Accueil > Union européenne > Commission des affaires européennes > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Consulter le sommaire
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires européennes

mercredi 14 décembre 2016

8 h 30

Compte rendu n° 331

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente

Audition de M. Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman, chercheur associé à Sciences Po (CERI) et de M. Jean-François Jamet, enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, sur l’avenir de l’Europe

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 14 décembre 2016

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 8 h 30 (audition non ouverte à la presse)

Audition de M. Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman, chercheur associé à Sciences Po (CERI) et de M. Jean-François Jamet, enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, sur l’avenir de l’Europe

La présidente Danielle Auroi. Messieurs, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à participer à ce cycle d’auditions sur l’avenir de l’Europe.

Monsieur Thierry Chopin, vous êtes chercheur en sciences politiques, et actuellement le directeur des études de la Fondation Robert Schuman. Monsieur Jean-François Jamet, vous êtes économiste, spécialiste de l’économie européenne ; c’est à titre personnel que vous vous exprimez devant nous.

Vous avez récemment écrit, messieurs, plusieurs contributions à quatre mains pour la Fondation Robert Schuman, notamment « Après le référendum britannique, redéfinir les relations entre les “deux Europe” » et « L’avenir du projet européen ». Dans cette dernière, vous mettez en garde à la fois contre la tentation de repli sur le niveau national et contre celle « du statu quo qui consiste, dans le meilleur des cas, à consolider l’Union sous l’effet des différents chocs qui l’affectent mais sans réforme d’ensemble du système ». Mais les conditions sont-elles aujourd’hui réunies pour une réforme d’ensemble du système ? Et quelle est cette réforme que vous appelez de vos vœux ? Pouvez-vous nous aider à trouver des propositions qui auraient du sens ? Comment approfondir cette démocratie européenne, qui paraît très fragile aujourd’hui ? Comment approfondir l’« espace politique européen » ?

Quel rôle pour les Parlements nationaux dans ce cadre ? De plus en plus, malgré tout, les parlements nationaux se parlent entre eux, grâce à des outils traditionnels, comme la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l’Union des parlements de l’Union européenne (COSAC), mais aussi grâce à cet article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, qui leur a donné plus de visibilité. Plus récemment encore, en regard des « cartons jaunes », qui sont toujours des protestations des parlements, ont été proposés des « cartons verts », qui sont plutôt des propositions faites par les parlements nationaux au Parlement européen et à la Commission européenne. Le premier, émanant des Lords anglais – pour leur part désolés du Brexit –, portait sur la lutte contre le gaspillage alimentaire. Le second, issu de notre commission des affaires européennes, porte sur la responsabilité sociale des multinationales par rapport à leurs filiales et à leurs sous-traitants.

Vous considérez qu’il pourrait être possible, avec le Brexit, de clarifier les relations entre les « deux Europe » : d’un côté, en faisant de l’Espace économique européen le cadre institutionnel pertinent pour la gestion du marché intérieur – cela paraît assez logique – et, de l’autre, en réalignant la zone euro avec l’Union européenne, ce qui formerait un noyau de pays qui veulent aller plus loin. Cependant, après Bratislava, où les vingt-sept ont réaffirmé leur souhait de travailler ensemble, des volontés de bloquer une relance spécifique de la zone euro pourraient se faire jour du côté de la Pologne et de la Hongrie. Cette bonne idée d’une zone euro plus avancée ne risquerait-elle donc pas, finalement, de créer de nouvelles divergences, sinon de nouvelles divisions ? Votre proposition me semble, par ailleurs, faire écho à la contribution de la fondation Bruegel – qui a fait beaucoup de bruit – proposant un « partenariat continental » qui permettrait de formaliser cette Union à deux vitesses. Nous songions pour notre part à quelque chose de plus souple qu’une telle Union à deux vitesses.

Enfin, comment renforcer les droits fondamentaux et lutter contre la montée des populismes et le repli national ? Comment conjuguer solidarité renouvelée, besoin de protection et exercice de la souveraineté réelle, au niveau de l’Union, à l’heure où Alep nous montre que l’Europe ne fait pas si bien que cela son travail, à l’heure où elle se referme, quoique pas totalement ?

M. Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman. Merci beaucoup, madame la présidente, de cette invitation, qui nous honore. Dans un premier temps, je reviendrai sur un certain nombre d’éléments qui nous semblent caractéristiques de la situation européenne actuelle. Dans un deuxième temps, Jean-François Jamet fera une série de remarques plus centrées sur les conditions d’une réforme.

Je voudrais développer trois points distincts.

Le premier porte sur l’usure des récits et discours politiques qui ont justifié et légitimé jusqu’à une date récente la construction européenne aux yeux des citoyens. Après la réunification et la paix, la prospérité économique devait emporter l’adhésion des citoyens pour l’UE. L’économie est devenue le cœur du projet européen, avec le marché unique et l’euro comme projets structurants. Si l’Europe n’a jamais été aussi riche, ce discours « économique » s’est brisé sur la crise financière et économique et ses conséquences sociales et politiques.

Un phénomène est moins évoqué dans le débat public : l’usure d’un certain nombre de récits plus spécifiquement nationaux qui ont, eux aussi, légitimé la construction européenne, auprès des opinions publiques nationales. La construction européenne est en effet également le produit de logiques nationales porteuses de visions et d’intérêts spécifiques. Si la France recherchait à renouer le fil de sa grandeur passée et l’Allemagne sa « rédemption » après le nazisme, le Royaume-Uni et les pays du Nord de l’Europe se plaçaient dans une pure logique « utilitariste » d’optimisation de leurs intérêts nationaux. Enfin, les pays du Sud de l’Europe ainsi que les pays centre et est-européens étaient dans une logique de « sublimation » (passage rapide d’un système politique et économique à un autre : démocratie libérale et économie de marché).

