Abolition de la peine de mort

Le débat de 1791 à l'Assemblée nationale constituante

Séance du 30 mai 1791

Présidence de M. Bureaux de Pusy

La discussion est ouverte sur le projet de Code pénal [1].

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, rapporteur. Messieurs, bien que le projet de Code pénal que vos comités m'ont chargé de vous présenter contient un grand nombre d'articles et soit fort étendu, il se réduit cependant à quelques prin­cipes généraux assez simples. La question la plus importante de ce!te matière et sur laquelle je crois que l'Assemblée doit d'abord fixer son at­tention est celle-ci : La peine de mort sera-t-elle ou non conservée ?

Le préambule de toute la discussion est de fixer le principe sur cette grande et importante question ; c'est donc, Messieurs, la proposition que j'engage l'Assemblée de soumettre tout d'abord à la délibération.

Vos comités ne pourraient à cet égard que vous répéter ce qu'ils ont dit dans leur rapport ; nous n'avons donc rien à, ajouter pour le moment. Nous nous contentons de vous prier d'ouvrir la discussion sur celte question unique : La peine de mort sera-t-elle conservée ou non ?

M. Chabroud. Le projet qui vous est soumis demande le plus mûr examen, et nous avons eu trop peu de temps pour l'approfondir. En par­courant ce projet, j'ai aperçu des détails infiniment heureux, des détails très philosophiques, très propres à satisfaire une nation libre et une assemblée telle que la nôtre. Mais, Messieurs, je ne crois pas que ce soit à des détails qu'on doive arrêter l'examen d'une Assemblée législative. Je crois qu'il faut aller plus loin. L'ouvrage qu'on vous propose d'entreprendre est de la plus grande importance ; cet ouvrage veut être longtemps médité, il veut être pesé et il ne peut être rendu complet qu'avec la plus grande maturité.

Lorsque, Messieurs, vous étiez dans l'énergie de votre jeunesse comme Assemblée, je crois qu'un ouvrage de ce genre aurait pu vous être proposé. Vous aviez encore toute la vigueur, tout le ressort nécessaire pour vous en occuper ; mais aujourd'hui, Messieurs, vous m'excuserez si je prends la liberté d'observer à l'Assemblée qu'elle n'est plus dans ce temps heureux où elle jouissait de toute sa force, de tout son courage ; il est plusieurs exemples qui ont prouvé à l'Europe, à la France, à l'Assemblée elle-même, qu'elle touche à l'âge où la force s'épuise, où le cou­rage disparaît... (Murmures au centre.)

A l'extrême gauche : Il a raison.

M. Chabroud. D'après ces observations, d'après la considération que j'invite l'Assemblée à faire de sa lassitude, je vais proposer à l'As­semblée d'ajourner le projet de Code pénal qui lui est présenté. J'ajoute à ces considérations quelques autres observations. Pour tracer un système criminel, je crois qu'il faudrait d'abord partir des principes généraux, pour en déduire successivement les conséquences. Eh bien, Mes­sieurs, en parcourant le rapport de votre comité, il m'a semblé qu'il ne vous avait pas mis à même de saisir les principes qui l'ont guidé. Je n'ai vu aucune espèce de principe posé dans ce rapport. Il me semble que les principes de la jurispru­dence criminelle sont ceci : nous avons intérêt de maintenir l'état social : après cela, chaque in­dividu a intérêt, sous cet état social, que sa vie, sa liberté, son honneur soient conservés. Voilà, je crois, les éléments dont il faut partir pour tracer des lois criminelles. Je crois qu'il y a délit où la prospérité, l'honneur, la liberté des indi­vidus ont été blessés. Eh bien ! Messieurs, au premier pas, je vois les comités omettre totalement ce point : l'honneur des citoyens n'est pas mis à couvert par la loi criminelle qu'on vous propose. Il n'y a aucune espèce de loi répressive sur la calomnie. La calomnie, Messieurs, est un des délits les plus dangereux qui puissent exister. Assurément, je crains bien moins le voleur qui s'introduit dans ma maison, qui me vole mon argent et mes effets, que je ne crains l'être abo­minable qui m'enlève mon honneur, qui me suppose, qui me peint à mes concitoyens sous des couleurs atroces, sous des couleurs dangereuses. Sous ce premier rapport, je vois donc que le comité lui-même, malgré toute l'attention qu'il a donnée à son travail, malgré le zèle qu'il y a apporté, a donné un témoignage de la lassi­tude dans laquelle était en ce moment l'Assem­blée. (Bruit.)

La loi criminelle doit être considérée comme ayant deux objets : premièrement, la détermina­tion des actions qui sont imputée s à quelqu'un ; secondement, la fixation des peines qui doivent réprimer ses délits ; et j'observe, sous le premier point de vue, que le comité n'a pas eu même assez de temps à lui pour saisir tous les rapports qu'il a omis ; car les actions qui blessent l'honneur des citoyens doivent être comptées parmi les délits les plus gaves. Je m'arrête à cette observation unique. Je ne vais pas bien loin, car j'ai d'abord observé à l'Assemblée qu'il m'a été impossible, et il me semble, à moi, qu'il est impossible à tout bon esprit de déterminer sur une lecture, sur un examen de trois jours, toutes les idées sur un pareil travail.

