notamment en milieu rural ; le plan Très haut débit va mettre du temps à se développer et ne couvrira pas forcément l’ensemble du territoire national. Dans votre rapport, vous préconisez le choix du satellite pour couvrir certaines zones blanches. En quoi cette évolution technique permettrait-elle de résoudre cette question délicate dans certaines parties de notre territoire ?

M. André Chassaigne. Le PDG de Safran, M. Jean-Paul Herteman, a tenu des propos très clairs : « Nous sommes les héritiers de l’autonomie d’accès à l’espace de l’Europe, on le doit à Pompidou et à De Gaulle (…) On ne peut pas continuer comme ça. Nous avons proposé aux États de nous laisser libres. Aujourd’hui, nous avons la maturité, et nous voulons une autonomie de décision sans le système étatique ». Ces propos posent la question du partenariat public-privé tel qu’il a été mis en œuvre pour Galileo, le système européen de positionnement par satellite, et pour GMES, le programme européen de surveillance de la terre. Le poids des partenaires privés n’est-il pas un handicap ? Quelle est l’influence de la réglementation européenne ? Est-il possible de maintenir un secteur étatique qui aurait la maîtrise du secteur ? Ou la réglementation européenne pousse-t-elle au passage au privé, notamment le développement du partenariat public-privé ?

À mon avis, il existe un risque de dérive financière lorsque le court terme est une priorité avec le commercial, au détriment des capacités d’innovation. Le CNES, le DLR, homologue allemand de notre CNRS, et l’ESA ne doivent-ils pas maintenir leurs prérogatives de pilotes en matière spatiale ? Une politique d’embauches et de formation ne devrait-elle pas être mise en œuvre afin de pérenniser les savoir-faire et les savoirs et de se donner les capacités d’innover aujourd’hui et demain ?

Enfin, il reste des zones d’ombre concernant le partage des risques et des responsabilités entre l’industrie et les acteurs institutionnels. Il a été question d’un mémorandum au niveau européen. Qu’en est-il ? Le sujet est extrêmement complexe et soulève de nombreuses questions.

Ainsi, comment seront répartis les coûts liés aux périodes de transition, les risques techniques et financiers en cas d’échec en vol après la qualification du lanceur ? Et qui financerait le retour en vol après un échec ?

Comment sera géré financièrement le non-respect des engagements de commande, en cas de trou programmatique notamment ?

Comment seront répartis les responsabilités techniques et les coûts afférents sur l’ensemble des infrastructures au sol à Kourou ?

Les États et les industriels européens s’engagent-ils à recourir systématiquement aux lanceurs spatiaux européens ?

Enfin, quelle est la répartition des charges entre États ? Et en proportion de quoi cette répartition des charges est-elle réalisée ?

M. Franck Reynier. À mon tour, je salue l’excellent travail réalisé par Mme Geneviève Fioraso sur la filière spatiale, qu’elle connaît parfaitement. Il est important de sensibiliser et de permettre à l’ensemble des parlementaires de mesurer l’importance et le poids stratégique du secteur spatial.

Le secteur des télécommunications est essentiel, que ce soit pour internet, les télécommunications en général, et surtout le traitement des données.

Le secteur spatial est également important dans le cadre de l’observation de l’environnement, notamment pour surveiller le climat. Il est également très important dans d’autres domaines à la frontière entre la défense et la sûreté avec des enjeux stratégiques.

Un point essentiel, que vous avez soulevé, est l’investissement du secteur privé, ce qui peut engendrer des effets économiques importants dans des secteurs d’activité très diversifiés.

La démarche doit être européenne. Face à une concurrence internationale très forte, notamment des États-Unis, l’échelle européenne est la plus pertinente, d’abord, parce qu’elle permet de disposer des moyens suffisants, ensuite, parce qu’elle permet d’avoir une taille stratégique qui permet de porter des projets à l’échelle mondiale.

Dans mon avis budgétaire sur les grands organismes de recherche, j’ai rappelé la stagnation, voire la réduction des budgets au regard des nouvelles contraintes et des priorités. Or le secteur spatial doit être prioritaire car il est porteur d’innovation, de croissance et de développement. Par conséquent, il faut mettre en adéquation nos ambitions avec les moyens au service de cette industrie.

Il faut structurer l’offre européenne autour de notre équipe de France. Vouloir une force spatiale européenne importante n’exclut pas de mettre en avant nos secteurs d’excellence, qui sont nombreux dans le secteur spatial.

Enfin, vous avez évoqué la concurrence avec de nouveaux modes d’organisation et de nouvelles sociétés comme SpaceX. Quelle réponse devons-nous apporter face à cette évolution ?

