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150ème anniversaire de la naissance de Paul Painlevé

5 décembre 1863 - 30 octobre 1933

Portrait de Paul Painlevé

Portrait de Paul Painlevé
Agence de presse Meurice, 1923
 

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Fils d’un ouvrier de l’imprimerie devenu petit entrepreneur, Paul Painlevé fut reçu au concours de l’École normale supérieure. Licencié en physique et en mathématiques, bientôt agrégé et docteur dans cette seconde discipline, professeur à la Sorbonne et à l’École Polytechnique, élu en 1900 à l’Académie des sciences, le brillant scientifique se fit connaître du grand public lorsqu’il défendit Alfred Dreyfus puis soutint l’aviation naissante.


Fine plume et talentueux orateur, il devint député de Paris en 1910. La constance marquait sa carrière politique. Pendant vingt-trois ans, il siégeait à la Chambre. Républicain socialiste enraciné au centre-gauche, il était l’allié des radicaux. Il s’imposait comme spécialiste des questions de défense, au sein des commissions parlementaires puis comme ministre de la Guerre ou de l’Air. Les responsabilités qui lui étaient confiées – ministre à quatorze reprises, par trois fois président du Conseil, également président de la Chambre – faisaient de lui un personnage consulaire de la République.


En 1914, à la tête de la commission supérieure des inventions, puis en 1915 comme ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la défense nationale, Painlevé mobilisait savants et ingénieurs chargés d’inventer la guerre moderne. Choisi pour être ministre de la Guerre en 1917, il ne put empêcher l’offensive conçue par Nivelle. Son échec lui permit de nommer Pétain commandant en chef. Après lui avoir donné les moyens de réprimer les mutineries, il soutint sa « politique de guérison » destinée à faire tenir l’armée jusqu’à la reprise des grandes offensives programmées pour 1918. L’année du tournant de la guerre, Painlevé organisa par ailleurs le déploiement de l’armée américaine, obtint l’entrée en guerre de la Grèce, engagea la France aux côtés de l’Italie tandis qu’il fit instituer le conseil supérieur de guerre interallié où Foch représentait la France.


Dans l’immédiat après-guerre, à la tête de la Ligue de la République, il s’opposait à la politique du Bloc national et appelait les gauches à s’unir. Aux côtés d’Édouard Herriot et de Léon Blum, il fut un chef du Cartel. En 1925, ses gouvernements vécurent à l’heure des crises coloniales (Rif, Syrie et Liban) qu’il fit réprimer, mais aussi du rapprochement avec l’Allemagne (Accords de Locarno, entrée à la SDN). À la fin des années vingt, Painlevé fit aboutir les grandes réformes de l’armée française (service d’un an, ligne Maginot) et impulsa l’autonomisation de l’Armée de l’Air. À l’hiver de sa vie, il dénonça avec acuité la montée du nazisme.


Lorsque les parlementaires votèrent funérailles nationales et inhumation au Panthéon, ils saluèrent un parcours original. De fait, l’ombre portée du savant n’avait cessé de planer sur la carrière de l’homme politique. Son statut de « grand savant », que la presse avait été prompte à valoriser, avait été un atout face aux électeurs. Painlevé avait en outre toujours revendiqué appliquer en politique la « méthode scientifique ». Il n’avait enfin cessé de défendre ce qu’il considérait comme les intérêts de la science.


Anne-Laure Anizan



Mention spéciale du jury 2006 du Prix de thèse de l’Assemblée nationale
Paul Painlevé
(1863-1933), mathématicien et homme politique

Repères chronologiques

1863

Naissance à Paris

1877-1883

Élève du lycée Louis-le-Grand

1883-1886

Élève de l’École normale supérieure

1886

Agrégation de sciences mathématiques

1886-1887

Séjour à l’université de Göttingen

1887

Doctorat ès sciences mathématiques, maître de conférences à la faculté des sciences de Lille

1890

Lauréat de l’Institut, Grand prix des sciences mathématiques

1892

Maître de conférences à la faculté des sciences de Paris

1894

Lauréat de l’Institut, prix Bordin (mécanique)

1895

Professeur adjoint à la faculté des sciences de Paris

1896

Répétiteur d’analyse à l’École Polytechnique. Professeur suppléant au Collège de France. Lauréat de l’Institut, prix Poncelet (mathématiques et mécanique)

1897

Maître de conférences à l’École normale supérieure

1898

Examinateur à l’École Polytechnique

1899

Témoin au second conseil de guerre de Rennes

1900

Membre de l’Académie des sciences, section de géométrie

1901

Mariage avec Marguerite Petit de Villeneuve

1902

Naissance de Jean Painlevé; décès de Marguerite Petit de Villeneuve

1903

Professeur titulaire de la chaire de mathématiques générales à la faculté des sciences de Paris

1904

Membre du comité central de la Ligue des droits de l’Homme

1905

Professeur du cours de mécanique rationnelle et de machines à l’École Polytechnique

1907

Président du conseil de perfectionnement du Conservatoire national des arts et métiers. Président du comité technique du Laboratoire national d’essais. Membre du conseil de l’Observatoire de Paris

1908

Détenteur par ses vols avec Wright et Farman du double record du plus long vol à deux et du vol sur deux appareils différents

1909

Professeur du cours de mécanique de l’aviation à l’école supérieure d’aéronautique. Président de la commission de navigation aérienne du ministère des Travaux publics. Vice-président de la Ligue nationale aérienne. Co-auteur de Pour l’aviation et de L’aviation triomphante

1910

Député du 5e arrondissement de Paris. Inscription au groupe parlementaire républicain socialiste. Première intervention en séance publique de la Chambre des députés contre le gouvernement Briand. Avec Émile Borel, publication de L’Aviation

1911

Fondateur du parti républicain socialiste

1914

Réélu député du 5e arrondissement de Paris. Membre des commissions parlementaires de la Guerre et de la Marine de guerre (président de cette dernière). Président de fait de la commission supérieure des Inventions intéressant la défense nationale

1915

Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la défense nationale dans le cinquième cabinet Briand (29 octobre 1915-11 décembre 1916)

1917

Ministre de la Guerre dans le troisième cabinet Ribot (20 mars-11 septembre 1917). Premier ministère Painlevé (13 septembre-13 novembre 1917), Paul Painlevé ministre de la Guerre et président du Conseil

1919

Président de l’Académie des sciences. Publication de La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917. Député de la 3e circonscription de la Seine

1920

Voyage en Chine et en Indochine

1921

Fondateur de la Ligue de la République, discours d’Avignon

1923

Publication de Comment j’ai nommé Foch et Pétain

1924

Co-auteur de La politique républicaine. Réélu député de la 3e circonscription de la Seine. Président de la Chambre des députés, candidat des gauches pour l’élection à la présidence de la République

1925

Deuxième ministère Painlevé, Paul Painlevé ministre de la Guerre et président du Conseil (17 avril-28 octobre 1925). Troisième ministère Painlevé, Paul Painlevé ministre des Finances et président du Conseil (29 octobre-22 novembre 1925). Président d’honneur du parti républicain socialiste. Président du comité de direction de l’Institut international de coopération intellectuelle

1926-1929

Ministre de la Guerre dans le huitième (28 novembre 1925-6 mars 1926) et le neuvième (9 mars 1926-15 juin 1926) cabinets Briand, dans le second cabinet Herriot (20-21 juillet 1926), dans le quatrième (23 juillet 1926-6 novembre 1928) et le cinquième (11 novembre 1928-27 juillet 1929) ministères Poincaré, dans le onzième ministère Briand (29 juillet-22 octobre 1929)

1928

Député de l’Ain, circonscription de Nantua-Gex

1930-1933

Ministre de l’Air dans le ministère Steeg (13 décembre 1930-22 janvier 1931), dans le troisième ministère Herriot (3 juin-14 décembre 1932), dans le ministère Paul-Boncour (18 décembre 1932-28 janvier 1933)

1932

Réélu député de l’Ain, circonscription de Nantua-Gex

1933

Décès à Paris (30 octobre). Funérailles nationales, inhumation au Panthéon (4 novembre)

Anne-Laure Anizan



Mention spéciale du jury 2006 du Prix de thèse de l’Assemblée nationale
Paul Painlevé
(1863-1933), mathématicien et homme politique

Biographie

Paul Painlevé naquit à Paris en 1863 dans une famille de la classe moyenne montante. D’abord dessinateur lithographe, son père était devenu propriétaire d’une fabrique d’encre pour l’imprimerie qui lui assurait des revenus confortables. De tradition catholique, les parents de Paul avaient reçu le sacrement du mariage et fait baptiser leurs enfants. Le père prenait cependant ses distances avec l’Église et cessait de pratiquer. Sous l’Empire, il affirmait en outre son républicanisme.


Intellectuellement précoce, le jeune Paul avait été encouragé par son maître à entrer au lycée. À Saint-Louis puis à Louis-le-Grand, il était récompensé par une moisson de prix. Celui qui aspirait à devenir un « savant » s’orientait vers l’École normale supérieure devenue le pôle de l’éducation scientifique en France. À son entrée à l’ENS en 1883, il affichait son athéisme. Exempté de service militaire comme tous les normaliens de son temps, le brillant étudiant obtenait une double licence de mathématiques et de physique. Après avoir été reçu à l’agrégation de mathématiques, il prépara, en 1887-1888, à l’université de Göttingen mais sous la direction d’Émile Picard, une thèse « Sur les lignes singulières des fonctions mathématiques ». Intellectuel très cultivé, il s’immergeait dans la littérature et la musique allemande. Lorsque qu’éclata l’Affaire Schnœbelé, il était choqué par la vigueur du nationalisme et du militarisme Outre-Rhin.


À son retour en France, le jeune docteur, dont la thèse était saluée comme novatrice, fut nommé maître de conférences à la faculté des sciences de Lille. Pour ses nouvelles recherches, l’Académie des Sciences lui décerna des prix. Au début des années 1890, Painlevé, qui vouait une véritable passion à l’écriture, songea à abandonner les mathématiques pour se consacrer à la poésie et à la prose. Faute de réels encouragements, il y renonça d’autant que sa carrière scientifique s’accélérait. Après avoir été nommé maître de conférences à la Sorbonne et répétiteur à l’École Polytechnique, il devint professeur dans ces deux institutions. Entre-temps, en 1900, il avait été reçu à l’Académie des sciences. En 1901, le mariage avec Marguerite Petit de Villeneuve couronnait son ascension sociale. L’épouse décéda l’année suivante, quelques jours après la naissance de Jean. La sœur de Paul Painlevé étant elle-même veuve, le mathématicien et son fils vécurent désormais avec elle. Face au deuil, Painlevé pouvait aussi compter sur ses amis scientifiques : autour de Paul Appell, ils constituaient un brillant cénacle.


Le combat dreyfusard resserrait les liens. En 1899, la déposition de Painlevé au conseil de guerre de Rennes avait été remarquée : il était intervenu en citoyen insurgé que ses déclarations aient été manipulées pour en faire une preuve à charge contre Dreyfus, également en savant dénonçant le système Bertillon comme une imposture. Jusqu’à la grâce de 1906, Painlevé, qui avait rejoint la Ligue des droits de l’homme (depuis 1904, il figurait à son comité central) soutenait fidèlement Dreyfus. À partir de 1908, le professeur, qui faisait désormais porter ses travaux sur la mécanique des fluides, s’engagea en faveur de l’aviation naissante. Contrairement aux foules élégantes qui se pressaient aux abords des terrains d’aviation pour saluer les exploits sportifs des pilotes, Painlevé assistait aux vols pour apprécier les techniques en compétition. Fort du double record du plus long vol à deux et du vol sur deux appareils différents depuis qu’il avait été le passager de Wilbur Wright puis d’Henry Farman, Painlevé pouvait compter sur le soutien de titres à forts tirages. Il multipliait articles, conférences et contributions à des ouvrages collectifs militants (Pour l’aviation, L’aviation triomphante, L’aéroplane pour tous). L’aviation, qu’il écrivit à quatre mains avec Émile Borel, fut un succès de librairie. Se ralliant aux vues de Clément Ader, Painlevé dressait un tableau visionnaire des usages militaires de l’aéroplane : observation, chasse, bombardement et transport de troupes. Son projet de Laboratoire national d’aviation exposé devant les parlementaires aboutit à la création de l’Institut Aérotechnique de Saint-Cyr. Fondateur de l’École supérieure d’Aéronautique, de la revue La technique aéronautique, Painlevé était aussi membre de la Société française de navigation aérienne et de la Ligue nationale d’aviation. Le projet d’aviation militaire qui lui avait été commandé par le président de la commission du Budget de la Chambre des députés conduisit au vote des premiers crédits militaires pour l’aviation. Désormais, Painlevé était un notable connu du grand public.


En 1910, bien qu’il ne fût pas inscrit à un parti, il était candidat à la députation, à Paris, dans le 5e arrondissement. Son programme de centre gauche lui assura le soutien du parti radical, de l’Alliance républicaine démocratique, et au second tour de la SFIO. Élu dès sa première tentative électorale, Painlevé s’inscrivit au groupe parlementaire républicain socialiste puis fonda le parti du même nom. Rapporteur du Budget de la Marine en 1911 et 1912, il se prononça en faveur d’une formation réformée à l’École de la Marine, il demanda de mettre fin au monopole de fabrication des poudres de guerre par des usines d’État, soutint l’adoption d’une flotte de cuirassés équipés de canons gros calibres, du développement des sous-marins et de l’aviation. Ambitieux, Painlevé ne voulait pas être seulement un député technicien. Il intervint aussi dans les grands débats politiques de la législature, notamment sur la loi des Trois ans. Tentant de concilier les positions des deux camps, il proposa un projet alternatif visant à maintenir les effectifs : le service ne durait que deux ans, mais l’incorporation avait lieu à vingt ans (retenue dans la loi votée) ; les troupes coloniales étaient développées.


Lorsque la guerre éclata, Painlevé avait été réélu député de Paris. Sa notoriété, tout à la fois ses compétences rares au Parlement et sa position sur l’échiquier politique, lui permirent de jouer un rôle majeur. Président de la commission de la Marine et de la sous-commission de l’Aéronautique à la commission de la Guerre, Painlevé fut actif au sein de ces organes où s’effectuait désormais l’essentiel du travail parlementaire. Par ailleurs, très investi comme président de la commission supérieure des inventions intéressant la défense nationale, il mobilisait savants et ingénieurs chargés d’inventer la guerre moderne. En 1914 et 1915, Painlevé était toujours plus familier des questions de stratégie et de tactique, tandis qu’il côtoyait les membres de l’exécutif comme les plus hauts responsables militaires. À l’automne 1915, il obtint dans le cabinet Briand son premier portefeuille – l’Instruction publique, les Beaux-Arts et les Inventions intéressant la défense nationale. Convaincu de l’importance de l’innovation pour l’issue du conflit, il se consacra essentiellement à ce dossier jusqu’en décembre 1916.


Lorsqu’intervint le remaniement ministériel, Painlevé refusa le ministère de la Guerre au motif qu’il ne souhaitait pas voir Nivelle devenir commandant en chef. Au printemps 1917, la constitution du gouvernement Ribot lui offrit une nouvelle opportunité d’accéder à la rue Saint-Dominique. Les parlementaires, qui reprochaient à Lyautey ses méthodes – notamment son refus de déposer même en comité secret – espéraient que Painlevé, conformément aux convictions qu’il avait exprimées au sein des commissions parlementaires, ferait mieux respecter les droits du Parlement. Fort de la confiance que lui manifestaient les Assemblées, Painlevé était à deux reprises ministre de la Guerre en 1917, d’abord dans le gouvernement Ribot (20 mars-11 septembre), puis dans l’éphémère premier cabinet Painlevé (13 septembre-13 novembre).


Au printemps, aussitôt nommé, Painlevé fut confronté à l’imminence du déclenchement de l’opération du Chemin des Dames. Le nouveau ministre consulta avant de se prononcer. Certains généraux, dont Pétain, doutaient de l’opportunité de déclencher une offensive stratégique. Compte tenu de l’espoir suscité au front et à l’arrière par la publicité faite pour une vaste opération susceptible de mettre un terme à la guerre, la majeure partie du gouvernement Ribot et le président de la République jugeaient impensable de reculer. Isolé au sein de l’exécutif, Painlevé dut se résoudre à accepter le déclenchement de l’opération le 16 avril. Bien qu’il ait eu conscience des difficultés rencontrées, il n’intervint pas dans son déroulement. Les lettres et notes reçues en quantité par le ministre trahissaient le désespoir qui s’était emparé du front. L’influent Adolphe Messimy, député combattant, demandait à Painlevé de stopper l’offensive et d’envisager un remaniement du commandement en chef. Comme les faits lui avaient donné raison, Painlevé avait plus de poids au sein de l’exécutif. Il menaça de démissionner s’il n’était en mesure d’exercer pleinement la direction de la guerre. Pour éviter de déclencher une crise politique, les derniers soutiens de Nivelle cédèrent. Afin de ne pas sembler désavouer le chef et le plan pour lequel tant de sacrifices avaient été consentis, Painlevé programma un remaniement en deux temps. Initialement, Nivelle demeurait général en chef tandis que Pétain était nommé chef d’État-major ; quinze jours plus tard, Pétain le remplaçait comme général en chef, Foch succédant à ce dernier comme chef d’État-major.