Je m'arrête donc sur cet objet : après cela, en jetant un coup d'oeil sur le système général du comité, voici l'observation que je fais : il me semble, et il a semblé même au comité, qu'il doit exister une sorte de rapport entre les délits et les peines. Je dis qu'il a semblé même au co­mité, car, au début du rapport, j'aperçois que le comité, en parlant des lois anciennes, leur fait leur procès sur ce qu'il n'existait aucun rapport entre les délits et les peines. Or, Messieurs, voici comment le comité détermine ces rapports entre les délits et les peines.

Il me semble, à moi, que, pour établir ces rapports, il faudrait faire porter les peines sur les mêmes objets que portent les délits. Hé bien, le comité prend un tout autre plan, de manière que si j'ai trahi mon pays, on m'enferme ; si j'ai tué mon père, on m'enferme ; tous les délits imagi­nables sont punis de la manière la plus uniforme. Or, je demande quelle espèce de rapport le comité met entre cette manière uniforme de punir l'éton­nante diversité dis délits qui peuvent être com­mis par les hommes en société. Il me semble, à moi, voir un médecin qui, pour tous les maux, a le même remède. J'ajouterai seulement que tous les législateurs, à ce que je crois, ont tiré un très grand parti des peines pécuniaires, et qu'il est une infinité de délits auxquels elles conviennent parfaitement. Il est une infinité de délits que les hommes commettent par esprit de cupidité et d'avarice; punir cette espèce de délit par des peines pécuniaires, voilà ce que j'appelle établir des rap­ports entre les délits et les peines.

Je propose donc à l'Assemblée d'ajourner et de renvoyer à la législature prochaine la discussion du projet du Code pénal sauf quelques réformes particulières que vous pouvez faire, dès à présent, sur nos lois criminelles actuelles.

M. Duport. La proposition de M. Chabroud est inadmissible et je suis d'avis qu'il nous faut discuter en entier le Code pénal.

L'institution des jurés est matériellement impossible sans la réformation du Code pénal ; elle exige que telle peine corresponde à tel délit ; elle devient inutile, si on ne décrète pas la loi qui doit régler invariablement la décision des juges.

M. Chabroud vous propose de remédier à quelques points essentiels. Ce n'est pas là, comme on voudrait vous le persuader, une économie de temps ; et la réforme particulière à laquelle le préopinant voudrait que vous vous bornassiez entraînerait une discussion tout aussi longue et bien plus imparfaite que la réforme constitu­tionnelle que vous proposent vos comités.

Vous avez fondé une Constitution nouvelle dont la liberté fait la base, et le code monstrueux que nous vous proposons de détruire est incom­patible avec elle. D'ailleurs, le projet de vos comi­tés contient plusieurs articles constitutionnels sur lesquels vous ne pouvez vous dispenser de prononcer et qu'il est impossible de renvoyer à la législature. Il est plusieurs anciennes lois criminelles qu'il est impossible de laisser subsister, les unes par leur opposition aux principes, les autres par leur barbarie. Vous avez dernièrement eu les oreilles frappées par le bruit de ce sup­plice affreux dont la seule idée fait frémir; pouvez-vous laisser subsister plus longtemps une pareille atrocité, la roue ?

M. Chabroud vous dit : Il faut simplement adoucir les peines atroces qui existent ; il faut établir une proposition exacte entre les peines et les délits. - J'y ajouterai ce dont, à son défaut, l'Assemblée conviendra : Il faut aussi changer un grand nombre de peines, et ainsi reprendre en détail toutes les peines, tous les changements qu'il demande et tous ceux qui sont nécessaires.

Pour faire un bon Code pénal, il faut concevoir un système de pénalité qui puisse se graduer de manière qu'on puisse en considérer l'ensemble ; or, toutes les substitutions de peines pour les divers genres de crimes auxquelles nous serions fatalement entraînés si nous ne décrétions pas l'en­semble du projet du comité, rendraient le tra­vail infiniment plus long que la décrétation du Code soumis à la discussion de l'Assemblée.

Je demande donc la question préalable sur l'ajournement.

Un membre observe qu'il serait possible de remédier à la rigueur excessive de quelques peines portées par nos anciennes lois et propose que les comités de Constitution et de judicature soient tenus de présenter dans la quinzaine les modifications les plus indispensables.

M. de Folleville. Vous avez été frappés de la justesse des observations de M. Chabroud, je pense cependant que, pour l'établissement du haut juré, il faut déterminer la nature des peines qui seront infligées aux crimes de lèse-nation, aux délits contre la Constitution. Remarquez que ceux qui vraisemblablement attenteront à cette Constitution sont une espèce d'hommes accoutumés aux douceurs de la vie, ce qui pourra changer la nature de vos idées sur les peines qu'ils devront encourir.

Je demande en conséquence la division de l'ajournement.

M. Lavie. La question préalable sur la divi­sion. Nous demandons un Code pour des hommes, libres, et nous le demandons sur-le-champ.

M. Bouteville-Dumetz. J'appuie la question préalable.

M. l'abbé Maury. Je demande à parler sur la division (Murmures.).., Notre Code pénal est infiniment barbare ; il faut sans doute le corriger ; mais il faut le corriger plus sagement qu'on ne nous le propose. Je demande donc... (Murmures et interruptions.)

(L'Assemblée, consultée, décrète qu'il n'y a lieu à délibérer ni sur la division ni sur l'ajournement.)

En conséquence, la discussion est ouverte sur l'ensemble du projet de Code pénal et particulièrement sur la question de savoir si la peine de mort sera ou non conservée.

