SOMMAIRE
Présidence de M. Claude Bartolone
M. Gilles Savary, rapporteur de la commission des affaires européennes
Mme Chantal Guittet, rapporteure de la commission des affaires européennes
M. Richard Ferrand, rapporteur de la commission des affaires sociales
Mme Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères
Mme Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes
M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à dix-sept heures.)
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur le rapport d’information de la commission des affaires européennes sur la proposition de directive sur le détachement des travailleurs.
La parole est à M. Gilles Savary, rapporteur de la commission des affaires européennes.
M. Gilles Savary, rapporteur de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le ministre du travail, mesdames les présidentes des commissions des affaires européennes, étrangères et sociales, madame et monsieur les rapporteurs, chers collègues, au nom de mes collègues Chantal Guittet et Michel Piron, co-auteurs de l’avis et du rapport d’information que nous avons publié en juin 2013, je me félicite de ce débat très important, qui en appelle probablement d’autres sur un thème qui va sans doute faire sortir de leur très longue hibernation certains politiques qui ne s’en étaient guère occupés jusqu’à présent.
Pour notre part, sur ce thème un peu compliqué du détachement des travailleurs, nous accompagnons les efforts du ministre afin d’obtenir un renforcement de la directive européenne. Rien ne serait pire que de laisser aux démagogues l’initiative baroque de dire qu’il ne faut pas de directive sur le détachement des travailleurs.
Le détachement a toujours accompagné l’économie et les échanges : ingénieurs, commerciaux et ouvriers sont envoyés à l’étranger sous ce statut pour vendre des Airbus ou du vin, réparer des machines exportées, etc. Le détachement est utile à l’économie réelle.
Mais au cours de notre minutieuse enquête, alimentée de nombreuses auditions, nous avons constaté que ce statut faisait l’objet de très nombreux détournements, abus et fraudes diverses très complexes dans la société européenne. Au sein de l’Union, se développent des stratégies d’optimisation sociale absolument délétères et dévastatrices de l’idée européenne elle-même.
Cet état de fait s’explique notamment par les difficultés de certains peuples européens : après l’élargissement, ceux de l’est viennent chercher des revenus à l’ouest ; après la crise de 2008, ceux du sud essaient de trouver de l’emploi dans nos pays. À cela s’ajoute le fait que chez nous, certains chefs d’entreprise peu scrupuleux ont décidé de se faire de la concurrence par le dumping social.
Il était donc très important d’engager une réflexion – et je suis heureux que l’on nous en ait donné l’occasion – sur les outils dont nous aurons besoin dans les années à venir, afin d’éviter que ne se développent de telles stratégies.
Celles-ci ont pour effet de fragiliser le financement de la sécurité sociale, de dresser les ouvriers les uns contre les autres et, surtout, de créer de la concurrence fondamentalement inégale – une concurrence libre et faussée, dirai-je, pour reprendre une expression qui a fait florès. Sur ce dernier registre en effet, il y a matière à interpeller l’Europe.
Monsieur le ministre, vous faites partie d’un gouvernement qui est le premier depuis dix ans à réagir à cette évolution qui est pourtant prévisible depuis le début des années 2000. Depuis cette époque, le nombre de détachés en France est passé d’environ 7000 à 170 000, sans compter la fraude. Il était temps qu’une initiative politique prenne la mesure du problème.
Pour conclure, je voudrais revenir à nos suggestions dans la perspective du conseil des ministres européens du travail et de l’emploi du 9 décembre prochain. Si possible, il faut prendre ce qui est à prendre dans le renforcement de la directive sur le détachement. Si ce n’est pas possible, face aux efforts conjugués des ultralibéraux, de M. Cameron et des pays de l’est qui campent sur des positions peu coopératives, et en l’absence d’harmonisation sociale, il faut prendre l’initiative, l’année prochaine, d’élaborer une proposition contre le dumping social et non pas contre la directive sur le détachement.
Le rapport, que nous avons cosigné et qui a été approuvé à l’unanimité tant par la commission des affaires européennes que par la commission des affaires sociales, donne certaines pistes. Si nécessaire, il faudra prendre des mesures unilatérales comme vous l’avez annoncé en conseil des ministres. Il peut s’agir du renforcement des équipes de contrôle. Par le biais d’une proposition de loi, le groupe socialiste pourrait, de son côté, proposer une législation beaucoup plus forte.
Nous sommes à pied d’œuvre. Il est très important de ne pas laisser filer ce phénomène comme, dans les années 1980-1990, nous avons laissé filer des phénomènes d’optimisation fiscale dont nous n’arrivons pas à nous dépêtrer, qui nous créent de graves problèmes et minent la très belle idée d’Europe à laquelle nous sommes tous très attachés. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. le président. La parole est à Mme Chantal Guittet, rapporteure de la commission des affaires européennes.
Mme Chantal Guittet, rapporteure de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les présidentes des commissions – quel plaisir de mentionner de tels titres ! –, mes chers collègues, il y a un an, comme l’a dit Gilles Savary, nous entamions avec Michel Piron un grand travail au sein de la commission des affaires européennes sur le détachement des travailleurs.
À l’époque, ce sujet n’était pas d’une actualité brûlante mais nous avions conscience de son extrême importance. Je me réjouis qu’il prenne désormais sa place dans l’hémicycle et fasse l’objet d’un débat public.
Nombre d’entreprises profitent des failles de la législation européenne sur le détachement et de l’interprétation très libérale qu’en a faite la Cour de justice de l’Union européenne.
Le détachement des travailleurs est devenu un phénomène massif, comme l’a souligné Gilles Savary, utilisé à des fins d’optimisation sociale à l’échelle européenne, par des entreprises qui exploitent sans scrupule des ouvriers sous-payés qui sont de véritables esclaves des temps modernes.
Les entreprises françaises sont incitées à suivre le mouvement pour rester concurrentielles ; elles y sont encouragées par une impunité garantie par les lacunes du dispositif communautaire.
Élue de Bretagne, je suis bien placée pour savoir quels en sont les ravages. Les difficultés de la filière porcine, illustrées hélas par les 900 emplois supprimés dans la société d’abattage GAD, s’expliquent en partie par le dumping social pratiqué par les abattoirs allemands. En l’absence de salaire minimum, ceux-ci abusent des possibilités offertes par la directive sur les travailleurs détachés.
Les salariés qui y sont employés, originaires des pays de l’est, gagnent 3 ou 4 euros de l’heure et travaillent dans des conditions indignes. Ce phénomène est loin d’être marginal puisque 75 % des effectifs des abattoirs allemands seraient concernés. L’Allemagne a réussi ainsi à capter une grande partie du marché de l’abattage, mettant à mal les abattoirs français, mais aussi hollandais et belges qui ont d’ailleurs porté plainte auprès de la Cour de justice de l’Union européenne.
Cette course au moins-disant social a également des conséquences particulièrement graves sur nos sociétés : elle instille chez nos concitoyens une méfiance vis-à-vis de l’étranger et une défiance à l’égard de l’Europe, perçue comme destructrice.
Au nom d’un libéralisme effréné, les libéraux majoritaires en Europe et en France, ont admis toutes ces dérives. Ce n’est que depuis quelques mois que l’Europe paraît enfin se saisir de la question sociale.
Sous l’impulsion du Président de la République, François Hollande, une initiative commune pour une Europe sociale a été présentée. La prise en compte de la dimension sociale des politiques économiques au niveau européen constitue incontestablement une avancée qu’il nous faut saluer et dans laquelle la France a toujours joué un rôle de premier plan.
Le débat sur la création d’un salaire minimum en Europe progresse sous l’impulsion des socialistes européens. L’annonce par la chancelière allemande, dans le cadre d’un accord de coalition avec le SPD, de l’instauration d’un salaire minimum en est une illustration.
Le détachement ne sera jamais juste sans un minimum d’harmonisation sociale en Europe, et les écarts salariaux restent importants : le taux horaire est de 42,50 euros en Allemagne alors qu’il est de 10,50 en Grèce et de 8,70 euros à Malte !
Je crois que j’ai tout dit, alors que faire ? Monsieur le ministre, il est urgent d’adopter des règles pour qu’il y ait une concurrence équitable entre les travailleurs et les entreprises de l’ensemble des vingt-huit pays de l’Union, et, en premier lieu, d’obtenir de nos partenaires européens une juste révision de cette directive.
Le pire en la matière serait que la révision aboutisse à des dispositions plus pénalisantes que le texte actuel. Je sais que ce n’est pas facile mais nous devons nous mobiliser.
Il faut absolument exiger que la liste des mesures nationales de contrôle reste ouverte. Je vous invite, monsieur le ministre, à ne pas soutenir l’adoption de la révision de la directive si tel n’était pas le cas. En outre, la question de la responsabilité du donneur d’ordre est aussi un enjeu crucial.
Si l’Europe ne bouge pas, nous devrons agir pour faire cesser cette casse sociale. Nous devrons tirer les conséquences d’un éventuel échec des négociations européennes, en adoptant à très court terme des mesures nationales pour lutter contre cette concurrence déloyale, ainsi que l’a dit Gilles Savary.
Je sais le Gouvernement parfaitement mobilisé sur la question du détachement. Il a repris certaines mesures que nous avions proposées dans son plan de lutte contre le travail illégal et le détachement abusif, annoncé la semaine dernière. Je ne peux que m’en réjouir. Maintenant, il faut passer de la parole aux actes.
J’espère que nous pourrons tous ensemble et utilement faire bouger les lignes au niveau européen. Salariés comme patrons nous demandent d’agir. Il ne faut pas nous priver de défendre avec force et conviction ces mesures sociales qui font l’objet d’un large consensus. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. le président. La parole est à M. Richard Ferrand, rapporteur de la commission des affaires sociales.
M. Richard Ferrand, rapporteur de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Le travailleur détaché est employé et rémunéré par l’agence d’intérim. Elle élabore le contrat de travail et paie les cotisations sociales. Tout en respectant la législation en France, l’intérimaire dépend de la loi fiscale et sociale de son pays d’origine. À salaire net équivalent, vous pouvez réaliser une économie substantielle. » Voilà exactement ce que diffusent des agences qui fournissent en France des travailleurs de l’est depuis leur siège au Royaume-Uni. Plus qu’une longue explication technique, ces quatre phrases résument parfaitement les dérives et les enjeux liés à la directive sur le détachement des travailleurs.
La question du détachement des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne est cruciale, et par essence politique. Le phénomène de détachement est important, certes difficile à chiffrer, mais l’ordre de grandeur avoisine le million de travailleurs. Comment en est-on arrivé là ? Adoptée dans un contexte aujourd’hui dépassé, notamment avec l’adhésion de nouveaux États de l’ancien bloc soviétique où le coût de la main-d’œuvre reste très bas, la directive européenne se révèle totalement inadaptée, lorsqu’elle n’est pas purement et simplement contournée. Faute d’avoir pu déréguler le marché du travail sur place, on l’a déplacé en recourant aux travailleurs de l’Est. Mais cette directive n’est pas seulement insatisfaisante, elle est aussi nuisible. Derrière les fraudes, ce sont bien sûr des situations d’exploitation humaine insupportables, des PME qui trinquent, le droit du travail mis à mal.
Au-delà, et plus grave encore, c’est l’idée même d’Europe qui est en jeu. Il est urgent de combler le fossé qui sépare l’Union européenne de ses citoyens.
Au commencement était pourtant un espoir de paix et de progrès collectif. La paix durable a été construite. Plus de soixante ans après la CECA, nous pouvons être fiers de cette conquête, obtenue sans les armes, mais le silence des armes n’autorise pas la guerre économique. La concurrence interne sans merci est imbécile dans l’agriculture, l’agroalimentaire, le bâtiment ou les transports. En revanche, une compétitivité commune pour rivaliser avec les puissances continentales émergentes est, elle, nécessaire.
Bien sûr, personne dans cet hémicycle n’ignore que le principal moteur de la construction européenne est économique, mais les peuples se sentent aujourd’hui oubliés. Où est passée l’Europe sociale, l’Europe des peuples ? Que sont devenues les promesses de rattrapage ? Nous ne pouvons que constater l’échec de la stratégie en deux temps. Échec, hier, sur la convergence sociale qui devait emboîter le pas à l’interaction économique ; échec, aujourd’hui, sur l’euro et le rattrapage des fondamentaux économiques des pays-coeur par ceux des pays de l’Europe de l’Est et du Sud.
En lieu et place des espérances, qu’observons-nous ? D’abord, une course au moins-disant fiscal. Pendant plus de dix ans, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés n’a cessé de baisser au sein de la zone euro et, cruelle ironie, il a fallu la crise et le nécessaire renflouement des caisses des États pour que la tendance s’inverse. Ensuite et simultanément, une course au moins-disant social, dont cette directive n’est qu’un énième avatar.
Soyons clairs : le caractère détourné, dévoyé, de la directive n’est pas l’unique problème. Cette directive, viciée dès l’origine, a certes vu ses effets néfastes amplifiés par l’élargissement à l’Est, mais ces pratiques sont surtout le résultat de la cacophonie réglementaire européenne : directive Bolkestein scandaleuse dans sa conception initiale, directive de 2008 sur l’intérim, pourtant plus protectrice, supplantée par la directive détachement de douze ans son aînée et, pour couronner le tout, une Cour de justice défavorable aux salariés, fidèle à son rôle de gardien du temple néolibéral.
Mes chers collègues, François Mitterrand demandait au Parlement européen, il y a dix-huit ans, de tout faire pour que les Européens aiment l’Europe. Dix-huit ans plus tard, nous sommes loin du compte, et le risque n’est plus l’indifférence, c’est le désamour, voire la détestation. C’est notre responsabilité collective que d’écouter et de comprendre la montée de l’euro-détestation, de redonner un désir d’Europe, une envie de communauté européenne. Abandonner cette évolution à la posture des extrêmes serait un crime historique.
Avec le Président de la République, vous avez la charge de faire cesser le trouble qu’engendrent les abus liés à cette directive. Nous avons l’impérieux devoir de faire aimer l’Europe aux peuples qui en désespèrent. Par le vote à l’unanimité de la résolution Savary-Guittet-Piron, l’Assemblée nationale suggère non pas une réunion de juristes mais un rendez-vous avec l’histoire, un rendez-vous politique avec l’Europe.
Mesurez que le détachement abusif de travailleurs est aujourd’hui le ferment de divisions des peuples, le ciment de haines naissantes. La France faillirait si elle ne parvenait pas à imposer à l’Europe l’éradication de dispositions qui la condamnent. L’Europe, ressentie comme lointaine et abstraite suscitait l’indifférence. Analysée, à tort ou à raison, comme le fossoyeur de droits sociaux, elle subira un terrible désaveu dont nos peuples souffriront plus encore.
Monsieur le ministre, menez le combat sans retenue et sans faiblesse, la représentation nationale est derrière vous et à vos côtés. Les circonstances vous placent au centre d’un enjeu symbolique et très concret à la fois : un succès de la France vaudrait espérance, une concession vaudrait cimetière. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme Elisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères.
Mme Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes évidemment tous d’accord, du moins dans la partie gauche de l’hémicycle – nous verrons bien ce qu’il en sera dans l’autre, encore que je ne doute pas, monsieur Lequiller, que vous nous rejoindrez sur ce point – sur le fait que le renforcement de la dimension sociale de l’Union européenne devient de plus en plus nécessaire. Nous en sommes conscients depuis très longtemps et nous savons que le Gouvernement en a fait une priorité. Parmi les initiatives indispensables, figure précisément la mise en place d’un cadre juridique enfin approprié au détachement des travailleurs salariés, qui permettrait de lutter contre le dumping social, dont les effets sont délétères pour le projet européen – je ne reviens pas sur ce qu’ont excellemment dit les orateurs précédents, en particulier Gilles Savary. Je me réjouis donc que nous puissions avoir un débat spécifique sur ce sujet.
Le rapport de Gilles Savary, Chantal Guittet et Michel Piron est éclairant sur les carences de la législation actuelle, les pratiques d’optimisation sociale et les enjeux de la proposition de la Commission européenne de révision de la directive du 16 décembre 1996. Une résolution européenne sur cette proposition a été adoptée par l’Assemblée nationale le 11 juillet dernier, sur le rapport de Richard Ferrand. C’est en parfaite cohérence avec son texte, qui appelait à faire preuve de fermeté, comme il vient de le faire à cette tribune, que la France s’est opposée le mois dernier, avec plusieurs de ses partenaires européens d’ailleurs – l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et le Luxembourg –, à l’adoption d’un compromis qui aurait présenté, certes, des avancées, mais des avancées insuffisantes.