Mme la présidente Frédérique Massat. Nous passons aux questions.

Mme Corinne Erhel. Merci à Geneviève Fioraso pour ce rapport que je trouve très intéressant.

Dans votre présentation, vous avez souligné le croisement entre le monde numérique et le monde spatial, avec de plus en plus d’objectifs communs. Le « booster » Morespace en Bretagne travaille avec le Pôle images et réseau, au croisement des filières spatiales, télécoms, numérique et maritime. Vous préconisez d’améliorer la coordination au niveau national de façon à promouvoir ce type d’initiatives. Pourriez-vous nous donner des exemples concrets d’actions propres à améliorer cette coordination ?

En matière de financement, vous pointez les initiatives sur le très haut débit et le manque de regard sur l’option satellitaire. Cette dernière option peut représenter une amélioration dans des zones extrêmement éloignées ou difficilement « couvrables », voire une solution d’attente efficace. Comment abordez-vous cette question ? Quels sont les points bloquants que vous avez identifiés, sachant que des GAFA se positionnent également sur cette question ?

M. Laurent Furst. Merci, Madame, pour cette présentation très riche et intéressante.

Vous avez évoqué le tourisme spatial et la multiplication des tirs spatiaux. La pollution liée à l’industrie spatiale et à l’utilisation d’énergie est-elle évaluée ? Si l’on peut concevoir de l’accepter au vu des enjeux scientifiques, pour le tourisme spatial en revanche, cela pose une réelle question de dimension morale.

La pollution spatiale et les déchets spatiaux se multiplient à l’infini et vont être de plus en plus nombreux en raison non seulement de l’activité spatiale, mais aussi de la vétusté d’un certain nombre d’équipements lancés dans les années 70 et 80. Une réflexion collective à ce sujet est-elle menée ? La France ne devrait-elle pas afficher une position ferme en la matière ?

Mme Michèle Bonneton. Merci beaucoup pour ce rapport, chère Geneviève Fioraso ; vous nous ouvrez l’esprit à de nouveaux espaces…

L’Europe spatiale a eu du mal ces dernières années à définir une politique spatiale, ce qui s’est traduit par des hésitations concernant la définition d’un successeur à Ariane 5. Cependant, les économies envisagées vont se faire essentiellement sur la recherche et le développement. Pourra-t-on maintenir un haut niveau technologique dans le domaine des lanceurs et, si oui, de quelle manière ?

La valorisation des données est plus rentable que l’investissement dans les infrastructures spatiales où les coûts sont lourds. Nous n’avons pas d’entreprise européenne de taille internationale, comparable à celle des GAFA. Nous avons cependant Galileo, mais ce programme a pris du retard. Pouvez-vous nous préciser où en est ce programme et quelles retombées peuvent en être attendues pour l’usager, en particulier celui des zones blanches ? Quelles sont les conditions de développement de ce programme dans les prochaines années ?

Enfin, votre rapport fait mention d’une meilleure organisation de la filière spatiale par rapprochement des acteurs. Quelles initiatives indispensables devraient être prises ?

M. Hervé Pellois. Merci pour cette présentation didactique.

Vous indiquez que plus de 30 % des images satellitaires sont utilisées pour l’agriculture, notamment pour caractériser les sols, suivre l’évolution des cultures, développer une agriculture de précision. Ce sont des progrès probablement très utiles, mais des questions se posent sur l’utilisation et la propriété de ces données. Un monopole de quelques acteurs peut-il remettre en cause la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit des peuples à décider de leur politique agricole ?

La France fait beaucoup d’effort en matière de politique satellitaire et spatiale. Par contre, aucun cours sur l’espace, les politiques spatiales, l’occupation de l’espace dans le monde, n’est dispensé dans nos écoles. Aux États-Unis, on a beaucoup développé la culture spatiale, quel que soit le cursus scolaire. Que pensez-vous du développement de la culture spatiale en France en milieu scolaire ?

M. Jean-Claude Mathis. Merci, chère collègue, pour votre exposé.

L’ex-Premier ministre, M. Manuel Valls, avait souligné tout l’intérêt de votre rapport et s’était dit particulièrement sensible à l’idée d’ouverture du secteur aux acteurs du numérique et à leurs méthodes.

S’agissant de la nécessité de sensibiliser les décideurs publics et le grand public sur les applications concrètes du spatial, quelles sont vos préoccupations premières ?

L’une de vos recommandations consiste en une augmentation ciblée des investissements publics pour renforcer la filière. Dans cette perspective, avez-vous des retours encourageants de la part d’investisseurs prêts à s’engager ? Ont-ils identifié de façon précise leurs cibles d’intérêt ?

