SOMMAIRE
Présidence de Mme Catherine Vautrin
M. Philippe Gosselin, rapporteur de la commission de la défense nationale et des forces armées
M. Kader Arif, ministre délégué chargé des anciens combattants
Discussion de l’article unique
Amendement no 2
M. Nicolas Bays, vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées
Mme la présidente. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à quinze heures.)
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de M. Philippe Gosselin visant à affirmer le caractère intangible de l’appellation de la « Voie sacrée nationale » (nos 594, 1786).
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Gosselin, rapporteur de la commission de la défense nationale et des forces armées.
M. Philippe Gosselin, rapporteur de la commission de la défense nationale et des forces armées. Madame la présidente, monsieur le ministre délégué chargé des anciens combattants, monsieur le vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées, mes chers collègues, je mesure l’insigne honneur qui m’a été fait de pouvoir rejoindre la prestigieuse commission de la défense, qui m’a désigné rapporteur de cette proposition de loi.
La date d’examen de ce texte, le 20 février 2014, à la veille de l’anniversaire de la bataille de Verdun, est aussi un symbole important. En effet, le 21 février 1914 à sept heures quinze, l’armée allemande faisait donner l’artillerie sur les lignes françaises : c’était le début de presque 300 jours et 300 nuits d’un combat acharné, qui fera plus de 300 000 morts.
La proposition de loi que j’ai l’honneur de vous présenter a pour objet de consacrer de manière intangible la dénomination « Voie sacrée nationale » pour la route départementale qui relie Bar-le-Duc à Verdun. Il s’agit d’une initiative de près de quatre-vingts députés issus des groupes UMP et UDI, reprenant celle de notre ancien collègue sénateur Michel Guerry.
Plus longue et plus meurtrière bataille de l’histoire de la Première Guerre mondiale, Verdun est devenue le symbole de la résistance, de la ténacité des armées françaises face aux assauts ennemis – j’y reviendrai, bien sûr. Cette résistance acharnée n’aurait pu être possible sans un acheminement continu vers le front de renforts, de munitions et de matériels. Or, parce qu’elle constituait un saillant des lignes françaises, la place forte de Verdun ne disposait d’aucune voie de communication capable de supporter un tel afflux d’hommes et de matériels. La Voie sacrée est donc née de cette nécessité. Ces chemins sinueux, mal empierrés, qui relient sur environ quarante-huit kilomètres Bar-le-Duc au carrefour du Moulin brûlé, au sud de Verdun, furent exclusivement réservés aux véhicules automobiles et transformés en artère vitale.
Le résultat obtenu fut sans précédent. Pendant les mois de mars à juin 1916, le trafic mensuel a dépassé 500 000 tonnes et 400 000 hommes, sans compter les 200 000 blessés évacués. Comme le souligne Gérard Galigni dans une étude sur le sujet, « pendant toute la guerre 1914-1918, on n’a jamais obtenu davantage sur une seule route pendant une durée aussi longue ». Les chiffres sont évocateurs : au plus fort de la bataille, 8 000 véhicules se sont succédé, nuit et jour, sur cette route, soit un passage toutes les cinq à quatorze secondes. Des millions de kilomètres ont été parcourus, et 700 000 tonnes de pierres extraites sur place ont été jetées sous les roues de cette chaîne sans fin.
Il est donc clair que la Voie sacrée fut l’organe vital, essentiel, qui alimentait la bataille de Verdun. Tous les observateurs en ont conscience. Un bel hommage a été rendu par Lord Northcliffe dans le Times du 6 mars 1916 : « L’efficacité française n’est nulle part mieux illustrée. »
Comme vous le savez, c’est Maurice Barrès qui, le premier, sut en dégager le symbole et lui trouver son véritable nom, en référence à l’antique via sacra romaine menant au triomphe. Dès le lendemain de la guerre, en 1919, le conseil général de la Meuse a réclamé le classement de la Voie sacrée dans la grande voirie. La route, jalonnée tous les kilomètres de bornes spécifiques avec palme de laurier latérale et coiffées d’un casque de poilu en bronze, fut inaugurée le 21 août 1922 par Raymond Poincaré. Le 18 octobre 1921 fut déposé à la Chambre des députés, au nom du Président de la République, Alexandre Millerand, un projet de loi visant à consacrer « de manière définitive le rôle considérable joué par cette voie pendant la guerre ». La loi fut définitivement adoptée par le Parlement, à l’unanimité – faut-il le souligner ? –, le 30 décembre 1923.
Ainsi que le soulignera plus tard, en 2007, le rapport d’inspection diligenté par le ministère de l’équipement, le classement au rang de route nationale des ensembles routiers reliant Bar-le-Duc à Moulin brûlé et, par extension, à Verdun « a été prononcé pour des raisons liées à la mémoire » et « non pour des raisons d’intensité du trafic automobile ». Son titre de « Nationale Voie sacrée » était unique dans le patrimoine national. Bien que ses caractéristiques n’en faisaient pas à proprement parler une route nationale, l’accolement des deux termes « nationale » et « voie sacrée » montrait bien la spécificité de cette route.
Cette situation, qui dura quand même quatre-vingts ans – excusez du peu ! –, jusqu’au vote de la loi du 13 août 2004 qui a transféré certaines voies nationales dans le réseau des voies départementales, aurait pu perdurer. Pour dire clairement les choses, la « Nationale Voie sacrée » n’aurait jamais dû être déclassée. Plus qu’une erreur, c’est une faute historique !
Il y eut des oppositions à ce déclassement, comme celle de la mairie de Verdun. Le conseil général de la Meuse n’avait pourtant pas d’autre choix que d’accepter ce transfert. La « Nationale Voie sacrée » reçut alors le nom de « route départementale 1916 », avec quand même une certaine symbolique. Le conseil général procède désormais à l’entretien courant de la chaussée, tandis que l’État continue à veiller à la mise en valeur historique et paysagère du site. Cela n’a pas pour autant mis fin aux oppositions et à la mobilisation du maire de Verdun, qui a sollicité de nombreux élus et représentants d’associations patriotiques pour que la Voie sacrée soit rebaptisée, en souvenir de son histoire si particulière, « Voie sacrée nationale ».
Pour répondre à cette mobilisation, le ministère de l’équipement a diligenté, en 2006, une mission d’inspection pour la préservation de la Voie sacrée, que j’ai évoquée. Celle-ci proposa que la Voie sacrée continue à être gérée par la collectivité compétente, tout en gardant son titre de « Nationale Voie sacrée » ou de « Voie sacrée nationale ».
Finalement, par un arrêté interministériel du 18 février 2007, le Gouvernement consacra l’appellation « Voie sacrée nationale ». L’arrêté précise que cette dénomination est la « seule utilisée dans les documents administratifs » et sur les dispositifs de signalisation routière, au fur et à mesure de leur remplacement. Malheureusement, la polémique locale n’est pas close. De fait, cet arrêté n’est pas appliqué, d’où la nécessité de passer par le cadre législatif, qui peut en effet, comme je l’ai entendu, paraître bien lourd. En réalité, il n’y a pas d’autre solution.
Je vous propose donc aujourd’hui, mes chers collègues, de consacrer définitivement cette dénomination par la loi et de clore – ou de tenter de clore – ces querelles locales très préjudiciables. Sans doute cette proposition de loi va-t-elle raviver quelques braises encore rouges, mais je garde espoir, un espoir vraiment chevillé au corps, que le bon sens et la loi s’imposeront.
Alors que la France vient d’ouvrir les commémorations du centenaire de la Grande Guerre, il serait dommage de ne pas profiter de cette occasion pour rappeler l’attachement de la nation toute entière à cette route si glorieuse. Voilà ce que souligne l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre Elrick Irastorza, en préface d’un livre consacré à la bataille de Verdun : « Dès l’été 2014, tous ceux et toutes celles qui, de par le monde, voudront se souvenir de "ceux de 14" auront les yeux et le cœur tournés vers la France, épicentre du conflit. Sans attendre 2016, ils les tourneront inévitablement vers Verdun. »
Comment, en effet, pourrait-on oublier Verdun ? Verdun, l’enfer, la fusillade, le marmitage, les gaz, les grenades – bien loin de la camaraderie des tranchées, pourtant très réelle ! Les sinistres vallons, jadis boisés, sans arbres, sans végétation, sorte de sol lunaire, resteront dévastés des dizaines d’années après ces longs mois de 1916 – bien loin de la souriante rive droite de la Meuse !
