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Séance du jeudi 13 mars 1913

  • Recrutement

    Crédits militaires (projet dit des 500 millions)

    Recrutement (discussion générale)

    Présidence de M. Treignier, vice-président

    Recrutement

    Crédits militaires (projet dit des 500 millions)

    M. le président donne lecture des notes communiquées par le ministère de la Guerre en réponse aux questions écrites posées par la Commission.

    M. Augagneur fait observer que M. Bénazet se trouve en possession de ces notes et demande que les membres de la Commission soient placés sur le même pied que M. Bénazet.

    M. Bénazet appuie cette demande.

    M. le président dit qu’il demandera au ministère de la Guerre que copie des dites notes soit donnée à chacun des membres de la Commission. Il pose la question de savoir quelle méthode de discussion la Commission entend adopter et demande si elle veut aborder la discussion générale du projet de loi du recrutement.

    M. Jaurès fait observer qu’il avait été décidé que la Commission demanderait à connaître, avant d’aborder cette discussion, le rapport de M. Clémentel fait au nom de la Commission du Budget sur les projets de crédits militaires.

    M. le président dit que ce rapport ne sera sans doute pas [mot barré] déposé avant la fin de la semaine mais que M. Clémentel est disposé à venir devant la Commission pour un rapport verbal.

    M. Augagneur persiste à penser qu’avant d’aborder un débat sérieux sur le fond du problème du recrutement, il convient de connaître à quel renforcement de notre armement correspond l’ouverture des crédits demandés par le gouvernement. Or, ce renforcement n’est envisagé par M. Clémentel qu’au point de vue budgétaire et seul le ministre de la Guerre peut fournir à ce sujet les renseignements techniques qui permettront à la Commission de l’armée de statuer en connaissance de cause sur la question des effectifs et du recrutement.

    M. Fournier-Sarlovèze insiste pour que la Commission aborde immédiatement la discussion du projet de recrutement ; la question de crédits n’ayant avec celle de l’augmentation des effectifs aucune connexité.

    M. Jaurès ne fait aucune objection à ce qu’on aborde dès maintenant la discussion générale sur le projet de recrutement, mais il fait observer qu’il avait été précédemment entendu qu’on ne statuerait pas par un vote sur ce projet avant d’avoir été saisi du rapport de M. Clémentel sur les crédits. Le pays a le droit d’exiger avant de consentir des sacrifices pour la durée du service militaire qu’on ait porté la lumière sur l’ensemble du problème de la défense nationale. Le gouvernement a déposé d’abord le projet de crédits ; il en a ainsi marqué l’urgence. L’hon. membre demande que soit confirmée l’intention de la Commission de ne pas statuer par un vote sur le projet de loi du recrutement avant d’avoir pris connaissance du rapport de M. Clémentel.

    M. Bénazet fait observer que le projet de crédits a un rapport direct avec le projet relatif aux effectifs ; dans le premier projet, il est en effet question de doter l’armée de moyens d’action nouveaux, mais pour utiliser ce matériel complémentaire des hommes seront nécessaires, les deux problèmes sont donc liés et l’hon. membre en tire argument pour demander à la Commission d’aborder tout de suite le débat sur l’augmentation des effectifs.

    M. Méquillet rappelle que la Commission avait décidé antérieurement qu’elle aborderait immédiatement la discussion du projet du recrutement, dans le cas où elle ne serait pas saisie aujourd’hui du rapport de M. Clémentel. Quel que soit l’usage fait des crédits supplémentaires, l’armée a besoin de voir augmenter les effectifs.

    M. Augagneur fait observer que la thèse soutenue par M. Bénazet lui donne raison. Si le nombre d’hommes est en relation avec l’augmentation de l’armement, raison de plus pour connaître cette augmentation en détail.

    M. Vandame demande que la discussion générale soit abordée conformément à l’ordre du jour fixé ; les votes que la Commission aurait à émettre avant le dépôt du rapport de M. Clémentel pourraient ne pas être considérés comme définitifs.