Par ailleurs, avez-vous pu comparer ce programme de façon précise avec ceux de nos partenaires ou concurrents européens ou mondiaux ?

Mme Marie-Noëlle Battistel. Chère collègue, je vous félicite pour ce travail riche et fourni sur un secteur dont on ne parle pas souvent, mais dont les applications touchent notre quotidien, ce qui renvoie à des enjeux éminemment stratégiques à l’échelle de notre pays, mais surtout à l’échelle européenne.

Plusieurs centaines de milliers de débris spatiaux tournent au-dessus de nos têtes. Cela peut-il devenir dangereux, tout d’abord, pour nos satellites et, surtout, pour notre environnement ?

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi Ariane 6 n’est pas un lanceur réutilisable pour tout ou partie ? Est-ce un choix ou un retard technologique par rapport aux lanceurs américains SpaceX ou Amazon ?

M. Lionel Tardy. Merci, Madame Geneviève Fioraso, pour votre rapport au Premier ministre sur l’avenir du secteur spatial. Merci également pour votre présentation parfaitement didactique, s’appuyant sur un document powerpoint, qui change des formats usuels et mériterait d’être plus couramment utilisée…

Première question : quel est le degré de diffusion des données spatiales en open data ? Vous recommandez de fédérer les initiatives publiques sur une plateforme commune d’accès à l’information spatiale. Ne pourrait-on pas imaginer que cette plateforme s’appuie également sur des initiatives privées ?

Ma deuxième question concerne les satellites de communication. Vous recommandez que le plan France Très haut débit s’appuie d’avantage sur la solution satellitaire pour couvrir les zones blanches – député de montagne, j’en sais quelque chose. Comment expliquer que cette option ne soit pas davantage explorée par le Gouvernement, y compris en zones de montagne pour lesquelles, on le sait, la couverture en très haut débit n’est pas pour tout de suite ?

Mme Marie-Lou Marcel. Merci, chère collègue Geneviève Fioraso, pour ce rapport particulièrement complet.

Vous avez indiqué que les lanceurs réutilisables que SpaceX s’efforce de développer ne correspondaient pas à notre modèle économique. Pouvez-vous nous en préciser les raisons ?

Par ailleurs, vous recommandez d’augmenter les investissements publics pour renforcer la filière. Des engagements budgétaires ont-ils été pris dans ce domaine depuis la publication de votre rapport ?

Mme Béatrice Santais. Je souhaite pour ma part évoquer la situation de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA). M. Jean-Yves Le Drian lui a alloué une aide de 20 millions d’euros destinée à conforter les grandes souffleries d’Avrieux, en particulier la soufflerie S1, qui est en train de s’effondrer. Mais, au-delà de ces travaux, l’ONERA, qui depuis sa création en 1946 est un organisme d’excellence dans le domaine aérospatial, doit être soutenu au titre de son activité de recherche fondamentale, laquelle a particulièrement besoin de financements publics, comme vous le soulignez dans votre rapport.

M. Jean-Luc Laurent. Madame la présidente, je vous remercie d’avoir organisé cette réunion sur la politique spatiale. Celle-ci est en effet toujours porteuse de sens ; elle l’est particulièrement en ce moment, puisque l’un de nos compatriotes, Thomas Pesquet, se trouve à bord de l’ISS. Sa présence en orbite, outre qu’elle est une belle promotion de la politique de la France dans ce secteur, amène nos concitoyens à s’émerveiller, mais aussi à réfléchir.

Madame Geneviève Fioraso, mes questions porteront sur l’aspect institutionnel de la politique spatiale. L’Europe de l’espace est très bien organisée : elle bénéficie de la longue durée, de crédits et de savoir-faire orchestrés par une agence puissante et efficace, l’ESA, qui pilote une politique européenne ouverte sur le monde dans le cadre d’une coopération avec les grandes puissances mondiales que sont les États-Unis, la Chine et la Russie. Ces coopérations volontaires se font sans naïveté ni lyrisme : la coopération n’exclut pas la rivalité.

J’ai lu dans votre rapport des mots qui m’ont fait plaisir : « filière », « indépendance stratégique », « soutien public », « investissements » et « politique industrielle ». En matière de politique industrielle, précisément, l’Europe de l’espace est tout le contraire de l’autre Europe, celle de l’Union européenne, qui vénère le marché, la concurrence et l’investissement privé. Cette Europe de l’espace est une coopération intergouvernementale au sens propre, et non au sens du très mauvais traité de Lisbonne. C’est l’Europe qui fonctionne, celle qui réussit, se fait comprendre. Ma question est donc simple. Dans quelle mesure l’autre Europe, celle de l’Union européenne, sa législation et sa Commission sont-elles un obstacle, voire un adversaire, pour l’Europe spatiale ?