La France, je le rappelle, n’est pas opposée au principe du détachement – cela n’aurait d’ailleurs aucun sens alors que notre pays est fortement utilisateur de cette procédure. Les grandes libertés du traité ne sont pas négociables, comme l’a rappelé Viviane Reding à David Cameron il y a quelques jours. L’Europe, je veux aussi le rappeler, a suffisamment souffert des caricatures vexatoires sur les ouvriers des pays de l’Est du temps où il a fallu combattre l’affreuse directive Bolkestein. Heureusement, nous n’en sommes plus là, puisque c’est le principe de l’application des règles du pays d’accueil qui a été heureusement acté.
Il reste qu’il faut réformer cette directive, et la France ne formule pas de demandes excessives. Elle ne remet pas en cause, dans la directive, l’affiliation au régime de sécurité sociale du pays d’origine, ni ne fait un préalable de la mention d’un salaire minimum obligatoire, même si, évidemment, celui-ci est indispensable. Nous le savons cependant, ce n’est pas au travers de cette directive seulement que l’on réglera les différentiels de coût du travail au sein de l’Union ; d’autres mesures devront intervenir pour mettre un terme au dumping social et à une concurrence préjudiciable par les bas salaires – préjudiciable et inacceptable dans une véritable union. La décision de Mme Merkel de reprendre à son compte la proposition phare du SPD d’introduire un salaire minimum en Allemagne va dans le bon sens, pour la croissance européenne en général et pour certaines filières françaises en particulier, notamment les abattoirs en Bretagne.
En revanche, des améliorations substantielles sont possibles pour permettre de contrôler efficacement la bonne application de la lettre et de l’esprit d’une directive qui prévoit un noyau de règles impératives de protection minimale, dans la lignée du protocole social annexé au traité de Maastricht, et qui pose, je le rappelle, le principe du pays d’accueil.
Pour autant, nous avons identifié trois points de fuite dans cette directive, qui sont autant d’occasions de fraude : la qualification du détachement est imprécise ; le texte n’impose pas aux entreprises d’exercer une activité substantielle ou même effective au sein du pays d’origine ; enfin, il n’y a pas d’obligations en matière de contrôle, autres qu’une coopération administrative sous la forme de bureaux de liaison aux fins d’échange d’informations – autant d’insuffisances.
La directive n’est d’ailleurs pas toujours appliquée, avec des obligations déclaratives non respectées, des conditions effectives de travail inacceptables, des pratiques frauduleuses qui se sont développées avec des prestataires de services qui offrent des salariés à bas coût, en maquillant les conditions de détachement pour répondre formellement aux conditions de la directive. Et la complexité des montages, qui font intervenir des entreprises boîtes aux lettres ou coquilles vides, la cascade de sous-traitants, la fugacité de certains détachements privent en pratique les administrations des moyens de contrôle adéquats.
Pour ces raisons, trois articles de la proposition de la Commission constituent des points durs de la négociation : l’article 3, qui précise les critères qualifiant le détachement ; l’article 9, qui liste les mesures nationales de contrôle et les exigences administratives ; l’article 12, qui instaure une responsabilité conjointe et solidaire du donneur d’ordre, qu’il faudrait étoffer. Pour moi, la rédaction de l’article 9 est fondamentale. Il faut pouvoir garantir l’autonomie des États, leur pouvoir d’investigation et leur capacité à combattre la fraude au détachement, d’autant que la Cour de justice de l’Union européenne a une interprétation très restrictive de la compatibilité des mesures nationales avec les traités.
Dans ces conditions, monsieur le ministre, comment envisagez-vous la poursuite des négociations car il faut améliorer, comme vous vous y employez, cette directive, sachant que l’objectif demeure bien sûr de parvenir à un accord ? D’autres États que la France mettent-ils en place des mesures complémentaires de renforcement de l’arsenal législatif ou de contrôle ? Il s’agit évidemment en la matière d’une responsabilité partagée : responsabilité européenne et responsabilité nationale – nous le savons, de grandes entreprises françaises se sont livrées à des fraudes absolument condamnables. Bref, comment voyez-vous la suite, pour éviter que cette question, très importante, ne cristallise à nouveau les oppositions à l’Union européenne et ne fasse monter le populisme et la démagogie ? (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales.
Mme Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires étrangères, madame la présidente de la commission des affaires européennes, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le sujet, ô combien important, du détachement des travailleurs a fait l’objet d’un débat de la commission des affaires sociales le 26 juin dernier et notre rapporteur, M. Richard Ferrand, vient de faire un excellent point sur ce sujet.
Ce débat a bien mis en évidence que nous nous trouvions face à un texte dont les conséquences sociales méritent d’être particulièrement suivies. À quoi servirait-il, en effet, de chercher à protéger les salariés français, de mettre en place une réglementation exigeante, notamment pour nos marchés publics, si l’on pouvait, en recourant à une directive européenne sans respecter ni son esprit, ni même parfois sa lettre, s’affranchir de toutes ces garanties patiemment élaborées ? Les parlementaires sont interpellés localement sur les conséquences de cette directive, et les réponses à apporter ne sont pas toujours simples, notamment parce que la matière est complexe, mais aussi car il convient de bien distinguer ce qui relève de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs et de sa refonte de ce qui dépend de notre droit interne.
Ainsi le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, que notre Assemblée examinera ce soir en lecture définitive, apporte-t-il, par son article 65, un progrès en matière de lutte contre les entreprises sous-traitantes qui ne respectent pas leurs obligations légales, notamment celles qui emploient du personnel en situation irrégulière. Dans cette hypothèse, le code du travail édictait notamment que tout marché public devait prévoir une clause permettant d’appliquer des pénalités à un sous-traitant qui ne respecterait pas ses obligations. Le PLFSS pour 2014 supprime cette clause pénale qui, une fois la pénalité payée, pouvait laisser perdurer l’irrégularité. Si ce texte est voté définitivement ce soir, le contrat public concerné sera résilié de manière unilatérale si le sous-traitant fautif ne régularise pas sa situation.
La lutte contre certaines dérives liées à l’application de la directive de 1996 relève donc de notre droit interne, mais d’autres difficultés sont directement liées à la directive elle-même. J’en prendrai deux exemples concrets, tirés de l’exécution de marchés publics dans la communauté urbaine de Toulouse, dont je dépends pour mon activité, et qui a effectué d’ambitieux travaux sous la gouverne de M. Pierre Cohen, notamment dans le domaine des transports en commun.
Le premier exemple a trait à la question de la réalité de l’implantation de l’entreprise qui opère le détachement temporaire : comment s’assurer que cette entreprise n’est pas une coquille vide, une simple boîte aux lettres ? En fait, la directive n’impose à l’entreprise qui détache des salariés aucune condition d’activité substantielle dans le pays d’origine, cela a été dit par Mme Élisabeth Guigou. Cette absence de conditions conduit des sociétés à se spécialiser dans le détachement low cost, en s’installant dans un pays où les charges sociales sont très faibles sans y exercer aucune activité réelle. Il y a là une faille évidente de la directive qu’il convient de combler en exigeant des entreprises qu’elles déclarent leur activité, à charge pour chaque État membre de mettre en place un dispositif de contrôle de la réalité des activités déclarées – ce ne sera pas évident dans tous les pays, je dois bien en convenir. C’est pourquoi je me réjouis que l’article 3 du projet de directive permette des avancées sur ce point.
Le second exemple de difficulté tient à la durée du détachement – la ville où j’habite a été confrontée à ce problème dans ses marchés publics. Cette question est loin d’être anodine, car l’exigence de respect d’un socle minimal de droits sociaux – congés payés, salaire minimum, horaires de travail et de repos – ne s’applique qu’aux détachements de plus d’un mois. Cette réalité permet à certaines entreprises d’échapper à l’application de ces droits sociaux en multipliant les détachements de courte durée. À ce titre, la notion de « détachement pour une période limitée » utilisée par la directive est à mon sens trop floue, trop imprécise.
D’une part, cela rend la concurrence déloyale pour les entreprises françaises ou originaires de pays dans lesquels les droits sociaux sont une réalité. D’autre part, cela revient à autoriser des conditions de travail inacceptables dans un pays comme le nôtre et dans les pays ayant un niveau comparable de protection des salariés.
Tels sont les quelques éléments que je souhaitais soumettre à votre réflexion dans le cadre de ce débat. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes.
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les présidentes des commissions des affaires européennes et des affaires sociales, madame et messieurs les rapporteurs, chers collègues, il me semble que notre débat pourrait s’intituler : « chronique d’un détournement de directive annoncé ».
M. Richard Ferrand, rapporteur. C’est très vrai !
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. À l’origine, le droit européen semblait répondre positivement à la question de savoir s’il est possible, sans harmonisation sociale, d’assurer la liberté de circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne. Cette directive, adoptée en 1996 suite à l’élargissement de la Communauté européenne à l’Espagne et au Portugal, garantissait un socle de droits aux travailleurs détachés, permettant aux uns et aux autres de mieux circuler dans l’Union européenne. Cela valait aussi, évidemment, pour les travailleurs français.
Mais, ce système présentait dès le départ une malfaçon. Il a en effet été décidé, à l’époque, que les cotisations sociales continueraient à être versées dans le pays d’origine, et donc selon les taux en vigueur dans le pays d’origine. Pour prendre un exemple concret, cela signifie qu’une entreprise espagnole peut fournir la même prestation qu’une entreprise française pour un coût 30 % inférieur, et ainsi remporter – ce n’est pas à vous que je l’apprendrai, madame la présidente de la commission des affaires sociales ! – le marché du tramway de Toulouse.
Cet exemple n’illustre qu’une partie du problème : il s’agit là d’un dumping social « légal » organisé par la directive. Un dumping social illégal de grande ampleur existe aussi, consistant à faire travailler frauduleusement de nouveaux damnés de la Terre. Ces procédés se généralisent. La rénovation du Carré de Jaude, à Clermont-Ferrand – ville dont une partie est située dans ma circonscription – a ainsi été assurée par des ouvriers guinéens, portugais et polonais, logés dans des bungalows pour 80 euros, travaillant jusqu’à 55 heures par semaine, sans respect de la convention collective, au tarif horaire de 2,86 euros. La société-mère ignorait – bien sûr ! – les conditions de travail réservées par son sous-traitant à ses salariés.
Ce dumping social illégal profite de la complexité juridique du dispositif et de la faiblesse des organismes de contrôle, tant nationaux qu’européen. Il s’organise en filières d’esclavage moderne – il n’y a pas d’autre mot pour décrire ce phénomène. Il pénalise aussi notre système de protection sociale, car il ne donne pas lieu au paiement des cotisations sociales afférentes. Il est néfaste, enfin, pour l’emploi. Comme vous le savez, certains secteurs sont particulièrement touchés, comme le bâtiment, les travaux publics, le transport, l’agroalimentaire et la restauration. Ce phénomène commence à essaimer dans d’autres secteurs : les PME et les artisans s’en inquiètent beaucoup, ce qui se comprend !
Le rapport de nos collègues Chantal Guittet, Gilles Savary et Michel Piron, réalisé au nom de la commission des affaires européennes et adopté par elle à l’unanimité, ainsi que la proposition de résolution européenne qui en est l’aboutissement, ont largement explicité ce phénomène. Comme nos collègues rapporteurs l’ont exposé, notre commission a formulé vingt et une recommandations. Nous savons que toutes ne feront pas l’unanimité. Mais l’enjeu aujourd’hui, monsieur le ministre, mes chers collègues, est que la directive soit révisée dans de bonnes conditions. Nous devons être à cet égard très attentifs aux points les plus décisifs de cette directive, à savoir les articles 9 et 12.
Concernant l’article 9, il est indispensable que la liste des mesures de contrôle que peut imposer l’État membre d’accueil aux entreprises étrangères détachant des travailleurs sur son territoire soit ouverte. Par ailleurs, l’article 12 doit prévoir une responsabilité conjointe et solidaire du donneur d’ordre. Plus encore, cette responsabilité doit être contrôlée de manière ambitieuse au niveau national. Nous devons rester vigilants quant aux fausses filiales, aux faux sous-traitants et aux faux travailleurs indépendants. D’ailleurs, la question de la responsabilité des sociétés-mères se pose à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe. Nous sommes quelques-uns, parmi les membres de cette assemblée, à travailler sur ce sujet.
Pour conclure, je profite de ma présence à cette tribune pour insister à nouveau sur la question de fond que posent les dérives de cette directive. Comment organiser la circulation des travailleurs en Europe de manière équitable ? Comment favoriser la dignité de tous – car c’est bien de dignité humaine qu’il est question dans cette affaire ?
Soyez assuré, monsieur le ministre, que notre assemblée vous soutient dans votre volonté de lutter contre les détachements abusifs. Nous savons que vous défendrez avec ardeur cette question lors de la réunion du Conseil de l’Union européenne en formation « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » le 9 décembre prochain, c’est-à-dire dans une semaine. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)
Vous avez dévoilé la semaine dernière, monsieur le ministre, un plan de lutte contre le travail illégal et le détachement abusif. Ce plan montre votre volonté en la matière. Je m’en réjouis. Il en va en effet de la protection de l’emploi, mais aussi du maintien de la cohérence du projet européen – d’autres avant moi l’ont dit –, qui doit prendre enfin l’orientation sociale que nous attendons depuis si longtemps. L’Allemagne s’apprête à mettre en place un salaire minimum. Cela va dans le bon sens, mais il faudra, à terme, aller au bout de cette logique, et prévoir un salaire minimum obligatoire dans chacun des États de l’Union européenne. Voilà qui aurait du sens !
Le taux de pauvreté augmente partout en Europe tandis que le chômage continue de croître, singulièrement pour les jeunes, même si des mesures sont prises en France comme dans le reste de l’Union européenne. Parallèlement, l’euroscepticisme croît dangereusement et le populisme explose. Il est donc plus qu’urgent de montrer que l’Union européenne peut trouver des réponses aux difficultés sociales et économiques. C’est tout l’enjeu de la proposition de directive d’application.
M. le président. Dans la discussion, la parole est à M. Philip Cordery.
M. Philip Cordery. Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les présidentes des commissions, madame et messieurs les rapporteurs, chers collègues, la libre circulation des personnes dans l’Union européenne est un principe consacré par les traités. À l’origine, la directive de 1996 relative au détachement des travailleurs avait pour objectif de limiter le dumping social et de protéger, dans toute l’Union européenne, les droits et les conditions de travail des travailleurs détachés. Le principe même de cette directive était louable. Assurer des droits aux travailleurs en mobilité concourait à la construction de l’Europe sociale.
Or les résultats sont catastrophiques : cette directive a été détournée et a donné lieu à des fraudes massives. En France, en 2011, près de 145 000 salariés étaient officiellement détachés, et l’on estime qu’au moins autant l’étaient sans être déclarés. Des secteurs entiers de notre économie se sont écroulés ou sont aujourd’hui menacés à cause du détournement de cette directive. Je pense en particulier au BTP, aux transports et au secteur agroalimentaire – nous avons vu les dégâts récemment causés aux abattoirs bretons !
Les fraudes se font au détriment des entreprises implantées en France, dont les offres ne peuvent plus être concurrentielles puisqu’elles payent leurs salariés au prix normal. Les États souffrent aussi de cette directive, puisque les cotisations sociales ne leur sont pas payées. Les travailleurs censés être protégés sont exploités. Certains travailleurs français ont même été obligés de se rendre en Pologne ou dans d’autres pays pour être ensuite détachés en France, ce qui permet à leurs employeurs de ne pas avoir à respecter les conditions de travail et les règles applicables en matière salariale en France.
Le président de la Commission européenne, M. Barroso, avait pourtant suscité beaucoup d’espoir en annonçant en 2009, devant le Parlement européen, la clarification de l’exercice des droits sociaux des travailleurs détachés. La Commission européenne a fait croire qu’elle prenait le problème à bras-le-corps. Or, au lieu d’une nouvelle directive ou d’un règlement communautaire, la Commission s’est contentée de proposer une directive d’exécution, légitimant ainsi le moins-disant social. Une fois de plus, M. Barroso a failli, largement soutenu en cela par le gouvernement français précédent. Aujourd’hui, le Gouvernement agit. Monsieur le ministre, je tiens d’ailleurs à saluer le plan de lutte contre le travail illégal et le détachement abusif que vous avez présenté mercredi dernier en conseil des ministres. Grâce à ce plan, les contrôles de l’inspection du travail seront intensifiés, et les abus mieux repérés. La prévention de la fraude sera améliorée, de manière concertée avec les partenaires sociaux et les administrations. Enfin, les donneurs d’ordre seront responsabilisés et les organisations professionnelles et syndicales pourront se constituer partie civile pour défendre les travailleurs détachés.
Je suis convaincu que la politique offensive qui sera menée sur ces trois fronts aura des répercussions nationales positives. Cependant, nous devons agir au niveau européen. À mon avis, dans la négociation de cette nouvelle directive, la France doit garder la plus extrême fermeté sur trois points en particulier.