Or, ces logiques nationales ont évolué. Pour le dire de manière un peu schématique, après sa réunification, et alors qu’elle a renoué avec des performances économiques qui lui confèrent de fait un leadership politique et économique sur la scène européenne, l’Allemagne s’inscrit-elle toujours dans une logique de « rédemption » ? De son côté, la France croit-elle encore en sa « réincarnation » à l’échelle européenne ? Avec la montée, dans les opinions publiques mais aussi chez les représentants politiques, de l’euroscepticisme - qu’il convient de distinguer d’une europhobie se manifestant par la volonté de quitter l’Union européenne -, ce n’est pas certain. Le Royaume-Uni est-il encore dans une logique d’optimisation de ses intérêts nationaux ? Sans doute dans une certaine mesure, mais le choix fait le 23 juin dernier montre que les logiques politiques qui ont été à l’œuvre dans la campagne référendaire au Royaume-Uni ne sont pas uniquement de nature utilitariste et ne se réduisent pas au seul arbitrage entre coûts et avantages – sur la base d’un tel raisonnement, les Britanniques auraient sans doute décidé de rester au sein de l’Union européenne. Quant aux pays du sud de l’Europe et aux pays d’Europe centrale et orientale, envisagent-ils de manière toujours aussi favorable leur adhésion à la construction européenne ? Rien n’est moins sûr. La montée de l’eurodéfiance s’explique dans les pays du Sud par la perception d’une solidarité insuffisante face aux crises : coût perçu comme disproportionné de l’ajustement économique et budgétaire demandé en contrepartie du soutien financier européen (Portugal, Grèce) mais aussi incapacité de l’UE à réguler les flux migratoires (Italie). Dans les pays du centre, du Nord et de l’est de l’UE, c’est au contraire le refus d’une solidarité excessive qui alimente l’euroscepticisme d’une partie de la population et certaines politiques gouvernementales, qu’il s’agisse des questions financières (Allemagne, Finlande) ou de la question des réfugiés (groupe de Visegrad). Dans certains cas, les mêmes pays qui demandent la solidarité sur un volet la refusent sur un autre. Le souverainisme accompagne également dans certains États l’émergence d’un populisme nationaliste autoritaire et « illibéral » (en Hongrie voire en Pologne).

Il nous semble important de prendre en considération cette dynamique des visions nationales pour comprendre la situation de l’Union européenne. Ces évolutions sont également structurantes pour l’avenir de l’Union européenne et un nouveau compromis doit être défini sur ces bases nouvelles si l’on veut consolider et renforcer l’unité des Européens face aux défis qui leur sont lancés.

Je souhaiterais consacrer ici une seconde série de remarques portant plus spécifiquement sur le Royaume-Uni. Si le Royaume-Uni et les 27 États membres ont des intérêts communs dans les futures négociations (maintenir des relations économiques et politico-stratégiques étroites ; garantir les droits des citoyens britanniques résidant actuellement dans les autres Etats membres et vice-versa), des divergences existent : l’UE souligne que l’accès au marché unique est le corollaire des trois autres libertés et ne saurait en être dissocié tandis que le Royaume-Uni veut contrôler l’immigration européenne tout en gardant un accès au marché européen pour ses intérêts économiques et financiers. Cela pose en outre des problèmes de souveraineté car le marché unique est mis en œuvre par les institutions européennes dont le Royaume-Uni ne veut plus être membre. Il est alors difficile de trouver un modèle convenant aux deux parties.

Or, si les différents modèles existants sont connus – le modèle « norvégien » (le Royaume-Uni rejoint l’Espace économique européen) ; l’option « suisse » (négociations d’un ensemble d’accords bilatéraux) ; l’exemple « canadien » (négociation d’un accord de libre-échange) ; le modèle « turc » (négociation d’une union douanière) – aucun ne semble pleinement satisfaisant compte tenu des intérêts des parties prenantes. Dans ce contexte, une réforme de l’EEE est l’une des pistes envisageables. L’EEE, signé en 1992, permet d’étendre le marché intérieur aux États signataires de l’Association européenne de libre-échange. Dans ce cadre, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein (en plus des pays membres de l’UE) appliquent les quatre libertés et les règles européennes correspondantes et participent financièrement à certains programmes européens mais restent en dehors de la politique fiscale, commerciale et agricole/pêche. Une telle réforme de l’EEE pourrait avoir trois composantes principales. Premièrement, la gouvernance de l’EEE pourrait assurer une participation accrue des États de l’EEE qui ne sont pas membres de l’UE aux décisions concernant les politiques communes de l’EEE, en particulier la législation relative au marché intérieur. En contrepartie, cette réforme devrait assurer l’entrée en vigueur simultanée des textes applicables à l’ensemble des États membres de l’EEE de façon à éviter les décalages observés dans le passé. Elle devrait en outre garantir institutionnellement l’interprétation et l’application homogène de la législation commune. Troisièmement, le principe de la libre circulation des personnes ne doit pas être remis en cause mais une solution commune applicable dans l’ensemble de l’EEE devrait être recherchée pour répondre aux inquiétudes concernant l’impact social de la mobilité des travailleurs qui se sont exprimées au Royaume-Uni mais aussi dans d’autres États membres. Sur ce dernier point, la proposition de Bruegel que vous avez citée considère qu’il n’y a pas de lien fonctionnel entre le principe de libre circulation des personnes et la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Le problème est que cette proposition ne donne aucun argument à l’appui de cette thèse ; or, il semble a minima que les effets d’agglomération liés à l’intégration économique et financière peuvent être problématiques du point de vue économique et politique en l’absence de la libre circulation des personnes

La réforme de l’EEE que nous proposons aurait pour effet d’offrir une solution de compromis entre le Royaume-Uni et l’UE et de reconfigurer l’architecture institutionnelle en Europe autour de deux principaux niveaux d’intégration.