M. Alain Suguenot. Ma question a trait à l’avenir de l’ISS. Les Russes ont en effet annoncé qu’ils s’en désengageraient en 2020, mais ils ne le feront probablement pas car cela les obligerait à reconstruire une nouvelle structure de toutes pièces. Avez-vous des inquiétudes dans ce domaine ? Pensez-vous que l’année 2020 peut marquer le début d’autre chose avec nos partenaires européens ?

Mme Geneviève Fioraso. Madame la présidente, la dernière conférence ministérielle de l’ESA a permis d’allouer plus de 10 milliards d’euros au budget de l’agence pour les deux ans à venir. En ce qui concerne l’ISS, on s’achemine vers la conclusion d’un accord qui courrait jusqu’en 2024, ce qui nous laisse le temps de préparer la suite. La station spatiale internationale est un outil précieux, mais elle ne concerne pas exclusivement l’Europe puisque l’exploration et les grandes infrastructures spatiales font désormais l’objet d’une coopération au plan mondial. Cette coopération a d’ailleurs une vertu, que possède la recherche en général : elle fonctionne même lorsque les États sont un peu fâchés…

Certains d’entre vous se sont inquiétés de la situation de la recherche publique. Je veux les rassurer : celle-ci bénéficie de budgets parfaitement stables, et même en augmentation. S’agissant plus particulièrement de l’ONERA, cet office, qui est en cours de réorganisation grâce à son nouveau directeur, s’est doté d’une stratégie plus crédible, non seulement en matière de recherche en amont, dans laquelle il a toujours excellé – l’ONERA travaille actuellement sur le futur moteur Prometheus, par exemple –, mais aussi en matière de partenariat industriel. De fait, l’ONERA, qui s’était développé tous azimuts et avait perdu de sa crédibilité auprès de ses éventuels partenaires industriels, a su définir une stratégie lisible qui suscite à nouveau leur confiance. La situation de cet office ne doit donc inspirer aucune inquiétude, non plus que la recherche publique européenne, et singulièrement française. N’oublions pas que notre agence est la plus importante d’Europe : elle compte actuellement 2 400 emplois temps plein, ce qui est historique, et possède des chercheurs de très grande qualité, même si elle doit encore développer la culture de l’application.

L’équilibre entre le public et le privé a été évoqué par plusieurs d’entre vous, certains pour s’en féliciter, d’autres – je pense à M. André Chassaigne – pour exprimer leurs craintes. La filière spatiale est duale, de sorte qu’on ne peut distinguer ce qui relève de la souveraineté, donc du public, et ce qui peut être confié aux acteurs privés. Les startups qui développent des applications dans le domaine de l’agriculture, de l’environnement ou de la mobilité bénéficient, en amont, du levier public, mais l’État n’a pas vocation à diriger ce type d’entreprises et les chercheurs ne sont pas destinés, en tout cas pas tous, à en créer. Ce secteur relève donc clairement du privé. Pour ce qui est de l’amont, en revanche, l’engagement de l’État, particulièrement présent en France, et le lien avec la souveraineté doivent être absolument respectés. C’est également vrai au plan européen, du reste. C’est pourquoi j’ai indiqué, au début de mon propos, qu’il nous fallait préserver les segments de souveraineté européenne si nous voulions développer l’aval de la filière.

L’équilibre entre le public et le privé ne doit donc pas non plus susciter d’inquiétudes. Il est vrai néanmoins que, pour Ariane 6, la nécessité de se doter, pour faire face à la concurrence des États-Unis, d’un lanceur plus modulaire, moins cher et présentant des configurations différentes – à deux et à quatre boosters – nous a conduits à responsabiliser davantage l’industrie et donc, dès lors que nous lui demandions de prendre plus de risques, à lui donner davantage d’autonomie en lui transférant certaines compétences. En tout état de cause, il convient de respecter un équilibre entre, d’une part, le rôle de l’agence, qui doit conserver son expertise, ses compétences et le contrôle régalien, extrêmement important, et, d’autre part, l’industrie, à laquelle on transfère certaines compétences qui doivent susciter des investissements supplémentaires. L’accord que nous avons conclu reflète, me semble-t-il, cet équilibre. Le président André Chassaigne a cité M. Jean-Paul Herteman, mais celui-ci a tenu ces propos à un moment où, des décisions devant être prises, il a sans doute voulu faire pencher la balance du bon côté en « poussant le bouchon », si je puis dire. En tout cas, il existe bien un équilibre entre le public et le privé qui préserve la politique régalienne de l’État.