En choisissant de porter Pétain à la tête des opérations, Painlevé impulsait un changement de stratégie et de tactique. L’urgence paraissait d’autant plus grande que, pour la première fois depuis le début de la guerre, des mutineries prenant la forme de l’indiscipline collective éclataient sur le front français. Painlevé refusa de restaurer les cours martiales qui avaient été supprimées en avril 1916. Eu égard aux menaces pesant sur le front ouest, il accepta cependant que les procédures en vigueur dans les conseils de guerre « ordinaires » fussent modifiées à partir du mois de juin. L’instruction préalable fut supprimée, de même que les recours en révision pour les crimes et délits contre le pouvoir militaire. Face au président de la République partisan de la fermeté, Painlevé prôna la clémence. Fin juin, alors que la situation s’était améliorée, le ministre de la Guerre demanda au général en chef de ne plus utiliser les nouveaux pouvoirs conférés. Le décret du 13 juillet restaura le recours en révision. Bien que la mémoire collective conserve l’image d’un printemps marqué par une répression des plus sanglantes, le nombre d’exécutions pour faits collectifs – moins d’une trentaine – fut beaucoup plus limité qu’en 1914.


Au début de l’été 1917, Painlevé, qui encourageait Pétain à mettre en œuvre sa « politique de guérison », se chargeait de la populariser auprès des parlementaires. Désormais, les offensives ne seraient plus conçues sur le sacrifice de l’infanterie, mais basées sur l’utilisation de l’artillerie, de l’aviation et des chars. Conformément à cette conception, une énorme production de matériel de guerre moderne, notamment de chars et d’avions de combat perfectionnés, était lancée dans la deuxième moitié de l’année 1917. Ce matériel devait être opérationnel au moment de la reprise des grandes offensives stratégiques fixée pour 1918 quand auraient débarqué les cohortes de soldats américains. Pour l’heure, l’armée adoptait une attitude essentiellement défensive. Trois opérations de « convalescence » ou de « précision » – contribution française à l’offensive alliée dans les Flandres, rétablissement du système défensif nord à Verdun, attaque du fort de la Malmaison – qui avaient débuté par un engagement massif de l’artillerie, l’utilisation des chars et de l’aviation, se concluaient par des succès locaux. Elles rendaient confiance aux combattants en leur montrant qu’une attaque, si difficile fût-elle, pouvait réussir à condition d’être bien préparée. Par ailleurs, les soldats appréciaient l’amélioration de leurs conditions de vie concernant tout particulièrement les repas, les temps de repos, le développement des coopératives militaires. Painlevé faisait aussi pression sur le général en chef pour que la durée des permissions fût augmentée. Pétain, qui faisait face à une crise des effectifs, finit par céder : à partir du 1er octobre, les soldats avaient droit non plus seulement à 7, mais à 10 jours de permission tous les 4 mois. Painlevé négocia également avec le général en chef l’institution de correspondants de guerre : la presse pouvait désormais envoyer des journalistes au front. Enfin, le ministre de la Guerre obtint que les contrôleurs de la commission de l’Armée disposassent d’un droit de contrôle général et permanent leur permettant d’aller aussi sur la ligne de feu.


La gestion interalliée de la guerre et l’évolution des autres fronts européens mobilisaient également le ministre de la Guerre. Painlevé souhaitait obtenir une aide massive des États-Unis entrés en guerre contre l’Allemagne le 6 avril. La mission conduite par Viviani et Joffre sur le sol américain permit de décider des formes de la coopération militaire franco-américaine. Painlevé prenait part aux manifestations organisées pour fêter l’arrivée de la 1ère DIUS sur le sol français. Le ministre de la Guerre se prêtait en fait depuis le mois d’avril à une efficace communication politique destinée à encenser une collaboration présentée comme un écho à l’aide apportée par La Fayette aux Américains. La préparation des débarquements massifs prévus pour 1918 était suivie de près par Painlevé au cours de l’été et de l’automne 1917. Parallèlement à l’espoir venu d’Outre Atlantique, le ministre de la Guerre était confronté à la précarité de l’alliance russe. Rapidement convaincu d’un probable effondrement du front est, Painlevé cherchait à gagner du temps avant que n’affluât un surplus d’effectifs allemands sur le front ouest. Il multipliait les messages de soutien au gouvernement Kerenski et, avec les Britanniques, faisait pression pour que fût maintenue la grande offensive d’été russe. Bien informé de l’évolution de ce front par des personnalités françaises dépêchées en Russie, Painlevé était aussi confronté à la mutinerie des combattants russes stationnés en France. Mi-septembre, le ministre de la Guerre français engagea des troupes hexagonales aux côtés de soldats russes demeurés fidèles au Gouvernement provisoire. Leur mission : libérer le camp de la Courtine destiné à abriter bientôt des soldats américains. Par ailleurs, le ministre de la Guerre soutint, au cours de l’année 1917, la création d’une armée polonaise puis d’une armée tchèque en France, dont les effectifs, certes peu importants, constitueraient une force d’appoint pour l’Entente. Contrairement au président de la République qui était favorable à une paix victorieuse pour des buts de guerre étendus, Painlevé était partisan d’une paix négociée satisfaisant à des objectifs limités à la restitution de l’Alsace et de la Moselle. Dès lors, le ministre de la Guerre autorisa les sondages de paix « Armand Revertera » et « Briand Lancken » en direction, le premier de l’Autriche-Hongrie, le second de l’Allemagne. Lorsque l’Italie subit, à l’automne 1917, la défaite de Caporetto, Painlevé convainquit les Britanniques de venir en aide à la péninsule. En contrepartie, les Alliés exigèrent une réorganisation du haut commandement italien. Lors de la conférence de Rapallo, Painlevé fit en outre aboutir son projet de conseil supérieur de guerre interallié. Foch y était nommé pour représenter la France. Une étape primordiale était franchie en vue de l’institution du commandement unique.


Le ministre de la Guerre devait aussi au cours de l’année 1917 se prononcer sur la situation en Orient. Favorable à la destitution du germanophile Constantin de Grèce, il finit par emporter l’accord des Britanniques initialement très réticents à voir chuter une monarchie. Avec le général Sarrail qui commandait les opérations alliées en Orient, Painlevé organisa un débarquement dans l’Attique ; le nouveau gouvernement grec entrait en guerre contre la Triplice. De longue date proche du général Sarrail, Painlevé le soutenait malgré les critiques des Britanniques : ils lui reprochaient tout à la fois son absence de transparence et sa conduite des opérations. La chute du cabinet Painlevé mi-novembre entraîna celle de son protégé.


Le premier gouvernement Painlevé avait été le plus éphémère de la guerre (13 septembre-13 novembre 1917) et le seul à chuter sur un vote de défiance. Bien que le ministre de la Guerre n’eût pas modifié ses modes de direction de la guerre qui lui avaient jusqu’alors garanti son succès face au Parlement, il affrontait une opposition multiforme grandissante. Son cabinet pâtissait de ne pas comporter de socialistes unifiés : leur groupe parlementaire avait rompu l’union sacrée gouvernementale au motif que Ribot, auquel il reprochait toujours de pas avoir laissé délivrer les passeports pour se rendre à Stockholm à la conférence de la paix, était maintenu au ministère des Affaires Étrangères. Par ailleurs, les positions adoptées par le gouvernement Painlevé sur les questions de pacifisme et de trahison étaient tantôt dénoncées par la gauche qui lui reprochait sa trop grande fermeté, tantôt par la droite qui s’insurgeait contre son laxisme.


Durant les deux années suivant la chute de son premier ministère, Painlevé se tint en retrait de la vie politique. Grâce à une campagne très médiatisée pour les élections législatives de 1919, il défendit son bilan de ministre de la Guerre. De son point de vue, il avait avec Pétain programmé et préparé la reprise des offensives stratégiques pour 1918 ; Clemenceau avait été auréolé d’une victoire que la France lui devait aussi. Réélu député, Painlevé figurait dans l’opposition au temps du Bloc national. La Ligue de la République qu’il dirigeait appelait la gauche à s’unir pour les élections législatives de 1924. Précurseur du Cartel, Painlevé en était l’un des leaders. Président de la Chambre des députés, candidat des gauches, unique mais malheureux, à l’élection présidentielle de 1924, il soutenait fermement la nouvelle majorité. Elle le choisissait, en 1925, pour succéder à Herriot comme président du Conseil.


Le deuxième gouvernement Painlevé (17 avril-28 octobre 1925) s’empêtrait dans la crise financière. La majorité cartelliste encensait en revanche le choix du couple Painlevé/Briand (ministre des Affaire Étrangères) de poursuivre dans la voie du rapprochement franco-allemand débouchant bientôt sur la signature des Accords de Locarno et l’admission de l’Allemagne à la SDN. La Guerre, que Painlevé avait choisi de diriger à nouveau, était devenue un ministère de crise. La France faisait face aux premières révoltes coloniales de l’après-guerre. Au Maroc, Painlevé confia à Pétain la direction des opérations menées contre les troupes d’Abd el-Krim. Sarrail était chargé de restaurer l’ordre en Syrie et au Liban. Les soulèvements furent combattus avec des moyens modernes (usage de l’artillerie et bombardements aériens).


Si dans son troisième gouvernement (29 octobre-22 novembre 1925) Painlevé se chargeait exceptionnellement des Finances, il retrouvait ensuite, jusqu’à la fin de l’année 1929 et à six reprises, le portefeuille de la Guerre. Sa participation à l’Union nationale était perçue par l’extrême gauche comme un glissement droitier. Painlevé justifia son choix au motif qu’il était nécessaire, comme au temps de la guerre, de s’unir pour sauver le pays en danger. Il était aussi motivé par son désir de mener à bien les projets de réformes militaires que l’évolution des relations diplomatiques avec l’Allemagne rendait possible. Il portait tout d’abord les lois de 1927 et 1928 sur l’organisation générale, les cadres et les effectifs enfin le recrutement de l’Armée. Le service d’un an constituait la clef de voûte du dispositif. En découlait un ensemble de mesures censées permettre d’assurer la défense nationale par le redéploiement des effectifs militaires et civils employés par l’Armée, l’« industrialisation » de ses services et la modernisation permanente de son équipement. Par ailleurs, Painlevé assura la préparation technique et budgétaire du système défensif des frontières. L’intitulé final de l’ouvrage tint au fait qu’André Maginot dirigeait la rue Saint-Dominique à la fin de l’année 1929 lorsque furent voter les crédits nécessaires à sa réalisation. Le mythe de la sécurité collective ne résisterait pas à l’épreuve des faits. Un grand nombre de dispositions censées pallier la réduction de la durée du service militaire ne purent être menées dès lors que les crédits furent amputés dans les années 1930. Outre le fait que la ligne dite Maginot ne constituait un barrage efficace que sur une petite partie de la frontière, le système n’était pas repensé pour s’adapter à la montée des dangers et subissait de surcroît, pour des raisons budgétaires, également des modifications qui le rendirent encore plus vulnérable.


Painlevé n’était pas responsable de ces évolutions, lui qui achevait sa carrière ministérielle, au début des années 1930, comme ministre de l’Air (à trois reprises entre décembre 1930 et janvier 1933). Ce portefeuille, certes moins prestigieux que celui de la Guerre, lui permit de renouer avec sa passion des années 1910.



M. Painlevé, Ministre de l'Air
Agence Mondial, 1932


Ici comme là, Painlevé poursuivit la modernisation de la Défense nationale. Lorsqu’il succéda à Painlevé, Pierre Cot acheva la réforme conduisant à l’autonomisation de l’Arme aérienne.


À cette époque, Painlevé n’avait de cesse de mettre en garde contre la montée du nazisme. En janvier 1933, alors qu’il était malade depuis plusieurs semaines et n’exerçait plus que son mandat de député, il dénonça vigoureusement l’accession d’Hitler au pouvoir. Très diminué, il apporta son soutien aux organisations venant en aide aux réfugiés allemands. Il s’éteignit en octobre 1933. Le Parlement, qui souhaitait saluer la double carrière du scientifique et du politique, vota des funérailles nationales et une inhumation au Panthéon. Les communistes, qui reprochaient à Painlevé la répression des mutineries en 1917 et l’écrasement des révoltes coloniales en 1925, furent les seuls à voter contre cet exceptionnel hommage.

Anne-Laure Anizan



Mention spéciale du jury 2006 du Prix de thèse de l’Assemblée nationale
Paul Painlevé
(1863-1933), mathématicien et homme politique

Paul Painlevé et la Première Guerre mondiale

Avant-guerre, une précoce spécialisation parlementaire sur les questions de Défense
 

Élu en 1910 député de Paris, inscrit au groupe des républicains socialistes, le mathématicien Paul Painlevé manifeste dès la dixième législature un intérêt particulier pour les questions techniques en rapport avec le domaine de la Défense. Ses prises de position quant au rôle futur de l’aviation ou aux réformes à entreprendre dans la Marine le font rapidement émerger comme un député spécialiste des questions militaires. En tant que rapporteur du Budget de la Marine, il appelle à une modernisation de la flotte française : équipement en cuirassés armés de canons à plus forte portée, développement des sous-marins et de l’aviation embarquée. Comme plusieurs accidents très graves avaient eu lieu à bord de navires dont les poudres avaient explosé, Painlevé demande aussi à ce que disparaisse le monopole public de fabrication des poudres et des explosifs en France. Il réclame aussi une réforme de la formation des officiers de la Marine.
 

Député technicien spécialiste des questions militaires, Paul Painlevé porte par ailleurs entre 1910 et 1914 une seconde casquette, celle du parlementaire émergent capable de prendre position sur les grands débats de la législature. Son intervention dans le débat sur la loi des Trois ans résume son positionnement. En 1913, vigoureusement opposé au projet gouvernemental, il propose une alternative prévoyant d’abaisser à vingt ans l’âge de la conscription, de recruter plus de soldats dans les colonies, et de moderniser l’équipement de l’armée notamment d’accélérer le déploiement de l’aviation. Sa première suggestion est retenue dans la loi finalement votée.
 

1914-1915, la guerre à la tête de commissions : un tremplin politique
 

Lorsque la guerre est déclarée, Paul Painlevé, âgé de 51 ans, n’est pas mobilisé. Il demeure à Paris et se partage entre deux types d’activités.
 

D’une part, il travaille pour deux des plus importantes commissions de la Chambre, la commission de la Guerre et la commission de la Marine de Guerre chargées de contrôler l’exécutif et de lui faire des propositions. Dans ces commissions, Painlevé s’empare de dossiers sur lesquels il peut mettre à profit ses compétences scientifiques. Face à ses pairs et lors des auditions des directeurs ou des ministres, il intervient notamment sur les poudres et les explosifs, sur les sous-marins ou sur l’aviation. Comme président de la Marine de Guerre, il n’hésite pas à entreprendre avec le ministre un véritable bras de fer au sujet de l’expédition des Dardanelles sur laquelle les parlementaires souhaitent pouvoir exercer un réel contrôle.
 

D’autre part, Painlevé dirige la commission supérieure des inventions intéressant la défense nationale. Cette commission, créée en août 1914 et rattachée au ministère de la Guerre, est présidée initialement par le mathématicien Paul Appell, choisi parce qu’il était alors président de l’Académie des sciences. Comme vice-président, Paul Painlevé préside la 3e section de la commission, celle consacrée aux Arts mécaniques, à l’Aéronautique, aux Moteurs et à la Balistique. Paul Appell préférant s’investir dans la présidence du Comité de secours national venant en aide aux victimes civiles de la guerre, Painlevé le remplace à la tête de la commission supérieure des inventions. Président de fait, à défaut de l’être en titre, Painlevé s’investit pleinement dans cette fonction en 1914 et en 1915.
 

Initialement, la commission était chargée de sélectionner les propositions d’inventions adressées à l’État - 10 000 reçues entre 1914 et 1915. Bien vite, sous l’impulsion de Painlevé, elle réalise des expérimentations et lance des programmes de recherche appliquée. Le savant député n’effectue pas lui-même d’expérimentations ou de recherches ; il joue en revanche un rôle très actif d’animateur de la recherche, de gestion des travaux effectués par les autres scientifiques travaillant pour la commission. Il dialogue avec le ministre et les militaires pour obtenir l’affectation de techniciens, de laborantins, d’ingénieurs ou de savants mobilisés, ou encore pour que soient mis à disposition du matériel militaire ou des terrains permettant de réaliser expériences ou essais.
 

Forte de ces nouveaux moyens humains et matériels, la commission accroît considérablement son champ d’action. Les programmes de recherche visent à rénover les tables de tir, écouter les bruits souterrains pour réagir à la guerre de mines, construire des engins d’assaut motorisés, équiper les avions en viseurs, en mitrailleuses et en bombes, améliorer les sous-marins, créer des systèmes de filtration pour parer aux gaz, etc. Compte tenu de l’enlisement du conflit et de la nature nouvelle de la guerre totale, la commission des Inventions paraît vite incontournable. Mais les espoirs de Painlevé sont déçus, non seulement parce que les moyens réclamés n’ont pas tous été obtenus, mais encore parce que les rivalités avec les militaires freinent à ses yeux l’avancée des recherches. Painlevé appelle à une réforme de la politique des inventions.
 

1915-1916, un premier ministère sur-mesure : l’Instruction Publique, les Beaux-Arts et les Inventions intéressant la Défense nationale
 

À l’automne 1915, Painlevé qui était depuis plusieurs semaines considéré comme ministrable, négocie un portefeuille sur mesure dans le cabinet Briand : le ministère de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la défense nationale. À la tête de ce ministère entre l’automne 1915 et l’automne 1916, Painlevé met toute son énergie à valoriser la politique des inventions. Aux yeux de l’opinion, il incarne désormais officiellement « La Guerre scientifique ». Painlevé institue immédiatement au sein de son ministère une direction des inventions. Pour tenir compte de l’évolution de la nature des combats, son organisation est beaucoup plus complexe que ne l’était celle de la commission des inventions. Elle compte désormais huit sections techniques pensées pour refléter la nature nouvelle du conflit : « Physique et électricité », « Balistique-armement », « Chimie », « Guerre des tranchées », « Mécanique », « Aéronautique », « Marine », « Hygiène et physiologie ».