« Sur cette terre gorgée de sang et de fer, au milieu du fracas titanesque des deux artilleries française et allemande, des puanteurs sans nom de ce champ de bataille », comme le décrit Alphonse Robine, tombent près de 800 000 hommes des deux côtés, morts, blessés, mutilés, comme autant de gueules cassées. Plusieurs dizaines de millions d’obus sont tirés. Tous les témoignages le confirment : c’est inimaginable ! En octobre 1916, Auguste Chapey écrit à ses parents : « Dans le boyau de 130 mètres […] où j’ai eu plusieurs blessés, il tombait par jour plus de 1 000 torpilles de quatre kilos. » Sous un tel déluge, a-t-on dit, on devrait être mort ou fou. C’est une vie harassante, épuisante, dans cette boue et cette solitude pour les poilus qui désespéraient de voir un jour la fin.
Comment s’étonner, dès lors, que certains aient pu craquer ? Comment s’étonner que certains, dans un tel fracas titanesque, n’aient pu entendre un ordre ou n’aient pu l’exécuter, alors même qu’ils étaient pris sous le feu des mitrailleuses ennemies ? Comment peut-on s’en étonner, alors même que les terrains étaient jonchés des corps de leurs frères d’armes, du voisin du village, du cousin, voire des cadavres du camp d’en face ?
Élu de la Manche, l’un des tout premiers départements de France pour le nombre de morts au champ d’honneur de la Grande Guerre – plus de 20 000 –, je mesure le sacrifice. J’ai aussi, à cet instant, une pensée très particulière pour les quatre caporaux de Souains et leurs familles. Ils appartenaient au 336e régiment d’infanterie de Saint-Lô, chef-lieu de la Manche. Ce n’étaient pas des mutins, ni des déserteurs. Ils n’ont pas trahi non plus. Certes, ce n’était pas à Verdun, mais dans la Marne, près de Suippes, en mars 1915. Je sais que comparaison n’est pas raison, mais vous me permettrez de m’arrêter sur ce cas, car il est édifiant. Ces quatre caporaux, dont les noms ont déjà résonné dans l’enceinte de la Chambre des députés dans les années vingt et trente – Théophile Maupas, Louis Lefoulon, Louis Girard et Lucien Lechat –, fusillés pour l’exemple, furent réhabilités par la cour spéciale de justice le 3 mars 1934, il y a tout juste quatre-vingts ans.
Cette audience de la cour spéciale de justice était heureusement éloignée des conditions dans lesquelles se tenaient les conseils de guerre de 14-18. Mairies, écoles, fermes, granges, patronages : c’est souvent, alors, à distance, à l’arrière, qu’il fallait gagner à pied les prétoires et salles d’audience, si je puis dire, ainsi improvisés. C’est aussi à la lueur vacillante des bougies plantées dans des bouteilles que les dossiers étaient étudiés, très souvent sous la pression du temps.
Le combat de la veuve Maupas fut soutenu par la Ligue des droits de l’homme, mais aussi par des dizaines d’associations de mutilés de guerre et d’anciens combattants. Jacqueline Laisné, qui prit plus tard la suite de Blanche Maupas dans son école de Sartilly, a écrit des pages touchantes sur l’honneur de Théo et des caporaux de Souain.
Le sujet des fusillés pour l’exemple est encore aujourd’hui très délicat, d’une extrême sensibilité. Pourtant, il serait faux de considérer qu’il est entre les mains de dangereux gauchistes ou d’antimilitaristes. Je pense pouvoir démontrer le contraire. Nicolas Offenstadt a écrit de belles et intéressantes pages, tout comme le général Bach, en 2003 et encore l’an passé. En ce premier semestre 2014, il est d’ailleurs le directeur scientifique d’une exposition impressionnante à l’hôtel de ville de Paris. De même, Antoine Prost, président du conseil scientifique de la Mission du centenaire, auteur d’un rapport qui vous a été remis le 1er octobre 2013, monsieur le ministre des anciens combattants, avance prudemment : il est sage. À sa suite, le chef de l’État a décidé, le 7 novembre dernier, d’accorder une place à l’histoire des fusillés aux Invalides et de numériser leurs dossiers devant les conseils de guerre.
Il n’est ni possible, ni question pour moi d’envisager une amnistie ou une réhabilitation générale, car elle mêlerait des cas trop différents, avec des risques d’anachronisme évidents. « On ne mélange pas les morts », dit-on aussi parfois. Sans doute faut-il tenir compte des conditions dans lesquelles les soldats ont trouvé la mort. Faire l’inverse, au lieu d’apaiser, ne pourrait que déchaîner les passions : ce ne serait pas digne. Mais ce centenaire ne pourrait-il pas être l’occasion de revoir, au cas par cas – je dis bien au cas par cas –, certains dossiers ?
Peut-être faudrait-il alors que notre Assemblée en délibère ? Sur un tel sujet, la main du législateur ne peut être que tremblante. Mais elle est peut-être là cependant, et l’occasion du Centenaire me paraît unique.
Mais revenons à Verdun. « Ils ne passeront pas » avait dit Joffre. Il a été entendu par tous ceux qui se sont accrochés dur au sol qu’on leur donnait à défendre : oui, tels des crochus, quolibet dont on affublait les Auvergnats mais aussi les Normands par exemple, ils ont signifié, en effet, qu’avec eux « On ne passe pas ! ».
Verdun, c’est LA bataille de la Grande Guerre dans la mémoire collective. C’est le symbole du courage, de l’abnégation, de la résistance de ces hommes épuisés par la vermine, les intempéries, la séparation des leurs, la vie des tranchées au coude à coude, guerre de position interminable.
Oui, il faut les voir ces sinistres tranchées et boyaux dans cette terre liquéfiée, brassés par des soldats à la capote défraîchie, dans ces uniformes bleu horizon délavés par les pluies.
Qui ne pense pas, à cet instant précis, à un grand-oncle, à un grand-père ou arrière-grand-père dont les lettres, des photos jaunies, parfois rongées par les souris, l’humidité, ont été pieusement conservées comme des reliques, par une mère, une femme, un frère ? Ou redécouvertes, par hasard dans des greniers de famille ou des vieilles maisons nouvellement achetées ? Cela arrive encore ! Il en va ainsi pour moi, qui il y a quelques instants citais Chapey, officier de réserve, tué à Beaumont, fils d’une institutrice de la Troisième République et qui tenta en vain de défendre les fusillés de Souain !
À Verdun, dans ce creuset géographique et social, involontairement terre de brassage, c’est toute une génération qui est montée au front. Tout autant qu’à Valmy, c’est à Verdun que s’est faite l’unité de la France parce que c’est à Verdun que toute la France s’était rassemblée. C’est toute la France, en effet, dans les familles, dans presque chaque village, mais aussi dans ce que l’on appelait l’Empire – rendons hommage à ceux qui venaient de si loin –, qui a tremblé, qui a été fière, mais qui a aussi pleuré ses martyrs ! Collectivement, nous sommes dépositaires de cet héritage que nous devons transmettre.
Il semble délicat – ce serait pourtant l’idéal compte tenu en particulier de l’intensité modérée de son trafic automobile – d’ériger à nouveau la Voie sacrée en route nationale. Mais rappeler le souvenir de la Voie Sacrée, et lui rendre de façon symbolique et intangible par la loi le caractère national qu’elle n’aurait jamais dû quitter, c’est participer à notre héritage commun.
Dans ces conditions, le boycott des débats par une partie de la majorité et du groupe socialiste n’est pas seulement une erreur, c’est une faute. Mais au fond, ce boycott, est surtout dérisoire. Tout le monde l’aura bien compris. Il ne s’agit pas d’une démarche partisane. Il ne s’agit donc pas ici de polémiquer, de rejouer de veines batailles, de prendre parti pour tel ou tel, ce qui serait, en effet, bien indigne de ceux qui ont combattu, sont morts, rentrés blessés ou mutilés.
Le vote de la proposition de loi témoignerait de la volonté des représentants de la Nation que nous sommes de prendre toute notre part au cycle de commémoration du centenaire.
Le message de Verdun est toujours actuel est vivant. C’était le creuset de la République. Rassemblons-nous autour de ce message vivant. De même, on ne peut que se réjouir de voir les ennemis d’hier réconciliés, et tout particulièrement l’Allemagne et la France, dans une Europe en paix, mais toujours à approfondir et à consolider.
Alors, emparons-nous du centenaire pour avancer ! Là est l’essentiel. Loin de l’écume du jour, et dans l’espoir de perpétuer l’élan unanime qui avait animé les parlementaires qui s’étaient saisis de ce sujet il y a plus de quatre-vingt-dix ans. (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et UDI.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué chargé des anciens combattants.