Tout d’abord, les États membres doivent rester libres de choisir les démarches administratives à imposer pour contrôler les entreprises qui détachent les travailleurs. Ce n’est pas un texte européen qui doit fixer les exigences maximales. Le rapport adopté par la commission des affaires européennes propose ainsi la création d’une agence européenne de contrôle.
Ensuite, les donneurs d’ordres de l’ensemble des secteurs concernés par le détachement des travailleurs doivent être responsables de manière conjointe et solidaire. Les entreprises qui sous-traitent ou font appel à des agences de placement et d’intérim doivent être responsables des conditions d’embauche des travailleurs qui accomplissent des tâches pour elles.
Enfin, une parfaite coordination administrative doit être mise en place pour faciliter les échanges d’informations.
Pour ma part, je souhaiterais formuler quatre propositions supplémentaires pour mieux protéger les travailleurs détachés. Tout d’abord, la révision de la directive relative aux marchés publics devrait limiter l’appel aux sous-traitants en cascade pour que la responsabilité ne soit pas diluée. Ensuite, la directive devrait imposer l’application intégrale des conventions collectives des pays d’accueil, et pas seulement des législations nationales. Par ailleurs, elle devrait assurer le respect des droits syndicaux. Enfin, il conviendrait de limiter très strictement dans le temps la durée de détachement des travailleurs.
Monsieur le ministre, je ne doute pas que la France soit prête à rester ferme sur ces différents points, et qu’elle fera obstacle à une directive a minima. Le Parlement sera votre allié dans cette négociation, à l’heure où l’Allemagne vient d’accomplir un pas important vers l’Europe sociale en s’engageant, sous l’impulsion du SPD, à instaurer un salaire minimum. Un succès de la France dans la négociation d’une nouvelle directive sur le détachement des travailleurs marquera une nouvelle étape dans la réorientation de l’Europe voulue par le Président de la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Lequiller.
M. Pierre Lequiller. Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les présidentes des commissions, madame et messieurs les rapporteurs, la directive sur le détachement des travailleurs considère comme détaché un travailleur s’il travaille dans un État membre de l’Union européenne et que son employeur l’envoie à titre temporaire poursuivre ses fonctions dans un autre État membre que celui qui régit leur relation de travail.
Comme Gilles Savary l’a très bien dit, l’emploi de travailleurs étrangers a de tout temps été bénéfique pour nos pays : il a largement contribué à leur développement. Les institutions européennes ont souhaité donner un cadre à ces envois temporaires de main-d’œuvre pour assurer à la fois les droits de ces travailleurs et le respect de la liberté de circulation dans l’Union européenne. C’est ainsi qu’est née la directive de 1996. Mais une pratique contraire à l’esprit de cette réglementation européenne s’est développée, notamment dans certains secteurs, qui ont déjà été cités. De véritables filières de travailleurs low cost ont ainsi été créées.
La Commission européenne a réagi à cette concurrence déloyale en mettant sur la table en mars 2012 une proposition de directive d’application de la directive de 1996. Les détachements de travailleurs concernent chaque année un million de citoyens européens, soit 0.4 % des travailleurs de l’Union européenne. L’excellent rapport de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale relève qu’une proportion sensible des salariés détachés est de nationalité française. La France est ainsi le deuxième pays de provenance des travailleurs détachés d’Europe : 175 000 ouvriers, ingénieurs ou commerciaux sont déclarés en mission temporaire pour représenter nos intérêts économiques en Europe. Elle fait partie des principaux pays de départ avec la Pologne et l’Allemagne, tandis que les principaux pays d’accueil sont l’Allemagne, la France et la Belgique.
En 2011, la France a accueilli 145 000 travailleurs détachés. Ces derniers viennent notamment de Pologne et d’Allemagne, mais ils n’arrivent pas uniquement des pays de l’Est : ils viennent aussi du Portugal. Pour autant, on estime que le nombre de travailleurs détachés non déclarés atteint un chiffre compris entre 220 000 et 300 000, et que 13 % des travailleurs détachés en France sont Français : ils sont souvent embauchés dans des pays limitrophes comme le Luxembourg, où le taux de cotisations sociales est faible, puis détachés en France. Quand on parle des travailleurs détachés, il est donc question d’entreprises françaises, allemandes ou hongroises qui recourent à des moyens déloyaux pour payer leurs employés moins cher, payer les cotisations patronales les plus basses possibles, et utilisent les règles européennes les plus intéressantes pour elles, contre les droits de leurs travailleurs, lesquels, bien souvent, ne connaissent pas leurs droits en matière de maladie, d’accident du travail, de chômage, et de retraite. Et cette main-d’œuvre, en théorie temporaire, représente parfois une immense partie des effectifs sur ces chantiers.
L’Allemagne fait partie de la coalition qui soutient la ligne de la fermeté aux côtés de la France, de l’Italie, de l’Espagne, de la Belgique et des Pays-Bas.
En la matière, l’Union européenne doit pouvoir contrôler et punir ces fraudes. C’est donc d’une législation plus claire et plus ferme dont nous avons besoin.
La France doit aussi prendre la mesure de la situation, se rendre compte qu’elle s’est mise dans cette situation par ses propres erreurs – sans rejeter systématiquement la faute sur les autres,– baisser ses cotisations patronales et adapter son propre arsenal juridique pour lutter contre la fraude.
En effet, cette directive sur le détachement des travailleurs, qu’elle soit modifiée, clarifiée, ou mieux contrôlée, prévoira toujours que les entreprises qui envoient des travailleurs détachés paient des cotisations sociales dans leur propre pays. En somme, les entreprises françaises seront toujours pénalisées, parce que la France a les cotisations patronales les plus importantes de l’Union européenne.
Depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, les socialistes ont fait tout le contraire : les charges qui pèsent sur les entreprises françaises n’ont pas cessé de croître.
M. Michel Sapin, ministre. Mais non !
M. Richard Ferrand, rapporteur. Et le CICE ?
M. Pierre Lequiller. Vous appelez à une convergence économique et sociale en Europe mais, concrètement, vous faites tout l’inverse.
Alors que l’UMP et Nicolas Sarkozy défendaient une hausse de la TVA pour réduire les charges sociales et patronales, vous avez annulé cette disposition anti-délocalisation qui allégeait les charges patronales, et augmenté le coût du travail et la taxation des heures supplémentaires.
M. Marc Le Fur. Bien sûr !
M. Pierre Lequiller. Toutefois, s’agissant de la situation de ces travailleurs détachés qui est parfois inadmissible et qui crée effectivement une distorsion de concurrence dans les secteurs de la construction, du BTP, de l’agroalimentaire, comme elle existe aussi dans les transports routiers régis par d’autres dispositions, nous devons nous battre pour que cette directive d’application ne libéralise pas plus encore la réglementation existante, et ne constitue pas un recul.
M. Philip Cordery. Vous n’avez pas fait grand-chose pendant cinq ans !
M. le président. Laissez l’orateur s’exprimer, monsieur Cordery !
M. Pierre Lequiller. Ainsi, comme nos rapporteurs Michel Piron, Chantal Guittet et Gilles Savary – voyez que je n’engage pas de polémique –, nous voulons une directive la plus ferme possible.
M. Christophe Borgel. Il était temps !
M. Pierre Lequiller. À l’UMP, que ce soit au Parlement européen au sein du PPE ou ici à l’Assemblée nationale, nous soutenons l’introduction du principe de responsabilité conjointe et solidaire dans la chaîne de sous-traitance transfrontière.
Nous voulons une liste ouverte des critères de détachement des travailleurs, qui puisse couvrir les différents cas, et souhaitons l’introduction de contrôles plus fermes par les États d’accueil sur ces entreprises fraudeuses et irresponsables.
La députée européenne UMP Élisabeth Morin Chartier, présidente d’un groupe de travail sur la question avec les syndicats européens, ainsi que des parlementaires européens UMP, parmi lesquels Philippe Boulland, se sont appliqués à persuader les différents groupes politiques afin qu’ils donnent mandat à l’équipe de négociation du Parlement européen pour entamer les négociations en trilogue avec le Conseil des ministres et la Commission. L’objectif est d’aboutir à un accord en première lecture au cours du premier trimestre 2014, avant la fin de la législature.
Il ne s’agit pas seulement des abattoirs allemands, qui ont fait la une il y a quelques mois, et dont la concurrence déloyale se faisait au détriment des abattoirs belges, danois, hollandais et français, notamment en Bretagne – comme peut en attester mon cher ami Marc Le Fur.
Il s’agit aussi de chantiers français. Ainsi, sur plusieurs chantiers français de ligne à grande vitesse, des travailleurs détachés sont payés au salaire minimum français par des sous-traitants étrangers et sont logés dans notre pays dans des conditions indignes. La plupart du temps, ils effectuent des heures supplémentaires non rémunérées, et doivent souvent rétrocéder une partie de leur salaire, une fois rentrés dans leur pays, pour les frais de logement ou de repas en France.
Le salaire minimum, négocié par branche en Allemagne, va être étendu, d’après ce que les négociations entre la CDU-CSU et le SPD laissent présager, même si l’entrée en vigueur se fera en 2017 et si les règles d’application seront sans doute différentes de celles du SMIC français. Nous pouvons nous en réjouir pour les travailleurs allemands.
Mais ne croyons pas que cela va changer quoi que ce soit pour l’emploi et la compétitivité des entreprises en France : les charges pesant sur la compétitivité française resteront toujours plus fortes qu’ailleurs.
Le Gouvernement devra peser de tout son poids sur les négociations des 9 et 10 décembre prochain au sein du Conseil des ministres des affaires sociales et refuser de s’associer à une directive d’application sur le détachement des travailleurs, qui ne serait pas suffisamment ferme.
La France doit s’opposer à toute directive qui assouplirait la situation actuelle et irait dans le sens de l’interprétation de la Cour de justice européenne, dont l’approche centrée sur le marché intérieur ne comporte pas de garanties suffisantes pour la protection des travailleurs.
En conclusion, nous espérons qu’en dépit du clivage Est/Ouest – qui n’est pas tout à fait exact puisque la Grande-Bretagne est du côté des pays de l’Est –…
M. Michel Sapin, ministre. Clivage en effet non pertinent avec à l’Ouest un certain pays entouré d’eau… (Sourires.)
M. Pierre Lequiller. …qui a empêché sur ce dossier la conclusion d’un accord politique au sein du Conseil emploi et affaires sociales à la mi-octobre, vous saurez le 9 décembre, avec nos alliés, obtenir un accord, qui ne soit pas au rabais, sur les articles 9 et 12.
À ce propos, monsieur le ministre, quelle est notre chance aujourd’hui – sachant que des progrès ont, me semble-t-il, déjà été enregistrés en la matière – de faire accepter, d’une part, des principes qui divisent les États membres, à savoir l’existence d’une liste ouverte des documents exigibles auprès des entreprises utilisant des travailleurs détachés afin d’accroître le contrôle, et, d’autre part, le mécanisme obligatoire de responsabilité solidaire des donneurs d’ordre permettant d’identifier les responsables ?
Avec Agnès Lebrun, députée européenne UMP, je voudrais savoir quel usage la France entend faire de la décision rendue le 20 novembre 2013 par le comité européen des droits sociaux, qui met elle-même en cause la jurisprudence communautaire sur la directive sur le détachement des travailleurs pour non-respect de la Charte sociale européenne, ratifiée par l’ensemble des pays membres.
Voilà pour l’Europe. Il reste que, pour la France, cette situation ne fait que révéler une fois de plus la nécessité de baisser le coût du travail et nos charges sociales, qui sont les plus élevées d’Europe. Une telle baisse, qui permettra d’amoindrir la tentation de frauder des entreprises, est la seule solution pour améliorer la compétitivité et l’emploi en France. (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et UDI.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Paul Tuaiva.
M. Jean-Paul Tuaiva. Merci, monsieur le président : mon nom est de mieux en mieux prononcé ! (Sourires.)
Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les présidentes des commissions, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le groupe UDI défend l’idée d’une Europe fédérale ; une Europe certes économique et budgétaire, mais aussi une Europe plus protectrice ; une Europe certes attachée aux libertés qui ont légitimé sa création, mais également une Europe soucieuse du bien-être de ses populations.
Cette Europe forte ne pourra pas uniquement se constituer par une diplomatie puissante, par une industrie florissante, ou encore par une agriculture performante. Une politique sociale, ambitieuse et pérenne, nous semble être une condition nécessaire à l’avènement de cette nouvelle Europe, cette Europe différente, que tant de citoyens appellent de leurs vœux.
Or, cette Europe sociale est encore en berne. L’harmonisation sociale et fiscale en Europe, le développement économique des régions centrales, méridionales et orientales du continent ainsi que la production d’une législation sociale équitable et juste nous semblent être des conditions sine qua non du rétablissement de la confiance des Européens en leurs dirigeants.
Est-il besoin de rappeler que notre Union dispose d’une force de travail de 250 millions d’âmes, d’une population de plus de 500 millions d’habitants et d’une vitalité encore remarquable ? Mais, avec un taux de chômage de 11 %, une augmentation de la pauvreté et un creusement des inégalités, le besoin d’une nouvelle politique se fait plus que jamais sentir.
L’Europe est accusée de tous les maux car elle n’arrive pas à se faire comprendre, sans doute parce qu’elle est mal expliquée. La différence de standards de vie contribue également à cette peur de l’autre, comme l’avait montré la campagne contre « le plombier polonais ». À celui-ci s’est aujourd’hui substituée une autre figure : celle du travailleur détaché.
Je ne reviendrai pas sur les détails de la directive d’application actuellement en négociation, sur laquelle mon collègue Michel Piron et ses deux autres collègues ont rendu un excellent rapport. Il semble néanmoins que, loin des discours alarmistes qui tendent à remettre en cause le principe de libre circulation, tous nos efforts doivent porter sur la lutte contre les fraudes et les stratégies systématisées d’optimisation sociale.
Je souhaiterais m’étendre plus avant sur l’instrumentalisation plus que douteuse qui est faite des problématiques relatives au détachement.
Nous n’accepterons pas, dix ans après le débat sur la directive « services », que la figure du travailleur détaché fasse l’objet de stigmatisations indues, illégitimes et injustifiées. Notre collègue Gilles Savary parlait récemment de « nouvel épouvantail europhobe », et les députés du groupe UDI ne peuvent que reprendre cette expression pour dénoncer le climat délétère qui entoure parfois ce type de débat. La directive « détachement » est-elle responsable du travail illégal ? La réponse est non.
La recherche effrénée d’optimisation sociale n’a pas attendu cette directive pour prospérer. Sans le corpus de règles que celle-ci contient, l’application aveugle du principe de la libre circulation aurait sans doute causé des phénomènes de travail temporaire frauduleux autrement plus désastreux que ceux auxquels nous avons assisté ces dernières années.
Reconnaissons-le : la directive, à défaut d’être une législation suffisante, n’en constitue indéniablement pas moins un garde-fou précieux.
J’entends ceux qui souhaitent céder aux sirènes de « la faute à Bruxelles », accusant de fait la Commission européenne de ne pas avoir proposé plus tôt de nouvelles révisions de la directive. Ceux-là mêmes qui affirment que les États détiennent les clés du pouvoir européen, ne manquent pas, une nouvelle fois, de rejeter sur les institutions européennes une responsabilité qu’elles n’ont pas.
Un constat est cependant clair : la directive de 1996 n’est bel et bien plus adaptée au contexte actuel. Cette situation est due à deux phénomènes qui se nourrissent mutuellement : d’une part, l’entrée dans l’Union européenne de treize nouveaux États dont les niveaux de vie sont significativement inférieurs à ceux de l’Europe occidentale ; d’autre part, la lenteur des politiques de développement et des politiques sociales que l’Europe souhaitait implémenter dès les années 2000.
L’objectif initial était de faire de l’Europe le continent le plus compétitif au monde à l’horizon 2010. Or, la compétitivité d’une zone ne saurait se faire sans une certaine homogénéité sociale. Nous savons désormais ce qu’est devenue la stratégie de Lisbonne.
Pendant ce temps, de nombreuses entreprises profitent des vides juridiques de la législation européenne, des entreprises du Sud et de l’Est de l’Europe procèdent à une concurrence déloyale, celle-là même que les traités européens visaient à prévenir.
Des agences d’intérim se spécialisent depuis quelques années dans l’introduction de main-d’œuvre étrangère à des prix défiant toute concurrence, selon des conditions qui contournent toutes les règles européennes. Bien des acteurs sont touchés : artisans, entrepreneurs de la construction, entreprises du bâtiment, de transport, producteurs de fruits et de légumes, sociétés spécialisées dans le BTP… Les exemples sont nombreux.