M. Prugnon. Messieurs [2], la peine de mort : sera-t-elle conservée ou abolie ? Si on la conserve, à quels crimes sera-t-elle réservée ? Je passe avec respect devant un autre problème qui précède ces deux-là. Il est de savoir si l'homme a pu transférer à la société le droit (qu'il n'a pas lui-même) de disposer de sa propre vie.

Dans le nombre des hommes qui gouvernent l'opinion, Montesquieu, Rousseau, Mably et Filangieri, maintiennent qu'il l'a pu. Beccaria le nie ; et chacun sait quel est, depuis 25 ans, l'ascendant de son esprit sur les autres esprits. Cette question a des profondeurs que l'oeil peut à peine mesurer. Je m'arrête donc sur les bords, et je suppose que la société ne puisse priver de la vie un de ses membres sous peine d'être injuste ; cette supposition adoptée, voici mon raisonnement : garantissez-moi que la société pourra dormir sans cette injustice-là. C'est un point si considérable, et tout y tient tellement, qu'il faut d'abord s'y attacher.

Une des premières attentions du législateur doit être de prévenir les crimes, et il est garant envers la société de tous ceux qu'il n'a pas empêchés lorsqu'il le pouvait. Il doit donc avoir deux buts : l'un d'exprimer toute l'horreur qu'inspirent de grands crimes, l'autre d'effrayer par de grands exemples. Oui, c'est l'exemple, et non l'homme puni, qu'il faut voir dans le supplice.

L'âme est agréablement émue, elle est, si je puis le dire, rafraîchie à la vue d'une association d'hommes qui ne connaît ni supplices ni échafauds. Je conçois que c'est bien la plus délicieuse de toutes les méditations ; mais où se cache la société de laquelle on bannirait impunément les bourreaux ? Le crime habite la terre, et la grande erreur des écrivains modernes est de prêter leurs aïeuls et leur logique aux assassins ; ils n'ont pas vu que ces hommes étaient une exception aux lois de la nature, que tout leur être moral était éteint ; tel est le sophisme générateur des livres. Oui, l'appareil du supplice, même vu dans le lointain, effraye les criminels et les arrête ; l'échafaud est plus près d'eux que l'éternité. Ils sont hors des proportions ordinaires; sans cela assassineraient-ils ? Il faut donc s'armer contre le premier jugement du coeur, et se délier des préjugés de la vertu.

1° Il est une classe du peuple chez qui l'horreur pour le crime se mesure en grande partie sur l'effroi qu'inspire le supplice; son imagination a besoin d être ébranlée, il faut quelque chose qui retentisse autour de son âme, qui la remue profondément, pour que l'idée du supplice soit inséparable de celle d'un crime ; singulièrement dans ces grandes cités, où la misère soumet tant d'individus à une destinée malheureuse. Cette quantité n'est point à négliger dans le calcul du législateur. Avant de briser un ressort tel que celui de la terreur des peines, il faut bien savoir que mettre à sa place, et se souvenir du précepte, hâtez-vous lentement, dès là surtout que la mesure du danger est inconnue.

2° Vous avez effacé l'infamie qui faisait partie de la peine ; le criminel, s'il est père, ne léguera plus l'opprobre à ses enfants; or, si vous supprimiez à la loi et la mort et la honte, quel frein vous resterait-il ?

Personne ne combine comme un scélérat froid ; il se disait alors : J'ai deux chances, la première est la fuite (et l'homme conserve toujours l'espé­rance d'échapper) ; la seconde est la soustraction à la mort, si j'ai la maladresse de me laisser prendre. Telle serait sa petite géométrie ; et à quel degré ne menacerait-elle pas la société entière ! Celui qui veut commettre un crime, répondra t-on peut-être, commence par se persuader qu'il échappera au supplice ; et il part de cette espèce de certitude qu'il se compose.

Si l'objection est exacte, la conséquence immédiate est qu'il faut abolir, non la seule peine de mort, mais toutes les autres, puisque le scélérat calcule comme si ces deux choses n'existaient pas ; si c'est ce que l'on veut dire, toute discus­sion doit finir là. Mais c'est à peu près discuter l'évidence, que d'ériger en problème si la perspective de la mort, si le spectacle de ceux qui la subissent, laissent le scélérat tranquille. Il lui faut un ébranlement et des impressions physiques ; son âme est fermée à toute autre émotion.

Le méchant ne craint pas Dieu, mais il en a peur ; tel est le sentiment qu'éprouve le scélérat à la vue de l'échafaud. Gardez-vous donc de dé­sespérer de l'énergie de ce ressort, très malheureusement nécessaire. Que prétend-on, au reste, lui substituer ? Un supplice lent, un supplice de tous les jours ? L'idée n'est pas neuve. Mais quelques années sont à peine écoulées, que le sentiment d'horreur qu'inspire le crime s'affaiblit, on ne voit plus que la peine et son éternelle action ; le criminel finit par intéresser, et alors on est bien près d'accuser la loi. Tout cela ne varie que par des plus ou des moins plus difficiles à expri­mer qu'à saisir : or, est-ce une bonne législation que celle qui fait infailliblement passer la pitié de l'assassiné à l'assassin ?