Painlevé, Ministre de l'instruction publique passe en revue les sociétés de préparation militaire au jardin des Tuileries, jeunes gens de la classe 17
Agence Rol, 1915
 

À la tête de la direction, Painlevé place un cabinet technique constitué de proches universitaires : mathématiciens comme Émile Borel, physiciens comme Jean Perrin, Charles Maurin et André Debierne, physiologiste comme Louis Lapicque. Ces personnalités, qui ont participé depuis 1914 à des opérations de recherche appliquée, sont chargées de superviser la politique des inventions. Exerçant aussi une fonction de veille technologique, ils doivent étudier rapidement les inventions jugées les plus intéressantes pour l’État en guerre. La commission des brevets est là pour trier les brevets déposés. Elle transmet au cabinet technique ceux qu’elle juge les plus intéressants. Le cabinet dispose d’un droit de préemption sur toutes les inventions proposées à la direction et d’un droit de regard sur l’ensemble des travaux menés par les autres structures, notamment par la commission supérieure. Une fois le tri effectué par le cabinet technique, ses membres transmettent les inventions les plus intéressantes aux sections techniques. Painlevé négocie enfin avec les Alliés pour qu’une coopération interalliée soit désormais instituée sur le dossier des inventions, d’où la création d’un comité interallié. La direction étend son champ d’action et recrute de nouveaux collaborateurs.
 

Painlevé a réussi à donner à la science de guerre de nouveaux moyens, mais il n’est pas satisfait de la manière dont la guerre est dirigée, avec les options stratégiques choisies par le haut commandement. Lorsqu’intervient le remaniement ministériel à l’automne 1916, Painlevé refuse le ministère de la Guerre au motif qu’il ne souhaite pas voir Nivelle devenir commandant en chef. Painlevé se met alors en réserve de la République.
 

Le ministère de la Guerre : les défis de l’année 1917
 

Paul Painlevé assis au bureau du ministère de la guerre
Agence Rol, 1917
 

Le remaniement ministériel du printemps 1917 conduit Painlevé à accéder au ministère de la Guerre. La nomination d’Alexandre Ribot l’a convaincu qu’il pourrait désormais peser sur les choix stratégiques. Les parlementaires, soucieux que les droits du Parlement soient respectés, montrent leur satisfaction qu’un civil, en outre un député réputé pour s’être battu en ce sens entre 1914 et 1915, dirige la rue Saint-Dominique.
 

Comme ministre de la Guerre du gouvernement Ribot (20 mars-11 septembre 1917), Painlevé est confronté à une situation particulièrement compliquée. Il s’oppose à l’offensive dite du Chemin des Dames. Mais l’intense propagande en faveur de cette attaque a suscité beaucoup d’espoirs dans le pays. Painlevé est en outre faible politiquement au sein d’un gouvernement influencé par les partisans de Nivelle. Le président de la République, Raymond Poincaré, use de son influence pour emporter la décision en faveur de son déclenchement. Le 16 avril est un désastre humain et un échec militaire qui permet à Painlevé de se faire désormais entendre au sein de l’exécutif. Il menace de démissionner s’il n’est pas en mesure d’exercer pleinement la direction de la guerre. Pour éviter de déclencher une crise politique, les derniers soutiens de Nivelle cèdent. Afin de ne pas sembler désavouer le chef et le plan pour lequel tant de sacrifices ont été consentis, Painlevé programme un remaniement en deux temps. Tout d’abord Nivelle demeure général en chef tandis que Pétain est nommé chef d’État-major général des Armées. Quinze jours plus tard, il devient commandant en chef à la place de Nivelle, Foch succédant à Pétain comme chef d’État-major général.
 

Plus qu’un changement d’homme, c’est un changement de stratégie et de tactique qui est alors initié. L’urgence est d’autant plus grande que sévissent sur le front français des mutineries, mouvement d’indiscipline collective, qui le mette en danger. Painlevé refuse de restaurer les cours martiales qui avaient été supprimées en avril 1916. Eu égard aux menaces pesant sur le front ouest, il accepte cependant que les procédures en vigueur dans les conseils de guerre « ordinaires » soient modifiées à partir du mois de juin. L’instruction préalable est supprimée, de même que les recours en révision pour les crimes et délits contre le pouvoir militaire. Face au président de la République partisan de la fermeté, Painlevé prône la clémence. Fin juin, alors que la situation s’est améliorée, le ministre de la Guerre demande au général en chef de ne plus utiliser les nouveaux pouvoirs conférés. Le décret du 13 juillet restaure le recours en révision. Bien que la mémoire collective conserve l’image d’un printemps marqué par une répression sanglante, le nombre d’exécutions pour faits collectifs – moins d’une trentaine – fut beaucoup plus limité qu’en 1914.
 

Après avoir réprimé les mutineries, Painlevé et Pétain entament une « politique de guérison » permettant d’améliorer la vie des soldats au front et leur moral. Désormais, les offensives ne seront plus conçues sur le sacrifice de l’infanterie, mais basées sur l’utilisation de l’artillerie, de l’aviation et des chars. Conformément à cette conception, une énorme production de matériel de guerre moderne, notamment de chars et d’avions de combat perfectionnés, est lancée dans la deuxième moitié de l’année 1917. Ce matériel doit être opérationnel au moment de la reprise des grandes offensives stratégiques fixée pour 1918 quand auront débarqué les cohortes de soldats américains. Pour l’heure, l’armée adopte une attitude essentiellement défensive. Trois opérations de « convalescence » ou de « précision » – contribution française à l’offensive alliée dans les Flandres, rétablissement du système défensif nord à Verdun, attaque du fort de la Malmaison – qui ont débuté par un engagement massif de l’artillerie, l’utilisation des chars et de l’aviation, se concluent par des succès locaux. Elles rendent confiance aux combattants en leur montrant qu’une attaque, si difficile soit-elle, peut réussir à condition d’être bien préparée. Par ailleurs, les soldats apprécient l’amélioration de leurs conditions de vie concernant tout particulièrement les repas, les temps de repos, le développement des coopératives militaires. Painlevé fait aussi pression sur le général en chef pour que la durée des permissions soit augmentée. Pétain, qui fait face à une crise des effectifs, finit par céder : à partir du 1er octobre, les soldats auront droit non plus seulement à 7, mais à 10 jours de permission tous les 4 mois. Painlevé négocie également avec le général en chef l’institution de correspondants de guerre : la presse peut désormais envoyer des journalistes au front. Enfin, le ministre de la Guerre obtient que les contrôleurs de la commission de l’Armée disposent d’un droit de contrôle général et permanent leur permettant d’aller aussi sur la ligne de feu.
 

La gestion interalliée de la guerre et l’évolution des autres fronts européens mobilisent également le ministre de la Guerre. Painlevé souhaite obtenir une aide massive des États-Unis entrés en guerre contre l’Allemagne le 6 avril. La mission conduite par Viviani et Joffre sur le sol américain permet de décider des formes de la coopération militaire franco-américaine. Painlevé prend part aux manifestations organisées pour fêter l’arrivée de la 1ère DIUS sur le sol français. Le ministre de la Guerre se prête en fait depuis le mois d’avril à une efficace communication politique destinée à encenser une collaboration présentée comme un écho à l’aide apportée par La Fayette aux Américains. La préparation des débarquements massifs prévus pour 1918 est suivie de près par Painlevé au cours de l’été et de l’automne 1917. Parallèlement à l’espoir venu d’Outre Atlantique, le ministre de la Guerre est confronté à la précarité de l’alliance russe. Rapidement convaincu d’un probable effondrement du front est, Painlevé cherche à gagner du temps avant que n’afflue un surplus d’effectifs allemands sur le front ouest. Il multiplie les messages de soutien au gouvernement Kerenski et, avec les Britanniques, fait pression pour que soit maintenue la grande offensive d’été russe. Bien informé de l’évolution de ce front par des personnalités françaises dépêchées en Russie, Painlevé est aussi confronté à la mutinerie des combattants russes stationnés en France. Mi-septembre, le ministre de la Guerre français engage des troupes hexagonales aux côtés de soldats russes demeurés fidèles au Gouvernement provisoire. Leur mission : mater la rébellion de Russes gagner à la cause bolchevique, puis libérer le camp de la Courtine destiné à abriter bientôt des soldats américains. Par ailleurs, le ministre de la Guerre soutient, au cours de l’année 1917, la création d’une armée polonaise puis d’une armée tchèque en France, dont les effectifs, certes peu importants, constitueraient une force d’appoint pour l’Entente.
 

Contrairement au président de la République qui est favorable à une paix victorieuse pour des buts de guerre étendus, Painlevé est partisan d’une paix négociée satisfaisant à des objectifs limités à la restitution de l’Alsace et de la Moselle. Dès lors, le ministre de la Guerre autorise en 1917 les sondages de paix « Armand Revertera » et « Briand Lancken » en direction, le premier de l’Autriche-Hongrie, le second de l’Allemagne.
 

Le ministre de la Guerre doit aussi au cours de l’année 1917 se prononcer sur la situation en Orient. Favorable à la destitution du germanophile roi Constantin de Grèce, il finit par emporter l’accord des Britanniques initialement très réticents à voir chuter une monarchie. Painlevé confie au général Sarrail qui commande les opérations alliées en Orient l’organisation d’un débarquement dans l’Attique. Le nouveau gouvernement grec entre en guerre contre la Triplice.
 

Une première mais éphémère présidence du Conseil à l’automne 1917
 

Fort de ses succès politiques de l’été 1917, de sa gestion des mutineries, des réformes de de Pétain pour restaurer durablement le calme dans les tranchées, pour préparer la reprise des grandes offensives, des nouvelles victoires militaires sur le front français, de l’entrée en guerre de la Grèce dans le camp allié, Painlevé est nommé président du Conseil en septembre. Il a, il est vrai, bénéficié jusqu’alors d’une forme d’état de grâce qui a conduit Clemenceau à le ménager à la tribune comme dans les colonnes de L’Homme enchaîné. Les difficultés rencontrées par le général Sarrail sur le front d’Orient ou les tensions avec l’allié britannique sur la question des effectifs ont semblé secondaires eu égard au reste du bilan du ministre de la Guerre.
 

Lorsque l’Italie subit, à l’automne 1917, la défaite de Caporetto, Painlevé, qui demeure ministre de la Guerre, convainc les Britanniques de venir en aide à la péninsule. En contrepartie, les Alliés négocient une réorganisation du haut commandement italien. Lors de la conférence de Rapallo, Painlevé fait en outre aboutir son projet de conseil supérieur de guerre interallié. Foch y est nommé pour représenter la France. Une étape primordiale est franchie en vue de l’institution du commandement unique.
 

Bien que le ministre de la Guerre ne modifie pas ses modes de direction de la guerre, il affronte une opposition multiforme grandissante. Son cabinet pâtit de ne pas comporter de socialistes unifiés : leur groupe parlementaire a rompu l’union sacrée gouvernementale au motif que Ribot, auquel il reproche toujours de pas avoir laissé délivrer les passeports pour se rendre à Stockholm à la conférence de la paix, est maintenu au ministère des Affaires Étrangères. Par ailleurs, les positions adoptées par le gouvernement Painlevé sur les questions de pacifisme et de trahison sont tantôt dénoncées par la gauche qui lui reproche sa trop grande fermeté, tantôt par la droite qui s’insurge contre son laxisme. Le premier gouvernement Painlevé s’avère pourtant le plus éphémère de la guerre (13 septembre-13 novembre 1917) et le seul à chuter sur un vote de défiance.
 

L’après-guerre ou les leçons du premier conflit mondial
 

Jusqu’à l’armistice, Painlevé se tient en réserve de la République. Après-guerre, il choisit de ne pas abandonner la politique, bien au contraire, jusqu’à son décès en 1933, il occupe une place de premier plan comme spécialiste des questions de défense et comme leader de la gauche.
 

Au diapason avec la majorité de l’opinion publique, Painlevé se présente alors comme un pacifiste. Partisan du pacifisme juridique, il encourage l’action de la SDN qui met en place des processus permettant de résoudre par la discussion les différents entre États. Ses présidences du Conseil en 1925 sont ainsi marquées par la signature des Accords de Locarno qui garantissent les frontières entre la France et l’Allemagne et l’admission de l’Allemagne à la SDN comme membre permanent de son conseil. Il est en outre nommé pour présider l’Institut de coopération intellectuelle de la SDN chargé de rapprocher notamment les élites.
 

Painlevé n’est pour autant, mais pas plus qu’avant guerre, un défenseur du pacifisme intégral qui le conduirait à appeler à un désarmement total. La France ne doit pas être l’agresseur, mais en cas d’agression elle doit pouvoir se défendre. Ainsi, comme ministre de la Guerre, il fait voter la réduction de la durée du service militaire à un an (1928). À la même époque, il fait aboutir les discussions quant au tracé et au type de fortifications permettant de protéger les frontières de l’hexagone, système qui sera bientôt appelé ligne Maginot (Painlevé vient juste de quitter le pouvoir quand le projet est soumis aux députés ; André Maginot qui lui succède au ministère de la Guerre le présente au Parlement).
 

Parallèlement à ces avancées pour garantir la paix en Europe, Painlevé est aussi le ministre de la Guerre qui dirige en 1925 et 1926 la répression des révoltes coloniales, au Maroc, en Syrie et au Liban. Il considère que les révoltes sont une agression contre la France. À ce titre, Painlevé décide d’intensifier la répression au Maroc. Nommé par Painlevé commandant en chef des troupes au Maroc, Pétain décide d’employer dans le Rif les moyens les plus modernes, notamment d’effectuer des bombardements par avion. La même politique répressive est menée en Syrie et au Liban par le général Sarrail.
 

En 1933, les communistes se souviendront de sa responsabilité dans la répression des mutineries de 1917 comme dans celles des soulèvements coloniaux. À ce titre, ils refuseront de voter de voter ses funérailles nationales et sa panthéonisation.

 

Anne-Laure Anizan



Mention spéciale du jury 2006 du Prix de thèse de l’Assemblée nationale
Paul Painlevé
(1863-1933), mathématicien et homme politique

Painlevé député

  • Présidence : du 09/06/1924 au 21/04/1925

    08/05/1910 - 31/05/1914 : Seine - Républicain socialiste

    10/05/1914 - 07/12/1919 : Seine - Républicain socialiste

    16/11/1919 - 31/05/1924 : Seine - Républicain socialiste

    11/05/1924 - 31/05/1928 : Seine - Républicain socialiste et socialiste français

    29/04/1928 - 31/05/1932 : Ain - Républicain socialiste

    01/05/1932 - 29/10/1933 : Ain - Parti républicain socialiste

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Discours et interventions à la Chambre des députés

  • Première intervention du député Painlevé en séance publique à la Chambre de députés au cours de la séance d’investiture du gouvernement Briand (8 novembre 1910)

     En 1910, cinq mois après son élection, Paul Painlevé intervient pour la première fois en séance de la Chambre des députés. Il développe son interpellation contre le gouvernement Briand. Il défend le droit de grève et les libertés ouvrières et estime que le maintien au pouvoir du président du Conseil, qu’il accuse d’avoir trahi ses engagements politiques, sera perçu comme une provocation pour la classe ouvrière.

     « M. le président : La parole est à M. Paul Painlevé, pour développer son interpellation sur la politique générale du gouvernement.

    M. Paul Painlevé : Messieurs, il y a quelques jours, M. le président du Conseil nous affirmait catégoriquement que le ministère qu’il présidait était solidaire et il demandait à la Chambre, non pas seulement d’approuver ses actes passés, mais de lui voter la confiance pour l’avenir. “Ne m’interrogez pas, nous disait-il, sur ce que nous ferons demain : je serais incapable de vous répondre, car je n’en sais rien. Mais dès que vous nous aurez donné votre confiance, je réunirai le ministère et il prendra ses résolution.” Le blanc-seing ainsi demandé ayant été accordé par la Chambre, M. le président du Conseil réunit en effet ses collègues et leur fit savoir qu’ils étaient démissionnaires. (Applaudissements et rires sur divers banc à gauche et à l’extrême gauche.) Quelques heures plus tard, d’un pas allègre, M. le président du Conseil allait à la recherche de nouveaux collaborateurs. La seconde opération fut moins rapide que la première et conduite avec une moindre maestria. Le bruit courut même – non sans causer quelque émotion – que nous nous trouvions en présence d’une nouvelle grève, la grève générale des ministres. (Sourires.)

    M. Jacques Piou : C’est invraisemblable !

    M. le duc de Rohan : Vous ne ferez croire cela, à personne.

    M. Paul Painlevé : Mais heureusement quelques braves se dévouèrent pour embarquer dans la galère de M. Briand, et c’est ainsi, que si vous ne voyez plus sur les bancs des ministres ceux auxquels tout récemment vous aviez donné pour l’avenir votre confiance ; vous avez du moins la consolation de trouver en face de vous un ministère nouveau-né qui vous la demande. Je ne sais si M. le président du Conseil fournira à la Chambre des explications plus satisfaisantes que celles de l’agence Havas sur cette opération singulière où son habileté si vantée atteignit à la prestidigitation ; ce que je retiens, c’est qu’à l’heure même où M. le président du Conseil réclamait au nom de son ministère la confiance pour l’avenir, ce ministère, dans sa pensée, n’existait déjà plus. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) La preuve, c’est qu’il n’y a pas eu après le vote de la Chambre, de véritable conseil des ministres. Il y a eu, c’est vrai, une réunion des ministres, mais ce ne fut pas une délibération, ce fut un débarquement. (Rires et applaudissements à l’extrême gauche.). Je maintiens donc que lorsqu’il demandait à la Chambre, au nom de son ministère, la confiance pour l’avenir, M. le président du Conseil, avait déjà arrêté ses projets, et s’il exigeait ce vote de confiance qui s’adressait au ministère tout entier, au ministère intégral, au ministère qui avait supporté toutes les responsabilités de la grève, c’était afin de tirer à lui, pour son avantage et son prestige individuels un vote qui ne s’adressait pas à sa seule personnalité. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Je laisse aux collègues plus anciens que moi dans cette Assemblée le soin de juger si ce subterfuge est correct au point de vue parlementaire ; ce qui importe beaucoup plus que la procédure, ce sont les raisons de fond qui ont décidé M. le président du Conseil à former un ministère nouveau.

