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N°1544

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 14 avril 2004

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE SUR L'ÉVALUATION (1)


DES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

DE LA LÉGISLATION SUR LE TEMPS DE TRAVAIL

Président

M. Patrick OLLIER,

Rapporteur

M. Hervé NOVELLI,

Députés.

--

TOME 2

AUDITIONS

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

La mission d'évaluation sur les conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, est composée de : M. Patrick Ollier, Président ; M. Nicolas Perruchot, Vice-Président ; MM. Jean-Paul Anciaux, Maxime Gremetz, Secrétaires ; M. Hervé Novelli, Rapporteur ; MM. Jacques Bobe, Yves Boisseau, Mme Chantal Brunel, MM. François Calvet, Pierre Cohen, Christian Decocq, Mme Catherine Génisson, MM. Franck Gilard, Joël Giraud, Maurice Giro, Louis Giscard d'Estaing, Gaëtan Gorce, Gérard Hamel, François Lamy, Robert Lamy, Jean Le Garrec, Daniel Mach, Alain Madelin, Pierre Morange, Martial Saddier, Jean-Charles Taugourdeau, Philippe Tourtelier, Alfred Trassy-Paillogues, Francis Vercamer, Philippe Vuilque.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission.

Audition de M. Bernard VIVIER, directeur de l'Institut supérieur du travail (Extrait du procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

Audition de Mme Annie FOUQUET, directrice de l'animation de la recherche, des études et de la statistique (DARES) (ministère de l'emploi, du travail et de la cohésion sociale) (Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Audition de Mme Sophie de MENTHON, présidente-directrice générale de Multilignes Conseil et présidente d'Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance (ETHIC) (Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Audition de M. Jean de KERVASDOUE, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Audition de M. Louis GALLOIS, président de la SNCF (Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Audition de M. Edouard COUTY, directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (ministère de la santé et de la protection sociale) (Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Audition de M. Jean-Paul FITOUSSI, président de l'Observatoire français des conjectures économiques (OFCE) (Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Audition de M. Jean-Jacques LEGUAY, président-directeur général de Alstom-Power Chaudières Industrielles (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 décembre 2003)

Audition de M. Bertrand COLLOMB, président de LAFARGE, président de l'Association française des entreprises privées (AFEP) (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 décembre 2003)

Audition de M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC, vice-président délégué général de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) (Extrait du procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003)

Audition de M. Roger PELLENC, président de Pellenc SA (Extrait du procès-verbal de la séance du 11 décembre 2003)

Audition de MM. Christian BRIERE et Daniel CROQUETTE, président et délégué général de l'Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel (ANDCP) (Extrait du procès-verbal de la séance du 11 décembre 2003)

Audition de M. Michel GODET, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Extrait du procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003)

Audition de M. Bernard BRUNHES, président du conseil de surveillance de Bernard Brunhes Consultants (Extrait du procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003)

Audition de M. Michel de VIRVILLE, secrétaire général et directeur des ressources humaines du groupe Renault (Extrait du procès-verbal de la séance du 18 décembre 2003)

Audition de M. Michel GOLLAC, directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi (Extrait du procès-verbal de la séance du 18 décembre 2003)

Audition de M. Jean-Louis BERCHET, président-directeur général de Berchet et président de la Fédération nationale des industries du jouet (Extrait du procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Audition de M. François CHEREQUE, secrétaire général de la Confédération française et démocratique du travail (CFDT) (Extrait du procès verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Audition de M. Robert BUGUET, président de l'Union professionnelle artisanale (UPA) (Extrait du procès-verbal de la séance du 8 janvier 2004)

Audition de M. Dominique BUR, directeur général des collectivités locales (ministère de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales) (Extrait du procès-verbal de la séance du 8 janvier 2004)

Audition de M. Jean-François ROUBAUD, président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) (Extrait du procès-verbal de la séance du 14 janvier 2004)

Audition de M. Alain LECANU, secrétaire national à l'emploi et à la formation de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) (Extrait du procès-verbal de la séance du 14 janvier 2004)

Audition de M. Ernest-Antoine SEILLIÈRE, président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) (Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Audition de M. Jacques VOISIN, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) (Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Audition de M. Jean WEMAËRE, président de la Fédération de la formation professionnelle (Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Audition de M. Roland METZ, conseiller confédéral de la Confédération générale du travail (CGT) (Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Audition de Mme Michèle BIAGGI, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) (Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Audition de M. Raymond SOUBIE, président-directeur général d'Altedia (Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Audition de M. Jacques BARTHÉLÉMY, avocat honoraire (Extrait du procès-verbal de la séance du 22 janvier 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

Audition de M. John MARTIN, directeur du département emploi, travail et affaires sociales de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Extrait du procès-verbal de la séance du 22 janvier 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

Audition de M. Jacky RICHARD, directeur général de l'administration et de la fonction publique (ministère de la fonction publique et de la réforme de l'Etat) (Extrait du procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Audition de M. Jean PISANI-FERRY, professeur associé à l'université Paris Dauphine et à l'Ecole polytechnique, et ancien président délégué du Conseil d'analyse économique (CAE) (Extrait du procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Audition de M. Joël FABIANI, directeur des ressources humaines du groupe Auchan France (Extrait du procès-verbal de la séance du 29 janvier 2004)

Audition de M. Jean VIARD, sociologue et directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (Extrait du procès-verbal de la séance du 29 janvier 2004)

Audition de M. Guillaume SARKOZY, président de l'Union des industries textiles (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Audition de Mme Martine AUBRY, ancienne ministre de l'emploi et de la solidarité de 1997 à 2000 (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Audition de M. Philippe PREVEL, trésorier général de la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM), en charge des affaires sociales (Extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 2004)

Audition de M. Gilles DUCROT, président de l'Union des fédérations et syndicats nationaux d'employeurs sans but lucratif du secteur sanitaire, médico-social et social (UNIFED) (Extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 2004)

Audition de M. Max PONSEILLÉ, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (Extrait du procès-verbal de la séance du 3 mars 2004)

Audition de M. Alain DUPONT, président-directeur général de Colas (Extrait du procès-verbal de la séance du 3 mars 2004)

Audition de M. Philippe LANGLOIS, professeur de droit à Paris X-Nanterre (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2004)

Audition de M. Sylvain BREUZARD, président du Centre des jeunes dirigeants d'entreprises (CJD) (Extrait du procès-verbal de la séance du 4 mars 2004)

Audition de M. Gérard VINCENT, délégué général de la Fédération hospitalière de France (Extrait du procès-verbal de la séance du 6 avril 2004)

Comptes rendus des déplacements de la mission

Visite du Centre hospitalier Sud-Francilien d'Evry-Corbeil (le 27 novembre 2003)

Visite de la société L. BERNARD SA (Gonesse, le 8 décembre 2003)

Visite de la société Poclain Hydraulics (Verberie, le 15 janvier 2004)

Déplacement à Reims (le 2 février 2004)

Déplacement à Cannes (le 1er mars 2004)

Déplacement à Rueil-Malmaison (le 16 mars 2004)

Déplacement à Tours (le 5 avril 2004)

Audition de M. Michel DIDIER,
directeur du Centre de recherche pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises (Rexecode)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Michel Didier, directeur de Rexecode. Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à notre invitation, malgré les bouleversements dans votre agenda qu'elle a pu occasionner.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre expérience d'économiste, dans le cadre de l'institut de recherche que vous dirigez, nous sera précieuse. Vous êtes d'ailleurs le premier que nous avons souhaité auditionner.

Vous avez établi en 2001, pour la commission de M. Rouilleault mise en place par le Commissaire général au Plan, une contribution tentant de dresser un premier bilan de la réduction du temps de travail en matière d'emploi, dix-huit mois après la mise en œuvre de la première loi dite « loi Aubry I ».

Dans cette note, vous mettiez en doute l'importance de l'impact direct des 35 heures sur l'emploi, alors que notre pays connaissait une période de forte croissance, et vous attiriez l'attention sur les risques que la réduction du temps de travail ferait courir à notre économie et à l'emploi dans un contexte conjoncturel moins favorable.

Vous nous direz donc si les constatations, que vous avez eu l'occasion de faire au cours de ces deux dernières années, vous conduisent à confirmer ce premier diagnostic, alors que la conjoncture actuelle n'est pas très favorable en matière de croissance.

M. Michel DIDIER : Je vais me concentrer sur le volet économique et sur les conséquences sur l'emploi de la réduction du temps de travail, même si celle-ci a naturellement des effets sociaux pour lesquels je me sens moins compétent pour vous en parler.

La baisse de la durée du travail a été présentée comme une grande mesure en faveur de l'emploi, à une époque où on estimait, à mon sens à tort, avoir tout essayé pour lutter contre le chômage.

Je pense que ce point de vue était erroné, pour plusieurs raisons.

Première raison, en économie, comme en finances, les arbres ne montent pas jusqu'au ciel. Les acteurs économiques avaient commencé, dès les années 1990, à réagir à la montée du chômage. Celle-ci a été provoquée par trois causes bien identifiées : les deux crises du pétrole, les déséquilibres du début des années 1980 et le haut niveau des taux d'intérêt au début des années 1990, dû à la nécessité pour la France de s'aligner sur l'Allemagne en vue du passage à l'euro.

À la fin des années 1990, avant les lois sur la réduction du temps de travail, ces causes appartenaient déjà au passé. Dès la fin de l'année 1995, les taux d'intérêt avaient fortement baissé en Europe et le gouvernement avait réduit les déficits publics. La croissance pouvait donc repartir, ce qu'elle a fait à partir de la fin 1996. Le chômage a donc amorcé une baisse à partir du printemps 1997. Bien entendu, toute mesure accélérant la baisse du chômage est utile et la diminution de la durée du travail peut en faire partie.

J'avais personnellement préconisé le retour à la baisse tendancielle et négociée de la durée du travail, dans le cadre d'un « engagement collectif pour l'emploi » que j'avais défini dans un ouvrage, paru en 1994 chez Economica, intitulé « Scénarios pour l'emploi ». A côté de la réduction du temps de travail, les autres mesures que je préconisais étaient la modération salariale et la baisse des charges sur les bas salaires. J'avais estimé à l'époque où le taux de chômage était de 12 %, avec d'autres, qu'il était possible d'atteindre, en cinq ans, en France, un taux de 8 % de chômeurs, correspondant au plein-emploi dans notre pays.

La baisse de la durée du travail pouvait contribuer à ce résultat, à hauteur de 150 000 emplois. Mais, l'essentiel de la baisse du chômage était à attendre, à mes yeux, de la modération salariale et de la baisse des charges, ainsi que d'autres mesures que l'on retrouve d'ailleurs dans les politiques de l'emploi qui ont été menées depuis. Beaucoup des idées avancées dans « Scénarios pour l'emploi », qui étaient dans l'air du temps, ont été mises en œuvre par les gouvernements successifs.

Cependant, à partir de 1999, l'essentiel des ressources financières a été concentré sur une baisse brutale, uniforme et assez largement contrainte de la durée hebdomadaire du travail. C'est ce que l'on a appelé la RTT, et c'est ce qu'il convient d'évaluer pour la faire évoluer au mieux des intérêts économiques et sociaux de notre pays.

Je voudrais maintenant insister sur les difficultés d'une évaluation de la RTT, difficultés qui ne sont pas toutes techniques.

La première difficulté est que l'évaluation dépend en grande partie du moment où l'évaluation est réalisée. En effet, un choc de cette ampleur ne produit tous ses effets que progressivement et je pense donc qu'il faut attendre cinq à dix ans pour pouvoir constater les conséquences multiples de ce genre de choc économique. De plus, les effets à long terme sont souvent contraires aux effets immédiats, en raison de phénomènes de correction.

La deuxième difficulté est que les lois sur les 35 heures ont cherché à capter les effets favorables à court terme, en reportant sur la période 2004-2005 des effets négatifs, notamment dûs aux hausses du coût du travail, par le jeu du SMIC et de l'extension éventuelle aux petites entreprises. De ce fait, le rôle des baisses de charges a été complètement modifié. On est passé en France de baisses de charges offensives, au milieu des années 1990, c'est-à-dire créatrices d'emploi, car on baissait le coût du travail toutes choses égales par ailleurs, à des baisses de charges défensives, à partir de 1999, c'est-à-dire des baisses de charges visant à limiter les hausses du coût du travail et à éviter des pertes d'emplois.

Troisième difficulté, la baisse de la durée du travail s'est accompagnée d'importantes réductions de charges sociales, pour les raisons que je viens d'indiquer. En conséquence, il est difficile de savoir ce que l'on évalue. S'agit-il de l'effet de la baisse de la durée du travail, toutes choses égales par ailleurs, ou de l'effet de la baisse des charges, à durée du travail constante ? La logique voudrait que l'on décompose ces deux éléments pour ne pas mêler l'effet lié à la baisse de la durée du travail et celui lié à la baisse de charges, dont on savait déjà qu'il était positif.

Toutes ces précautions étant prises, je voudrais maintenant vous donner des appréciations sur le diagnostic qu'il est possible de formuler.

Dans le secteur privé, un peu moins des deux tiers des salariés sont passés à 35 heures, en durée collective. Les allègements de charges sociales représentaient 6 milliards d'euros en 1997, avant les extensions liées à la baisse de la durée du travail. Leur montant actuel serait d'environ 15 milliards d'euros, soit un coût supplémentaire d'allègement de charges lié aux lois Aubry d'environ 7 à 8 milliards d'euros. Les prévisions actuelles chiffrent le coût des allègements de charges à environ 23 milliards d'euros en 2006. Cette montée en puissance s'explique par la convergence des SMIC par le haut. Celle-ci provoque, en effet, une remontée automatique de l'ensemble des seuils, et donc un nombre plus grand de salariés est concerné par la baisse des charges.

Différentes estimations sur les effets en terme de créations d'emploi de la baisse de la durée du travail circulent. Elles divergent, et je crois que vous aurez l'occasion d'entendre les responsables des services qui les ont produites.

L'INSEE, dans la dernière édition du « Portrait social de la France », qui a d'ailleurs été largement commentée dans la presse, estime que la baisse de la durée du travail a permis de créer 260 000 emplois. Je note toutefois qu'il n'explique pas comment il est parvenu à ce chiffre.

La DARES a établi ses propres estimations. Celles-ci, d'ailleurs, ne sont pas nouvelles puisqu'elles remontent déjà à l'année 2000, en appliquant des méthodes que l'on peut qualifier de microéconomiques. Elle a comparé un échantillon d'entreprises passées à 35 heures à un échantillon d'entreprises restées à 39 heures, et a considéré que l'écart entre ces deux échantillons représentait l'effet de la baisse de la durée du travail.

Cette méthode me semble peu fiable, d'autant plus que nous étions encore en début d'application des lois Aubry. Cette évaluation microéconomique, en effet, ne peut porter que sur les premières entreprises passées aux 35 heures. Or, tout indique que ces entreprises ne sont pas représentatives de l'ensemble des entreprises. Elles présentaient des caractéristiques spécifiques : il s'agissait d'entreprises saines et en forte croissance pour un certain nombre d'entre elles. Cette méthode se heurte à un problème bien connu des statisticiens, celui des biais de sélection. Quand on prend un échantillon et que l'on généralise à partir de celui-ci, on risque d'aboutir à des erreurs très importantes, pour peu que cet échantillon présente des caractéristiques particulières par rapport à ce que l'on veut mesurer.

L'INSEE poursuit et approfondit ce genre de recherches sur échantillon, avec plus de recul. C'est nécessaire, car on constate une grande divergence des conclusions, en fonction de la méthode économétrique utilisée. Tout cela confirme que la réalité n'est pas simple. C'est pourquoi, il me semble essentiel de confronter ces résultats microéconomiques à des analyses plus globales, afin de mieux encadrer la réalité. C'est la raison pour laquelle nous avons mis à jour l'étude que nous avions menée pour la commission Rouilleault.

Je me permets donc de vous montrer quelques tableaux.

Le premier concerne l'enrichissement de la croissance en emploi dans quelques pays d'Europe sur la période 1997-2002. Il s'agit de comparer les résultats de la France, qui est le seul pays d'Europe à avoir baissé la durée du travail de manière uniforme, brutale et à un moment bien identifié, à ceux de ses partenaires européens, afin d'isoler les effets de cette baisse.

Le contenu en emploi de la croissance est le rapport entre le taux d'accroissement de l'emploi et le taux de croissance du PIB pour la période considérée. On constate que ce rapport est, en France, pratiquement identique à la moyenne de la zone euro. Il s'établit en effet en France à 0,6 %, c'est-à-dire qu'un taux de croissance du PIB de 1 % correspond à un taux d'accroissement de l'emploi de 0,6 %. Le taux est de 0,7 % pour la zone euro, de 0,5 % pour l'Allemagne, de 0,9 % pour l'Italie et de 1,1 % pour l'Espagne. On ne peut donc conclure ni à une spécificité française en la matière et ni que, grâce aux 35 heures, il y a eu plus d'emplois créés pour un niveau de croissance donné, que chez nos voisins qui n'ont pas appliqué une telle réforme.

Le deuxième graphique permet de comparer l'évolution du taux de chômage en France, représentée en noir sur le graphique, et dans la zone euro, représentée en gris, sur la période 1990-2005. On constate d'abord que ces deux taux connaissent une évolution parallèle frappante. En procédant à une analyse plus fine, on constate que la baisse du taux de chômage a été plus rapide en France, à partir de 1999. J'ai donc représenté en pointillé la courbe qu'aurait suivi le taux de chômage s'il avait évolué en France comme dans la zone euro depuis le 1er janvier 1999. L'écart entre la courbe noire et la courbe en pointillé témoigne donc d'une certaine spécificité française.

Celle-ci peut avoir plusieurs causes, comme une évolution différente de la population active par exemple. Tout ne s'explique donc pas par la réduction du temps de travail. Mais, si l'on imputait toute cette évolution aux 35 heures, ce qui n'est certainement pas le cas, on aboutirait à une baisse plus rapide du taux de chômage d'environ 0,5 point, ce qui représente entre 100 000 et 150 000 emplois. C'est donc le gain maximal en emplois qui me semble pouvoir être imputé à la baisse de la durée du travail. Il me semble difficile d'aller au-delà, car on ne voit pas pourquoi il y aurait des créations d'emplois qui auraient été compensées par d'autres phénomènes.

On se focalise trop souvent sur les seuls effets directs des 35 heures en termes d'emploi, alors qu'il faut aussi prendre en compte les effets indirects, par le jeu des déplacements d'équilibres macroéconomiques. C'est pourquoi le troisième graphique présente l'évolution de la part des exportations françaises de produits manufacturés dans l'ensemble des exportations de la zone euro entre 1994 et 2003. Il permet d'associer l'impact du choc économique important qu'a représenté la baisse de la durée du travail sur l'équilibre des entreprises - sur leur localisation par exemple - avec d'autres données, comme la part de marché à l'exportation.

Je voudrais maintenant formuler deux observations.

La première concerne les délais d'ajustement, qui rendent à mon sens douteuse, au stade actuel, toute évaluation des 35 heures et a fortiori l'évaluation de la DARES datant de 2000. Une réduction brutale de la durée du travail introduit des éléments de contrainte. Dans le contexte de forte demande externe et interne de l'année 2000, en France comme dans le monde, j'estime qu'il est vraisemblable que des embauches contraintes aient été faites par les entreprises, afin de compenser la baisse de la durée du travail. Elles y étaient d'ailleurs plus ou moins obligées par les accords de l'époque.

Ces emplois contraints sont-ils pérennes ? On peut légitimement se poser la question, car le contexte économique actuel est totalement différent. Les entreprises sont amenées à faire des efforts de productivité et de compression des coûts pour pouvoir tenir leur place dans la demande mondiale. Le retour aux tendances longues de notre équilibre macroéconomique a de fortes chances de corriger ces effets de court terme, dont j'ai estimé l'ampleur à 100 000 ou 150 000 emplois. La notion même d'emploi créé est contingente, un emploi peut en effet être créé une année, mais disparaître deux ans après. On peut donc craindre que les emplois contraints créés il y a deux ou trois ans ne disparaissent progressivement, d'autant plus que les 35 heures ont très probablement contribué à créer des perturbations macroéconomiques.

Je reviens au graphique présentant l'évolution de la part des exportations françaises dans les exportations de la zone euro entre 1994 et 2003. Cette part était globalement stable, avec quelques oscillations, de 1994 à 1999. Elle a nettement décroché à partir de 1999. Je ne peux pas dire que c'est l'effet des seules 35 heures et le phénomène s'explique sans doute par plusieurs causes. Cependant, le fait que les entreprises françaises se soient trouvées contraintes sur le plan de leur offre, qu'elles aient vu leurs marges écornées par l'effet des 35 heures, ne peut que conduire à s'interroger sur la relation pouvant exister entre les 35 heures et la compétitivité de nos entreprises sur les marchés extérieurs. En tout cas, le raisonnement économique ne contredit pas l'existence d'un lien résultant d'un effet aussi important sur l'offre.

En conclusion, je dirais qu'on ne peut pas déterminer, de manière sérieuse, aujourd'hui l'effet sur l'emploi de la baisse de la durée du travail. En toute hypothèse, il est clair que les pronostics émis en 2000, prévoyant la création de 700 000 emplois, ne reposaient sur aucune base sérieuse. Les évaluations actuelles varient entre zéro et 300 000 emplois créés. Notre propre évaluation porte sur 100 000 à 150 000 emplois créés au moment où la demande finale était forte. Je ne sais pas ce qu'il en restera, après les ajustements actuellement à l'œuvre et la recherche de gains de productivité.

Même en retenant les hypothèses optimistes de créations d'emploi, le coût par emploi de la mise en œuvre des 35 heures est plutôt élevé pour les finances publiques, par rapport aux autres mesures de politique de l'emploi.

J'estime donc que les 35 heures ont contribué à une certaine érosion de notre compétitivité externe, sans toutefois que l'on puisse mesurer leur rôle exact dans cette évolution.

Enfin, même si je me suis limité aux mesures économiques, il ne faut pas oublier les conséquences sociales des 35 heures, qui ont apporté à ceux qui en bénéficient, soit un salarié sur deux, un surcroît de loisirs.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : M. le directeur, vous vous êtes livré à une analyse assez critique de la méthode qui a été retenue par la DARES dans son étude de décembre 2000. Or, il semble que cette méthode soit la seule employée par les pouvoirs publics pour l'évaluation des 35 heures, à moins que le directeur de l'INSEE ne me contredise tout à l'heure. Cette méthode consiste, rappelons le, à procéder à une généralisation à partir de données recueillies sur un échantillon d'entreprises ayant opté pour les 35 heures.

Pouvez-vous nous dire si d'autres évaluations publiques, reposant sur une méthode différente, ont été réalisées, à l'époque ou actuellement ?

Vous semblez préférer une méthode macroéconomique, en comparant notamment l'évolution du taux de chômage en France et dans la zone euro. Avez-vous actualisé la note que vous aviez rédigée pour le rapport du commissariat général au Plan, au troisième trimestre 2001 ?

Enfin, vous avez laissé entendre que la réduction du temps de travail pouvait avoir un effet accélérateur sur la création d'emplois, que vous avez qualifié d'effet d'aubaine pour certains en période de croissance. Confirmez-vous que les lois Aubry, en limitant l'offre de travail, ont limité la capacité de production et ont donc un effet défavorable en période de retournement de conjoncture ?

Cette méthode, que vous avez suivie pour élaborer les graphiques que vous nous avez montrés, peut-elles être étendue jusqu'en 2006 ?

M. le Président : Notre mission s'intéresse aussi au coût de la baisse de la durée du travail. Vous avez parlé d'un coût supplémentaire de 7 milliards d'euros par rapport à ce qui résultait des allégements de charges antérieurs. Pouvez-vous préciser comment vous êtes parvenu à ce chiffre et ce qu'il signifie ?

M. Jean LE GARREC : M. le directeur, je me permets tout d'abord de vous faire remarquer, mais c'est secondaire, que jamais, à ma connaissance, et je crois que je suis bien placé pour le savoir, le chiffre de 700 000 emplois créés n'a été avancé.

Je suis d'accord avec vous quand vous recommandez la prudence lorsqu'on cherche à évaluer l'effet des 35 heures, car il y a des mutations qui se produisent et des rééquilibrages qui se font. Je connais les travaux de l'INSEE, de la DARES et du Commissariat général au Plan et je viens de prendre connaissance de vos travaux. La fourchette varie entre 150 000 et 385 000 emplois créés grâce aux 35 heures. Il est donc difficile de déterminer quelle est la situation réelle. Je loue donc votre prudence.

J'ai été très intéressé par votre tableau sur le contenu en emploi de la croissance dans les pays d'Europe sur la période 1997-2002. Le contenu en emploi de la croissance en France sur cette période est dans la moyenne de la zone euro. Toutefois, dans les années antérieures, il me semble qu'il fallait en France une croissance supérieure à la moyenne de la croissance de la zone euro, et particulièrement de l'Allemagne, pour obtenir les mêmes résultats en terme d'emplois. Il ne faut donc pas se contenter d'examiner la période 1997-2002, mais regarder les années antérieures. Je n'ai pas les chiffres précis en tête, mais il me semble qu'il fallait à la France un point de croissance en plus pour aboutir à la même création d'emplois.

On constate par ailleurs, dans le même tableau, que les gains de productivité en France ont été nettement supérieurs à ceux des autres pays de la zone euro. Il y a donc bien quelque chose qui s'est produit. Ces gains se sont, sans doute, parfois traduits par une intensification excessive du travail. Je suis d'autant plus à l'aise pour le dire, que je le craignais.

Le raisonnement macroéconomique est certes intéressant, mais il a ses limites. Vous l'avez d'ailleurs dit vous-même et je pense que vous avez raison d'être prudent sur la corrélation entre l'évolution de la part de la France dans les exportations de la zone euro et les 35 heures. Il est toujours facile de comparer deux phénomènes, mais je pense que l'évolution des exportations de la France est liée à bien d'autres facteurs que la réduction du temps de travail.

Dernière remarque, les négociations pour la mise en place des 35 heures dans les entreprises ont été l'occasion d'améliorer le fonctionnement et l'organisation de certaines d'entre elles. Là, nous passons de la macroéconomie à la microéconomie. C'est très important. J'ai été pendant très longtemps responsable d'un service d'organisation dans une très grande entreprise, je sais donc à peu près de quoi je parle. Il est important de mesurer aussi les effets microéconomiques des 35 heures.

Enfin, il faut, en outre, se garder de ne prendre en compte que les effets économiques des 35 heures. Vous ne le faites d'ailleurs pas. Il y a, par exemple, les effets induits sur l'environnement des entreprises ou sur la création d'autres activités. Ces effets sont difficiles à mesurer, je vous l'accorde, mais personne ne peut les nier.

Mme Marie-Anne MONTCHAMP : M. le directeur, je voudrais revenir sur certains points de votre exposé.

J'ai été intéressée par la question que vous avez soulevée sur la pérennité des emplois créés par les 35 heures. Nous avons besoin de chiffres et de données pour nous permettre d'appréhender l'effet d'aubaine dont ont pu bénéficier les entreprises qui sont passées aux 35 heures les premières et qui étaient en mesure de tirer avantage des premiers textes.

Il me semble également important de regarder, de manière générale, l'effet de la RTT sur le dynamisme des entreprises. J'ai été intéressée, comme Jean Le Garrec, mais peut-être pas pour les mêmes raisons, par les chiffres que vous nous avez communiqués sur les gains de productivité apparente du travail sur la période 1997-2002. Les bons résultats de la France constituent-ils un simple rattrapage de productivité par rapport à ses partenaires ou représentent-ils un gain positif de productivité ? Se sont-ils accompagnés d'une modernisation des firmes ou d'une simple remise à niveau des situations organisationnelles antérieures, qui ne serait pas génératrice d'emplois sur une longue période ?

M. Michel DIDIER : Il n'existe pas de modèle permettant d'évaluer avec certitude les effets des 35 heures. C'est en en utilisant un, que la Banque de France ou la DARES, je ne sais plus, était arrivée au chiffre de 700 000 emplois créés.

M. Jean LE GARREC : Ce chiffre n'a jamais été retenu.

M. Michel DIDIER : Il a en tout cas été largement débattu, même s'il n'a pas été retenu comme objectif officiel par le gouvernement de l'époque.

En tant que directeur de Rexecode, je me suis toujours refusé à donner des estimations prévisionnelles d'emplois créés par les 35 heures. En effet, j'estime que les économistes ne disposent pas des outils nécessaires à une telle prévision. Pourquoi ? C'est très simple. Les modèles sont bâtis sur l'observation du passé. Les économistes analysent les cycles économiques afin de déceler des constances permettant d'établir des relations. Comment trouver des constances sur un choc unique dans l'histoire économique française et absent de l'histoire économique de nos voisins ? Ces prévisions ne peuvent donc être que des paris.

J'ai fait une analyse critique des chiffres avancés par la DARES. Cela ne veut pas dire que la DARES ait mal travaillé. Je veux simplement souligner le fait que les méthodes employées ont leurs limites.

Le Rapporteur m'a demandé si la note rédigée pour la commission Rouilleault avait été actualisée. Je peux lui répondre par l'affirmative et me propose de vous transmettre l'intégralité de cette note, lorsqu'elle sera finalisée.

S'agissant de la question des créations d'emploi en période de croissance ou de récession, les lois Aubry se sont traduites par moins d'heures de travail pour produire des biens et des services. Dans l'industrie, il est possible de gagner en productivité. Dans les services en revanche, c'est plus délicat. Ainsi, dans le petit village où je vais en vacances, le supermarché et le restaurant ferment plus tôt. Je connais par ailleurs deux boutiques de mon quartier qui ont dû fermer, car elles ne pouvaient plus payer leurs employés avec l'horaire réduit. Ce sont des exemples très concrets. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect, car nous aurons tous à en subir les effets. Ces effets de percolation progressive dans tout le tissu économique du choc majeur, qu'a constitué cette réduction brutale du temps de travail de 10 %, sont très importants. Cela va continuer, ne sous faisons pas d'illusions. Il me semble donc qu'il est encore trop tôt pour faire un bilan final.

Je suis d'accord avec M. Le Garrec, il faut prendre en compte la situation antérieure pour analyser le contenu en emploi de la croissance. Je ne sais pas s'il fallait effectivement un point de croissance supplémentaire par rapport à nos voisins européens pour que la France bénéficie d'une même croissance des emplois. J'ai, pour ma part, en tête un chiffre plus proche d'un demi point. Il me semble que celui d'un point de croissance est plus ancien et remonte au début des années 1970.

M. Jean LE GARREC : Vous admettez que la France devait donc avoir une croissance supérieure pour bénéficier des mêmes effets positifs sur l'emploi que ses voisins.

M. Michel DIDIER : Je ne peux pas vous donner de chiffre exact, mais cet écart s'est beaucoup réduit au cours des dernières années.