    M. Jaurès consent à aborder la discussion générale du projet de loi du recrutement, mais il indique que cette discussion même démontrera combien il est impossible de statuer au fond par un vote sur ce projet avant d’avoir pris connaissance du rapport de M. Clémentel dans le projet de crédits.

    Recrutement (discussion générale)

    La discussion générale

    sur le projet de loi de recrutement est ouverte.

    M. Jaurès Le problème que nous avons à examiner n’est pas seulement un problème technique, mais un problème moral et social. Il y a aujourd’hui, dans la démocratie, des conditions morales d’une puissante organisation militaire. Je formulerai aussi, en rapport avec ce problème militaire et au nom de nos amis socialistes des propositions préalables d’ordre diplomatique, mais je veux aborder aujourd’hui le débat militaire proprement dit. Pour quelles raisons demande-t-on au pays de revenir au service de trois ans ? Il y a parmi ceux qui font cette proposition deux groupements [mot barré] et deux tendances. Les uns se préoccupent de l’organisation générale des forces militaires ; ils croient avec M. de Mun, dans l’Écho de Paris qu’il n’y a plus ni éducation militaire, ni cohésion possible si l’on ne revient pas au service de trois ans, et pour eux, quand bien même le problème de la couverture serait résolu par d’autres voies, le rétablissement du service de trois ans ne s’imposerait pas moins, au contraire, il est un assez grand nombre de nos collègues qui estime que c’est seulement à raison du problème de la couverture que peut se justifier le retour au service de trois ans.

    Si j’ai bien compris M. Joseph Reinach dans cet article, c’est là sa préoccupation dominante …

    M. Joseph Reinach Dominante, mais non exclusive.

    M. Jaurès Au dehors, dans le pays, c’est en tout cas autour du problème de la couverture que s’est produite l’agitation, la campagne de presse. Ce qu’on a dit au pays, c’est qu’il était exposé par le renforcement des troupes allemandes de premier choc à une brusque invasion. Le Temps a écrit que le rideau de notre couverture allait être troué en plusieurs endroits ; il a montré 500 000 allemands prêts à se ruer sur nous et il s’est demandé si nous allions laisser la France exposée à cette surprise qui troublerait notre mobilisation et rendrait impossible notre concentration. C’est ainsi que le problème a été posé devant l’opinion affolée. Eh bien, moi, je demande que nous ne troublions pas à ce point le sang-froid et la raison du pays ; je dis que c’est une chose détestable que d’affirmer à la nation qu’elle est exposée à un désastre si sur tel ou tel point et pour un jour une partie de son territoire est envahi. Quoi que vous fassiez, quel que soit le système adopté, quelle que soit la quantité de troupes de couverture accumulées à la frontière la France, pas plus que l’Allemagne, ne peut être assurée qu’aucune pointe offensive ne percera la frontière et jusqu’ici l’effort de nos homme d’État avait été, non pas de décourager par avance le pays par cette hypothèse d’invasion brusque et partielle mais de l’encourager au contraire à garder tout son calme en face de cette éventualité. C’est le général Langlois qui affirmait naguère : mieux vaudrait ne pas défendre Nancy plutôt que de compromettre le plan méthodique de la défense nationale : le général Maitrot a écrit dans le même sens et les généraux allemands ont montré à leur tour que le commandement serait gêné dans son plan d’action s’il voulait défendre en même temps chaque portion du territoire. Le grand Frédéric avait coutume de dire « qui veut trop couvrir, ne couvre rien ».

    Les plus grands chefs de guerre ont d’ailleurs pratiqué cette doctrine. En 1870, de Moltke laisse l’armée de caserne de Napoléon III pénétrer brusquement en arrière de sa ligne de concentration sans se préoccuper de l’attaque française qu’il suppose dirigée contre l’Allemagne du Sud.

    Je suis comme vous disposé à étudier les moyens de réduire au minimum le risque momentané d’une attaque brusquée sur notre frontière ; mais je proteste contre le développement d’une campagne qui tend à enlever à la défense nationale sa liberté d’action.