M. Kader Arif, ministre délégué chargé des anciens combattants. Monsieur le rapporteur, je tiens à vous remercier pour les propos que vous venez de tenir. Nous avons en partage l’idée que nous nous faisons de notre mémoire, mémoire de ce qui fait la grandeur du pays, mémoire apaisée, qui contribue à la cohésion nationale, ce que j’essaie de rappeler chaque fois que je le peux, car tout peut conduire au déchirement. La mémoire, ce n’est pas seulement le regard tourné vers le passé, elle peut avoir un impact sur notre présent et, dans le cadre de la transmission, faire que nous puissions bâtir un avenir commun.
Madame la présidente, monsieur le vice-président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, l’Assemblée nationale examine aujourd’hui une proposition de loi visant à affirmer le caractère intangible de l’appellation de Voie sacrée nationale qui désigne depuis la Première Guerre mondiale cette route stratégique historique reliant Bar-le-Duc à Verdun.
Cet examen vient ajouter une nouvelle pierre à une longue histoire réglementaire qui a vu cet axe routier changer de statut juridique au fil des ans et attiser trop souvent les tensions politiques locales, mais sans jamais – et je m’en réjouis – avoir d’impact sur la valeur symbolique de ce qui est devenu aujourd’hui un véritable lieu de mémoire.
C’est l’écrivain Maurice Barrès qui, dès avril 1916, baptisa Voie sacrée cette route départementale, afin d’en souligner le rôle capital pour la France durant la bataille de Verdun. Après son inauguration le 21 août 1922, c’est sur proposition du conseil général qu’elle fut ensuite classée route nationale par la loi du 30 décembre 1923 afin de marquer plus clairement encore son importance dans l’histoire de notre nation, alors que les plaies de la guerre étaient encore vives au sein de notre pays.
Puis, plus près de nous, ce statut a de nouveau évolué sous l’effet de la loi du 13 août 2004, qui visait notamment au transfert de certaines voies nationales dans le réseau des routes départementales. De fait, à partir de janvier 2006, la gestion de la Voie Sacrée est ainsi repassée sous compétence du conseil général de la Meuse. Ce retour dans le giron territorial est le fruit d’une volonté du législateur d’assurer la gestion la meilleure et la plus rationnelle possible de cet axe routier, au plus près du terrain et en adéquation avec le flux de véhicules réellement concernés.
Il ne porte atteinte en rien à la force symbolique du lieu, ni ne minore le rôle de la Voie sacrée au niveau national. Témoin en est, par exemple, son appellation actuelle de « RD 1916 », qui fait référence à l’année 1916, celle de la bataille de Verdun. Il en va de même de l’esthétique des bornes kilométriques longeant la route, dont la couleur rouge, pourtant réservée aux voies nationales, a été conservée et qui marquent ainsi symboliquement toute l’importance de ce lieu pour l’histoire de notre pays.
Tous les efforts mis en œuvre pour réaffirmer et pour sanctuariser la valeur patrimoniale de la Voie sacrée, n’ont toutefois pas permis d’éviter que cette route demeure l’objet de vives passions, passions personnelles et institutionnelles au niveau local.
Cette situation est à mon sens dommageable, tant les vaines polémiques qui peuvent naître çà et là entre collectivités territoriales – si ce n’est entre élus eux-mêmes – et dont la presse locale se fait parfois l’écho, ne peuvent que desservir l’image de ce lieu de mémoire dont vous avez souligné l’importance et nuire à son attractivité alors que s’ouvrent cette année les commémorations du centenaire, qui accorderont une place majeure à Verdun et au département de la Meuse.
Elle est d’autant plus regrettable qu’elle vient aujourd’hui, par contagion, s’immiscer de manière un peu désolante dans l’agenda législatif national. Et à vous dire les choses, il m’apparaît aujourd’hui assez peu opportun que l’Assemblée nationale, pour laquelle j’ai tant d’estime, soit le théâtre de tels jeux politiques, qui me semblent assez déplacés au regard des difficultés que rencontrent aujourd’hui nombre de nos concitoyens.
Je le regrette également dans la mesure où, comme j’ai pu le dire en introduction, cette situation nous conduit à examiner aujourd’hui un texte législatif qui n’affecterait en rien la réalité réglementaire de la Voie sacrée. En effet, elle ne remettrait pas en cause le caractère « départemental » de son mode de gestion, et se bornerait à réitérer les termes énoncés par l’arrêté du 15 février 2007, qui avait déjà officialisé le principe symbolique de la Voie sacrée nationale.
Je rappelle à ce sujet que la commission de la défense nationale a, le 11 février dernier, rejeté ce texte, considérant à son tour nul l’impact juridique consécutif à l’adoption de cette proposition de loi. Je peux naturellement comprendre voire totalement partager l’attachement que certains élus peuvent avoir pour l’histoire du premier conflit mondial et, plus particulièrement, pour le rôle joué par la Voie sacrée. Je tiens à rappeler qu’il ne vient à l’idée de personne, encore moins aux responsables politiques que nous sommes, de nier la force symbolique de cette route dans notre mémoire nationale.
Plus généralement, la mémoire de la bataille de Verdun s’incarne dans tout le département de la Meuse où j’ai eu l’occasion de me rendre, mais plus largement sur l’ensemble du territoire national. Elle prend chair à Douaumont, sur les champs de bataille et à la Tranchée des baïonnettes. Elle doit continuer à vivre à l’occasion des commémorations qui s’ouvrent cette année et qui se prolongeront durant les quatre prochaines années, avec 2016 comme point d’orgue pour ce qui concerne Verdun. Nous devons continuer à défendre l’idée de paix dans l’espace européen, aujourd’hui protégé, et dont Verdun est un symbole. Symbole de l’horreur, mais aussi symbole de la main tendue entre le président François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl. Elle implique, une fois encore dans l’histoire de notre nation, que nous soyons en mesure de réaliser une union sacrée autour de ce dessein qui nous est commun, qui appelle à une indispensable participation de toutes les énergies, comme j’ai pu le constater lors du lancement du comité départemental du centenaire de la Meuse en présence active de toutes les forces politiques.
Un dessein qui nous invite, aujourd’hui, à ne pas nous diviser autour de vaines querelles et de garder en tête que les deux cycles commémoratifs du centenaire de la première guerre mondiale et des soixante-dix ans de la libération du territoire doivent être l’occasion de développer une mémoire apaisée dans un souci de cohésion nationale et de fierté patriotique qui nous grandit.
C’est pourquoi, mesdames et messieurs les députés, dans le même esprit d’apaisement, et pour ce qui concerne l’examen de la proposition de loi soumise aujourd’hui au débat sur vos bancs, je m’en remets à la sagesse de l’Assemblée nationale, dans le plein respect des prérogatives du Parlement. (Applaudissements sur tous les bancs.)
Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à M. Daniel Gibbes.
M. Daniel Gibbes. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le vice-président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes ici pour examiner la troisième proposition de loi proposée par le groupe UMP dans le cadre de sa journée d’initiative parlementaire.
À l’heure où notre pays entame le début des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, notre groupe a souhaité redonner à la Voie sacrée, monument de notre mémoire collective, le caractère de route nationale qui lui fut conféré par nos prédécesseurs en 1923 et qui lui a été retiré, à la suite de la loi de 2004 qui a vu le transfert aux départements de la gestion de certaines routes nationales.
La Voie sacrée n’est évidemment pas une route nationale au sens routier et gestion de l’équipement du terme et cela personne ne le conteste ! C’est bien autre chose, et je pense que nous en avons tous conscience. La Voie sacrée c’est notre histoire, celle dans laquelle nous nous retrouvons tous, au-delà de nos divergences et de nos clivages. Intiment liée à la bataille de Verdun dont elle est l’artère logistique, elle symbolise l’ingéniosité, le courage et l’efficacité française dans sa résistance à l’ennemi.
La bataille de Verdun,donc la Voie sacrée, font partie intégrante des grandes dates qui ont construit la France et fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. C’est bien de cela dont il s’agit et rien d’autre. Notre collègue rapporteur Philippe Gosselin a fort bien expliqué et décrit les objectifs de cette proposition de loi, je n’y reviendrai donc pas.
Il a rappelé que l’objectif premier de cette proposition est de remédier à l’inapplication de l’arrêté ministériel de 2007 qui faisait suite, dois-je le rappeler, à une mission d’inspection diligentée par plusieurs ministères – transports, culture et écologie – qui était parvenue à une solution de compromis acceptable et juste. Un tel sujet ne devrait pas susciter de polémiques. Or j’entends, avec regret, les opposants à cette proposition de loi co-signée par plus de soixante-dix parlementaires des groupes UMP et UDI, parler de « mascarade » et de « boycott » !