J’ajoute que, dans le domaine de la défense également, on envisage des partenariats avec des startups, car le climat institutionnel n’est pas toujours propice à la créativité et à la réactivité. Il s’agit d’une coopération bien comprise. Ainsi, j’ai pu constater, lorsque je me suis rendue récemment, en tant que membre de la commission de la défense, sur un théâtre d’opérations au Niger, l’utilité des images satellitaires dans la préparation d’une opération. Or, certaines de ces images sont fournies à l’armée par des entreprises privées. Il existe donc un partenariat très étroit au sein duquel il est difficile de faire le départ entre le public et le privé.

Par ailleurs, nos grands acteurs sont bons. La direction générale de l’armement (DGA) s’est longtemps interrogée sur le point de savoir si la France pouvait se permettre de conserver à la fois Thalès et Airbus ainsi que leurs filiales. La question se pose depuis vingt ans, sans qu’aucune solution n’ait été trouvée. Je n’ai donc pas voulu trancher dans mon rapport. Toutefois, il me semble que la compétition entre deux acteurs nationaux peut présenter un intérêt : l’émulation n’est jamais nocive, alors qu’une situation de monopole peut amener à s’installer dans un certain confort. L’important, c’est que la concurrence à laquelle se livrent ces deux acteurs ne nuise pas à notre rayonnement à l’export. La DGA envisage d’ailleurs de prendre, à cet effet, des mesures de régulation – que je ne pouvais pas mentionner dans mon rapport. Des mesures doivent également être prises concernant les sous-traitants, qui se plaignent de devoir, pour travailler avec Thalès, avoir une ligne de sous-traitance autonome. En outre, la filière bénéficie souvent d’une aide publique provenant soit du Programme des investissements d’avenir (PIA) soit du CNES, et il est un peu dommage de financer des doublons.

À ce propos, je dois dire que les financements publics accordés dans le cadre du PIA suscitent une inquiétude, que je partage. En effet, les aides du PIA 3 ne sont plus ciblées sur certains secteurs : aéronautique, microélectronique, spatial. Or ce sont des segments stratégiques. Ce choix me paraît donc extrêmement dangereux. J’ai entendu dire, à ce sujet, que l’aéronautique avait déjà été servie et que l’on pouvait donc désormais se consacrer à d’autres secteurs. Non ! Ce sont des domaines stratégiques, des domaines de souveraineté : il faut y investir en permanence. Si le spatial européen, en particulier français, est aussi compétitif, c’est parce qu’il a bénéficié, depuis le début, d’investissements constants, investissements qui progressent même depuis 2013. De même, si M. Hubert Curien a voulu que sa fusée s’inscrive dans un programme européen, c’est parce que nous avons également besoin du socle européen. Mais il est avant tout nécessaire de préserver notre expertise nationale. Du reste, je n’ai pas le sentiment que la décision prise par le PIA 3, qui ne favorisera pas la stratégie nationale, ait été validée lors d’une réunion interministérielle. Peut-être la commission des affaires économiques devrait-elle se pencher sur certaines autonomisations… Je l’ai dit également à la commission de la défense. Ce phénomène est du reste commun à toutes les structures interministérielles, qui finissent par développer une stratégie propre. Or, parce qu’il s’agit, ici, de souveraineté, de stratégie industrielle, le politique doit reprendre la main et définir des orientations, tout en faisant par ailleurs toute confiance aux experts.

L’Europe est diverse, et l’Union européenne l’est également. L’ESA, qui comprend 23 États membres, fonctionne très bien. Le retour géographique industriel est à la hauteur des investissements consentis par l’État, même s’il a parfois été contre-performant lorsque l’industriel du pays qui en a bénéficié n’avait pas forcément la compétence nécessaire. C’est pourquoi nous préconisons, dans le rapport, de concilier retour géographique et compétence industrielle.

L’Union européenne, qui alloue à l’Agence spatiale européenne un budget de 5,5 milliards d’euros par an, a amélioré sa coordination avec l’agence, qui est souvent son opérateur. Toutefois, si la direction générale de l’industrie et la commissaire européenne à l’espace ont bien compris la nécessité de développer une politique spatiale européenne compétitive, tel n’est pas forcément le cas de la direction générale de la concurrence, qui envisage toujours la concurrence à l’échelle infra-européenne alors qu’elle existe, bien entendu, au-delà des frontières de l’Union. Peut-être ne pratiquons-nous pas toujours un lobbying suffisamment actif auprès des institutions européennes, à la différence de nos très libéraux voisins britanniques, qui, eux, sont toujours très présents, même depuis l’adoption du Brexit. Nous gagnerions à être beaucoup plus présents et plus convaincants.