Le Royaume-Uni retrouverait sa souveraineté pour certaines politiques. Il continuerait néanmoins de participer au marché intérieur et d’appliquer les règles correspondantes qu’il continuerait de contribuer à déterminer. Il devrait contribuer au budget de l’UE mais uniquement pour les politiques qui lui sont applicables. La liberté de circulation des personnes serait préservée tout en développant le cadre réglementaire applicable à la mobilité des travailleurs.

Pour l’Union européenne, la liberté de circulation des personnes ne serait pas remise en cause et le compromis trouvé concernant la mobilité des travailleurs au sein de l’EEE s’appliquerait dans comme hors de l’UE, évitant l’impression que sortir de l’Union européenne permettrait d’obtenir un traitement préférentiel. D’autre part, la réforme de l’EEE offrirait un choix plus clair entre deux niveaux d’intégration, rendant moins probable une rupture complète qui serait déstabilisante économiquement et politiquement. À terme, il serait à nouveau envisageable d’observer une convergence entre l’Union européenne et l’Union économique et monétaire, ce qui pourrait faciliter le développement institutionnel de la zone euro, sans devoir recourir à des contorsions juridiques et à la création de structures ad hoc dans le cadre d’accords intergouvernementaux.

J’en viens à mon troisième point : la montée en puissance des populismes dans les Etats membres de l’UE dont l’impact est fort au niveau européen.

Depuis 25 ans, une lente mais profonde contestation monte au sein des démocraties occidentales où une partie de la population est de plus en plus défiante à l’égard du système politique. Ce phénomène s’est récemment cristallisé autour du Brexit (et de l’élection à la présidence américaine de Donald Trump). Les facteurs explicatifs de ces événements sont multiples : le déclassement économique et géographique des « perdants » de la mondialisation ; la crainte du déclassement ou de la stagnation des classes moyennes ; les évolutions démographiques et les bouleversements géopolitiques mondiaux entraînant des flux migratoires importants, des menaces sur la sécurité des Européens et un regain d’intérêt pour les questions d’identité. Tous ces facteurs convergent vers ce qui est vu aujourd’hui comme une crise des démocraties libérales.

En Europe, la rhétorique populiste alimente le succès de plateformes politiques eurosceptiques ou europhobes. Bien plus qu’un mot-valise, le populisme renvoie à une réalité politique et présente des caractéristiques générales connues qu’il faut rappeler pour que le débat s’engage sur des bases claires.

Tout d’abord, un « anti-élitisme », les « élites » étant accusées d’avoir trahi la volonté populaire, où le peuple est perçu comme un ensemble indivisible s’opposant aux corrompus, aux élites économiques (mais aussi médiatiques et intellectuelles) et aux étrangers. Cette vision holistique de la société est cependant discutable : d’un côté, les dirigeants politiques tenant ce discours anti-élitiste font souvent eux-mêmes partie des « élites », ce qui fait craindre que leur discours soit d’abord opportuniste; d’un autre côté, les électeurs de l’ensemble des camps politiques ne sont pas limités aux « élites » (les 64 millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour H. Clinton ne font pas toutes partie des « élites », ni les 16 millions de Britanniques ayant voté pour rester au sein de l’UE).

Ensuite, un « anti-pluralisme » par lequel les leaders populistes prétendent détenir le monopole de la représentation de la volonté du « vrai peuple ».

Enfin, les populismes renvoient à une tension problématique entre la souveraineté populaire et le principe libéral. Si la démocratie directe et le référendum sont des composantes importantes des démocraties modernes ces dernières reposent également sur institutions indépendantes et légitimes qui servent de contre-pouvoirs nécessaires.

En dépit de spécificités nationales, le développement des populismes en Europe converge vers un certain nombre d’éléments identifiables que l’on retrouve à des degrés divers dans les différents États membres concernés. Cela se traduit par l’inscription dans les agendas politiques nationaux de discours basés sur un protectionnisme économique, culturel et identitaire :

- renforcé par la crise économique de 2008, le populisme est lié au sentiment de déstabilisation économique et identitaire résultant de l’ouverture internationale de ces dernières décennies ;

- dans les économies prospères, le populisme peut s’inscrire sous une forme « patrimoniale » (selon l’expression de Dominique Reynié) où des sociétés de plus en plus âgées expriment des craintes « culturelles » liées à la transformation d’un environnement dans lequel elles ne se reconnaissent plus nécessairement ;

- le populisme européen est également l’illustration d’une crise de la représentation politique dans les démocraties modernes qui ne parvient pas à refléter les nouveaux clivages politiques des sociétés. Les électeurs sont lassés de l’alternance unique entre les partis traditionnels de droite et de gauche et se tournent vers les partis populistes qui apparaissent souvent comme la seule alternative possible.