Est-il utile de le préciser ? Les soixante-dix signataires de cette proposition de loi ne maîtrisent rien des querelles locales qui agitent les élus autour de cette question depuis une décennie. Il est impensable d’avancer qu’ils auraient co-signé le texte de notre collègue Philippe Gosselin pour faire plaisir à un maire de telle ou telle sensibilité. Suggérer cela dévalorise le Parlement et le rôle des parlementaires.
Pour les membres du groupe SRC, il est apparemment plus facile de se mettre d’accord pour rejeter une proposition de loi de l’UMP tendant à régler des querelles locales indignes de ce haut lieu de mémoire que de se mettre d’accord sur leurs propres textes ! Si l’on a les combats que l’on peut, je regrette sincèrement la position du groupe majoritaire sur un sujet de mémoire qui devrait nous réunir.
La proposition de loi vise essentiellement à rendre à la Voie sacrée, haut lieu de notre mémoire collective, son caractère national. Elle n’appelle ni polémiques ni leçons de mémoire. Elle appelle à la cohésion nationale et à l’hommage unanime envers tous ceux qui ont combattu et sont tombés pour la France. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bertrand Pancher.
M. Bertrand Pancher. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, c’est avant tout en tant que natif du département de la Meuse et en qualité de député de Bar-le-Duc, point de départ de la Voie sacrée, que je viens évoquer aujourd’hui cette proposition de loi visant à affirmer le caractère intangible de l’appellation « Voie Sacrée nationale ».
Pour commencer, je ferai quelques rappels relatifs aux différentes dénominations de cette voie qui n’ont cessé d’évoluer tant pour des raisons historiques qu’administratives. Évoquons en premier lieu les événements historiques : cette départementale, que l’on désignait simplement, à l’origine par l’expression « la route » s’est fait au cours de la Grande Guerre sa propre renommée. Reliant Bar-le-Duc à Verdun, longue de 75 kilomètres, elle fut en effet l’axe stratégique de la bataille de Verdun, l’axe qui permit aux troupes et aux munitions de circuler sans interruption malgré le feu soutenu de l’ennemi et qui transforma Bar-le-Duc en base arrière accueillant les blessés du front. C’est en avril 1916 que Maurice Barrès, enfant de Lorraine, lui donna le nom de « Voie sacrée » en référence à la Via Sacra romaine qui traversait le Forum Romanum d’est en ouest. Et le 21 août 1922 le Président de la République Raymond Poincaré inaugura, à Bar-le-Duc, la première borne portant l’inscription « Voie sacrée ». Je m’y suis d’ailleurs rendu avant-hier pour relire toutes les inscriptions y figurant.
Évoquons à présent les différents aléas administratifs : classée route nationale en décembre 1923, elle est alors dénommée « RN 35 », route nationale 35, jusqu’en 2006 date à laquelle, à la suite du déclassement de la majorité des routes nationales en routes départementales, elle fut rebaptisée RD 1916, route départementale 1916.
Cependant, afin de combler la perte du terme « nationale », un arrêté du 15 février 2007 réaffirma son nom de « Voie sacrée nationale ». De ce déclassement découle tout le débat qui nous réunit aujourd’hui. Nous comprenons l’émoi suscité, compte tenu du symbole historique de cette route chargée d’histoire passant du giron de l’État à celui du département. En effet, si ce qualificatif de « nationale » ne se justifiait aucunement en termes de trafic, il permettait cependant de répondre à un devoir de mémoire.
Dès lors l’initiative de nos collègues UMP, avec cette proposition de loi, n’est pas totalement dénuée de fondement, en ce sens qu’elle conduit à réfléchir à une nouvelle dénomination de cette route, rappelant l’attachement de la nation à la Voie sacrée. Cependant, ayant de mon côté interrogé beaucoup d’anciens combattants, ces derniers jours notamment, je sais qu’autant ils peuvent regretter ce déclassement et la perte de l’expression « Route nationale », autant ils sont hésitants voire pour certains d’entre eux opposés à l’inscription d’une nouvelle dénomination « Voie sacrée nationale » qui, à leurs yeux, n’a pas de sens car elle ne trouve aucun écho dans la mémoire collective.
Comment d’ailleurs les Meusiens eux-mêmes dénomment-ils cette voie ? Tous l’appellent depuis toujours la « Voie Sacrée ». De même, dans tous les livres d’histoire et à travers le monde on ne parle jamais de « Voie sacrée nationale » mais bien de « Voie sacrée ». Effectuant il y a quelques années un déplacement à Washington, j’avais pu constater lors de ma visite du musée de l’Air que c’était bien le terme de « Voie sacrée » qui était inscrit sur une carte consacrée à la libération de Saint-Mihiel.
Dès lors, l’idéal aurait sans doute été que la voie conserve la dénomination de « Route nationale – Voie sacrée » tout en voyant confier, pourquoi pas, sa gestion au Conseil général de la Meuse. Cela aurait permis de conserver l’appellation originelle tout en tenant compte du fait que le trafic – de 3 000 à 4 000 véhicules par jour – demeurait trop faible pour relever de la gestion de l’État.
Si l’on peut comprendre l’intérêt réel de cette proposition de loi, il faut bien avoir conscience qu’elle risque de nourrir des querelles entre celles et ceux qui restent très attachés à conserver intact le nom de « Voie sacrée », sans ajout, ceux qui pensent qu’il faudrait renforcer cette appellation en faisant référence à une route « nationale » et d’autres, enfin, qui considèrent qu’il faudrait joindre à l’appellation « voie sacrée » le mot « nationale ». J’ajoute que nous sommes au cœur d’un conflit entre l’actuel maire de Verdun et le conseil général de la Meuse, le premier prenant à contre-pied toutes les initiatives menées par le second en matière de tourisme de la mémoire.
Honnêtement, à l’heure où nous nous apprêtons à commémorer le centenaire de la Grande Guerre, nous aurions peut-être pu aborder autrement les vraies questions qui se posent.
C’est ainsi que je souhaitais d’abord relayer le sentiment de beaucoup de Françaises et de Français, mais aussi d’habitants de mon département, passionnés par l’histoire de notre pays et de celle de la première guerre mondiale, en soulignant que cette dimension symbolique nationale de la Voie sacrée restera en tout état de cause indéfectible, « intangible » pour reprendre le terme de cette proposition de loi : elle ne saurait dépendre d’un quelconque ajout du terme « nationale ».
Elle est intangible dans la mémoire de chacun à double titre : d’abord parce que cette route évoque l’héroïsme et le sacrifice de nos ancêtres – les souffrances, la peur, le sang, les larmes ; ensuite parce que cette voie symbolise la force stratégique et la puissance logistique de nos armées qui ont permis le passage de pas moins de 8 000 véhicules par jour, se succédant sans interruption, soit un toutes les quatorze secondes, sur un seul et même axe, une prouesse technique à l’époque. Durant la bataille de Verdun, 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel et de munitions furent transportés chaque semaine sur cet axe !
Dès lors, comment imaginer un instant qu’une route qui fut aussi décisive dans la victoire française pourrait ne plus être intimement et pour toujours rattachée à la nation ? Ce que l’histoire a fait, l’administration ne peut le défaire !
Si ce texte de loi avait prévu de reclasser cette route départementale dans le giron de l’État, ce qui aurait eu un sens, je l’aurais soutenu et me serais mobilisé dans ce sens. Ce n’est pas le cas, même si notre rapporteur – j’ai évoqué ce sujet avec lui – pense que cette discussion pourrait contribuer à rouvrir le débat. Dans ces conditions, il semble hasardeux de légiférer pour ancrer une évidence déjà si bien inscrite dans nos livres d’histoire et dans la mémoire collective. L’histoire se suffit à elle-même.
Alors que nous apprêtons à commémorer le centenaire de la Grande Guerre, plutôt que de nourrir une controverse, nous aurions pu en profiter pour réfléchir à la transmission de la mémoire, laquelle risque de s’étioler après les coups de projecteurs médiatiques de ces cérémonies d’anniversaire. Comment rappeler les faits dignement, sereinement, avec objectivité et constance ? C’est cela qu’attendent nos concitoyens !