    Ce qui frappe avant tout, dans le nouveau ministère, c’est l’absence des anciens ministres qui, aux côtés du président du Conseil, ont été exposés les premiers à toutes les responsabilités du pouvoir pendant cette dernière grève. Nous ne voyons plus autour de lui ni M. Viviani, ni M. Millerand, ni M. Barthou. Pourquoi donc sont-ils absents ? Et pourquoi donc, au début de sa déclaration, M. le président du Conseil disait-il qu’il n’y avait pas de solution de continuité entre la politique de l’ancien ministère et la politique du nouveau ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) Messieurs, serait-ce donc que les anciens ministres qui ne sont plus ici, devaient, vu la difficulté des circonstances, être remplacés par des ministres ayant plus d’expérience, de prestige et d’autorité ? (Rires à l’extrême gauche.) Je ne veux offenser personne, et j’ai pour les nouveaux ministres la plus grande considération et la plus grande estime, mais je crois qu’il me suffit de signaler en passant cette supposition pour la juger. Était-ce donc parce que ces collaborateurs s’étaient trouvés, au cours des dernières discussions, en conflit avec la Chambre ? Mais il suffit de se rappeler cette séance où la parole de M. Millerand fut couverte d’applaudissements presque unanimes – même des applaudissements de ceux qu’il n’avait pas entièrement convaincus.

    Sur divers banc. C’est exact !

    M. Paul Painlevé : Alors, pourquoi donc ces absences et ces abandons ? La seule explication qui nous reste, c’est que ces hommes-là sont partis pour ne pas se prêter à la besogne que vous alliez accomplir. Par conséquent, nous sommes en droit de vous demander : Quelle est donc, monsieur le président du Conseil, cette besogne que vous voulez faire ? Où voulez-vous aller ? (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) À cette question, la déclaration du gouvernement répond sans doute, mais par des indications quelque peu vagues. En ce qui concerne la grosse question, la question capitale de la grève des services publics, la déclaration semble indiquer que le principal objet de la réforme gouvernementale consistera à systématiser en quelque sorte les “moyens de fortune” – c’est l’expression de M. le président du Conseil – auxquels a eu recours le précédent ministère, en présence de la grève des cheminots du Nord et de l’Ouest. Je pense que le système du gouvernement, quand nous en connaîtrons les détails, nous apparaîtra comme moins brutal et moins sommaire que les procédés qui ont maté la dernière grève. Mais dès maintenant j’aperçois, dans ce système, un danger qui me rend anxieux et qui donnera la même angoisse à tout ceux qui ont le souci de la défense nationale : c’est le fait qu’on détournera de son but l’instrument le plus délicat et le plus essentiel de la défense nationale pour en faire un instrument de police intérieure. Il y a là un grave danger. Vous nous avez dit, monsieur le président du Conseil, que la France était sortie grandie de ces récentes épreuves et que, grâce à votre politique, le sentiment de force qu’elle donnait dans le monde entier s’était accru. Je ne crois pas que vous avez lu les journaux militaires allemands qui donnaient des détails tristes et troublants – que je ne veux pas citer ici, car je ne sais pas si leurs statistiques sont exactes sur le nombre de cheminots qui n’ont pas répondu à la convocation militaire. Ah ! lisez-les … (Exclamations au centre et à gauche. Applaudissements à l’extrême gauche.)

    M. le président du Conseil : Il n’y a pas eu un seul cas d’insoumission !

    M. Paul Painlevé : Je crois que nous jouons sur les mots. Je m’étonne de cette rumeur qui s’est élevée sur certains bancs, car nous avons le devoir de connaître les critiques que publient nos adversaire du dehors sur notre défense nationale, pour être toujours à même d’en corriger les imperfections et pour ne point nous laisser surprendre. En mon âme et conscience, je redouterais profondément que l’instrument de la défense nationale fût employé à une opération de police intérieure qui serait forcément impopulaire auprès de ceux qui la subiraient et cette impopularité risquerait d’affaiblir l’élan de la mobilisation au jour du danger. Messieurs, quand on discutera à fond cette grosse question de la grève dans les services publics, je voudrais que tous nos collègues eussent lu cette discussion magistrale qui a eu lieu il y a quatorze ans au Sénat à propos de la loi Merlin-Trarieux. Ils connaîtraient les puissants arguments développés par M. Léon Bourgeois et M. Jean Dupuy pour démontrer que, quels que soient les artifices employés, on ne peut supprimer efficacement le droit de grève dans les services publics, sans reculer au-delà de la loi de 1864 ; et c’est ce que repoussaient les deux orateurs que je viens de citer, c’est ce que repoussait aussi par son vote monsieur Théodore Girard.

    Si je rappelle ces souvenirs, ce n’est pas pour mettre les ministres d’aujourd’hui en contradiction avec eux-mêmes. J’ai trop le sentiment des difficultés de l’heure, j’ai trop conscience de l’état de la France, de son extrême centralisation, de sa position dangereuse au milieu de l’Europe formidablement armée, pour ne pas comprendre qu’il y a là une question nationale de la plus haute gravité et qu’il ne doit être abordé qu’avec le plus grand souci de la bonne santé du pays en même temps que des intérêts particuliers. (Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche.)

    Mais quelles que soient les résolutions qui seront adoptées par la Chambre après l’étude du projet du gouvernement et de ceux qui lui seront opposés, que l’on se préoccupe (suivant des vues qui, d’après ce que j’ai lu, seraient celles de monsieur Millerand), de rendre en fait la grève impossible – comme ce fut le cas sur le vieux réseau de l’État – sans trop sacrifier au scrupule législatif de la déclarer théoriquement impossible ou bien, au contraire, que l’on veuille aller plus loin et inscrire dans la loi cette interdiction absolue de la grève des services publics sous la réserve que cette interdiction soit rendue efficace et qu’elle ne réduise pas à une menace vaine qui serait alors plus nuisible qu’utile – dans tous les cas, il est un point sur lequel nous serons tous d’accord : c’est que cette discussion, longue, difficile, minutieuse ne pourra se poursuivre sous la poussée passionnelle des derniers évènements, ni sous la crainte un peu puérile des fanfaronnades anarchistes mais qu’elle devra se développer ici dans l’ordre, dans la raison, dans une sorte de paix morale due à la bonne volonté mutuelle des partis et qui leur permettra d’opposer et de comparer utilement leurs conceptions. (Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Et d’autre part, s’il doit se trouver dans cette Chambre une majorité pour limiter, si faiblement que ce soit, des libertés ouvrières déjà acquises, quel doigté, quelle douceur seront nécessaires pour obtenir l’adhésion consentie ou du moins résignée des populations laborieuses à une telle limitation ! Combien il faudra se garder de tout ce qui pourrait ressembler à des représailles, à une provocation !

    Il est indispensable, en un mot, d’établir dans le Parlement une sorte d’apaisement moral, et dans le pays une sorte d’apaisement social qui seuls rendront efficaces et saines pour la nation les mesures que vous déciderez d’adopter. (Très bien ! Très bien ! sur les mêmes bancs.) Eh bien, j’ai le devoir de le dire, et c’est un triste devoir que je remplis sans joie, il y a un homme dont la seule présence à la tête du ministère est un obstacle à cet apaisement moral dans le Parlement et à cet apaisement social dans le pays ; il y a un homme dont le maintien au pouvoir serait actuellement considéré par toute la classe ouvrière comme une provocation ; il y a un homme dans le Parlement qui ne peut pas, qui ne doit pas faire la politique qu’a définie la déclaration ministérielle, et cet homme, c’est vous, monsieur le président du Conseil. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

    M. Charles Daniélou : Non ; c’est M. Laferre.

    M. Paul Painlevé : Messieurs, il y a quatre ans, un de nos collègues dont vous ne suspecterez  certainement pas la modération et la sagesse politique, M. Paul Deschanel, signalait déjà le scandale des changements de front trop brusques accomplis par certains hommes dès qu’ils sont arrivés au pouvoir. Il disait que c’était chose singulièrement démoralisante pour le peuple (Applaudissements à l’extrême gauche.) que de voir des hommes portés au faîte par la popularité que leur ont value auprès des violents les excès de leurs doctrines, mettre sans retard la main au collet de ceux qu’ils excitaient la veille (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Voilà le langage que tenait, aux applaudissements presque unanimes de toute la Chambre, M. Paul Deschanel. Il s’agissait alors de la révocation et de l’arrestation d’un petit nombre d’employés et d’ouvriers syndiqués. Est-ce que les arguments invoqués alors ne vaudraient plus parce que, au lieu d’être ministre de l’Instruction publique, M. Briand est aujourd’hui président du Conseil et parce que, au lieu d’une dizaine de cas intéressants, il s’agirait aujourd’hui de 3 300 cheminots, réduits à la misère eux et leurs enfants, parce qu’ils ont usé d’un droit que leur avait reconnu solennellement le ministère présidé par M. Briand, et parce qu’ils ont écouté les lointains mais encore vibrants appels de l’ancien paladin de la grève générale ? (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

    Messieurs, vous connaissez tous le tempérament des ouvriers de notre pays, vous savez quelles sont leurs vertus, leur force de travail, mais savez aussi quelles sont leur indépendance et leur passion de la justice. Que se passera-t-il dans leurs consciences, si des libertés qu’ils croyaient acquises si péniblement pour jamais leur sont retirées par celui-là même qui a contribué à exaspérer jusqu’à la folie le mouvement syndical ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) Quelles colères, quelles rancunes allez-vous soulever dans la classe des prolétaires si vous les faites flageller par l’homme qui s’est fait un marche-pied de leurs misères ? (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Et j’ose dire que ces colères seraient légitimes, car le pire malheur qui pourrait nous arriver, ce serait que la population ouvrière de notre pays, la plus vibrante, la plus frémissante qui soit, fût parvenue à ce point d’aveulissement et de découragement passif qu’elle supportât sans indignation le défi aussi brutal que gratuit que vous lui porteriez. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur quelques bancs à gauche.) Je crois qu’il est une vérité sur laquelle ceux qui ont le souci de la grandeur et du rayonnement de la France seront unanimes : c’est que le plus triste abaissement que puisse connaître un peuple est son abaissement moral ou l’abaissement moral d’une partie de sa population.

    M. Jules Delahaye : Bravo ! M. Paul Painlevé. Eh bien ! à quelle dégradation ferez-vous descendre la classe des ouvriers français si par vos décisions vous leur enlevez toute confiance dans la bonne foi et la sincérité des hommes qui les gouvernent (Applaudissements sur les mêmes bancs), si vous éteignez dans ces âmes sombres et violentes cette petite flamme d’idéal qui les guide vers l’héroïsme et le désintéressement.

    M. le duc de Rohan : M. Viviani les a éteintes.

    M. Paul Painlevé : Et quand l’heure tragique viendra où vous aurez besoin de ces hommes, où vous ferez appel à leur courage et à leur esprit de sacrifice, peut-être, alors, vos appels resteront sans écho, parce que les consciences de ces hommes seront mortes, et c’est vous qui les aurez tuées. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Messieurs – et je m’adresse ici à ceux de nos collègues qui siègent à la droite et au centre de cette Assemblée. (Mouvements divers.) Oh ! messieurs, il ne s’agit pas ici de coalition ; non ! je cherche simplement à faire entendre le langage de l’honnêteté politique, celui qui, il me semble, devrait nous réunir tous. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.) Eh bien, mes chers collègues, vous vous plaignez que le mouvement syndicaliste s’accompagne d’une propagande qui ne s’occupe que des intérêts matériels. Vous vous plaignez, pour employer une expression courante, que la “question du ventre”, la question des salaires domine tout. Vous avez raison. Oui, il faut que les ouvriers sachent qu’il est d’autres devoirs que le devoir de solidarité envers la corporation ; il faut leur rappeler leurs obligations envers la civilisation et notamment envers la grande famille civilisée qui les enveloppe et qui est la patrie. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

    Mais il est une propagande antipatriotique plus dangereuse que celle des violents. Cette propagande, elle se produit lorsque les grands mots de patrie, de défense nationale, lorsque les appels aux devoirs supérieurs passent par une bouche dont la sincérité semble suspecte à ceux qui l’écoutent. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

    M. François Binet : C’est le langage d’un honnête homme.

    M. Paul Painlevé : Ah ! monsieur le président du Conseil, ils sont si nombreux ceux qui vous ont entendu jadis, dans votre propagande qui a duré dix-huit ans, ils sont nombreux les hommes aux yeux desquels vous avez fait briller comme une aube de triomphe et de délivrance cette aube trouble et sanglante de la grève générale. Vous n’étiez pas un jeune homme alors, vous aviez trente-huit ans, lorsque vous écriviez ces lignes qu’on rappelait récemment, ces lignes où vous expliquiez avec une sorte de joie contenue – vos amis catholiques … (Protestations à droite – Applaudissements à l’extrême gauche.) pourraient dire une sorte de joie satanique …

    M. le duc de Rohan : M. Briand n’est pas l’ami des catholiques et les catholiques ne sont pas ses amis.

    M. Denys Cochin : Je demande la parole.

    M. Maurice Barrès : Vous avez été cette année même candidat ministériel, monsieur Painlevé. En réalité, vous êtes dreyfusard ministériel, tout le monde le sait.

    M. Paul Painlevé : Dreyfusard, oui, Dieu merci. Ministériel, non.

    M. Maurice Barrès : Dreyfusard ministériel et briandiste. À chacun sa place ! (Bruit.) On s’étonne de ne pas vous voir au banc des ministres. (Exclamations à l’extrême gauche.) Oh ! messieurs, chacun s’entendra dire ses vérités aujourd’hui. (Interruptions sur les mêmes bancs.)

    M. le président : Vous n’avez pas la parole, Monsieur Barrès. Veuillez garder le silence.

    M. Paul Painlevé : Je disais donc, monsieur le président du Conseil, que vous n’étiez pas un enfant ni un jeune en homme en 1901, que vos écrits et vos discours étaient remarquables beaucoup moins encore par leur violence que par leur pondération logique et la sûreté de leurs conceptions. Lorsque vous écriviez avec une sorte de joie contenue … ce que serait une grève générale des mineurs : “ne croyez pas, disiez-vous, que la grève des mineurs resterait la grève des mineurs. Non ! non ! ce serait l’arrêt de la circulation de tout le pays.” Voilà ce que vous écriviez ; que vouliez-vous que pensent les hommes qui vous ont entendu alors, quand ils vous entendent ou quand ils vous lisent aujourd’hui ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) “Eh quoi ! penseront-ils, cet homme qui était alors en pleine maturité d’esprit, qui, pendant des années et des années, nous donnait de tels conseils, n’avait donc pas réfléchi que l’arrêt complet de la circulation du pays compromettait la mobilisation ?”

    M. Tournade : Il fallait dire tout cela pendant la période électorale.

    M. Paul Painlevé : Et quand ils retrouvent, monsieur le président du Conseil, les mêmes termes, la même éloquence, les mêmes effets de tribune, au service de la théorie de frontière ouverte par la grève du Nord, quel sentiment voulez-vous qu’ils éprouvent si ce n’est un sentiment de dérision ? (Applaudissements à l’extrême gauche.) Et moi, je vous demande avec eux : “à quel instant vous êtes-vous aperçu que la France avait une frontière ?” (Vifs applaudissements et rires à l’extrême gauche.)

    M. Paul Pugliesi-Conti : C’est une question que vous auriez dû vous même vous poser pendant l’affaire Dreyfus !

    M. Paul Painlevé : Je vous répondrai sur ce point dans un instant.

    M. Aristide Briand, président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes : Monsieur Painlevé, si vous étiez mieux renseigné sur l’histoire du socialisme dans ce pays, vous n’auriez pas parlé comme vous venez de le faire. Vous sauriez que je n’ai pas attendu le pouvoir pour dénoncer publiquement le danger d’une tactique qui tendait à mener les travailleurs à l’anarchie par l’antipatriotisme. (Exclamations à l’extrême gauche.) Vous sauriez qu’avant d’être au pouvoir, alors que je siégeais sur ces bancs (l’extrême gauche), j’ai profité d’une cérémonie publique pour dénoncer l’antipatriotisme. Je l’ai fait de la façon la plus nette et la plus énergique, et les journaux de l’époque ont tous relaté mon discours. Je dis cela à titre de simple rectification et non pour vous décourager de persévérer dans les attaques personnelles qui caractérisent votre intervention dans ce débat. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à gauche.)

    M. Paul Painlevé : Vous auriez tort, monsieur le président du Conseil, de chercher à me décourager ou à me décourager. J’ai dit tout à l’heure que je croyais remplir un devoir, et que je le remplissais sans joie, mais je le remplirai jusqu’au bout. Je n’ai qu’un mot à répondre à M. le président du Conseil ; je renvoie la Chambre aux textes qui ont été lus à cette tribune et dont le dernier – le texte relatif à la grève des mineurs entraînant la grève des chemins de fer – remonte à 1901.

    M. le président du Conseil : Vous auriez pu être guidé déjà par ces sentiments de haute moralité au moment des élections (Applaudissements sur divers bancs à gauche et au centre.) et ne pas me dire à cette époque, comme vous l’avez fait à plusieurs reprises, que vous vous associiez pleinement à la politique du président du Conseil. (Très bien ! très bien ! au centre et sur divers bancs à gauche.)

    M. Paul Painlevé : Jamais je ne vous ai dit cela.

    M. le vicomte de Villebois-Mateuil : Vous avez été son candidat !

    M. le président du Conseil : Eh bien ! monsieur Painlevé, puisque vous n’en avez pas gardé le souvenir, je retire mon interruption. (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.)