La société doit garantir, protéger et défendre ; le pourra-t-elle réellement avec cela ? Observez que la nécessité a presque dicté les mêmes lois par toute la terre et c'est une terrible autorité que celle du genre humain. A côté d'elle se place un raisonnement qui n'en est pas indigne. Qui vous répondra qu'aucun de ces criminels, que vous condamnerez à un perpétuel esclavage, ne brisera ses fers et ne viendra effrayer la société par des crimes nouveaux ? Que deux seulement échappent dans une année, et voilà 100 autres scélérats qui se livreront au crime, dans l'espoir d'échapper comme eux.

Quelle inégalité ne jetez-vous pas entre le pauvre et le riche ! De tous les êtres un geôlier n'est pas le plus incorruptible ; il y a des choses que le riche trouve toujours à acheter, ou par lui ou par sa famille, lorsqu'il a une grande mesure d'intérêt à le faire. Ainsi vous assurez l'impunité à celui qui aura de l'or et des patrons ; toujours il échappera à vos lois, et le pauvre seul sera puni. Je me trompe encore dans un sens ; l'adresse du scélérat robuste finira, dans plus d'une occasion, par lui tenir lieu d'or. Quelle est la prison dont, à la longue, des êtres de cette trempe ne s'échappent pas ?

Je suppose (et l'hypothèse est dure) qu'ils subissent leurs 12 ou leurs 24 années ; combien ne se corrompront pas, entre eux, des hommes qui seront en communauté de vices pendant 24 ans ? que seront-ils en sortant de là ? Si à la longue l'haleine de l'homme est mortelle à l'homme, plus encore au moral qu'au physique, qu'aurez-vous à espérer d'eux ? Mettez pendant 24ans, pendant 10, et même beaucoup moins, un homme honnête en société avec des assassins, s'il ne se corrompt pas, l'expérience des siècles aura tort.

Sans être exagérateur ni fataliste, on peut dire qu'il est des hommes dont la probité n'est qu'une impuissance ; il en est qui ne s'échappent de Brest ou de Toulon que pour se faire conduire à la mort, c'est ce qui explique l'endurcissement des vieux criminalistes. Si vous forcez vos juges à respecter la vie de ces êtres qui regardent les supplices comme leur mort naturelle, que deviendra la sûreté publique ? Il faudra donc rendre à chaque citoyen l'exercice de sa force indivi­duelle.

Observez qu'aujourd'hui la justice criminelle est généreuse, qu'elle est même magnanime ; la procédure n'est plus un duel entre elle et l'ac­cusé, elle associe le public à ses décrets, et l'on a épuisé tout pour que la tète d'un innocent ne puisse plus tomber. Si à l'établissement des jurés vous joignez l'abolition de la peine de mort ; si vous ôtez à m'homme, c'est-à-dire à un être qui abuse de tout, le plus grand des freins, craignez que dans 20 ans la France ne soit plus qu'une forêt.

La Toscane, me dira-t-on, en est-elle une ? et cependant la peine de mort y est abolie.

Quelle distance entre les rapports ! La Toscane est un petit Etat, et le prince un père de famille qui surveille et embrasse d'un coup d'oeil tout son duché.

Ecoutons M. Dupaty, dans ses lettres sur l'Italie...

« Le grand-duc voit passer, pour ainsi dire, une pensée mécontente au fond de l'âme, et l'arrête tout court par un seul mot. On lui reproche d'avoir des espions ; il répond : je n'ai pas de troupes. »

Un tel gouvernement prévient les crimes, et n'a plus à les punir. G'est une machine qui peut aller en petit, parce que tout est sous la main du mécanicien, et que les frottements sont presque nuls ; mais essayez de les exécuter en grand ; voyez si l'empereur a confirmé, s'il a adopté les lois du grand-duc.

L'impératrice de Russie, Elisabeth, fit serment, en montant sur le trône, de ne punir de mort aucun criminel, et ce serment fut accompli. On s'empressera d'assurer que depuis elle il y a eu moins de crimes en Russie que dans le temps où les supplices y étaient prodigués.

Si la conséquence est exacte, je demande pour­quoi Catherine l'a rétablie, pour des cas rares je l'avoue, mais elle l'a rétablie. Si elle avait pu ne pas le faire, aurait-elle perdu cette occasion de plus de faite parler les bouches de la Renommée, elle dont le coeur est le théâtre de toutes les ambitions, elle qui voudrait monter au temple de la gloire par tous les chemins ?

La sagesse américaine a-t-elle proscrit la peine de mort ? Ce peuple, qui a procédé avec tant de maturité, s'est-il privé d'un tel ressort ? Celui que l'on peut regarder comme l'héritier de la sagesse des peuples primitifs à l'empereur, car il serait barbare, dit la loi de la Chine, qu'un fils mourût à l'insu de son père.

Les fondateurs de ces empires ont bien vu que nécessairement il fallait gouverner par les sensations et par la crainte ceux que l'on ne pouvait gouverner par la raison.

A cela s'unit une vérité non moins importante, c'est que la science du législateur ne consiste pas tant à porter des lois qu'à connaître celles qu'il ne faut pas faire. Or, dans quel moment aboliriez-vous la peine de mort ? Dans un moment d'anarchie, où vous n'avez pas assez de toutes vos forces contre la multitude, à qui l'on a appris qu'elle pouvait tout ; où il faudrait multiplier les freins et les barrières contre elle, loin de les affaiblir ; dans un moment enfin où le sentiment de la religion est prêt à s'éteindre dans plusieurs classes de la société, et où les moeurs eu général ne sont pas d'une très grande pureté. Ne croyez pus que vous allez faire sortir de terre une génération propre à recevoir vos lois ; il faut vous borner à examiner ce que vous devait craindre, ce que vous devez espérer des homme, d'après ce qu'ils ont été dans tous les siècles.