Ce qui est important, en ce qui concerne l'analyse des 35 heures et de la politique de l'emploi en général, c'est qu'il s'est produit dans les années 1990 un phénomène général très important et dont on n'a pas encore mesuré toute l'ampleur : le ralentissement très marqué de la substitution du capital au travail. L'investissement a, d'ailleurs été très faible pendant de nombreuses années. Aujourd'hui, il y donc plus d'emplois dans un point de croissance qu'il n'y en avait il y a dix ans. C'est un phénomène que l'on observe à l'échelle européenne et qui n'a rien à voir avec les 35 heures. Il s'explique, en partie, par le fait que le régime de croissance a changé. Elle se fait désormais sans inflation et avec un équilibre qui s'est établi en ce qui concerne le partage entre les salaires et les profits. Ce contexte est relativement favorable à l'emploi. Heureusement d'ailleurs, car sinon, les taux de chômage en Europe seraient supérieurs à ce que l'on observe aujourd'hui.

Je suis d'accord avec M. Le Garrec, la contrainte représentée par la mise en place des 35 heures a obligé les entreprises à porter un nouveau regard sur elles-mêmes, afin d'essayer de produire autant en moins d'heures de travail. On peut donc dire que les 35 heures ont été un élément favorable aux gains de productivité en France. C'est d'ailleurs une spécificité française : les Français travaillent peu en nombre d'heures, en nombre de jours, peu dans la vie, mais ceux qui travaillent sont très productifs. Cependant, je ne sais pas s'il est bon que très peu de gens soient très productifs, car cela représente une pression pour eux, alors que beaucoup de gens ne travaillent pas. C'est un autre sujet que celui des 35 heures, mais ce n'est pas complètement différent, car c'est aussi une forme de réduction du temps de travail et de réduction de la quantité de travail fourni.

Une question portait sur la pérennité des emplois créés par les 35 heures. Est-ce qu'une partie des emplois, qui ont pu être créés par la contrainte des 35 heures, risque, dans un contexte de pression compétitive plus forte, marquée par l'arrivée de nouveaux compétiteurs internationaux, d'être les premiers à être supprimés ? Je ne sais pas, mais je puis vous assurer que la contrainte est très forte.

La question des coûts dépasse la question des 35 heures, car elle revient à se demander jusqu'où la politique de baisse des charges doit aller. Je m'interroge sur ce point. La baisse des charges sociales n'est pas en soi une mauvaise politique, mais il faut bien se rendre compte qu'il s'agit là d'une baisse différenciée, et donc d'une redistribution des cotisations sociales. En effet, si l'on baisse les charges sociales sur les bas salaires, il faut bien les augmenter par ailleurs, généralement sur les hauts salaires. Ces baisses atteignent 7 milliards d'euros, puis 15 milliards d'euros et bientôt plus de 20 milliards d'euros. Elles vont bientôt représenter un des tout premiers budgets publics. C'est un problème, d'autant plus que le gouvernement cherche des crédits pour conforter des budgets « proactifs » pour la croissance à venir, comme celui de l'enseignement supérieur ou de la recherche. Or, les baisses de charges sociales sont surtout des dépenses défensives, puisqu'elles visent à éviter la hausse du coût du travail et à réinsérer dans le monde du travail des personnes qu'on a commencé par exclure en raison du niveau élevé du salaire minimum. Cette redistribution du coût salarial vient grever le prélèvement obligatoire de la Nation, qui n'est pas extensible à l'infini, alors qu'il y a par ailleurs des dépenses actives que le gouvernement n'arrive pas à inscrire dans ses programmes prioritaires.

C'est une problématique majeure que je relie à d'autres. La France est-elle attractive pour les divers talents ? La priorité est donnée à la réinsertion de personnes non qualifiées, alors que des personnes qualifiées ne restent pas toujours travailler sur notre territoire pour apporter leur contribution. Cette question n'est pas sans lien avec celle des 35 heures, en raison du coût des allègements de charges sociales.

M. Jean-Charles TAUGOURDEAU : Vous pensez donc qu'une baisse des charges sur les bas salaires ne peut être compensée que par une hausse des charges sur les hauts salaires. Je pensais naïvement que le nombre de cotisants sur les bas salaires augmentant, le montant des cotisations finalement perçues par l'Etat augmentait aussi.

M. Michel DIDIER : Il y a du vrai dans ce que vous dites. Si la baisse des charges sur les bas salaires conduisait à une augmentation de deux millions du nombre de travailleurs par exemple, l'Etat serait certes bénéficiaire. Mais, dans une situation où l'on estime les créations d'emplois induites par les lois Aubry à 380 000 au maximum, l'impact sur les finances publiques est négatif.

M. Jean-Charles TAUGOURDEAU : Le problème, c'est qu'on n'a pas le droit d'augmenter le déficit.

M. Michel DIDIER : Je ne sais pas si c'est une question de droit, mais il est sûr que je ne préconiserais pas qu'on augmente le déficit à l'infini, sous peine de détruire l'emploi pour de bon.

M. Pierre COHEN : J'ai l'impression que vous avez davantage exposé votre point de vue personnel sur les 35 heures, qui est résolument hostile, que développé des arguments sérieux et convaincants pour démontrer qu'elles ont représenté un coût pour l'économie française et sont une « plaie » pour elle. La période récente l'a prouvé : baisser les charges pour augmenter le nombre des cotisants n'est pas une solution. Il faut avant tout s'attacher à créer le plus d'emplois possibles, pour résoudre les problèmes de retraite et de sécurité sociale.

Vous avez évoqué le petit village où vous passez vos vacances. Mais, après la loi votée par la majorité actuelle, le secteur de la restauration n'est plus, que je sache, concerné par l'application des 35 heures. Ce n'est qu'un exemple.

Selon vous, le principal effet des 35 heures est d'avoir renchéri le coût du travail. Or, pourquoi ne pas profiter justement de la période de croissance que nous avons connu pour améliorer les conditions de travail ? Il faut identifier tous les éléments favorisant la productivité. Or, le fait de travailler moins en est un. Je n'ai pas entendu cet argument dans votre exposé. On sait très bien, par exemple, qu'en France les cadres du secteur des hautes technologies sont plus productifs que les cadres américains et japonais, car ils sont présents dans leurs entreprises durant des plages horaires plus favorables à l'efficacité et à une meilleure productivité. Peut-être que, dans certains secteurs, les 35 heures ont eu des effets défavorables en terme de coût. Cependant, il faut reconnaître aussi qu'elles ont créé une dynamique propice à l'amélioration de la productivité dans de nombreux secteurs.

M. Jean LE GARREC : J'admets que l'on puisse ouvrir un débat sur la question de la baisse des charges. Mais, dans ce cas, il faut rappeler que celle-ci n'est pas imputable seulement aux 35 heures, puisque les gouvernements Balladur et Juppé avaient mis en place des dispositifs de cette nature.

M. Michel DIDIER : Je ne considère pas, M. Cohen, que les 35 heures soient une « plaie », pour reprendre votre expression. Je me suis borné à essayer d'analyser leurs effets économiques. Je suis tout à fait conscient des conséquences positives qu'elles peuvent avoir, en terme de loisirs supplémentaires pour nos concitoyens, par exemple. Je pense que c'est, pour un certain nombre de nos compatriotes, un avantage, sinon les lois Aubry n'auraient pas bénéficiées du soutien de nombreux salariés. Simplement, ces gains ne sont pas chiffrables, ou alors ils le sont d'une autre manière. Je me suis contenté d'une analyse économique, c'est pour cela que je n'ai pas insisté sur ces effets bénéfiques.

Je suis d'accord avec M. Le Garrec, la baisse des charges n'a pas été uniquement provoquée par la baisse de la durée du travail. Il y en a eu avant. Toutefois, les 35 heures ont, à mon sens, changé la signification économique de la baisse des charges. En effet, avant cette réforme, la baisse des charges s'analysait comme une baisse absolue du coût du travail, ce qui permettait aux entreprises d'embaucher plus, puisque le travail leur revenait moins cher. Avec les 35 heures, la baisse des charges permet de compenser la hausse du coût du travail et donc d'éviter des destructions d'emploi.

Corrélativement à la question de la baisse des charges, se pose celle de l'arbitrage entre les différents types de dépenses publiques. Le contenu de la croissance ne peut être négligé. On peut se demander en effet s'il ne faudrait pas, à moyen terme, favoriser des dépenses publiques davantage porteuses d'avenir, en matière d'innovation, de recherche et de croissance. Si, sur le court terme, la baisse des charges peut-être une solution, il n'est pas sûr que la réponse soit identique sur le moyen terme.

M. le Président : Je voudrais pour terminer vous poser trois questions. Avez-vous étudié quelle sera l'évolution du coût du travail, lorsque les baisses de charges prévues par les mécanismes incitatifs de la loi Aubry I prendront fin ? De même, avez-vous mesuré les conséquences des 35 heures sur le pouvoir d'achat des bas salaires ? J'ai été très impressionné par la courbe des exportations françaises. Si le lien entre la baisse de notre compétitivité et la baisse de la durée du travail était avéré, nous serions en présence de très lourdes conséquences pour l'économie nationale. Si, à titre individuel, les Français peuvent légitimement souhaiter travailler moins, ce n'est pas sûr qu'il en aille de même collectivement. Il est aussi légitime de se demander si la baisse de la durée du travail a des effets positifs ou négatifs sur la compétitivité de notre économie. Quelle est donc, selon vous, la part de responsabilité de la baisse de la durée du travail dans la baisse de la compétitivité internationale de la France que l'on constate à partir de 1999 ?

M. Michel DIDIER : Je crois que les allégements de charges ne pourront pas s'interrompre. Il est impossible de les arrêter brutalement sans supprimer des centaines de milliers d'emplois. Mais, après tout, il ne s'agit pas de dépenses à strictement parler. Cela revient, finalement, à rendre notre système de cotisations sociales progressif.

Vous m'interrogez sur le pouvoir d'achat des salariés. Il faut distinguer d'une part le pouvoir d'achat individuel et, d'autre part le pouvoir d'achat global.

Si la modération salariale s'accompagne d'une hausse de l'emploi, le pouvoir d'achat global des salariés n'est pas atteint. Simplement, le pouvoir d'achat de chacun croît un peu moins vite.

Je pense que la modération salariale permettait d'augmenter un peu plus les créations d'emploi en France. Il faut un partage de la masse salariale qui soit plus favorable à l'emploi. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé. Les 35 heures ont forcé le trait, car cette réforme a représenté un choc important. Mais, il est clair que la modération salariale a permis de limiter l'impact de la réforme sur le coût du travail. Heureusement d'ailleurs !

La modération salariale est un phénomène que l'on retrouve dans les pays qui connaissaient à la fois inflation et hausse assez rapide des salaires, c'est-à-dire les pays du sud de l'Europe, dont la France faisait partie.

M. le Président : Il y a donc eu perte du pouvoir d'achat individuel des salariés ?

M. Michel DIDIER : L'augmentation du pouvoir d'achat a été moins forte que s'il y avait eu moins d'emplois créés. Il faut se rappeler que c'est ce qui s'est passé auparavant. Pendant une vingtaine d'années, la France n'a pas connu de croissance de l'emploi, le partage de la masse salariale se faisait entièrement en augmentations de salaire. C'était l'ajustement par le chômage. Cette situation était malsaine et il était donc nécessaire d'y remédier. Les 35 heures se sont inscrites dans cette perspective et ont encouragé la modération salariale, qui a permis d'atténuer l'impact sur les coûts salariaux. Individuellement, les salariés qui étaient pourvus d'un emploi on pu le regretter. Mais, je crois que pour la collectivité nationale, c'est plutôt une bonne évolution.

L'économie est complexe. On ne peut pas prouver que la baisse de la durée du travail a entraîné une baisse de la compétitivité. Mais, il existe de fortes présomptions. En effet, tous les raisonnements économiques suggèrent qu'un choc de coûts n'est pas favorable à la compétitivité. Par ailleurs, je constate que, depuis 2000, notre compétitivité se réduit. A partir de là, chacun conclut comme il l'entend. Je crains cependant qu'il y ait un lien entre les deux phénomènes. Il est important de ne pas se tromper pour l'avenir.

M. le Président : M. Didier, je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à nos questions.

Audition de M. Jean-Michel CHARPIN,
directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Michel Charpin, directeur général de l'INSEE, ancien commissaire général au Plan. Vous êtes accompagné de M. Didier Blanchet, chef du département des études économiques de l'INSEE, et de M. Brunon Crépon, qui appartient au département de recherche. Je vous remercie également d'être avec nous aujourd'hui.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre expérience au commissariat général au Plan et vos fonctions actuelles à l'INSEE nous seront précieuses. Vous avez mis en place en 2001 une commission pour dégager les enseignements de l'observation de ce processus. Nous entendrons d'ailleurs prochainement le président de cette commission, M. Henri Rouilleault.

Vous nous direz comment les constatations de cette commission peuvent être actualisées et si l'institut que vous présidez actuellement entend engager des travaux de recherche sur les conséquences des 35 heures.

M. Jean-Michel CHARPIN : Je vous remercie d'abord de m'avoir invité. Dans cette introduction, je vais tenter de vous éclairer sur les travaux menés par l'INSEE au sujet des conséquences de la réduction du temps de travail.

Je ne parlerai guère des travaux aujourd'hui très anciens qui ont été faits avant que la réduction du temps de travail ne devienne une politique volontariste. Je voudrais tout de même les mentionner, pour mémoire, à l'attention de votre rapporteur et de ses collaborateurs, car ils ont joué un certain rôle dans le débat. Il s'agit de travaux réalisés par l'INSEE, principalement dans les années 1970, à partir de modèles macro-économétriques qui furent établis sur des périodes n'incluant pas de mesures volontaristes de réduction du temps de travail, puisque le temps de travail diminuait effectivement à l'époque, mais de manière spontanée. La durée légale de 40 heures était en effet inférieure à la durée effective du travail, ce qui donnait de la marge aux entreprises et aux organisations de travailleurs pour qu'elles s'entendent spontanément pour réduire le temps de travail, branche par branche, sans que ceci nécessite ni modification du dispositif législatif ni subventions particulières : cela se passait sans intervention d'argent public.

L'article, écrit en 1979 par Gilles Oudiz, Emmanuel Raoul et Henri Sterdyniak dans le numéro 111 de la revue mensuelle de l'INSEE Economie et statistique sous le titre « Réduire le temps de travail : quelles conséquences ? », est une référence représentant bien les travaux de l'époque. Ces travaux ont un intérêt historique : ils ont été menés avant l'expérience d'une politique volontariste de réduction du temps de travail et sont donc moins riches et moins pertinents que des études qui peuvent se fonder aujourd'hui sur l'observation d'un processus organisé de réduction du temps de travail.

Lorsque la politique de réduction du temps de travail a été enclenchée, le système statistique public s'est posé explicitement la question du dispositif d'observation et d'évaluation de la réduction du temps de travail. Il y était d'ailleurs encouragé par les lois organisant la réduction du temps de travail, qui avaient pris en compte les nécessités de l'observation et de l'évaluation. Dans ce cadre, c'est la direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail, la DARES, qui a pris en charge le dispositif d'observation au-delà des enquêtes standards. Parmi ces dernières, il faut mentionner l'enquête ACEMO (activités et conditions d'emploi de la main d'œuvre) du ministère du travail et l'enquête Emploi de l'INSEE. Un dispositif spécifique d'observation a été mis en place, prévoyant notamment le traitement exhaustif des conventions et l'observation des modalités de la réduction du temps de travail dans un certain nombre d'entreprises. Ce dispositif a été confié à la DARES, ce qui est tout à fait conforme à la répartition usuelle du travail entre l'INSEE et les services statistiques ministériels. En effet, l'INSEE est traditionnellement responsable des infrastructures statistiques et des statistiques structurelles, cependant que les services statistiques ministériels sont tournés vers les statistiques conjoncturelles spécialisées.

La DARES a donc publié la plupart des études et statistiques sur la réduction du temps de travail. De ce fait, c'est également la DARES qui s'est lancée la première dans les évaluations globales de ses effets. Elle l'a fait en suivant une méthode exposée dans de nombreuses publications, dont nous pourrons vous fournir la liste exhaustive, consistant à comparer, dispositif par dispositif, les entreprises qui ont recouru à la réduction du temps de travail à celles qui sont restées à 39 heures en « contrôlant », comme disent les statisticiens, c'est-à-dire en neutralisant, les effets tenant au secteur, à la taille et à la tendance antérieure de l'emploi. Selon ces estimations, la réduction du temps de travail a eu un effet positif sur l'emploi au cours de la période 1997-2003 de 350 000 emplois nets créés, à la suite de l'application de la loi Robien, de la loi Aubry I et de la loi Aubry II. Cela représente environ 20 % des emplois nets créés sur cette période.

Ces estimations effectuées par la DARES ont été reprises par d'autres organismes, dont l'INSEE, à diverses occasions. D'abord sous la signature de Stéphane Jugnot, de la DARES, dans la dernière édition (2002-2003) des Données sociales, dont j'indique qu'il contient quatre articles sur les conséquences de la réduction du temps de travail. Elles ont été reprises aussi comme base des estimations utilisées par l'INSEE à la fois dans ses Notes de conjoncture régulières et dans les chapitres sur l'emploi des éditions annuelles de Portrait Social, y compris dans la dernière édition sortie il y a deux semaines.

M. le Président : De quand datent les estimations de la DARES ?

M. Jean-Michel CHARPIN : Les premières estimations datent de 2000. Elles ont été ensuite régulièrement actualisées selon la même méthode.

Ces estimations ont aussi été reprises dans le rapport du commissariat général du Plan, dont Henri Rouilleault viendra vous parler.

Les estimations de la DARES peuvent être soumises à trois critiques méthodologiques.

Première critique : elles négligent les effets de bouclage macroéconomique. Dans la méthode de la DARES en effet, il est supposé qu'il ne se passe rien dans les entreprises qui n'ont recouru à aucun dispositif. Or, on peut très bien imaginer que la modification de l'environnement général ait eu des conséquences pour ces entreprises également.

Deuxième critique : ces estimations négligent le phénomène dit d'autosélection. Les entreprises prennent leurs décisions de façon rationnelle. Si une entreprise choisit de recourir à un dispositif de réduction du temps de travail, c'est parce qu'elle a jugé qu'elle se trouvait dans une situation suffisamment favorable pour appliquer ce dispositif, ou en tout cas plus favorable que ne l'est la situation d'autres entreprises qui, au même moment et dans les mêmes conditions, décideraient d'attendre et de ne pas recourir au dispositif. Le biais d'autosélection peut se traduire de plusieurs manières. Le cas le plus normal est celui d'une entreprise jugeant que, compte tenu de ses caractéristiques, elle ne subira pas de coûts élevés en réduisant le temps de travail, alors que d'autres entreprises peuvent avoir jugé que leur situation ne leur permet pas de passer aux 35 heures. D'autres entreprises peuvent avoir choisi de passer aux 35 heures parce qu'elles se trouvaient dans une situation de prospérité ou bénéficiaient de gains de productivité très élevés, indépendamment de la réduction du temps de travail.

La troisième critique est commune à quasiment toutes les méthodes envisageables, qui sont impuissantes à donner des informations sur les effets à long terme de la réduction du temps de travail. Seul le temps qui passe permettra de savoir quels sont ces effets.

Malgré ces trois limitations, les estimations de la DARES restent une base sérieuse d'appréciation des effets économiques de la réduction du temps de travail.

Depuis un peu plus d'un an, l'INSEE dispose des fichiers détaillés, apurés et transmis par la DARES, notamment des enquêtes ACEMO relatives à la réduction de la durée du travail. Nous pouvons donc nous aussi effectuer des analyses approfondies. J'aimerais vous en signaler deux.

Nous avons d'abord réalisé un appariement de ces fichiers avec les enquêtes trimestrielles de conjoncture réalisées dans l'industrie. Le but était d'étudier les tensions sur les facteurs de production résultant de la réduction du temps de travail. Cette recherche a été publiée par Marie Leclair dans la revue Economie et statistique (n° 359-360, 2002) sous le titre « Réduction du temps de travail et tensions sur les facteurs de production ». Sa conclusion principale est que, au moins à court terme, des tensions sont apparues sur les capacités de production et sur les effectifs consécutivement à la réduction du temps de travail, et particulièrement dans les entreprises passées aux 35 heures. Il semble que ces tensions soient en voie de résorption, sans que celle-ci résulte d'un ajustement par la production, ce qui serait le pire des scénarios, mais au contraire à la suite d'embauches et d'investissements.

Nous avons ensuite lancé une recherche, menée par Bruno Crépon, ainsi que Marie Leclair et Sébastien Roux, visant à traiter principalement la limitation à laquelle se heurtent les études de la DARES, les effets d'autosélection. Cette recherche, qui est encore en cours, utilise des méthodes statistiques complexes pour traiter du biais d'autosélection, et aussi de certains effets de bouclage, ainsi que de leurs conséquences sur la productivité et sur l'emploi. Cette recherche n'est pas achevée - nous avons prévu de la publier en juin 2004 - mais elle est suffisamment avancée pour que je vous dise qu'elle permet de confirmer l'existence de biais d'autosélection, à savoir le fait que « les entreprises elles-mêmes font leurs calculs ».

La réduction du temps de travail n'a pas eu d'impact sur les seules variables économiques, comme les salaires, les profits ou les finances publiques. Elle a eu aussi des conséquences sur les conditions de travail et sur les conditions de vie. Les informations en cette matière sont moins nombreuses qu'en matière économique. Toutefois, les enquêtes de la DARES et de l'INSEE fournissent quelques éléments d'appréciation des changements résultant dans ces domaines de la réduction du temps de travail. La principale est l'enquête « Réduction du temps de travail et modes de vie » effectuée par la DARES et dont les résultats ont fait l'objet de plusieurs publications. L'INSEE a d'ailleurs, dans la dernière édition de Données sociales, publié un résumé des résultats de cette enquête, sous la signature de Dominique Méda et Renaud Orain.

Voilà, M. le Président, ce que je voulais rappeler en introduction. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : J'ai beaucoup apprécié votre exposé. J'ai noté les critiques méthodologiques que vous aviez adressées aux recherches de la DARES, même si vous avez noté qu'aucune recherche n'en était exempte. Ces études semblent, par ailleurs, être la seule source sur l'évaluation des effets en emploi des 35 heures.

Si j'ai bien compris, l'INSEE s'est inspiré des travaux de la DARES pour quantifier les créations d'emplois dues aux 35 heures. Pouvez-vous nous le confirmer ?

L'INSEE prévoit-il, au-delà du programme de travail que vous avez indiqué, d'apporter une contribution plus lourde ne reprenant pas la méthodologie de la DARES ?

J'aimerais, en outre, avoir des précisions sur les aspects financiers des 35 heures. Pouvez-vous évaluer leur coût brut pour les finances publiques ?

Les 35 heures ont aussi des aspects psychologiques et sociaux. Je pense notamment aux effets de la modération salariale. Les publications de l'INSEE laissent entendre que cette modération salariale est liée aux accords de réduction du temps de travail et concerne surtout les bas salaires. Pouvez-vous le confirmer ?

Quels sont selon vous les effets psychologiques de la réduction du temps de travail ? Les différentes catégories de salariés portent-elles le même jugement sur les 35 heures ? Qu'en pensent les cadres ? Peut-on dire que la satisfaction croît lorsqu'on s'élève dans la hiérarchie de l'entreprise ?

M. Philippe VUILQUE : M. Didier, directeur de Rexecode, nous a dit, que, selon lui, il était particulièrement difficile de mener une évaluation fiable à court terme des effets de la réduction du temps de travail sur l'emploi. Pensez-vous qu'aujourd'hui, alors que nous sommes dans le court terme, il est possible de procéder à une évaluation sérieuse, économique, financière, voire sociétale ? Si ce n'est pas le cas, quel est le délai nécessaire pour faire une évaluation fiable, sereine et sans arrière-pensées des 35 heures ? En tout état de cause, les évaluations de la DARES, même si elles ne sont pas exemptes de critiques, constituent, vous l'avez dit, une base sérieuse qui peut, à court terme, être une référence.

M. Nicolas PERRUCHOT : M. le directeur général, vous avez mentionné le chiffre de 350 000 emplois créés par la loi Robien et les lois Aubry.

Existe-t-il une statistique différenciant, parmi ces emplois, les emplois publics des emplois privés ?

Pouvez-vous, par ailleurs, nous indiquer si, à l'INSEE, des statistiques sur la géographie de ces créations d'emploi sont disponibles ? On a parfois le sentiment qu'elles ont beaucoup plus bénéficié aux grandes métropoles qu'aux petits villages de province.

M. Pierre COHEN : La principale critique que vous adressez à la méthode suivie par la DARES concerne les effets d'autosélection. Vous avez par ailleurs mentionné une recherche menée par l'INSEE visant à neutraliser ces effets.

Pourquoi donnez-vous tant d'importance à ces effets d'autosélection ? Les adversaires des 35 heures soutiennent que la loi était une loi couperet et qu'elle a imposé la réduction du temps de travail, mais quand vous parlez d'autosélection, c'est bien pour souligner le fait que certaines entreprises, et pas d'autres, ont choisi d'entrer dans tel ou tel dispositif.

M. le Président : Les évaluations sur le nombre d'emplois créés par les 35 heures sont divergentes. M. Didier, directeur de Rexecode, avance le chiffre de 150 000 emplois. Il nous a montré un tableau très intéressant mettant en parallèle l'évolution du chômage en France et dans la zone euro. Le décrochage qui apparaît correspond à ce nombre de 150 000. Les estimations de la DARES semblent sujettes à caution. A combien estimez-vous, en tant que directeur général de l'INSEE, le nombre d'emplois créés par les 35 heures ?

Si les évaluations des créations d'emplois sont divergentes, celles sur le coût pour les finances publiques ne le sont pas. Toutes dépenses confondues, il semble que l'on puisse l'évaluer à 15 milliards d'euros. Confirmez-vous ces chiffres ?

Notre mission s'intéresse aussi aux conséquences de la mise en œuvre des 35 heures sur le tissu économique de notre pays. Au-delà des créations d'emplois, êtes-vous en mesure de déterminer ces conséquences, notamment sur la production intérieure ou sur les exportations et la compétitivité en général ?

M. Jean-Michel CHARPIN : M. le rapporteur, il est usuel que, à l'intérieur du système statistique public, les services se répartissent la tâche afin d'éviter de se retrouver en concurrence, ce qui représenterait un gaspillage de ressources publiques - que la commission des finances de l'Assemblée nationale aurait tôt fait, à juste titre, de dénoncer ! Par conséquent, lorsqu'un dispositif d'observation doit être mis en place, nous nous concertons afin qu'un seul service en prenne la responsabilité, la DARES dans le cas de la réduction du temps de travail. C'est la routine, nous veillons en permanence à ce que le travail ne soit pas fait en double, c'est la moindre des choses. Cela n'empêche pas l'INSEE de mener ses propres travaux, qui ne sont d'ailleurs pas négligeables.

La méthode de la DARES n'est pas sans limites, mais elle n'entre pas dans la même catégorie que la courbe sur l'évolution du chômage que vous a présentée M. Didier. Cette courbe relève de l'illustration, pas de la méthode économétrique. La méthode de la DARES est fruste, mais elle est professionnellement reconnue. Ce sont des calculs approfondis, pas un dessin.

M. le Président : Les courbes décrivant l'évolution du chômage au niveau européen ne sont quand même pas de simples dessins.

M. Jean-Michel CHARPIN : Le travail de la DARES peut être critiqué, mais son niveau d'élaboration est tout autre que celui de ces courbes. L'analyse a été faite entreprise par entreprise pour déterminer, à secteur et à taille donnés, quelle a été l'évolution des effectifs. Du point de vue de l'appareillage méthodologique, vous voyez bien qu'on est à une autre échelle.

On peut distinguer trois catégories : les méthodes « impressionnistes » ; celles qui sont professionnellement reconnues, mais qui reposent sur l'hypothèse d'absence d'autosélection ; et celles qui cherchent à neutraliser le biais d'autosélection. C'est à cette dernière catégorie que l'INSEE travaille, sous la direction de M. Crépon.

Je voudrais signaler à M. le rapporteur que la dernière édition de Portrait social contient des éléments sur l'évolution des salaires. On constate une certaine modération salariale ces dernières années, manifestement liée à la réduction du temps de travail. Vous pourrez trouver dans cette publication les chiffres par catégories d'entreprises. Toutefois, ces éléments ne tiennent pas encore compte du rattrapage des SMIC. Nous sommes actuellement en phase de convergence des SMIC, avec suppression des SMIC multiples. Les bas salaires vont donc augmenter assez rapidement, ce qui posera sans doute des problèmes, inverses de ceux de la période précédente.

Pour appréhender les effets « psychologiques » des 35 heures, la meilleure source est l'enquête de la DARES intitulée « Réduction du temps de travail et modes de vie ».

Cette enquête nous apprend notamment que le critère du genre est décisif. En effet, les hommes sont assez satisfaits de la réduction du temps de travail et, fait particulièrement intéressant, ils le sont de façon uniforme, sans distinction entre l'ouvrier non qualifié et le cadre. En revanche, chez les femmes, on constate de grandes différences entre les catégories sociales : les femmes très qualifiées sont extrêmement satisfaites de la réduction du temps de travail, alors que les ouvrières le sont peu. Il existe donc, pour le genre féminin, un « critère de variabilité » auquel il convient d'attacher une certaine importance.

Au fur et à mesure que les enquêtes de routine menées par l'INSEE se dérouleront, nous aurons des renseignements complémentaires sur des évolutions dont certaines pourront être attribuées à la réduction du temps de travail. Mais cela se fera progressivement, le temps passant.

Je dirai à M. Vuilque qu'une estimation des effets à court terme des 35 heures a un intérêt en tant que tel. Une politique a des effets instantanés, notamment sur l'emploi, qui méritent d'être mesurés. Ils ne préjugent pas des effets à long terme, qui peuvent être plus ou moins forts ou même opposés. En tant que tels, ils sont un élément de la réalité que nous vivons. Une politique de relance salariale, par exemple, a ainsi certainement des effets positifs sur l'emploi à court terme, alors que ce sera beaucoup plus douteux à long terme. Il s'agit de deux registres différents.

J'indiquerai ensuite à M. Perruchot que les emplois créés par les 35 heures l'ont été très majoritairement dans le secteur privé. Dans la sphère de l'Etat, aucun emploi n'a été créé ; dans celle des collectivités locales, je crois que les effets ont été limités. Il faut mentionner essentiellement les créations d'emploi dans le secteur hospitalier, même si les chiffres ne sont pas considérables.

A ma connaissance, il n'existe aucune étude géographique de ces créations d'emplois. En revanche, il y a des travaux analysant les créations d'emploi par catégorie d'entreprises, notamment en fonction de leur taille. Or, ces catégories ne sont pas neutres en terme de répartition sur le territoire.