Ce travail de mémoire reste aujourd’hui ancré dans nos paysages meusiens : je pense aux cinquante-six bornes qui jalonnent depuis 1922 la Voie sacrée, je pense également au Mémorial de la Voie sacrée sis sur le plateau de Moulin-Brûlé, je pense enfin à tous ces passionnés qui font vivre cette mémoire, à nos porte-drapeaux, toujours présents quel que soit le temps, et à qui je souhaite aujourd’hui rendre un hommage appuyé. Mais pour combien de temps encore cet ancrage dans les mémoires durera-t-il ? Il revient aux responsables politiques que nous sommes, plutôt que de nourrir des débats incompréhensibles, de soutenir l’ensemble de ce travail de mémoire, de faire en sorte que, de génération en génération, le flambeau ne s’éteigne jamais.
Aussi, pour dire les choses franchement, je regrette, tout en reconnaissant l’intérêt de ce débat, que cette proposition de loi passe finalement à côté des enjeux essentiels. Les attentes des associations d’anciens combattants et des forces vives du département de la Meuse que j’ai interrogées me semblent bien éloignées de ce simple enjeu de dénomination. Alors que l’État et les collectivités déploient de nombreux efforts pour commémorer le centenaire de la bataille de Verdun, alors que depuis de nombreuses années on souhaite concrétiser le tourisme de mémoire par l’augmentation de visiteurs français et étrangers, les chiffres parlent hélas d’eux-mêmes : de 500 000 visiteurs sur les lieux de mémoire il y a quelques décennies, on est passé aujourd’hui à moins de 300 000. Combien seront-ils dans dix, vingt ou trente ans ?
Face à un tel constat, vous comprendrez que j’aurais préféré qu’avec les pouvoirs publics et toutes les collectivités locales, nous ayons été en mesure de nous réunir autour un texte de loi définissant des orientations et des moyens pour pérenniser les efforts entrepris sur les territoires qui jouxtent la Voie sacrée plutôt que d’examiner une proposition de loi se contentant d’ajouter le terme « nationale » à l’expression « Voie sacrée ».
Plutôt que de légiférer pour légiférer, je vous invite, mes chers collègues, non seulement à participer aux événements commémoratifs qui vont marquer ce centenaire – certains auront lieu sur notre territoire et j’aurai beaucoup de plaisir à vous y accueillir –, mais surtout à réfléchir à la façon de relayer ces pages capitales d’une histoire dont le caractère intangible n’a jamais et n’aura jamais besoin d’être inscrit dans quelque texte de loi que ce soit. L’histoire ne se fait pas dans la loi, elle se fait sur le terrain, elle parcourt les époques en s’écrivant dans les livres d’histoire et en se transmettant de génération en génération.
Dès lors, sans s’opposer formellement à cette proposition de loi qui part d’une bonne intention, le groupe UDI préfère s’abstenir sur ce texte en attendant qu’il soit retravaillé avec l’ensemble des grandes organisations nationales et locales d’anciens combattants et de victimes de guerre.
Mme la présidente. La parole est à M. Gérard Charasse.
M. Gérard Charasse. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, telle la Via Sacra menant au triomphe, la Voie sacrée, chère à Maurice Barrès, aux Lorrains et à l’ensemble des patriotes, est éternelle. Elle restera à jamais la route qui, organisée, réglementée, surveillée, entretenue, divisée en six cantons, soumise à une discipline très stricte, aura permis l’acheminement sur le front des renforts, matériels et munitions français et qui aura contribué à la mise en échec de l’offensive allemande. Durant l’été 1916, 90 000 hommes et 50 000 tonnes de munitions, de ravitaillement et de matériel ont emprunté chaque semaine la Voie sacrée. Elle aura été l’instrument principal de l’effort national, le chemin emprunté par tous les régiments français partis pour combattre à Verdun. Et quel combat !
La Voie sacrée est un monument de la Première Guerre mondiale, elle est à ce titre un monument de l’humanité. La route reliant Bar-le-Duc à Verdun prendra officiellement cette dénomination avec la loi du 30 décembre 1923 classant comme route nationale l’ensemble des chemins vicinaux dits « Voie sacrée », du chef-lieu du département jusqu’au carrefour du Moulin-Brûlé.
Alors que nous célébrons le centenaire de la Première Guerre mondiale, la Grande Guerre meurtrière avec ses horreurs, ses martyrs mais aussi héros, alors que demain aura lieu une cérémonie d’hommage à la Résistance au Mont Valérien, nous aurions pu espérer, ainsi placés devant un tel symbole de notre histoire et de l’union nationale, elle aussi sacrée en 1914, que les querelles nous seraient épargnées. Hélas, ce n’est pas le cas.
Depuis le transfert des routes nationales aux départements opéré par la loi du 13 août 2004, une lutte est engagée entre le maire de Verdun, Arsène Lux, et le président du conseil général de la Meuse, le sénateur Christian Namy qui a succédé à notre collègue Bertrand Pancher en 2004. Cette « bataille » porte sur l’appellation exacte de la route : « Voie sacrée » ou « Voie sacrée nationale » ? Un arrêté interministériel du 15 février 2007 a officialisé l’appellation « Voie sacrée nationale », mais cette appellation n’a pas d’existence, ni physique – les cartes routières, les guides touristiques, les livres d’histoire, les bornes ornées du casque Adrien qui jalonnent la route ainsi que les panneaux historiques font toujours référence à la « Voie sacrée » –, ni juridique puisque c’est le département qui a la compétence pour entretenir la désormais « RD 1916 ».
Il s’agit donc, par cette proposition de loi, de donner une valeur législative à un arrêté interministériel. Je ne rappellerai pas à notre rapporteur que la loi fait l’objet d’une définition matérielle dans la Constitution, en vertu de son article 34. De toute évidence, ce texte n’est pas de nature législative.
Dans ce débat, dont l’opportunité me semble sujette à caution, je me rangerai derrière les arguments du maire de Verdun – pas l’actuel, mais son prédécesseur, notre excellent collègue Jean-Louis Dumont, que je salue. L’Assemblée nationale n’a pas à s’immiscer dans des querelles locales et, qui plus est, vaines. Je reprends un élément contenu dans le communiqué de mes collègues socialistes du mardi 11 février dernier : « Que penseraient les parlementaires qui se sont battus au front, parfois au prix de leur vie, de voir l’hémicycle ainsi instrumentalisé ? » Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour le deviner !
Ainsi, je m’arrêterai là pour ne pas allonger des débats qui n’ont pas lieu d’être ici et qui ne contribuent pas à renforcer les députés dans leur fonction d’élaboration de la loi, fonction pourtant mieux installée depuis la révision constitutionnelle de 2008 qui a octroyé aux groupes parlementaires minoritaires un droit d’initiative dans le cadre de journées réservées comme celles-ci. Les membres du groupe RRDP ne voteront pas ce texte, qui ne nous apparaît pas opportun.
M. Nicolas Bays, vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Louis Dumont.
M. Jean-Louis Dumont. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, mes premiers mots seront pour indiquer qu’il n’y a pas lieu de délibérer. En effet, tous les propos que nous avons entendus, et tout particulièrement les vôtres, monsieur le rapporteur, démontrent que la Voie sacrée est à jamais dans la mémoire universelle, qu’elle est gravée dans le marbre de nos mémoires avec ses deux mots qui recèlent tant de souffrances, mais aussi la capacité de l’homme à aller au-delà de tout en faisant le don de sa vie. Permettez-moi de vous dire combien j’ai apprécié que vous ayez fait référence à Gérard Canini, homme de la Meuse, agrégé d’histoire et surtout chercheur, l’un de ces rares chercheurs qui passait plusieurs jours par semaine à rechercher tel ou tel détail historique, à retracer les souffrances de l’homme, à recenser les moyens mis alors en œuvre, redécouvrant ainsi la réalité de la bataille devant Verdun.
Oui, c’est bien de ces deux mots, « Voie sacrée », que nous discutons aujourd’hui, par votre souhait, ces deux mots qu’il convient d’appréhender à leur juste valeur, avec leur caractère intangible et surtout universel, du fait de la volonté de l’homme, de la collectivité républicaine, des pays dont les enfants ont apporté, entre 1914 et 1918, leurs compétences et leurs capacités. Vous avez parlé des « jeteurs de pierre » : oui, il y avait des « jeteurs de pierre » et, parmi eux, des nationaux, mais aussi des Chinois, des Vietnamiens. Les peuples d’Afrique, ayant déjà envoyé leurs contingents, ont été peut-être un peu moins présents durant ce difficile hiver, mais ils ont participé à la relève sur la Voie sacrée, organisant la noria des camions et permettant aux Berliet, aux Latil, aux bus d’emmener chaque jour leurs lots d’obus, de mitraille, de ravitaillement, mais aussi d’hommes : 10 000 à 13 000 d’entre eux arrivaient chaque jour à Moulin Brûlé, montant à pied vers le front, dans la nuit et la souffrance, croisant ceux qui revenaient du front, hagards, blessés, ces blessés qu’ils entendaient gémir lorsqu’ils montaient dans les chemins ravinés.