Sans doute on doit laisser crier le préjugé mais c'est lorsque l'on a pour soi la raison. Quel fut à Rome, dans la liste des empereurs, le premier désapprobateur de la peine de mort? Néron. Pendant plusieurs année, chaque fois qu'il signait un arrêt de mort, il s'écriait : Je voudrais ne pas savoir écrire. Vellem nescire litteras. Constantin que plus d'un historien accuse d'avoir été l'assassin de presque toute sa famille, fit apprendre à écrire a son fils en l'obligeant à copier des lettres de grâce. Trajan, Marc-Aurèle et le pieux Antonin, ces êtres que le genre humain produit comme des monuments dont il s'honore, ont-ils aboli la peine de mort ?

Titus se fit souverain pontife, dit Suèton pour n'être ni l'auteur ni le complice de la mort d'aucun citoyen ; ut puras servaret manus : nec auctor posthàc cujusdam necis, nec conscius. Prétendront nous être plus éclairés que Trajan et Marc-Aurèle et plus humains que Titus ? Il voulut conserver ses mains pures, mais il s'arrêta là, comme une limite sacrée

Je le demande une seconde fois, quelle peine substitue-t-on à celle de mort ? La perte de l'honneur et celle delà liberté, pendant un temps donné

1° La perte de l'honneur ; mais c'est le crime quia tué l'honneur du coupable, et non la peine que vous lui infligez : il a le courage de la honte ; voilà trop souvent ce qui lui reste ;

2° la perte de la liberté ; mais jusqu'à ce moment la conversion de la peine de mort en prison perpétuelle avait été considérée comme une grâce. Le comité propose donc de donner, ou à peu près, des lettres de grâce aux assassins : voilà où la manie du système conduit des hommes qui ont la plus grande honnêteté et la meilleure tête. Là où l'honneur se tait, il ne reste plus qu'à faire parler la terreur, et l'ennemi le plus terrible delà société est celui qui la livre à la merci des scélérats. Dans chaque grande époque, une nation est dominée par une idée principale qui la maîtrise et l'entraîne. Aujourd'hui règne la vieille chimère de la perfection. On se crée un monde, sinon imaginaire, au moins très difficilement possible ; et c'est dans cette espèce de région que les faiseurs résident ; ayons le bon droit de les y laisser, et d'habiter avec la sagesse du monde réel.

La triste nécessité de la peine de mort ainsi, établie, je me porte sur la seconde question : Y aura-t-il des peines au delà de la simple mort ?

Une réflexion dont il est impossible de se défendre, c'est que les lois pénales de presque toutes les nations ont été faites par les puissants et par les riches, contre ce que l'on appelait alors le peuple ; en sorte que le plus beau présent à faire, aux empires est un bon Code pénal. Il y a deux vérités qu'il ne faut jamais séparer : rien d'impuni, voilà la première ; rien de trop puni, c'est la seconde.

La peine doit être mesurée et sur le degré du crime, et sur l'utilité de l'exemple..

Le premier art d'un gouvernement est de sa­voir récompenser et punir. C'est donc sur l'espoir de prévenir de nouveaux crimes, qu'il faut calculer les peines sans jamais oublier que, moins elles sont atroces, moins les crimes sont fréquents, et que quelquefois une loi trop rigoureuse les produit. La mort la plus douce est donc aussi le supplice le plus cruel que le législateur puisse et doive infliger : enfin la dernière et plus consolante conséquence, c'est que le dictionnaire des supplices à mort doit être réduit à une seule ligne, et le Code réconcilié avec l'humanité. Je suis encore à concevoir comment les criminalités qui ont fait une échelle de peines atroces n'ont pas senti vaciller leur plume en la traçant. Si la mort d'un grand criminel est un acte d'humanité envers la société, un supplice recherché est un inutile et dangereux attentat de la part du législateur.

Je dis inutile, et l'histoire l'atteste ; chaque fois qu'elle parle des supplices recherchés, elle a à raconter de grands crimes.

Je dis dangereux, parce que ces supplices inspirent pour les coupables un intérêt qui est presque inséparable d'une sorte d'indignation et d'horreur contre les juges ; parce qu'en inspirant cette pitié dangereuse, ils familiarisent la multitude avec le spectacle des cruautés et le bruit des douleurs, et entretiennent une sorte de férocité plus propre à multiplier les crimes qu'à les prévenir.

Est-il possible ensuite de ne pas établir des gradations quelconques, et de ne pas distinguer les fautes et les crimes ? Ce serait un beau travail que celui qui présenterait l'échelle exacte de tous les délits, et celle des peines correspondantes.

A Athènes, on avait gravé quelques lois pénales sur des colonnes placées auprès des tribunaux ; mais là, comme ailleurs, on se plaignait de ce que la punition ne suit pas la règle uniforme. Tout être qui n'est pas privé du don de penser sentira que la plus difficile des tâches est d'établir une proportion exacte entre les peines et les délits : toujours il faudra s'arrêter, après un certain nombre de pas, dans cette carrière, à moins que l'on ne parvienne à donner (si je puis m'exprimer ainsi) une nouvelle édition de l'esprit et peut-être du coeur humain. Dans l'impossibilité d'obtenir ce but, convenons au moins que tout ce qui est au-delà de la simple mort est supérieur au pouvoir de la société, qui doit venger l'ordre public, punir et non tourmenter.