La question de l'autosélection est très importante pour toute évaluation d'une mesure de politique économique. Le risque est de voir une homogénéité dans la population d'entreprises là où, en fait, existe une grande diversité, ce qui modifie fortement l'estimation. Le biais d'autosélection est le plus flagrant dans les premières études de la DARES. Il ne faut pas calculer les effets globaux d'une politique au prorata, par exemple, de ceux qui ont été observés sur le premier tiers des entreprises. On comprend bien qu'il est alors difficile d'apprécier les effets globaux de la politique puisque, par définition, les entreprises qui sont passées les premières aux 35 heures sont celles qui étaient dans les meilleures conditions pour le faire.

Mais le biais d'autosélection ne se limite pas à cet effet. L'étude va certes « contrôler » un certain nombre de variables de l'environnement économique, mais certaines variables lui échappent. Or, elles peuvent avoir joué un rôle dans la sélection des entreprises.

C'est une donnée importante, c'est pourquoi M. Crépon et son équipe travaillent actuellement sur une recherche visant à traiter explicitement le problème de l'autosélection.

M. le Président m'a demandé de juger globalement l'ensemble des effets positifs et négatifs de la réduction du temps de travail. C'est très délicat et ma réserve naturelle m'empêche de porter un tel jugement.

M. le Président : Ce n'est pas ce que je vous ai demandé, M. le directeur général. Permettez-moi de reformuler mes questions.

Une de mes questions concernait la « frustration salariale » et plus précisément le manque à gagner en terme de pouvoir d'achat. Nous n'avons pas les mêmes échos, mais, pour ma part, dans les contacts que j'ai pu avoir, j'ai perçu cette « frustration salariale ». La mise en œuvre des 35 heures a-t-elle pu provoquer cette réaction, notamment parmi les bas salaires ?

Ma deuxième question concernait l'effet des 35 heures tel qu'on peut le lire à la lumière des courbes de l'évolution du chômage en France et dans la zone euro. Ces courbes sont précises, puisqu'on peut tout à fait connaître le niveau de chômage chez nos partenaires européens. Or, elles présentent un parallélisme frappant jusqu'en 1999, date à partir de laquelle le chômage en France semble baisser plus vite que dans les autres pays de la zone euro.

M. Jean LE GARREC : M. le directeur général, vous avez été, comme à votre habitude, d'une très grande précision et vous avez parfaitement posé le problème, dans toute sa complexité. Vous nous avez, en outre, apporté des éléments de référence qui seront utiles à la suite de notre débat.

Vous avez notamment souligné que les hommes étaient uniformément satisfaits des 35 heures, alors que cette satisfaction variait chez les femmes en fonction de leur qualification professionnelle. Il faut s'interroger sur cette variabilité. Elle s'explique sans doute par des raisons liées au travail lui-même, mais aussi par des raisons liées à l'environnement du travail. Disposez-vous d'éléments précis sur ce point ?

La modération salariale a été l'une des données de la négociation. Elle a donc dû se faire sentir. A la lecture du « Portrait social » publié par l'INSEE, j'ai l'impression que la modération salariale est beaucoup plus faible - certains pourront d'ailleurs la juger trop faible - qu'on veut bien le dire.

Le problème des heures supplémentaires est lié à celui de la modération salariale. J'aimerais savoir si l'INSEE a mené des travaux sur cette question. Il semble que l'on constate actuellement un moindre recours, de façon assez soudaine, aux heures supplémentaires. Les salariés prennent donc en compte dans leurs réactions les changements affectant les salaires, mais aussi les heures supplémentaires, alors que celles-ci sont autorisées. Il serait intéressant d'en identifier les raisons.

Ma dernière question porte sur l'évolution de la part des exportations françaises de marchandises dans les exportations de la zone euro. On constate que cette part baisse, surtout à partir de 1998-1999. Le rapport avec les 35 heures est donc vite fait. Quelle est votre opinion sur ce phénomène ?

M. Jean-Michel CHARPIN : M. le Président, je n'ai pas de chiffres précis en tête, mais les travaux de l'INSEE permettent d'estimer la modération salariale qui a résulté des accords sur les 35 heures. Toutefois, cela appartient à l'histoire, car nous sommes actuellement dans une deuxième phase, qui est celle de la convergence des SMIC : les salaires seront donc poussés chaque année vers le haut. On a pu constater un ralentissement des salaires, voire une frustration, mais à l'avenir, c'est le problème inverse qui se posera, à la suite de l'augmentation rapide des bas salaires résultant de la convergence des SMIC. Votre mission devrait se pencher sur ces problèmes futurs !

M. le Président : Vous nous conseillez de ne pas augmenter les bas salaires ?

M. Jean-Michel CHARPIN : Non, je vous conseille simplement de réfléchir aux conséquences de l'augmentation des bas salaires. Les ordres de grandeur sont importants.

Les courbes d'évolution du chômage en France et en Europe sont sûrement utiles, mais il faut bien voir que chacun des pays concernés a sa propre histoire, ses caractéristiques structurelles et ses chocs conjoncturels. Les méthodes analytiques précises pour étudier les effets de la réduction du temps de travail me semblent des outils plus performants que la simple comparaison de courbes d'évolution du chômage, qui agglomèrent toutes sortes d'effets très différents. L'évolution du chômage en France n'est clairement pas influencée par la seule réduction du temps de travail. Mais la conjoncture mondiale influe sur l'évolution du chômage dans tous les pays d'Europe, qui ont en outre chacun sa propre politique budgétaire, ses caractéristiques structurelles, et ont chacun connu une évolution démographique spécifique. Il faut donc faire très attention lorsque l'on cherche à interpréter de telles courbes. Elles sont certes sympathiques car faciles à lire, mais elles sont très synthétiques. Elles n'ont en outre pas le degré de précision méthodologique des instruments utilisés par les statisticiens.

M. le Président : Le parallélisme que l'on observe doit bien avoir une cause.

M. Jean-Michel CHARPIN : Il peut tenir à toutes sortes de raisons. On pourrait en déduire que tout ce qui a été décidé dans les années en question a par définition un effet nul, puisque les deux courbes sont quasiment parallèles.

M. le Président : Mais comment expliquez-vous le décrochage de la courbe française à partir de 1999 ? Ce décrochage représente 150 000 emplois. C'est la démonstration que nous a faite M. Didier, qui paraît mathématiquement juste. C'est une querelle de chiffres, j'aimerais savoir qui a raison.

M. Jean-Michel CHARPIN : Le statisticien que je suis - M. Didier en est un aussi, mais il était sans doute ici dans un autre rôle - vous dit que ces 150 000 emplois sont dus à de multiples phénomènes : la réduction du temps de travail, mais aussi l'évolution démographique ou la politique économique et budgétaire en particulier. Dans ces conditions, il serait extrêmement hasardeux d'imputer ces 150 000 créations d'emplois à la seule réduction du temps de travail. Cela serait un raccourci méthodologique...

M. le Président : C'est moins alors ?

M. Jean-Michel CHARPIN : Ca peut être moins, ça peut être plus. Disons que la méthode a un degré de rusticité qui ne permet pas de conclure.

Je renvoie M. Le Garrec aux articles de Dominique Méda sur la satisfaction des salariés en fonction de leur genre et de leur qualification. Vous trouverez dans ces articles l'exploitation des enquêtes par catégories de structure familiale. La grande variabilité qui apparaît dans la population féminine est fortement liée à la vie quotidienne de la famille, à la façon de s'occuper des enfants, à la question de savoir si on fait les courses et les formalités au cours de la semaine ou pendant le week-end.

Au sujet de l'évaluation des effets de la réduction du temps de travail sur les heures supplémentaires et sur la compétitivité, je passe la parole à M. Didier Blanchet.

M. Didier BLANCHET : Pour évaluer l'effet de la réduction du temps de travail sur les heures supplémentaires, nous disposons des sources nécessaires, mais je ne peux pas vous donner de réponse, car un certain recul est indispensable. Les déclarations annuelles de Données sociales constituent la source principale pour évaluer l'évolution des rémunérations perçues, donc incluant les heures supplémentaires. D'une année sur l'autre, elles sont utilisées pour évaluer l'évolution de la distribution des salaires. La comparaison année après année étant fragile, il faut toutefois plusieurs années de recul pour poser un diagnostic fiable.

La chute de la part des exportations françaises dans les exportations de la zone euro illustre la difficulté des comparaisons sur séries temporelles. La réduction du temps de travail et son incidence sur le coût du travail pourraient être un facteur explicatif de la baisse apparente de la compétitivité française. Mais avant de tout attribuer à la réduction du temps de travail, il faut s'assurer qu'il n'y a pas d'autres facteurs pouvant expliquer l'écart constaté. Ainsi, entre la France et l'Allemagne, on peut relever la différence de structures des exportations, par exemple le fait que l'Allemagne bénéficie d'exportations vers des pays dans lesquels la reprise est plus précoce.

Nous avons lancé des travaux sur la compétitivité, similaires à ceux qui ont été cités précédemment au sujet des effets des 35 heures sur les goulots d'étranglement et les difficultés de recrutement. Les enquêtes de conjoncture comportent des questions sur la compétitivité telle qu'elle est subjectivement perçue par les entreprises. Nous avons tenté des rapprochements entre cette observation et le fait que l'entreprise soit passée ou non aux 35 heures. A ce stade, nous avons encore beaucoup de mal à faire ressortir des effets significatifs, mais cela ne présage de rien, car nous retombons sur la difficulté à contrôler l'hétérogénéité.

M. Jean-Michel CHARPIN : Je laisse la parole à M. Bruno Crépon, pour qu'il vous apporte des précisions sur l'autosélection.

M. Bruno CREPON : L'autosélection est le problème crucial de toutes les méthodes d'évaluation, qui sont basées sur la comparaison entre la situation d'une entreprise passée aux 35 heures et ce qu'aurait été sa situation si elle n'était pas passée aux 35 heures. C'est une discipline scientifique bien établie et reconnue.

Prenons un exemple, celui des grandes entreprises. On constate qu'elles sont passées beaucoup plus facilement que les autres aux 35 heures, car le coût est pour elles beaucoup plus faible. Elles disposent en effet de tous les outils de négociation nécessaires, le dialogue social à l'intérieur de ces entreprises étant généralement très nourri. Par ailleurs, surtout en période de reprise, ce sont ces entreprises qui créent le plus d'emplois. Par conséquent, si l'on compare le taux de croissance des entreprises qui sont passées aux 35 heures avec celui des entreprises qui ne sont pas passées aux 35 heures, on mesurera plus le fait qu'il y a des grandes entreprises dans l'échantillon des entreprises ayant adopté la réduction du temps de travail que l'effet propre de la réduction du temps de travail.

Les travaux de la DARES avaient cherché à contrôler les effets liés au secteur et à la taille. Nos travaux se situent dans le prolongement des études de la DARES. Nous essayons de prendre en compte la multitude de facteurs pouvant affecter tant le choix d'une entreprise de passer aux 35 heures que l'évolution spontanée de ses embauches si elle n'était pas passée aux 35 heures. Mais ces facteurs sont très nombreux et il est impossible de tous les mesurer.

M. Jacques BOBE : M. le directeur général, vous avez indiqué que les 35 heures avaient eu davantage d'effets dans le secteur privé que dans le secteur public, tout en faisant la distinction entre l'Etat et les collectivités territoriales.

J'ai le sentiment que l'incidence des 35 heures dans les collectivités territoriales a été plus importante qu'il n'y paraît par rapport à l'Etat. Par ailleurs, cette incidence n'est pas la même selon la taille des collectivités territoriales. Contrairement à ce qui a pu être observé dans le secteur privé, on constate que plus la taille de la collectivité territoriale est importante, plus l'incidence des 35 heures est significative. L'INSEE a-t-il mené une étude - ou va-t-il le faire - sur ces questions ?

Dans les collectivités territoriales, beaucoup des personnels travaillaient sous le statut « emploi jeune » ou « contrats emploi solidarité ». Un certain nombre de ces personnels semble avoir été embauché par contrat à durée indéterminée lors du passage aux 35 heures. Disposez-vous de chiffres confirmant cette impression ?

M. Pierre COHEN : Quand j'observe les courbes d'évolution des taux de chômage en France et dans la zone euro, je constate la présence de pics différentiels et donc l'absence de parallélisme parfait entre les deux courbes, ce qui réduit la portée des propos de M. Didier.

Quant à l'évolution de la part de la France dans les exportations de la zone euro, je voudrais rappeler que le dollar a décroché par rapport à l'euro vers 1999-2000, ce qui a pu influer sur l'évolution de cette part. Je suis bien placé pour le savoir puisque la région toulousaine, dont je suis l'élu, abrite des activités aéronautiques liées aux exportations.

M. le Président : Le décrochage du dollar a eu lieu en 2002.

M. Pierre COHEN : Ce qui importe, c'est de ne pas prendre pour argent comptant une courbe. Il faut s'attacher à faire une analyse précise.

Par ailleurs, M. le directeur général, vous nous avez fait part d'études soulignant que les femmes cadres étaient plus satisfaites des 35 heures que les femmes touchant de bas salaires. J'aimerais savoir si vos études ont mis en avant une corrélation entre cette moindre satisfaction et les secteurs où l'exploitation est très forte et où les acquis sont remis en cause. Les 35 heures ne sont peut-être pas la seule cause de l'insatisfaction de ces femmes.

M. Jean-Charles TAUGOURDEAU : M. le directeur général, vous avez parlé des grands groupes, qui ont touché des aides colossales pour le passage aux 35 heures. Que se passera-t-il lorsque les emplois concernés ne seront plus aidés ? J'aimerais savoir par ailleurs si, dans ces grands groupes, l'intérim, c'est-à-dire la précarisation de l'emploi, s'est développé.

M. Jean-Michel CHARPIN : L'INSEE publie régulièrement des travaux sur l'emploi dans les collectivités territoriales, mais je n'ai pas souvenir que ces travaux aient cherché à isoler, dans les évolutions globales, un « effet 35 heures ». De façon générale, je m'aperçois que je n'ai pas dit grand-chose des effets des 35 heures sur les finances publiques. Mais l'INSEE n'est pas le mieux outillé pour calculer ces effets. Je vous suggère de poser ces questions au directeur du budget du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, M. Duhamel, ou au directeur de la prévision de ce ministère, M. Tavernier, lors de leurs auditions par votre mission. Ils doivent disposer d'estimations à la fois sur les effets bruts et sur les effets nets qui seront plus satisfaisantes que celles que nous pourrions vous fournir.

Les effets budgétaires sont complexes. Ils se répartissent en trois catégories : les compensations de charges sociales liées directement aux 35 heures ; les dépenses directes, notamment pour la main-d'œuvre supplémentaire, par exemple dans le secteur hospitalier ; les effets induits complexes, en particulier ceux concernant les dispositifs d'allégement des charges sociales directement affectés par l'augmentation rapide du SMIC.

M. Cohen m'a interrogé sur la satisfaction des femmes par rapport aux 35 heures. L'enquête de la DARES, dont s'est servi Dominique Méda pour écrire les articles auxquels je faisais allusion tout à l'heure, repose sur un questionnaire adressé aux salariés les interrogeant directement sur les effets de la réforme des 35 heures. Cela suppose que les salariés sachent faire la part des choses, mais il ne s'agit pas d'une enquête générale sur les conditions de vie ou sur les conditions de travail.

M. Taugourdeau, je n'ai pas connaissance d'une étude prévisionnelle sur l'évolution du dispositif d'aide.

M. Jean-Charles TAUGOURDEAU : J'ai posé ma question en parallèle à ce que vous avez dit sur le lissage des SMIC.

M. le Président : Ce n'est pas la direction de l'INSEE qui peut répondre à cette question, mais vous aurez sans doute l'occasion de la reposer.

Je vous propose, M. le directeur général, que nous vous fassions parvenir un questionnaire contenant l'ensemble des questions qui n'ont pas pu être abordées compte tenu du temps limité dont nous disposons aujourd'hui.

M. Jean-Michel CHARPIN : C'est une formule qui me paraît tout à fait adaptée.

M. le Président : Je vous remercie, M. le directeur général.

Audition de M. Jean-Denis COMBREXELLE,
directeur des relations du travail
(ministère de l'emploi, du travail et de la cohésion sociale)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous accueillons M. Jean-Denis Combrexelle, directeur des relations du travail au ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans les fonctions qui sont les vôtres depuis janvier 2001, vous êtes particulièrement bien placé pour nous préciser comment la réduction du temps de travail s'est effectivement mise en place dans les entreprises, notamment en ce qui concerne ses conséquences sur la négociation collective et le dialogue social. Vous nous direz également dans quelles conditions est mise en œuvre la loi du 17 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail et à l'emploi, dite « loi Fillon ».

Je souhaiterais, tout particulièrement, que vous nous donniez votre point de vue sur les modalités concrètes de la réduction du temps de travail selon les différentes catégories de salariés, cadres et bas salaires, au regard notamment de ses conséquences en matière de temps libéré et de modération salariale.

M. Jean-Denis COMBREXELLE : Le dossier des 35 heures est l'un des gros dossiers de la direction des relations du travail, qui s'occupe depuis une quinzaine d'années de l'aménagement et de la réduction du temps de travail. Ce dossier revêt pour nous deux aspects. D'une part, nous accompagnons l'élaboration des textes, qu'il s'agisse de lois, de règlements ou de circulaires interprétatives. D'autre part, nous assurons le lien avec les partenaires sociaux : c'est la direction des relations du travail, en effet, qui procède à l'extension des conventions de branche. Notre poste d'observation est donc privilégié.

Je voudrais faire une série de remarques concernant le droit du travail, le dialogue social, les entreprises et les salariés.

S'agissant du droit du travail, j'ai le sentiment que les lois Aubry - et surtout la loi Aubry II - ont représenté un « pic » législatif et réglementaire, même s'il ne faut pas caricaturer. Cela s'explique par le fait que le renvoi à la négociation suppose un minimum d'encadrement, qui implique une certaine complexité de la règle législative.

Nous avons été confrontés à des problèmes d'appropriation et de connaissance de ces textes, non seulement dans les très petites entreprises, mais aussi chez les directeurs des ressources humaines des grandes entreprises, les négociateurs, les juges et l'inspection du travail. Très peu de personnes possèdent la réglementation de la réduction du temps de travail dans son ensemble : même les spécialistes se « cassent les dents » parfois sur ces textes ! Quant à l'opinion publique et à la presse, elles ne maîtrisent pas les notions de durée légale du travail et de durée effective du travail, ce qui a des conséquences sur le débat politique.

La loi du 17 janvier 2003 a procédé à un rééquilibrage. L'idée principale qui guide cette loi est celle d'un renvoi plus large à la négociation et d'une simplification, avec la fin du régime des SMIC multiples et des définitions plus souples du régime des cadres : en cela, cette loi n'est pas une pure réforme technique. Mais, elle ne remet pas non plus en cause le principe même des 35 heures. Elle se situe à mi-chemin, car elle comprend des aménagements et des assouplissements.

A ce jour, compte tenu des informations dont nous disposons, en dépit des éléments très importants contenus dans cette loi, relatifs notamment au contingent et au niveau de rémunération des heures supplémentaires, elle reste encore peu utilisée. Ainsi, très peu de branches ont modifié le contingent des heures supplémentaires, sujet pourtant très sensible. On peut citer le cas de la branche de la poissonnerie, qui est passée à 230 heures de contingent. De la même façon, il y a environ quatre branches qui ont utilisé les possibilités offertes par la loi Fillon concernant le niveau de rémunération des heures supplémentaires.

Autrement dit, les grandes et les moyennes entreprises n'ont pas voulu remettre en cause les accords qui avaient été précédemment passés, car ils correspondaient à des équilibres souvent difficiles et délicats. Quant aux très petites entreprises, elles sont restées, pour la plupart, structurellement aux 39 heures, sans changer véritablement leur mode d'organisation.

Je voudrais attirer votre attention sur une question importante, qui n'est pratiquement jamais abordée : celle des rapports entre le droit interne du travail et le droit communautaire. Le droit communautaire ne traite pas la question de la réduction du temps de travail. En revanche, il est de plus en plus exigeant sur la notion de temps de travail effectif. Or, notre droit national réduit le temps de travail. La confrontation de ces deux logiques peut aboutir à des situations très sensibles pour certains secteurs d'activité. Ainsi, la Cour de justice des communautés européennes a jugé que le temps de veille est du temps de travail effectif. Pour le secteur médico-social, le cumul de cette règle communautaire avec le droit national, qui limite le temps de travail à 35 heures, cause des difficultés particulières. Si vous le souhaitez, je pourrai préciser ce point.

S'agissant maintenant du dialogue social, 200 branches sur près de 300 ont passé un accord sur les 35 heures. Comme le relèvent de façon continue les bilans de la négociation collective, les lois Aubry ont provoqué un accroissement très sensible du nombre des accords d'entreprise et d'établissement. On est passé d'environ 6 000 accords d'établissement à près de 35 000. L'interprétation de ces chiffres est sujette à polémique, les uns disant que les lois Aubry ont permis de « vivifier » le dialogue social, les autres avançant que ces chiffres ne sont pas significatifs, car la négociation était une obligation posée par la loi.

En tant que directeur des relations du travail, je souhaite faire deux remarques.

Sans vouloir promouvoir un consensus technocratique, il me semble que ce sont les négociations majoritaires et dérogatoires au niveau de l'entreprise, lancées par les lois Aubry, qui ont été reprises par les partenaires sociaux en 2001 et ont été étendues par le projet de loi Fillon sur le dialogue social, en discussion dans quelques semaines au Parlement. Autrement dit, on constate que se crée et se développe progressivement un mode de négociation dérogatoire et majoritaire au niveau de l'entreprise.

Je voudrais par ailleurs souligner, quelles que soient les appréciations positives ou négatives que l'on peut porter sur les lois relatives aux 35 heures, qu'il est extrêmement important que le niveau élevé de négociation dans les entreprises se maintienne, même pour des sujets allant bien au-delà des 35 heures, dès lors que l'on veut renforcer la négociation dans l'entreprise plutôt que dans la branche. Il reste que la négociation au niveau des entreprises suppose des effectifs, des compétences et de la disponibilité. Quelque chose a été créé au niveau des entreprises, et il est important que cela subsiste.

Les petites entreprises n'ont manifestement pas pu absorber les 35 heures, en dépit des dispositions spécifiques et transitoires prévues par les lois. Le secteur des hôtels, cafés et restaurants est à cet égard assez caractéristique. Une étude de la DARES qui vient de sortir met en avant le fait que la principale difficulté invoquée par les petites entreprises pour mettre en place les 35 heures n'est pas le coût, mais bien la complexité de la règle.

En revanche, dans les grandes entreprises, les 35 heures ont suscité une réflexion et une avancée en matière d'organisation du travail, qui s'est traduite par le renforcement de la productivité. Le bilan me semble globalement positif, et on a d'ailleurs pu constater l'absence de renégociations véritables à la suite de l'adoption de la loi Fillon.

Le secteur médico-social est dans une position difficile, notamment en raison de l'application des dispositions sur le travail de nuit - sans même parler des hôpitaux publics, qui obéissent à un régime spécifique de droit public. Je pense surtout aux associations, qui ont généralement des budgets assez serrés et qui se heurtent à des difficultés pour calculer les temps de veille ou les temps d'astreinte. Elles pressent constamment les pouvoirs publics afin d'obtenir une modification ou un assouplissement des dispositions en la matière.

Concernant les salariés, je voudrais aborder trois points.

Le premier porte sur le sentiment de dévalorisation du travail, qui a été parfois mis en lien avec les 35 heures. Je ne souhaite pas entrer dans une polémique en cette matière, mais il me semble que le rapport au travail des jeunes générations est différent de celui des aînés. Ces derniers avaient une posture de sacrifice pour l'entreprise que l'on ne retrouve pas chez les jeunes cadres, y compris ceux de haut niveau. On aurait pu penser que les cadres rejetteraient, d'une certaine façon, les 35 heures. Cela a peut-être été le cas des cadres dirigeants, mais ils sont hors du champ de la loi sur les 35 heures proprement dite. Mais les cadres moyens ou supérieurs, notamment les jeunes générations, utilisent, profitent et ont une appréciation très positive des 35 heures.

Il serait toutefois dangereux pour les entreprises de considérer que la seule cause du sentiment diffus de dévalorisation du travail serait les 35 heures. Il faut prendre en compte le phénomène plus large, que l'on retrouve d'ailleurs au niveau européen, d'un rapport nouveau au travail.

Le deuxième point concerne le lien entre les 35 heures et les conditions de travail. Il faut être prudent, car les études en la matière sont encore lacunaires et trop récentes. Il me semble que l'application des 35 heures a provoqué une concentration du temps de travail. On constate par ailleurs chez les salariés un sentiment de dégradation de leurs conditions de travail. Leur appréciation sur les 35 heures est plutôt positive : 66 % d'entre eux pensent qu'elles leur apportent un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Mais l'appréciation de ces mêmes salariés sur leurs conditions de travail est beaucoup plus mesurée, voire négative. Sans faire nécessairement le lien, on constate actuellement une augmentation du stress et des troubles psychosociaux, qui traduisent un certain inconfort dans le travail, notamment dans le secteur des services. C'est ce qui explique que la notion de harcèlement moral, que l'on retrouve dans notre législation, ait rencontré un certain succès. Il me semble que ces phénomènes dépassent, là aussi, les 35 heures.

Le troisième point concerne mon inquiétude quant au risque que se créent des « fossés » entre les salariés, avec d'un côté les salariés des grandes entreprises bénéficiant, de garanties importantes et des 35 heures effectives, et de l'autre les salariés des petites entreprises, qui ne bénéficieraient pas de ces avantages. On a le sentiment que, en fonction de la taille de l'entreprise et de son secteur d'activité, se créent des îlots de modes de vie au sein des entreprises. Sans prôner l'application d'un droit du travail uniforme, il faut assurer une certaine convergence des modes et des organisations de travail. C'est un problème de justice sociale. C'est aussi un problème économique, car les entreprises sont sur le marché du travail, et l'on peut craindre, compte tenu des perspectives démographiques, que la concurrence ne porte sur les conditions de travail offertes ou non par telle ou telle entreprise.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Ma première question concerne les rapports entre le droit communautaire et notre droit interne. On constate un certain éloignement entre ces deux droits, n'est-ce pas préoccupant ?

Je voudrais aussi vous interroger sur les aspects qualitatifs de la réduction du temps de travail, que vos fonctions vous permettent d'observer et d'analyser.

Validez-vous, de manière qualitative, le fait que la modération salariale, qui a été l'un des éléments des négociations sur les 35 heures, se soit concentrée sur les bas salaires ? L'INSEE confirme ce fait de manière quantitative. Cela pourrait expliquer que ce soient les bas salaires, ou les salariés peu qualifiés, qui expriment le plus de réticence par rapport aux 35 heures.

La flexibilité, qui se traduit par la prise en compte de l'annualisation du temps de travail, semble avoir été la norme dans les grandes entreprises, et pourrait expliquer que la dégradation des conditions de travail ait été plus forte pour les salariés qui y travaillent.

Existe-t-il des études concernant la concentration par taille d'entreprises des exonérations de charges sociales et des aides ?

Vous avez indiqué que la législation sur la réduction du temps de travail avait eu des conséquences importantes sur la relation au travail. Existe-t-il des études sur les modifications des modes de vie et des habitudes de consommation liées aux 35 heures ?

M. Philippe VUILQUE : Je voudrais revenir sur les relations sociales. Avez-vous constaté, après la mise en place des 35 heures, un changement de comportement des organisations syndicales et des directions d'entreprise ? L'obligation de négocier a-t-elle été, selon vous, un véritable déclencheur ? Il me semble qu'il y a un « avant-35 heures » et un « après-35 heures » concernant les relations sociales.

Vous avez souligné le fait que les petites entreprises éprouvent des difficultés à passer aux 35 heures à cause de la complexité de la règle, plutôt que pour des raisons de coût - contrairement à ce qu'on a pu dire à l'époque. Ne croyez-vous pas que cela tient aussi aux caractéristiques du marché du travail propres à ces entreprises ? Je pense notamment à l'hôtellerie, secteur dans lequel les salaires sont bas et les conditions de travail plus que précaires.

Vous avez dit très justement que le sentiment de dévalorisation du travail n'était pas le même selon les générations. Pensez-vous que, même si la réforme des 35 heures n'avait pas eu lieu, l'approche du travail par les jeunes générations aurait été la même ?

M. Christian DECOCQ : M. le directeur, vous nous avez dit que les grandes entreprises n'ont pas voulu renégocier les accords à la suite de la loi Fillon, pour ne pas remettre en cause des équilibres difficilement obtenus. J'ai du mal à me faire à l'idée que les grandes entreprises renoncent à la renégociation en raison de la seule difficulté de la tâche. Le confirmez-vous ? Ou bien, ces grandes entreprises ont-elles trouvé des avantages importants concernant les salaires et leur organisation interne, avantages sur lesquels elles ne veulent pas revenir, et au sujet desquels nous ne sommes peut-être pas suffisamment informés ?

Vous avez dit que les 35 heures ont été l'occasion de renforcer le niveau de négociation et de densifier le dialogue social. C'est une tendance qui se généralisera semble-t-il. N'y a-t-il pas un paradoxe à considérer que le dialogue social continuera à se développer, alors même que le taux de syndicalisation des employés dans les entreprises est très faible ? Les partenaires sociaux et les représentants des salariés ont une légitimité institutionnelle certaine, mais ils pourraient avoir à souffrir de cette faible représentativité qui baisse, vis-à-vis des salariés eux-mêmes.  

M. Pierre COHEN : Quand vous nous dites que les petites entreprises éprouvent des difficultés à passer aux 35 heures en raison de la complexité de la règle, qu'entendez-vous exactement par là ? S'agit-il de la démarche en amont et de ses éléments de dialogue et d'accord, ou bien de la difficulté de gestion - en dehors de toute question de coûts - que l'entreprise pourrait rencontrer une fois passée aux 35 heures ?

Je partage votre point de vue sur le risque de voir se creuser un fossé entre les salariés travaillant 35 heures et ceux travaillant 39 heures. De plus, parmi les salariés de la première catégorie, il y a ceux qui travaillent dans une entreprise où les 35 heures ont été mises en place de façon organisée et ont été bien intégrées, et ceux qui subissent une pression du fait des 35 heures. Le débat politique, entendu au sens large, sur les 35 heures n'apporte pas toujours la sérénité souhaitable dans les conditions de travail.

Je voudrais savoir ce que le directeur des relations du travail que vous êtes veut dire quand il nous décrit cette injustice existant entre les salariés travaillant 35 heures, soit environ 50 % des salariés, et ceux travaillant 39 heures ? Avez-vous des propositions pour y mettre fin ?

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : M. le directeur, avez-vous étudié les effets des 35 heures sur l'intérim et la précarisation du travail ?

Au niveau des petites et moyennes structures, avez-vous évalué les créations d'emploi nettes résultant des 35 heures ?

Avez-vous analysé l'évolution positive des petites et moyennes structures ? Les capacités de développement et de création d'emploi de ces entreprises peuvent facilement être appréciées statistiquement. Les 35 heures ont-elles donné un « coup de frein » dans ce domaine, en raison de la peur qu'elles ont engendrée, justifiée ou non?