Ce qui manque à la législation européenne sur le détachement, c’est également ce qui manque parfois à la construction européenne : un cap, une direction, et avant tout, une ambition.
D’ambition, la Commission en manque manifestement dans le projet de directive d’application sur laquelle porte le rapport dont nous discutons. Bruxelles a d’ores et déjà baissé les bras en proposant, non pas une refonte complète de la législation européenne applicable au détachement, mais une seule directive d’application.
Bien des points de cette nouvelle proposition sont en discussion : presque vingt ans après la directive sur le détachement des travailleurs, le droit européen ne contient toujours pas de définition claire et normative du travailleur détaché. La proposition ne donne malheureusement pas de pouvoirs élargis aux États pour contrôler le détachement et pour prévenir les fraudes les plus graves.
La bonne mesure que constitue l’institution d’une responsabilité conjointe et solidaire du donneur d’ordre n’est pas suffisamment large pour donner une entière satisfaction. Les inquiétudes que cette nouvelle directive véhicule doivent être portées au niveau européen, en particulier par la représentation nationale.
J’en viens ainsi aux conclusions du rapport d’information rendu par nos trois collègues. De ces conclusions, j’en tirerai un enseignement : bien des difficultés auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés ne sont pas directement liées à la législation en place et, au-delà d’une potentielle nouvelle directive, bien des pratiques pourraient être perfectionnées. L’entraide entre autorités nationales reste hautement perfectible.
Je ne prendrai qu’un exemple : quel que soit l’arsenal juridique en place la meilleure façon d’identifier et de sanctionner les entreprises dites « boîtes à lettres » réside dans la coordination et la coopération la plus étroite possible avec les autorités des pays concernés.
Je souhaiterais enfin souligner que si, lors des négociations qui s’annoncent à Bruxelles, la France parvient à rallier à sa position l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, voire la Pologne, elle ne peut pas ne pas prendre en considération l’importance de la minorité de blocage constituée par de nombreux pays d’Europe centrale appuyés par le Royaume-Uni.
Seul un compromis utile permettra de surmonter les difficultés causées par un recours illégitime au détachement. De ce point de vue, deux mouvements sont nécessaires. Le premier est bien la construction progressive d’une législation européenne « antidumping social », que nous souhaitons juste et compréhensible. Le second est une dynamique en faveur d’un développement économique du reste de l’Europe, car quel meilleur objectif que la prospérité du continent tout entier pour éviter une recherche effrénée de dumping social ?
En conclusion, ce qui est en cause dans ce débat, ce n’est pas le principe même de la mobilité qui concerne 300 000 travailleurs français. Qui se plaindrait de la mobilité quand elle concerne la formation des jeunes avec Erasmus ? Qui la contesterait quand elle permet à nos entreprises de détacher leurs cadres et leurs spécialistes ? Ce qu’il faut revoir, ce sont bien les modalités et non le principe même de la mobilité.
En définitive, le groupe UDI a l’intime conviction qu’au-delà des mesures techniques et de bon sens, les dérives du principe de libre circulation ne pourront être jugulées que par un mouvement sans précédent en faveur d’une Europe sociale plus protectrice, plus homogène et plus prospère.
M. Marc Le Fur. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Christophe Cavard.
M. Christophe Cavard. Madame la présidente, monsieur le ministre, mesdames, messieurs, le détachement des travailleurs dans les pays de l’Union européenne et les conditions dans lequel il s’effectue est un enjeu majeur pour la préservation des droits des salariés et pour l’emploi. C’est un sujet consensuel dans cette assemblée, où la proposition de résolution en discussion a été adoptée à l’unanimité par les commissions saisies.
La prochaine étape sera la réunion des ministres européens du travail, le 9 décembre prochain. Dans cette perspective, les écologistes saluent le plan de lutte contre le travail illégal et le détachement abusif de travailleurs européens en France que vous avez vous-même présenté le 27 novembre dernier, monsieur le ministre. Ce plan est une avancée pour responsabiliser les entreprises donneuses d’ordre en cas de contournement des règles de détachement par un de leurs sous-traitants.
Le travailleur détaché est celui qui travaille dans un autre État membre que celui où il exerce habituellement son activité et où est basé son employeur. Cela concerne près de 1,5 million de personnes en Europe. En France, 45 000 déclarations ont été effectuées en 2011, portant sur 145 000 salariés, soit une augmentation de 17 % par rapport à l’année précédente ! C’est donc un phénomène en pleine croissance et pour cause : il joue sur l’absence d’harmonisation du droit du travail et de la protection sociale en Europe et consiste à abaisser le coût du travail pour des entreprises qui utilisent bien souvent la sous-traitance pour réaliser leurs activités.
Le rapport d’information sur la proposition de résolution européenne formulée par les parlementaires français, concernant la directive sur le détachement de travailleurs, a bien souligné les imprécisions et les manques de rigueur de la directive d’application proposée. En effet, elle est, d’une part, insuffisante et n’encadre pas assez les conditions de détachement et elle laisse, d’autre part, la porte ouverte à de nombreuses fraudes qui amplifient la pratique du « dumping social ». Ces pratiques bien connues s’exercent dans un contexte propice à leur développement : une économie mondialisée sans institutions démocratiques régulatrices et une Europe en crise.
En septembre, l’Office statistique de l’Union européenne annonçait que le chômage atteignait 12 % de la population active en Europe, soit près de vingt millions de personnes dans les dix-sept pays. C’est près d’un million de plus que l’année dernière. Les causes, nous les connaissons : une économie ultralibérale basée sur la libre concurrence, une croissance européenne quasi nulle en 2013, des filières économiques du passé portées à bout de bras par les pouvoirs publics, des institutions européennes mal outillées et trop peu démocratiques.
Ce sont autant d’éléments qui s’ajoutent à la financiarisation mondiale de l’économie qui ne se préoccupe des frontières que pour les utiliser à son avantage, et ce justement, par exemple, lorsque ces fameuses frontières, favorisent la pratique du dumping social pour toujours plus de profit non redistribué – ou redistribué, plutôt, à une poignée d’actionnaires ! –, au détriment souvent des travailleurs et des sans-emploi ! La crise sociale qui gronde, le danger des replis sur soi représentent plus qu’un enjeu économique. Car avec tout cela, c’est la jeune génération que nous sacrifions.
En juillet dernier à Berlin, comme le 12 novembre à Paris, les sommets pour l’emploi des jeunes en Europe s’enchaînent pour lutter contre le chômage massif et redonner des perspectives aux quelque 7,5 millions d’Européens entre quinze et vingt-quatre ans sans emploi ou sans formation. La France a inscrit la priorité à la jeunesse dans le pacte de croissance européen ; et c’est de tous les jeunes européens dont nous nous préoccupons ainsi.
Au final, c’est l’échec de l’Europe libérale qui a prédominé jusqu’à présent. Il faut donc changer de logiciel, lancer enfin une transition de notre modèle économique et entrer dans l’ère de l’Europe sociale. Le principe de dérégulation totale du marché du travail – le travail comme un marché, les travailleurs comme des marchandises – est remis en question même par les plus réticents.
En Allemagne, on annonce la création d’un revenu minimum généralisé et José Manuel Barroso lui-même disait récemment que « les abus du détachement de travailleurs nourrissaient certains populismes ». En 2005, déjà, le résultat du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen avait montré les craintes des Français envers une Europe qui ne les protégerait pas assez du libéralisme et de « la concurrence libre et non faussée ». Certains, non inspirés par l’illusion d’un nationalisme protecteur, avaient voté non, mais, nous le savons tous, beaucoup d’autres, à travers leur refus du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, disaient surtout qu’ils souhaitaient une Europe démocratique et sociale.
Ceux-là sont favorables à la construction européenne, mais ils nous demandent, à nous la gauche, de nous battre pour que l’Europe respecte les individus avant les marchés financiers qui ne sont même plus les mirages d’une économie du plein-emploi. Notre chantier, c’est donc celui-là avant tout. Même si nous ne sommes pas toujours compris, même si certains font de l’Europe le bouc émissaire à des fins populistes et électoralistes, nous sommes convaincus – et nous voulons convaincre – que c’est grâce à une Europe de la coopération et à une Europe fédérale que nous trouverons le moyen de vivre mieux. Si nous nous y engageons véritablement, avec nos valeurs et nos solutions, nous pourrons y parvenir.
Pour stopper la logique du « moins-disant social », ces solutions existent. Il faut une harmonisation des normes sociales et fiscales en Europe sur le temps de travail, sur la protection sociale et sur le revenu minimum – je sais, monsieur le ministre, que vous vous y attelez. En l’absence de cette harmonisation, les salariés européens ne cesseront pas d’être mis en concurrence et le nivellement continuera de se faire par le bas.
Si la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne est un de ses principes fondateurs, elle doit se faire au bénéfice de tous. L’ambition de cette résolution européenne dont nous débattons est de mettre en place des outils pour lutter contre les phénomènes de contournement ou de fraude de la législation. Elle cherche à protéger les travailleurs, elle doit contribuer à restaurer un développement économique viable et vivable.
Ainsi, nous approuvons la proposition de création d’une agence européenne de contrôle du travail mobile en Europe, qui aurait pour missions : l’observation des infractions, le suivi des législations nationales, la formulation de propositions d’amélioration de la réglementation européenne. Cela permettra aux États membres d’avancer ensemble et au même rythme. Dans la même logique, la création d’une carte électronique sécurisée du travailleur européen pourrait permettre un contrôle plus aisé des entreprises et de leurs pratiques.
Sur ce point, je rappelle l’attachement des écologistes aux libertés fondamentales, à la liberté et au respect du droit individuel. Le contrôle qu’il faut opérer est un contrôle des employeurs, un contrôle des pratiques des entreprises donneurs d’ordre, celles qui font appel à des sous-traitants pour réduire les coûts de production. Comme dans d’autres domaines, la chaîne est complexe et les responsables souvent bien loin des lieux du délit ! Ce n’est donc pas le travailleur qui est la cible. Au contraire, les contrôles sont là pour garantir ses droits.
Nous saluons à cet effet le point 18, qui renforce la spécialisation des inspecteurs du travail ainsi que le point 17 appelant à une coordination de l’ensemble des acteurs concernés afin de déjouer les pratiques frauduleuses. Ce sont des points essentiels pour lutter contre la délinquance financière. Autre dispositif visant à responsabiliser les acteurs économiques : la fameuse liste noire est un outil majeur pour agir directement sur les entreprises et les prestataires indélicats. Les entreprises répertoriées seront sanctionnées et ne pourront plus accéder aux marchés publics ou fournir des prestations pendant quelque temps.
De plus, la création d’une déclaration de sous-traitance obligeant les entreprises donneuses d’ordre à déclarer le recours à une entreprise sous-traitante serait une excellente mesure. Enfin, dernier point, et non des moindres, nous saluons l’objectif de parvenir à la définition d’un salaire minimum de référence en Europe. Nous souhaitons le voir mis en place rapidement et vous demandons, monsieur le ministre, d’en souligner autant que de besoin la nécessité auprès de ses homologues européens.
En effet, cette proposition de résolution montre, dans l’unanimité qui nous unit ici, que la France est prête à jouer un rôle moteur pour la construction d’une Europe sociale. Cette unanimité donne mandat et légitimité pleine et entière à notre ministre du travail pour porter notre détermination à améliorer les conditions de vie des Français et de tous les citoyens. Oui, la France doit être moteur de cette nouvelle Europe ! Plus généralement, la France doit être précurseur dans la recherche de l’excellence sociale et environnementale.
Je ne vous étonnerai pas, monsieur le ministre, en vous rappelant que nous soutiendrons plus souvent les logiques de l’économie sociale et solidaire, laquelle est, dans notre contexte difficile, l’autre piste pour enclencher aussi le cercle vertueux. Avec plus de onze millions d’emplois dans l’Union européenne et une entreprise sur quatre créée dans ce secteur, l’économie sociale et solidaire est un véritable levier pour la sortie de crise en Europe. Ces entreprises contribuent significativement au modèle social européen et à la réalisation des objectifs de la stratégie Europe 2020, notamment en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, d’emploi et d’innovation.
Les députés français et européens écologistes poussent pour assurer à ces entreprises aux formes juridiques variées – mutuelles, coopératives, associations – l’accès à des financements suffisants et durables, notamment à travers les fonds structurels européens, comme le FEDER ou le FSE. Les enjeux sont importants : il y va de la poursuite de la construction et de la stabilité de l’Union européenne.
Ce projet communautaire doit être soutenu et porté par ses citoyens, lesquels ont besoin de signaux indiquant que les institutions et leurs représentants ont compris l’urgence de la situation et qu’ils sont décidés à faire de l’Europe un territoire du vivre mieux, un territoire qui ne place plus le travailleur polonais et le travailleur espagnol en concurrence, mais qui instaure plus d’égalité et un revenu minimal européen. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
(Mme Laurence Dumont remplace M. Claude Bartolone au fauteuil de la présidence.)
Mme la présidente. La parole est à M. André Chassaigne.
M. André Chassaigne. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, quelle Europe voulons-nous pour les travailleurs ? Quelle est notre conception de l’Europe sociale ? Ces questions recouvrent en effet les véritables enjeux de la proposition de directive relative à l’exécution de la directive sur le détachement des travailleurs – statut qui correspond aux travailleurs envoyés par leurs employeurs dans un autre État membre de l’Union européenne pour exercer provisoirement leur activité professionnelle.
La directive 96/71 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services a fait émerger le principe d’application du droit du pays d’accueil. Aux termes de ce principe, les entreprises prestataires de services doivent rémunérer les salariés qu’elles détachent aux conditions du pays dans lequel se déroule le contrat, sauf à ce que le droit du pays d’envoi soit plus favorable.
Or ce principe ne correspond pas à la réalité économique et sociale, reflétée par l’émergence sur le marché du travail d’un salarié low cost, à bas coût, figure moderne et européenne de l’exploitation de l’homme. Soyons clairs, ce phénomène est le pur produit du déficit du droit social européen, si tant est même qu’il existe.
La réalité, c’est que le droit de l’Union garantit la libre circulation des travailleurs comme élément constitutif du marché commun, mais n’harmonise pas et ne coordonne pas les législations nationales sur le droit des travailleurs mobiles. Autrement dit, le principe économique de libre circulation n’a pas été complété pas son pendant social, à savoir un salaire minimum européen. Partant, c’est l’ensemble du marché européen du travail qui se trouve déséquilibré : il est injuste pour les travailleurs, mais le patronat a su en tirer profit.
La directive « détachement » de 1996 n’oblige pas, en effet, les États membres à fixer des salaires minimaux. Elle favorise ainsi le développement d’un dumping social fondé sur l’exportation vers certains pays de travailleurs rendus compétitifs par un coût du travail plus faible, en raison du maintien de l’affiliation au système de sécurité sociale du pays d’origine, ce qui représente pour les employeurs un avantage comparatif non négligeable lorsqu’il s’agit des pays où les charges sociales sont les plus faibles.
Comment s’étonner dès lors que son application ait abouti à toutes sortes de dérives que nos salariés payent aujourd’hui ? La directive « détachement » n’a pas évité le dumping social, il l’a au contraire favorisé, grâce, si j’ose dire, à une mise en concurrence de fait des normes sociales en Europe et à un alignement par le bas du coût du travail et de la protection sociale.
La directive a ouvert la voie aux travailleurs low cost, dont l’existence et l’exploitation sont rendues possibles par l’absence de salaire minimum dans certains pays européens. Le rapport de notre ami sénateur Éric Bocquet sur les normes européennes en matière de détachement des travailleurs a mis en lumière le développement délétère de l’emploi de salariés low cost par le biais de la fraude au détachement.
L’absence de véritables dispositifs de contrôle administratif et coercitif favorise, en effet, le développement de détachements qui n’en sont pas, un abus de droit lui-même favorisé par un dispositif de contrôle minimaliste et inefficace. En effet, les années de RGPP sont passées par là et ont ravagé les conditions de contrôle de l’inspection du travail et l’exercice des missions des DIRECCTE sur le territoire national, effets dévastateurs parmi d’autres de la réduction des dépenses publiques.
Le statut de travailleur détaché est devenu ainsi un instrument de la compétition économique et de la concurrence sociale en Europe, notamment dans les secteurs de la construction, du BTP et de l’agroalimentaire.
Ces pratiques systématiques et délibérées d’optimisation sociale se sont accrues avec l’adhésion de pays d’Europe de l’Est présentant par rapport à notre propre système de très fortes disparités de conditions salariales et de couverture sociale. La crise économique qui frappe durement les pays d’Europe du Sud, accroissant plus encore les disparités sociales au sein de l’Union, est venue alimenter ces optimisations sociales.