Fais qu'il sente la mort, disait Caligula au bourreau. Ces mots, qui sont l'histoire de l'âme de cet affreux et sombre tyran, auraient suffi seuls pour lui attirer la vertueuse indignation de Tacite et l'horreur du monde ; c'est là cependant ce qu'a répété, pendant des siècles, notre Code pénal et longtemps on s'y est accoutumé, parce que l'homme s'accoutume à tous les spectacles et à toutes les idées, parce qu'il y a eu des bourreaux qui ont vécu près de 100 ans.

Entrer tout vivant dans la mort ! n'est-ce donc pas assez ? Ajouter des tourments à la mort est un genre de barbarie qui n'a appartenu qu'à l'espèce humaine. Ce n'est pas seulement chez les sauvages de l'Amérique, ce n'est pas dans le XIIIe siècle, c'est à la veille du XIXe, que des hommes ont livré des hommes au supplice de la roue, du feu, et à d'autres que l'on envisage qu'avec le sentiment de l'infini, et quant à l'horreur et quant à la durée. Sans vouloir outrager les mânes de quelques vieux magistrats, on est tenté de dire qu'ils ressemblaient un peu aux druides, qui sacrifiaient des hommes. Une belle amende honorable à faire à l'humanité serait d'ordonner que le Code pénal sera brûlé par la main du bourreau, et je voudrais pouvoir évoquer l'ombre des Poyet et Pussort pour les en rendre témoins.

Maintenant, à quels crimes la peine de mort sera-t-elle réservée ? Si rien n'est plus précieux que la vie d'un citoyen, celui-là qui la lui arra­che doit-il la conserver, doit-il continuer à jouir de la lumière dont l'assassiné ne jouit plus ?

Un écrivain qui n'a eu que le ciel pour maître, et que le philosophe a mis au rang des grands législateurs, dit : Si quis aliquem interfecerit volens occidere, morte moriatur... Sans placer ce principe dans le ciel, je crois qu'il est bien près de ressembler à ces vérités suprêmes, qu'aucun peuple n'est libre de reconnaître ou de ne pas reconnaître, qu'une assemblée ne décrète ni ne juge, mais profère, reconnaît et confesse.

Ce n'est pas seulement d'après l'ancienne et l'universelle loi du talion, que celui qui a arraché la vie à son semblable doit subir la mort, c'est encore parce qu'il faut que la société soit vengée.

Mais aussi que cette peine demeure réservée à l'assassinat, sans distinction des moyens employés pour le commettre, à l'emprisonnement, à l''incendiat, au crime de lèse-nation ; Frédéric II s'en était lait une loi le jour où il s'agit sur le trône ; pendant 46 ans, elle a été exécutée, et les plus durs raisonneurs n'ont pas osé dire qu'elle avait multiplié les crimes.

Cependant une question délicate à traiter est de savoir si celui qui commet un vol avec effraction, à main armée, doit perdre la vie. Il est bien constant que son intention est de tuer celui qui essayera de lui opposer une légitime résis­tance ; c'est dans ce projet seul qu'il est armé ; mais une intention non réalisée est-elle au niveau du crime même, et doit-elle être punie comme lui ? Punira-t-on de mort un projet, lors­qu'il ne tend pas à compromettre le salut public ? Ce voleur est fondé à vous dire : je n'ai pas tué ; et en prononçant contre ce crime la peine capi­tale, vous le conduisez à assassiner, puisque par là il supprime un témoin. Tel est le grand reproche que l'on n'a cessé d'élever contre la loi de François Ier. Convenons de sa justesse, mais avouons en même temps que, la vie de chacun étant sous la garde de tous, la condamnation à la mort contre un assassin n'est que la déclaration d'un droit naturel, et que c'est quelque chose que le repos de la société.

Bien certainement il faut joindre la pitié à la justice ; changer, autant que cela est praticable, les scélérats en serviteurs de la patrie, punir utilement, punir exemplairement, sans répandre un sang nécessaire à l'Etat ; le grand objet doit être de le servir.

Mais le comité, en proposant la peine de mort contre les criminels de lèse-nation, reconnaît donc que cette peine est utile, qu'elle est néces­saire ; il reconnaît qu'elle n'est pas bonne, la prétendue maxime, que la mort ne répare rien.

Ceux qui menacent l'existence physique de tous les membres de la société, et attentent à celle de plusieurs, sont-ils plus dignes de vivre que ceux qui menacent sa vie politique ? La nature me donne le droit d'ôter la vie à celui qui veut me la ravir, dès qu'il ne me reste que ce moyen de me sauver; la société ne m'en a interdit l'usage qu'en me disant : je me charge de l'exercer.

Il est d'une inutilité complète de prouver que ce sont là les seuls crimes qu'elle doit punir de mort; l'équité naturelle n'a besoin que d'être avertie. Quelle proportion des législateurs ont-ils pu apercevoir entre une somme d'argent et la vie d'un homme ? Comment donc ont-ils calculé ces rapports-là ?

S'ils étaient pour un moment rappelés à la vie, je leur dirais : la superstition des anciennes règles n'est plus, consultez tous les hommes assemblés, et j'emploie d'avance leur réponse.

J'ajouterais, aidez-moi plutôt à transporter au milieu de nous l'autel que les Athéniens avaient fait élever à la miséricorde. Ah ! nous avons bien quelques sacrifices expiatoires à lui faire.