Vous avez évoqué les conditions de travail en disant que les salariés pouvaient avoir une impression de moindre confort. Avez-vous analysé le « décrochage » de cadres d'expérience dans les grandes entreprises ? Ces cadres, qui jusqu'alors ne comptaient pas leur temps et leur énergie, ont vu leurs services se désertifier à partir de 16 heures, ou les mercredis et vendredis après-midi. N'ont-ils pas eu du coup tendance à rentrer dans le système et à appliquer les mêmes horaires ?

Avez-vous remarqué si des avantages ont été apportés dans d'autres domaines aux groupes comme Axa, Vivendi ou la Générale des eaux, ou dans leur secteur d'activité, favorables dès le début aux 35 heures ?

M. Philippe TOURTELIER : La négociation porte notamment sur la flexibilité et sur la modération salariale. Elle n'est acceptable que si l'on « s'y retrouve » dans le temps. J'ai cru lire que la grande distribution avait renégocié son accord ou envisageait de le faire. Le confirmez-vous ? Savez-vous comment les rapports entre la flexibilité et la modération salariale, qui sont plus ou moins choisis ou plus ou moins contraints, ont été traités dans le secteur de la grande distribution ?

La difficulté des petites entreprises à mettre en œuvre la réduction du temps de travail ne s'expliquerait-elle pas aussi par la faiblesse des effectifs ? Pouvez-vous nous faire part de solutions innovantes ou de pistes pour rétablir l'équité ?

M. le Président : M. le directeur, vous nous avez parlé de la dégradation des conditions de travail. Je souhaite mettre ce fait en relation avec l'aspiration légitime de nos concitoyens à travailler moins. La question se pose en effet de savoir ce qui prévaut chez les salariés : l'aspiration à avoir plus de temps libre ou la volonté de travailler dans des conditions plus agréables ?

Je ne suis pas d'accord avec ce que j'ai entendu, notamment de la part de M. Cohen, sur les raisons expliquant les difficultés de mise en œuvre des 35 heures dans les petites entreprises. Il faut d'abord se mettre d'accord sur ce que l'on entend par petite entreprise, mais il me semble que dans les très petites entreprises, notamment artisanales ou commerciales, c'est le coût trop important et la difficulté à recruter du personnel qui représentent les principaux obstacles à la réduction du temps de travail.

J'ai constaté, lors de la négociation de l'accord passé au sein de ma collectivité - qui emploie 2 200 personnes, ce qui n'est pas négligeable - que certaines catégories de personnel ont vu leur revenu baisser de 20 % à la suite de l'application des 1 550 heures de travail annuel. Une telle baisse est considérable pour des personnes touchant de bas salaires. Je pense notamment au cas des personnes travaillant dans les équipes de maintenance ou dans la police municipale, qui faisaient des heures supplémentaires. Elles se sont engagées dans des dépenses familiales et ont fait des emprunts, et se retrouvent dans des situations catastrophiques à la suite de cette baisse brutale de leurs revenus.

Est-il acceptable que la grande réforme sociale, annoncée par Mme Aubry, ait conduit à la mise en place d'une France à deux vitesses, avec d'un côté les personnes travaillant 35 heures et de l'autre celles travaillant 39 heures ? Quel est votre avis d'expert sur cette situation ? Quelle solution pouvez-vous proposer ?

M. Jean-Denis COMBREXELLE : M. le rapporteur m'a interrogé sur les rapports entre le droit communautaire et le droit national. La Cour de justice des communautés européennes a rendu, le 3 octobre 2000 et le 9 septembre 2003, deux arrêts, dits « Simap » et « Jaeger », assimilant le temps de veille au temps de travail effectif. Nous sommes actuellement en pourparlers avec nos partenaires européens pour étudier les possibilités de modifier la directive de 1993 sur le temps de travail. Il ne s'agit, bien sûr, pas de remettre en cause les fondements de cette directive, qui limite le temps de travail pour des raisons de sécurité et de santé, mais d'introduire une certaine souplesse dans le décompte du temps de travail effectif, notamment en ce qui concerne les équivalences et les « temps gris », les temps de trajet et les temps de veille par exemple.

Mes collègues de l'INSEE ou de la DARES seraient plus compétents que moi pour répondre à la question de M. le rapporteur sur le lien entre les 35 heures et la modération salariale. Ma réponse sera celle d'un directeur des relations du travail ayant en charge l'extension des conventions de branche. Nous avons constaté qu'est arrivé un moment où la plupart des partenaires sociaux étaient dans le flou en ce qui concernait les rapports entre les SMIC multiples et le SMIC. Par conséquent, la distinction entre le SMIC, la garantie mensuelle de rémunération (dite GMR) et d'autres notions n'était pas toujours bien faite dans les conventions collectives. Vous pourrez d'ailleurs constater que nous mentionnons régulièrement ces difficultés dans le bilan de la négociation collective. Sans faire de lien économétrique, je dirais que la complexité de ces questions est telle qu'elle a affecté nécessairement les conditions de négociation du niveau des salaires, notamment ceux qui étaient les plus proches du SMIC et les salaires minima. Il était donc urgent que les SMIC multiples soient supprimés le plus rapidement possible au profit d'un SMIC unique.

Il est vrai que les grandes entreprises avaient « plus de mou » pour assurer la flexibilité. Elles ont utilisé tous les ressorts contenus dans les lois Aubry concernant la modulation, le temps partiel et l'annualisation. Mais les lois Aubry sont relativement récentes. On est donc encore loin d'avoir dressé leur bilan économique et social complet.

M. Vuilque m'a interrogé sur les conséquences des lois Aubry sur les négociations. En observant les chiffres, on constate une brusque augmentation de la négociation au niveau de l'entreprise et au niveau de l'établissement, puisque 35 000 accords d'établissement ont été signés. Les lois Aubry ont donc été un déclencheur. Quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur les 35 heures, il me paraît très important que cette compétence soit préservée. Un des enjeux du projet de loi du gouvernement actuel sur le dialogue social est de faire passer le centre de gravité de la négociation de la branche à l'entreprise. Mais si, en face de l'employeur, il n'y a personne sachant négocier, et disponible pour cela, on se heurtera à un mur. Il me semble donc important de préserver la dynamique - j'emploie le terme le plus neutre possible - des 35 heures pour maintenir ce niveau important et intéressant des négociations au niveau de l'entreprise.

La France est le pays européen où le taux de syndicalisation est le plus faible. Hors secteur public, ce taux est de 5 %. Raison de plus pour tout faire pour que les salariés ayant accepté de rentrer dans le jeu de la négociation au niveau de l'entreprise gardent cette habitude.

Je suis d'accord avec M. Decocq, la difficulté de renégocier les accords obtenus sur les 35 heures n'est pas la seule raison pour laquelle les grandes entreprises n'y ont pas procédé. Je veux toutefois souligner que les grandes entreprises ont trouvé dans les négociations sur les 35 heures l'occasion de mettre à plat un certain mode d'organisation. Il y a eu du « donnant-donnant », et les grandes entreprises ont pu renouveler leurs méthodes et leur management à cette occasion. Cela a été difficile pour certaines, et les grandes entreprises considèrent qu'elles ont intérêt à ne pas toucher à l'équilibre atteint. Cela explique qu'elles ne se soient pas précipitées sur les assouplissements prévus par la loi Fillon.

Le coût du passage aux 35 heures est bien sûr un élément important permettant d'expliquer l'attitude des petites entreprises face aux 35 heures. Il reste qu'une étude, que la DARES vient de publier, montre que 41,4 % des dirigeants de petites entreprises invoquent l'augmentation des coûts et 44,8 %, la complexité du texte.

M. Cohen m'a demandé ce que j'entendais exactement par « complexité » des 35 heures. C'est subjectif, mais j'ai le sentiment que cette complexité désigne un ensemble. Il est très difficile d'entendre un discours clair et pédagogique sur les 35 heures, du fait de la grande technicité de la question. C'est pourtant une matière qui a un impact direct sur la vie quotidienne des gens et des entreprises.

M. Trassy-Paillogues m'a interrogé sur les conséquences des 35 heures sur l'intérim et sur les créations nettes d'emploi. Je pense que mes collègues de la DARES et de l'INSEE sont mieux placés que moi pour vous répondre. On constate que l'intérim est un secteur en pleine transformation et il convient de faire attention à la façon dont il évolue.

Comment résoudre le problème de la France à deux vitesses ? Indépendamment des lois Aubry, les grandes entreprises auraient de toute façon tendance à réduire le temps de travail, ce qui serait plus difficile pour les petites entreprises. Il y a une nécessité, au niveau de la branche, de réfléchir et de négocier sur les conditions de travail. Si on ne le fait pas, les branches et les petites entreprises se retrouveront dans une situation difficile par rapport aux entreprises qui ont plus de moyens et qui sont donc en mesure d'offrir des conditions de travail plus favorables.

M. le Rapporteur : La négociation par branche n'a de sens que si elle est dérogatoire à la loi. Pour certaines entreprises, on constate en effet que le système n'est pas adapté. Nos collègues ont, sur tous les bancs, souligné le problème des petites et moyennes entreprises.

M. Jean-Denis COMBREXELLE : Il appartient au législateur de faire les réformes qui lui apparaissent nécessaires, mais il me semble que le cadre juridique existant, c'est-à-dire les lois Aubry modifiées par la loi Fillon, est déjà souple. Or, cette souplesse semble insuffisamment exploitée. La loi Fillon a assoupli et a simplifié le cadre juridique des 35 heures, notamment en renvoyant à la négociation. Il faut donc d'abord favoriser de véritables négociations au niveau de la branche et au niveau de l'entreprise. S'il apparaît, par la suite, qu'il existe un véritable blocage législatif sur tel ou tel point, il sera alors peut-être temps de procéder à une réforme.

M. le Rapporteur : Vous avez vous-même dit qu'il n'y a pas eu de négociations alors que la loi Fillon le proposait, et vous l'avez d'ailleurs expliqué par le fait que les grandes entreprises, qui pèsent beaucoup dans les branches, n'ont pas intérêt à renégocier une situation profitable.

Ne faudrait-il pas aller plus loin et imposer une obligation de négociation ?

M. Jean-Denis COMBREXELLE : Il y a un problème de posture de l'Etat vis-à-vis des partenaires sociaux. La position commune est de dire que l'Etat doit renvoyer au maximum aux partenaires sociaux, soit au niveau de la branche, soit au niveau des entreprises. Le projet de loi qui se prépare sera, à cet égard, très important.

Ne vaut-il pas mieux utiliser la négociation et le cadre législatif actuel avant de modifier les 35 heures ? Il y a là une appréciation politique à faire. Toutefois, avec ou sans les 35 heures, la négociation serait nécessaire sur les conditions et sur le temps de travail. Et cette négociation se ferait avec ou sans l'Etat.

M. le Président : L'appréciation politique doit porter sur le point de savoir si la souplesse offerte par le cadre juridique actuel est suffisante. Nous nous déciderons à l'issue de nos travaux.

M. Pierre COHEN : Malgré tous les éléments de souplesse qu'offre actuellement le cadre juridique des 35 heures, il reste encore des « noyaux durs » qui ne les utilisent pas. Je pense notamment au secteur de la restauration, vers lequel les jeunes ont du mal à aller, alors qu'il représente un gisement d'emplois. Il faut avoir une vision d'ensemble, qui aille au-delà des 35 heures, afin de permettre à ces secteurs d'être attractifs pour les personnes n'acceptant pas les conditions de travail qui s'y pratiquent actuellement.

M. le Président : La vision d'ensemble dont vous parlez doit donc aussi englober la durée du travail.

M. Pierre COHEN : Pour la restauration, la question ne se pose pas, puisque vous avez décidé que l'obligation des 35 heures ne s'appliquait plus à ce secteur.

M. le Président : Nous recevrons M. Daguin, président confédéral de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie, la semaine prochaine.

M. Jean-Denis COMBREXELLE : Beaucoup de représentants des différents secteurs économiques viennent nous voir pour nous dire qu'ils souhaitent que la loi soit changée, mais j'ai constaté que les partenaires sociaux, employeurs comme salariés, méconnaissent souvent les possibilités offertes par la loi, par exemple dans le domaine du travail de nuit, qu'il s'agisse de la presse régionale ou du secteur du spectacle. Peut-être est-ce parce que la loi n'est pas suffisamment claire. Je ne dis pas qu'il ne faut pas changer la loi - c'est une appréciation politique - je vous fais simplement part de ce fait, qui fausse parfois la discussion.

M. Philippe TOURTELLIER : Pouvez-vous confirmer que le secteur de la grande distribution est en train de renégocier ?

M. Jean-Denis COMBREXELLE : Je crois qu'il y a effectivement une renégociation dans ce secteur.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Pierre-Mathieu DUHAMEL,
directeur du Budget
(ministère de l'économie, des finances et de l'industrie)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Pierre-Mathieu Duhamel, directeur du Budget au ministère de l'économie et des finances.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée depuis 1997 en France. Dans cette perspective, vos fonctions à la tête de la direction du Budget constituent pour nous un observatoire privilégié pour évaluer le coût, pour le budget de l'Etat, de la mise en place des 35 heures.

La polémique sur ce coût est réelle, qu'elle porte sur le coût des allégements de charges ou sur la mise en place de la réduction du temps de travail dans les services publics, et plus particulièrement les hôpitaux.

Les chiffrages relatifs au coût des 35 heures ont provoqué des réactions épidermiques. Notre mission d'évaluation attend donc de votre audition des éléments incontestables.

M. Pierre-Mathieu DUHAMEL : Je vous remercie de m'entendre.

J'ai centré mon intervention sur la relation qu'entretiennent les 35 heures et les finances publiques au sens large, c'est-à-dire le budget de l'Etat, mais également les comptes sociaux. J'essaierai également de donner un aperçu sur un certain nombre d'entreprises publiques de taille significative qui ont été concernées par ce sujet, ainsi que sur la fonction publique territoriale.

En revanche, je serai peu disert sur la dimension strictement économique, qu'elle soit macroéconomique ou microéconomique. D'autres que moi-même, notamment le directeur de la Prévision, sont plus qualifiés pour l'aborder. C'est donc à eux qu'il revient d'apporter leur contribution sous cet angle.

La mise en œuvre de l'aménagement et de la réduction du temps de travail et l'ensemble des conséquences qui en découlent ont déjà eu un impact considérable sur l'évolution des finances publiques depuis 1998, lequel impact continuera à se manifester au cours des prochaines années. Ce ne sera pas sans influence sur le cheminement pluriannuel de rétablissement des comptes publics, présenté par le gouvernement lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2004 et dont le passage devant l'Assemblée nationale vient de s'achever.

Evoquer un sujet aussi complexe suppose quelques précautions de méthode. En premier lieu, il convient de définir avec précision le champ de l'observation : se situe-t-on dans le secteur privé ou dans le secteur public ? Quel est l'impact sur l'ensemble de l'économie ? S'agit-il de coût brut, qui mesure directement le coût pour le budget de l'Etat, ou de coût net, c'est-à-dire le coût brut diminué d'éventuels effets bénéfiques de la mesure prise, notamment en termes de créations d'emplois ?

En second lieu, une autre difficulté provient de ce que l'on mesure un coût par rapport à un scénario de référence, c'est-à-dire par rapport à la situation qui aurait prévalu si on n'avait pas mis en place les 35 heures. En effet, il existait déjà des politiques d'allégement des charges sociales. Que seraient devenus les coûts de ces politiques en l'absence des dispositions nouvelles ? Parle-t-on de coûts instantanés ou de coûts dans la durée ? Nous savons mesurer les coûts dans la durée à travers l'évolution des compensations de charges. En revanche, quelle est la pérennité des créations d'emplois qui ont eu lieu à l'occasion de la mise en place des 35 heures ? C'est une question dont on mesure tout de suite la difficulté méthodologique. Il n'existe pas de « marqueurs isotopiques » qui permettent, si un emploi a été créé à l'occasion des 35 heures, d'en suivre le parcours sur une longue période.

Ce propos n'a pas pour objet de me dédouaner par avance sur les chiffres que je vais vous livrer, mais d'être clair sur le fait que l'exercice suppose d'indiquer comment les chiffres avancés ont été établis.

Pour plusieurs des questions que je viens d'évoquer - coût brut et coût net, pérennité des emplois -, je ne suis pas le plus qualifié pour vous donner des réponses. En revanche, je peux vous indiquer quelle est la dépense publique directement liée à la politique de réduction du temps de travail, en l'approchant par le coût des exonérations financées sur le FOREC puis, à partir de 2004, sur le budget de l'Etat, en direction des régimes sociaux qui reçoivent ces compensations.

En 1997, avant le début du dispositif de réduction du temps de travail, le budget de l'Etat prévoyait environ 7,3 milliards d'euros de dépenses en direction des régimes sociaux pour compensation d'allégement de charges sociales. L'essentiel de ce montant - à hauteur de 7 milliards - concernait la ristourne sur les bas salaires, dite Juppé, ainsi que, de façon plus mineure, les dispositions relatives au financement de la loi Robien.

En exécution, en 2000, le montant global des dépenses supportées par le budget de l'Etat ou le FOREC, à destination des régimes sociaux, était de 12,2 milliards d'euros, à hauteur de 5,5 milliards d'euros pour la ristourne Juppé et 5,9 milliards d'euros pour les dispositifs Aubry I et Aubry II.

Pour 2002, dernière année totalement écoulée, le montant global des allégements de charges sociales s'élève à 15,4 milliards d'euros, à hauteur de 4,3 milliards d'euros pour la ristourne sur les bas salaires et 10,5 milliards d'euros pour les dispositifs Aubry I et Aubry II.

Pour 2003, la prévision, peu différente, est d'environ 15,9 milliards d'euros.

Le montant global des allégements en 2002 représente environ un point de PIB, tandis que la progression représente un quasi-doublement du coût en l'espace de cinq ans. Pour autant, ceci ne donne pas, par lecture directe, le coût du dispositif lié à la RTT. En effet, pour obtenir ce coût, il convient d'imaginer ce que serait devenu le dispositif de ristourne sur les bas salaires, si l'on n'avait pas modifié un certain nombre de dispositions, lesquelles se sont notamment traduites, pour les entreprises qui sont passées à 35 heures, par le glissement dans les dispositifs Aubry I et Aubry II. Les entreprises restées à 39 heures ont continué, pour leur part, à bénéficier de la ristourne Juppé. Il convient donc de faire la différence entre ces deux éléments.

Lorsque l'on procède à l'évaluation de la dépense 2002 directement liée aux mesures législatives sur la RTT, on obtient 7,7 milliards d'euros sur un total d'allégements compensés aux régimes sociaux de 15,4 milliards d'euros. C'est le premier chiffre, au titre de la dépense 2002, que je souhaite isoler.

Il est intéressant également d'examiner les comptes du FOREC en 2002. En effet, au-delà de la dépense, il peut être utile d'examiner le financement de ce dispositif pendant cette année. Les recettes, 15,4 milliards d'euros, se décomposent comme suit :

- 10,1 milliards d'euros de recettes fiscales transférées par le budget de l'Etat, qui auparavant les percevait ;

- 4,1 milliards transférés par la sécurité sociale, puis réaffectés aux régimes sociaux - ce qui, à juste titre, a été considéré comme un mécanisme d'une complexité particulièrement remarquable ;

- 1,4 milliard d'euros de recettes supplémentaires créées à l'occasion de la mise en œuvre de ces dispositifs. Il s'agit là de ressources entièrement nouvelles, telles que la contribution sociale sur les bénéfices et la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP).

En d'autres termes, sur les 15,4 milliards d'euros de recettes finançant les 15,4 milliards de dépenses, il n'y a en vérité que 1,4 milliard d'euros de recettes nouvelles créées à l'occasion de ce mécanisme et, par conséquent, 14 milliards qui ont été, d'une manière ou d'une autre, prélevés sur des dispositifs existants. Au regard des finances publiques, cela pose le problème du devenir des dépenses que ces mécanismes finançaient ou de l'aggravation du déficit public.

Ce constat devrait être nuancé, car il est probable que, dans l'ensemble des recettes de l'Etat et des régimes sociaux, certaines résultent des effets sur l'emploi de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail.

Mais les calculs que l'on peut faire à ce sujet sont, par définition, éminemment discutables, du fait de la difficulté de définir le scénario de référence, que j'ai déjà évoquée, mais aussi parce que l'on compare des coûts certains et durables à des recettes, qui sont incertaines et pas nécessairement pérennes. Il y a là matière à une appréciation que je ne ferai pas personnellement, car je ne dispose, avec certitude, que des coûts supportés par le budget de l'Etat.

Je souhaite compléter cette première approche par quelques observations plus globales sur l'évolution des moyens consacrés à la politique de l'emploi, au cours des dix dernières années, sur la période 1991-2002.

Entre ces deux dates, la dépense a augmenté, à salaires et prix constants, de 34 milliards d'euros à 61 milliards d'euros, soit globalement une augmentation de 77 %. Mais, si l'on rapporte cette dépense au nombre de demandeurs d'emploi, cette dépense a, en fait, doublé. Une autre façon d'exprimer ce constat est de dire que le nombre des demandeurs d'emploi est à peu près le même en 1991 et en 2002, mais que la dépense publique en faveur de l'emploi est deux fois plus élevée en 2002 qu'en 1991.

Il est intéressant de constater que l'augmentation des compensations d'allégement de charges représente environ 60 % de la croissance de la dépense publique en faveur de l'emploi pendant cette période.

Je ne serai pas exhaustif si je n'analysais pas les coûts qui résultent de la réduction du temps de travail dans le secteur public, dans les trois fonctions publiques - Etat, hôpital et collectivités territoriales - et dans les entreprises publiques.

En ce qui concerne la fonction publique, il convient de rechercher l'augmentation des dépenses de personnel qui a pu être induite par la mise en place de la RTT et les éventuelles mesures de toutes natures, notamment indemnitaires ou catégorielles, qui ont accompagné le dispositif. Il faut également se poser la question - même si la réponse est très complexe - de l'impact qu'a eu, ou n'a pas eu, ce dispositif sur la qualité du service rendu aux usagers.

S'agissant des entreprises publiques, je centrerai mon propos sur quelques cas majeurs, notamment la SNCF ou la Poste, où les grandeurs sont significatives. Que ce soit dans l'univers hospitalier, l'univers étatique, les collectivités locales ou les entreprises publiques, on constate de très fortes disparités dans la mise en place de la RTT.

En effet, les contextes initiaux étaient extraordinairement hétérogènes, notamment en terme de régimes horaires. Par exemple, à la direction générale des douanes, le régime horaire n'était pas le même à Roissy et à Mont-de-Marsan. Cette marqueterie se retrouvait dans l'ensemble de l'administration. Il existait, en outre, des régimes de primes particuliers. Le dispositif de réduction du temps de travail a donc eu des effets très contrastés selon les secteurs.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, outre que le système de remontée d'informations n'a pas les performances souhaitables, il n'a pas été possible de faire une synthèse sur la fonction publique territoriale proprement dite. La disparité des situations y est encore plus considérable. Il me semble que le directeur général des collectivités locales, que vous devez auditionner, aura plus de facilité que moi à vous livrer un diagnostic. Pour ma part, je n'étais pas en mesure de pouvoir le faire à partir des éléments dont je disposais, à savoir les bilans sociaux des collectivités locales au 31 décembre 1999 et le recensement des effectifs par l'INSEE au 1er janvier 2000, qui sont antérieurs à la mise en place de la RTT.

Pour ce qui est de la fonction publique hospitalière, ces indications proviennent du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et d'un certain nombre d'enquêtes du ministère de la Santé.

Pour la fonction publique d'Etat, les éléments dont je dispose, issus notamment du tableau des effectifs ou du contenu des lois de finances, sont les suivants. Le nombre de créations d'emplois, sinon directement, du moins explicitement liées à la RTT s'élève, sur la période 2002-2004, à environ 4 600 à 5 000, l'essentiel étant intervenu dans la police et au ministère de la justice. Le coût de ces créations d'emplois, relativement modeste, est d'environ 130 millions d'euros.

Les mesures d'accompagnement diverses liées à la mise en place de la RTT, mais qui ne prennent pas la forme de créations d'emplois, sont plus significatives. Il s'agit notamment d'une série de régimes d'indemnisation des heures supplémentaires, des astreintes ou de rachat de jours de RTT, mis en place progressivement entre 2002 et 2004, et qui représentent un coût global d'environ 550 millions d'euros. Les principaux consommateurs de ces mécanismes, notamment des rachats qui constituent la plus grande part de la somme que je viens d'évoquer, sont les ministères de la défense, de l'intérieur et de la justice.

Cet exercice n'est pas exhaustif car, au-delà des créations d'emplois explicitement liées à la mise en place de la RTT, il est très difficile d'évaluer l'impact des dispositifs d'ajustement ou d'aménagement liés à la réduction du temps de travail dans d'autres mesures, comme par exemple les lois de programmation. N'étant pas explicite, cet impact, qui existe sans doute, n'a pu être identifié.

Les ordres de grandeur liés à la RTT dans la fonction publique hospitalière sont d'une autre nature. En effet, la mise en place de la RTT à l'hôpital a été complétée d'un plan prévisionnel de recrutement de personnel hospitalier devant s'étaler sur les années 2002 à 2005, avec environ 45 000 créations pour les personnels non médicaux, principalement les infirmières, représentant un coût, en année pleine, estimé à 1,5 milliard d'euros en 2005. S'y ajoute la programmation de 3 500 emplois médicaux, avec un coût, en année pleine, d'environ 330 millions d'euros en 2005. En 2002, première année de ce dispositif, il semble que 11 000 agents hospitaliers non médicaux aient été recrutés, ainsi que 500 personnels médicaux ou médecins.

A ces coûts liés aux créations d'emplois, s'ajoute un impact budgétaire lié à la création d'un compte épargne temps. Ce dispositif spécifique au secteur hospitalier repose sur l'idée suivante : si, notamment pour des raisons qui tiennent au décalage entre le moment où intervient la RTT et le moment où les recrutements de personnel sont effectifs, les personnels présents doivent travailler plus que la nouvelle durée légale du travail, les heures supplémentaires sont inscrites dans un compte épargne temps qui leur permettra, le cas échéant, de disposer de compensations ultérieures. Toutefois, il a été prévu, dans le cas de l'hôpital, une monétisation de ce dispositif, c'est-à-dire la possibilité de convertir le crédit temps en indemnisation, d'où un impact budgétaire dans les comptes des hôpitaux.

L'évaluation de celui-ci est très difficile, car elle suppose une analyse établissement par établissement. Il représente globalement 1,4 milliard d'euros sur 2002-2005. Il était prévu que le financement éventuel de la mise en jeu de ce dispositif se ferait par mobilisation de la partie de la masse salariale correspondant au taux de vacance dans les hôpitaux. Par conséquent, les deux chiffres, le 1,5 milliard d'euros lié aux créations d'emplois et le 1,4 milliard lié à la monétisation de ce dispositif, ne doivent pas être additionnés.

Reste, pour les trois fonctions publiques, la question des évolutions en termes de qualité de services, et notamment de l'impact, pour les services qui reçoivent du public, de la réduction des amplitudes horaires. A-t-on mobilisé des gisements de productivité qui pouvaient exister à certains endroits et que la mise en place de la RTT a éventuellement permis de révéler ? Comment a-t-on utilisé un certain nombre d'évolutions techniques, notamment l'informatisation, pour révéler ces gains de productivité et pallier les difficultés de mise en place de la RTT ? Comment a-t-on, le cas échéant, modifié les compétences dans ces différents services ? Ce sont autant de questions auxquelles je ne sais pas répondre. Mais, je suis convaincu que ces problèmes très concrets se sont posés et qu'il a fallu, dans un certain nombre d'endroits, y répondre, y compris dans certains cas, par une dégradation de la qualité du service rendu.

Cette évaluation reste néanmoins à effectuer. Ce pourrait être un chantier conjoint aux ministères des finances et de la fonction publique.

Concernant les entreprises publiques, notamment les plus importantes d'entre elles, nous disposons de constats bien établis en ce qui concerne la mise en place de la RTT. Dans l'ensemble, cette dernière a eu pour effet, dans le cadre des accords négociés au sein de ces entreprises, d'interrompre les efforts de maîtrise des effectifs qui étaient en cours, jusqu'en 1999.

La réduction de la durée du temps de travail s'est ainsi traduite par environ 14 000 créations d'équivalents temps plein à La Poste entre 1999 et 2001. Je rappelle que, de 1992 à 1997, les emplois à La Poste avaient diminué de 3 000 par an, de manière à peu près régulière. Il y a eu, à la SNCF, environ 17 000 créations d'emplois entre 2000 et 2002, et environ 2 000 à la RATP pendant la même période.

Il est juste de faire observer qu'en contrepartie de ces recrutements, des engagements de modération salariale ont été pris pendant cette même période. On note ainsi une nette décélération pendant la période 1999-2002 de l'évolution de la rémunération moyenne des personnels en place.

Néanmoins, les effets combinés des créations importantes d'effectifs et de la modération salariale se soldent par un impact global négatif sur les comptes des entreprises, d'environ 400 à 500 millions d'euros à La Poste, de 150 à 250 millions d'euros à la SNCF et de 70 millions d'euros à la RATP.

La modération salariale, incontestable sur la période, peut ne pas durer sur le long terme, puisqu'elle a notamment pour effet de ne revaloriser que très faiblement la rémunération des salaires du bas de la grille de ces entreprises. Comme, parallèlement, il existe, depuis la loi du 17 janvier 2003, un mécanisme de rattrapage important qui s'opère sur le niveau du SMIC, il est à prévoir que les salaires du bas de la grille de la plupart de ces entreprises vont passer sous le niveau du SMIC. Cela induira, d'une manière ou d'une autre, une pression au rattrapage. Je pense que risquent d'être concernés par cette situation, EDF-GDF, l'UCANSS, c'est-à-dire l'ensemble des personnels des régimes sociaux, et la SNCF.

Je voudrais achever mon propos en évoquant le fait que cette montée en charge des allégements pour la période 1997-2002 n'est pas terminée. En effet, la situation qui a résulté de la réduction du temps de travail, en ce qui concerne notamment ses conséquences sur les minima de rémunération, a conduit le gouvernement, à l'été 2002, à arrêter un nouveau dispositif mettant fin aux allégements spécifiques liés aux 35 heures et créant un nouvel allégement applicable quelle que soit la durée effective du travail. Par ailleurs, le gouvernement a organisé, sur trois années - avec un démarrage au 1er juillet 2003 et un achèvement au 1er juillet 2005 - la convergence des minima de rémunération.

Certes, ceci s'inscrit dans le cadre d'une politique orientée vers la revalorisation du travail et la réduction des charges sociales pesant sur les entreprises. Toutefois, l'impact de ce dispositif sur nos finances publiques provient de la nécessité de corriger un certain nombre de déséquilibres liés à la mise en place de la réduction du temps de travail. Il est, pour une large part, la conséquence directe des décisions prises précédemment.