Je ne pense pas que l’Union européenne soit l’origine, l’élément déclencheur, ou une condition d’existence de ces populismes, même si elle exacerbe et démultiplie chacun des trois facteurs que je viens de mentionner. Sur le plan économique, l’Union européenne est souvent perçue comme un cheval de Troie de la mondialisation. Sur le plan identitaire, la question de l’identité européenne n’a pas été prise en compte et, comme la nature, plus encore la nature politique, a horreur du vide, cet espace laissé vacant est occupé depuis un certain nombre d’années par les partis populistes et/ou extrémistes. Quant à la crise de la représentation politique, la défiance et la distance croissantes entre les citoyens et leurs représentants est démultipliée à l’échelle européenne, au moins par un effet de distance, et sans doute par le sentiment que les mécanismes de représentation politique sont beaucoup moins ancrés à l’échelle communautaire qu’à l’échelle nationale. La vie politique, au niveau de l’Union européenne, se réduit en effet de plus en plus à deux composantes : d’un côté, une composante relativement technocratique et, de l’autre, le jeu diplomatique entre chefs d’État et de gouvernement au sein du Conseil européen pour faire face aux crises. Entre les deux, finalement, quid des mécanismes de représentation politique au sens classique du terme, au niveau de l’Union européenne ? C’est cet espace qu’occupent les forces politiques populistes ou/ et extrémistes.

M. Jean-François Jamet, enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris. Quelles pistes envisager ? Ou du moins quelles formes de nouveau récit, de nouveau discours pour montrer que le projet européen peut, adapté, répondre aux exigences des citoyens ? Les attentes de ces derniers en termes de sécurité sont parfaitement légitimes et il faut y répondre. J’envisagerai successivement l’exigence de sécurité et d’identité et l’exigence économique – nombreux sont les Européens qui ont trop souffert de la crise.

Dans la période actuelle, l’Europe doit pouvoir porter un discours régalien. À défaut, le niveau européen n’a pas de réponse à apporter sur ces grands sujets, en particulier la sécurité, qui sont au cœur des préoccupations des citoyens. Ce projet d’une Europe régalienne nous semble avoir des justifications solides.

Tout d’abord, les enjeux internationaux mettent en jeu la capacité collective des Européens à répondre à des transformations géopolitiques mondiales qui les affectent tous : la question des flux migratoires et les enjeux de sécurité liés au terrorisme, mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique et les négociations commerciales sont autant de questions qui engagent les intérêts collectifs des Européens. De ce point de vue, les sujets régaliens permettent de répondre à la question de l’identité, car les aborder permet généralement d’identifier un dedans et un dehors. Or l’identification d’un dehors peut permettre de renforcer la cohésion interne. La dynamique consécutive au référendum britannique l’illustre d’ailleurs : le fait que les vingt-sept aient à négocier avec ce qui sera à terme un pays tiers tend à les unir. En outre, les enquêtes réalisées à la suite du Brexit, de même que le résultat de l’élection présidentielle autrichienne, au terme d’une campagne où la question de l’appartenance à l’Union européenne a été centrale, suggèrent que les opinions publiques sont devenues plus favorables à la participation à cette Union.

Une deuxième justification de cette Europe régalienne nous vient de l’économie. L’un des fondements de la puissance régalienne est la capacité à lever l’impôt. Or l’érosion de celle-ci par l’évasion, la fraude ou l’optimisation fiscales est au cœur des débats. C’est aussi un enjeu de justice sociale. Le soutien très large dont la Commission européenne a bénéficié dans l’affaire Apple et les progrès rapides du Conseil et du Parlement quant à l’adoption d’un certain nombre d’initiatives en matière fiscale soulignent que la demande est forte dans ce domaine, et qu’il est possible d’aller de l’avant.

Ce récit, ce discours sur l’Europe régalienne peut permettre de déplacer le débat sur la souveraineté. Une Europe régalienne, c’est effectivement une Europe qui renforce la souveraineté de la puissance publique, que celle-ci s’exerce au niveau national ou au niveau européen. Et, selon notre modèle démocratique et libéral, tant l’Union européenne que les États nationaux ont pour justification de protéger la sécurité de leurs citoyens, leur sécurité physique mais aussi économique, tout en donnant le plus grand espace possible à la liberté individuelle. C’est cet équilibre qu’il faut trouver. Sur ces sujets régaliens, la France peut avoir une voix forte, compte tenu de sa puissance militaire et diplomatique, mais aussi de son expertise reconnue – notamment en matière fiscale –, et parce qu’elle bénéficie, à la suite des attaques terroristes dont elle fut la cible, de la solidarité européenne. Il nous semble, par ailleurs, que l’Allemagne est ouverte à des progrès sur ces sujets régaliens, qu’il s’agisse de la défense ou des questions fiscales. De plus, 82 % des Européens veulent une intervention plus importante de l’Union européenne dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi 75 % dans la lutte contre la fraude fiscale, 71 % dans la protection des frontières extérieures, 66 % en matière de sécurité et de défense. Il y a une vraie demande !

Je n’entrerai pas dans le détail des formes concrètes que peut prendre l’Europe régalienne, mais vous avez déjà mentionné, madame la présidente, des initiatives en cours, par exemple, en matière de défense, sur lesquelles le Conseil européen se penche à nouveau cette semaine. Sur la base de l’article 86(4) du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, il serait aussi possible de créer un parquet européen compétent en matière de lutte contre le terrorisme – dans la mesure où celle-ci a une dimension transfrontalière, cela pourrait avoir du sens pour étendre les compétences d’Eurojust. Et si tous les États n’étaient pas prêts à faire ce pas, pour expérimenter et montrer la validité d’une telle approche, il serait possible de passer par une coopération renforcée.

J’en viens à la dimension économique. Il faut répondre aux doutes qui se sont exprimés pendant la crise sur la capacité de la zone euro à faire face aux crises, à les prévenir et à les surmonter, mais aussi sur sa capacité à prospérer, puisque c’est là l’une des promesses de la construction européenne.