    Ceci dit, comment parer au danger ? Il faut ici envisager les troupes de couverture et celles de premier choc. En ce qui concerne les troupes de couverture, les nôtres font à peu de chose près équilibre aux troupes allemandes analogues.

    M. Bénazet C’est une erreur.

    M. Jaurès Voilà qui démontre une fois de plus la nécessité de procéder à une étude des plus minutieuses. Quoi qu’il en soit, M. le ministre de la Guerre a affirmé ici même cet équilibre, après M. Millerand qui avait fait la même déclaration devant la Chambre. Vous êtes donc couverts sur le front lorrain ; il dépendrait de vous d’étendre vos forteresses vers le nord comme il dépendrait de vous de mobiliser et de concentrer plus vite en cas d’attaque. Je proteste ici contre les renseignements donnés par le ministère, on a dit qu’on utiliserait toutes les forces disponibles du pays sur place. Je demande qu’on me dise jusqu’à quelle profondeur, jusqu’à quelle classe. Je vous démontrerai qu’il n’y a qu’un petit nombre de classes ainsi mobilisées sur place et si vous les armiez toutes au premier signal vous donneriez contre l’invasion la plus formidable barrière qui se puisse concevoir. C’est la conception du général Maitrot lui-même qui, en même temps qu’il propose de développer notre système de forteresses pense que cette création de la « marche lorraine » donnerait toute sécurité à la frontière.

    C’est dans cette direction que les hommes les plus qualifiés en la matière invitent la France à chercher la solution du problème de la couverture ? Ici, aucune surprise à craindre. Notez que je ne vous propose pas de quitter le terrain de la loi des deux ans, que je ne vous dit pas : faites un pas vers la milice. Je vous dis : prenez votre loi de deux ans complétée par la récente loi des cadres et décidez que dans une région déterminée jusqu’à une profondeur déterminée, tous les hommes valides qui auront déjà fait deux ans, de 22 à 34 ans, auront sinon chez eux du moins dans des dépôts proches armes et équipements afin de pouvoir se dresser debout armés en quelques heures dans un pays connu d’eux, sous le commandement de leurs chefs propres.

    Ce serait là la plus forte couverture qu’il fût possible de concevoir et derrière elle votre mobilisation s’effectuerait [mot barré] sans trouble.

    Mais on dit qu’il n’y a pas que le problème de la couverture à envisager : il y a aussi celui du 1er choc et M. le ministre de la Guerre nous a déclaré qu’après les prochains renforcements l’Allemagne aurait 25 corps d’armée sur le pied de guerre, soit 800 000 hommes immédiatement mobilisables. M. Étienne nous a dit encore que cette armée de 800 000 hommes se jetterait sur nous toute entière, sans attendre ses réserves, sans se préoccuper de la Russie. Je ne veux pas insister parce que je suis prêt à reconnaître qu’il faut que la France soit organisée militairement, comme si elle devait se défendre seule, cependant si je suis prêt à reconnaître cela, au point de vue militaire, je trouve, au point de vue diplomatique, singulier que nous ayons ainsi toutes les charges de l’alliance russe sans en avoir les avantages actifs. L’Allemagne préoccupée des progrès du Panslavisme arme contre lui et nous à la fois, et c’est nous seuls qui devrions supporter le poids des efforts à faire pour lui répondre. Ne pourrions-nous pas demander à la Russie de nous apporter sa part de force et de nous l’apporter à temps ? On nous affirme que les premiers combats seront décisifs et cependant la Russie – ce qui est peut-être un bien au point de vue russe – mobilisera avec une lenteur savante. Ainsi 700 000 allemands viendront se jeter sur la France dès le premier jour, a déclaré M. le ministre, l’Allemagne ne laissant à l’Est qu’un faible rideau de 100 000 hommes et lorsqu’elle nous aura écrasés, ses armées victorieuses, auront le temps – 12 à 15 jours – de se retourner vers la Russie [mot barré] dont la mobilisation s’achèvera à peine pour la combattre à son tour. C’est là une conception grandiose qui rappelle celle de de Moltke envisageant la possibilité d’une guerre de la Prusse contre la France et l’Autriche, mais si cette conceptions était réalisable en 1866 [mots barrés] alors que de Moltke n’avait devant lui sur le Rhin qu’une armée dont il connaissait la faiblesse, elle est impossible à réaliser aujourd’hui en face d’une armée française de 2 millions d’hommes. Le général Bernardi a démontré la futilité et l’impossibilité d’une telle hypothèse, il n’en reste qu’une chose, c’est que nous n’avons pas trop à compter sur l’appui russe. C’est encore de Moltke qui le dit : « Le secours russe  est très lent à venir et quand il arrive, il est toujours trop fort. »