    M. Maurice-Binder : Le président de la Chambre ne serait pas davantage ici sans le coup de pouce de M. Briand.

    M. Paul Painlevé : Messieurs, je reviendrai dans un instant, j’y serai amené par mon discours même, sur cette campagne électorale à laquelle ont fait allusion et M. Barrès et M. le président du Conseil.

    M. Plissonnier : Parlez-en tout de suite.

    M. Paul Painlevé : Non, laissez-moi suivre ma pensée. Les idées que je viens de développer sont d’une moralité tellement élémentaire qu’elles rencontrent, je crois,  peu de contradicteurs dans cette Chambre. Pour ma part, parmi tous ceux de nos collègues qui soutiennent M. Briand, je n’ai trouvé personne qui ne reconnût que le contraste entre son passé et sa politique actuelle constituai un véritable scandale. Peut-être certains en éprouvent-ils quelque joie à la pensée qu’un peu de déconsidération en rejaillirait sur le régime ; mais ce qu’ils déclaraient tous pour justifier leur attitude, c’est que dans l’époque troublée que nous traversons, le passé révolutionnaire de M. le président du Conseil avait bien des avantages ; car sa connaissance des milieux syndicalistes, de l’importance de leurs effectifs, les amis nombreux qu’il y avait gardés lui permettaient de ne pas se laisser surprendre et de les mâter à coup sûr. (Mouvements divers.) Oh ! messieurs, pas de fausse indignation. Ce que je viens de vous dire est notoire. Vous connaissez tous la comparaison qui a couru, ces jours-ci, tous les couloirs : il n’y a pas meilleur garde-chasse que les anciens braconniers. Ou bien encore, on rappelle avec complaisance l’exemple de Fouché, le révolutionnaire, qui fut le meilleur agent de Napoléon contre les révolutionnaires. Voilà ce que l’on dit, monsieur le président du Conseil, et vous le savez, vous ne pouvez l’ignorer. Et pendant toute cette longue discussion, vous n’avez pas protesté !

    Qu’est-ce donc que les invectives du parti unifié comparées à ces éloges de nos alliés ? Comment n’avez-vous pas eu un mot décisif pour rompre avec ceux qui vous jugeaient ainsi ? Comment n’avez-vous pas trouvé un cri pour déclarer que de tels thuriféraires étaient vos pires calomniateurs ? Non, vous n’avez rien dit, et vous nous revenez avec de nouveaux ministres et un programme qui donnerait lieu de penser que vous seriez disposer à jouer ce rôle que certains vous prêtent … (Interruptions sur divers bancs.)

    Au centre. Lequel ?

    M. Paul Painlevé : Je l’ai spécifié… le rôle du braconnier devenu garde-chasse. Il n’est pas besoin d’autres précisions. Je m’excuse auprès de la Chambre de la tournure personnelle qu’a pris ce débat. Mais il faut bien comprendre que, s’il y a une question politique très grave, il y a une question de moralité plus grave encore (Interruptions au centre – Applaudissements à l’extrême gauche), et cette question de moralité, c’est la question Briand.

    M. Charles Daniélou : C’est la question Lafferre !

    M. Paul Pugliesi-Conti : C’est la question des fiches.

    M. Paul Painlevé : Mais, monsieur le président du Conseil, vous ne comprenez pas que le même ministère, avec le même programme, s’il avait à sa tête un autre homme, un homme qui fût un républicain éprouvé dont la doctrine n’aurait pas varié, comment ne sentez-vous pas qu’il trouverait sur les bancs de la Chambre un autre accueil ? … (Mouvements divers.)

    M. le président du Conseil, ministre de l’intérieur et des Cultes : Prenez donc le pouvoir.

    M. Paul Painlevé : Non ! Épargnez-moi cette ironie, je le déclare ici publiquement et tout le monde peut m’entendre : je ne sais pas si la durée de ce ministère sera longue ou brève, mais quel que soit le ministère qui lui succèdera, soyez tranquille que je n’en serai pas ; je suis un homme qui sait rester dans le rang. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

    M. le président du Conseil : Il ne faut jamais dire ces choses-là ; c’est imprudent. (Sourires.)

    M. Paul Painlevé : Je veux ajouter que l’argument de M. le président du Conseil tombe bien mal, car j’estime que dans la situation actuelle, un homme qui assumerait le pouvoir devrait avoir des opinions différentes des miennes (Rires sur divers bancs.)

    Sur divers bancs. Qui ? qui ?

    M. Paul Painlevé : Mais messieurs, tout autre que M. Briand pourvu qu’il fût capable et fidèle à sa doctrine.

    M. Maurice-Binder : Quel est l’homme de votre choix ?

    M. Paul Painlevé : Il y a au Sénat comme à la Chambre des hommes qui ont fait leurs preuves (Bruits.) Ne me faites pas empiéter sur les pouvoirs de M. le Président de la République. Messieurs, il me faut m’adresser encore à M. le président du Conseil et lui dire : “Comment n’avez-vous pas compris que le plus grand service que vous pourriez rendre à la République serait de rentrer dans le rang pour quelque temps.” (Applaudissements à l’extrême gauche.)

    Monsieur le président du Conseil : Je ne demande que cela.

    M. Paul Painlevé : Comment n’avez-vous pas compris que, tant que vous resterez au pouvoir dans les circonstances actuelles, il y aura – suivant la grande expression shakespearienne – “quelque chose de pourri” dans notre nation. (Applaudissements à l’extrême gauche. Vives protestations à gauche et au centre.)

    Monsieur le président : Monsieur Painlevé, je vous rappelle à l’ordre.

    M. Paul Painlevé : Je m’abstiendrai dorénavant de citer Shakespeare à la Chambre. Si M. le président du Conseil n’a pas compris cela, c’est – il faut bien le lui dire – que malgré toutes ses qualités exceptionnelles il en est une qui lui manque, et elle lui manque à tel point qu’il n’a pas conscience qu’elle lui fait défaut : cette qualité, c’est le sens profond du loyalisme républicain. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Cette méconnaissance du loyalisme républicain, elle apparaît dès le début de sa carrière politique, lorsqu’il est candidat vaguement boulangiste.

    M. le président du Conseil : Je me demande où vous avez vu cela !

    M. Paul Painlevé : Je l’ai lu dans un journal dont le rédacteur est devenu plus tard votre collaborateur. Cette méconnaissance du loyalisme républicain, elle apparaît encore dans votre propagande révolutionnaire quasi anarchique : car le loyalisme républicain est inséparable du souci de la prospérité et de l’intégrité nationales. Elle éclate durant les derniers évènements au cours de cette grève – qu’un autre homme d’État plus passionnément épris de la démocratie et moins soucieux de sa popularité de droite, aurait pu sans doute éviter, comme aurait su le faire, vous vous en souvenez, votre prédécesseur sur le réseau de l’Est. Oui, dans cette grève qui a été un désastre pour le pays, pour les cheminots, pour tous, sauf pour vous, vous avez trouvé le moyen de vous tailler comme une sorte de popularité de mauvaise aloi.

    Depuis que vous êtes président du Conseil, on peut dire que le parti républicain vous a presque constamment servi de cible. S’agit-il de la réforme électorale ? Au lieu de critiquer le système actuel avec la modération qui sied au chef républicain du gouvernement, vous employez, pour le condamner, des épithètes presque infamantes et qui, d’avance, frappent de discrédit la Chambre qui va en sortir. S’agit-il de politique intérieure ? Le parti républicain n’est plus qu’une bande de pillards que seul votre geste arrête au moment où “des choses atroces” – ce sont vos expressions – vont se passer ? Oh ! sans doute, je le sais, monsieur le président du Conseil, après chaque provocation, vous abondez auprès de la Chambre en explications subtiles, mais les explications ne portent pas et c’est l’attaque seule qui demeure. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Chaque fois que vous avez lancé un de vos traits envenimés contre le parti républicain, vous faites comme un simulacre de geste pour retirer l’arme ; mais le coup a porté et le flanc du parti républicain porte une nouvelle et dangereuse blessure. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

    Et quand ce n’est pas le parti républicain, c’est la doctrine même du régime que vous attaquez, et c’est pis encore. Messieurs, dans un pays comme la France, un pays latin, qui a connu des siècles de monarchie, nous savons tous combien l’éducation civique est lente et difficile. Nous savons tous que, dans les moments troublés, il se produit facilement chez les âmes faibles, une sorte de lassitude, comme un désir de déposer le fardeau de la liberté, le fardeau du citoyen. (Applaudissements à l’extrême gauche. – mouvements divers.) Si l’homme qui est pouvoir est vraiment un républicain, il sait trouver les paroles réconfortantes qui raniment dans les cœurs l’amour de la liberté et de la loi. Et vous, dans les circonstances que nous venons de traverser, quelle apostrophe avez-vous donc jeté au pays ? un appel à l’illégalité. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

    M. Jean Javal : Est-ce que la Chambre tolèrera que les journalistes interrompent M. Painlevé ?

    M. Dumesnil : De quel droit M. Bérenger se permet-il de parler dans cette Chambre ? (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche. Bruits.)

    M. le président : Si l’on a parlé dans les tribunes de façon à être entendu de la Chambre, la personne qui a fait cela sera immédiatement expulsée. (Vifs applaudissements.)

    M. Paul Painlevé : Messieurs, si je croyais que cet appel dont je viens de parler n’était qu’une inadvertance de langage, telle qu’il en peut échapper aux plus grands orateurs après des débats accablants, je considèrerais comme une véritable lâcheté d’y faire même allusion. Mais si cette phrase a soulevé une pareille tempête, si elle a provoqué des indignations si obstinées, c’est qu’elle était révélatrice d’un état d’âme, c’est qu’elle manifestait avec plus d’éclat cette habitude déjà inquiétante de s’adresser au pays par dessus ses représentants, cette tendance à se poser en protecteur de l’ordre qui se soucie peu des lois. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

    M. Paul Pugliesi-Conti : Le pays vous gêne donc bien ! Il est pourtant votre maître !

    M. Cels : Cela a déjà été jugé.

    M. Paul Painlevé : Ah ! je sais bien, la provocation, une fois lancée, est lancée à travers tout le pays comme toujours on a cherché, pour la Chambre, à l’expliquer. Mais, dans ses explications mêmes, monsieur le président du Conseil, il faut que vous glissiez une provocation nouvelle. Qu’est-ce donc que cette distinction qui nous reporte aux plus mauvais jours nationalistes et que jamais ministre n’avait osé faire avant vous, parmi les députés qui l’écoutent, entre les bons et les mauvais Français…

    (M. le président du Conseil fait un signe de dénégation.)

    Le journal officiel est là. Vous avez dit, monsieur le président du Conseil : “la phrase avait été applaudie tout d’abord, tous les bons français l’avaient comprise …”

    M. le président du Conseil : Je n’ai pas dit cela.

    M. Paul Painlevé : Vous l’avez dit. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Quant à l’explication confuse que vous avez tentée ensuite, elle est en contradiction avec la phrase même que vous expliquez, comme avec la phrase de la veille. Vous avez expliqué que votre pensée était : “la phrase eût été applaudie par tous les bons français, si on m’avait laissé l’achever.”

    Mais pourquoi donc alors, dans cette séance de samedi qu’on a qualifiée d’historique, pourquoi vous être tourné vers les bancs de la gauche avec un air de défi que n’oublierons jamais ceux qui ont alors croisé votre regard (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.), pourquoi vous être tourné vers ces hommes qui osaient encore, après que vous aviez parlé avoir des scrupules de légalité sur des arrestations arbitraires et pourquoi leur avoir jeté : “Je vais vous faire bondir d’indignation messieurs.” (Réclamations au centre et à gauche. applaudissements à l’extrême gauche.)

    Ainsi, vous nous dites maintenant que la phrase que vous commenciez, vous pensiez qu’elle serait applaudie par tous les bons français, et vous annonciez en la commençant qu’elle allait indigner les républicains de gauche. Vous nous mettiez donc, nous tous qui siégeons à gauche hors des bons français. Et c’est bien ce qu’ont compris et répété les hommes qui par tout le pays sont chargés de répandre votre pensée. Messieurs, ces mots ridicules de “mauvais français” me fournissent l’occasion de m’expliquer sur cette campagne électorale au sujet de laquelle m’ont interrompu M. Maurice Barès et M. le président du Conseil. Messieurs, au cours de cette campagne qui fut rude, alors qu’il s’agissait d’arracher le quartier des écoles à un des adversaires les plus tenaces et les plus acharnés de la République …

    M. l’amiral Bienaimé : Ce n’est pas exact.

    M. Paul Pugliesi-Conti : C’est un adversaire de la République combiste et dreyfusarde.

    M. Paul Painlevé : Pour nous mettre tous d’accord, il suffit de le nommer : il s’agit de Jules Auffray. Chacun appréciera son républicanisme.

    M. Maurice-Binder : M. Auffray est un parfait galant homme et un excellent français.

    M. l’amiral Bienaimé : Nous avons, nous, ici, le respect des personnes et M. Auffray est absent.

    M. Paul Painlevé : Je n’ai manqué de respect à personne. Messieurs, au cours de cette campagne, j’ai défendu les idées que j’ai toujours défendues depuis que j’ai l’âge d’homme. Je n’ai jamais séparé l’amour de la vérité et de la justice du souci de la grandeur et de la prospérité nationales. Dans toutes mes réunions publiques, au milieu parfois de maçons et de terrassiers syndicalistes qui me jetaient au visage : “Draveil-Vigneux, Draveil-Vigneux”, j’ai réprouvé le sabotage comme une véritable rupture du contrat social, j’ai réprouvé la folie de l’antipatriotisme. Et c’est pourquoi j’ai quelque fierté à répondre à M. Maurice Barrès : “Dreyfusard, oui, Dieu merci”. Quant à être ministériel, M. le président du Conseil sait parfaitement qu’avant et pendant toute ma campagne, j’ai critiqué librement et loué parfois – mais plus souvent critiqué que loué – la politique intérieure du ministère Clemenceau, ainsi que celle de son propre ministère, laquelle d’ailleurs n’était pas alors la même que maintenant. Ce sont mes adversaires qui me qualifiaient de ministériel, mais moi je ne me suis jamais abrité derrière le ministère. Toute ma campagne en fait foi. Mais c’est trop s’arrêter sur des détails personnels. Messieurs, je voudrais m’adresser à tous les membres de cette Chambre qui ont le souci du loyalisme républicain, de l’idéal laïque et de l’éducation civique de la nation.

    M. Massabuau : Nous l’avons tous !

    M. Paul Painlevé : Il est de nos collègues qui peuvent avoir un autre idéal, mais je n’estime pas, parce qu’ils pensent autrement que moi, qu’il faille les mettre hors de la nation et ès “bons Français”. Messieurs, vous n’êtes plus, comme il y a quelques jours, enfermé dans ce dilemme : ou voter pour le gouvernement ou paraître approuver la grève. Non, la grève a été blâmée, la Chambre a manifesté là-dessus son sentiment d’une façon éclatante. Le ministère qui est devant vous n’est plus le ministère qui a fait face à la grève ; en dehors du président du Conseil, aucun de ceux qui ont engagé vraiment leur responsabilité dans cette bataille n’est plus là. Et pourquoi, en approuvant aujourd’hui la déclaration qu’on vient de nous lire, pourquoi donc paraîtriez-vous donner tort aux hommes qui n’ont pas voulu accompagner aujourd’hui M. le président du Conseil, mais qui à ses côtés ont assumé hier les mêmes risques, mais sans réclame, sans bruit, avec douleur probablement, mais avec fermeté, et qui n’ont pas cru devoir, pour cela, se draper aux yeux de la France et de l’Europe comme le sauveur de la patrie et de la société. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

    Messieurs, regardez autour de vous, dans les diverses régions du pays, les hommes qui acclament maintenant M. le président du Conseil : ce sont ceux qui vous ont toujours combattus et qui vous battront demain, si vous ne coupez pas court à leurs manœuvres. Ne vous laissez pas prendre à cette popularité factice et superficielle qui vient de grandir si brusquement depuis quelques semaines. Nous avons déjà vu, nous, républicains, des popularités analogues. Nous savons comment elles se fabriquent, et nous savons aussi quelles sont les forces qui sont derrière : ce sont les forces coalisées de la réaction et de l’argent. (Applaudissements à l’extrême gauche. – Mouvements divers.) Et je demande à tous les républicains qui ont des yeux pour voir, si les leçons du passé ne leur serviront de rien et si pour éteindre un commencement d’incendie, ils attendront que cet incendie ait presque dévoré leur maison. Pour moi, mon parti est pris, quelque déclaration que puisse apporter ici M. le président du Conseil…

    M. le président du Conseil : Alors c’est un parti pris.

    M. Paul Painlevé : … il me sera impossible de voter pour lui.

    À droite. Nous l’espérons bien !

    M. le président du Conseil : Vous ne me feriez pas cet affront !

    M. Grosdidier : Il y a d’aussi bons républicains que vous et de plus anciens que vous qui iront vers lui.

    M. Paul Painlevé : On me dit à droite : “nous l’espérons bien !” Je m’en réjouis. Je ne suis pas de ceux qui cherchent à plaire aux adversaires de leur parti. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Il m’est égal que demain tous les thuriféraires intéressés de M. le président du Conseil (Exclamations et mouvements divers) proclament que ceux qui refusent de s’incliner devant lui sont de mauvais français et des apôtres de la chaussette à clous et de la machine à bosseler (c’est le style courant). Je préfère braver une impopularité qui d’ailleurs sera passagère ; mais, fût-elle durable, je préfèrerais la braver encore plutôt que de me dégrader en votant contre ma conscience. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Je me refuse quant à moi à participer à l’apothéose de l’immortalité politique. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Je me refuse à soutenir au pouvoir un homme dont la seule présence envenime toutes les difficultés sociales de l’heure, et dont les actes, les attitudes, les alliés occultes et les adulateurs m’inspirent une insurmontable défiance. (Applaudissements vifs et répétés à l’extrême gauche.)