Selon la règle de Tinbergen, il faut autant d’instruments indépendants les uns des autres que l’on se fixe d’objectifs de politique économique. Pour répondre à la crise, de nouveaux instruments ont été développés. La question est de savoir si nous avons maintenant tous les instruments à la fois pour répondre à la composante commune d’une crise et des enjeux économiques et pour faire face aux différences de situation qui peuvent se faire jour entre les États membres. Avec l’instauration, notamment, du mécanisme européen de stabilité, du fonds de résolution des crises bancaires, de la supervision bancaire européenne, en avons-nous fait assez ? Compte tenu de certaines fragilités persistantes, c’est l’une des questions que continuent de se poser les investisseurs, mais aussi les citoyens. Il me semble que le travail entrepris pour remédier à certaines fragilités financières mérite d’être poursuivi. Les instruments macroprudentiels, qui permettent de limiter la procyclicité bien connue des marchés financiers, doivent être développés car de nombreux risques pèsent sur la stabilité financière. Il faut sur ce point que l’échelon européen dispose de tous les instruments pour compléter les décisions nationales. Si la politique monétaire permet de faire face à la composante commune du cycle économique, les instruments macroprudentiels peuvent être ciblés sur des secteurs et sur des aires géographiques spécifiques si des divergences apparaissent.

En matière budgétaire, il convient de s’assurer que les bonnes incitations sont en place pour assurer que la politique budgétaire soit stabilisante et non déstabilisante. Il s’agit notamment pour cela de limiter le cercle vicieux entre risques bancaires et risques souverains tout en remédiant à la fragmentation financière. Le cadre réglementaire pourrait inciter à la constitution de portefeuilles diversifié d’actifs souverains de la zone euro. La constitution de ces portefeuilles d’actifs diversifiés contribuerait à la fois à l’intégration financière et à la diversification des risques au sein de la zone euro. Dissocier les risques bancaires des risques souverains permettrait en outre de progresser plus facilement sur des projets de partage des risques financiers.

Par ailleurs, il n’y aura pas d’augmentation durable des revenus sans augmentation durable de la productivité. De ce point de vue, la question est de savoir si l’intégration économique bénéficie à l’ensemble de la population. La réaction à la mondialisation mais aussi à l’intégration économique européenne n’est pas toujours positive ; il existe un sentiment d’exclusion des bénéfices de cette intégration. Ce qui est crucial, pour que les territoires en bénéficient, c’est qu’ils soient intégrés dans les chaînes de valeur européennes. Les territoires qui profitent de l’intégration européenne – Toulouse, par exemple, en matière médicale ou aéronautique – sont ceux qui parviennent à utiliser les chaînes de valeur européennes. Pour cela, il est essentiel d’assurer que les structures économiques, nationales ou locales, et des investissements publics bien ciblés facilitent la participation à ces chaînes de valeur. Des pays comme la Slovaquie, bien intégrés dans des chaînes de valeur très compétitives comme le secteur automobile, ont clairement bénéficié de l’intégration économique et monétaire. Ces chaînes de valeur européennes sont un avantage dans la mondialisation, en termes de capacité à concurrencer d’autres grands ensembles économiques.

La question a également été posée d’une capacité budgétaire de la zone euro permettant de stabiliser les chocs macroéconomiques. Cette proposition se heurte néanmoins à la réticence des opinions européennes de se diriger vers un plus grand partage des risques qui fait craindre une « union de transferts ». Il semble plus probable que des instruments budgétaires communs seront acceptables si des besoins communs sont identifiés. De ce point de vue, il semble utile d’engager un débat sur les biens communs qui pourrait être gérés ensemble dans le cadre d’institutions communes. En lien avec ce que nous avons dit de la dimension régalienne, parmi les biens communs envisageables figurent l’investissement en R&D, dans les réseaux transfrontaliers et en matière de défense. Il est d’ailleurs notable que ces dépenses d’investissement sont généralement centralisées dans les États fédéraux.

Pour conclure, la question de la méthode est clairement indissociable de la volonté politique. Même s’il faut partir d’une volonté sincère d’évoluer à vingt-huit ou vingt-sept autant que faire se peut, force est de reconnaître – c’est l’histoire même de l’Union européenne – qu’il faut toujours apporter la preuve de la validité de certaines initiatives avant que certains souhaitent s’y joindre. Tous les États n’étaient pas présents dès le départ. C’est cette capacité d’initiative pour répondre de façon innovante aux attentes des citoyens qu’il faut développer, particulièrement dans les domaines régaliens, et il nous semble que sur ce point le dialogue franco-allemand a un rôle à jouer, ne serait-ce qu’en raison du poids des deux pays au sein de l’Union et plus encore dans la zone euro.

La dissonance entre la zone euro et le reste de l’Union, que vous avez évoquée, est aujourd’hui moins forte, me semble-t-il, en tout cas sur les sujets régaliens : il existe aussi une attente des pays hors zone euro sur ces sujets. Par ailleurs, après le Brexit, le chevauchement des deux est plus grand et il est donc peut-être devenu moins important de développer des instruments spécifiques à la zone euro. Enfin, il faut également être clair, quand on démarre des projets européens, sur le fait que l’on est prêt à les mener à terme car il n’y a rien de pire que de se retrouver au milieu du gué, à cause d’instruments qui ne sont pas à la hauteur, après avoir créé des attentes.

Un dernier point sur les parlements nationaux. Ceux-ci ont un rôle essentiel à jouer pour tous les instruments nationaux dont nous avons parlé. On continuera d’avoir besoin de ces instruments nationaux et les parlements ont un rôle à jouer pour les développer en adéquation avec les objectifs et pour veiller à leur utilisation stricte. Le Parlement européen a également un rôle de légitimation au plan européen. Une relation doit être nouée entre les deux niveaux. L’idée d’une approche qui ne soit pas seulement négative mais positive – vous avez évoqué, madame la présidente, le carton vert – est à promouvoir.