J'excepte cependant, et l'Assemblée exceptera sûrement avec moi, le fabricateur de faux assignats : Celui-là tue le corps social, et tout est dans ce mot. Périsse cet affreux talent, périssent ses affreux possesseurs !

Au reste, si jamais il plaît à l'Eternel de former un peuple neuf, et de l'établir dans une île toute neuve, le comité pourra lui proposer son code ; encore si ce peuple est sage et ses légis­lateurs avisés, la proposition sera-t-elle ajournée à mille et un an.

Je demande donc que la peine de mort soit con­servée pour les criminels de lèse-nation, les assassins, les empoisonneurs, les incendiaires et les fabricateurs de faux assignats, sans que jamais il puisse être prononcé aucune peine au-delà de la simple mort. (Applaudissements.)

(L'Assemblée décrète l'impression du discours de M. Prugnon.)

M. Robespierre. La nouvelle ayant été por­tée à Athènes que des citoyens avaient été con­damnés à mort dans la ville d'Argos, on courut dans les temples et on conjura les dieux de dé­tourner des Athéniens des pensées si cruelles et si funestes. Je viens prier non les dieux, mais les législateurs qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la divinité a dictées aux hommes, d'effacer du Code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques, et que repoussent leurs moeurs et leur Constitution nouvelle. Je veux leur prouver : 1° que la peine de mort est essentiellement injuste ; 2° qu'elle n'est pas la plus réprimante des peines, et qu'elle multiplie les crimes beaucoup plus qu'elle ne les prévient.

Hors de la société civile qu'un ennemi acharné vienne attaquer mes jours, ou que, repoussé vingt fois, il revienne encore ravager le champ que mes mains ont cultivé ; puisque je ne puis oppo­ser que mes forces individuelles aux siennes, il faut que je périsse ou que je le tue ; et la loi de la défense naturelle me justifie et m'approuve. Mais dans la société, quand la force de tous est armée contre un seul, quel principe de justice peut l'autoriser à lui donner la mort ? Quelle nécessité peut l'en absoudre ? Un vainqueur qui fait mourir ses ennemis captifs est appelé bar­bare (Murmures.) Un homme fait qui égorge un enfant qu'il peut désarmer et punir paraît un monstre (Murmures.) Un accusé que la société condamne n'est tout au plus pour elle qu'un ennemi vaincu et impuissant, il est devant elle plus faible qu'un enfant devant un homme fait.

M. l'abbé Maury. Il faut prier M. Robes­pierre d'aller débiter son opinion dans la forêt de Bondy.

M. Robespierre. Les principes que je développe sont ceux de tous les hommes célèbres qui, certainement, ne m'eussent pas dit comme M. Maury : Allez débiter ces maximes dans la fo­rêt de Bondy.

Ainsi, aux yeux de la vérité et de la justice, ces scènes de mort qu'elle ordonne avec tant d'appareil ne sont autre chose que de lâches assassinats, que des crimes solennels, Commis, non par des individus, mais par des nations entières, avec des formes légales. Quelque cruelles, quelque extravagantes que soient ces lois, ne vous en étonnez plus. Elles sont l'ouvrage de quelques tyrans ; elles sont les chaînes dont ils accablent l'espèce humaine ; elles sont les armes avec lesquelles ils la subjuguent; elles furent écrites avec du sang : « Il n'est point permis le mettre à mort un citoyen romain, » tel était la loi que le peuple avait portée ; mais Sylla vainquit, et dit : Tous ceux qui ont porté les armes contre moi sont dignes de mort. Octave et les compagnons de ses forfaits continuèrent cette loi.

Sous Tibère, avoir loué Brutus fut un crime digne de mort. Caligula condamna à mort ceux qui étaient assez sacrilèges pour se déshabiller devant l'image de l'empereur. Quand la tyrannie eut inventé les crimes de lèse-majesté, qui étaient ou des actions indifférentes ou des actions héroïques, qui eût osé penser qu'elles pouvaient mériter une peine plus douce que la mort, à moins de se rendre coupable lui-même de lèse-majesté ?

Quand le fanatisme, né de l'union monstrueuse de l'ignorance et du despotisme, inventa à son tour les crimes de lèse-majesté divine quand il conçut dans son délire le projet de venger Dieu lui-même, ne fallut-il pas qu'il lui offrît aussi, du sang, et qu'il le mît au moins au niveau dé monstres qui se disaient ses images ?

La peine de mort est nécessaire, disent les partisans de l'antique et barbare routine ; sans elle, il n'est point de frein assez puissant pour le crime. Qui vous l'a dit ? Avez-vous calculé tous les ressorts par lesquels les lois pénales peuvent agir sur la sensibilité humaine ? Hélas ; avant la mort, combien de douleurs physiques et morales l'homme ne peut-il pas endurer.

Le désir de vivre cède à I'orgueil, la plus impérieuse de toutes les passions qui maîtrisent le coeur de l'homme ; la plus terrible de toutes les peines pour l'homme social, c'est l'opprobre, c'est l'accablant témoignage de l'exécration pu­blique. Quand le législateur peut frapper les citoyens par tant d'endroits sensibles et de tant de manières, comment pourrait-il se croire ré­duit à employer la peine de mort ? Les peines ne sont pas laites pour tourmenter les coupables mais pour prévenir le crime par la crainte de les encourir.