Mais il n’y a pas eu que cette route départementale 166 : il y avait aussi le train, le Varinot – Bertrand Pancher pourrait certainement parler mieux que moi de ces œuvres voulues par la seule volonté des hommes.
Dans une question d’actualité que j’ai posée début janvier, j’ai demandé au Premier ministre quel rôle devait jouer le Parlement dans la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Monsieur le ministre, vous étiez présent à la réunion organisée hier matin par le président de l’Assemblée nationale sur ce sujet, et je pense que le Sénat procédera de la même façon. En effet, le Parlement ne peut pas être absent de la réflexion sur la responsabilité, sur le respect et sur l’hommage que nous devons à ces combattants de la Première Guerre mondiale, issus non seulement de l’hexagone, mais également d’autres pays – le Président de la République pourrait inviter quatre-vingts chefs d’État si l’on voulait honorer les nations qui, à l’époque, ont mis leurs peuples à contribution ; je reviendrai sur ce point tout à l’heure.
Le 7 novembre 2013, le Président de la République a prononcé un vibrant discours inaugurant les commémorations de la Première Guerre mondiale. Il a alors annoncé toute une série de mesures et d’initiatives qui rythmeront l’année 2014 et qui seront autant de moments de rassemblement dans l’expression du devoir de mémoire. Le Président de la République a ainsi rappelé le sens et l’importance de l’acte même de commémorer le message universel porté par la France qui se rassemble, la victoire de la République et la fraternité des démocraties et des démocrates.
Le député de Verdun que je suis, ville symbole de la Grande Guerre dans la conscience nationale et universelle, tient à rappeler qu’au cinquantième anniversaire de la bataille de Verdun, en juin 1966, le président Charles de Gaulle a paraphé pour la première fois le Livre d’or de la « capitale de la paix », comme l’avait voulu l’un de nos prédécesseurs député-maire de la ville de Verdun. Celle-ci se veut aujourd’hui « capitale mondiale de la paix, des libertés et des droits de l’homme » parce qu’elle était la ville derrière le front, qui apportait la nourriture vers celui-ci, qui abritait le combattant de retour de la zone des combats, et parce que son nom est devenu le symbole universel de l’extrême souffrance et de l’extrême résistance.
Il y a presque un siècle, le colonel Driant a laissé la vie à la tête de ses hommes dans le Bois des Caures, ce parlementaire de Meurthe-et-Moselle, élu de Nancy, qui a sa plaque sur ces bancs. Tous ses compagnons de combat, tous ces hommes ont résisté, après des heures et des heures de bombardement. Peut-être y-a-t-il quelques enseignements à tirer de cette volonté farouche de défendre sa terre et d’empêcher un envahisseur d’y entrer. Mais, de l’autre côté, il y avait aussi une volonté de conquête : Verdun qui, pendant cette guerre, n’a jamais été envahie par les Allemands, était tout de même une ville du Saint Empire romain germanique. Verdun, cela disait quelque chose dans cet immense empire, depuis le démantèlement de l’empire de Charlemagne en 843 !
C’est donc le député de cette ville qui s’adresse aujourd’hui à vous, mes chers collègues, dans cet hémicycle où ont résonné bien des voix : la voix de l’apôtre de la paix, Jean Jaurès, mais aussi la voix de Clemenceau, qui disait « Je ferai la guerre ! ». Certains voulaient la paix, d’autres voulaient la guerre, mais tous sont allés au combat – à l’exception de Jaurès, assassiné en 1914, dont nous honorerons la mémoire dans quelques semaines. Ainsi en a-t-il été d’André Maginot, autre parlementaire meusien et ministre à plusieurs reprises après 1918, qui s’engagea et fut blessé à Maucourt-sur-Orne et dont le nom a été repris de façon symbolique par cette grande fédération qui travaille pour la mémoire et pour le respect de l’histoire.
Nous commémorons cette année le centenaire de 1914, et nous commémorerons également celui de chacune des années suivantes, jusqu’à 1920, année du choix, à la citadelle de Verdun, du soldat inconnu dont le tombeau sous l’Arc de Triomphe abrite une flamme qui, brûlant sans cesse, nous rappelle à notre devoir, celui de transmettre cette mémoire à ceux qui nous suivront.
Si j’ai interpellé M. le Premier ministre, lors des questions d’actualité du 7 janvier 2014, c’était donc pour entendre aussi la présidence de l’Assemblée nationale s’engager à faire participer notre assemblée.
J’avoue, chers collègues, que je ne pensais pas que nous débuterions les commémorations du centenaire par un débat sur la « Voie sacrée nationale », qui, constituée à l’époque de chemins vicinaux, fut dénommée ainsi par la loi à la demande du conseil général en question et grâce à l’action de lobbyistes – pour oser un mot d’aujourd’hui – tels que Maurice Barrès. Le département de la Meuse n’avait en effet absolument pas les moyens de faire face à tous les chantiers : si la ville de Verdun a été reconstruite, c’est grâce aussi aux contributions de la ville de Londres et du Luxembourg. Combien de nations ont ainsi apporté leur contribution ?
Faut-il à cet égard rappeler l’ossuaire de Douaumont, voulu par monseigneur Ginisty, qui a su utiliser son habit de prêtre pour quêter avec audace, avec détermination ? Si ce tombeau majestueux dédié aux soldats qui sont tombés sur le champ de bataille existe aujourd’hui, c’est grâce en effet à la volonté d’un homme.
C’est dans ce mausolée que sont rassemblés tous les ossements humains – quel que soit le côté du front où ils étaient – trouvés sur le carré dit de la zone rouge, ce territoire pourtant pas si énorme mais qui a vu tant d’hommes fauchés. A cet égard, lorsque l’on honore pour la première fois, quatre-vingt-dix-huit ans après, le soldat allemand tombé dans cette zone et que son nom est gravé dans la pierre de l’ossuaire de Douaumont, c’est toute la République qui l’honore.
La mémoire peut être aussi sujette à contentieux, à controverses, et des controverses il y en eut de très célèbres. C’est pourquoi, monsieur le ministre, vous avez raison d’annoncer certains classements parce que, après la souffrance des hommes, il leur faut le mausolée, sachant qu’après que les hommes ont tout donné, il y a toujours de la contestation. Admettre ce qui a été écrit sur la Tranchée des baïonnettes est aussi un élément déterminant pour apprendre à chacune et à chacun d’entre nous que la mémoire peut être sélective, que l’histoire se réécrit dans la meilleure des volontés de celui qui l’écrit, de celui qui la raconte.
C’est pour cela que, revenant au sujet qui nous préoccupe aujourd’hui, cette Voie sacrée empruntée par Maurice Barrès qui redescendait sur Bar-le-Duc après une visite à la Citadelle basse de Verdun, on peut se demander quelle importance cela a-t-il que cette route soit nationale ou pas ? Imagine-t-on que demain la Route Napoléon devienne « Route Napoléon nationale » ou que l’on ajoute ce mot « nationale » à d’autres routes qui ont récupéré leur patronyme d’un homme célèbre ou d’une région ? Vraiment, peu importe que la Voie sacrée soit départementale, nationale ou vicinale. Ce qui compte, c’est qu’elle soit Voie sacrée – tous les intervenants l’ont dit. Conservons donc l’unité de cette Voie sacrée qui allait de Baudonvilliers à Moulin Brûlé, à huit kilomètres de Verdun. J’ai déjà parlé des colonnes montantes vers le front, mais c’est bien à Moulin Brûlé que s’arrêtait la Voie sacrée, souhaitée par Maurice Barrès, voulue par le Parlement et demandée par l’ensemble des anciens combattants survivants qui l’avaient empruntée.
Après la Seconde guerre mondiale, la Nationale 3 – qui n’est d’ailleurs plus nationale aujourd’hui – est devenue la Voie de la liberté, de la Manche jusqu’à Strasbourg, une Voie qui est ainsi venue se mêler à la Voie sacrée. Dois-je d’ailleurs rappeler que la ville de Verdun a contesté, dès les années vingt, le fait que la Voie sacrée s’arrêtât à Moulin Brûlé ? Le maire de l’époque avait en effet exigé du conseil général que cette voie vienne jusqu’à Verdun, c’est-à-dire jusqu’à la citadelle basse, là où s’arrêtaient les camions qui apportaient le ravitaillement. Cela fut refusé. Vous le voyez, les discussions picrocholines que l’on peut avoir en Meuse ne datent pas d’aujourd’hui !