Thierry Chopin a parlé des contre-pouvoirs. Un lien intéressant peut être créé entre eux. La saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires est en France un contre-pouvoir important qui permet à une minorité au sein du Parlement d’exprimer des inquiétudes, protégeant ainsi les minorités contre ce qui pourrait être un risque d’abus de pouvoir de la majorité. Nous pourrions envisager de développer ce type d’instrument au niveau européen, avec la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne par une minorité de parlementaires européens ou un système similaire au carton vert. Il ne me semble pas nécessaire de modifier les traités pour cela ; un accord politique avec la Commission pourrait suffire.

M. André Schneider. Merci pour vos exposés très clairs. Je suis député de Strasbourg, une ville qui porte une part d’histoire, étant capitale européenne, et n’est pas toujours récompensée en retour.

Quand on adhère à un projet, c’est, en principe, que l’on adhère à son objet. On pourrait donc penser qu’en adhérant à l’Europe, l’ensemble des membres ont totalement pratiqué « l’innutrition », comme dirait Rabelais, des statuts et objectifs de l’Union. Or nous savons bien que ce n’est pas le cas. Les membres les plus récents, notamment, sont venus parce que l’Europe était la liberté mais aussi une association de pays de cocagne.

La plus belle caricature du Brexit que j’ai vue montre un Anglais sur le seuil d’une porte, à la manière d’un cambrioleur, avec un pied dans une direction et l’autre dans la direction opposée. On ne sait pas trop s’il entre ou s’il sort. C’est à la carte. Le Brexit va donner des idées à beaucoup de pays.

Vous avez parlé à juste titre du danger de la montée des populismes, auquel, en tant qu’Alsacien, je suis doublement sensible. Sans rien faire, les populistes progressent et je souhaite beaucoup de plaisir aux candidats pour expliquer à nos concitoyens que l’Europe n’est pas ce qu’ils pensent, un petit club fermé où nul n’a de prise. Notre présidente n’a pas ménagé sa peine pour faire comprendre à nos collègues de quoi il s’agissait mais je ne suis pas sûr qu’elle ait été toujours entendue. Je ne reviens pas sur les abattoirs de Munich ni sur les travailleurs détachés : les gens sont abreuvés de contre-exemples négatifs. L’Alsacien que je suis est totalement européen, comme la plupart de mes compatriotes.

La présidente Danielle Auroi. En écho à votre réflexion sur l’évolution des récits, je dois dire que je suis effrayée par l’idée de récit national qui commence dans plusieurs pays à ressembler à l’histoire officielle telle que nous avons pu en entendre parler il y a quelques années au sujet de certains pays d’Amérique latine. Je ne suis toutefois pas aussi inquiète qu’André Schneider au sujet du Brexit.

Vous avez parlé de l’idée de rédemption en Allemagne. Il y a deux ans, j’ai participé à une mission en Serbie avec nos homologues du Bundestag. Les Allemands s’opposaient à l’ouverture des négociations pour l’entrée de la Serbie dans l’Union européenne, sur le thème : « C’est vous, maintenant, les bourreaux, ce n’est plus nous. »

Le rejet de l’establishment est fort un peu partout, aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs. C’est l’entre-soi des politiciens qui est contesté. Les débats préélectoraux sont d’ailleurs de nature à renforcer ce sentiment. De même, tout ce qui reste obscur dans les grands traités internationaux du type du CETA (pour Comprehensive Economic and Trade Agreement) alimente le populisme. Mais les populismes ne sont pas tous les mêmes. Selon moi, le Mouvement 5 étoiles n’est pas la même chose que le Front national. On retrouve dans le premier des choses qui ressemblent au Front national mais aussi de nombreuses organisations non gouvernementales. Cette forme composite me semble gagner du terrain, comme Podemos en Espagne, même si c’est très différent. En Grèce, quoi que l’on puisse reprocher à Tsipras et à son équipe, Aube dorée est largement redescendue et continue de descendre, même si les Grecs connaissent encore des difficultés sociales importantes. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?

Je vous remercie pour les pistes que vous avez avancées. Nous allons les exploiter, en particulier sur l’aspect régalien. L’exemple de l’Autriche, plutôt inattendu, est encourageant car Alexander Van der Bellen n’a jamais varié son discours : « Nous sommes Européens, nous voulons rester Européens. » N’est-ce pas le moment de redire que l’Europe est la seule solution, dans un monde anxiogène pour les raisons de sécurité que vous avez évoquées mais aussi parce que la mondialisation laisse beaucoup de gens sur le bord du chemin ? La pauvreté a beaucoup augmenté ces dernières années, y compris en Allemagne. Peut-on donner les moyens d’espérer à cette Europe pauvre qui se sent rejetée ?

M. Thierry Chopin. Merci beaucoup de vos remarques et de vos questions. J’essaierai d’y répondre en mettant l’accent sur trois thèmes.

Premièrement, concernant le sentiment d’adhésion à l’Union européenne, il est intéressant de noter que, selon les enquêtes d’opinion post-Brexit, comme celle de la fondation Bertelsmann, le sentiment de confiance et d’adhésion à l’égard de l’Union européenne s’est accru dans les six grands pays membres, sauf en Espagne. L’étude ne porte pas sur l’Autriche mais ce qui est notable dans la campagne autrichienne, c’est qu’Alexander Van der Bellen a en effet tiré les leçons du référendum britannique en soulignant que, si son adversaire était élu, il organiserait un référendum sur la sortie de l’Autriche de l’Union européenne. Cela a pu jouer. L’effet de mémoire politique a sans doute aussi joué un rôle de verrou, encore aujourd’hui.