Il est donc intéressant d'observer, sur les années 2004, 2005 et 2006, la montée en charge de ces dispositifs, qui a d'ailleurs été prise en compte dans la programmation pluriannuelle des finances publiques que le gouvernement a communiquée au Parlement en même temps qu'il a présenté le projet de loi de finances.

Je vous rappelle que nous étions à 15,4 milliards d'euros en 2002, que nous serons à 15,9 milliards d'euros en 2003, Le chiffre pour 2004, avec le premier palier important lié aux dispositifs de convergence, serait, selon nos évaluations, de l'ordre de 17,1 milliards d'euros et nous devrions atteindre environ 23,4 milliards d'euros en 2007, année d'achèvement de la montée en charge du dispositif, et terme du programme pluriannuel que nous devons remettre aux autorités communautaires. En effet, la convergence des minima de rémunération ne jouera qu'en demi-année en 2005 et ce n'est qu'en 2006 qu'elle jouera en année pleine.

En d'autres termes, sur la période 2003-2007, nous aurons à gérer une progression d'environ 47 % du total des allégements de charges.

Mais, dans cette montée en charge, tout n'est pas imputable à une seule cause. Nous devons évaluer ce qu'aurait été ce cheminement sans la mise en place du dispositif sur la réduction du temps de travail.

Je vous rappelle que l'estimation correspondant à ce raisonnement est d'environ 8 milliards d'euros sur 2002. Je me suis donc efforcé de déterminer l'évolution de ces 8 milliards au cours de la séquence évoquée ci-dessus. Le coût net des allégements, que l'on peut imputer à la réduction du temps de travail, avec le même mode de raisonnement, atteindrait en 2005 environ 12,5 milliards d'euros.

Si j'essaie de consolider tous ces chiffres, j'obtiens les éléments suivants. Sur l'année 2003, les coûts directs pour la fonction publique, pour ce qui est des créations d'emplois et mesures indemnitaires, y compris l'hôpital, sont de l'ordre de 2 milliards d'euros. Les allégements et compensations de l'Etat au profit des régimes sociaux atteignent environ 8 milliards d'euros. On arrive donc à un coût global d'environ 10 milliards d'euros en 2003.

Si je me projette en 2005, le coût total pour les fonctions publiques est de 2,5 milliards d'euros. Nous sommes à la fin de la montée en charge que j'évoquais tout à l'heure puisque, la totalité des créations d'emplois, n'était pas intervenue. Les allègements s'élèvent, on l'a vu, à 12,5 milliards d'euros. L'ordre de grandeur du coût à l'horizon 2005 serait donc d'environ 15 milliards d'euros. Ce n'est qu'une partie du coût total des allégements compensés par le budget de l'Etat et qu'une partie du coût total de la politique de l'emploi, qui intègre l'ensemble des dépenses financées par le budget du ministère de l'emploi et les dépenses de l'UNEDIC.

Il me semblait nécessaire d'attirer votre attention sur cette dynamique, notamment en raison des contraintes dans lesquelles s'insèrent par ailleurs la trajectoire de nos dépenses publiques et la projection pluriannuelle pour 2004-2007. Cette montée en charge devra s'inscrire à l'intérieur d'une croissance du budget de l'Etat qui doit être de 0 % en volume. En d'autres termes, ce dispositif devra trouver à se loger dans l'ensemble des dépenses publiques, alors que nous serons dans une logique de strict maintien des dépenses en volume sur cette période.

Je n'ai pas besoin d'insister sur le caractère délicat de cet exercice. Si l'on rapportait cette contrainte en prenant comme référence le niveau atteint, dans le projet de loi de finances pour 2004, par le seul budget du ministère du affaires sociales (32,3 milliards d'euros), la croissance du coût des allégements représenterait à elle seule, sur la période 2004-2007, une progression de 20 % du budget de ce ministère. Cette démonstration a pour but de vous montrer l'importance des ordres de grandeur.

Ces chiffres permettent de mesurer l'effort considérable de maîtrise des dépenses publiques sur l'ensemble des autres composantes du budget de l'Etat, auquel nous devrons nous astreindre dans les prochaines années. Dans le champ même de la politique de l'emploi, je ne saurais trop insister sur l'évolution sur dix ans de la dépense en faveur de l'emploi, au regard du nombre des demandeurs d'emplois. Il y a là, me semble-t-il, matière à une vraie réflexion sur le rapport coût/efficacité des euros investis dans la politique de l'emploi.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Je voulais remercier M. Pierre-Mathieu Duhamel de la précision des chiffres qu'il a avancés, même si nous n'en attendions pas moins de la direction du Budget.

Je suppose que la direction du budget, lors de l'élaboration des différentes lois Aubry et donc depuis 2000, s'est livrée à une estimation du coût pour l'Etat de la réduction du temps de travail. Auquel cas, je souhaiterais connaître ces estimations faites à l'époque pour voir si elles concordent avec les réalisations.

Dans le même ordre d'idée, vous avez évoqué le programme pluriannuel des finances publiques adressé par le gouvernement à Bruxelles. A combien étaient estimés les allégements de charges liés aux 35 heures dans la programmation couvrant la période 2002-2005 ?

S'agissant de la fonction publique hospitalière, vous avez cité les chiffres de recrutement, en 2002, de 11 000 agents et de 500 emplois médicaux, mais sans donner leur coût sur 2002. Sauf distraction de ma part, j'ai bien entendu les chiffres concernant le recrutement d'emplois à La Poste, à la SNCF et à la RATP liés à la réduction du temps de travail, mais pas pour EDF. Pouvez-vous les donner ?

M. Gaëtan GORCE : Je vous ai écouté, M. le directeur, avec beaucoup d'attention. Vous avez cité un certain nombre de chiffres. Par rapport à ceux que vous avez indiqués globalement, notamment les 8 milliards d'euros, il serait intéressant de donner les dépenses que représentent les allégements de cotisations, les rapporter à l'importance du déficit de l'Etat sur 2003 et du déficit qui nous attend. Cette comparaison nous permettrait d'évaluer quel est le poids de cette somme dans le déficit réel.

Vous évoquez l'évolution de la dépense publique de l'emploi. Pourriez-vous aussi nous indiquer votre sentiment sur cette évolution, au-delà d'un simple constat budgétaire ? Avez-vous le sentiment que, globalement, la dépense publique pour l'emploi est efficace ou, au contraire, que l'argent public n'est pas employé de la manière la plus utile ? En particulier, pouvez-vous nous indiquer le coût que représentent d'autres mesures pour l'emploi, telle que le contrat initiative emploi par exemple ?

Plus précisément, je suis toujours embarrassé dans une discussion de cette nature, lorsqu'on ne regarde qu'un côté du tableau. En matière de comptabilité, on met, normalement, d'un côté des dépenses, de l'autre des recettes. S'agissant de la réduction du temps de travail, j'observe que les recettes, bizarrement, n'apparaissent jamais beaucoup. Vous avez évoqué des ressources nouvelles qui ont été affectées directement à la réduction du temps de travail. En revanche, celles qui sont induites par les créations d'emplois provoquées par la réduction du temps de travail n'apparaissent jamais. Il aurait pourtant été intéressant de les connaître.

Par ailleurs, l'aide par emploi avait été, au départ, calculée de telle sorte qu'elle soit pratiquement équivalente à ce que pourrait rapporter à la collectivité au sens large - sécurité sociale, UNEDIC, budget de l'Etat - les créations d'emplois liées directement aux 35 heures. Je ne sais pas si vous avez abordé cet aspect des choses, mais il serait intéressant d'avoir votre sentiment sur cette question. De plus, même si la réduction du temps de travail ne rapportait pas autant que ce qu'elle coûte à travers les impôts supplémentaires perçus, les économies de prestations ou les rentrées de cotisations supplémentaires, ne doit-on pas également intégrer, dans ce cas, dans l'effet des 35 heures et notamment sur l'emploi, un financement de la création d'emplois par le déficit budgétaire ? En effet, ce financement a aussi son impact sur la création d'emplois.

Je ferai une dernière observation qui concerne le raisonnement mené sur les allégements de cotisations. Vous avez fait observer que le dispositif avait été totalement bouleversé par la loi Fillon. J'ai le sentiment en effet que l'on parle de deux choses désormais distinctes, et que l'on devrait logiquement parler des allégements Aubry jusqu'à maintenant, et, à partir de 2003, des allégements Fillon.

Le raisonnement devrait donc être complètement séparé, ces allégements n'étant pas de même nature, leur profilage ayant été profondément modifié, et aussi parce que, n'étant pas liés à la réduction du temps de travail, les allégements Fillon ne peuvent plus être présentés comme la conséquence de la RTT. A cet égard, ils ne sont plus susceptibles de déclencher des recettes à travers des créations d'emplois.

Notre discussion ne pourra être totalement complète et exhaustive que si nous discutons de ces deux aspects, c'est-à-dire du volet emploi et du volet dépenses.

M. Eric WOERTH : Avez-vous des éléments de comparaison entre la dépense constatée et les prévisions faites au moment du vote de la loi ?

Par ailleurs, votre exposé est excellent, mais foisonnant. Pourriez-vous nous donner les deux ou trois chiffres, selon vous, les plus éloquents ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez évoqué à un moment donné les lois Robien, puis vous n'en avez plus reparlé. Est-ce du fait que ce dispositif est marginal à la fois dans l'application et l'impact budgétaire ?

M. Pierre-Mathieu DUHAMEL : Nous n'avons pas comparé les évaluations faites au moment de la conception des dispositifs et la réalité ; nous pouvons le faire si vous le souhaitez.

S'agissant de la problématique abordée par M. Gorce, j'ai pris soin de souligner, dès le départ, que j'allais me situer résolument sur la face dépenses. Ce n'est pas que je veuille ignorer l'existence potentielle d'une face recettes, mais par fonction, je suis centré sur la face dépenses et il m'est a priori aisé, avec un bon degré de fiabilité, de vous rendre compte des coûts tels qu'ils ont été supportés par le budget de l'Etat et tels qu'ils continueront de l'être dans la suite des événements. Je dispose, en revanche, de moins d'éléments d'analyse ou d'information pour répondre à la question des créations d'emplois et des recettes qu'elles induisent.

Les coûts associés aux créations d'emplois intervenues s'élèvent en 2002, pour la fonction publique hospitalière, à environ 500 millions d'euros pour les 11 000 agents, et à une centaine de millions d'euros pour les 500 personnels médicaux. Pour les deux composantes, l'ordre de grandeur de 610 millions d'euros doit à peu près correspondre à la réalité.

S'agissant du coût de l'ensemble du dispositif RTT tel que je l'ai évalué, c'est-à-dire 8 milliards d'euros, la loi de finances rectificative, adoptée ce matin en conseil des ministres, prévoit un déficit prévisionnel du budget de l'Etat pour 2003 d'environ 54 milliards d'euros. Le ratio que demandait M. Gorce est donc facile à calculer. Mais, autant les coûts des compensations liés à l'allégement du temps de travail et les autres charges induites sont destinés à croître, autant j'ai le ferme espoir que l'autre grandeur, le déficit, est destinée à se réduire. Ce ratio a donc vocation à s'améliorer.

Concernant les coûts unitaires par emploi, en prenant comme hypothèse que le nombre d'emplois généralement associés à la RTT est bien celui qui circule, ils peuvent être évalués à environ 25 000 euros. L'estimation du coût des nouveaux contrats, tels que le contrat jeune en entreprise, issu de la loi Fillon, est d'environ 20 000 euros par emploi créé.

Les coûts associés au cheminement pluriannuel transmis à Bruxelles à différentes époques, et notamment le cheminement 2003-2005 transmis en 2001, retenaient une prévision de dépenses totales d'environ 21,9 milliards d'euros en 2005.

Le coût du dispositif Robien était, en 1997, de 192 millions d'euros, à l'intérieur de la masse globale de 7 milliards d'euros. Ce dispositif est progressivement monté en puissance aux alentours de 500 à 600 millions d'euros dans la période 1998-2000. Il représente donc une part relativement modeste des 15,4 milliards d'euros que j'ai évoqués dans mon exposé.

Mme Chantal BRUNEL : Je crois que l'on ne peut pas avoir un coût totalement exhaustif, car il faut prendre en compte également l'augmentation des dépenses d'assurance maladie. En effet, on a constaté que les 35 heures, contrairement à ce qui avait été dit, avaient plutôt augmenté le stress et donc les arrêts maladie.

M. Pierre-Mathieu DUHAMEL : Les grandeurs significatives que je retiendrai pour marquer les idées sont les suivantes. Globalement, le coût aujourd'hui des allégements de charges pour le budget de l'Etat représente un point de PIB. Dans celui-ci, la moitié environ est imputable à la réduction du temps de travail.

Par ailleurs, si l'on observe la dynamique sur la période 2003-2007, nous obtenons un coût global pour les finances publiques d'environ 23 à 24 milliards d'euros. En consolidant le coût des transferts en direction des régimes sociaux et les coûts imputables aux fonctions publiques, nous obtenons un coût global d'environ une quinzaine de milliards d'euros pour la réduction du temps de travail.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner le chiffre concernant EDF ?

Je suis frappé par le chiffre de 15,4 milliards d'euros. Par ailleurs, vous avez indiqué que la dépense par rapport au nombre de demandeurs d'emploi a doublé sur la période de référence que vous avez choisie, alors que le nombre de demandeurs d'emploi est resté à peu près constant. C'est un éclairage intéressant.

M. Pierre-Mathieu DUHAMEL : Je n'ai pas associé de chiffres de créations d'emplois à la réduction du temps de travail à EDF, car, il y a eu, sur la période considérée, des mouvements continus à la fois d'embauches et de départs. Par conséquent, à la différence des autres cas que j'ai évoqués, l'affectation spécifique à la réduction du temps de travail n'est pas possible au regard des éléments d'information dont nous disposons.

L'élément le plus significatif concernant EDF me paraît plutôt relever de la politique salariale, à savoir le fait que l'évolution de la convergence des SMIC conduira probablement à des difficultés sur le bas de la grille. Par ailleurs, je vous confirme qu'à nombre quasi équivalent de chômeurs en 1991 et en 2002, la dépense pour l'emploi a doublé.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Luc TAVERNIER,
directeur de la Prévision et de l'analyse économique
(ministère de l'économie, des finances et de l'industrie)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Jean-Luc Tavernier, directeur de la Prévision et de l'analyse économique au ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, accompagné de M. Jean Bensaid, sous-directeur des politiques sociales et de l'emploi, de M. Bertrand Martinot, chef du bureau du marché du travail et des politiques de l'emploi et de Mme Rozenn Desplats, chargée de mission.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre fonction à la tête de la direction de la Prévision constitue un observatoire privilégié, à la fois de la mise en place des 35 heures et de l'évaluation de la réalité d'aujourd'hui au regard des prévisions initiales.

Dans cet esprit, notre mission d'évaluation s'intéresse aux travaux élaborés par votre direction au moment de l'élaboration des deux lois Aubry. Nous souhaiterions tout d'abord que vous vous exprimiez sur le contexte dans lequel ce travail a été réalisé.

M. Jean-Luc TAVERNIER : La direction de la Prévision et de l'analyse économique a eu à traiter la réduction du temps de travail au titre de ses deux missions essentielles :

- la prévision : il nous a fallu, à chaque exercice de prévision, essayer de prévoir quel serait l'effet du passage aux 35 heures sur l'emploi, les salaires, le coût des entreprises et leur situation financière, ainsi que sur les finances publiques ;

- le conseil de politique économique, puisque la direction de la Prévision a massivement participé à la préparation des différentes lois relatives à la réduction du temps de travail.

C'est à la croisée de ces deux missions que j'interviendrai, en essayant de vous exposer, de la manière la plus pédagogique possible, les types de travaux que nous avons élaborés au moment de la préparation des lois Aubry, moment initial de la RTT, et ce qu'il est possible de dire aujourd'hui des hypothèses que nous avions formulées à cette époque-là. Nous nous sommes également livrés à un petit exercice prospectif à horizon 2006, moment où le processus de convergence des SMIC et de montée en charge des allégements sera arrivé à son terme.

Au préalable, je voudrais faire deux observations, afin de souligner la complexité du sujet - qui ne vous aura pas échappée... Vraiment, ce n'est pas un sujet facile !

Tout d'abord, nous ne nous trouvons pas dans le cadre d'une expérience de laboratoire. Pour de multiples raisons, il est, je ne dirai pas chimérique, mais extrêmement ambitieux, de vouloir isoler les effets d'une politique donnée. Première raison : « l'anti-monde », en terme économique, est une inconnue, c'est-à-dire que nous ne savons pas ce qui se serait passé dans le scénario hors RTT. Par exemple, qui peut dire de quelle manière aurait évolué le salaire minimum, s'il n'y avait pas eu la réduction du temps de travail ? En serait-il resté aux indexations réglementaires minimales, ou aurait-il connu des coups de pouce ? Le temps partiel se serait-il développé, comme par le passé, ou l'interruption du développement du temps partiel qui semblait avoir été décelée se serait-elle confirmée ? Les réponses à toutes ces questions sont impossibles à connaître. Nous ne saurons jamais ce qu'aurait été le monde sans RTT.

La deuxième raison est la suivante : les entreprises ont tout le temps baigné dans un environnement incertain. Il n'y a qu'aujourd'hui que la fin de l'histoire, c'est-à-dire la convergence des SMIC, est connue. A tout moment, les entreprises avaient le choix entre passer aux 35 heures immédiatement, y passer plus tard, ou attendre une éventuelle évolution réglementaire postérieure, qui serait venue les autoriser à ne jamais passer aux 35 heures.

Troisième facteur important : comparer les entreprises passées aux 35 heures à celles restées aux 39 heures, tendance naturelle de l'économiste ou économètre appliqué, est extrêmement dangereux. Je ne suis d'ailleurs pas le mieux placé pour en parler : il serait préférable d'examiner ce point avec la DARES et l'équipe de recherche de l'INSEE. Seule la DARES a, pour l'instant, publié des travaux. A cet égard, je regrette que les laboratoires universitaires ne soient pas plus nombreux à s'emparer du sujet, mais il en est ainsi.

De toute façon, nous savons qu'il est difficile de comparer des entreprises passées aux 35 heures à celles restées aux 39 heures, car elles sont dans la même économie. Le fait que certaines soient passées à 35 heures a influé, par exemple, sur l'attrait relatif des postes proposés par celles qui sont restées à 39 heures. Par conséquent, ces dernières ne sont pas « immunes » à la RTT.

Enfin, dernière difficulté pour l'économiste appliqué : l'autre tendance naturelle, consistant à comparer ce qui s'est passé en France et ce qui s'est passé à l'étranger, peut être, à mon avis, trop rudimentaire. A l'étranger, il s'est produit également beaucoup de choses : personne n'a procédé à la RTT comme cela a été fait en France, mais tous les pays ont mis en œuvre une politique de l'emploi, sous des formes multiples, telles des accords de modération salariale multipartites, des exonérations de cotisations, une modernisation du droit du travail, la lutte contre le travail clandestin, .... Tous les pays ont cherché à enrichir le contenu de la croissance en emplois et, de fait, nous y observons, dans la période qui a suivi les années 1997-1998, un net affaissement de la productivité apparente, et un net enrichissement du contenu de la croissance en emplois.

La deuxième observation préalable que je voulais faire consiste à souligner que, face à des difficultés empiriques, il est toujours bon de se référer à la théorie. Celle-ci est riche d'enseignements assez fiables relatifs, notamment, au fait que la réduction du temps de travail a des effets radicalement différents selon les types de chômage.

En effet, en 1997-1998, au point bas du cycle, le taux de chômage élevé, environ 12 %, comprend une partie de chômage dit conjoncturel, lié à la mauvaise conjoncture. Mais ce type de chômage est réversible : dans une meilleure conjoncture, il aura toutes les chances de se résorber. Il est possible de considérer que, sur les 12 points, 3 ou 4 sont dus à ce chômage keynésien ou conjoncturel.

Par ailleurs, il existe un chômage plus structurel, qui s'élève à 8 ou 9 %, dû à des phénomènes plus profonds sur le marché du travail. Autant la réduction du temps de travail peut avoir pour effet d'accélérer la résorption du chômage de conjoncture, pour autant que quelques conditions sur le coût des entreprises soient respectées, autant elle n'a pas d'effet sur le chômage structurel.

Si, donc nous nous en tenons à cette vision très schématique du monde, qui aide à comprendre les choses, la réduction du temps de travail a clairement un effet sur le chômage à court terme, et accélère la diminution du chômage de conjoncture. Mais, pour ma part, je considère qu'elle n'a que peu, voire pas d'effets sur le chômage à long terme, dans la mesure où la diminution du nombre d'heures travaillées ne peut être compensée par des gains de productivité. Or, sans effet sur le chômage structurel à long terme, elle aura un effet négatif sur le PIB potentiel.

En résumé, la RTT a un effet positif à court terme sur l'emploi, et un effet négatif à long terme sur le potentiel d'activité.

Encore une fois, cela correspond à une vision du monde schématique, car j'ai souhaité être pédagogique, et je rappellerai que le long terme est continûment lié au court terme et n'est qu'une succession de courts termes. Toute la difficulté consiste donc à établir la continuité entre le court et le long terme, et à mesurer les phénomènes selon lesquels, parfois, le court terme a une incidence, une rémanence sur le long terme. Il en est ainsi, par exemple, de ce que les économistes appellent les phénomènes d'hystérésis. C'est un mot emprunté à la physique, qui signifie qu'une cause peut continuer à produire des effets même lorsqu'elle a disparu.

Ainsi, sur le marché du travail, le chômage de conjoncture, en éloignant les chômeurs du marché du travail, peut entraîner une détérioration du capital humain, une perte de l'employabilité, une difficulté plus grande pour ces personnes à retrouver un emploi dans le futur : dans une certaine mesure, le chômage de court terme nourrit donc le chômage de long terme. Ce phénomène est, certes, difficile à quantifier. Toutefois, si nous y attachons beaucoup d'importance, nous pouvons considérer qu'une politique, qui a un effet à court terme, garde aussi un petit effet à long terme.

Un autre phénomène lie le court terme et le long terme : l'existence d'une contrainte budgétaire intertemporelle des finances publiques, et le fait que l'argent dépensé aujourd'hui, par exemple en allégements de charges, devra être financé demain.

En tout état de cause, à mon avis, la dissociation très nette que je faisais entre court terme et long terme subsiste cependant.

J'en viens maintenant au travail que nous avons réalisé, en distinguant trois temps.

Le premier temps, préparatoire, remonte aux années 1998-1999. Il nous a toujours fallu fonder nos estimations sur un jeu de cinq hypothèses : deux hypothèses, pour essayer de prévoir et calibrer l'ampleur du choc, et trois hypothèses pour évaluer la manière dont ce choc avait été absorbé.

La première hypothèse permettant d'anticiper l'ampleur du choc porte sur le nombre d'entreprises et de salariés qui seront concernés par le passage aux 35 heures.

La deuxième hypothèse concerne la réduction de la durée effective du temps de travail. Dans nombre de cas, il y a eu une redéfinition des temps de travail et une renégociation des temps de pause ainsi que du partage de la formation, en dehors et pendant le temps de travail. Par conséquent, la réduction effective du temps de travail ne s'identifie pas à la réduction affichée, et encore moins à la réduction de la durée légale.

Du nombre d'entreprises visées et de la réduction effective du temps de travail, l'ampleur du choc du coût pour les entreprises peut être à peu près déduite.

Quels sont les facteurs permettant d'absorber ce choc ?

La première hypothèse, qui doit être définie dans le cadre de la préparation de la loi, concerne les allégements de cotisations sociales.

La deuxième hypothèse est relative aux comportements de modération salariale. Dans beaucoup d'accords, il s'est avéré que, s'il y a eu un choc salarial à 100 % instantané sur le salaire horaire, c'est-à-dire une compensation salariale totale, les salariés conservant leur salaire mensuel, les accords prévoyaient une modération salariale ultérieure. Il faut évidemment en tenir compte également.

La troisième hypothèse importante concerne les gains de productivité horaires, qui peuvent être dus à deux causes. La première est purement physiologique : travailler moins permet de travailler plus intensément. La seconde est liée à la possibilité de réorganiser le travail à la faveur de la négociation sur la durée du travail.

Sans entrer dans les détails et vous exposer tous les scénarios présentés dans le rapport économique, social et financier qui accompagnait le projet de loi de finances pour 1999, un scénario médian, sur l'effet de court terme, prévoyait la création de 210 000 à 280 000 emplois. Ce scénario était fondé sur l'idée que le choc était à peu près accommodé, à parts égales, par trois facteurs : les allégements de cotisations, la modération salariale et les gains de productivité. In fine, il n'y a donc pas d'effet sur le coût salarial unitaire des entreprises, mais pas d'effet non plus sur le taux de chômage à long terme. A court terme, on chiffrait le résultat à 200 000 ou 300 000 emplois.

Que peut-on dire aujourd'hui, avec le recul que nous autorisent certaines observations ? Il faut encore se fonder sur certaines conjectures quant à certains paramètres.

La RTT aura concerné 70 % des salariés du secteur marchand. La baisse de la durée effective du travail est plus difficile à mesurer. Selon des enquêtes menées par la DARES, alors que la baisse arithmétique de 39 à 35 heures peut être chiffrée à 10,3 %, la baisse de la durée effective du travail dans les entreprises passées à 35 heures représente à peu près les deux tiers de ce montant, soit 6,5 %.

En définitive, avec 6,5 % de réduction de la durée effective du travail pour 70 % des salariés, le choc représente 4,5 % pour l'ensemble du secteur marchand.

Qu'en est-il des trois facteurs modérateurs de ce choc : la modération salariale, la productivité horaire et les allégements de charges ?

En ce qui concerne les allégements supplémentaires de charges par rapport aux allégements préexistants tels les allégements Juppé et Robien - élément facile à mesurer -, il représente, en 2002, 8 milliards d'euros environ. Ce montant était à la charge du Fonds de financement de la réforme des cotisations patronales de sécurité sociale (FOREC), duquel nous avons défalqué ce que les allégements préexistants seraient devenus en actualisant le coût des dispositifs Juppé et Robien. Le résultat représente environ 1,4 % du coût du travail, soit près d'un tiers du choc initial de 4,5 %.

La modération salariale a été légèrement moins forte que prévu : un peu moins de 1 % du salaire par tête, pendant une période inférieure à deux ans. Soit en tout un peu moins de 2 % sur 70 % des salariés, c'est-à-dire environ 1 % de modération en niveau. Les accords aboutissent donc à faire décrocher le salaire mensuel de 1 %. Cela accommode également une partie du choc.

Le troisième facteur, la productivité horaire, est le plus difficile à évaluer, car nous ne disposons d'aucun dispositif d'observation directe. A cet égard, je dois confesser que l'analyse repose, pour l'instant, sur la seule évaluation de la DARES, en attendant celle à venir de l'INSEE. La DARES a tenté, en comparant les entreprises à 39 heures à celles passées aux 35 heures, avec toutes les difficultés méthodologiques dont je parlais au préalable, d'établir quels avaient été les gains de productivité horaire et les créations d'emplois liés au passage aux 35 heures dans ces entreprises.

Si nous interprétons bien ces travaux de la DARES, le choc est compensé pour moitié par des gains de productivité horaire, soit, pour une réduction de la durée du travail de 4,5 %, 2,2 % en moyenne dans le secteur marchand. Avec environ 2 % d'emplois sur 15 millions de salariés dans le secteur marchand, on obtient un chiffre de 300 à 350 000 emplois, créés à court terme ou préservés grâce à la réduction du temps de travail.

Encore une fois, j'insiste sur les deux limites de ces travaux. Je ne reviens pas sur la première limite, la difficulté de la comparaison, au plan méthodologique, des entreprises passées à 35 heures à celles restées à 39 heures ; mais on ne sait pas faire autrement. Pour l'instant, il n'existe qu'une seule étude, sans étude contradictoire, et j'espère qu'il y en aura d'autres.

Deuxième limite : le raisonnement concerne le court terme et la résorption du chômage conjoncturel. Ces enseignements de l'observation montrent que la réduction du temps de travail aurait permis d'accélérer la résorption du chômage keynésien à hauteur de 300 000 emplois. Le raisonnement ne pose pas tellement de problèmes en 1997, 1998 et 1999, période de basse conjoncture, donc de fort chômage conjoncturel.

Mais, plus nous nous rapprochons de 2000 et 2001, situation de haut de cycle, où se manifestent des difficultés de recrutement et des tensions salariales dans certains secteurs, moins le raisonnement de court terme est valide. Cela me conduit à dire que ce chiffre de 300 000 emplois est, même sur le court terme, sans doute un majorant. Il n'est vraiment valide et licite que dans des conditions de chômage conjoncturel, conditions qui étaient vraies en 1998-1999, beaucoup moins en 2000-2001.

Dernier temps de nos travaux et du raisonnement, la prospective à horizon 2006. C'est une étude qu'il nous a fallu faire en préparation de la loi Fillon de l'automne dernier. A horizon 2006, lorsque la convergence des SMIC aura été réalisée - jusque là, la situation était instable, et ne pouvait perdurer juridiquement -, nous serons dans une situation stable d'un point de vue juridique, avec des allégements de charges qui seront montés en régime au fil de la convergence des SMIC.

Nos prévisions relatives au coût des allégements de charges à l'issue de cette phase de convergence nous conduisent à un chiffre d'environ 1,5 % du PIB, tous allégements de charges confondus. Si je soustrais les mesures Juppé et Robien qui préexistaient, et qui représentent environ un demi point de PIB, cela signifie que les allégements de charges qui ont, d'une manière ou d'une autre, accompagné le processus de réduction du temps de travail représentent un coût brut de 1 point de PIB, soit environ 15 milliards d'euros. Je rappelle qu'en 2002, les allégements de charges supplémentaires par rapport à ce qui préexistait s'élèvent à 8 milliards d'euros.

Deuxième résultat que nous anticipons à horizon 2006 : le choc, qui avait été absorbé par les allégements, la modération salariale et les gains de productivité, ne serait pas remis en cause. En effet, il nous semble qu'au final, la RTT ne pose pas, pour la moyenne du secteur marchand, de problème de coût salarial unitaire et de compétitivité de « l'entreprise France ». Cela, naturellement, au prix de cette mobilisation importante de 1 % du PIB, qui aurait pu être utilisé à d'autres fins : par exemple, des allégements de charges sans conditions relatives à la réduction du temps de travail, ou tout ce que vous pouvez imaginer faire avec 15 milliards d'euros.

Pour ce qui concerne le coût net pour les finances publiques, en excluant les trois fonctions publiques - phénomène secondaire par rapport aux ordres de grandeur du secteur privé -, et dans une logique de court terme, il convient de mettre en regard le coût des allégements de charges, soit 1 point de PIB, et les 300 000 emplois créés et leurs retours sur les finances publiques (surcroît de cotisations sociales, de rentrées fiscales et moindre indemnisation du chômage). Mes collaborateurs évaluent ces retours, pour 300 000 emplois créés à court terme, à 6,5 milliards d'euros. Le coût net est donc évidemment moindre que le coût brut, mais il demeure, et la mesure n'est pas autofinancée.