Quant à la bataille « devant » Verdun, comme je l’ai appelée, ce terme même fut l’objet de discussions certains préférant parler de la bataille « de » Verdun, ville de l’arrière, détruite à 95 %, où ne se trouvaient plus, au-delà de la citadelle, que quelques sapeurs-pompiers et quelques civils. Cette ville, parce que la vie l’emporte, a été reconstruite, elle n’est pas restée un sanctuaire. En revanche, dans la zone rouge, instituée par le Parlement, il y a toujours des villages détruits et qui aujourd’hui encore restent inhabités, même si Douaumont, Ornes ont des habitants et si Vaux est redevenue une commune normale, si je puis dire. Ces communes n’ont pas été fusionnées avec d’autres, elles ont conservé leur identité communale et sont administrées par une commission municipale nommée par la préfecture sur avis du conseil général, son président ayant rang de maire. Monsieur le ministre, lorsque vous viendrez sur le champ de bataille, et que vous les saluerez, ces présidents de commission municipale de village détruit seront honorés, fiers, si vous commencez par les appeler « monsieur le maire » : ils sauront que là-bas, à Paris, rue-de-Bellechasse, on se souvient encore de ce que représentent ces villages détruits ! C’est là une mémoire, une mémoire vivante, une mémoire active pour que jamais ne soit oublié le soldat de Verdun, pour que jamais ne s’efface de notre mémoire collective et de notre mémoire individuelle ce que fut la souffrance de ces hommes.
Le langage courant ne tient pas toujours compte de la vérité historique : tout le monde n’entend-il pas par Voie sacrée la route Bar-le-Duc – Verdun ? Simplement, si l’on s’intéresse à l’histoire, on rectifie.
Concernant justement l’histoire, souvenons-nous qu’à travers elle des chefs d’État ont joué en la matière un rôle particulièrement important. On se rappelle que le général de Gaulle et le chancelier Adenauer ont fait en sorte que les nations se réconcilient. C’était le premier couple franco-allemand. Et si Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing ont fait autant pour l’Europe, c’est peut-être que leur amitié et les échanges qu’ils pouvaient avoir transcendaient les courants pour aller de l’avant. L’Europe y a gagné. Enfin, François Mitterrand et Helmut Kohl se sont tenus la main devant l’entrée de l’ossuaire de Douaumont et sont entrés conjointement dans cette galerie où les caveaux sont là pour rappeler les lieux des combats, la dureté de la bataille. Surtout, je le répète, c’est là que reposent ces os mêlés d’Allemands, de Français et de combattants issus de toutes les colonies de l’époque et d’ailleurs. Alors qu’on ne leur avait rien demandé, des combattants volontaires venant d’Amérique du sud sont venus s’engager car la France était en danger. Ils ont emprunté la Voie sacrée. Peut-être sont-ils redescendus de cette Voie sacrée, survivants, à jamais marqués. Que disaient d’ailleurs ces survivants en 1936 devant ce même ossuaire, Allemands et Français réunis, anciens combattants ? « Plus jamais ça ! ».
Quand les troupes nazies sont arrivées à Verdun, en 1940, elles ont défilé devant le monument à la victoire. Quelle revanche elles avaient là ! Pourtant, de 1940 à 1945, il est un mur du souvenir dédié à une religion qui avait été recouvert d’un coffrage de bois. Le chef des armées ennemies l’avait demandé. Il aurait pu le raser, mais il n’a pas voulu y toucher car il était lui-même un ancien combattant de la Première Guerre mondiale et de Verdun.
Ernst Jünger fut invité pour commémorer la bataille de Verdun aux côtés d’un soldat aveugle de guerre à dix-huit ans dans l’Argonne. Les Éparges dont parle Maurice Genevoix, l’Argonne, la bataille de Saint-Mihiel : voilà bien une terre de mémoire, une terre de souffrance !
Monsieur le ministre, je suis persuadé que, après la relève du soldat viendra la relève de la mémoire. Il faudra aussi la relève de ces militants dont parlait mon collègue Bertrand Pancher, ces porte-drapeaux, ces présidents d’association, ces anonymes qui donnent tant de leur temps pour relever un monument, pour conserver un vestige. Or lorsqu’ils disparaissent, c’est une part de mémoire qui peut s’effacer. C’est pourquoi le conseil général de la Meuse a pris en main l’action de la mémoire. Je l’ai approuvée, même du temps de Bertrand Pancher – et nous ne sommes pas sur les mêmes dynamiques politiques –, car nous avons pour notre cité de Verdun, pour notre Voie sacrée, pour notre département de la Meuse, la même ambition, j’allais presque dire le même amour filial et surtout le même devoir. Nous n’avons d’ailleurs que des devoirs et il faudra bien qu’un jour il y ait une forme de charte éthique.
Mes chers collègues de l’ancienne majorité, dois-je vous rappeler que le président Accoyer a présidé à l’époque une grande commission mémorielle qui a auditionné des intellectuels, des chercheurs, des historiens, des écrivains, pour définir le rôle du Parlement en la matière, notre rôle à nous individuellement mais aussi collectivement, et pour savoir ce que l’on pouvait et devait faire pour honorer la mémoire ? À trop légiférer, on légifère mal ; à trop légiférer, surtout dans ce domaine, on peut blesser plus qu’avant encore les hommes.
Ce n’est pas une question de repentance, de pardon. Il y a eu des affrontements, des guerres, chacun aussi a son histoire, la famille comme les peuples. En l’occurrence, on sait à quel point le président Abdoulaye Wade s’est attaché à commémorer la première Journée du tirailleur. C’est devant la gare de Dakar qu’a été érigée la statue représentant les deux combattants, celui de la métropole et celui des pays subsahariens, colonies de l’époque, dont le nom générique de tirailleur sénégalais est resté. J’y étais et comme d’autres, j’ai alors pensé à ceux qui étaient restés sur la terre de Verdun. Mais combien ont pensé à ce qui s’est passé plus tard, lorsque au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que le blanc autochtone avait, lui, touché son pécule, ces tirailleurs qui ne devaient toucher le leur que sur leurs terres natives ne l’ont jamais eu ? Il faut le savoir, l’assumer aujourd’hui. Parce qu’un général a alors été bousculé à Dakar par des tirailleurs, cela a coûté la vie à beaucoup d’entre eux qui pour certains sortaient des camps nazis.
L’histoire d’une guerre, ce n’est pas un chemin semé de pétales, ce n’est pas non plus un amusement, avec de l’électronique et quelques images très aseptisées !
M. Jacques Myard. C’est vrai !
M. Jean-Louis Dumont. La guerre, c’est de la souffrance. La guerre, c’est de la chair humaine qui part en lambeaux, ce sont les souffrances de ceux qui restent dans l’attente. C’est l’orphelin, c’est la veuve, c’est celle ou celui qui verra sa vie complètement bouleversée.
Je vous fais part de mes convictions – j’ai un peu abandonné mon discours écrit car je voulais peser mes mots. J’avais peut-être même la prétention, mon cher collègue rapporteur, de vous convaincre que, tout en respectant votre signature et celles d’un certain nombre de nos collègues, le grand service qu’on peut rendre aujourd’hui à nos anciens, c’est de leur dire simplement qu’ils ne sont pas oubliés, que la Voie sacrée est inscrite à jamais sur ces bornes qui n’ont pas changé d’aspect depuis le premier jour, depuis l’inauguration à Bar-le-Duc de la borne kilométrique « Voie sacrée » par Raymond Poincaré.
Cette borne, elle porte le nom de Verdun. Cette borne porte aussi la palme de la victoire. Était-ce d’ailleurs une victoire ? De l’homme sur l’homme peut-être, mais les deux armées étaient exsangues.
Cette borne, elle a un bandeau rouge – comme d’ailleurs les routes nationales. Cette borne, elle est toujours là.
En plus, le conseil général fait de la pédagogie. Sur les délaissés, il y a ces silhouettes de soldats et de camions Berliet ou Latil. Il y a des panneaux pédagogiques, parce que le passant s’arrête, interpellé par le casque Adrien qui couronne cette borne kilométrique.
Cette borne, on l’a tant vue qu’on oublierait presque de la regarder. Or, non seulement on la regarde, mais on s’arrête, on essaie de comprendre. C’est une œuvre pédagogique, une œuvre de mémoire. C’est cela, la Voie sacrée et personne ne lui enlèvera, qu’elle soit départementale ou nationale.