Je suis par ailleurs d’accord avec vous, Madame la Présidente, pour dire que l’Allemagne est encore en partie dans une logique de rédemption, mais je crois que cela a évolué. Elle est encore dans cette logique sur certains sujets, comme la crise des réfugiés : l’attitude d’Angela Merkel ne s’explique sans doute pas uniquement par des raisons liées à la démographie de l’Allemagne mais aussi par des raisons liées à son histoire. Dans le même temps, cette logique de rédemption a épuisé ses effets dans le domaine économique : à titre d’exemple, si l’Allemagne est depuis toujours un contributeur net au budget européen, et même un colosse budgétaire, c’est sans doute en partie en raison d’une logique de rachat, au double sens financier et éthique du terme ; pourtant, dans la période récente, du fait notamment de ses performances économiques et commerciales, il n’est pas certain que l’Allemagne soit encore dans cette logique en matière économique et financière.

De même, en matière de défense cette fois, cette logique semble évoluer comme en témoigne le livre blanc sur la défense de l’été 2016 et l’annonce récente par le gouvernement allemand du doublement des dépenses de défense, face au risque d’affaiblissement des liens transatlantiques annoncé par le nouveau président américain, et ce tout en rappelant les valeurs partagées qui fondent la solidarité occidentale. Même l’opinion publique semble évoluer dans le sens d’un engagement plus affirmé dans la gestion des enjeux de politique étrangère et de défense.

Deuxièmement, concernant la question des populismes, le rejet de l’establishment ou du « système » comporte au moins trois éléments importants : une demande de renouvellement, une demande d’efficacité dans les réponses apportées aux attentes des citoyens et une demande d’exemplarité. Sur ce dernier point, un des ressorts de la montée du populisme réside dans l’exaspération de nombreux citoyens face aux scandales financiers et fiscaux ainsi qu’aux affaires de corruption qui alimentent la critique de l’« anti-establishment » au cœur du discours populiste. Si l’on parvenait à lutter contre la corruption et à répondre à cette demande de respect de l’État de droit, une partie du problème serait résolu.

En outre, il existe en effet une diversité de mouvements populistes : d’un côté, les populistes et les extrémistes de tendance nationaliste développent une vision défensive et fermée des sociétés nationales européennes et prônent la fermeture des frontières à l’immigration et la limitation de la liberté de circulation ; de l’autre, les antilibéraux estiment que la construction européenne se fait selon une logique économique « néo-libérale » qui démantèle les systèmes sociaux nationaux et doit donc être combattue à ce titre ; enfin, certains courants rassemblent les deux précédents dans ce qui a pu être appelé le « souverainisme de gauche ». S’agissant du Mouvement 5 étoiles, dont vous avez parlé, celui-ci constitue en effet un exemple de mouvement populiste qui mêle des thèmes de gauche à des prises de position très à droite, notamment sur les migrants.

Lutter contre les populismes anti-européens suppose de porter un message politique clair sur ce qui peut fonder l’Europe et sa légitimité face aux défis actuels. La construction européenne a trouvé son sens pendant un demi-siècle en ancrant la paix et la démocratie sur le continent et en ouvrant aux entreprises européennes un marché domestique de taille comparable au marché américain. Il faut désormais lui apporter un prolongement politique et externe. L’Union doit se tourner vers un monde qui change rapidement, et s’adapter aux rapports de force politiques mondiaux en mutation. Dans cette perspective, ce que nous avons dit sur le projet d’une « Europe régalienne » répondant à la demande de protection en matière économique et sociale mais aussi en matière de sécurité pourrait être de nature à donner un contenu à ce projet.

Par ailleurs, il faut aussi organiser le débat public sur le renouvellement du projet européen en mettant en regard de manière claire les trois choix auxquels nous sommes confrontés.

D’abord, celui défendu par ceux tentés par le retour à l’ « Europe d’avant » la construction européenne et le repli national. Un tel scénario pourrait paraître tentant pour de nombreux citoyens qui formulent une attente légitime de protection dès lors qu’il donne le sentiment de retrouver un sentiment de souveraineté dans les choix régaliens et de sécurité dans le cadre politique jugé le plus « naturel » et le plus protecteur : l’Etat national. Pourtant, cette option est extraordinairement risquée, à la fois économiquement et politiquement, avec la perspective d’une Europe fragmentée, divisée et affaiblie. En outre, il y a peu de chance que ce repli apporte plus de solutions que de nouveaux problèmes. En particulier, la renationalisation ne saurait apporter en elle-même la solution à des phénomènes qui dépassent les nations : elle n’arrêterait pas l’afflux des migrants, elle ne répondrait pas aux fragilités économiques, elle ne rendrait pas la politique plus éthique, elle ne mettrait pas un terme aux menaces terroristes.

Ensuite, celui du statu quo qui consiste, dans le meilleur des cas, à consolider l’Union sous l’effet des différents chocs qui l’affectent mais sans réforme d’ensemble du système. Ce serait une erreur, le statu quo n’étant pas une option viable à long terme et il serait donc illusoire de se contenter de consolider nos acquis. L’histoire montre que, dans un contexte de crise, un système politique peut finir par disparaître par peur de se réformer.

Enfin, renouveler le projet européen en répondant aux questions suivantes : quels sont les objectifs collectifs de l’Europe ? Quels sont les biens communs qui requièrent une action commune ? Dans le domaine économique, sous l’effet de la crise de la zone euro, les Européens ont découvert qu’un déficit grec était aussi un déficit européen ; et, au-delà de la monnaie, la stabilité financière s’est peu à peu imposée comme un bien commun à protéger dès lors que la crise de l’un de ses membres peut menacer la stabilité de l’ensemble de la zone euro. Mais, cette réflexion dépasse le seul champ économique ; par exemple, sous l’effet de la crise migratoire, les gouvernements et les opinions publiques ont aussi découvert qu’une frontière nationale, en Grèce ou en Italie, constituait un segment des frontières extérieures communes de l’UE, dont la protection est un enjeu commun pour tous les Etats membres. Ce questionnement concerne aussi les facteurs essentiels de la puissance comme les politiques de sécurité.