La forte augmentation du nombre de travailleurs détachés en France, entre 150 000 et 300 000, met en lumière ces abus en tous genres. Prenons le secteur du bâtiment, qui concentre un nombre considérable de travailleurs détachés. Les annonces d’agences d’intérim de Pologne ou de Roumanie fleurissent sur internet et inondent les boîtes mail des clients potentiels, avec des arguments de vente sans ambiguïté dont voici un exemple : Vous recherchez de la souplesse, des faibles coûts, de la qualité et la légalité ? La solution pour vos recrutements : les travailleurs polonais et roumains en intérim. Nous sommes en mesure de vous proposer, dans les métiers du bâtiment, des carreleurs, plaquistes, maçons, couvreurs, plombiers, électriciens. Et suit évidemment l’énumération de nombreux avantages. Parmi eux, les coûts horaires très attractifs, entre 12 et 18 euros TTC selon les qualifications, contre 24 euros au moins en France.
À Clermont-Ferrand, par exemple, comme l’a très bien rappelé Danielle Auroi, on a eu recours pour le méga-projet d’aménagement urbain le Carré de Jaude à des travailleurs guinéens, polonais et portugais, et ce au taux horaire de 2,86 euros, comme l’indiquent les bulletins de paie de ces ouvriers. Logés à prix fort dans des bungalows, ils travaillaient jusqu’à cinquante-cinq heures par semaine, et la convention collective n’était pas respectée, notamment sur les primes de précarité et d’intempérie.
Qu’il s’agisse du vaste réseau de sociétés d’intérim qui envoient des salariés roumains, polonais ou autres travailler dans les abattoirs allemands ou français, ou du détournement des règles en vigueur concernant le détachement interentreprises, la logique à l’œuvre est dévastatrice : conditions de travail dégradées, salaires minables amputés de retenues pour frais de logement, un logement le plus souvent indigne, non-paiement des cotisations sociales, et fraude.
Pour les entreprises, c’est le jackpot assuré, et ce n’est pas un hasard si les organisations syndicales n’arrivent pas à informer les salariés détachés de leurs droits, pas un hasard si l’accès aux chantiers publics est interdit aux militants syndicaux par les responsables des entreprises. En plus du gain sur le coût du travail, le patronat avance aussi sur un terrain très politique, la mise en concurrence des travailleurs entre eux sur un moins-disant social au sein d’une même entreprise. Comment s’étonner ensuite, comme on vient de le voir pour l’entreprise Gad, que des salariés qui n’ont presque rien se battent contre ceux qui ont encore moins ? Terrible dérive !
Non seulement ce dumping social déstabilise notre propre marché de l’emploi, mais il pèse directement sur le financement de nos systèmes de sécurité sociale. La directive « détachement » consacre, en effet, le fait que le pays d’accueil ne perçoive pas les cotisations liées au salaire du travailleur détaché.
Ce n’est certainement pas la directive d’application de la directive 96/71/CE qui risque de remédier à la dérive à laquelle les États assistent avec une sorte d’impuissance volontaire, dirais-je.
Compte tenu des dérives que connaît le statut de travailleur détaché, il serait illusoire de considérer que les États membres puissent les combattre avec l’arsenal juridique limité préconisé par la Commission. En cela, non seulement nous partageons le scepticisme des rapporteurs vis-à-vis de la proposition de directive la Commission européenne, mais c’est plus que du scepticisme qui nous anime dans ce dossier, c’est du rejet, un rejet en bloc tant cette proposition de directive incarne l’inefficacité sociale de l’Europe, plus prompte à prodiguer des soins palliatifs qu’à apporter de véritables solutions aux problèmes de nos concitoyens. Nous la rejetons parce qu’elle continue de porter en elle le principe de la mise en concurrence des travailleurs des pays d’origine et des travailleurs des pays d’accueil.
Les dérives et autres abus autour des travailleurs détachés confortent le désamour et la défiance de nos concitoyens à l’égard de l’Europe, de plus en plus perçue comme régressive et responsable, au moins en partie, de la crise et du déclin national.
Repenser le projet européen et reconstruire l’Union européenne passe par l’adoption d’un « traité social » porteur de valeurs et normes protectrices de nos travailleurs, socle d’une Europe sociale et démocratique libérée de la tutelle des marchés financiers, des dogmes du néolibéralisme et de l’orthodoxie budgétaire.
Nous, députés du Front de gauche, c’est à cette Europe-là que nous continuons à croire, c’est pour cette Europe-là que nous nous battons. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Falorni.
M. Olivier Falorni. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, concernant ce débat sur la question des travailleurs dits détachés, force est de constater que la directive européenne, qui fut initialement conçue comme un instrument de réponse au dumping salarial, ne remplit plus ses objectifs premiers. Elle a au contraire aggravé la situation.
La libre circulation des travailleurs est inscrite dans les traités, elle implique l’abolition de toutes les discriminations entre les travailleurs des États membres pour la rémunération, l’emploi et les autres conditions de travail. Malheureusement, le droit communautaire ne prévoit pas d’harmonisation des droits des travailleurs mobiles et n’envisage qu’une coordination des régimes juridiques internes. Il faut y remédier.
Alors que le contexte économique de l’Europe est caractérisé par la crise, un grand nombre de pays, notamment au Sud de l’Europe, sont touchés par un chômage de masse. La France n’est pas non plus épargnée et beaucoup d’entreprises ont recours à des travailleurs détachés, qui leur permettent de poursuivre leurs activités économiques à moindre coût.
En favorisant la prestation de services internationale sans avoir vu naître une réelle procédure de contrôle, la directive sur le détachement des travailleurs a permis à une fraude de se développer, de plus en plus de prestataires de services ayant pu employer des salariés low cost. Effarant, en effet, 150 000 à 300 000 salariés low cost seraient ainsi présents sur le territoire français, travaillant en particulier dans le BTP. Ce dernier concentrerait un peu plus de 40% de travailleurs détachés. Ces chiffres sont des estimations puisque les prestataires de services ne font pas forcément de déclaration préalable de détachement.
Les conditions actuelles de crise économique renforcent cette fraude en permettant à des prestataires économiques et à des entreprises de sous-payer leurs salariés pour un travail effectué en dehors de leurs frontières nationales. Comme il n’existe pas de salaire minimum pour certains pays, le dumping social est encore plus flagrant. Ainsi, des travailleurs détachés, engagés pour six mois au plus, peuvent toucher le salaire minimum français sans pour autant toucher les avantages sociaux qui devraient l’accompagner, puisque ces derniers restent fixés selon la législation de leur pays d’origine. C’est d’autant plus problématique que les charges sociales restent payées dans le pays d’origine, ce qui peut entraîner de très fortes différences de coût pour l’employeur.
Cette directive, imaginée afin de contrer le dumping social, a paradoxalement créé du dumping social : on retrouve des travailleurs détachés non déclarés souvent exploités, des prestations sociales impayées et des procédures de contrôle difficiles à appliquer, participant de fait à créer des situations de concurrence déloyale. Les syndicats ont annoncé avoir vu des feuilles de paie au taux horaire de 2,86 euros de l’heure avec plus de cinquante-cinq heures de travail par semaine. Et que dire des abattoirs de Gad, où les travailleurs roumains sont payés moins de 600 euros par mois ? Une telle situation ne peut pas durer.
Le travailleur low cost lui-même, véritable esclave moderne, est une autre victime de cette directive. Le très bon rapport de Mme Chantal Guittet, de M. Gilles Savary et de M. Michel Piron relève que ces travailleurs low cost, ignorant le plus souvent leurs droits, peuvent même être amenés à « dormir dans des hangars ou sur une simple paillasse, être nourris de boîtes de conserve pendant des semaines », des situations qui sont « loin d’être marginales » et qui se rapprochent parfois de dérives mafieuses.
Pour combler certaines des lacunes dénoncées, Bruxelles a donc soumis un nouveau projet de directive aux États membres en mars 2012. Ce nouveau projet est insuffisant, comme l’atteste d’ailleurs le mécontentement de plusieurs pays voisins à ce sujet.
Les pistes évoquées par les commissaires de notre Assemblée que sont la mise en place d’une carte européenne électronique du travailleur, une liste noire des sous-traitants et sociétés de services indélicats ou encore une agence européenne du travail mobile sont de très bonnes avancées à soutenir. La création d’une carte électronique du travailleur européen afin de contrôler plus facilement les salariés et les entreprises permettrait effectivement de réduire le dumping social puisque tout détachement serait enregistré et déclaré.
Nous avons également pris connaissance des grandes lignes du plan de lutte contre le travail illégal et le détachement abusif présenté par M. le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, le mercredi 27 novembre. Il faut effectivement, monsieur le ministre, renforcer les contrôles via l’inspection du travail et les autres services compétents de l’État, et prévenir la fraude avec le concours des partenaires sociaux.
Enfin, la mise en place d’un salaire minimum dans chaque État membre ne pourra que contribuer à la fin de ce dumping social.
En agissant plus fortement contre le dumping social, l’Union européenne pourrait également parer aux populismes nationaux qui gagnent du terrain, ces mêmes populismes qui traitent l’étranger ou le travailleur étranger en boucs émissaires responsables d’un chômage fort pour les nationaux. La France doit devenir auprès de Bruxelles le fer de lance du respect des droits des travailleurs étrangers et de la lutte contre les nationalismes et les xénophobies.
M. Richard Ferrand, rapporteur. Très bien !
M. Olivier Falorni. Alors que les populismes sont en constante augmentation et que l’esprit anti-européen gagne de plus en plus de monde, il est du devoir des pays membres de l’Union de ne pas se contenter de construire une Europe de l’économie mais de soutenir également une Europe sociale qui protège tous ses citoyens.
Le contexte de crise économique permet à certains acteurs politiques de tenir un discours défavorable aux étrangers, en montant les nationaux contre les travailleurs étrangers qui viendraient, je cite, « piquer le travail des nationaux », quand bien même il s’agit de travailleurs détachés qui retourneraient travailler dans leur pays une fois leurs contrats terminés.
Pour le groupe RRDP, l’Europe doit aussi être plus sociale et plus solidaire, porter plus fortement ses convictions, qui consistent à protéger les plus faibles, et ce plus encore en ces temps de crise. C’est pourquoi nous devons nous engager afin que cette directive européenne aille dans le sens de plus de justice sociale et de plus de justice dans le travail. Inviter la Commission à réfléchir plus profondément à la protection des travailleurs détachés, à leurs droits et conditions de travail ne peut qu’être bénéfique. Plusieurs autres pays de l’Union européenne sont confrontés aux mêmes problèmes et ont également décidé de le prendre en main. Unissons nos efforts afin de donner plus de force et de poids aux propositions que nous porterons à Bruxelles.
Je terminerai mon intervention en abordant un point de la résolution qui exclut, je cite, « le secteur agricole du fait de sa faible capacité administrative à procéder à des vérifications aussi complexes pour des opérations limitées dans le temps ». Je pense qu’il nous faudra prendre les mesures nécessaires afin d’éviter là aussi une distorsion importante et empêcher que le dumping social se renforce dans le secteur agricole, lui aussi concerné par le détachement du travailleur.
M. Marc Le Fur. Plus que d’autres !
M. Olivier Falorni. Je pense, mes chers collègues, que ce débat permettra de dégager un consensus sur les futures actions à entreprendre afin de faire cesser ces abus et ces fraudes dans le détachement de travailleurs et de mettre fin à un dumping social créé, paradoxalement, par une directive européenne qui devait justement lutter contre le dumping social. (Applaudissements sur les bancs des groupe SRC et GDR.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marietta Karamanli.
Mme Marietta Karamanli. Monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires européennes, madame, messieurs les rapporteurs, chers collègues, je souhaite aborder l’enjeu de cette résolution en rappelant tout d’abord que l’exécution de la directive sur le détachement des travailleurs donne lieu à des abus. Le cadre juridique actuel peut être amélioré. La lutte contre les abus répond à une logique économique et justifie des initiatives politiques.
L’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne consacre le principe selon lequel les États membres doivent garantir la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union. Cette liberté implique le droit, pour un prestataire établi dans un État membre, de détacher temporairement des travailleurs dans un autre État membre afin qu’ils y participent à la réalisation d’une prestation.
Cette liberté, dans un contexte de concurrence entre États de l’Union et de déséquilibre entre les économies de ces derniers, notamment en termes de compétitivité et de niveau de vie, conduit à des abus qu’il convient de corriger. Les principes retenus par le projet de directive d’application sont, d’une part, de ne pas rouvrir la discussion sur la directive de 1996 et de maintenir le droit existant, et, d’autre part, de circonscrire les menaces qui pèsent sur une application loyale du principe.
Elle comporte plusieurs axes. En particulier, l’Union européenne devra s’assurer du caractère temporaire du détachement, sur la base d’éléments d’appréciation indicatifs, renforcer l’accès à l’information des travailleurs détachés, et créer les conditions d’une coopération administrative plus efficace et systématique entre les États membres. Ces axes constituent autant d’opportunités de faire progresser le droit européen en la matière.
Parallèlement, la proposition de résolution comporte plusieurs recommandations visant à améliorer l’efficacité du projet. Elle propose de mieux suivre le marché du travail des salariés en mobilité dans l’Union, notamment par la création d’une agence dédiée. Elle vise à donner plus de droits aux salariés concernés en leur reconnaissant la qualité de travailleurs européens, via une carte leur accordant ce statut. Enfin, elle souhaite que la solidarité des donneurs d’ordre et des entreprises prestataires soit mieux reconnue et leur responsabilité solidaire plus aisément mise en cause.
La directive 96/71 du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs précise bien que les règles minimales en vigueur dans le pays d’accueil doivent s’appliquer aux travailleurs détachés. Ce noyau dur est donc censé garantir à ces travailleurs, pendant leur détachement, le droit au bénéfice des règles protectrices de l’État membre d’accueil, qu’elles soient de nature législative ou conventionnelle. Il s’agit notamment des règles relatives au temps de travail, aux congés, au taux de salaire minimum, à la sécurité, à la santé au travail, ou au travail intérimaire.
Toutefois, la Cour de justice de l’Union européenne a paru, par plusieurs arrêts, remettre en cause la portée de la règle posée. Au-delà des commentaires et des interprétations, je pense que la meilleure réponse à une intégration par des juges faisant prévaloir les règles économiques de la seule concurrence, est que l’Union légifère plus et mieux dans le domaine de la cohésion sociale et du droit du travail.
M. Richard Ferrand. Absolument !
Mme Marietta Karamanli. Malgré les progrès qu’esquisse le projet de directive d’application, certaines interrogations subsistent, que la proposition de résolution pointe bien. La définition de critères indicatifs pour déterminer si une entreprise est réellement prestataire et si un travailleur détaché exerce provisoirement ses activités dans un autre État membre renvoie à une possible interprétation État par État des critères les moins contraignants. Il conviendra donc que la Commission soit attentive à cette question et évalue les risques liés à des interprétations trop divergentes.
De même, en l’absence d’un principe de responsabilité solidaire tel que le propose la résolution, une entreprise pourrait facilement se soustraire aux règlements nationaux ou aux normes des conditions de travail établies par conventions collectives, en créant des réseaux et entrelacs de sous-traitants.
Enfin, l’intérêt des syndicats à défendre les droits des travailleurs détachés et à faire prévaloir le respect des obligations fixées par la directive doit s’entendre comme ayant un objet d’ordre public social, afin de permettre une action en soutien des travailleurs détachés sans accord explicite de l’un d’entre eux.
Je conclurai en évoquant les initiatives à prendre. L’application aux travailleurs détachés des règles du droit social du pays d’accueil résulte du constat économique que la rémunération et les droits ne sont pas seulement le reflet de la valeur du travailleur mais sont associés à une productivité collective. Je pense qu’une meilleure exécution de la directive doit répondre à cette préoccupation, trop souvent perdue de vue du fait d’une certaine myopie économique selon laquelle, si on laissait faire le marché, chacun serait rémunéré selon sa valeur. La productivité et sa juste rémunération nécessitent une régulation adaptée et intelligente tenant compte du contexte économique et social. Des initiatives politiques doivent donc être prises. Il faut absolument soutenir et voter aujourd’hui cette proposition de résolution et, demain, aller encore plus loin pour une autre Europe. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et RRDP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Marc Le Fur.
M. Richard Ferrand, rapporteur. Le bonnet !
M. Marc Le Fur. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires européennes, madame, messieurs les rapporteurs, chers collègues, je souhaite saisir l’occasion de ce débat pour dénoncer un véritable dumping social. On peut même parler d’esclavage moderne. Aujourd’hui un secteur, plus que les autres, est victime de ce dumping : celui de l’agroalimentaire, et particulièrement de l’abattage-découpe.