Oui, mes chers collègues, le sort de ce projet n’est pas le plus important.
M. Jacques Myard. Votez-le !
M. Jean-Louis Dumont. L’important, c’est que chacun d’entre nous ait pu exprimer ce que représente la Voie sacrée et se dire simplement qu’au début de ce centenaire, c’est l’homme, c’est le combattant qu’on respectera.
Monsieur le rapporteur, vous avez fait une digression sur les fusillés pour l’exemple, sur ces morts choisis peut-être au hasard, injustement inculpés, dont les familles ont pleuré à jamais non seulement la perte, mais aussi le déshonneur qui à l’époque entachait toute une famille. Au nom de tout cela, au nom de la République, sachons honorer le soldat de Verdun, sachons faire de ce centenaire une grande manifestation qui, au-delà de la richesse de nos différences, nous donne l’envie d’être une nation qui soit respectée, qui respecte les autres et qui puisse dire, comme l’ONU l’a décidé il y a une vingtaine d’années : « Verdun, capitale de la paix. » Qu’elle puisse aussi continuer à rayonner, parce que devant Verdun, il y a un carré qui est marqué à jamais par le sang qui y a coulé.
Mes chers collègues, il n’y avait pas lieu de délibérer ; merci de m’avoir écouté. (Applaudissements sur tous les bancs.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Monsieur le député, vous avez interrogé la présidence sur la volonté de l’Assemblée de participer aux commémorations du centenaire.
Plusieurs initiatives sont en cours de définition pour rendre hommage non seulement aux élus tombés au champ d’honneur, mais également aux fonctionnaires. Une réunion le 9 avril prochain aura ainsi pour objectif de valider différentes actions tant scientifiques que de communication.
Mme la présidente. J’appelle maintenant l’article unique de la proposition de loi dans le texte dont l’Assemblée a été saisie initialement, puisque la commission n’a pas adopté de texte.
Mme la présidente. Plusieurs intervenants sont inscrits sur l’article unique.
La parole est à M. Jacques Myard.
M. Jacques Myard. Verdun, tu portes dans ton nom trente siècles de formidables batailles ! Savez-vous, chers collègues, ce que signifie Verdun ? Ver, « hyper » en langue celtique, comme dans Vercingétorix ; dun, « forteresse », comme dans Châteaudun. C’est du gaulois : il faut le savoir.
Beaucoup de noms de ces forteresses sublimes restent marqués depuis des siècles. Le génie de la langue celtique, c’est : sujet, verbe, complément. Ne l’oublions jamais. Verdun en fait partie.
Verdun est à jamais le symbole du courage, de l’abnégation, du sacrifice, portés à leur paroxysme. Chaque fois que je relis les ouvrages consacrés à la guerre de 14-18, je suis stupéfait, abasourdi par ces hommes : curés ou francs-maçons ou libres-penseurs, soldats ou officiers, instituteurs ou artistes, ouvriers ou ingénieurs, paysans ou aristocrates, tous ont tenu sous les orages d’acier si bien décrits par le grand écrivain allemand Ernst Jünger.
S’ils ont tenu, c’est qu’ils avaient le sens de la vie collective, je dis bien : le sens de la vie collective. À un moment où le Président de la République nous appelle à ce sens de la vie collective, voir un hémicycle aussi vide aujourd’hui ne peut que nous conduire à nous interroger sur ces petits mots que nous venons d’entendre pour refuser ce qui va de soi.
Comment comprendre que cette proposition de loi suscite l’absentéisme, alors qu’elle s’inscrit dans la logique de l’histoire nationale ? On nous dit qu’il y a un arrêté du 15 février 2007, que cela suffirait. La loi, même hors le champ de l’article 34, monsieur Dumont, exprime l’intérêt général, celui de la nation !
Oui, la Voie sacrée est nationale : consacrer ce titre, ce nom, c’est reconnaître que tous les combattants de la bataille de Verdun sont morts pour que vive la nation !
Mme la présidente. La parole est à M. Patrick Hetzel.
M. Patrick Hetzel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je suis député d’une terre où, sur les monuments aux morts, ne figure pas « Morts pour la France », mais « À nos morts. » Vous savez pertinemment pourquoi on lit cette mention : tout simplement parce que, pendant la Première Guerre mondiale, les Alsaciens étaient sous le joug de l’Allemagne.
Aujourd’hui, nous avons l’occasion de nous souvenir, et c’est, je crois, très important. Si nous souhaitons tant l’adoption de ce texte, c’est parce que la mémoire doit rester vivante. On a parlé de la Grande Guerre, on a parlé de la Der des ders : celles et ceux qui se sont battus sur ces terres méritent notre respect.
Nous avons pu constater que la Voie sacrée devait à jamais rester inscrite dans le patrimoine national. C’est la raison pour laquelle, si nous souhaitons éteindre toute polémique, il convient d’adopter cette proposition de loi. C’est dans ce sens que nous nous inscrivons dans ce débat.
Mme la présidente. Sur l’article unique, je suis saisie d’un amendement no 2.
La parole est à M. le rapporteur, pour le soutenir.
M. Philippe Gosselin, rapporteur. Avant d’évoquer cet amendement, permettez-moi, madame la présidente, de répondre, sans aucune polémique, à mes collègues.
Nous avons des points de vue peut-être différents…
M. Jacques Myard. Pas sur le fond !
M. Philippe Gosselin, rapporteur. …sur la nécessité d’accorder ce caractère « national » à la Voie sacrée. Je me réjouis de voir que sur l’ensemble des bancs de cette représentation nationale – et vos propos en témoignent, cher monsieur Dumont – le souvenir de nos Poilus n’est pas effacé.
C’est l’intérêt, l’objet de ce débat. On nous dit que l’Assemblée perd du temps, qu’elle a d’autres chats à fouetter. Excusez du peu : nous aurons consacré à ce texte une heure et demie de séance sur une année, plus une heure en commission de la défense. Je crois que nos Poilus, que celles et ceux qui ont fait le sacrifice suprême, que celles et ceux qui sont revenus mutilés, que les « gueules cassées », que celles et ceux qui ont laissé des orphelins et dont l’absence a créé le chaos, ceux-là méritent bien qu’on leur consacre quelques minutes, un jeudi après-midi.
Au-delà de l’intérêt qu’il y aurait à voter ou non cette proposition de loi, je préfère retenir ce qui a plus de sens pour moi : cette volonté de mémoire.
Monsieur le ministre, une lourde tâche vous incombe, avec le soixante-dixième anniversaire du Débarquement et ce centième anniversaire de 1914.
M. Jacques Myard. Un même combat pour la liberté !
M. Philippe Gosselin, rapporteur. Que l’un n’éclipse pas l’autre ! Chacun de ces anniversaires célèbre en effet un combat pour rappeler que la liberté est le bien commun, dans une Europe aujourd’hui en paix, où les vainqueurs et les vaincus d’hier forment le terreau de la paix et de la liberté. Voilà ce que je souhaite retenir, au-delà de ce qui a pu être exprimé en termes de doutes ou d’interrogations s’agissant de cette proposition.
Quant à l’amendement, madame la présidente, il est rédactionnel.
Mme la présidente. La parole est à M. Nicolas Bays, vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées, pour donner l’avis de la commission.
M. Nicolas Bays, vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Cet amendement n’a pas été examiné en commission. Si celle-ci a souscrit à l’hommage qu’a voulu rendre M. Gosselin dans le cadre du centenaire qui qui sera commémoré sur le plan national cette année, elle a repoussé le texte. Je ne prendrai donc pas en son nom position sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Kader Arif, ministre délégué. Dans le cadre de la philosophie que j’ai exprimée, je m’en remets à la sagesse de l’Assemblée.
(L’amendement no 2 est adopté.)
(L’article unique, amendé, est adopté.) (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)
M. Jacques Myard. Clemenceau, regarde-les !
Mme la présidente. Vous permettrez à votre présidente de séance de vous dire, monsieur le ministre, chers collègues, combien le département voisin de la Marne sera ravi de vous accueillir pour les différentes commémorations, cela dans le cadre d’un programme très important.
Mme la présidente. Prochaine séance, lundi 24 février 2014, à seize heures :
Conclusion de la commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à la géolocalisation ;
éventuellement, lecture définitive de la proposition de loi visant à reconquérir l’économie réelle ;
suite de la proposition de loi tendant au développement et à l’encadrement des stages.
La séance est levée.
(La séance est levée à seize heures trente.)
Le Directeur du service du compte rendu de la séance
de l’Assemblée nationale
Nicolas Véron