    M. Charles Daniélou : Mais ceux-là, ils sont dans votre parti ! »

     Source : Journal Officiel, Chambre des députés, Débats parlementaires, séance du 8 novembre 1910, p. 2685-2689

     
  • Déclaration d’investiture du premier gouvernement Painlevé (18 septembre 1917)

    Déclaration d’investiture du premier gouvernement Painlevé lue par le président du Conseil, ministre de la Guerre, à la tribune de la Chambre des députés, le 18 septembre 1917. Le président du Conseil y définit notamment les buts de guerre de la France.

    « M. Paul Painlevé, président du Conseil, ministre de la Guerre : Messieurs, l’heure n’est ni aux longs discours, ni aux longs programmes. Rassembler toutes les forces matérielles et morales de la nation pour la phase suprême de la lutte, c’est le devoir auquel le gouvernement doit et veut se consacrer tout entier. La guerre, à mesure qu’elle se prolonge, exige de tous une abnégation plus complète et un plus grand esprit de sacrifice ; plus nous nous rapprochons du terme, plus la résistance morale de la nation deviendra l’élément essentiel de la victoire. C’est contre cette résistance morale que nos ennemis, n’ayant pu nous vaincre sur les champs de bataille, annoncent qu’ils vont redoubler d’efforts. Au gouvernement de redoubler de vigilance contre ces entreprises insidieuses et d’énergie contre ceux qui s’y prêteraient. (Applaudissements.) Dans les instructions ouvertes, comme dans celles qui pourraient s’ouvrir, la justice suivra son cours sans hésitation, sans faiblesse, sans qu’il soit tenu compte d’aucune considération de personnes. (Vifs applaudissements.) Quiconque se fait le complice de l’ennemi doit subir la rigueur des lois. (Nouveaux applaudissements.)

    M. Deguise : Quel que soit son grade dans l’armée ?

    M. de Baudry d’Asson : Et sa situation sociale.

    M. le président : Ce n’est pas le moment d’interrompre.

    M. le président du Conseil : Le gouvernement compte sur le patriotisme de tous, et sur la discipline nécessaire de l’opinion, pour que la justice accomplisse son œuvre dans le calme et la dignité, et qu’elle soit soustraite aux généralisations imprudentes, aux rumeurs tendancieuses, aux polémiques violentes des partis. (Applaudissements.)

    M. Deguise : Cela aurait dû se faire avant.

    M. le président : Je vous prie d’écouter en silence.

    M. le président du Conseil : Quelle qu’en soit l’issue, ces tristes affaires ne sauraient atteindre aucun parti. Mais il n’est point de manœuvres de l’ennemi, il n’est point de défaillances individuelles qui puissent détourner la France de son inébranlable résolution. Cette résolution, elle s’inspire des plus pures traditions de notre race, de ces principes généreux de liberté que la Révolution a semés à travers les peuples et qui rassemblent aujourd’hui, contre l’impérialisme allemand, l’univers civilisé.

    Si la France poursuit cette guerre, ce n’est ni pour conquérir ni pour se venger, c’est pour défendre sa liberté et son indépendance, en même temps que la liberté et l’indépendance du monde. Ses revendications sont celles du droit même ; elles sont indépendantes du sort des batailles. (Applaudissements.) La France les proclamait solennellement en 1871, alors qu’elle était vaincue ; elle les proclame aujourd’hui qu’elle a fait sentir à ses agresseurs le poids de ses armes.

    Désannexion de l’Alsace-Lorraine, réparation des préjudices et des ruines causés par l’ennemi, conclusion d’une paix qui ne soit pas une paix de contrainte et de violence, renfermant en elle-même le germe de guerres prochaines (Très bien ! très bien !), mais une paix juste où aucun peuple puissant ou faible, ne soit opprimé, une paix où des garanties efficaces protègent la société des nations contre toute agression d’une d’entre elles : tels sont les nobles buts de guerre de la France, si on peut parler de buts de guerre quand il s’agit d’une nation qui, pendant quarante-quatre ans, malgré ses blessures ouvertes, a tout fait pour éviter à l’humanité les horreurs de la guerre. (Vifs applaudissements.)

    Tant que ces buts ne seront pas atteints, la France continuera à combattre. Certes, pro1onger la guerre un jour de trop, ce serait commettre le plus grand crime de l’histoire (Très bien ! très bien !) ; mais l’interrompre un jour trop tôt (Vifs applaudissements) serait livrer la France au plus dégradant des servages (Nouveaux applaudissements), à une misère matérielle et morale dont rien ne la délivrerait plus.

    Voilà ce que sait chaque soldat, dans nos tranchées, chaque ouvrier, chaque paysan, dans son atelier ou sur son sillon. C’est là ce qui fait l’union indissoluble du pays à travers toutes les épreuves ; c’est le secret de cette discipline dans la liberté qui s’oppose victorieusement à la féroce brutalité du militarisme allemand. Cette discipline, faite de raison et de confiance mutuelle, les gouvernements antérieurs l’ont maintenue durant trois années. Le gouvernement actuel n’en conçoit pas d’autre.

    Mais ce ne sont pas seulement les volontés, ce sont toutes les forces matérielles du pays qu’il faut tendre vers ce but unique : la guerre. La défense nationale est un bloc qui ne se laisse pas fragmenter : effectifs, armements, munitions, ravitaillement, transports, autant de problèmes auxquels on ne saurait apporter de solution isolée, car ils dépendent étroitement les uns des autres. On n’en peut venir à bout que par un vaste effort de coordination et de synthèse qui, comparant les besoins et les possibilités, sache accroître les productions, imposer les restrictions indispensables, arrêter la spéculation et la hausse des prix, en mettant à la disposition de la nation elle-même toutes les ressources qu’elle renferme. (Très bien ! très bien !)

    Difficile programme que le gouvernement s’efforcera de remplir, en faisant plier les intérêts particuliers devant l’intérêt général. Mais il n’ignore pas que le concours le plus efficace, c’est la nation elle-même, dans son patriotisme conscient, qui peut le donner. Lorsqu’il s’agit du salut du pays, qui donc hésiterait à s’imposer des sacrifices même pénibles, mais si légers auprès des souffrances de nos soldats ? (Très bien ! très bien !)

    Cette coordination nécessaire des forces du pays, elle ne s’impose pas moins impérieusement entre les alliés. Combattants d’hier ou d’aujourd’hui, rassemblés par la même cause sacrée, il faut qu’ils agissent comme s’ils constituaient une seule nation, une seule armée, un seul front. Puisque la défaite de l’un serait la défaite de tous, puisque la victoire de l’un sera la victoire de tous, ils doivent mettre en commun leurs hommes, leurs armées, leur argent. (Très bien ! très bien !)

    À ce prix seulement, la supériorité de leurs ressources, trop diffuses encore, deviendra écrasante. Une telle politique permettra à la France de faire face à la fois, sans s’épuiser, à ses besoins économiques et à la garde de ses frontières. Depuis le mois d’août 1914, l’armée française a été l’invincible bouclier de la civilisation, son sang a coulé à flots ; il importe, pour l’heureuse issue de la guerre, qu’elle garde jusqu’au bout la plénitude de sa vigueur. (Applaudissements.)

    Les problèmes de la guerre, si absorbants qu’ils soient, ne doivent pas nous dissimuler ceux de l’après-guerre, qui autrement, risqueraient de nous surprendre. La période qui suivra la fin des hostilités doit être préparée longtemps à l’avance aussi minutieusement que la mobilisation elle-même. Reconstituer les régions reconquises, établir un programme de grands travaux qui multiplie nos forces industrielles et régularise le retour à la vie normale en évitant aux démobilisés les crises de chômage ; développer puissamment la production et le crédit de la France ; associer la nation à l’exploitation des industries nouvelles, prévoir la transformation, en vue du temps de paix, des usines de guerre ; asseoir notre système fiscal sur des impôts justes, hardis, bien coordonnés ; appliquer loyalement les réformes récentes introduites dans les relations entre ouvriers et patrons, pour les adapter à la réalité et les faire entrer dans les mœurs, telles sont quelques-unes des idées directrices qui doivent guider le développement de notre ardente démocratie. Lorsque, après les rudes années de souffrances, nos soldats rentreront dans leurs foyers, à ces vainqueurs qui auront fait triompher le droit entre les nations, personne ne marchandera ni la reconnaissance, ni la justice. (Applaudissements.)

    Messieurs, avant de clore cette déclaration, jetons les yeux sur l’immense ligne de bataille. Si le front russe nous a causé de pénibles désillusions, nous devons espérer que la République nouvelle puisera dans l’excès même du péril la force de refaire l’union et la discipline. Sur tous les autres champs de bataille : sur le Carso, sur le Sereth, sur la Cerna, comme en Artois, depuis des mois, de grandes choses se sont accomplies dont les résultats, plus profonds qu’apparents, se manifesteront par leurs conséquences. Dans nos plaines de l’Est, les premiers contingents américains s’entraînent fraternellement avec nos troupes d’élite.

    Quant à notre armée, sous l’impulsion d’un chef dont la maîtrise impeccable s’affirme chaque jour, elle a ajouté un nouveau lustre au nom symbolique de Verdun. (Vifs applaudissements) Jamais son moral n’a été plus élevé, jamais elle ne s’est sentie plus sûre d’elle-même.

    Pour que soit préservé de toute atteinte son merveilleux héroïsme, il faut qu’elle sente penchée sur elle la vigilance des pouvoirs publics : sans empiéter sur les attributions du haut commandement, contrôle parlementaire et contrôle gouvernemental sauront remplir leur tâche. Dans ce domaine comme dans tous les autres, le gouvernement compte sur la collaboration étroite du Parlement, dont les initiatives et l’effort continu ont rendu à la Défense nationale de si efficaces services que l’avenir mettra en pleine lumière.

    Revendiquant toute l’autorité de notre fonction, nous ne chercherons pas à dissimuler derrière une façade d’optimisme nos responsabilités : nous les livrerons toutes à votre jugement. Si vous nous croyez dignes d’une si lourde tâche, nous justifierons votre confiance par notre énergie et notre sincérité. (Vifs applaudissements.) »

     Source : Journal Officiel, Chambre des députés, Débats parlementaires, séance du 18 septembre 1917, p. 2 322-2323

  • Allocution de Paul Painlevé, président de la Chambre des députés (5 juin 1924)

    Allocution de Paul Painlevé, président de la Chambre des députés, lors de la séance de la Chambre du 5 juin 1924. Son discours prend parti en faveur de la nouvelle majorité parlementaire. Certains députés lui ont reproché son manque d’impartialité. La majorité cartelliste a voté l’affichage de ce discours.

     « M. le président : Mes chers collègues, Il n’est pas de plus grand honneur pour un représentant de la nation que de recevoir de l’Assemblée dont il fait partie le témoignage de confiance que vous venez de m’accorder. C’est l’élu d’un parti que vous avez élevé à cette haute fonction, un élu qui, au cours de ces dernières années, fut l’un des plus engagés dans la mêlée politique. Mais s’il est destiné à reprendre plus tard son rang de combattant, il n’est plus, il ne doit plus être aujourd’hui qu’un arbitre impartial de vos discussions. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Cette impartialité lui sera d’autant plus facile qu’il est assez ferme républicain pour respecter profondément toutes les convictions, fussent-elles les plus contraires à la sienne. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

    Mon premier et agréable devoir est de remercier au nom de la Chambre le bureau provisoire et particulièrement notre cher et vénéré président d’âge, le professeur Pinard (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et au centre.), pour les nobles et utiles conseils qu’il a adressés à cette Assemblée. Le long effort d’une vie de dévouement, de science et de travail n’a fait qu’accroître la générosité de son patriotisme et son amour de l’humanité. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Je crois être votre interprète à tous, messieurs, en lui exprimant notre reconnaissance de l’exemple qu’il nous donne.

    Mes chers collègues, vous n’attendez pas de moi un programme politique. C’est au gouvernement qu’il appartiendra, d’accord avec la majorité républicaine, de le définir. Permettez-moi seulement de tirer des élections dont cette Chambre est issue les leçons qu’elles me semblent comporter. Le suffrage universel est notre maître à tous (Très bien ! Très bien !) : quand il a fait entendre sa voix, chacun doit s’incliner devant son verdict. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

    M. André Marty : Vive l’amnistie ! (Exclamations au centre et à droite.)

    M. le président : Aux mauvais conseillers qui, exploitant les graves difficultés de l’heure, incitent la nation à déposer sur la route comme un fardeau inutile, les lourds soucis de la liberté, le peuple a répondu : Vive la République ! (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.) Une fois de plus, il a signifié qu’il entendait maintenir au-dessus de toute atteinte, dans leur lettre et dans leur esprit, ses institutions et ses lois.

    M. Édouard de Warren : Et la constitution ! (Très bien ! Très bien ! au centre et à droite)

    Plusieurs voix à gauche. Oui ! Oui !

    M. Lamoureux : Nous allons finir par nous mettre d’accord.

    M. le président : Ce n’est pas, comme le prétendent des censeurs chagrins, une explosion de mécontentement, une protestation négative et stérile qui se dégage de la consultation nationale ; c’est au contraire une affirmation de foi dans l’avenir de la démocratie, (Rires sur divers bancs à droite. – vifs applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre et à l’extrême gauche.) c’est un immense espoir, un espoir de paix et de justice. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre et à l’extrême gauche.)

    Un membre à droite : Il sera déçu.

    M. le président : Une propagande étrangère, inlassable et perverse, dont la tâche fut parfois facilitée de notre côté par les outrances et les intrigues de minorités imprudentes, avait accrédité la légende d’une France impérialiste et militariste. Aujourd’hui, il n’est dans le monde personne qui puisse, de bonne foi, méconnaître que, malgré ses souffrances et ses deuils, le peuple français n’a d’autre ambition qu’une paix juste ! (Interruptions au centre et à droite.)

    M. Balanant : Aujourd’hui comme hier.

    M. le président : …juste pour lui-même et pour tous les peuples. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche.) Me sera-t-il permis de rappeler qu’en 1917, au cœur de la tourmente…(Interruptions à droite. Vifs applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche.

    À droite. Au Chemin des Dames !

    M. Renaud Jean : Dites tout ce que vous voudrez mais ne rappelez pas cela !

    M. Garchery : Ne nous parlez pas d’avril 17 !

    M. Ybarnegaray : Les voilà ! les minorités imprudentes.

    M. le président : Me sera-t-il permis de rappeler qu’en 1917, au cœur de la tourmente, la Chambre entière applaudissait à cette déclaration : “Nos revendications sont indépendantes du sort de batailles, elles sont celles du droit même… La victoire leur permettra de triompher, elle ne saurait les accroître.” (Applaudissements à gauche.)

    M. Biré : Si elle devait triompher grâce à la victoire, elle dépendait bien du sort des batailles.

    M. le président : Tel est l’idéal qui, durant les pires épreuves, exaltait le courage de nos soldats-citoyens et maintenait indéfectible le faisceau de nos alliances. C’est à cet idéal que nous resterons fidèles pour construire une paix solide. La pire injure qu’on pourrait infliger à la France, c’est de la croire capable…

    M. André Marty : C’est le peuple qui fera la paix et non le Parlement !

    M. le président : … c’est de la croire capable, une fois le danger passé, de renier les principes au nom desquels toutes les nations libres sont venues à son aide. (Applaudissements à gauche et sur de nombreux bancs à l’extrême gauche. Interventions sur quelques bancs à l’extrême gauche.)

    M Baranton : à bas la démocratie bourgeoise ! Vive les soviets ! (Vives interruptions.)

    M. le président : Nous ne nous résignons pas, victorieux, à un monde où la violence serait encore maîtresse comme au temps où, vaincus, nous la maudissions. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche.) Avec toutes les associations de combattants et de mutilés, avec tous ceux qui ont fait la guerre courageusement et en gardent les traces cruelles, nous avons confiance dans l’avenir de la Société des nations. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche et au centre.) Contre la formule bismarkienne que nous avons tant de fois dénoncée, nous voulons réaliser la force au service du droit.

    Il ne s’agit pas, comme l’insinuent certaines inquiétudes, de sacrifier à des illusions ou à des utopies les légitimes revendications de la France. (Exclamations à droite. Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)

    M. Ybarnegaray : (S’adressant à la gauche.) Les utopies ! Ces mots sont pour vous.

    M. le président : Il n’est point de justice sans réparation des injustices (Applaudissements sur un très grand nombre de bancs.) et la République qui, après un demi-siècle, a restitué dans son intégrité la France mutilée que lui avait léguée le passé ne saurait être suspecte d’aveuglement ou de faiblesse. (Très bien ! Très bien !) Nous n’ignorons pas que des forces mauvaises et avides de revanche tourmentent notre vieille Europe. S’il devait se trouver, au delà de nos frontières, des partis impérialistes pour attribuer à l’effet de leurs menaces notre souci d’humanité, ce serait une déplorable erreur dont ils seraient les premières victimes, eux et leur nation qu’ils auraient trompée. (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

    M. Henri Laniel : Il ne faut pas en tout cas que, nous, nous en soyons victimes.

    M. le président : Mais nous savons aussi qu’en même temps que ces agitations malfaisantes, fermentent des aspirations plus humaines vers la paix et vers la liberté et ce serait un crime de les étouffer sous prétexte qu’elles sont débiles encore au lieu de les aider à se développer jusqu’au jour où elles auront acquis assez de vigueur pour triompher. (Vives applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) À l’heure où nos alliés et toutes les démocraties saluent joyeusement les élections d’hier… (Appesantissements sur les mêmes bancs. Interruptions à droite.)

    M. le général de Saint-Just : Les Boches aussi ! (Interruptions sur quelques bancs à l’extrême gauche.)

    (À l’extrême gauche. Mais oui les Allemands aussi !)