Vous le savez, la Bretagne connaît aujourd’hui une crise sans précédent, et les défaillances d’entreprises dans le secteur de l’agroalimentaire résultent pour une grande part de la concurrence allemande. Le cas de Gad est à l’esprit de beaucoup d’entre nous. Voilà une belle entreprise qui est très clairement victime de concurrence déloyale.
L’Allemagne a pu, en quelques années, prendre dans l’industrie agroalimentaire une place qui n’était pas la sienne jusqu’à présent. Quelques éléments très simples : il y a dix ans, l’Allemagne assurait 85 % de sa consommation en production porcine, contre 140 % aujourd’hui ; il y a dix ans, l’Allemagne était à quarante millions de porcs abattus, elle en abat désormais 60 millions.
M. Philip Cordery. Vous n’avez rien fait pendant dix ans !
M. Richard Ferrand, rapporteur. Vous avez laissé faire !
M. Marc Le Fur. C’est vrai que nous avons, nous autres, été engoncés dans de multiples réglementations, en particulier environnementales. La France, il y a dix ans, était à vingt-cinq millions de porcs abattus, majoritairement en Bretagne, et nous sommes aujourd’hui à vingt-trois millions. Le ministre de l’agriculture évoque de nouveau un objectif de 25 millions ; j’espère que nous saurons y revenir.
Voilà l’évolution des chiffres en quelques années. Dès le mois d’octobre 2009, le comité régional porcin et les abatteurs bretons ont dénoncé cette situation. Ils ont d’ailleurs introduit une plainte devant les instances européennes. Depuis quelques mois, cette affaire a pris un tour tout à fait considérable. Je voudrais, mes chers collègues, que chacun mesure les difficultés. Elles ne sont pas spécifiques à l’abattage-découpe. J’évoquerai quelques exemples dans le domaine du légume, exemples qui m’ont été indiqués par des spécialistes de Saint-Pol-de-Léon et de Paimpol, connaissant parfaitement ces questions.
Tout cela se passe à quelques encablures de notre frontière, dans le Palatinat. L’entreprise Sahler à Dannstadt, sur 650 hectares, emploie cinq cents saisonniers en été, cent en hiver, pour une production de radis, de poireaux, de céleris, de carottes, autant de produits qui nous concurrencent : les conditions y sont devenues tellement exigeantes que les Polonais sont partis et ont été remplacés par des Roumains et des Biélorusses.
Autre exemple, toujours dans le Palatinat, à quelques kilomètres de la France, l’entreprise Geil à Harthausen, spécialisée dans le bio – cela vous intéressera, madame la présidente de la commission : 650 hectares, 450 saisonniers, produit toutes sortes de de légumes, et ses salariés travaillent entre douze et quatorze heures par jour.
Dernier exemple, toujours dans le Palatinat, à quelques kilomètres de la France : l’entreprise Renner qui, il y a encore dix ans, était spécialisée dans les céréales et les betteraves à sucre, et qui désormais, sur 1 300 hectares, a plus de 500 salariés, dont 90 % de Roumains. Ces salariés sont payés entre cinq et six euros de l’heure.
De même, on mesure les difficultés dans la filière porcine. En Bretagne, le coût différentiel est estimé autour de cinq euros par porc. Quand on sait que la marge de nos entreprises – pour celles qui réalisent encore des marges – est de l’ordre d’un euro par porc, la différence pour la Bretagne est de 75 millions d’euros chaque année. Ces cinq euros permettent aux Allemands, non seulement de soutenir leurs éleveurs, mais aussi d’être plus compétitifs sur les marchés et de financer la modernisation de leurs infrastructures.
Mesurez bien que, dans certaines entreprises d’abattage, c’est près de 90 % des salariés qui sont des étrangers. L’entreprise Tönnies, qui est peut-être celle qui a lancé ce « modèle » outre-Rhin, salarie à Rheda-Wiedenbrück 2 200 salariés, dont 90 % sont des Européens de l’Est.
M. Richard Ferrand. C’est ça, le modèle allemand !
M. Philip Cordery. Et vous avez laissé faire !
M. Marc Le Fur. Dans l’entreprise néerlandaise VION, qui a beaucoup d’installations en Allemagne, ce sont près de 50 % des salariés qui sont d’origine est-européenne.
Voilà les éléments qu’il faut que nous dénoncions, notamment ces 310 000 salariés travailleurs détachés en Allemagne. Pourquoi l’agroalimentaire souffre-t-il plus que d’autres secteurs ? C’est qu’il comporte des tâches non mécanisables qui exigent une main d’œuvre souvent mal payée, hélas. On ne connaît pas la même situation dans les productions céréalières ou laitières, du fait de la forte mécanisation. Par conséquent, et le rapport le dit clairement, l’Allemagne est en train de prendre toute la part du marché européen dans l’abattage, au détriment des abattoirs belges, danois, hollandais ou bretons. Ceci n’est pas spécifique à l’abattage, puisque le problème atteint également les secteurs du bâtiment et du transport. Comment réagir ? Plusieurs réactions sont possibles. Il y a celle des Danois, qui ont pris le parti d’abandonner l’abattage. Ils sont très près des grands lieux d’abattage allemands et l’entreprise Danish Crown, le leader danois dans ce domaine, a décidé de concentrer sa production, et en particulier les naissances des porcs, au Danemark et de les faire abattre de l’autre côté de leur frontière. À l’autre extrémité se trouve l’exemple des Belges, qu’il faut saluer, puisqu’ils ont su dénoncer cette situation et porter plainte. Pourquoi notre gouvernement n’accompagnerait-il pas le gouvernement belge dans sa démarche ?
En France, la situation est particulièrement compliquée. Si j’ai évoqué le cas de l’entreprise Gad, c’est toute la Bretagne qui est gravement touchée, puisque la région concentre 60 % de la production porcine française. Que faut-il faire ? Il ne faut surtout pas rajouter de contraintes à la production française et chacun doit bien mesurer combien l’écotaxe est une question sensible. Nous étions 30 000 samedi dernier à Carhaix, avec nos bonnets rouges… Vous connaissez Carhaix, monsieur Ferrand !
M. Richard Ferrand, rapporteur. C’est mon pays !
M. Marc Le Fur. Et pourtant, vous n’y étiez pas !
M. Richard Ferrand, rapporteur. J’y étais, mais pas avec vous ! Je n’ai pas de mauvaises fréquentations.
M. Marc Le Fur. Vous avez eu tort, car il y avait là des ouvriers, des paysans, des chefs d’entreprise, qui protestaient devant les nouvelles contraintes imposées à une production qui en subit déjà beaucoup.
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Ah, la démagogie !
M. Marc Le Fur. Nous avons tout entendu sur l’écotaxe vendredi : le ministre de l’agriculture nous expliquait que l’écotaxe s’appliquerait au 1er janvier 2015, puis le Premier ministre a dit exactement l’inverse.
M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Et les travailleurs détachés ?
M. Marc Le Fur. Il faut se donner les moyens de se défendre. L’une des mesures que je préconise, et qui d’ailleurs semble avoir l’aval de M. Hamon, c’est celle de l’étiquetage des produits nationaux…
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Ce sera compliqué pour les travailleurs détachés !
M. Marc Le Fur. …de façon à ce que nous puissions dire « Ceci est produit en France », non seulement parce que ce serait produit en France, mais également parce que ce serait produit en France dans des conditions respectueuses d’un cadre social minimal, et non pas importé d’Allemagne ou d’ailleurs. Il faut que nous fassions des progrès sur cette question et que nous tentions de les exiger de l’Europe. Mais si l’Europe n’avance pas, il faut que nous sachions oser et prendre des mesures nationales spécifiques, car la situation l’exige.
Il faut également que nos amis allemands fassent des progrès s’agissant du SMIC. Nous avons vu qu’un certain nombre de mesures sont en cours, mais quelques questions demeurent auxquelles vous pourriez peut-être répondre, monsieur le ministre. Quel est le montant du futur SMIC allemand ? On entend parler de 8,50 euros de l’heure, quand nous sommes en France à 9,43 euros de l’heure en brut. Quand ces mesures seront-elles prises et quand s’appliqueront-elles en termes de charges ? Vous comprenez bien qu’il faut que le SMIC évolue, mais aussi les charges. Voilà autant d’éléments concrets et précis sur lesquels il faut que nous évoluions. Monsieur le ministre, un propos m’a inquiété et continue de le faire : on me dit que les évolutions plus contraignantes de la directive ne concerneraient pas l’agriculture. J’espère qu’il n’en est rien, car l’agriculture est particulièrement touchée par la concurrence déloyale des Allemands, comme mes exemples précédents l’ont prouvé.
Voilà, mes chers collègues, ce que je tenais à vous dire,…
M. Philip Cordery. Quel aveu d’impuissance !
M. Marc Le Fur. …car la situation, tout au moins sur une partie de notre territoire, est devenue particulièrement grave et inquiétante : elle exige des mesures fortes et un propos fort de notre gouvernement. Ce qui est en jeu aussi, comme Pierre Lequiller l’a dit à sa façon, c’est la conception que nous nous faisons de l’Europe. Elle est née au temps de De Gaulle et d’Adenauer d’un compromis entre la France et l’Allemagne. Un pays, l’Allemagne, prenait un certain leadership dans le domaine industriel et nous, nous conservions une relative première place dans les domaines agricole et agroalimentaire. Il est à craindre que ce leadership allemand gagne également ces derniers domaines.
M. Philip Cordery, rapporteur. Cinq années de suivisme !
M. Marc Le Fur. C’est donc tout un équilibre qui est remis en cause et qui, de ce fait, est extrêmement redoutable pour notre conception de l’Europe et son devenir. Mes chers collègues, ne nous trompons pas de débat, car celui-ci est essentiel. Il y va de l’intérêt de bon nombre de salariés, qui ont compris qu’en France on mettait des boulets à ceux qui voulaient travailler, investir ou créer, quand dans d’autres pays, on s’affranchissait à l’excès de règles minimales. (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et UDI.)
M. Philip Cordery. Ce n’était pas brillant !
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Assurément !
M. le président. La parole est à Mme Marion Maréchal-Le Pen.
Mme Marion Maréchal-Le Pen. Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, concernant la directive sur le détachement des travailleurs, le ministre du travail a parlé d’un système massivement détourné, d’exploitation des travailleurs, de concurrence déloyale aux conséquences extrêmement graves. Quel cynisme ! À quelques mois des élections droite et gauche, vous pleurez sur un système que vous avez pensé, défendu et organisé. Une fois de plus, vous pointez du doigt la seule responsabilité de l’Union européenne pour mieux vous disculper. Au niveau européen, vous avez pourtant chaque fois accompagné avec enthousiasme toujours plus de libéralisme, de libre circulation des travailleurs, des capitaux et des marchandises. Vous avez livré nos entreprises françaises à la concurrence déloyale du monde entier, riant au nez des ringards qui défendent le protectionnisme et traitant de « néo-cons », pour reprendre la une d’un grand journal cette semaine, tous ceux qui s’opposaient au merveilleux progrès du monde globalisé que vous appelez de vos voeux.
M. Richard Ferrand, rapporteur. Il y a des cons anciens aussi !
Mme Marion Maréchal-Le Pen. Par votre faute, les délocalisations se multiplient inexorablement dans de nombreux secteurs : l’automobile, l’industrie et aujourd’hui les services. Toute honte bue, vous avez l’outrecuidance de vous féliciter d’une supposée baisse du chômage. Je pense que les milliers de Français que vous jetez chaque jour dans la précarité apprécieront que vous affirmiez, avec un grand sourire à la télévision, que tout va bien, madame la marquise. Il est vrai qu’il est tellement plus important d’organiser de grands concerts parisiens avec show-biz et paillettes pour lutter contre le racisme quand les Français se demandent comment ils vont pouvoir finir leur mois !
Avec cette directive, l’Union européenne a permis une délocalisation inversée pour les secteurs non délocalisables. Elle permet à un employeur de recruter pour un temps donné une personne envoyée spécialement d’un autre État membre tout en versant uniquement les charges sociales de son pays d’origine. Or la France a, au sein de l’Union européenne, le taux le plus élevé de charges sociales rapportées au salaire. Ajoutez à cela le fait que notre salaire minimum est l’un des plus élevés et que plusieurs de nos partenaires n’en ont pas, il ne fallait pas être Mme Irma…
M. Richard Ferrand, rapporteur. Il faudrait le baisser, c’est cela ?
M. Philip Cordery. Vous ne voulez plus de salaire minimum ?
Mme Marion Maréchal-Le Pen. …pour anticiper que la directive « détachement » était un arrêt de mort pour le rapport compétitivité-coût de nos entreprises. Les conséquences sont connues : les entreprises employant des étrangers non résidents gagnent des marchés au détriment de nos entreprises, qui n’ont d’autres choix que de licencier. C’est la prime à l’embauche étrangère et au chômage français ! N’en déplaise à certains collègues, j’assume le fait de défendre d’abord le travail des Français en France. Traitez-moi de xénophobe si vous le souhaitez, mais il me semble que cette position est la moindre des choses pour un homme politique français.
Cette directive génère surtout de très nombreux abus, essentiellement via des entreprises en forme de coquilles vides, qui installent un siège dans un autre pays de l’Union, où salaires et charges sociales sont moins élevés, pour pouvoir recruter du personnel qui sera détaché en France. Le phénomène a pris une ampleur considérable ces dernières années.
Mme Chantal Guittet, rapporteure. Il ne faut pas oublier que la France détache également beaucoup de travailleurs !
Mme Marion Maréchal-Le Pen. D’après le rapport du sénateur communiste Éric Bocquet, il y aurait en France près de 300 000 travailleurs détachés illégalement. Leur nombre a progressé d’environ 30 % par an depuis 2006. Certains pays abusent de ce système. Il faut citer le cas de l’Allemagne, en particulier dans l’agriculture, puisque 90 % des personnes travaillant chez le leader allemand de l’abattage venaient en 2010 des pays de l’est. L’Allemagne a ainsi augmenté de 550 % ses exportations de pièces de porc désossées ces dix dernières années, contre 20 % pour la France. Mais le mécanisme joue aussi à plein dans le bâtiment au profit des entreprises employant des travailleurs espagnols ou portugais ou dans le transport avec les routiers polonais.
Le détachement a favorisé la précarisation des employés, en incitant à la non-déclaration des accidents du travail, au non-paiement des heures supplémentaires ou au dépassement de la durée légale du travail. Vous tentez de nous faire croire aujourd’hui que vous renégocierez cette directive,…
M. Philip Cordery. Mais oui !
Mme Marion Maréchal-Le Pen. …mais vous savez bien que nos voisins, en particulier les Anglais et les pays de l’est, ne lâcheront jamais le bénéfice qu’ils tirent de ce système. La crise actuelle est précisément due à votre silence sur ce sujet depuis 1996 et à l’élargissement totalement irresponsable à l’est que vous avez encouragé et voté. La directive ne prévoyait même pas de garde-fou contre les entreprises fictives. Il apparaissait pourtant évident qu’un détachement présuppose une activité réelle dans le pays d’origine. Quel crédit donner à M. Sapin lorsqu’il menace d’envoyer l’inspection du travail, alors qu’on dénombrait moins de 2 000 contrôles en 2011 pour plusieurs centaines de milliers de travailleurs détachés ?
M. Richard Ferrand, rapporteur. Un peu de respect tout de même !
Mme Marion Maréchal-Le Pen. Pour faire patienter les chefs d’entreprise étranglés par la concurrence, vous leur promettez une harmonisation fiscale et sociale européenne. Or cela est impossible au vu de l’hétérogénéité des économies structurelles des pays membres, à moins de signer l’arrêt de mort de notre système de protection sociale. Dans ce cas, ayez le courage de le dire aux Français ! Vous vouliez organiser une libre circulation des travailleurs en Europe, vous avez organisé la concurrence déloyale et la fraude, et demain un standard de protection sociale des travailleurs au rabais. Le Front national demande l’abrogation pure et simple de la directive sur le détachement des travailleurs au sein de l’Union européenne.
M. Philip Cordery. C’est n’importe quoi ! Cela créera encore plus de dumping social ! Vous ne comprenez pas la question.
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Comme d’habitude ! Et c’est aussi le même baratin !
Mme Marion Maréchal-Le Pen. La seule façon de stopper cette machine de destruction massive de l’emploi est de rompre avec la politique de libre-échange de l’Union européenne et de défendre la remise en place de frontières économiques. (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.) Le seul mérite de ce rapport est que vous y admettez vos erreurs. Peut-être un jour irez-vous au bout de votre logique et avouerez-vous que l’immigration massive est aussi une façon d’organiser un dumping social et une déflation salariale. (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.)
M. Richard Ferrand, rapporteur. Cela n’a rien à voir !
M. le président. Merci, madame Maréchal-Le Pen, votre temps de parole est écoulé.
Mme Marion Maréchal-Le Pen. Mais j’ai bien compris que votre seul objectif était de lutter contre le populisme, entendons le Front National dans votre bouche, plutôt que de défendre les travailleurs français.