M. Jean-François Jamet. Vous avez bien présenté la question fondamentale : comment expliquer les bénéfices de l’Union à des citoyens qui se sentent exclus et pensent que les décideurs sont déconnectés de leurs préoccupations ? La première priorité est de retrouver le sens de ce qui nous rassemble. C’est la question des objectifs communs. Quels sont les objectifs que nous sommes prêts à partager ? Il a été question de la corruption : qui peut être contre la lutte contre la corruption ? Il a de même été question de terrorisme : qui peut être contre la lutte contre le terrorisme ? Qui ne voit pas la dimension transfrontalière du terrorisme actuel ? Qui ne reconnaît pas que les problèmes de corruption sont une source de désaffection vis-à-vis de la classe politique, dans maints pays et même au niveau européen, et que les problèmes d’évasion fiscale sont des facteurs de décrédibilisation de la classe politique ? Il est donc possible d’identifier des intérêts communs auxquels les citoyens puissent adhérer.

Il faut ensuite avoir des objets tangibles pour incarner ces objectifs communs. Un de ces biens communs le plus tangible est l’euro. En dépit des difficultés occasionnées par la crise économique, alors que la confiance dans les institutions nationales et européennes a très fortement décliné, le soutien à l’euro s’est maintenu à des niveaux très élevés dans toutes les opinions publiques. La raison en est qu’il s’agit d’un objet tangible qui développe des habitudes, un rapport affectif. C’est pourquoi renoncer à certains symboles européens serait un mauvais signe.

Le fait que la Commission européenne puisse tenir tête à Apple, un géant économique et financier, répond à une attente en matière fiscale et ne serait pas possible au niveau national. Cela parle aux citoyens. Lorsque le niveau européen a un pouvoir fort qui correspond à des objectifs partagés par les citoyens, ceux-ci ont plutôt tendance à soutenir une telle approche, même quand elle est perçue comme allant contre la souveraineté d’un État, puisqu’il s’agit en l’occurrence d’une aide d’État. J’ai mentionné l’idée d’un procureur européen pour la lutte contre le terrorisme. Les traités rendent possible d’étendre la compétence d’un parquet européen à d’autres dimensions de la criminalité transfrontalière. La corruption est mentionnée parmi ces dimensions. Ces réponses tangibles sont susceptibles de répondre à une partie de la critique de l’establishment.

Il existe un désir de renouvellement mais, quand vous accédez au pouvoir, vous entrez très vite dans l’establishment et la critique se retourne donc contre vous. La vision que nous portons est une vision traditionnelle au point de vue de la philosophie politique et qui attache une grande importance aux contre-pouvoirs. Or les décisions européennes sont souvent perçues comme un jeu diplomatique plutôt que démocratique. Les débats récents sur les négociations commerciales en ont donné un exemple. La voie que j’indiquais en termes de saisine peut précisément contribuer à un débat ouvert et au contrôle du respect des principes fondamentaux.

M. André Schneider. Je prends un exemple banal et concret. À Strasbourg, nous sommes envahis par des prostituées de l’Est. Ceux qui les exploitent sont dans des hôtels à Kehl, en Allemagne. Ils ont les papiers des filles, que des taxis conduisent sur leur lieu de travail. La réglementation en matière de proxénétisme n’est pas la même en France et en Allemagne. Nous avons toutes les nuisances et ils roulent carrosse de l’autre côté de la frontière. Nous avons dû retirer un viaduc entre deux quartiers, le pont Winston Churchill, en partie à cause de ce problème. Un procureur européen pourrait être la réponse sur des sujets très concrets de ce type.

M. Jean-François Jamet. C’est un exemple typique de criminalité transfrontalière. Il y a des choses qui ne fonctionnent pas et il faut reconnaître ces problèmes.

Un autre problème concret entre Strasbourg et Kehl, ce sont les flux de financement du terrorisme. Des initiatives ont été prises récemment car le financement du terrorisme n’est pas que national, et il est d’ailleurs très difficile de créer des murs pour ce type de financement. On en revient à la règle de Tinbergen dont j’ai parlé : il faut créer les instruments nécessaires lorsqu’ils n’existent pas au préalable.

M. André Schneider. Grâce à Mme la présidente, je suis souvent rapporteur sur les questions de l’énergie. Les pays qui financent les crimes horribles du terrorisme sont les mêmes devant lesquels nous nous prosternons pour avoir du pétrole à bon marché.

M. Jean-François Jamet. C’est un point sur lequel on peut expliquer les bénéfices de l’intégration européenne. Si, grâce aux instruments législatifs européens, nous avons la possibilité de réguler l’espace économique européen, nous sommes bien mieux armés que si les compétences législatives s’arrêtaient aux frontières nationales.

La présidente Danielle Auroi. Des collègues ont également remis un rapport sur le blanchiment dans le sport au niveau européen. Les exemples concrets ne manquent pas.

Je vous remercie de vos propositions. Quand nous aurons terminé notre cycle d’auditions, nous serons capables de redonner de l’espoir sur le fait que l’Europe est bien une maison partagée et que c’est même la maison partagée, celle qu’il va falloir continuer de construire et qui donne du sens, dans une période extrêmement difficile.

La séance est levée à 9 h 50

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 14 décembre 2016 à 8 h 30

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. André Schneider

Excusés. - Mme Marietta Karamanli, M. Pierre Lequiller, M. Michel Piron