    Enfin quelque incroyable que soit l’hypothèse, je l’accepte. Que faire de notre armée de trois ans contre ces 800 000 hommes ? Moi, je n’y crois pas, à cette agression subite de 800 000 hommes et je trouve dès l’abord extraordinaire qu’on affirme ainsi que l’Allemagne n’attendra pas ses forces de réserve. Il y a en Allemagne des tendances diverses, mais tout le monde y est d’accord pour parler d’encadrer les [mot barré] classes de réserve les plus jeunes des forces actives. Il serait inconcevable que l’Allemagne voulût se risquer contre la France avec 700 000 ou 600 000 soldats seulement. J’en serais à le désirer ; ce serait trop beau que l’Allemagne jouât ainsi sa partie avec ses 600 000 jeunes gens contre nos 2 millions d’hommes mobilisés.

    Mais quand bien même, quel temps faudrait-il à ces 600 000 [mot barré] allemands pour nous aborder ? Ici, je tiens à protester : on a lu dans le Temps qu’en face de 500 000 allemands ne se trouveraient à la première heure que 175 000 français. On opposait ainsi notre couverture, non pas, comme l’a fait le ministre, à la couverture allemande, mais aux troupes allemandes qui se concentreraient sur notre frontière pendant les douze ou quinze jours. Le Temps a dû, depuis, reconnaître son erreur. le général Maitrot dit qu’il faudra aux troupes allemandes pour aborder la frontière française seize jours. La France ne pourra pas amener à se frontière, derrière sa couverture, une force armée qui non seulement égalera mais surpassera les forces allemandes. Dans ces termes et même telle qu’elle est actuellement appliquée la loi des deux ans suffit à résoudre le problème et en vérité qu’apporte donc le projet du gouvernement ?

    Comme effectif d’ensemble mobilisable, [mot barré] il ne donne pas un homme de plus. la première classe de réserve actuelle sera sous les drapeaux, voilà tout. Au point de vue de la couverture, le ministre propose de renforcer cinq corps d’armée au lieu de trois.

    Or, pour faire passer deux corps d’armée de plus à l’effectif renforcé, il suffit de 30 000 à 40 000 hommes. Convenez que ramené à ces termes précis, le problème va apparaître déconcertant pour le pays. Vous lui dites qu’il faut bouleverser toute notre organisation militaire, toute la vie économique de la nation pour trouver 30 0000 hommes. On dit qu’on veut accentuer le renforcement des corps de couverture et qu’on veut les porter non seulement à effectif renforcé, comme sont actuellement les 6e, 7e et 20e corps, mais à effectif de guerre. Je pose alors ce dilemme : ou bien vous renforcez vos deux nouveaux corps dans a mesure où le sont les trois corps renforcés aujourd’hui et 30 000 homme suffisent, ou bien vous mettez vos cinq corps à effectif de guerre et il ne nous restera plus de disponibilité d’encadrement actif pour vos réserves dans cinq corps d’armée sur vingt, c'est-à-dire le quart du pays, et ainsi 400 000 réservistes deviendront inutilisables.

    En terminant, je demande qu’on pose au ministre cette question précise : quelle est la part des 160 000 hommes prévus en augmentation d’effectif qui sera affectée aux cinq corps de couverture et quelle est la part qui sera affectée au autres corps ?

    Plutôt que de lui poser la question écrite, mieux voudrait d’ailleurs entendre à nouveau le ministre de la Guerre.

    Le président,

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