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Pauvre petite fille riche !
Mme Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales. C’était vraiment cinq minutes de trop !
M. le président. La parole est à M. Jacques Cresta.
M. Jacques Cresta. Madame la présidente, monsieur le ministre, mesdames les présidentes de commission, mes chers collègues, je ne vous apprends rien : nos entreprises éprouvent de grandes difficultés pour pérenniser leur activité face à l’arrivée de sociétés et de travailleurs étrangers pour lesquels les salaires et les contributions sociales acquittées sont généralement moins élevés. La directive de 1996 prévoit que le versement des cotisations au titre de l’activité professionnelle d’un salarié détaché dans un État de l’Union s’effectue dans son pays d’origine, générant des pertes pour la Sécurité sociale et des distorsions de concurrence. De plus, les fédérations syndicales européennes nous font part d’une multiplication des pratiques de contournement des réglementations visant à garantir les droits des travailleurs détachés temporairement, en particulier dans le secteur du bâtiment.
C’est ce secteur du bâtiment et des travaux publics qui m’a, à l’origine, sensibilisé à ces questions. Il existe en effet un réel problème de concurrence déloyale exercée par les entreprises espagnoles du bâtiment et des travaux publics en Languedoc-Roussillon. Dans un contexte particulièrement tendu, notamment dans un département frontalier comme le mien, les Pyrénées-Orientales, avec une baisse d’activité importante constatée dans la région depuis 2007, les entreprises locales doivent affronter par ailleurs des concurrents étrangers faisant des offres anormalement basses. Selon la Fédération nationale des travaux publics, plus de 6 000 emplois seraient menacés par une concurrence étrangère déloyale et de nombreuses entreprises des Pyrénées-Orientales sont au bord du dépôt de bilan.
Face à la diversité et à l’amplification de ces pratiques frauduleuses, l’Union doit garantir le respect de l’acquis communautaire dans le domaine social et le protéger. Il s’agit entre autres de rendre expressément obligatoire pour tous les employeurs de fournir transport, nourriture et logement à cette catégorie de travailleurs ou encore de faciliter les contrôles d’un État membre à l’autre. L’excellent rapport de nos collègues Gilles Savary, Chantal Guittet et Michel Piron montre bien l’insuffisance du cadre normatif européen pour lutter contre les dérives de ce système et les menaces qui pèsent sur des secteurs professionnels comme le BTP.
Monsieur le ministre, le 23 octobre dernier, lors des questions au Gouvernement, vous avez rappelé l’engagement fort du gouvernement français contre les usages frauduleux de la directive « détachement » et contre le dumping social. La position de la Commission européenne sur ce sujet n’est assurément pas la bonne et c’est bien d’une nouvelle directive de lutte contre le dumping social que nous avons besoin. Nos entreprises et nos citoyens ne peuvent se satisfaire d’une directive d’application qui aurait tout d’une rustine. Sur ces sujets, vous savez que la représentation nationale est à vos côtés, même si, parfois, sur les bancs de l’opposition, j’entends des propos contradictoires et oublieux des responsabilités passées, voire des propos de seule dénonciation sans l’ombre d’une esquisse de solution. Notre proposition de résolution européenne relative à cette directive d’application de la directive « détachement » a bien été adoptée par tous les groupes l’été dernier. Sur ce sujet, il ne doit pas y avoir de posture : la France, son gouvernement et son parlement doivent parler d’une seule voix et marteler notre position de fermeté, à la fois sur la liste ouverte des documents exigibles pour les contrôles et sur l’introduction de la clause de responsabilité solidaire des prestataires de services qui détachent du personnel.
En conclusion, je profite de la présence du ministre pour l’interroger sur une préoccupation forte dans mon département, toujours en rapport avec notre sujet : les moyens alloués aux agents de la DIRECCTE pour effectuer leurs contrôles, en particulier sur les chantiers du bâtiment. La DIRECCTE du Languedoc-Roussillon a pu constater, sur une période de deux mois, que la concurrence exercée par les entreprises espagnoles du BTP était la plupart du temps déloyale. Dans un communiqué de presse en date du 17 juillet dernier, elle indiquait que sur 121 entreprises contrôlées, plus de quatre-vingts étaient en infraction au titre de détachements irréguliers. Le désarroi des agents de la DIRECCTE tient aussi à l’inefficacité des procès-verbaux dressés, car les sanctions interviennent souvent quatre à huit mois après la constatation de l’infraction. Ne serait-il pas possible monsieur le ministre, de modifier notre droit national afin que lors du procès-verbal, une amende puisse être dressée et payée immédiatement par l’entreprise en infraction, les inspecteurs du travail pouvant se faire accompagner par des agents de la PAF dans cette mission ?
Vous agissez à l’échelle européenne, monsieur le ministre, pour faire avancer la question des détachements, mais nous ne devons pas nous priver de leviers nationaux dissuasifs qui peuvent limiter une fraude aujourd’hui trop souvent à l’œuvre. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. Jean-Patrick Gille. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Chabanne.
Mme Nathalie Chabanne. Madame la présidente, monsieur le ministre, mesdames les présidentes de commission, mes chers collègues, rappelons-nous ce qu’est l’Europe, rappelons-nous que les objectifs qui ont guidé la construction de l’Union européenne sont fondés d’abord sur les valeurs communes aux États membres : l’Union se fonde sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, d’État de droit ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités.
Dans le débat que nous avons amorcé cet après-midi, il me paraît donc fondamental de prendre en compte la dimension de dignité humaine. Mais y en a-t-il quand des ouvriers venus d’un pays tiers se font exploiter pendant plusieurs semaines, parfois des mois, parfois des années en France ? Est-ce qu’il y a de la dignité humaine quand des réseaux d’entreprises s’organisent pour mettre sous pression la main-d’œuvre et lui faire accepter des salaires absolument indécents, au risque de limiter ses moyens de subsistance ? Ne pourrait-on pas appeler le fait que des intermédiaires se coalisent pour précariser – c’est un euphémisme – des travailleurs européens, clairement de l’esclavage moderne ?
Nous connaissons les systèmes frauduleux existants. Nous savons que certains font miroiter à des travailleurs des salaires mirobolants dès lors qu’ils acceptent de travailler en France par exemple, mais qu’une fois sur le territoire, ceux-là découvrent qu’ils sont travailleurs indépendants, mais de faux travailleurs indépendants et sous-rémunérés par leur employeur, à l’instar de ce qui s’est passé sur le chantier de Flamanville. Transportés, hébergés, surveillés, nous savons qu’ils sont à la merci des besoins du client final, comme l’Allemagne l’a découvert à ses dépens ces derniers temps avec le géant mondial de la vente de livres sur internet.
Ils sont nombreux, chercheurs, associations, journalistes et représentants politiques, à avoir montré les abus existants dans le cadre de la législation actuelle. Je n’ai jamais entendu personne remettre en cause les propos qui dénoncent cette situation : c’est donc qu’il doit y avoir un consensus pour reconnaître ces faits. Admirez le résultat : notre propre législation européenne ne suffit plus à protéger les travailleurs. Ne trouvez-vous pas qu’elle est mise à mal et dénigrée ? Sommes-nous d’accord sur le fait que ces fraudes, telles que sociétés boîte aux lettres, faux statuts d’indépendants, non-respect des droits des travailleurs, génèrent du dumping social ? Sommes-nous d’accord, oui ou non, avec le fait que ce sont les travailleurs européens qui sont les premiers à souffrir de cette situation et pour reconnaître que la dignité humaine est en jeu dans ce débat, que ce sont donc les valeurs mêmes de l’Union européenne qu’il s’agit de défendre ici ? Oui, nous sommes d’accord ! Le débat de ce soir montre que nous le sommes tous pour dénoncer cette situation.
Mais alors donnons-nous les moyens de lutter contre ceux qui profitent de ce système ! Les intermédiaires et les entreprises fictives, en plus de remettre en cause la dignité humaine sur notre propre territoire, fragilisent notre système social ! Tout le monde sort appauvrit d’une telle situation : État, salariés, ménages et régimes de Sécurité sociale.
Maintenant la question est de savoir comment faire pour trouver le point d’équilibre entre le respect de la mobilité des travailleurs et le respect des droits sociaux. À terme, il faudra nous poser la question de la convergence de nos systèmes sociaux. Nous devrons harmoniser les systèmes de protection sociale, harmoniser les salaires et les conditions de travail. À terme, il n’y a que cette réponse politique, structurelle et ambitieuse qui permettra de lutter contre les abus que nous évoquons.
Mais c’est dès à présent qu’il faut agir. Félicitons le Gouvernement d’être le premier à se saisir de cette question et de vouloir réorienter la politique européenne quand celle-ci connaît des effets pervers. La situation a empiré depuis trop longtemps sans que personne ne fasse rien, sans que personne ne se préoccupe ni des conditions des travailleurs détachés, ni du sentiment anti-européen que cela peut entraîner chez nos concitoyens. Soulignons donc le courage de notre gouvernement qui, le 9 décembre, aura trois objectifs à faire partager à nos partenaires européens : réglementation, contrôle, sanction. Il faudra renforcer la réglementation, par exemple responsabiliser le donneur d’ordre, augmenter la transparence de l’activité des entreprises, établir une liste noire des entreprises et des prestataires de services indélicats. Il faudra aussi renforcer le contrôle, que ce soit avec une entité européenne indépendante ou avec un renfort de l’inspection du travail déjà existante dans les pays membres ; il faudra en tout cas une meilleure coopération entre les pays européens pour lutter contre les filières que nous dénonçons ici. Enfin, il faudra sanctionner plus sévèrement car nous ne pouvons laisser certains transgresser les règles établies et porter atteinte aux droits et à la dignité de l’homme.
Voilà les trois points sur lesquels nous devrons convaincre nos partenaires européens. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Laurent Wauquiez.
M. Philip Cordery. Encore un qui va dire qu’il n’a rien vu pendant cinq ans !
M. Laurent Wauquiez. Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, s’agissant des travailleurs détachés, l’intérêt de la majorité comme de l’opposition est d’avancer sur un sujet sur lequel la France tente depuis maintenant un certain nombre d’années de faire progresser les choses.
M. Philip Cordery. Il n’y a pas eu grand-chose de fait !
M. Laurent Wauquiez. La question n’est donc pas d’essayer de s’interroger pour savoir comment remédier aux difficultés actuelles en fonction de l’approche politicienne de tel ou tel, et j’espère que les petits esprits éviteront de s’engager dans cette voie, mais plutôt de voir comment la France peut, collectivement, défendre une position intelligente sur un sujet devenu l’incarnation de toutes les dérives de l’Union européenne. Les exemples sont à cet égard malheureusement nombreux et nous en avons tous en tête : celui de la Bretagne est le plus cinglant, avec l’effondrement d’une partie de notre tissu industriel, notamment agroalimentaire. Nous avons tous aussi de nombreux exemples d’artisans qui sont soumis à des situations de concurrence illégale et difficile à maîtriser. Dans mon département, un certain nombre d’officines démarchent directement des entreprises du bâtiment pour leur proposer en intérim des travailleurs polonais ou roumains à bas coût, ce que l’on appelle du travail low cost.
Cette situation provient d’une directive qui s’est avérée malheureusement l’incarnation d’une dérive européenne fondamentale,…
M. Marc Le Fur. Tout à fait !
M. Laurent Wauquiez. …et je pense que poser ainsi le débat est plus intéressant qu’une approche médiocre. Il s’agit d’une dérive européenne qui part, Marc Le Fur l’a très bien montré dans son intervention, d’une bonne intention, à savoir le principe de libre circulation et celui de libre construction de l’espace européen. Mais ensuite, tout a dérivé, avec une Commission qui anticipe mal, qui n’écoute pas les retours de plusieurs États membres et ne met pas en place des règles qui permettraient à cette directive de fonctionner de façon fluide. On est dans un cadre de prestations de services minimal qui s’établit autour d’un noyau dur, les règles du pays d’accueil telles que salaire minimum, congés payés ou temps de travail, mais avec des possibilités de contrôle quasi-impossibles, ce qui rend ce noyau dur purement virtuel. D’autre part, en matière de charges sociales, la législation du pays d’origine s’applique, ce qui reste incompréhensible alors que cela crée une situation de dumping liée à des différentiels de charges pouvant aller jusqu’à 30 %.
On aboutit donc à ce qu’aujourd’hui, de façon structurelle, certains pays en compétition avec la France, je pense notamment à l’Allemagne, se sont arrangés pour utiliser la directive sur les travailleurs détachés afin d’en faire un outil compétitif supplémentaire, en particulier dans le secteur agroalimentaire.
M. Marc Le Fur. Exactement !
M. Laurent Wauquiez. Voilà comment l’Europe, partant d’une bonne idée, finit par se perdre totalement en chemin et à opposer les pays les uns aux autres, chacun adoptant un modèle compétitif avec une absence totale de solidarité à l’égard de ses partenaires, et voilà comment l’Europe est minée régulièrement sur le terrain : nous en avons tous des exemples sur nos chantiers ou sur nos marchés publics, avec des ouvriers certes européens, mais qui viennent pratiquer une concurrence déloyale qui n’aboutit, à l’arrivée, qu’à faire germer les extrêmes et le rejet de l’Union européenne.
M. Philip Cordery. Vous avez été ministre de quoi ?
M. Laurent Wauquiez. Mon cher ami, vous apprendrez, ce qui vous permettra peut-être d’adopter sur ce sujet une position plus élevée et ainsi plus susceptible de ralliement, que la France évoque cette affaire de façon récurrente et que si le gouvernement actuel, et je m’en réjouis, peut avancer, c’est parce qu’il y a eu un travail auparavant. Vous apprendrez aussi que s’agissant de l’Europe, chaque pas a été précédé par des pas précédents et que, de temps en temps, il ne vous est pas interdit d’essayer de sortir d’une approche absolument cloisonnée et de comprendre que la situation actuelle de l’agroalimentaire, qui n’est pas due, loin s’en faut, uniquement à celle des travailleurs détachés, devraient vous inciter à un peu plus de modestie. (Exclamations et rires sur les bancs du groupe SRC.)
Mme Catherine Lemorton, présidente de la commission des affaires sociales. Cela vous va bien !
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. C’est de l’autocritique cachée !
M. Laurent Wauquiez. Depuis 2006, le nombre officiel de travailleurs détachés en France a été multiplié par quatre, passant de 28 000 à plus de 200 000 travailleurs détachés, le ministère du travail reconnaissant lui-même au total 300 000 salariés low cost. Vous pouvez interroger votre propre ministre, mes chers collègues, pour lui demander ce qu’il a fait en termes de contrôle face à cette inflation. Une telle évolution équivaut de fait à une absence de contrôle particulièrement inquiétante. Ces chiffres sont en effet à mettre en parallèle avec le nombre très réduit de contrôles en la matière par l’inspection du travail, ce que soulignent d’ailleurs vos propres collègues et vos propres amis en vous incitant à une meilleure utilisation des forces de contrôle de l’inspection du travail puisque, et je ne doute pas qu’il le confirmera, le nombre de contrôles qu’elle a effectués sur les détachements en 2011 dépasse à peine 2 000. On a donc 300 000 salariés low cost et à peine plus de 2 000 contrôles.
M. Michel Sapin, ministre. En 2011, n’est-ce pas ?
M. Laurent Wauquiez. Reste l’espoir qu’une évolution est possible, et malgré l’approche visiblement politicienne adoptée par certains (Exclamations sur les bancs du groupe SRC), nous vous soutiendrons sur ce sujet. Je pense en effet qu’il est indispensable, pas tant pour le Gouvernement que pour l’Europe, que la situation évolue car elle est le reflet de toutes les faiblesses congénitales de l’Union européenne.
La première de ces faiblesses, c’est un élargissement mal digéré, qui est allé trop vite et trop loin, dont les conséquences n’ont pas été maîtrisées et qui aboutit aujourd’hui à faire coexister au sein de l’Union des pays qui ont des modèles sociaux trop différents – mais sans doute sommes-nous les seuls à vos yeux à en porter la responsabilité. La directive sur les travailleurs détachés est le signe de l’échec de l’élargissement de l’Union européenne, un élargissement que nous n’arrivons plus à maîtriser.
Deuxième faiblesse : l’Union ne parvient pas à s’installer sur le plan social puisqu’elle adopte systématiquement une approche qui est un alignement par le bas et au terme duquel les règles décidées ne permettent pas un véritable contrôle.