    M. Henry Le Mire : Surtout d’Allemagne !

    M. le président : … à l’heure où, suivant une noble parole, “ils constatent avec allégresse que la France ne désespère plus du salut du monde” … (Exclamations à droite. Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)

    M. Guérin : Elle n’en a jamais désespéré ! (Interruptions à gauche.)

    M. le président : … pourquoi faut-il qu’à l’intérieur de notre pays des campagnes persistantes sèment la défiance, décrient par avance l’œuvre du gouvernement futur… (Interruptions à droite. Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)

    M. Barillet : Nous n’oublions pas le passé. Nous n’oublions pas les années d’avant-guerre.

    M. le président : … et prophétisent les catastrophes économiques ? Comme si personne d’entre nous pouvait ignorer que c’est la confiance qui équilibre le budget… (Exclamations et rires à droite. Applaudissements à gauche et à l’extrêmegauche.)

    M. Ybarnegaray : La confiance et l’argent !

    M. le président : … et que la sauvegarde du crédit national est le premier devoir d’un gouvernement et le préliminaire indispensable de toute réforme sociale ! (Applaudissements à gauche.) C’est dans l’ordre et la stabilité que nous voulons réaliser la démocratie. (Nouveaux applaudissements à gauche.)

    M. René Coty : Très bien !

    M. Henri Laniel : Nous aussi.

    M. Henry Le Mire : et dans le respect de la constitution !

    M. le président : Mais, de même qu’“une république”, suivant le mot célèbre de Montesquieu, “ne peut vivre sans vertu”, une démocratie ne peut vivre sans générosité. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Il serait beau que la Chambre, dès le début de la législature, affirmât cette générosité par un grand geste unanime de pardon et d’oubli. (Vifs applaudissements répétés à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

    M. Le Guen : à l’égard de qui ? Des Allemands ?

    M. Barillet : envers qui la générosité ?

    M. Balanant : Pour qui l’amnistie ?

    à l’extrême gauche. Amnistie sans restriction.

    M. about : Si l’on amnistie les traites, que fera-t-on pour ceux qui ont fait leur devoir ?

    M. le président : Elle inaugurerait noblement ainsi la tâche rude et ardue qui l’attend. À cette tâche, tous les partis – chacun selon ses principes – doivent coopérer, quelles que soient leurs divergences, leurs impatiences ou leurs timidités. Le grand orateur que nous n’entendrons plus, hélas ! À cette tribune, Jaurès, (Vifs applaudissements prolongés à gauche et à l’extrême gauche. MM. les députés se lèvent sur ces bancs et applaudissent. Interruptions sur quelques bancs à l’extrême gauche.) calmant un jour quelques jeunes impatients qui faisaient fi de la République, leur disait : “Sans la République, le peuple est impuissant ; sans le peuple, la République est vide.” (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre. Interruptions à droite.)

    M. Ybarnegaray : Heureusement pour lui, il a dit autre chose.

    M. le président : Unissons, messieurs, nos efforts, pour que durant les quatre ans que nous allons vivre, le peuple ne soit pas réduit à l’impuissance et la République à la stérilité. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre. Sur ces bancs, M. les députés se lèvent et applaudissent.)

    Plusieurs membres à gauche et à l’extrême gauche. L’affichage ! »

    Source : Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 5 juin 1924, p. 2 253-2 255.

  • Déclaration ministérielle du deuxième gouvernement Painlevé (21 avril 1925)

    Déclaration ministérielle du deuxième gouvernement Painlevé lue par le président du Conseil, ministre de la Guerre, à la tribune de la Chambre des députés dans la séance du 21 avril 1925. Les interruptions et les mouvements de salle ponctuent la lecture de la déclaration ministérielle. L’appartenance de Joseph Caillaux au gouvernement est à l’origine d’un grand nombre de ces réactions. 

    M. Paul Painlevé, président du Conseil, ministre de la Guerre : Messieurs, le gouvernement qui se présente devant vous se trouve, comme le gouvernement précédent, en face de deux devoirs grandioses, pressants et lourds de responsabilités : préserver pour l’avenir la sécurité de la France, sauvegarder son équilibre financier. En ce moment, devant ces deux problèmes, tous les autres, si importants qu’ils soient, s’effacent. (Applaudissements à gauche et sur divers à l’extrême gauche. Mouvements divers à droite.) Que sept ans après une guerre victorieuse, où il a consenti de si lourds, de si héroïques, de si douloureux sacrifices… (Interruptions à droite.)

    M. About : Ne parlez pas de la guerre, alors que celui qui nous a tiré dans le dos est au banc du gouvernement.

    M. Rillart de Verneuil : Debout, les morts, devant la veulerie des vivants !

    M. Adrien Pressemane : Jamais on a vu ça !

    M. Édouard Soulier : Non ! Jamais on a vu ça !

    M. le président : Messieurs, je vous prie de garder le silence.

    M. le président du Conseil : … notre pays connaisse les inquiétudes dont il souffre actuellement, c’est pour lui une amère désillusion, mais il veut regarder la vérité en face. Quelque sévères que soient les devoirs qu’il lui faille assumer, il n’y sera point inégal et saura déployer, pour les remplir, la même énergie que sur les champs de bataille. (Vives interruptions à droite. Applaudissements à gauche.) L’espoir obstiné… (Interruptions à droite. Bruit.)

    M. le président : La parole est à M. le président du Conseil. Je prie tous nos collègues d’écouter la lecture de la déclaration du gouvernement.

    M. le président du Conseil : L’espoir obstiné d’obtenir les réparations que la justice exigeait… (Interruptions à droite.)

    M. Ybarnegaray : Ne parlez pas de justice !

    M. Michel Missoffe : La justice, c’est la haute cour.

    M. Henry Le Mire : La haute cour de justice !

    M. Bouteille : Il y en a quinze cent mille qui ne rient pas.

    M. le président : Veuillez faire silence !

    M. le président du Conseil : L’espoir obstiné d’obtenir les réparations que la justice exigeait, que l’opinion réclamait après tant de ruines et de souffrances, mais que refusait la réalité, nous a fait à plusieurs reprises rejeter le possible, que chaque retard diminuait encore. Mais, las des espérances illusoires, le suffrage universel a fait connaître sa volonté qui est souveraine. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions au centre et à droite.)

    M. Bouteille : Allez-y devant le suffrage universel !

    M. Poitou-Duplessy : Dissolution !

    M. le président du Conseil : …Paix dans la sécurité, dans le respect et le maintien des traités, stabilité économique dans un régime de justice fiscale, voilà les deux grandes aspirations qui se dégagent de la dernière consultation du pays. Ce sont elles qui ont orienté l’activité du dernier gouvernement… (Interruptions à droite et au centre.)

    M. Henry Le Mire : Il a si bien réussi !

    M. le président du Conseil : …Ce sont elles qui doivent orienter le nôtre. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    Édouard Soulier : La solidarité de parti entre les deux ministères successifs ne permettra pas à la confiance de se rétablir. (Interruptions à l’extrême gauche.)

    M. le président du Conseil : à la double et lourde tâche qui s’impose ainsi à nous, nous convions à collaborer tous les citoyens de France chez qui le sentiment national porte plus haut que les passions de partis ou les intérêts particuliers. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    À droite et au centre, Caillaux ! Caillaux !

    M. Rillart de Verneuil : Vous exagérez un peu le sentiment national.

    M. le président du Conseil : Dans les prochaines négociations internationales, le gouvernement poursuivra le développement de l’exécution du plan Dawes, en même temps que le règlement des dettes interalliées, qui pèsent si lourdement et sur notre politique et sur notre crédit. Mais, par-dessus tout, il s’efforcera de multiplier les garanties de paix et de sécurité entre les peuples qui, hier, se sont durement et courageusement heurtés sur la ligne de feu. (Très bien ! Très bien ! à gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    M. le président : N’êtes-vous pas capables d’entendre une phrase !

    M. Bouteille : Une phrase, oui ; des provocations, non !

    M. le président : Veuillez faire silence.

    M. le président du Conseil : Étroitement fidèle à tous ses alliés, juste et pacifique envers toutes les nations, la France a le désir profond de contribuer à donner au monde le repos et la stabilité dont il a tant besoin. Mais la première condition d’une paix stable c’est que la France soit elle-même en sûreté. (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur quelques bancs au centre.) Sécurité, arbitrage, désarmement…

    M. Charles Desjardins : Désarmement de l’Allemagne !

    M. le président du Conseil : …voilà les trois conditions solidaires sur lesquelles repose le protocole de Genève, première ébauche d’un grand pacte international de paix. (Très bien ! Très bien ! à gauche et à l’extrême gauche.) Nous resterons fermement attachés à ces trois conditions, en poursuivant de tout notre effort ce double but : d’une part maintenir le plein accord avec les peuples qui furent nos frères d’armes; d’autre part, conformément au vœu de toutes les associations d’anciens combattants… (Vives interruptions à droite et au centre. Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Bruit.)

    M. Rillart de Verneuil : Laissez donc les combattants où ils sont !

    M. Édouard de Warren : Vous ne présidez pas les anciens combattants.

    M. Michel Missoffe : Qui les préside ? Est-ce vous ou nous ?

    M Simon Reynaud : vous n’êtes pas les seuls à avoir combattu.

    M. le président du Conseil : … développer l’œuvre, l’autorité, les organisations de la Société des nations, lui assurer l’adhésion de tous les États et préparer la réconciliation de l’Europe sans laquelle notre civilisation risque de succomber. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) L’heureuse solution de ces problèmes extérieurs influerait largement sur l’allègement et la rénovation de notre organisation militaire, que le pays a énergiquement réclamés et que nous poursuivrons et réaliserons de toute notre activité.

    M le général de Saint-Just : Avec Hindenburg ! (Exclamations à l’extrême gauche et à gauche.)

    M. Jules Uhry : C’est votre candidat. (Applaudissements à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    M. le président du Conseil : Pour ce qui est de la politique intérieure, nul n’ignore aujourd’hui la gravité de la situation financière, léguée par les années de guerre et par celles qui les ont suivies… (Très bien ! Très bien ! à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    M. Poitou du Plessy : Par le Cartel !

    M. Rillart de Verneuil : Encore le Bloc national ?

    M. le président du Conseil : … mais il convient de ne rien dramatiser. Un grand progrès a été réalisé…

    M. Ybarnegaray : La fausse monnaie ! (Interruptions à l’extrême gauche et à gauche.)

    M. Alexandre Varenne : Continuez ! Nous avons besoin de vos interruptions, elles nous sont très agréables.

    M. Bedouce : Votre attitude nous est précieuse.

    M. le président du Conseil : Un grand progrès a été réalisé le jour où le gouvernement qui nous a précédés a courageusement affirmé sa volonté de revenir à la règle tutélaire de l’unité budgétaire. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    M. Poitou du Plessy : En crevant le plafond des avances de la Banque de France !

    En votant encore des douzièmes.

    M. About : Nous n’avons jamais eu six douzième sous l’ancienne législature.

    M. le président du Conseil : Le gouvernement qui est devant vous tient pour le premier et le plus essentiel de ses devoirs d’assurer le maintien intégral de cette règle. En plein accord avec le Parlement, il fera effort pour que ces vues prévalent dans le budget de l’exercice en cours. Il s’engage formellement à ne présenter, pour l’année 1926, qu’un projet de budget où toutes les dépenses définitives de l’État, comprimées aussi rigoureusement qu’il sera possible, seront couvertes par l’impôt, aucune d’entre elles ne devant plus désormais être imputée au Trésor. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Le fait qu’on a abusé du Trésor public de toutes façons et sous mille formes, le fait qu’on l’a alimenté par des émissions sans frein de valeurs à court et à très court terme sont les deux causes principales des embarras actuels de l’État. (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.)

    M. Vincent Auriol : La lettre de M. François-Marsal !

    M. About : Et la fausse monnaie, vous n’en parlez pas !

    M. Ybarnegaray : La fausse monnaie n’est pas à court terme.

    M. le président : Veuillez Ybarnegaray, veuillez ne pas interrompre.

    M. le président du Conseil : Nous sommes persuadés que, soutenus par les représentants du pays, prenant appui sur l’opinion publique, nous surmonterons des difficultés immédiates dont nous tenons à le répéter, il ne faut pas exagérer le péril. Quand nous y serons parvenus, quand nul ne pourra plus contester que nous touchons au plein et définitif équilibre budgétaire, nous nous appliquerons à dégager l’État des fonctions de banquier qu’on lui a fait trop largement assumer (Très bien ! Très bien ! à gauche et à l’extrême gauche) et à diminuer un passif insupportable pour un grand pays qui veut, qui doit avoir des finances libres et fortes. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche. Interruptions à droite et au centre.) Il nous faudra demander de larges sacrifices à la nation ; nous en appellerons au patriotisme de tous les citoyens. (Très bien ! Très bien ! à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche.)

    M. Ybarnegaray : Même à celui de M. Caillaux !

    Voix nombreuses à gauche. Oui ! Oui !

    M. le président : M. Ybarnegaray, je vous en prie !…

    M. Pierre Renaudel : Nous savons que les sacrifices d’argent sont ceux qui vous gênent le plus !

    M. Michel Missoffe : Vous n’avez pas lu les mémoires de Lord Bertie !

    M. le président : Messieurs, laissez M. le président du Conseil terminer sa lecture.

    M. le président du Conseil : Nous avons la conviction que, soucieux d’assurer le cours des hautes destinées de la France et de servir l’intérêt général, confondu ici avec les intérêts particuliers, ils ne nous ménageront pas leur bonne volonté. Ils comprendront les obligations qu’imposent à tous, les nécessités de l’heure et les devoirs envers les générations futures. Nous ferons d’ailleurs tout ce qui sera en notre pouvoir pour qu’il en soit ainsi et pour qu’ils acceptent les dispositions productives et mesurées d’une fiscalité juste et démocratique, dispositions que nous nous efforcerons, en collaboration avec tous les républicains, de faire voter puis d’appliquer dans une atmosphère de concorde nationale. (Applaudissements à gauche. Interruptions à droite.)

    M. Édouard Soulier : Et M. Caillaux, alors ?

    M. Barillet : La concorde à coups de revolvers.

    M. About : Pas de concorde avec Caillaux.

    M. le président du Conseil : Le maintien de l’équilibre financier, sans lequel la ruine menacerait tous les foyers, est à nos yeux essentiel, il réclame toute notre vigilance et nous impose le devoir d’écarter tout débat qui risquerait de susciter des malentendus irritants, que des polémiques passionnées pourraient chercher à rendre irréparables. C’est en ce sens qu’au sortir des discussions parlementaires sur les relations entre la République française et le Vatican, il est apparu qu’il convenait de faire état à la fois des exigences de la concorde nationale et des conditions délicates de la politique mondiale pour maintenir auprès du Vatican un représentant hautement qualifié. (Rires et applaudissements au centre et à droite.)

    M. Louis Madelin : Cela s’appelle un ambassadeur.

    M. Richard Georges : Alors, vous allez voter pour le ministère ?

    M. Charles Desjardins : C’est le voyage à Canossa par Florence ! c’est un voyage circulaire !

    M. Compère-Morel : Vous avez votre ambassadeur, vous le payerez. (Interruptions à droite.)

    M. le président : Veuillez cesser ces interruptions.

    M. Édouard Soulier : Nous attendons les applaudissements de la gauche.

    M. le président : Et nous attendons votre silence.

    M. le président du Conseil : Tous les membres du gouvernement, quelles que soient leurs convictions doctrinales, ont été d’accord pour vous demander, au nom de l’intérêt général, de ne pas rouvrir une controverse inopportune et dommageable au crédit public. (Applaudissements au centre et à droite.)

    M. Louis Madelin : C’est un peu tard !

    M. le président du Conseil : Mais, si nous sommes respectueux de toutes les croyances et bien décidés à éviter tout ce qui pourrait troubler les consciences, nous restons indéfectiblement attachés à la législation laïque de la République, que nous saurons faire respecter en l’appliquant avec autant de mesure que de fermeté. (Applaudissements au centre.) Quant à l’Alsace et à la Lorraine recouvrées, elles sont trop chères à notre cœur, le jour d’indicible joie où elles ont été rendues à leur vraie patrie est trop vivant dans notre souvenir, pour que des malentendus passionnés peut-être, mais destinés à s’apaiser entraînent une mésintelligence réelle entre elles et le gouvernement. L’assimilation législative ne saurait être poursuivie – que leurs représentants en soient assurés – qu’entourée de tous les conseils qualifiés, dans le respect des droits acquis, dans un souci d’entente générale et d’unité nationale. (Vifs applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre et à droite.)

    Un membre à droite. Et M. Herriot ?

    M. le président du Conseil : Aucun français n’ignore le pur et invincible patriotisme des fils du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle et leurs nobles traditions séculaires de liberté et de démocratie républicaines. (Très bien ! Très bien !) Nous sommes sûrs qu’ils entendront notre appel fraternel, quand nous leur demanderons d’effacer ensemble et d’un commun accord, avec le concours du temps, les traces d’un demi-siècle de douloureuse séparation. (Applaudissements.) Si les soucis financiers que nous traversons retardent pour un temps la réalisation de réformes sociales trop coûteuses, ils ne sauraient faire obstacle aux mesures démocratiques qui peuvent être adoptées dès maintenant sans accabler le budget. Ces mesures sont même indispensables à cette atmosphère de concorde dont nous parlions plus haut et à laquelle ne sauraient participer les masses laborieuses, si elles se sentaient comme oubliées par les pouvoirs publics, alors que la vie leur est si difficile. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs, au centre.) Nous hâterons devant le Sénat le vote du projet de loi des assurances sociales. (Très bien ! Très bien ! à gauche.) Nous assurerons la protection du droit syndical. (Très bien ! Très bien ! Sur les mêmes bancs.)