Quoi qu’il en soit, la stratégie européenne vient d’être formalisée, et c’est un acte important. La commissaire européenne s’est, du reste, inspirée de mon rapport, lequel a également été réclamé par les Allemands et traduit en anglais pour pouvoir être diffusé auprès des États membres de l’ESA. Ce rapport a reçu un accueil finalement assez favorable, bien qu’il bouscule l’Europe, notamment sur la question de la préférence européenne, dont il est très difficile d’obtenir qu’elle soit appliquée en matière de lanceurs. J’étais parvenue à mentionner ce point lors d’une conférence ministérielle de l’ESA, mais l’Europe n’a pas voulu s’engager. Cependant, impliquer davantage l’Europe dans le centre spatial européen – j’en ai beaucoup discuté avec la commissaire polonaise – est un moyen d’affirmer la préférence européenne sans que celle-ci soit explicitement mentionnée, puisque c’est une pratique interdite par la sacro-sainte loi de la concurrence défendue par la direction générale de la concurrence. Il existe par ailleurs des moyens détournés d’appliquer cette préférence. Ainsi, je préconise que soit adoptée une norme imposant d’intégrer Galileo dans les systèmes embarqués, notamment automobiles et aériens. De fait, si l’investissement initial ne trouve pas de traduction dans des politiques européennes, il n’a guère de sens en termes de politique industrielle, hormis celui d’assurer notre autonomie en matière de défense. Je pense que nous pourrons recueillir l’accord de l’ensemble des États sur ce point.

J’en viens maintenant à la question des débris : 700 000 débris de plus d’un centimètre tournent au-dessus de nos têtes ! Or il faut savoir qu’un minuscule débris de quelques millimètres seulement peut, en raison de la vitesse à laquelle il se déplace, causer des dégâts considérables à la station spatiale internationale, par exemple. Ces débris, heureusement moins nombreux en orbite géostationnaire qu’en orbite basse et moyenne, soulèvent un problème à la fois technique et réglementaire au plan européen et international. En la matière, la France est le pays le plus vertueux, puisque la loi relative aux opérations spatiales (LOS) oblige le lanceur d’un satellite à le désorbiter et à gérer les débris. La loi américaine est beaucoup moins stricte : dans ce domaine comme dans d’autres, notamment celui des déchets nucléaires, les Américains estiment que les problèmes qu’ils ne parviennent pas à régler aujourd’hui le seront demain par leurs petits-enfants, qui sauront trouver la solution technique adéquate… En fait, la loi américaine ouvre plutôt des portes. Ainsi, elle prévoit d’ores et déjà que les États-Unis seront propriétaires des métaux rares que des Américains pourraient trouver sur la Lune ou sur Mars… Mais ils ne se soucient guère de l’économie circulaire et des débris.

Pourtant, les débris présentent un danger pour la défense. En effet, ils peuvent faire écran et gêner ainsi la surveillance, de sorte que certaines nations peu bienveillantes pourraient être tentées d’en créer. Il est donc urgent de légiférer dans ce domaine. L’Europe s’est saisie de la question, qu’elle évoque dans sa stratégie spatiale, mais une réglementation internationale est absolument nécessaire, car chaque nation est responsable et propriétaire de ses débris : les autres pays n’ont pas le droit d’y toucher. En outre, un secteur spatial proche des citoyens et accessible et un secteur spatial qui pollue sont absolument antinomiques. La recherche tente actuellement d’élaborer de nouveaux carburants ou de nouvelles technologies qui permettraient de disposer de moteurs moins polluants et moins consommateurs d’énergie. On envisage même, dans le cadre du tourisme spatial, de créer des programmes de développement d’énergies issues des planètes qui seront visitées. Mais, pour l’instant, cela relève du storytelling : contrairement à ce que soutient Elon Musk, on ne pourra pas aller sur Mars dans quatre ans. Même si le numérique, la miniaturisation, le photovoltaïque et les nouveaux carburants permettront d’y aller plus vite, nous n’y sommes pas encore. Elon Musk a d’ailleurs indiqué que lui-même ne participerait pas au premier voyage sur Mars car il n’assurerait pas l’arrivée et encore moins le retour… Ce genre de discours passe aux États-Unis, beaucoup moins bien en Europe… Quoi qu’il en soit, les débris constituent un sujet de préoccupation important à tous points de vue.