Deuxième temps du raisonnement, sur le long terme. Si le choc est totalement absorbé, et si la RTT n'a pas d'effet sur le coût salarial unitaire ni, durablement, sur la compétitivité de l'économie française, alors la RTT n'a pas d'effet non plus sur le taux de chômage structurel. Si l'on considère que nous disposions d'autres moyens de politique économique que la réduction du temps de travail pour résorber le chômage conjoncturel, la RTT n'a pas d'effet durable sur l'emploi. Seul subsiste un effet durable sur le PIB potentiel.

La perte représente 4,5 % de durée du travail en moyenne dans le secteur marchand, compensée par moitié par des gains de productivité horaire : soit, au total, une perte du potentiel de production de l'ordre de 2 points de PIB.

La conséquence est, le taux de prélèvements obligatoires étant ce qu'il est, une perte de 1 point de recettes publiques. A long terme, il faut donc ajouter au coût des allégements le manque à gagner dû à la perte de 2 points de PIB potentiel, soit un point de recettes publiques potentielles. Dans cette logique, le coût net de la RTT sur les finances publiques à long terme représente plutôt 2 points de PIB.

Il me semble qu'au final, la RTT constitue davantage un problème de finances publiques qu'un problème de coût pour les entreprises - je parle évidemment de la moyenne du secteur marchand. Les calculs montrent que l'ampleur du choc et que les facteurs qui ont permis de l'absorber (gains de productivité, modération salariale et allégements de charges) sont tels que, en moyenne, pour l'ensemble de l'économie, il n'y a pas de choc préjudiciable sur le coût salarial unitaire ni donc sur la compétitivité des entreprises françaises.

Il reste que la RTT a permis d'accélérer la résorption du chômage à court terme. Ce faisant, elle a pu aussi avoir des effets d'hystérésis, donc sur le long terme, même s'il me semble que ceux-ci sont de second ordre. En définitive, il reste une perte de potentiel due à la réduction du nombre d'heures travaillées.

Mais il est toujours possible de dire que, à un horizon plus lointain que 2006, la réduction séculaire de la durée du travail aurait continué. Nous n'aurions donc fait qu'accélérer une diminution de la durée du travail qui, de toute façon, se serait produite.

M. le Président : Je vous remercie. Vous avez indiqué qu'il n'existait qu'une seule source officielle de production des chiffres, à savoir la DARES. Toutefois, nous avons reçu M. Michel Didier, directeur de Rexecode, qui est un institut reconnu. En se fondant sur l'étude de son institut, M. Didier nous a cité un chiffre de 150 000 emplois créés à la suite de la RTT. Comment faire pour connaître la réalité des données, c'est-à-dire une réalité fondée sur plusieurs sources qui se recoupent et qui permettent d'obtenir le « vrai » chiffre ?

En effet, il est difficile pour notre mission de procéder à une évaluation au regard de deux sources, aussi crédibles l'une que l'autre, mais dont les chiffres divergent totalement, allant de 150 000 à 350 000 emplois, dans le domaine conjoncturel et non pas structurel.

M. le Rapporteur : Ma première question prolonge celle de M. le Président. Depuis le début de cette mission, nous remarquons que nos différents interlocuteurs s'appuient tous sur une source unique, la DARES. N'y a-t-il pas là, compte tenu de l'extraordinaire complexité de la matière, une incertitude majeure qui pèse sur l'évaluation globale ? Les évaluations, par exemple celles de la direction de la Prévision, ne sont-elles pas fragilisées, rendant vos hypothèses elles-mêmes aussi fragiles ? Je crois que ce point sera au cœur de la réflexion de la mission.

J'en viens à ma deuxième question. Les prévisions de la direction de la Prévision, à l'époque où celle-ci a eu à faire tourner ses modèles, sont-elles conformes ou proches de l'évaluation que vous nous avez faite aujourd'hui dans les divers secteurs ?

Enfin, j'ai conscience qu'il est très difficile d'isoler « l'anti-monde ». Toutefois, la direction de la Prévision ne pourrait-elle pas - je suis persuadé qu'elle en a les moyens - mesurer l'effet sur l'emploi qu'aurait eu une politique stricte d'allégement de charges, sans contrainte de réduction de la durée du travail, telle que cela a pu être opéré dans le passé ? Certains éléments concrets et objectifs du passé doivent permettre ce type de modélisation. Peut-être l'avez-vous d'ailleurs déjà fait ?

M. Gaëtan GORCE : D'abord, pour réagir à ce que vient de dire M. le rapporteur, il est évidemment possible de mettre en cause l'étude de la DARES, mais dans ce cas, il faudrait le faire systématiquement. Je crois avoir entendu à plusieurs reprises, dans l'hémicycle ou dans cette enceinte, des références à la DARES quand cela arrange les uns, récusées lorsque cela pose plus de problèmes d'explication. Essayons donc de nous en tenir aux chiffres dont nous disposons : je crois que cela permet de tenir des raisonnements généralement admis, non seulement par les responsables politiques, mais également par les économistes qui y travaillent, raisonnements solides à partir desquels il est possible d'arriver à un certain nombre de conclusions.

Deuxième observation : l'effet 35 heures que nous cherchons à mesurer aujourd'hui est un effet interrompu, puisque la responsabilité a été prise l'an passé, à travers la loi votée, de faire en sorte que le mouvement ne puisse plus se prolonger, notamment dans les petites entreprises. Je crois avoir lu, ici ou là, encore récemment, sous la plume de différents experts - qui ne sont pas, pour le coup, de la DARES, mais attachés à différents organismes bancaires -, que la réduction du temps de travail a un effet cyclique utile au regard de la baisse de l'activité et de la création d'emplois, et qu'il est peut-être dommage de s'en être privé, dès lors que nous nous trouvions dans une situation de remontée du chômage.

Ce qui me frappe, dans votre exposé, c'est que vous abordez les 35 heures sous un angle véritablement intéressant, c'est-à-dire non seulement budgétaire, mais également économique, à savoir : comment utiliser la richesse nationale pour créer des emplois. Cela permet sans doute d'éviter certaines visions un peu étroites, pour ne pas dire strictement comptables, qui ne veulent pas envisager les conséquences directes qu'a pu avoir, ou que peut encore avoir, la réduction du temps de travail sur la création d'emplois.

Quel était au fond le pari - puisque c'est le terme qui avait été employé en 1998 ou 1999 - avec les 35 heures ? Il consistait à dire qu'il était possible de déclencher, à travers les allégements de cotisations liés, évidemment, à la réduction du temps de travail, un effet de compensation pour les entreprises : cet effet permettait d'obtenir, à la fois, une baisse du temps de travail et des créations d'emplois sans effet négatif pour l'économie. Je crois avoir entendu que la compétitivité, comme vous l'avez dit, de la « maison France » n'avait pas été mise en péril. C'est un point important.

Le fait de dire que la modération salariale, les gains de productivité et l'aide apportée par l'Etat, à travers les allégements de cotisations, permettaient d'équilibrer le dispositif pour les entreprises en termes de coûts unitaires, constitue aujourd'hui un fait plutôt validé par les économistes.

L'autre aspect du raisonnement développé par ceux qui ont souhaité les 35 heures revenait à considérer que l'allégement de cotisations accordé aux entreprises allait également se retrouver dans les finances publiques, à travers les créations d'emplois et donc la baisse des dépenses d'indemnisation du chômage, les cotisations sociales et les recettes fiscales supplémentaires.

Cet élément d'analyse est, là aussi, globalement validé.

Selon le directeur du Budget, que nous avons entendu avant vous, nous n'étions pas très éloignés, s'agissant du coût par emploi, du coût résultant, par exemple, des contrats jeunes ou, si nous en avions les chiffres, des contrats « initiative emplois ». C'est un choix politique qui a été fait et dont on peut discuter. Mais je suis content de voir que le débat, dès lors qu'il se situe sur le terrain économique, et même si les conclusions sont parfois un peu différentes de celles que je fais, n'est plus caricatural.

Vous avez évoqué, naturellement, les conséquences à moyen et à long terme. C'est là, effectivement, que peut se prolonger, sans doute, la discussion. Vous évoquez l'impact possible sur notre capacité et notre potentiel de production. Vous indiquez aussi toutes les incertitudes qui pèsent sur ces différents éléments.

Le scénario peut évidemment être considéré de manière un peu différente, et vous abordiez tout à l'heure la question de savoir comment utiliser plus efficacement ces allégements. C'est un choix politique. En revanche, les conséquences des mesures prises semblent - je reprends votre formule - anticiper une réduction du temps de travail qui s'inscrit dans le processus naturel de notre économie, depuis plus d'un siècle. Il faut aussi prendre en compte le nombre de salariés entrés sur le marché du travail, et susceptibles de contribuer à l'évolution de notre production. En effet, le calcul ne peut se fonder uniquement sur la situation des salariés qui ont vu leur temps de travail baisser, mais doit également prendre en considération le volume global d'heures travaillées dans notre pays. Je ne crois pas que ce volume ait baissé, ni qu'il soit appelé, à l'avenir, à baisser.

De plus, sur le long terme, il est bien clair que l'ensemble des dispositifs est ajustable et adaptable.

Au-delà de ces quelques observations, ma question est la suivante. Peut-on aujourd'hui considérer que les principaux éléments que vous nous avez présentés sont des éléments de référence ? J'ai évidemment mon idée sur la question : j'ai le sentiment que l'ensemble des données et chiffres que vous utilisez ne correspond pas simplement aux conclusions de la direction de la Prévision, mais, constitue, au fond, une synthèse et un compromis entre les différents points de vue exprimés, s'agissant du nombre d'emplois créés par les 35 heures, parmi lesquels celui de Rexecode me semble être plutôt une exception.

M. Nicolas PERRUCHOT : J'ai écouté avec attention votre exposé, et j'ai deux questions à vous poser. Vous dites, dans votre document, qu'à terme, le coût du travail ne devrait pas augmenter. Or, le constat que je fais sur le terrain est différent, notamment à la suite de discussions que j'ai eues, encore récemment, avec des entrepreneurs de moyennes et grandes entreprises de ma circonscription. Ils font le constat que le coût de l'heure travaillée a augmenté avec le passage aux 35 heures. Cela paraît en contradiction avec ce que vous avez dit.

Par ailleurs, un élément important ne me semble pas pris en compte : la délocalisation des emplois. Toujours selon un des entrepreneurs que j'ai rencontrés la semaine dernière, du fait de l'augmentation du coût de l'heure travaillée, une partie de sa production va être délocalisée dans un pays de l'Est, ce qui va entraîner la suppression du travail de 423 intérimaires. Dans vos prévisions, avez-vous intégré de telles situations, qui correspondent à celles que nous rencontrons chaque jour sur le terrain, et qui doivent aussi nourrir notre réflexion ?

M. Philippe TOURTELIER : S'agissant des études de la DARES, nous en avons déjà discuté lors des premières auditions, je partage les propos de mon collègue Gaëtan Gorce. Au sujet de Rexecode, j'ai bien entendu votre remarque. Vous avez mentionné le fait que les comparaisons internationales n'étaient que rudimentaires. De ce terme, je rapproche l'expression du directeur de l'INSEE, qui a parlé d'une courbe « rustique ». Pour ma part, c'est la fragilité d'un certain nombre d'affirmations de Rexecode qui me frappe, même si cela s'explique par la très grande difficulté du sujet, sur laquelle tout le monde s'accorde.

Vous dites que la réduction du temps de travail est probablement sans effet sur le niveau du chômage à long terme. Ne croyez-vous pas, néanmoins, que l'un des éléments moteurs de la reprise, c'est la confiance ? Que, le chômage à court terme diminuant, la confiance s'accroît, et que cela induit un effet sur le chômage structurel ?

M. Gérard HAMEL : De quels moyens disposez-vous pour mesurer l'impact de la croissance économique sur l'emploi ? Il semblerait que les données varient et que l'on puisse constater des créations d'emplois avec un taux de croissance de plus en plus faible ? Il importe, en effet, de comparer l'intérêt qu'il y a à agir sur le levier de la croissance plutôt que sur celui du partage du temps de travail.

Par ailleurs, au vu des perspectives démographiques, à partir de quel moment et comment pourrions-nous reposer la problématique du temps de travail, si nous voulons faire face à nos besoins de croissance ?

M. Christian DECOCQ : Je vous ai entendu dire que le dispositif des 35 heures n'avait causé aucun choc préjudiciable à l'entreprise France. Fort heureusement, la question de mon collègue Perruchot m'a ramené à la réalité. Député originaire d'une région industrielle, j'ai encore recueilli deux témoignages cette semaine. Ils concourent tous pour dire que, sur l'activité de production, qu'il s'agisse de la production de meubles ou de la grande production industrielle, l'effet des 35 heures est considérable sur les choix de délocalisation. Pouvez-vous nous le confirmer ?

M. Jean-Luc TAVERNIER : Concernant l'estimation de Rexecode, je rappelais, en remarque préalable, qu'il est tentant de vouloir comparer, de manière un peu abrupte, ce qui s'est passé en France et ce qui s'est passé à l'étranger, et d'imputer les différences aux seules politiques économiques menées en France. Car cela correspond à une vision hexagonale des choses. Or, il se trouve que les pays qui nous entourent ont mené de très nombreuses politiques économiques pour stimuler l'emploi. Certains pays, qui ont rencontré les mêmes problèmes que la France, par exemple celui du coût du travail au niveau des bas salaires, ont essayé de les régler par des allégements de charges, en favorisant le temps partiel, ou encore en intensifiant la lutte contre le travail clandestin.

Je tiens à votre disposition une liste de toutes les politiques menées en Espagne, en Italie ou en Allemagne pour stimuler le marché du travail. Il est impossible de faire comme si l'étranger était une référence immobile, et que tout ce qui se passe en France, par rapport à l'étranger, doit être imputé à la seule politique économique française. En effet, l'étranger « bouge » aussi.

Si Jean-Michel Charpin a bien utilisé le terme de « rustique », je dois reconnaître que je partage son point de vue. Comparer la France à l'étranger est utile, mais ne peut suffire à fixer un chiffre. D'ailleurs, si nous voulions le faire, nous serions très surpris. En effet, si vous examinez les chiffres des organisations internationales, vous constaterez que la croissance est devenue plus riche en emplois dans certains autres pays qu'en France.

En appliquant donc la méthode à la lettre, nous nous apercevrions qu'à court terme, la RTT a détruit des emplois. Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder : il convient de dire que la RTT a créé des emplois à court terme, mais qu'un certain nombre de pays étrangers, qui avaient des réformes structurelles à faire, les ont faites, et ont réussi à créer encore plus d'emplois par le biais de ces réformes. Les allégements de charges sur les bas salaires, qui avaient été appliqués dès 1994 en France, sont un exemple de telles réformes.

Je ne pense pas que l'estimation de Rexecode puisse être considérée à égalité avec les travaux que je vous ai exposés. J'ai essayé de vous présenter le jeu d'hypothèses sur lequel ces travaux étaient construits. Il s'agit donc d'un travail tout à fait falsifiable : tel est le jeu d'hypothèses, tels sont les éléments qui en sont extraits.

S'agissant de la source DARES, il convient de distinguer deux aspects. Il y a, d'une part, la DARES en tant que direction statistique du ministère du Travail. Il est normal que ce soit par la DARES que nous connaissions le dénombrement des conventions et des accords sur les 35 heures, les statistiques essentielles sur le contenu desdits accords, la modération salariale, le nombre de cas où sont intervenus des accords d'annualisation, de modulation du temps de travail, de recours aux horaires variables, etc. Cela constitue la mission normale de la DARES. Cette mission consiste également à faire des études économiques, et il est donc normal que la DARES en fasse.

En revanche, de mon point de vue, il est anormal que, dans ce pays, un nombre plus important de laboratoires universitaires ne se soit pas emparé du sujet, en signant des conventions : il est possible de le faire avec la DARES et l'INSEE. En utilisant les bases statistiques, ces laboratoires ont ensuite la possibilité de reproduire les mêmes études. C'est dommage. Pour autant, j'ai étudié avec attention les travaux de la DARES, et je n'ai aucun doute quant à leur bonne foi et leur qualité.

Simplement, intuitivement, les différences qui peuvent apparaître entre des entreprises passées à 35 heures et celles restées à 39 heures sont perceptibles. Une entreprise restée à 39 heures sur un bassin d'emplois donné a pu rencontrer plus de problèmes de recrutement, liés au fait que des entreprises voisines passées aux 35 heures étaient devenues plus attractives. De même, la multiplication des salaires minima a aussi eu des effets sur les entreprises restées à 39 heures.

Par conséquent, il est impossible d'affirmer que les entreprises restées à 39 heures représentent « l'anti-monde », et que la comparaison des entreprises passées à 35 heures avec celles restées à 39 heures permet de tirer des conclusions, sans des méthodes statistiques extrêmement sophistiquées. Ce sont ces méthodes que l'équipe de recherche de l'INSEE essaie d'ailleurs de mettre en œuvre aujourd'hui. Ces travaux sont très longs, ils ne seront publiés qu'à un horizon trop éloigné pour être utiles à votre mission. Néanmoins, ils sont indispensables.

Pour l'instant, il est vrai que la seule source quantitative que je connaisse pour mesurer l'évolution des gains de productivité horaires, lorsqu'il y a réduction du temps de travail, est celle de la DARES. Or, dans notre travail de prévision, nous en avons besoin. Il faut connaître, comme facteurs permettant d'accommoder le choc, les gains de productivité horaire. Un problème se pose : il ne s'agit pas là de statistiques directes, mais de méthodes économétriques compliquées. Différentes méthodes peuvent aboutir à des résultats différents. Les méthodes peuvent être plus ou moins sophistiquées. Pour l'instant, il est regrettable qu'il n'y ait qu'une seule étude.

Pour répondre à MM. Perruchot et Decocq, le fait qu'aient existé, en moyenne, des gains de productivité horaire dans l'économie et dans les entreprises passées aux 35 heures ne signifie pas pour autant que nous ne puissions trouver des entreprises où les gains de productivité ont été très importants et d'autres où ils ont été très réduits, voire parfois nuls. Donc, dans ces dernières, il est vrai qu'il y a un vrai problème de surcoût par unité produite.

En ce qui concerne les gains de productivité évalués de manière qualitative, j'avais été le premier surpris, lors du passage aux 35 heures, par la quantité d'accords d'annualisation et de modulation conclus à l'occasion des discussions sur la réorganisation du temps de travail.

Il me semble aussi que le mécontentement que manifeste un certain nombre de salariés témoigne du fait qu'ils ont subi ces réorganisations. Il n'est donc pas complètement impensable que, quantitativement, environ la moitié de la réduction du temps de travail ait été compensée par des gains de productivité horaires, via des réorganisations.

Il est vrai aussi que les situations peuvent être très différentes d'une entreprise à l'autre. Il est possible que, dans les entreprises employant des personnels peu qualifiés où, de plus, les variations salariales sont rendues plus difficiles en raison du SMIC, les gains de productivité aient été moindres qu'ailleurs. Ces chiffres moyens ne reflètent donc pas la situation de certaines entreprises, qui ont souffert d'un réel surcoût. De plus, d'autres entreprises ont sans doute également profité des 35 heures pour réduire leur coût salarial par unité produite, à la faveur d'une réorganisation massive.

Un de mes grands étonnements est lié au fait que, visiblement, la négociation autour de la durée du temps de travail a permis de susciter des formes nouvelles d'organisation et de productivité, que le dialogue social, spontanément un peu bloqué, n'avait pas permis de faire émerger, surtout dans les grandes entreprises. C'est la raison pour laquelle je conçois bien l'existence de gains de productivité horaire.

Par ailleurs, en matière de délocalisation, au-delà des chiffres, je peux comprendre que les 35 heures posent un problème plus important d'image. Vous qui avez voté les lois - ou vos prédécesseurs -, vous savez ce que signifie modifier la durée légale du travail, à savoir modifier le point d'amorce d'un grand nombre de mesures sur les heures supplémentaires, les contingents, ... Mais, vu des Etats-Unis, le passage aux 35 heures a été ressenti de la façon suivante : les fonctionnaires avaient décidé que tous les Français devaient travailler quatre heures de moins ! On perçoit donc bien que le préjudice sur l'image et sur les décisions de l'investisseur du Middle West est plus important que ce que la réalité objective aurait justifié. En effet, la durée légale du travail ne constitue qu'un paramètre duquel dépendent un certain nombre d'éléments, certaines possibilités de modulation et de flexibilité. Mais de l'étranger, il est impossible de comprendre cela.

Au final, la situation que nous observons, à la direction de la Prévision, est relativement conforme au scénario médian, présenté en annexe, du projet de loi de finances pour 1999. Nous avons eu de la chance, car la modération salariale a été moindre et, si l'on en croit les chiffres, les gains de productivité plus importants. Cette politique a eu un effet contracyclique utile à court terme, mais elle présente l'inconvénient - et je crois que Patrick Artus le souligne aussi - de ne pas être réversible. Elle a donc ses avantages en bas de cycle, mais les inconvénients structurels, dont j'ai parlé, en période haute du cycle.

En revanche, les allégements de charges sur les bas salaires ont, à mon sens, sur le long terme, un effet sur le chômage structurel. Nous avons publié, dans le rapport économique, social et financier associé au projet de loi de finances pour 2003, une estimation du rapport efficacité / coût des allégements Juppé, qui représente environ 0,5 point de PIB tout en correspondant à 230 000 à 460 000 emplois créés sur le long terme - avec des délais plus longs et plus durables que la RTT, donc moins d'effets sur le court terme.

A titre de comparaison, si je prends l'hypothèse basse de 300 000 emplois créés sur le long terme par les allègements de charges, cela représente 0,5 point de PIB à mettre en regard du point de PIB brut pour 300 000 emplois créés sur le court terme pour les 35 heures. Voilà, selon moi, les termes du débat. Les allègements sur les bas salaires sont moins efficaces sur le très court terme, mais deux fois plus efficaces sur le long terme, voire même infiniment plus efficaces si l'on considère que la RTT n'a pas d'effet sur l'emploi à long terme, alors que les allègements sur les bas salaires en ont.

M. le Président : C'est un choix politique. Je vous remercie.

Audition de M. André DAGUIN,
président confédéral de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Nous souhaiterions faire le point sur les conditions, que je qualifierai pour le moins de mouvementées, dans lesquelles la réduction du temps de travail est mise en oeuvre dans une branche très importante pour notre économie, celle du tourisme et de l'hôtellerie, puisque cette branche rassemble 175 000 entreprises et 700 000 salariés.

Vous nous indiquerez les conditions dans lesquelles l'accord de juin 2001, que votre organisation n'a pas signé, a été mis en œuvre, ainsi que les conséquences de l'annulation par le Conseil d'Etat de l'arrêté d'extension de cet accord. Vous nous ferez également le point sur la négociation sociale en cours, suite à cette décision du Conseil d'Etat et à la décision de l'actuel gouvernement de geler, pour deux ans, la durée du travail sur les bases prévues au 1er janvier 2003.

Nous souhaitons enfin entendre, de votre part, votre expérience personnelle en tant qu'acteur local, s'agissant de la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail dans le cadre de vos entreprises.

M. André DAGUIN : En premier lieu, je voudrais dire que je suis très honoré de venir vous aider dans votre travail qui n'est pas simple, car tenter d'estimer ce qu'a entraîné cette mesure autoritaire n'est certainement pas aisé.

En préambule, je voudrais faire un petit tableau chronologique. Le 8 décembre 1997 marque la signature et l'entrée en vigueur de la convention collective nationale des hôtels, cafés et restaurants, qui précise que la durée de travail est de 43 heures, soit deux heures de moins qu'avant la signature, et de 52 heures pour les veilleurs de nuit.

En 1998, la première loi Aubry incite à la réduction négociée du temps de travail et ramène la durée légale de 39 à 35 heures, alors que nous sommes, je le rappelle, à 43 heures. Nous entamons donc les négociations. J'ai indiqué devant Mme Aubry que dans notre secteur, 35 heures se prononcerait 39. J'ai cru comprendre qu'elle en avait saisi les raisons, mais peut-être puis-je vous l'expliciter sur un mode un peu plaisant.

Dans ma ville, je suis l'un des cinq conseillers municipaux de l'opposition. Un jour, le maire, qui est un vieil ami, m'invite à l'occasion de la visite de Mme Aubry. Il me précise d'être là à midi et demi pile en raison d'un agenda très serré comprenant apéritif, déjeuner et réunions. Il n'est pas possible de prendre une minute de retard.

A midi et demi, nous sommes tous là à attendre Mme Aubry. A treize heures, le téléphone sonne. On nous informe que l'avion de la ministre est au-dessus de la ville, mais qu'il ne peut atterrir en raison des conditions climatiques, ce qui l'obligera à aller se poser à Toulouse. Mme Aubry arrivera finalement à quatorze heures trente. Du pain béni pour moi ! Je lui ai dit : « Supposez que le maître d'hôtel, les serveurs, les cuisiniers et les sommeliers vous aient attendu entre midi et quatorze heures trente. Qu'est-ce qu'ils faisaient pendant ce temps ? Ils ne travaillaient pas, mais pour autant ils n'étaient pas libres non plus, puisqu'ils vous attendaient. » Nous considérons donc que, pour nous, 35 heures, c'est 39 heures !

Cet exemple a eu l'air de la convaincre. Ensuite, avec l'arrivée de Mme Guigou au gouvernement, il nous a fallu tout recommencer, c'est-à-dire que la guerre a été déclarée. Nous savions qu'il n'était pas possible, dans notre secteur de passer de 43 à 35 heures. Nous avons donc fait la guerre, également parce que notre personnel était encore plus opposé que nous à la mise en œuvre des 35 heures.

Dans cette branche, beaucoup de personnels travaillent, en effet, au pourcentage. Ceux qui sont dans ce cas voulaient travailler autant qu'ils le voulaient pour gagner autant d'argent qu'ils le pouvaient. Pour un certain temps, pendant dix ans par exemple. Ensuite, ils auraient réduit leur activité.

Nous assistions donc à un phénomène curieux. Le côté patronal comprenait tout à fait qu'il fallait réduire le temps de travail, mais voyait difficilement comment passer de 43 heures à 35 heures en peu d'années. De l'autre côté, les salariés étaient opposés aux 35 heures.

En 1999, des décrets ont reconnu les spécificités de notre secteur. Puis, nous avons été informés qu'il existait des aides pour passer aux 35 heures, ce qui fait que l'un des quatre syndicats patronaux s'est laissé séduire et a signé avec la CGT et la CFDT pour l'application des 35 heures. Il faut dire que nous n'étions pas habitués à ce que la CGT signe quelque chose ! Mais nous, nous ne l'avons pas accepté. Nous sommes allés devant le Conseil d'Etat et le tribunal d'instance où nous avons gagné. Toute cette usine à gaz a été cassée, malgré un essai de passage en force de la ministre puisque, quand il s'est agi de passer en commission d'extension, le patronat unanimement - MEDEF, CGPME, FNSEA, UNAPL - a refusé. Et du côté des salariés, CFTC, CGC et FO, ont également refusé, pour des raisons différentes. D'où un avis négatif de la commission.

Deuxième essai, même score : cinq à zéro pour les patrons, trois à deux pour les salariés ! Puis est arrivée l'alternance et nous avons commencé à raisonner différemment. Un décret en Conseil d'Etat a réduit la durée du temps de travail, pour 2003 et 2004, à 41 heures pour les entreprises de moins de vingt salariés, et à 39 heures pour celles de plus de vingt salariés. Dès le 1er janvier 2004, toutes les entreprises seront à 39 heures. C'est plutôt une bonne chose, car il est préférable qu'une certaine égalité règne. Tel est l'état des lieux.

Reste un autre élément très fâcheux. En effet, nous essayons de négocier, avec l'ensemble des syndicats de salariés, un accord global qui prendrait en compte un système de prévoyance, une augmentation sensible des salaires, qui dépendra bien sûr de la mise en oeuvre du taux réduit de la TVA. Si nous voulons recruter, nous devons d'abord augmenter les salaires. Nous entamons donc des négociations avec les syndicats de salariés. A ce point, je parviens à coordonner tous les syndicats patronaux qui s'entendent entre autres pour accorder cinq jours de congés de plus, un système de prévoyance à 0,80 et une épargne salariale. Notre proposition est refusée par les syndicats de salariés.

Nous faisons alors une contre-proposition. La CGT veut non pas cinq jours mais vingt et un, la CFDT quinze et FO onze. Je vous rappelle que passer de 41 heures à 39 heures équivaut à donner onze jours. Si l'on retenait la proposition la plus basse, il faudrait donner, au 1er janvier 2004, deux fois onze jours, soit vingt-deux jours de plus. C'est parfaitement farfelu ! Ne parlons même pas de la proposition de la CGT qui demande vingt et un plus onze jours, soit un mois de plus.

A l'issue de ces discussions, je me demande si nous sommes sur la même planète. Nous avons le souci de 650 000 salariés. Le taux de syndicalisation chez les salariés est de 2 % dans notre branche, tandis que celui des syndicats patronaux fédère, selon les départements, entre 30 et 85 % des employeurs. Cela signifie que certaines régions de France n'ont jamais vu un syndicaliste ouvrier. Ce n'est pas une bonne chose, mais c'est ainsi.

A Paris, il existe une minorité d'endroits, comme les Méridien ou le Concorde Lafayette, où les syndicats de salariés sont représentés et, dans ces unités de grande taille ou de luxe, les salariés bénéficient en effet, de onze jours et d'un système de prévoyance. Sous le prétexte qu'ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir, on devrait refuser aux 600 000 autres salariés de la branche ce que nous leur proposons ? Ce n'est pas tolérable.

La dernière réunion mixte paritaire s'est terminée de façon un peu sportive. Nous allons sans doute aller jusqu'à donner certains avantages, de manière unilatérale, sans négocier, car il nous paraît scandaleux de refuser certains avantages, certes minimes par rapport à ceux dont bénéficient les autres, mais qui doivent être accordés à l'ensemble de nos salariés.

Je ferai une remarque en passant. Notre secteur connaît peu de grève. Or, la seule qui a été déclenché l'a été au Méridien Montparnasse : 750 salariés, 65 grévistes. Pourtant, cet hôtel accorde treize mois de salaire et est à 35 heures. Il est certain que cela ne fait pas bon effet dans le paysage. Ce n'est pas ce type de manifestation qui encouragera la plupart de nos salariés à rejoindre les syndicats, s'ils se conduisent de cette façon.

Nous avons, certes, le souci de renégocier avec eux, mais ne savons pas quoi donner à ces syndiqués salariés, sans pour autant ruiner les 90 % d'entreprises de moins de dix salariés dont nous avons la charge.