Le législateur, qui préfère la mort et les peinai atroces aux moyens plus doux qui sont en son pouvoir, outrage la délicatesse publique, émousse le sentiment moral chez le peuple qu'il gouverne semblable à un précepteur mal habile qui, par le fréquent usage des châtiments cruels, abrutit et dégrade l'âme de son élève ; enfin, il use et affaiblit les ressorts du gouvernement, en voulant les tendre avec plus de force.

Le législateur qui établit cette peine renonce à ce principe salutaire que le moyen le plus efficace de réprimer les crimes, et d'adapter les peines au caractère des différentes passions qui les produisant, et de les punir pour ainsi dire par elles-mêmes. Il confond toutes les idées, il trouble tous les rapports, et contrarie ouvertement le but des lois pénales.

La peine de mort est nécessaire, dites-vous ? Si cela est, pourquoi plusieurs peuples ont-ils su s'en passer ? Par quelle fatalité ces peuples ont-ils été les plus sages, les plus heureux et les plus libres ? Si la peine de mort est la plus propre à prévenir les grands crimes, il faut donc qu'ils aient été plus rares chez les peuples qui l'ont adoptée et prodiguée : or, c'est précisément tout le contraire. Voyez le Japon ; nulle part la peine de mort et les supplices ne sont autant prodigués ; nulle part les crimes ne sont ni si fréquents ni si atroces. On dirait que les Japo­nais veulent disputer de férocité avec les lois barbares qui les outragent et qui les irritent. Les républiques de la Grèce, où les peines étaient modérées, où la peine de mort était ou infiniment rare, ou absolument inconnue, offraient-elles plus de crimes et moins de vertus que les pays gouvernés par des lois de sang ? Croyez-vous que Rome fût souillée par plus de forfaits, lorsque dans les jours de sa gloire, la loi Porcia eut anéanti les peines sévères portées par les rois et par les décemvirs, qu'elle ne le fut sous Sylla qui les fit revivre, et sous les empereurs qui en portèrent la rigueur à un excès digne de leur infâme tyrannie. La Russie a-t-elle été boule­versée depuis que le despote qui la gouverne a entièrement supprimé la peine de mort, comme s'il eût voulu expier, par cet acte d'humanité et de philosophie, le crime de retenir des millions d'hommes sous le joug du pouvoir absolu ?

Ecoutez la voix de la justice et de la raison ; elle nous crie que les jugements humains ne sont jamais assez certains pour que la société puisse donner la mort à un homme condamné par d'autres hommes sujets à l'erreur. Eussiez-vous imaginé l'ordre judiciaire le plus parfait, eussiez-vous trouvé les juges les plus intègres et les plus éclairés, il restera toujours quelque place à l'erreur et à la prévention. Pourquoi vous interdire le moyen de les réparer ? Pourquoi vous condamner à l'impuissance de tendre une main secourable à l'innocence opprimée ? Qu'importent ces stériles regrets, ces réparations illusoires que vous accordez à une ombre vaine, à une cendre insensible ? Elles sont les tristes témoignages de la barbare témérité de vos lois pénales. Ravir à l'homme la possibilité d'expier son forfait par son repentir ou par des actes de vertus; lui fer­mer impitoyablement tout retour à la vertu, à l'estime de soi-même, se hâter de le faire des­cendre, pour ainsi dire, dans le tombeau encore tout couvert de la tache récente de son crime, c'est à mes yeux le plus horrible raffinement de la cruauté.

Le premier devoir du législateur est de former et de conserver les moeurs publiques, source de toute liberté, source de tout bonheur social ; lorsque, pour courir à un but particulier, il s'é­carte de ce but général et essentiel, il commet la plus grossière et la plus funeste des erreurs. Il faut donc que la loi présente toujours aux peuples le modèle le plus pur de la justice et de la raison. Si, à la place de cette sévérité puissante, calme, modérée qui doit les caractériser, elles mettent la colère et la vengeance ; si elles font couler le sang humain qu'elles peuvent épargner, et qu'elles n'ont pas le droit de répandre; si elles étalent aux yeux du peuple des scènes cruelles et des cadavres meurtris par des tortures, alors elles altèrent dans le coeur des citoyens les idées du juste et de l'injuste ; elles font germer, au sein de la société, des préjugés féroces qui en produisent d'autres à leur tour. L'homme n'est plus pour l'homme un objet du sacré ; on a une idée moins grande de sa dignité quand l'autorité publique se joue de sa vie. L'idée du meurtre inspire bien moins d'effroi, lorsque la loi même en donne l'exemple et le spectacle ; l'horreur du crime di­minue dès qu'elle ne le punit plus que par un autre crime. Gardez-vous bien de confondre l'ef­ficacité des peines avec l'excès de la sévérité : l'un est absolument opposé à l'autre. Tout se­conde les lois modérées ; tout conspire contre les lois cruelles.

On a observé que, dans les pays libres, les crimes étaient plus rares et les lois pénales plus douces. Toutes les idées se tiennent. Les pays libres sont ceux où les droits de l'homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout où elles offensent l'humanité par un excès de rigueur, c'est une preuve que la dignité de l'homme n'y est pas connue ; que celle du citoyen n'existe pas : c'est une preuve que le législateur n'est qu'un maître qui com­mande à des esclaves, et qui les châtie impi­toyablement suivant sa fantaisie.

Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée. (Applaudissements.)

(La suite de la discussion est renvoyée à la séance de demain.)

[...]

M. le Président lève la séance à trois heures.

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