J’en viens à la question des zones blanches. Je ne suis pas, vous le savez, adepte de la langue de bois : le lobby des X-Télécoms est très prégnant et a su convaincre les présidents de conseils généraux… Tant et si bien qu’en matière de très haut débit, on ne jure, en France, que par la fibre, qui a été promise à tous les territoires, y compris aux plus reculés. On sait pourtant que son déploiement coûterait plus de 25 milliards d’euros et qu’il est impossible dans certains secteurs. Mais les présidents de conseils généraux sont tenus par les engagements qu’ils ont pris en matière de performance et de délais. Or le satellite est un excellent complément, qui améliore ces performances. Il faut donc passer par-delà ce lobby important et proposer des offres complémentaires.

Mme la présidente Frédérique Massat. Certains territoires ont déjà retenu cette option ; mais qui dit satellite, dit parabole et équipements spéciaux. L’État verse une aide, complétée par certains conseils départementaux, afin d’éviter toute rupture d’égalité entre le citoyen qui habite en plaine et qui est équipé de la fibre et celui qui habite en montagne et qui devrait s’équiper à ses frais. Nous savons donc que la montée en débit ne se fait pas uniquement grâce à la fibre ; les élus de montagne font un travail important dans ce domaine. Mais, bien entendu, la volonté politique de mettre en œuvre ces solutions doit exister ; cela relève de notre responsabilité.

Mme Geneviève Fioraso. Absolument. Il faut en effet rassurer les exécutifs des conseils départementaux, qui se sont un peu rapidement trouvés pris dans des promesses qu’il leur sera techniquement difficile de respecter dans les délais. Mieux vaut qu’ils adoptent une solution qui correspond aux besoins de leur territoire. En outre, c’est un enjeu industriel pour des entreprises comme Eutelsat, qui pourraient être tentées de conclure des partenariats avec des Américains et nous quitter – 1 000 emplois sont en jeu. Il est donc important de maintenir cette double compétence.

En ce qui concerne les « boosters », celui de Bretagne, Madame Corinne Erhel, fonctionne très bien, à notre grand étonnement du reste, en particulier dans les domaines de la surveillance des côtes et des applications maritimes. C’est même celui qui marche le mieux… Lancé par le COSPACE (Comité de concertation entre l’État et l’industrie dans le domaine spatial), il peut être utilisé soit par les collectivités, soit par le secteur privé. Encore une fois, la filière spatiale est véritablement duale. Les applications consacrées à la surveillance des côtes, par exemple, peuvent être utiles aussi bien à la défense qu’à la surveillance des zones de pêche – pour détecter d’éventuelles intrusions illicites – ou à la prévention de catastrophes telles que les naufrages de bateaux de migrants en Méditerranée. Là aussi, le spatial peut avoir un rôle, que l’Union européenne ne néglige pas, du reste.

Le problème, cependant, est toujours le même : les structures sont beaucoup trop nombreuses. L’argent est là, mais il est insuffisamment concentré. Au Royaume-Uni, par exemple, les activités sont concentrées au milieu de nulle part, sur le site de Harwell, à côté d’Oxford. Tout n’y est pas regroupé, mais tout y est coordonné. On y trouve, par exemple, la direction des télécoms de l’ESA. Les Britanniques y ont créé 63 entreprises en deux ans et demi ! Il est à noter que les dirigeants de ce pôle ne sont pas des ingénieurs en aéronautique ou en aérospatial ; ce sont deux jeunes femmes qui viennent, pour l’une, du développement économique et, pour l’autre, du secteur bancaire. Elles ont donc une approche très économique de l’accompagnement de la croissance et ne sont pas obnubilées par la technologie, domaine dans lequel nous sommes vraiment bons en Europe et excellents en France. Ce qu’il nous faut encourager, c’est le développement des usages, notamment les applications, et le modèle économique.

À ce propos, si le lanceur réutilisable est moins pertinent en France qu’aux États-Unis c’est parce que, à la différence des leurs, nos satellites volent surtout en orbite géostationnaire, de sorte que nos lanceurs souffrent davantage puisqu’ils évoluent dans des conditions plus éprouvantes et plus abrasives. Nous avons bien étudié le sujet : le retour sur investissement serait, pour nous, bien moindre. Il faut cependant poursuivre les recherches dans ce domaine ; c’est ce que fait le CNES, avec des laboratoires publics et l’ONERA. Mais, pour l’instant, le modèle économique n’est pas vraiment pertinent.