J'évoquerai également la façon dont ces 35 heures ont fait irruption. De manière générale, je crains qu'on ne raisonne, quand on parle de rendement économique, qu'avec des notions issues du secteur industriel. Dans le secteur secondaire, l'homme s'affronte à la matière par le biais de machines et d'outils, la domestique et fabrique un produit qui est vendu.

Dans le secteur tertiaire, c'est différent. C'est par opérations successives, simultanées, coordonnées que l'on finit par obtenir un produit qui rencontre l'accord des clients. Comment voulez-vous qu'une mesure autoritaire de partage du travail puisse fonctionner dans un tel secteur ? Dans notre branche, on ne peut pas découper le travail en tranche. A l'usine, c'est facile : on démarre la journée en faisant telle pièce, puis on l'arrête le soir pour la reprendre le lendemain. Chez nous, cela ne peut pas être ainsi. La seule pendule que nous avons, c'est le client quand il s'en va, et non pas quand il arrive.

Nous avons été très combatifs, car nous avons pris conscience que l'autorité, quand elle n'est pas tout à fait dans l'axe, génère la révolte. Beaucoup se sont contentés de gémir mais nous, nous sommes révoltés et battus. Nous sommes allés devant le Conseil d'Etat et le tribunal, et nous avons gagné le droit de rester à 39 heures. D'ailleurs, nos salariés n'en sont certainement pas mécontents, puisqu'ils sont toujours là. Cette année encore, nous en trouverons 10 000 ou 12 000 de plus. Comme tous les ans. Depuis 1989, nous avons créé entre 10 et 15 000 emplois, malgré le déficit d'image de notre profession.

Naturellement, quand la TVA sera à 5,5 %, nous passerons à la vitesse supérieure. Nous augmenterons les salaires, afin de parvenir à un meilleur recrutement. Nous pourrons assurer une meilleure formation pour qu'une perspective de carrière s'ouvre devant ceux qui viennent chez nous. Cela permettra de mieux réconcilier ce métier avec tous les débutants, qui ne sont pas tout à fait prêts à travailler quand les autres s'amusent ou se reposent. C'est un métier qui a ses spécificités.

Par exemple, on a beaucoup parlé du lundi de Pentecôte. Je ne porte pas de jugement, mais je vous signale qu'un hôtel est ouvert 365 jours par an. Comment voulez-vous l'ouvrir un jour de plus ? Un restaurant travaille davantage les jours fériés que les autres jours. Par conséquent, dans ce cas précis, cette mesure passe complètement à côté. Cet exemple vous montre que ce métier est particulier et qu'il n'y a pas seulement les 35 heures qui le gênent. Il faudra également amodier cette mesure. Toutefois, je préfère discuter de ce jour férié que de ces 35 heures autoritaires qui ont failli nous tomber sur la tête. Mais, nous avions mis le casque lourd !

M. le Président : Je vous remercie.

J'aurai une question à vous poser. Le gouvernement avait annoncé, lors de la signature de l'accord 2001, qu'il y aurait un plan d'accompagnement spécial pour aider les entreprises de votre secteur. Pouvez-nous dire si ce plan a été mis en place ou pas ?

M. le Rapporteur : J'aurai trois questions. Lorsque vous dites que vous êtes passé à 39 heures, je voudrais savoir si cela correspond aujourd'hui à la durée moyenne de travail dans la branche. Est-ce que, notamment dans les chaînes hôtelières, la situation est radicalement différente ? Vous avez donné l'exemple d'un grand hôtel passé aux 35 heures. Le fait que l'ensemble des chaînes hôtelières n'ait pas suivi votre rébellion et ait appliqué les 35 heures n'a-t-il pas accentué les divergences à l'intérieur de la branche ?

Ma troisième question concerne, non pas les restaurateurs ou les hôteliers, mais leurs clients. Avez-vous observé, depuis l'application des 35 heures, une modification de la fréquentation des hôtels et restaurants ou des modifications de comportements qui pourraient être liées à l'application des 35 heures ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez indiqué qu'un seul des quatre syndicats patronaux avait signé. Quelle est sa représentativité ? Par ailleurs, vous avez évoqué, à un moment, une profession qui avait une image archaïque. Quel est le turnover dans la profession et quelles en sont ses causes ? Enfin, si la TVA n'était pas diminuée, cela modifierait-il, pour l'avenir, un certain nombre d'éléments que vous venez de nous exposer ?

Mme Catherine VAUTRIN : Vous avez mentionné des difficultés de recrutement liées à une image archaïque de la profession. A cet égard, estimez-vous que le temps de travail peut être un élément attractif quand on sait que, dans certains CFA hôteliers, on vient recruter les élèves dès la sortie des promotions ?

Par ailleurs, je voudrais faire un constat. Dans ma circonscription, plusieurs restaurateurs m'ont indiqué qu'ils n'avaient pas d'autre choix que d'expliquer à leurs clients qu'après vingt et une heures et trente, il leur devenait difficile de servir. Cela peut-il avoir, à long terme, des conséquences sur la vie des établissements ?

M. le Président : Je rajouterai une dernière question. Pendant une quinzaine d'années, j'ai eu affaire avec une entreprise de remontrées mécaniques qui employait de nombreux saisonniers. Quelle est la perception des saisonniers, qui sont très nombreux dans votre branche, sur la diminution du temps de travail ? Souhaitent-ils, comme les salariés permanents, travailler plus pour gagner plus ?

M. Yves BOISSEAU : Connaît-on la durée réelle de travail dans vos métiers ? Savez-vous la mesurer ? Par ailleurs, dans le passé, lorsqu'il y a eu des réductions d'horaires, en a-t-on mesuré l'impact sur l'embauche ?

M. André DAGUIN : S'agissant des chaînes, aujourd'hui, trente-deux sont adhérentes à notre syndicat, et seules cinq ou six sont restées en dehors. Toutefois, je rappellerai que dans l'hôtellerie, il n'y a pas les très grosses structures d'un côté et les petites de l'autre. Par exemple, ACCOR est une chaîne qui comporte une nébuleuse de petits et moyens hôtels. La plupart des Mercure ou des Sofitel n'ont pas mille chambres, mais entre quarante et cent vingt. La problématique était donc exactement la même et c'est la raison pour laquelle trente-deux chaînes ont suivi notre démarche. Parmi ceux qui ne nous ont pas suivis, il y a le Méridien qui est passé aux 35 heures, c'est le seul qui ait eu une grève. C'est sans doute une coïncidence !

Est-ce que les 35 heures ont eu une influence sur la fréquentation des hôtels et restaurants ? C'est un jeu à somme nulle. Les petites auberges à une heure ou une heure et demie de voiture des grandes villes ont connu des week-ends plus fréquentés. Dans le même temps, les hôtels des grandes villes perdaient une ou deux nuitées. Au final, cela s'est compensé.

S'agissant du turnover dans ce métier, il faut considérer la façon dont la formation hôtelière est dispensée en France. C'est sans doute la meilleure d'Europe. Mais, le jeune homme a appris son métier du lundi au vendredi, le midi, jamais le soir, jamais pendant le week-end, jamais les jours de fêtes ni les vacances d'été.

Dès lors, comme les salaires de début ne sont pas suffisants, il partira ailleurs au bout d'un an, et ses parents l'encourageront à le faire. C'est une des raisons pour lesquelles le turnover est énorme. Mais, il faut aussi prendre en compte le fait que notre branche d'activité compte 650 000 salariés. Avec un tel nombre, il est inévitable que les emplois tournent. Néanmoins, en 2001, nous avons embauché 73 000 nouveaux salariés. Je ne suis pas certain qu'un autre secteur ait pu atteindre une telle performance. Toutefois, chaque année, malgré les embauches que nous faisons, sur les 250 000 emplois offerts, nous n'en réalisons que 230 000. Il en manque donc 20 000. C'est un problème, qu'il conviendra de résoudre petit à petit.

En ce qui concerne l'image archaïque, elle est avérée. Quand j'interviens dans des réunions départementales, devant cent ou cent cinquante professionnels, je leur dis qu'ils ont l'esprit aussi amidonné que leur toque, qu'il faut tirer ce métier vers la modernité et qu'ils réagissent mal. Ils ont, certes, le droit de travailler dix-huit heures par jour s'ils le souhaitent, mais pour un jeune qui vient les aider, ils doivent respecter un horaire normal. C'est une idée qu'il est difficile de leur faire admettre.

Certains ne manquent pas de me rappeler que, quand je jouais au rugby, mon entraîneur me faisait marcher dur et qu'il ne me disait pas que je faisais trop d'efforts. Ils considèrent que pour qu'un apprenti apprenne son travail, c'est la même chose. S'il n'est pas capable d'apprendre en sept heures, il lui faudra apprendre en douze heures, mais à la fin, il aura son CAP. Ce point de vue n'est pas le mien, mais il existe dans la profession.

Toutefois, je vous rassure car nombre de restaurateurs, hôteliers et cuisiniers que je connais, et qui ont fait souffrir leurs apprentis, reçoivent régulièrement de leur part une carte pour leur anniversaire ou la nouvelle année. Ils ont donc gardé de bons rapports. On peut appeler ça du paternalisme, mais ça existe.

S'agissant de la durée réelle du travail, je ne la connais pas. Mais qui la connaît ? Pendant trente-sept ans, j'ai été cuisinier, toqué et étoilé. A la fin d'un banquet, toute l'équipe se retrouve pendant une heure et demie pour commenter et se détendre. Peut-on considérer cela comme du travail ou du plaisir ? Demandez au chauffeur de M. Blondel s'il raisonne ainsi. Je connais bien M. Blondel car il aime, comme moi, les cigares, les bons repas et la corrida. J'ai vu M. Blondel emmener son chauffeur faire un bon repas puis assister à une corrida. Si son chauffeur a intégré ce temps passé dans ses heures de travail, cela fait trop d'heures, mais s'il ne l'a pas intégré, cela ne fait pas assez d'heures. La pratique est plus difficile que la théorie.

Il faut continuer à baisser le temps de travail, augmenter les salaires et proposer une formation qui ouvre des perspectives. Sans ces trois points, cela ne marchera pas.

S'agissant du salarié saisonnier, il faut garder à l'esprit qu'il s'agit, en général, d'une personne jeune, qui veut gagner beaucoup d'argent en travaillant beaucoup et en ayant de longues vacances. Vous ne pourrez pas domestiquer un animal sauvage et en faire un poulet de batterie ! C'est ainsi. Le saisonnier veut que ses jours de repos lui soient payés plutôt que de les prendre car, à la fin de sa saison, il sera plus riche. Pourquoi l'en empêcher ?

Je terminerai sur la représentativité du syndicat patronal qui a signé l'accord. Il y a, à Paris, quatre syndicats dont trois sont dans l'UMIH. Le dernier, qui compte semble-t-il 1 800 adhérents, est celui qui a signé. L'UMIH, elle, représente aux alentours de 90 000 adhérents. L'UMIH est donc le syndicat prépondérant, et c'est grâce à cette prépondérance qu'il pourra imposer des avantages pour les salariés. En effet, les syndicats de petite taille sont soumis à une sorte de surenchère de démagogie, qui fait qu'ils ne vont jamais dans le bon sens. Nous pesons maintenant suffisamment pour que, même si les syndicats de salariés ne le veulent pas, nous accorderons aux salariés des jours de congés supplémentaires et la prévoyance.

M. le Président : Un point m'a impressionné dans ce que vous avez dit avec votre franchise habituelle, à savoir que vous n'êtes pas contre la diminution du temps de travail. C'est un élément important. En revanche, vous avez indiqué que vous étiez violemment opposé à la décision brutale et autoritaire qui a été prise. Par conséquent, le problème réside plus dans ce côté brutal et autoritaire, que sur le principe même de la réduction du temps de travail.

M. André DAGUIN : Bien entendu, on ne peut pas être contre !

M. le Président : C'est un point important. Dans le débat que nous aurons au sein de la mission, je ne souhaite pas qu'il ressorte que certains sont pour et d'autres contre la réduction du temps de travail. Le problème ne se situe pas là, mais sur les conséquences de la mise en œuvre des 35 heures dans l'économie et sur le plan social.

M. André DAGUIN : A cet égard, nous avons une approche très pragmatique. Un employé qui n'est pas fatigué, qui est de bonne humeur et qui sourit est plus efficace et plus épanoui qu'un employé surmené, sous-payé et qui fait grise mine. Nous devons donc absolument mettre devant nos clients des gens agréables. Pour ce faire, il faut les payer mieux et diminuer leur temps de travail, petit à petit, au coup par coup.

Dans certains postes, c'est plus facile que dans d'autres. A titre d'exemple, dans une cuisine, le plongeur nettoie les casseroles. Il suffit d'acheter plus de casseroles, et le plongeur pourra s'en aller à heure fixe, car il y aura suffisamment de casseroles en réserve pour que les cuisiniers puissent continuer de travailler.

Mais, le maître d'hôtel, lui, doit attendre le départ du client pour terminer sa journée. Et parfois, c'est long. Imaginons qu'à la fin d'un repas d'affaires, les convives commandent une bouteille de champagne. Le maître d'hôtel ne sera certainement pas intéressé à partir à ce moment-là, alors qu'il sent la possibilité d'un pourboire important. Cet exemple vous montre pourquoi le maître d'hôtel ne veut pas de la réduction du temps de travail. Mais, seulement pendant une période de sa vie, dix ans par exemple.

Je prends un autre exemple. Dans un bistrot, quand le garçon sert en salle, il reçoit 10 ou 15 % des boissons qu'il vend. Le patron, lui, est derrière son comptoir et encaisse. Le souhait de ce garçon de café, qui en général gagne bien sa vie, est d'économiser suffisamment pour ensuite, dans vingt-cinq ans, acheter le fonds de commerce à son patron lorsque celui-ci partira en retraite. Si le patron embauche deux garçons à 35 heures, aucun des deux ne pourra jamais économiser suffisamment pour acheter le fonds de commerce. D'où trois malheureux, au lieu de deux heureux. C'est très simple !

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de Mme Brigitte DUPONT-SELMER,
vice-présidente de la société H. SELMER & Cie

(Extrait du procès-verbal de la séance du 20 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons Mme Brigitte Dupont-Selmer, vice-présidente de la société H. Selmer et Cie. Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée en France depuis 1997, et dans cette perspective, nous avons le sentiment que votre expérience de responsable d'entreprise familiale de taille moyenne, avec tout de même 630 salariés...

Votre entreprise est leader dans son secteur. Vous fabriquez des instruments de musique et votre entreprise est fortement internationalisée, puisque vous exportez 70 % de votre chiffre d'affaires. Je disais donc que cette expérience est de nature à nous apporter des éléments concrets d'appréciation sur la mise en place des 35 heures, notamment les espoirs de l'époque, ainsi que sur les conclusions que vous en tirez aujourd'hui.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Notre société a été créée en 1885 avec un actionnariat à 100 % familial et c'est la quatrième génération qui tient, aujourd'hui, les postes de direction.

Nous fabriquons des instruments de musique à vent haut de gamme, fabriqués à 100 % en France dans notre usine de Mantes-la-Ville et le coût de la main d'œuvre nous oblige à avoir des prix élevés et, en contrepartie, une qualité irréprochable. Nous sommes leader mondial dans les saxophones, deuxième sur les clarinettes et les cuivres et nous fabriquons aussi des becs sur lesquels nous sommes également leader mondial. Nous ne nous situons que sur les instruments haut de gamme.

Notre chiffre d'affaires de 2002 a été environ de 35 millions d'euros pour 22 000 instruments produits. Nous exportons notre production à 75 %, notre premier client est le Japon qui est, par ailleurs, notre premier concurrent. Nous exportons 25 % de notre chiffre d'affaires au Japon, 25 % en Europe, 20 % aux Etats-Unis et le reste de la production est exporté dans des pays dans lesquels nous n'avons pas d'agent spécialisé, et où nous travaillons essentiellement pour des fanfares militaires.

Même si nos instruments sont traditionnels, nous avons une politique active de recherche et de développement et nous sortons en moyenne, tous les ans, entre deux et trois nouveaux produits. Nous soutenons aussi beaucoup les artistes et le milieu musical, pour essayer de développer la musique qui, même si elle est appréciée par beaucoup de gens en tant qu'auditeurs, est de moins en moins étudiée. En effet, apprendre le saxophone n'est pas facile, la clarinette non plus, c'est pourquoi nous soutenons la pratique instrumentale, en mécénat ou en sponsoring.

Pour ce qui est de l'emploi, nous sommes 630 personnes dont une trentaine au siège social à Paris, où se trouvent les services administratifs et commerciaux, ainsi qu'un petit atelier de réparation pour les musiciens qui ont besoin d'un petit dépannage, et 600 personnes à l'usine, à Mantes-la-Ville, dont 510 ouvriers et 90 cadres. Nous sommes l'un des plus gros employeurs de la région si ce n'est le plus gros et nous sommes là-bas depuis 1920. Nous disposons de 20 000 mètres carrés d'atelier.

Notre fabrication est restée à caractère artisanal, ce qui explique le nombre important d'ouvriers par rapport au nombre peu important d'instruments fabriqués. Il y a assez peu de possibilité de l'automatiser. Nous avons une main d'œuvre très spécialisée, totalement formée en interne. S'il y a des écoles pour la réparation d'instruments, il n'en existe pas pour nos métiers.

Nous avons environ 190 métiers sur 510 personnes. Ce ne sont pas toujours des métiers totalement différents, mais il n'est pas rare d'avoir seulement une ou deux personnes qui sachent faire une tâche particulière. Nous avons quinze secteurs principaux de fabrication. Quand on compare un chaudronnier et un finisseur de saxophone, ce n'est ni la même corpulence, ni la même dextérité, la polyvalence des tâches est donc très difficile. C'est parfois plus facile dans un même secteur, encore que deux instruments, qui semblent identiques, peuvent demander un doigté très différent.

La durée de fabrication est d'environ 30 ou 35 heures, mais s'étale sur un cycle de six mois, ce qui est énorme. Nous produisons des instruments très différents avec, en moyenne, 850 pièces différentes par instrument. Le cycle de production est assez long.

Le prix de revient est un de nos problèmes essentiels, d'autant que les salaires et les charges salariales représentent environ 70 % de nos charges totales. Une augmentation de salaire pour nous est donc évidemment plus importante qu'une augmentation du prix de la matière première.

Notre concurrence est située surtout dans le sud-est asiatique, surtout le Japon depuis une quarantaine d'années qui, la plupart du temps aujourd'hui, fait fabriquer à Taïwan ou en Chine pour obtenir des coûts de main d'œuvre moins importants.

Il y a quelques années, cette concurrence n'était pas inquiétante, car elle atteignait une faible qualité de production. Aujourd'hui, sa qualité s'améliore ; là où nous passons 35 heures sur un saxophone, elle peut y passer trois fois plus de temps et être encore moins chère que nous au bout du compte. Nous devons donc vraiment continuer à travailler pour obtenir un niveau idéal de qualité.

Pour en venir aux 35 heures, en 1997-1998, nous avons connu deux années très difficiles. Elles n'étaient pas extraordinaires pour l'économie en général, ni la musique en particulier. Nous nous sommes retrouvés en 1998 avec un stock très important, une vision pas très bonne sur le début de 1999 et avec notre personnel. Nous n'avons jamais souhaité licencier depuis 115 ans, pour des raisons sociales d'une part, et de formation d'autre part, puisqu'il faut deux ou trois ans pour former un salarié et que les licenciements touchent les dernières personnes embauchées, donc les dernières formées. Il est donc très difficile pour nous de faire varier nos effectifs, tant à la baisse qu'à la hausse. Nous ne voulions donc pas, à l'époque, procéder à des licenciements et nous nous demandions si nous n'allions pas avoir recours au chômage partiel, d'autant que les instruments de musique, bien qu'ils ne soient pas périssables, sont fait avec des matériaux vivants (de la peau et du feutre) et donc ne vieillissent pas très bien. Il y avait, de plus, un problème de place. On envisageait donc du chômage partiel, quand on a commencé à parler des 35 heures.

Clairement, les 35 heures, quand nous avons commencé à en parler, c'était pour nous l'horreur, car dans une société de main d'œuvre, toutes les conséquences - qu'on a vécues d'ailleurs après - étaient très difficiles. Mais, nous sentions que c'était inéluctable et que nous devions y arriver. Nous avons donc préféré anticiper et, vu notre situation, prévoir l'avenir.

L'année 1999 risquait de n'être pas très bonne, avec tout de même une possibilité de redémarrer avec un nouveau produit. Notre souhait était donc de diminuer la production assez rapidement, mais de ne pas perdre notre outil de travail. Nous avons commencé à négocier fin juin 1998 avec les syndicats présents à l'époque dans l'entreprise, la CGT et FO. Au début de nos négociations, leur souhait avait été de ne parler que des propositions salariales et de traiter des problèmes d'organisation dans un deuxième temps.

Nous avions proposé initialement les points suivants :

- le passage dès que possible, non pas à 35 heures mais 34,65 heures, puisque nous étions à 38,50 heures et qu'il fallait baisser de 10 % la durée du travail pour pouvoir bénéficier des aides ;

- l'embauche de 32 personnes, soit 6 % de l'effectif de l'époque, car l'accord était quand même offensif, malgré la diminution de production que nous anticipions ; nous souhaitions pouvoir retrouver notre niveau de production sur les deux années à venir ;

- le blocage des salaires pendant deux ans à partir de la signature, avec deux solutions : soit une diminution de la prime d'ancienneté, avec maintien d'une journée de vacances dite journée « casse-croûte » de l'usine, soit le maintien de la prime d'ancienneté et la suppression de cette journée ; nous disions, en outre, que l'on essaierait de mettre en place, à terme, un accord d'intéressement.

La CGT, au départ, proposait 32 heures sans aucune perte de salaire et un maintien de l'indexation des salaires sur l'inflation.

Les négociations ont commencé à s'engager. Elles étaient un peu dures, car on sentait que, même si la majeure partie des ouvriers aurait préféré une augmentation de salaire plutôt que la réduction du temps de travail, leur souci étant de gagner un peu plus d'argent, ces ouvriers se disaient que l'accord n'était peut-être pas si mauvais au vu de la situation de l'entreprise, et que cela pouvait éviter le chômage. De plus, la mise en place des 35 heures représentait une perspective agréable.

FO était à peu près d'accord pour signer sur notre proposition, une majorité du personnel semblait être d'accord, mais la CGT refusait totalement de signer. Suite à quelques problèmes entre syndicats, la CGT a organisé un sondage qui a révélé, sur le collège ouvrier, 64 % de voix favorables et 29 % contre, et 84 % de oui pour le collège maîtrise et les cadres, soit une vaste majorité du personnel favorable à la signature de l'accord.

L'accord sur la proposition salariale arrivant à terme, on a commencé à parler de négociation sur l'organisation du temps de travail. Cela a été très compliqué, car nous souhaitions mettre en parallèle aux 35 heures une modulation du temps de travail, que l'on a appelée annualisation, terme sur lequel les syndicats ont buté. Nous demandions des semaines qui pouvaient aller de 28 à 42 heures, ce qui n'était pas une variation trop forte, avec une consultation préalable du comité d'entreprise selon des modalités précises et avec - pourquoi pas ? - des semaines à zéro heure, pour pouvoir faire des semaines de vacances, et travailler un petit peu plus certaines autres semaines.

Nous avons proposé dans le même temps, au lieu des 34,65 heures, de faire 36,55 heures et d'utiliser ces heures pour accorder des ponts et des journées de RTT.

Nous avions décidé que les rémunérations seraient lissées sur toute l'année ; on maintenait une rémunération normale, avec une régularisation en fin d'année, où on compterait les heures faites par les uns et les autres, avec paiement en cas d'heures supplémentaires, ou chômage technique en cas d'heures non faites.

M. le Président : Y a-t-il eu un accord des syndicats ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Cela a été très long, nous avons mis deux mois, et ça s'est terminé vraiment à l'arrachée, avec la médiation de l'inspection de travail et de notre député de l'époque, Mme Peulvast-Bergeal. Bien que le personnel était de plus en plus favorable à la signature, la CGT ne l''était pas et il y a eu plusieurs votes, d'abord, avec un papier qui circulait dans les ateliers, ce qui n'était pas très régulier, puis enfin un vote à bulletin secret, qui a finalement abouti à la signature de l'accord.

Cela a créé une ambiance très compliquée dans l'usine. J'ai reçu moi-même des lettres de certains salariés disant : « Signez, surtout n'abandonnez pas, on veut y arriver. » Cela a généré un climat désagréable dans l'usine, avec l'occupation de bureaux.

M. le Président : Un climat que vous ne connaissiez pas auparavant ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Non, c'est un climat que nous n'avions jamais connu avant. Le 18 janvier 1999, nous avons signé notre accord sur la RTT, qui fait 30 pages. En résumé, nous avons décidé une réduction du temps de travail de 10 % avec un impact totalement compensé sur la rémunération de base et sur la prime d'ancienneté, le gel des salaires pendant deux ans, avec une clause de révision si l'inflation était supérieure à 2,5 % pendant ces deux ans, une augmentation d'effectif de 32 personnes dans les 12 mois à venir, avec maintien de l'effectif pendant deux ans, 12 journées de RTT dont 11 prises collectivement et une individuellement, une modulation entre 30 et 40 heures par semaine, avec un délai de prévenance d'une quinzaine de jours en cas d'augmentation du temps de travail et de huit jours en cas de diminution, sauf volontariat, une amélioration des plages à l'horaire variable - on était passé à l'horaire variable début 1998 -, et la suppression de notre journée « casse-croûte ». Cet accord a été signé par FO et la CGT le 18 ou 19 janvier 1999.

La première année, nous avons utilisé une modulation très forte, du fait de nos problèmes de stock, de nouveaux produits et d'embauche. Nous avons donc eu trois semaines non travaillées et les autres semaines étaient soit à 35 heures, soit à 40 heures en fin d'année. Globalement, nous sommes arrivés à préserver les heures de travail et donc les rémunérations de tout le monde, grâce à cette modulation importante.

Depuis, il n'y a quasiment pas eu de modulations, sauf au niveau de certains ateliers.

M. le Président : Là, nous sommes en janvier 1999. A partir de ce que vous nous avez dit, de ce démarrage difficile et perturbateur, quatre ans après, quelle est l'évolution globale de l'emploi dans votre entreprise ? Les 32 emplois ont-ils été confirmés ? Avez-vous obtenu les satisfactions que vous attendiez des allégements de charges et qu'attendez-vous de l'avenir puisque ces allègements vont disparaître ? Globalement, êtes-vous satisfaite ou pas ? Quel est votre bilan personnel par rapport à votre entreprise ? Vos salariés sont-ils satisfaits ou pas ? Que ressort-il aujourd'hui, y compris de l'ambiance dont vous avez parlé tout à l'heure ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Les 32 embauches ont été faites. Les effectifs ont même continué à croître. Nos prévisions de ventes de 1999 se sont avérées exactes et ont même été dépassées en 2000, 2001 et 2002. Nous étions 506 fin 1998, nous sommes 595 fin 2002 sur l'usine de Mantes. Nous avons donc embauché beaucoup plus que les 32 personnes prévues pour compenser les baisses d'horaires.

La production a évidemment diminué de 10 % la première année, mais, au fur et à mesure des années, nous avons retrouvé notre niveau antérieur. Nous avons touché les aides de l'Etat - 2003 est la dernière année où nous allons les toucher - et heureusement, car avec une baisse de 10 % de la production la première année et d'autant la deuxième, elles étaient vraiment nécessaires.

En ce qui concerne l'ambiance et la suite des événements, nous ressentons très fortement - je parle au nom de mon entreprise mais aussi au nom d'autres entreprises avec lesquelles on a l'occasion de discuter - une certaine démotivation. Pour le personnel ouvrier, le travail n'a pas changé, sauf que les personnes travaillent désormais 35 heures. Les ouvriers avaient 35 heures pour fabriquer un saxophone, ils en ont toujours autant, cela n'a donc pas changé pour ce qui concerne le travail au jour le jour. Simplement, on a l'impression - je l'ai ressenti au moment des négociations et cela s'avère toujours vrai à chaque négociation quand on reparle de l'organisation de l'entreprise - que les gens gèrent énormément leurs vacances et leur temps libre, beaucoup plus que leur temps de travail, qui passe ainsi au second plan.

On commence par gérer les ponts, les jours où il fait beau, sans du tout prendre conscience que l'entreprise doit travailler pendant certaines périodes où l'on a besoin de vendre et que le but principal de l'entreprise n'est pas les vacances. Mais les vacances sont très importantes, on le sent : les salariés ont organisé leur vie autour des 35 heures.

A l'usine, on travaille sur quatre jours et demi. C'est-à-dire que le vendredi, à partir de 11 heures, l'usine est vide. Quand on demande des heures supplémentaires ou de travailler un vendredi après-midi, c'est une catastrophe, c'est un crime de lèse-majesté : le vendredi est devenu aussi sacré que le samedi et le dimanche. Nous avons beaucoup de difficultés pour faire travailler les gens davantage, même si les heures supplémentaires sont payées. Il y a une sorte de stress pour partir à l'heure. C'est une vraie catastrophe devant la pointeuse, les gens sont à la minute près ! Là où les gens regardaient moins auparavant, ils regardent plus aujourd'hui.

Je ressens, au niveau des femmes, une espèce de stress différent. Auparavant, les femmes sortaient à une certaine heure et ne pouvaient pas récupérer les enfants ; la question ne se posait pas, on partait du bureau pour les récupérer chez la nourrice ou à la garderie, etc. Aujourd'hui, elles peuvent les chercher elles-mêmes et elles sont donc stressées car il faut qu'elles arrivent à l'heure.

J'ai l'impression que le collège ouvrier est plus stressé qu'auparavant. D'autant plus que nous, en tant que dirigeants, là où on supportait des petites pauses de temps en temps, on en vient à surveiller plus étroitement car les heures sont devenues plus importantes. J'ai donc l'impression que les ouvriers ressentent un stress, bien qu'ils soient satisfaits de disposer de davantage de temps libre.

S'agissant de la maîtrise d'encadrement, dans les ateliers, il y a un double problème. Du fait des horaires variables, la maîtrise n'est pas toujours là en même temps que le personnel. Cela nous pose, d'une part, des problèmes non seulement de sécurité au travail, mais aussi de surveillance. D'autre part, là où la maîtrise avait 39 heures pour faire son travail, elle n'en a plus que 35. Les cadres de maîtrise doivent donc travailler plus vite, alors même qu'ils ont plus de monde à surveiller, puisque l'on a été obligé d'embaucher plus. Un peu plus de monde sur moins de temps, c'est plus de travail et donc plus de stress aussi.

Pour le personnel administratif, la situation est encore pire. L'exemple type est celui de la standardiste. Elle couvrait auparavant toutes les heures d'ouverture du bureau. Aujourd'hui, quatre ou cinq heures ne sont plus assurées et il est inenvisageable de recruter pour une durée aussi courte. Tout cela se répercute dans tous les services administratifs. A la comptabilité, ils étaient quatre ou cinq : on n'a pas embauché une personne de plus, il y a donc un travail plus important pour tout le monde.