Le dernier point est sans doute le plus inquiétant : la difficulté de la Commission à prendre en compte la réalité du rejet de la part de l’opinion publique. Que de pressions a-t-il fallu, que de déclarations ont été nécessaires pour qu’elle prenne enfin en compte la réalité ! Toute personne qui sait ce qu’est le travail européen comprend très bien que le débat de ce soir est l’aboutissement d’un long de travail de pressions pour que la Commission bouge. Il est de ce point de vue très inquiétant qu’elle mette autant de temps pour prendre en compte des réalités sociales, des réalités de travail, et ait autant de difficultés à comprendre que sa politique actuelle aboutit à conduire dans le mur le rapport de l’Union européenne avec l’opinion publique.
M. Gilles Savary, rapporteur. Il croit être le seul à le savoir !
M. Laurent Wauquiez. J’en viens maintenant aux différents éléments qui seront abordés, monsieur le ministre, lors du conseil du 9 décembre. Très clairement, deux groupes de pays s’opposent : d’un côté, des États tels que la France, la Belgique, l’Italie et en partie l’Allemagne, qui souhaitent un durcissement des conditions de détachement ; de l’autre, le Royaume-Uni et les pays de l’Est qui souhaitent, au contraire, limiter les contrôles. Je pense que nous sommes tous totalement d’accord pour dire que la situation est trop grave pour pouvoir s’accommoder de petits compromis.
Vous aurez essentiellement à défendre deux points, monsieur le ministre.
Le premier, c’est une liste ouverte, et donc non limitative, des documents exigibles en cas de contrôle. Le compromis proposé par la présidence lituanienne, qui prévoit à l’article 9 une liste indicative de mesures de contrôle et de formalités administratives pouvant être aménagées par les États est vraiment un compromis minimal.
Il est à ce stade soutenu par la France, mais il me semble inenvisageable de démanteler, ne serait-ce qu’un tout petit peu plus, la rédaction parce qu’elle aboutirait, de fait, à vider toute possibilité de contrôle effectif par la suite.
D’autre part, il est absolument indispensable que la France réaffirme son attachement à la mise en place, au niveau européen, d’un mécanisme obligatoire de responsabilité solidaire du donneur d’ordre, et ce, tous secteurs d’activités confondus.
M. Marc Le Fur. Très bien !
M. Laurent Wauquiez. De ce point de vue, la rédaction de compromis de la présidence lituanienne, qui retient juste un dispositif optionnel de responsabilité solidaire du donneur d’ordre, ne nous semble pas acceptable.
Vous allez donc être face à une bataille importante. De ce point de vue, il faut que, tous, nous mettions de côté nos positions pour soutenir l’approche de la France. C’est un test important pour notre capacité à nous faire entendre et à faire entendre la voix de la France.
Sur un sujet de cette nature, connaissant notamment la détermination du Royaume-Uni et d’un certain nombre de pays de l’est, il est indispensable que le Président de la République mette lui-même tout son poids dans la balance. L’évolution de la proposition de directive européenne sur les travailleurs détachés sera la pierre de touche de la capacité du Gouvernement français et du Président de la République à prouver leur aptitude à faire entendre la voix de la France sur ce dossier.
Dans ce cadre, il est indispensable que l’opposition apporte son soutien, à condition que l’on ne nous présente pas ensuite un compromis de façade qui aboutirait à ne rien faire changer sur le terrain. À ce stade, vous avez tout notre soutien pour une position sans compromis et déterminée. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec les inscrits de groupes.
La parole est à M. le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.
M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, il me revient de conclure, en vous remerciant d’abord pour l’organisation de ce débat. Il vient à point quant au sujet et à la date, à huit jours précisément d’un conseil des ministres du travail à Bruxelles, qui sera déterminant, compte tenu de l’enjeu et du sujet.
Je voudrais aussi remercier votre commission pour le travail effectué ; beaucoup d’éléments nous serviront pour aller plus loin, à la fois en termes de réflexion, mais aussi de propositions et de décisions, car il conviendra évidemment de prendre un certain nombre de décisions.
Enfin, je remercie l’ensemble des orateurs qui sont intervenus et qui, pour la plupart, dans un esprit constructif, ont souhaité montrer leur détermination et leur soutien à l’action du Gouvernement, et je les en remercie, d’où que vienne ce soutien.
Depuis dix ans, l’Europe sociale est en panne d’idées et d’initiatives, rongée par le doute, mise en péril par le dumping social et fiscal. Nous devons regarder avec lucidité et courage ce qui nous arrive. Si nous ne le faisons pas, nous n’arriverons pas à redresser le cap et à redonner à l’Europe ce qui fait le ciment des valeurs auxquelles nous sommes attachés.
L’intégration par le marché est devenue profondément insuffisante. Elle n’assure plus le ciment entre nos économies, mais organise la seule concurrence ; elle ne rapproche plus les peuples ; elle risque, au contraire, de les éloigner les uns des autres. Il faut tâcher d’inverser cette logique.
À cet égard, le combat que nous menons sur la directive d’application en matière de détachement est exemplaire. Nous ne voulons pas laisser la concurrence déloyale s’installer, tirer les salaires vers le bas, précariser les systèmes sociaux des pays avancés et retarder le développement de ceux qui le sont moins. Telle est ma position, et c’est la position de la France. Voilà l’enjeu qui est au centre de la bataille du détachement.
Que l’on s’entende bien, en évitant toute démagogie : le détachement de travailleurs européens est légitime et pertinent : les travailleurs d’Europe doivent pouvoir circuler. Beaucoup de Français sont dans cette situation ; ils apportent leur expertise reconnue et en tirent souvent de bons revenus et de vraies expériences professionnelles ; 140 000 travailleurs français sont ainsi détachés et envoyés dans les autres pays d’Europe, et 170 000 travailleurs européens viennent en France, selon les chiffres de 2012 – qui sont certainement inférieurs à la réalité, mais j’y reviendrai.
Près de la moitié de ceux qui viennent en France travaillent dans le secteur du bâtiment. Le détachement est donc un phénomène complexe, qui n’est pas limité aux travailleurs peu qualifiés. De nombreux ingénieurs font partie des travailleurs venant travailler dans notre pays. De nombreux ingénieurs français vont également travailler dans d’autres pays. C’est une très bonne chose, car la France doit être à la fois une terre d’accueil et une terre d’initiative qui porte à l’extérieur ses compétences et son savoir-faire.
Dans ce contexte, la directive de 1996, qui a fixé les règles du détachement, a été à l’origine une directive de progrès – plusieurs d’entre vous l’ont souligné. Elle a permis d’encadrer les règles, d’assurer que l’ouvrier polonais travaillant en France ne serait pas payé au salaire polonais, mais bien au salaire français. De ce point de vue, je le répète, car plusieurs d’entre vous l’ont souligné, c’était une directive anti-dumping social. Elle a permis d’enserrer le détachement dans des règles, pour qu’il ne se développe pas de façon anarchique, au détriment des salariés.
Mais aujourd’hui, le développement du détachement s’accompagne d’un véritable contournement de ces règles : non-déclaration, entreprises boîtes aux lettres, montages sophistiqués, non-paiement des salaires au niveau du salaire français. À titre d’exemple, selon une estimation de mes services, monsieur Wauquiez, si tous les travailleurs détachés étaient régulièrement déclarés, nous serions plus proches de 350 000 que des 170 000 déclarés.
Je veux prendre un exemple pour illustrer la sous-déclaration. Lors d’une vaste opération nationale de contrôle de mes services, le 25 juin dernier, sur quatre-vingt-sept entreprises pratiquant la prestation de service internationale – et contrôlées au même moment –, une sur deux n’avait pas fait de déclaration !
D’après les tendances de 2013, que je présenterai aux partenaires sociaux à la fin de la semaine – le 5 décembre – et que je vous livre donc en primeur, la hausse du nombre de détachements se poursuit. Cette année, elle est de l’ordre de 30 %. Le phénomène appelle de la France une réaction déterminée pour combattre les détachements qui ne se font pas dans des conditions respectueuses de notre modèle social.
Notre pays a patiemment construit son système social, sa protection des salariés. Ce système social est le fruit du travail et du sacrifice de beaucoup de salariés et de réformateurs. Personne ne peut nous demander d’y renoncer.
J’ajoute un principe : toutes les formes d’exploitation et toutes les concurrences déloyales qui créent une injustice doivent être combattues. Injustice, c’est bien le sujet : injustice pour les entreprises, grandes et petites, et pour les artisans, qui respectent les règles ; injustice pour les salariés français qui se voient écartés ; injustice aussi pour les salariés européens concernés, souvent surexploités dans des conditions honteuses.
Ceux qui essayent de « gagner sur la misère » doivent donc être combattus. Les entreprises commanditaires doivent être reconnues responsables, y compris pour leurs sous-traitants, et nous devons faire prévaloir en France, pour n’importe quel travailleur, le droit français, qui est un droit protecteur.
C’est ce que j’ai souligné en présentant le plan de lutte contre le travail illégal, en particulier contre les abus du détachement, le 27 novembre dernier. J’ai souhaité que ce plan porte sur trois niveaux.
Premier niveau : la mobilisation effective de nos forces pour lutter prioritairement contre les abus repérables qui, en tant que tels, peuvent être déférés devant la justice et condamnés.
M. André Chassaigne. Il faut des moyens humains !
M. Michel Sapin, ministre. En effet. J’ai fait des propositions de réforme dans le domaine de l’inspection du travail qui ont justement pour objectif, d’une part, de donner des pouvoirs supplémentaires à l’inspection du travail et lui permettront – l’un d’entre vous l’a demandé – de condamner immédiatement à des amendes, plutôt que de lancer une procédure judiciaire, parfois très longue et qui « tape » ensuite très longtemps après, c’est-à-dire souvent quand l’entreprise elle-même a quitté le territoire français.
J’ai également mis en œuvre une réforme qui permet une action conjointe de plusieurs inspecteurs du travail au même moment à plusieurs endroits, car ce sont souvent des chaînes complexes qui sont organisées. Il est donc nécessaire, si l’on veut être efficace, de taper en même temps sur l’ensemble des maillons de la chaîne. C’est ce que j’ai décidé et c’est ce qui sera fait dans les jours qui viennent.
S’agissant de la responsabilisation des partenaires sociaux, je pense qu’il sera nécessaire de donner la possibilité aux organisations professionnelles et aux organisations de salariés de porter elles-mêmes plainte lorsqu’elles repèrent des difficultés de cette nature. Mais dans la responsabilisation, mesdames, messieurs les députés, il y a aussi la responsabilisation des entreprises françaises, qui sont les premières victimes.
Elles sont, par exemple dans le bâtiment, les premières à me demander des contrôles supplémentaires. Mais disons-le franchement, si les entreprises françaises ne recouraient pas à des entreprises de détachement, elles n’auraient pas à se plaindre des conséquences de leurs propres actes. Il faut donc que chacun soit très directement responsabilisé devant ce genre de situation.
Deuxième niveau : la législation française. Là aussi, vous avez fait des propositions. Il est possible, indépendamment de ce qu’il se passe au niveau européen – c’est sur ce point que j’insisterai pour terminer –, de modifier, de renforcer la capacité…
M. Marc Le Fur. Et au regard de ce qu’il se passe en Allemagne ?
M. Michel Sapin, ministre. Cela peut se passer dans certains secteurs, en Allemagne ou dans d’autres pays. On peut mettre en place aujourd’hui un dispositif visant à rendre un donneur d’ordre responsable d’une erreur ou d’une fraude commise par son sous-traitant direct sur le territoire français. Le problème, c’est d’aller au-delà. Si nous avions affaire à des dispositifs aussi simples, par exemple, une entreprise française travaillant avec une entreprise européenne d’un autre pays, ce serait extrêmement simple. Mais les systèmes mis en place, que certains d’entre vous ont qualifiés de quasi mafieux, sont beaucoup plus organisés, d’où la nécessité d’avoir, dans l’ensemble des pays européens, les moyens nous permettant d’agir partout, sur l’ensemble de la chaîne, quelle que soit l’origine de l’entreprise concernée.
C’est pourquoi, à ce niveau, la France tient une position extrêmement ferme dans les négociations sur la directive d’application des règles de la directive de 1996, pour renforcer les contrôles et le respect des règles du détachement.
Quelles seraient les conséquences, si nous laissions passer un mauvais compromis, un compromis trop faible, celui que certains libéraux européens, et en particulier une majorité du PPE, soutiennent au niveau du Parlement européen ?
La dérégulation sociale serait encore aggravée, et certains – on l’a entendu encore ici – n’hésiteront pas à en profiter pour attiser les haines ! Ils diront – on l’a entendu – aux salariés licenciés ou à ceux qui ne trouvent pas de travail : « Voyez, ils vous prennent votre travail » ; ils diront – on l’a entendu – à ceux qui ont du mal à finir le mois « voyez, ils tirent vos salaires vers le bas ». Ils souffleront sur les braises. Dans un contexte de chômage important, c’est ravageur !
Au-delà de la préservation de l’ordre public social, c’est l’estime mutuelle des peuples qu’il faut préserver, c’est le poison de la xénophobie qu’il faut combattre.
M. Guy Delcourt. Très bien !
M. Michel Sapin, ministre. L’Europe n’a rien à gagner dans la concurrence effrénée de ses travailleurs entre eux. L’Europe n’est pas faite pour fragiliser, mais pour renforcer. Pour parvenir à cela, il faut que notre pays fasse bloc. La France, en l’occurrence par ma voix, s’est opposée, avec d’autres – l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique – à un texte soumis au vote au dernier conseil des ministres du travail européens, qui était beaucoup trop « faible » pour nous permettre de lutter efficacement contre les dérives.
Depuis, la France travaille avec acharnement à une solution qui se fonde sur l’article 9, tel qu’il a été proposé par la présidence lituanienne, qui sanctuarise le principe d’une liste ouverte de documents exigibles de la part des autorités de chacun des pays vis-à-vis des entreprises qui travaillent sur le territoire de ce pays.
La France propose également d’intégrer à l’article 12 une responsabilité solidaire obligatoire, en particulier dans le secteur du bâtiment, afin de mettre en œuvre la capacité de lutter contre tous les échelons et maillons de responsabilité.
M. Marc Le Fur. Et à l’égard des excès de l’Allemagne ?
M. Michel Sapin, ministre. Les États désireux de faire plus le pourront, en instituant la responsabilité solidaire en-deçà de tout seuil et de tout secteur. C’est la seule façon efficace de lutter contre les montages transnationaux et de remonter ainsi la chaîne des responsabilités des sous-traitants aux donneurs d’ordre. Je mènerai résolument le combat. Il n’est pas simple, son issue n’est pas certaine, mais je puis vous dire que je ne fléchirai pas !
M. Philip Cordery. Très bien !
M. Laurent Wauquiez. Seul contre tous !
M. Michel Sapin, ministre. Non, pas seul contre tous ! Je n’apprendrai pas à un ancien ministre de la République que les règles du vote en conseil des ministres ne relèvent pas de la majorité simple. Nous devons parvenir à un compromis rassemblant une vaste majorité de pays européens. Nous verrons ensuite, par-delà un compromis que nous cherchons à édifier sur nos bases, ce qu’il sera possible de faire et s’il faut aller plus loin. Peut-être le débat européen, au cours de la période électorale européenne, fournira-t-il l’occasion de réviser la directive de 1996 elle-même.
Il faut en revenir à la construction d’une Europe sociale, source de nouvelles opportunités pour les Européens eux-mêmes, non seulement les entrepreneurs et les consommateurs, mais aussi les travailleurs, et de droits et de protections afin de converger non pas vers le bas mais vers le haut. Je plaide pour la mise en place, dans chaque État européen et selon des modalités qui lui sont propres, d’un salaire minimum. L’idée progresse et le SPD en a fait un point fort de sa participation au gouvernement de l’Allemagne, ce qui a permis à celle-ci d’avancer sur ce point alors qu’elle piétinait jusqu’alors.
M. Philip Cordery. Tout à fait !
M. Michel Sapin, ministre. Nous ne devons pas mener une course vers le bas, vers la dégradation sociale ou écologique. Nous la perdrons ! L’Europe a les moyens de courir vers le sommet, vers la création de valeur, d’intelligence, d’innovation et de créativité. Cette course, nous, Européens, pouvons la gagner ! C’est même, au fond, la seule que nous pouvons gagner. Voilà le message que je souhaitais vous transmettre en tant que ministre du travail et membre du gouvernement français. Après la panne est venu, me semble-t-il, le temps de l’élan, de l’action et de la conviction en vue d’une Europe profondément européenne, c’est-à-dire qui fait du social une condition même de l’économie et de la construction de son modèle ! (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC, écologiste et GDR.)
Mme la présidente. Prochaine séance, ce soir, à vingt et une heures trente :
lecture définitive du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014.
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-neuf heures trente-cinq.)
Le Directeur du service du compte rendu de la séance
de l’Assemblée nationale
Nicolas Véron