    M. Chastanet : Même pour les fonctionnaires.

    M. le président du Conseil : Nous poursuivrons la réintégration des cheminots… (Très bien ! Très bien ! à gauche et à l’extrême gauche.)

    M. Henry Le Mire : Voilà une économie !

    M. le président du Conseil : … l’application loyale de la loi de huit heures, (Très bien ! Très bien ! Sur les mêmes bancs.) indispensable garantie du progrès des classes ouvrières, la ratification des conventions internationales du travail de Washington et de Genève, ratification qui donnera à la France une autorité morale accrue dans le conseil des peuples. Nous ne négligerons aucun de nos devoirs, nous maintiendrons intacts les droits de ces créanciers privilégiés de la Nation qui ont payé sa victoire de leur chair et de leur sang.

    M. Vaillant Couturier : au Chemin des Dames !

    M. le président du Conseil : Et si le gouvernement a rattaché au ministère des finances les services des régions libérées, c’est pour affirmer sa volonté de comprimer au strict minimum les dépenses administratives et de consacrer à ceux qui attendent encore le règlement de leurs dommages, petits sinistrés pour le plus grand nombre, les ressources rendues disponibles par une finance sévèrement contrôlée. (Interruptions à droite.)

    M. Charles Desjardins : Si vous comptez payer les sinistres grâce aux économies réalisées dans l’administration centrale, il ne fallait pas commencer pas créer trois nouveaux sous-secrétaires d’État !

    M. Rillart de Verneuil : Il faudrait donner aux sinistrés du papier non dévalorisé et non pas du papier qu’on ne peut négocier ! Un peu d’argent, s’il vous plaît !

    M. Albert Paulin : Oui, vous aviez vidé les caisses.

    M. le président du Conseil : Messieurs, les difficultés présentes, quelque anxiété qu’elles nous causent, ne doivent point nous faire oublier les inépuisables ressources de notre pays ni nous rendre inquiets de son avenir. La France a pour elle son sol, son climat…

    M. Charles Desjardins : « Son climat ! » Venez dans les baraques des régions libérées et vous verrez si le climat est aussi agréable que vous le dîtes.

    M. le président du Conseil : … les bras et le cerveau de ses enfants, son équilibre, sa probité impeccable…

    M. Cornavin : C’est une monnaie qui n’a pas cours auprès de nos alliés. (Bruit.)

    M. le président du Conseil : …qu’aucune épreuve n’a jamais entamée, qu’aucun effort n’a jamais rebutée. Elle a pour elle les France d’Outre-Mer, chaque jour productrices, plus abondantes et plus variées de matières premières. Elle a pour elle le prestige de son héroïsme et le rayonnement de son génie, et cette admirable unité nationale enfin reconstituée dans son intégrité.

    M. Charles Desjardins : votre devoir de style obtiendrait à peine un accessit au concours général. (Rires à droite.)

    M. Rillart de Verneuil : Le gouvernement composé comme il est ne peut parler d’héroïsme et patriotisme : il n’en a pas le droit.

    M. le président : M. Rillart de Verneuil, je vous rappelle à l’ordre.

    M. Rillart de Verneuil : Oui, le gouvernement actuel parle beaucoup trop de patriotisme et de patriotisme. Je suis très étonné de ce rappel à l’ordre.

    M. le président du Conseil : La France est comme un navire magnifique et chargé de trésors, mais dont la route pour un temps serait semée d’écueils. Si vous nous croyez capables de tenir ferme la barre, faites-nous crédit…

    À droite. Oh ! Non.

    M. le président du Conseil : Si vous nous croyez capables de tenir ferme la barre, faites-nous crédit, laissez-nous le temps d’agir ; jugez-nous sur nos actes et sur leurs résultats. Si, au contraire, nous n’avons pas votre confiance, remettez immédiatement en d’autres mains le destin du pays; car l’heure est de celles qui ne comportent ni atermoiements, ni délais. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) 

    Source : Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 21 avril 1925, p. 2 213-2 215.

  • Déclaration d’investiture du troisième gouvernement Painlevé (3 novembre 1925)

    Déclaration d’investiture du troisième gouvernement Painlevé lue par le président du Conseil, ministre des Finances, à la tribune de la Chambre des députés le 3 novembre 1925. Le président du Conseil y prend l’engagement de faire des finances publiques une priorité de l’action gouvernementale et d’adopter des mesures financières radicales visant à réduire et à amortir la dette publique.

     « M. Paul Painlevé, président du Conseil, ministre des Finances : Messieurs, le gouvernement qui se présente devant vous doit être un gouvernement de réalisation immédiate. Les résolutions qu’il vous proposera sans délai, profondément inspirée de l’idéal démocratique qui anime tous ses membres, mettront au-dessus de tout l’intérêt général du pays, qui exige un vigoureux et rapide effort de redressement. C’est pour avoir l’élan, le courage, l’unité de résolution indispensables au succès de cet effort que nos avons constitué un gouvernement unanimement convaincu de la nécessité de mesures hardies, et pleinement d’accord sur les méthodes à suivre.

    Entre tous les grands problèmes qui nous assiègent, il en est un qui, à l’heure où nous sommes, est, pour la France, plus grave que tous les autres : c’est le problème financier, problème vital. Voilà pourquoi, dans le nouveau gouvernement, le président du Conseil a pris en main la direction des finances nationales. Au poste de péril est la place du chef de gouvernement. (Applaudissement à gauche.)

    Malgré les progrès déjà réalisés dans l’ajustement de nos dépenses réelles à nos recettes permanentes, nous n’avons parcouru encore qu’une partie du chemin : nous arrivons au carrefour décisif. On ne peut vivre indéfiniment dans cette instabilité économique qui sème l’inquiétude dans les foyers, décourage le labeur probe et l’esprit d’économie, menace notre crédit à l’extérieur.

    Certes, il ne faut pas exagérer la gravité de la situation. La France, avec ses admirables ressources, la France enfin rétablie dans son intégrité, peut avoir confiance dans l’avenir. Sa prospérité future dépend d’elle-même ; c’est une question de volonté. Cet effort de volonté, cet effort de courage, le gouvernement le demandera au pays dût-il y risquer sa popularité.

    Mais en matière financière il n’est point de mesures efficaces si elles ne recueillent l’adhésion réfléchie des citoyens. Le sacrifice d’argent qu’impose la défense des finances publiques, comme le sacrifice de chair et de sang qu’exige la défense du sol, doit être obligatoire pour que personne ne s’y puisse soustraire et consenti pour ne point se heurter à une résistance presque invincible parce que diffuse. C’est donc au pays tout entier que nous faisons appel, pour que toutes les énergies se tendent vers le même but. Nous ne lui dissimulerons rien. Nous exposerons sincèrement notre situation financière et le programme précis et complet des mesures qu’à notre avis elle comporte – programme d’ensemble d’une rigueur sévère, qui n’ajournera aucune solution.

    Nous entendons d’abord que des recettes certaines et permanentes couvrent la totalité des dépenses publiques permanentes, de quelque nature qu’elles soient et quelque justifiée que puisse paraître, en soi, leur inscription hors budget. Pas un centime de ces dépenses ne doit être demandé à l’inflation ou à l’emprunt, ni à d’autres ressources que l’impôt.

    Mais l’application rigoureuse de ces principes de bonne gestion financière ne suffit plus aujourd’hui. Pour éviter que des difficultés de trésorerie, notamment le remboursement des bons et titres à court terme, ne rendent illusoire l’équilibre ainsi rétabli, il faut encore pouvoir faire face à ces remboursements, donc entamer sans retard la réduction de la dette par un amortissement énergique. Les ressources nécessaires, c’est un sacrifice national, exceptionnel, immédiatement fixé, qui les doit fournir, et puisqu’il s’agit d’un amortissement du capital même de la dette, un sacrifice auquel participeront toutes les formes de la richesse. (Applaudissement à gauche.)

    Ce sacrifice sera courageusement consenti, si le pays a la certitude que sa contribution n’est point jetée dans le gouffre sans fond d’un budget en déficit, mais exclusivement employée à alléger le fardeau de sa dette. Cette certitude lui sera donnée par la création d’une caisse d’amortissement, indépendante de l’État, mais maîtresse de ses ressources puisque celles-ci lui auront été attribuées une fois pour toute par la loi.

    Par la mise en œuvre énergique de ce programme, le gouvernement entend assurer une stabilisation monétaire sans laquelle les mesures les plus courageuses seraient vaines. Si grand d’ailleurs que soit l’effort ainsi accompli, il ne saurait mettre le franc définitivement à l’abri de tout risque tant que nous aurons pas conclu, avec les grands pays amis, un accord sur le règlement des dettes nées de la guerre. Aussi, entendons-nous poursuivre résolument, et avec la volonté d’aboutir à une solution équitable, les négociations commencées à Londres et à Washington par le gouvernement précédent. L’effort que fera le pays pour se sauver lui-même sera d’ailleurs la meilleure garantie du succès de ces négociations.

    Messieurs, si notre projet, quand vous en connaîtrez les détails, apparaît comme hardi à certains d’entre vous, du moins constaterez-vous qu’il n’est dirigé, qu’il ne comporte aucune vexation contre aucune partie de la nation. Il ne veut ni brimer, ni inquiéter qui que ce soit. Il n’est point une entreprise de spoliation (Applaudissements à gauche et au centre.) mais de libération. Le redressement financier, c’est l’indépendance du pays, c’est la garantie de l’épargne pour les plus modestes. Le gouvernement convie tous les Français, sans distinction, à une œuvre de salut public. Il ne saurait avoir de sévérité que contre ceux qui se déroberaient au devoir. (Applaudissement à gauche, au centre et sur divers bancs à l’extrême gauche.)

    Dans quelques jours, ayant déposé les projets de loi, le gouvernement demandera au Parlement un effort exceptionnel pour hâter les débats au cours desquels le plan général d’amortissement et le premier budget total de la France seront définitivement adoptés.

    Parlement et gouvernement donneront ainsi au pays l’exemple du courage et de la discipline. L’année 1926 doit marquer une date décisive pour le relèvement de nos finances.

    Il est d’autres devoirs auxquels le gouvernement ne saurait se soustraire.

    Les mutilés et toutes les victimes de la guerre, créanciers privilégiés de la nation, ont droit à la juste application de toutes les lois votées en leur faveur.

    Le gouvernement ne saurait davantage interrompre l’œuvre des réparations des régions libérées, alors que de nombreux sinistrés attendent encore leur dû. En dépit des difficultés financières, il élaborera un plan de ressources correspondant au programme proposé pour 1925.

    Les invalides, les mutilés du travail ont droit, eux aussi, à la sollicitude du gouvernement. Nous demanderons au Sénat l’inscription à son ordre du jour du projet d’assurances sociales, sur lequel un accord de base vient d’être heureusement réalisé. Pendant quinze ans – d’après les calculs les moins optimistes – l’exécution de ce projet si impatiemment attendu, n’imposera à l’État aucune charge nouvelle (Applaudissements à gauche – mouvements divers.)

    Comme les deux cabinets précédents, nous poursuivrons la ratification des conventions internationales du travail, qui marquent un progrès décisif dans la législation protectrice des travailleurs.

    Nous nous efforcerons de hâter la solution pratique de la crise de l’habitation, dont les conséquences sont si graves pour l’hygiène publique et pour le développement même de notre population.

    Nous nous attacherons à réaliser méthodiquement l’école unique, qui doit assurer rationnellement l’éducation des générations nouvelles, orienter chaque enfant suivant ses facultés et dégager les véritables élites. (Applaudissements à gauche.)

    Nous entreprendrons sans retard la réforme militaire ; par cette réforme, l’organisation de notre armée répondra à la volonté de porter au plus haut degré, en cas d’agression, la puissance défensive de la France, tout en ne demandant à la nation, en temps de paix, que les sacrifices strictement indispensables. Cette organisation rendra possible, moyennant les aménagements nécessaires, la réduction à un an de la durée du service militaire. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche et au centre.)

    Conformément à la volonté exprimée par le Sénat et par la Chambre des députés, qui ont l’un et l’autre condamné la loi du 12 juillet 1919, le gouvernement appellera le Parlement à se prononcer prochainement sur la réforme électorale et soutiendra, comme les deux précédents gouvernements, le scrutin d’arrondissement. (Vifs applaudissements à gauche et au centre – Interruptions sur divers bancs à droite.)

    La menace qui, durant plusieurs mois, a pesé sur la Maroc, est aujourd’hui complètement écartée. L’envahisseur a été repoussé au-delà des lignes que nous occupons ; les communications entre Fez et l’Algérie, précaires depuis le début de l’occupation marocaine, sont maintenant à l’abri de toute surprise, et nous occupons, sur le front Nord une solide frontière, d’où les mouvements suspects peuvent facilement être surveillés et réprimés. Demain, le maréchal Pétain, qui vient de rendre au pays, sur un terrain difficile et nouveau, de nouveaux services (Vifs applaudissements au centre, à droite et sur divers bancs à gauche), quitte le Maroc. L’armée a rempli avec une constance, une vaillance admirable, la rude tâche que la situation lui imposait. (Applaudissements.) Vingt et un bataillons – dont les onze bataillons métropolitains envoyés en renfort depuis février dernier – rentrent en France, où les soldats de la classe seront libérés à l’heure légale. (Nouveaux applaudissements.) Le haut-commissaire civil, qui va poursuivre l’œuvre brillante du maréchal Lyautey … (Vifs applaudissements au centre, à droite et sur divers bancs à gauche.)

    À droite. Vive Lyautey (Interruptions à l’extrême gauche.)

    M. Paul Faure : Un des responsables de la guerre ! (Bruit.)

    M. Balanant : Silence aux embusqués !

    M. le président du Conseil : … n’épargnera aucun effort pour accroître le bien-être de tribus, pour alléger leurs impôts, pour faire régner partout une stricte justice. Nous n’avons combattu au Maroc que pour la paix. (Exclamations à l’extrême gauche communiste. – Vifs applaudissements à gauche, au centre et sur divers bancs à l’extrême gauche.)

    M. Baroux : Et pour les banques !

    M. le président du Conseil : La loyale amitié que nous avons scellée avec la noble nation espagnole ne vise que la paix. (Nouveaux applaudissements.) Comme nous le disions, au cœur même de la grande guerre : “Nos revendications sont celles de la justice, elles sont indépendantes du sort des batailles.” Aujourd’hui que l’envahisseur est vaincu, elles sont les mêmes qu’aux heures troublées. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre.) Notre unique revendication, c’est la paix, mais une paix réelle, qui ne nous ménage pas de traîtrise demain. (Nouveaux applaudissements.) C’est aux tribus riffaines et Djeballas de dire si elles veulent, elles aussi, une paix loyale, une paix de collaboration dans une autonomie conforme aux traités.

    La Syrie, messieurs … (Exclamations à droite.)

    M. Charles Baron : Il faut remettre au plus tôt ce dangereux et encombrant mandat.

    M. le président du Conseil : La Syrie a été le théâtre d’événements douloureux, mais il serait injuste de méconnaître qu’ils résultent de la même vague d’agitation qui déferle de la Chine au Maroc et à laquelle nous avons dû faire face au Nord de Fez. (Mouvements divers.) Les passions de toutes sortes, les intrigues xénophobes et les fausses nouvelles des foyers panislamiques et révolutionnaires ont provoqué en des milieux particulièrement sensibles un trouble que le gouvernement ne peut apaiser qu’en gardant lui-même tout son calme et en faisant appel au sang-froid de l’opinion.

    M. Ybarnégaray : Et en envoyant les bataillons là-bas.

    M. le président du Conseil : Sur les faits eux-même, une enquête se poursuit et le gouvernement a demandé des explications précises à la suite desquelles il renseignera minutieusement le Parlement et prendra toutes ses responsabilités, sans autre sentiment que celui d’une impartialité absolue, sans autre souci, par le choix d’un représentant civil de la France, que de hâter conformément à notre mandat l’heure où les peuples de Syrie, peuples de vieille civilisation, seront capables de se gouverner eux-mêmes.

    M. Poitou-Duplessy : Vive la République des camarades !

    M. le président du Conseil : Il est enfin une question qui semble moins urgente peut être que la question financière, mais qui pourtant la dépasse encore en importance aux yeux de ceux qui savent regarder l’avenir ; nous voulons parler de la politique internationale de la France et de la paix européenne. Si l’Europe persiste dans ses divisions et dans ses haines, elle est condamnée à périr. Une aspiration profonde vers la paix, vers la réconciliation des peuples, voilà ce qu’a signifié par-dessus tout, dans les consultations électorales la voix du peuple de France. (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.) Ce n’était point de sa part acte de faiblesse, mais acte de générosité, de clairvoyance, d’humanité.

    À cet ordre du suffrage universel, la Chambre actuelle est restée constamment fidèle : à Londres, à Genève l’an dernier, à Genève encore et à Locarno cette année, la France qui saigne encore et n’est point hors de risques, a pris la tête des nations à la recherche de la sécurité.

    L’atmosphère de notre vieux continent en est comme purifiée. Ce n’est pas que l’ère des difficultés soit close entre les peuples, mais ils aperçoivent enfin une issue. Les chemins de la paix sont ouverts. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche.)

    Vous pouvez, messieurs, vous fier à l’homme d’État qui a fait aboutir le pacte de Locarno (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs) pour en savoir tirer tous les fruits. La politique extérieure qui a obtenu de tels résultats n’a pas triomphé en France sans combats : aujourd’hui elle n’est plus celle d’un parti, elle a emporté l’assentiment de l’énorme majorité de la nation. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Nous souhaitons que dans tous les domaines, une politique hardie, humaine et juste, conduite pour le pays par un parti républicain vigoureux, entraîne avec elle tous les hommes de bonne volonté. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs au centre et à l’extrême gauche.)

    Sur divers bancs à droite et à l’extrême gauche. Aux voix ! (Interruptions à gauche.)

    Source : Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 3 novembre 1925, p. 3 527-3 528.

     

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