L’absence de GAFA en Europe est un problème, c’est vrai – même s’il ne concerne pas uniquement le secteur spatial. Je citerai un seul exemple : Google a investi 1 milliard de dollars pour ajouter un étage à SpaceX, qui travaille par ailleurs pour la NASA et le Département de la défense. Ce sont des moyens sans proportions avec les nôtres… Nous devons donc être plus que jamais européens, conclure des partenariats internationaux pour les grandes explorations et, dans le domaine de la recherche fondamentale, préserver nos niches d’excellence. Pour le reste, il faudrait que nous nous dotions de fonds d’investissement européens à même d’accompagner la croissance des entreprises, car si nos pépites, que ce soit dans le secteur des nanotechnologies ou dans celui des biotechnologies, se font racheter par les États-Unis, Israël, voire la Russie, c’est parce que nous ne disposons pas de fonds d’investissement. C’est un véritable problème. Il est tout de même frustrant de réaliser l’investissement en amont et de voir ensuite ces entreprises partir à l’étranger, même si les emplois restent en France.

Mme Michèle Bonneton. Pourriez-vous nous dire un mot de Galileo ?

Mme Geneviève Fioraso. Je l’ai dit, une réglementation est nécessaire pour valoriser l’investissement consacré à ce projet, et Dieu sait s’il a été important. Cette valorisation existe dans le domaine de la défense – les Américains voient même un avantage à la redondance des systèmes de navigation –, mais elle doit être également industrielle.

J’ajouterai, pour conclure, un mot sur la culture. Il est vrai que nous n’avons pas développé l’enseignement de l’espace. Je regrette, à cet égard, que nous n’ayons pas pu organiser avec les écoles une grande opération autour de Thomas Pesquet, qui est actuellement le meilleur pédagogue dans ce domaine. Il est excellent, il maîtrise les réseaux sociaux… Il pourrait être énervant, comme tous les surdoués – champions de judo, parfait joueur de saxophone, pilote de ligne, thésard… –, mais comme il est modeste, tout le monde le trouve sympathique et surtout, il fait un travail de communication et un travail scientifique formidables. Mais d’autres initiatives existent : l’association Planète Sciences intervient dans les écoles, la Cité de l’espace de Toulouse est formidable – les enfants peuvent même y faire l’expérience de l’apesanteur. Par ailleurs, étant depuis peu membre du conseil scientifique de la Cité des sciences de La Villette, je n’ai pas manqué de faire remarquer à son directeur qu’il était dommage que, parmi les produits dérivés en vente, on trouve les lanceurs de SpaceX et de la NASA et pas une seule Ariane du CNES – il a, depuis, comblé cette lacune. En outre, il a organisé récemment une manifestation de trois jours consacrée au spatial qui a remporté un tel succès que l’opération sera renouvelée l’an prochain. C’est ainsi que le public s’appropriera le spatial. Il faut également que nous soyons fiers, à l’instar des Américains, de notre action dans ce domaine. Cet été, je portais un tee-shirt Philae lorsque j’ai fait de la randonnée dans les Alpes, et tout le monde m’a demandé où l’on pouvait s’en procurer un… Le président du CNES trouve que ce n’est pas sérieux, mais je crois l’avoir convaincu que des produits de ce genre sont aussi un moyen de diffuser la culture de l’espace.

Mme la présidente Frédérique Massat. Merci, Madame Geneviève Fioraso, pour les réponses très précises et très concrètes que vous nous avez apportées sur un sujet stratégique, mais également un domaine d’excellence, pour notre pays.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 7 décembre 2016 à 9 h 30

Présents. – M. Damien Abad, Mme Brigitte Allain, Mme Delphine Batho, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Thierry Benoit, M. Philippe Bies, Mme Michèle Bonneton, M. Marcel Bonnot, M. Jean-Claude Bouchet, M. Alain Calmette, M. Jean-Noël Carpentier, M. André Chassaigne, M. Yves Daniel, Mme Karine Daniel, Mme Corinne Erhel, Mme Sophie Errante, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Daniel Fasquelle, M. Christian Franqueville, M. Laurent Furst, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, M. Daniel Goldberg, M. Jean Grellier, M. Henri Jibrayel, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière,
M. Jean-Luc Laurent, M. Thierry Lazaro, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Jacqueline Maquet, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Germinal Peiro, M. Hervé Pellois, M. Dominique Potier, M. François Pupponi, M. Franck Reynier, M. Frédéric Roig, Mme Béatrice Santais, M. Éric Straumann, M. Alain Suguenot, M. Lionel Tardy, M. Jean-Charles Taugourdeau, M. Fabrice Verdier

Excusés. – M. Bruno Nestor Azerot, M. Denis Baupin, M. Dino Cinieri, Mme Fanny Dombre Coste, M. Serge Letchimy, M. Philippe Naillet, M. Bernard Reynès, M. Thierry Robert, M. Michel Sordi, M. Jean-Marie Tétart, Mme Catherine Troallic, M. Jean-Paul Tuaiva, Mme Catherine Vautrin