Les cadres aussi sont passés aux 35 heures, à l'exception de quelques cadres supérieurs. Un cadre, dont la secrétaire est présente cinq heures de moins par semaine, a forcément l'impression de payer les 35 heures aux autres et de travailler plus.

On travaille plus vite. Je sens donc plus de stress, de fatigue, même s'il y a plus de temps libre.

M. le Président : Considérez-vous que cela a eu des conséquences sur l'organisation même de l'entreprise ? Est-ce qu'il y a une différence entre les deux périodes, y compris au niveau de la productivité ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : La productivité n'a pas changé, on n'a pas eu d'amélioration. Au niveau de l'organisation, c'est plus compliqué car, les horaires variables et les 35 heures, cela fait beaucoup à gérer !

L'organisation de réunions devient très compliquée. On n'arrive plus à travailler ensemble et à se voir, tout le monde n'est jamais présent en même temps. Pour l'organisation d'un travail assuré par 190 métiers différents, nous avons été très gênés, car il manque des petits « bouts d'heures » par ci par là.

Nous avons donc été obligés de mettre en place un peu de polyvalence, autant que faire se peut, mais cela n'est pas très facile. Cela nous a posé beaucoup de problèmes au niveau de l'organisation de l'entreprise.

M. le Rapporteur : Je voudrais poser trois questions. La première est liée à ce que souhaitaient les salariés. J'ai été assez frappé par ce que vous nous avez dit sur leur souhait de travailler plus pour gagner plus, qui était leur revendication première.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : A choisir, ils auraient préféré cela.

M. le Rapporteur : Donc le gel des salaires que vous avez introduit dans la négociation a été certainement, dès lors qu'ils souhaitaient pouvoir gagner plus, un motif d'insatisfaction dans l'entreprise. Du fait que les syndicats majoritaires, la CGT et FO, aient signé, n'y a-t-il pas eu une distanciation nouvelle, comme j'ai cru le comprendre, entre les salariés et les syndicats qui les représentaient, dans la mesure où ils introduisaient dans le cadre de cet accord un gel des salaires qui n'était pas souhaité ? N'y-a-t-il pas eu un fossé plus grand entre les salariés et les syndicats porteurs de l'accord ?

Vous m'avez déjà répondu sur la deuxième question. En fait, j'ai l'impression que le maître mot des conséquences en matière d'organisation du travail et de temps de travail, est le stress. Vous avez employé le mot à plusieurs reprises, aussi bien pour l'ouvrier que pour la maîtrise ou même pour le personnel administratif. C'est plus une constatation qu'une question.

La troisième question, vous n'en avez pas parlé, concerne l'environnement extérieur de l'entreprise. La nouvelle organisation et l'accord lié à l'application des 35 heures ont-ils eu des effets sur les relations que vous entretenez tant avec vos fournisseurs qu'avec vos clients et interlocuteurs habituels de l'entreprise ? Je voudrais savoir comment ils ont réagi par rapport à l'accord signé.

Mme Catherine GENISSON : Sur l'organisation de votre entreprise, je souhaiterais connaître le taux de syndicalisation et poser un peu la même question que M. Novelli mais à l'envers, car votre exposé nous montre aussi que les salariés avaient sans doute envie d'aller plus vite et plus loin que leurs représentants syndicaux.

Deuxième chose, vous avez parlé de la difficulté d'application de la polyvalence, notamment pour les ouvriers. Mais vous semblez ne pas avoir développé cette polyvalence chez le personnel administratif et chez les cadres. Avez-vous éprouvé là aussi des difficultés à l'appliquer ?

Par ailleurs, vous avez dit que très largement, ceux qui travaillent préfèrent quand même travailler plus pour gagner plus. Mais compte tenu du nombre important d'embauches effectuées, n'y a-t-il pas eu un certain contentement des salariés à avoir participé autant que faire se peut à la diminution du chômage ?

Enfin, vous nous avez expliqué les difficultés que connaissait votre entreprise vers 1998 au moment du début des négociations - je pensais d'ailleurs qu'il s'agissait plutôt d'un accord défensif, et non pas d'un accord offensif - auriez-vous eu cette démarche aussi audacieuse de si grande transformation de votre entreprise s'il n'y avait pas eu cette contrainte ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez dit que les ouvriers auraient préféré une augmentation de salaire, mais après, vous avez dit qu'il était très difficile de les faire venir le vendredi après-midi alors qu'ils auraient une augmentation de salaire. Quel est le niveau de rémunération, puisque vous avez dit que ce sont des personnels qualifiés, qui pourrait expliquer cette apparente contradiction ?

Par ailleurs, la personne précédemment auditionnée nous a dit que les 35 heures étaient une contrainte parmi d'autres pour les entreprises. Actuellement, votre principal souci est-il les 35 heures ou la différence de salaire horaire avec les pays asiatiques ? Le débat sur les 35 heures ne cache-t-il pas la véritable question ?

M. Jacques BOBE : Merci pour la clarté de votre intervention. Je crois que l'on a bien vu tous les tenants et les aboutissants de la mise en œuvre des 35 heures dans votre entreprise.

J'ai deux questions. Quatre ans après, comme le disait le président, sans que vous nous donniez de chiffres en valeur absolue, la marge brute, la marge nette et le résultat net de l'entreprise ont-ils augmenté, sont-ils restés stables ou ont-ils diminué ? Je souhaiterais connaître l'incidence des 35 heures sur les coûts de production et savoir ce que vous avez pu faire sur le plan commercial pour maintenir la marge ou si, au contraire, vous avez subi une détérioration de celle-ci.

Deuxième question plus anecdotique - encore que ! - : vous avez parlé de stress des différentes catégories de personnel de l'entreprise. Le pilote de l'entreprise est-il plus stressé aujourd'hui qu'il ne l'était avant l'application des 35 heures ?

M. le Président : Je souhaiterais vous poser quelques questions supplémentaires. Pourriez-vous être plus précise sur le climat social au sein de votre entreprise ? Nous avons le sentiment qu'il y a eu un avant et un après les 35 heures.

Vous venez de dire que vous n'aurez plus d'aide à partir de l'an prochain, quelle est votre réaction aujourd'hui ? Comment cela se passe-t-il avec les syndicats ? Vous aviez des aides, vous avez bloqué les salaires mais vous avez recruté. Aujourd'hui, vous n'allez plus avoir d'aides, vous avez recruté plus, quelles sont vos attentes, vos inquiétudes ou au contraire vos satisfactions ?

En ce qui concerne les salaires, je crois que vous êtes en train de négocier. Que va-t-il se passer ou quelles sont vos impressions par rapport au rattrapage, puisqu'il y a eu blocage pendant deux ans ? Quelles sont vos appréhensions, si vous en avez ?

Par ailleurs, 75 % de votre production est exportée. Avez-vous senti des conséquences en ce qui concerne la compétitivité de votre entreprise sur le plan international ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Concernant le gel des salaires et la distance entre les salariés et les syndicats, au départ, avant que nous parlions des 35 heures, si nous avions fait un sondage pour choisir entre les 35 heures et l'augmentation de salaire, je pense que les salariés et les syndicats auraient préféré une augmentation de salaires. Mais puisque la situation était telle que nous allions de toute façon passer aux 35 heures, ce sont plutôt les salariés qui ont poussé les syndicats à signer l'accord. En conséquence, il n'y a pas eu de distanciation entre les syndicats et les salariés. Le syndicat s'est même presque senti contraint de signer pour ne pas avoir des problèmes avec les salariés.

Pour ce qui est de l'environnement extérieur par rapport à l'usine, nous n'avons pas trop de problèmes, et nos problèmes sont plutôt d'ordres internes et financiers. En revanche au siège, quand la standardiste, dont je vous parlais, n'est pas là, on n'arrive plus à nous joindre et le secrétariat administratif et commercial a moins de temps pour s'occuper des clients. Il est vrai que la RTT peut être aussi une bonne excuse - « avec la RTT, on n'a plus personne » -, mais globalement, on a été contraint de réduire nos horaires d'ouverture, alors qu'on est plutôt dans une civilisation où tout le monde a envie de pouvoir venir n'importe où et n'importe quand, y compris le samedi et le dimanche.

Au niveau du taux de syndicalisation, il y a très peu de syndiqués cotisants. De plus, il n'y a plus que la CGT qui est implantée dans l'entreprise. Au moment des votes, pour les délégations, 80 % de salariés votent pour la CGT, mais c'est le seul syndicat présent.

Concernant la polyvalence pour le personnel administratif ou les cadres, s'il est vrai qu'à la comptabilité, entre la personne qui s'occupe des clients et celle qui s'occupe des fournisseurs, quand l'une est absente, l'autre essaie de la remplacer. Il y a toutefois des moments où l'on est bloqué une journée ou une demi-journée, car la personne qui s'occupe du dossier est absente.

Les salariés sont contents de l'augmentation des effectifs, sur le papier, mais à chaque négociation annuelle - et je vous en parle en connaissance de cause puisque ça commence demain -, les syndicats reposent la question de la perte de pouvoir d'achat supportée il y a trois ou quatre ans et sur laquelle ils voudraient obtenir une compensation totale. A chaque négociation, je reparle du taux horaire car, depuis cinq ans, celui-ci a beaucoup augmenté. Pour moi, il n'y a aucune perte de pouvoir d'achat sur le taux horaire. Mais les salariés, eux, voient le total de leur feuille de paie, qui est calculée sur 35 heures. Cette perte de pouvoir d'achat n'est d'ailleurs pas tout à fait vérifiée. J'ai repris les évolutions sur les augmentations : si sur la période 1999-2000, il n'y a pas eu d'augmentation générale, à partir de 2000, la question a été posée. Les négociations 2000 ont été houleuses, car les demandes étaient fortes. En 2000, il n'y a pas eu d'augmentation générale. Pour 2001, nous avions proposé 1 % d'augmentation générale et en réalisation, nous avons accordé 1,81 %, l'inflation étant de 1,30 % cette année-là. Par ailleurs, nous avons privilégié les augmentations individuelles. Nous regardons globalement la totalité des salaires et l'augmentation globale, et nous essayons d'être équitables entre augmentation générale et augmentation individuelle.

En 2001, nous avons donc accordé 1,81 %. En 2002, nous avions proposé 1,51 % et avons donné 2 %. Pour 2003, nous proposons 1,8 % et nous nous y tenons, car l'année n'a pas été très bonne. Les augmentations individuelles concernent en moyenne 75 % du personnel tous les ans, donc sur quatre ou cinq ans, tout le monde a, peu ou prou, bénéficié d'une augmentation individuelle. Nous estimons que le cumul des deux augmentations fait que les salariés ont bien récupéré par rapport au niveau de 1998.

Il est clair que si nous n'avions pas été en difficulté, nous ne serions pas passés aux 35 heures immédiatement, car cela nous a valu tout de même deux années avec une chute de production de 10 %. C'était possible parce que nous disposions de plus d'un mois de production, voire deux, en stock. Aujourd'hui - nous l'avons constaté en 2001 ou 2002, quand nous manquions de capacités de production -, pour faire attendre le client six mois ou un an, il faut s'appeler Selmer pour pouvoir le faire.

Qu'aurions-nous fait s'il n'y avait pas eu les 35 heures ? Nous n'avons pas réfléchi à la question.

Le niveau de rémunération moyen est de 20 000 euros par an pour un ouvrier. Le salaire d'embauche est au SMIC plus 7 % pour toute la période de formation.

Mme Catherine GENISSON : Combien de temps dure la formation ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Deux ans.

M. le Président : Vous dites que c'était dommageable pour vous d'avoir une chute de 10 % de production. Comment arrivez-vous à équilibrer vos comptes avec cet ensemble de diminution de production, d'augmentation de salaires, etc. ? Cela a-t-il eu des conséquences ?

M. Jacques BOBE : C'était ma question concernant les marges.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : En 1999, nous avons sorti un nouveau produit, de même en 2000. Dans la mesure où nous produisons des instruments haut de gamme avec une forte notoriété, nous nous sommes autorisés, pendant ces années là, des augmentations de tarifs assez fortes, aux alentours de 3 ou 4 %, alors que l'inflation était de 1 %. Par ailleurs, les nouveaux produits nous ont permis de faire de grosses marges. Cela nous a permis, pendant les trois ou quatre dernières années, de rééquilibrer nos comptes et d'avoir des bénéfices corrects.

M. le Président : Que se serait-il passé si vous n'étiez pas Selmer ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Je ne sais pas.

Mme Catherine GENISSON : Ce témoignage est passionnant, on vit l'application des 35 heures dans une entreprise, une entreprise très particulière. L'embauche de personnel au moment des 35 heures vous a-t-elle permis de maintenir votre production habituelle, alors que vous avez développé des produits spécifiques à haute valeur ajoutée sur lesquels a travaillé votre personnel spécialisé déjà en place ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : C'est ce que l'on a fait, de fait.

M. le Président : Je précise ma question. Je présume qu'il y a d'autres entreprises, qui ont eu moins de possibilités de jouer sur leur notoriété et leurs innovations. Avez-vous connaissance de la manière dont elles s'en sont sorties ? Vous avez augmenté vos prix parce que vous vous appelez Selmer, tout le monde ne peut pas se le permettre.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Le monde de la musique est très petit. Hormis les marchands, les luthiers et Selmer, il ne reste qu'une autre entreprise, qui emploie 200 personnes. En tout, cela fait 1 200 personnes. L'autre entreprise fait partie d'un groupe avec d'autres usines, dans d'autres pays, ce n'est pas un groupe familial. Ce n'est pas moi qui pourrais vous répondre sur la manière dont ils ont géré les 35 heures. Nous n'avons pas des relations suffisamment bonnes pour que je connaisse tout sur eux mais, globalement, je pense qu'ils ont dû orienter certaines de leurs activités sur d'autres pays.

M. le Président : Vous voulez dire qu'ils ont délocalisé ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Ils ont augmenté leur production, mais n'ont pas augmenté le nombre de salariés en la France. Si nous n'étions pas Selmer, cela aurait été la catastrophe. Nous avons sorti un nouveau produit, un saxophone ténor qui a eu un énorme succès, et sur lequel on a pris une marge extraordinaire, mais c'est la notoriété qui l'a permis. De plus, il y avait une demande.

Nous avons trois gammes. Nous avons essayé de maintenir les prix de la première et nous ne gagnons plus d'argent sur elle. Par ailleurs, sur les autres gammes, nous pouvons nous permettre d'avoir des marges, car il s'agit de produits de plus grande qualité.

En ce qui concerne le stress que je subis, c'est chronique et c'est depuis que je suis toute petite ! Le stress ne vient pas que des 35 heures.

M. Jacques BOBE : Pour gérer l'entreprise, est-ce plus compliqué maintenant qu'avant ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : La tension a été lourde à supporter. Les périodes de négociation ne sont jamais très agréables, et tout le monde y laisse quelque chose au bout du compte. Nous avons toujours l'impression d'être le patron avec le couteau entre les dents. Pendant deux ou trois mois, l'ambiance de travail et la productivité ont été mises à mal. En tant que dirigeants, ce sont des moments où il n'y a ni nuit, ni week-end.

Aujourd'hui, la difficulté pour l'équipe dirigeante est que, comme nous avons embauché surtout à l'usine au détriment des bureaux, nous avons beaucoup plus de stress et de travail. Le matin à 8 heures, personne n'est là, et le soir à 20 heures, plus personne n'est là non plus. Au niveau de l'organisation, cela nous gêne, mais de toute façon, nous ne faisions pas non plus 39 heures, donc, d'une certaine façon, cela ne fait que nous gêner quatre heures de plus par semaine.

M. le Rapporteur : Les aides vont disparaître l'année prochaine, quelle va en être l'incidence sur le résultat de l'entreprise ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Elles ont déjà beaucoup diminué cette année. Nous allons donc accorder des augmentations salariales moins fortes et, malgré le rattrapage sur les marges année par année, sur les instruments qui se vendent bien, notre résultat va baisser. Mais sur papier, cela passe, grâce à ces augmentations de prix.

M. le Président : Dans un système qui n'est pas compétitif, vous pouvez vous permettre de compenser par une augmentation de tarif. Avez-vous une idée pour ceux qui sont dans un système de concurrence très dure ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Je les plains beaucoup, car je ne vois pas de solution. La productivité, c'est le maître mot, mais cela ne se fait pas comme cela, d'autant moins dans un travail manuel comme le nôtre. Gagner un demi point de productivité, de temps en temps, est déjà un résultat considérable ;

M. le Président : Quand elle est gagnée, elle l'est.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Oui, d'autant plus qu'il est très difficile d'allier productivité et qualité.

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez dit que vos concurrents ont plutôt fait travailler les entreprises des autres pays.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Je le suppose.

M. Philippe TOURTELIER : Mais dans quels pays ? Le débat des 35 heures n'occulte-t-il pas un débat plus fondamental, qui est celui de la concurrence des coûts de main d'œuvre avec les pays asiatiques ?

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Les 35 heures n'ont été qu'un problème de plus parmi tous les problèmes que nous rencontrions. Cela a été un choc, énorme, à un moment donné. De toute façon, nous ne sommes plus compétitif depuis très longtemps et nous le sommes de moins en moins, pas seulement du point de vue des salaires, mais aussi, parfois, au niveau des conditions de travail.

Quelqu'un m'a posé la question de savoir quels étaient nos plus gros soucis. Aujourd'hui, nous avons absorbé les 35 heures, même si nous continuons à avoir un petit delta en moins, et notre plus gros souci concerne les problèmes d'environnement et de sécurité au travail, qui nous font faire des investissements colossaux, que nous n'aurions pas à réaliser si nous avions choisi de délocaliser.

M. le Président : Trouvez-vous salutaire pour votre entreprise le fait qu'on « alourdisse la barque » ?

M. Philippe TOURTELIER : Il ne faut pas poser la question comme cela M. le Président !

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Nous ne trouvons pas normal que l'on « alourdisse la barque. » Aujourd'hui, rester une entreprise de main d'œuvre en France est très difficile. Les 35 heures, pour nous, sont arrivées à un moment opportun. Ce serait arrivé deux ans plus tôt ou plus tard, la situation aurait été différente et les difficultés plus grandes. Nous avons anticipé, nous avons été parmi les premiers à passer aux 35 heures, nous avons profité de cette opportunité, mais, si nous avions eu le choix, nous aurions naturellement préféré ne pas avoir à mettre en place les 35 heures.

Sur l'ambiance de travail et la valeur du travail, il y a eu vraiment un changement mental, intellectuel, de la conception du travail : avant, le travail était l'essentiel de la vie, maintenant, nous avons l'impression que c'est devenu anecdotique, que le fait de venir travailler s'inscrit au milieu de beaucoup d'autres choses. Ca, nous le ressentons assez fortement.

Mme Catherine GENISSON : On ne va pas revenir sur le choc de l'application des 35 heures, néanmoins, le stock que vous aviez en 1998 vous a servi à amortir le passage aux 35 heures. Comment cela se serait-il passé s'il n'y avait pas eu cette application des 35 heures ? En effet, vous avez dit au début de vos propos que vous étiez à la veille d'une décision que vous n'auriez pas aimé prendre, qui était le licenciement.

Par ailleurs, votre témoignage est important. Vous êtes une entreprise de main d'œuvre, et votre cas pose la question, qui a déjà été débattue et tranchée dans un sens qui ne convient pas à ce que bon nombre d'entre nous aurait souhaité, d'un changement d'assiette des cotisations sociales. Ce sont des sujets que nous devrons aborder au niveau politique.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Un complément par rapport à la question de M. Tourtelier sur les perspectives de délocalisation par rapport à la nature de votre activité et aux pays qui sont susceptibles d'être vos concurrents sur un certain nombre de marchés. Il me semble que le groupe qui est votre concurrent est un groupe allemand qui a, d'ailleurs, une activité en Indre-et-Loire.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : Non, nous ne parlons pas des mêmes.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Toutefois, la question est de savoir si la délocalisation ou les transferts d'activités se font, en réalité, à l'intérieur de l'Union européenne actuelle ou s'ils sont susceptibles de créer une concurrence à l'extérieur de celle-ci.

Mme Brigitte DUPONT-SELMER : C'est vrai que, s'il n'y avait pas eu les 35 heures, nous aurions été obligés de passer forcément, soit par du chômage technique, soit par des licenciements. Ou, nous aurions essayé de tenir un peu, comme nous tentons de le faire à chaque fois pour éviter ce genre de chose, mais je ne sais pas si nous y serions parvenus. Encore que l'histoire nous a donné raison sur la ré-augmentation de notre production et de nos ventes. En réalité, 1999 et 2000 ont été des années où nous aurions pu vendre davantage, si nous avions pu produire plus. Si nous n'étions pas passés aux 35 heures et si nous avions attendu assez longtemps, nous aurions vraisemblablement écoulé notre stock et continué à travailler.

Au niveau des délocalisations, parmi nos concurrents, quelques-uns ont des antennes en ex-Allemagne de l'Est ou dans des pays de l'Est. Mais, la plus vive concurrence se situe dans le Sud-est asiatique et en Chine. Si délocalisation il y avait, ce serait plutôt vers ces pays, car, le fossé est considérable en matière de coûts globaux de la gestion d'une entreprise.

M. le Président : Merci de vous être livrée à cet exercice et pour la franchise de vos réponses, votre expérience a été très enrichissante pour nous.

Audition de M. Michel LALLEMENT,
professeur au Conservatoire national des arts et métiers

(Extrait du procès-verbal de la séance du 20 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Michel Lallement, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire d'analyse sociologique du travail, de l'emploi et des organisations.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée depuis 1997 en France. Dans cette perspective, vos travaux de sociologie consacrés au monde professionnel, au temps de travail et aux modes de vie nous intéressent tout particulièrement, tel votre ouvrage « Temps, Travail, et Modes de vie ».

M. Michel LALLEMENT : Merci infiniment de me recevoir. Etant sociologue, je ne m'aventurerai pas sur des terrains qui ne sont pas les miens, à commencer par ceux aussi sensibles et déterminants pour l'évaluation des 35 heures, que les questions de financement ou d'évaluation des effets sur l'emploi.

En revanche, il m'a été donné, depuis plusieurs années, d'observer des acteurs - directeurs des ressources humaines, directions d'entreprises, salariés, syndicats - en situation de négocier, puis d'appliquer les 35 heures ou d'autres formes proches de réduction de temps de travail, ainsi que la façon dont les salariés vivent ces modifications au quotidien, notamment au regard de leur implication dans le travail et dans le « hors » travail. C'est sur cette double dimension que je souhaiterais insister.

Je vous exposerai tout d'abord un ensemble d'appréciations globales, issu tant de mes travaux de terrain que d'enquêtes extensives sur des sujets similaires, puis vous soumettrai mon analyse quant aux liens, aujourd'hui fort discutés, entre temps de travail et conditions de travail et entre temps de travail et mode de vie.

Mes travaux de terrain, pour l'essentiel sur la base d'entretiens avec des salariés dans des mondes sociaux extrêmement divers - aussi bien dans le monde de l'industrie que des services, de la petite comme de la grande entreprise -, valident les résultats des enquêtes extensives, à commencer par l'enquête « Réduction du temps de travail et modes de vie » menée par la DARES en 2001, selon laquelle deux salariés sur trois se disent aujourd'hui satisfaits du passage aux 35 heures. Le même ordre de grandeur a été validé par une autre enquête de l'institut CSA.

Le sociologue que je suis dira d'emblée que l'on ne peut pas se satisfaire d'une vision si générale et qu'il faut décliner l'appréciation en fonction des profils sociaux des salariés. Pour dire les choses de manière extrêmement simpliste, le portrait idéal du salarié le plus satisfait correspond à celui d'une femme cadre ayant des enfants en bas âge, travaillant dans le secteur public et habitant en milieu urbain.

Que peut-on dire de plus du point de vue de l'enquête microsociologique ?

J'ai été frappé, dans toutes les enquêtes que j'ai conduites dans des entreprises passées aux 35 heures, par l'extrême réticence des directions, des syndicats et des salariés à modifier leur organisation du travail, du fait d'une omniprésente angoisse de l'inconnu. A l'inverse, une fois révolu le temps de l'apprentissage individuel et collectif du passage aux 35 heures, le refus de faire marche arrière est généralisé, notamment car s'il a été compliqué d'adapter sa vie et l'entreprise aux 35 heures, un retour à la situation antérieure serait extrêmement coûteux.

J'ajouterai qu'on ne peut pas penser les 35 heures si on ne décline pas immédiatement leurs conséquences en terme de flexibilité du temps de travail. Or, le « A » qui, il y a quelques années encore, était accolé à « RTT » - on disait « ARTT », aménagement et réduction du temps de travail - a disparu. Aujourd'hui, le débat s'est focalisé autour de la RTT, bien que l'aménagement du temps de travail soit aussi important que sa réduction. De ce point de vue, les enquêtes de terrain ne révèlent aucun refus de la part des salariés, comme on aurait pu le penser a priori, du moment que l'aménagement et la flexibilité sont planifiés. Si les salariés sont en mesure d'organiser leur vie, dans l'entreprise et en dehors de l'entreprise, la flexibilité est bien acceptée. A l'inverse, si les conditions sociales d'application de la flexibilité ne sont pas réunies, les tensions sont fortes.

Le deuxième point que je souhaitais évoquer est le lien, souvent discuté aujourd'hui, entre réduction du temps de travail et conditions de travail. Le débat en la matière est, me semble-t-il, biaisé.

En tant que sociologue, je suis attentif aux effets de structure, et donc soucieux de ne pas déconnecter les 35 heures d'un mouvement social d'ensemble. Or, depuis le début des années 1980, on assiste à une transformation assez forte des conditions de travail dans les entreprises, ces dernières se restructurant, quittant le vieux paradigme taylorien d'organisation du travail pour innover du point de vue de la communication et de l'organisation du travail. C'est dans ce contexte qu'ont été mises en place les 35 heures. Il est donc très délicat d'imputer une relation causale simple entre ces dernières et les transformations des conditions de travail.

Ce constat est corroboré par les travaux de mes collègues macro-économistes sur l'influence des 35 heures sur l'emploi et la productivité du travail.

Face à la réduction du temps de travail, la capacité d'inventivité des entreprises est grande pour échapper au dilemme entre stagnation des embauches et modération salariale. La diversité stratégique est remarquable, surtout pour les entreprises qui ont profité du passage aux 35 heures pour repenser leur organisation du travail. De ce fait, les 35 heures ont été, dans certains cas, une étincelle provoquant la réorganisation de l'entreprise, et non en elles-mêmes une cause immédiate, directe et linéaire de modification des conditions de travail.

Du point de vue microsociologique, les entretiens que je mène actuellement de façon extensive sur la loi Aubry II , tant avec des salariés qu'avec des chefs d'entreprise, ne révèlent aucun lien mécanique simple entre les transformations des conditions de travail et les 35 heures.

Je souhaiterai également attirer votre attention sur le fait qu'autant il est vrai que la relation entre RTT et transformation des conditions de travail est très discutée, autant il est clair que la RTT est souvent vécue par les salariés comme un moyen de récupération physique dans un contexte de dégradation des conditions de travail.

J'ai encore en tête le propos d'une salariée d'une grande entreprise industrielle : à la question : « Que faites-vous de vos journées de RTT ? », elle m'a répondu : « Dormir, dormir, dormir ». Ce résultat, visible lors des entretiens de terrain, a été confirmé par les enquêtes extensives.

Que ce soit dans l'industrie, ou dans le milieu des sociétés de services informatiques, que je connais particulièrement bien, la journée de RTT sert à récupérer quand on a donné le maximum de soi.

L'ambivalence des 35 heures est certaine : d'un côté, elles sont un élément de réorganisation et de rationalisation de l'organisation du travail, et donc un facteur d'intensification et de dégradation des conditions de travail ; de l'autre, elles permettent à beaucoup de salariés de récupérer physiquement.

En outre, les 35 heures ont été l'occasion, pour les entreprises, de repenser leur hiérarchie et notamment de rediscuter la définition des cadres. La loi Aubry II a, de ce point de vue, été un vecteur très important, puisqu'elle a invité les branches à recomposer leurs univers de classification, en distinguant trois types de cadres. Cela a eu un écho assez fort dans certaines branches et dans certaines entreprises, avec des effets forts sur la distinction sociale, la reconnaissance en termes de salaire et l'implication dans le travail.

Concernant l'articulation entre RTT et modes de vie, au moins à court terme, - j'insiste sur la notion de court terme, car aujourd'hui on ne peut pas faire d'évaluations à moyen ou long terme -, le rythme du temps hors travail est davantage concerné que le contenu même de ce temps. Concrètement, les 35 heures n'ont pas été l'occasion d'inventer de nouvelles activités hors travail, contrairement à ce qu'on aurait pu penser ou souhaiter, et ne sont pas traduites par une flambée d'adhésions dans les partis politiques, dans les associations ou dans les organisations syndicales.

En revanche, le temps hors travail s'est dilaté : les gens prennent plus de temps pour faire la même chose. Ce n'est certainement pas sans corrélation avec le fait que les conditions de travail se sont, pour de multiples raisons, durcies.

Cela nous mène à un deuxième résultat, fortement lié à celui-ci : la principale bénéficiaire des 35 heures est la famille. Ayant plus de temps, les salariés en ont accordé davantage à leurs proches ou à leurs activités familiales et domestiques.

Cet effet a été d'autant plus fort chez les jeunes, qui n'ont pas le même rapport au travail et au hors travail que leurs aînés. Je l'ai vérifié auprès de la population des ingénieurs et des cadres : les jeunes ingénieurs disent tous qu'ils font aujourd'hui davantage attention à leur temps d'investissement dans l'entreprise. Les 35 heures sont aussi un moyen de dire : « Je prends mon jour de RTT. »

Il y a deux explications à cela.

En premier lieu, les jeunes ingénieurs ont de plus en plus de femmes qui travaillent, ce qui n'était pas forcément le cas de leurs aînés. Cette bi-activité explique le souci de prendre davantage en mains les affaires du foyer, surtout lorsque celui-ci compte un ou plusieurs enfants. La valeur sociale des enfants, le souci d'être attentif à leur éducation et d'être à leurs côtés, est une tendance lourde en faveur de l'investissement dans l'univers familial.

En second lieu, d'un point de vue plus microsociologique, on assiste à une stratégie dans l'usage du temps libéré. Ce phénomène de glissement de ce qui était auparavant réalisé le week-end vers les journées ou demi-journées de RTT avait déjà été observé à propos du temps partiel féminin. De la même façon, les femmes, qui bénéficient de journées ou de demi-journées de RTT, les comblent par des tâches domestiques qu'elles avaient l'habitude de réaliser le week-end, et ce pour passer plus de temps pendant le week-end avec leur famille, ce qui valide l'idée que la famille reste très importante. Mais, cela n'est pas sans effets pervers, puisque le travail domestique féminin est ainsi de plus en plus invisible. Leurs conjoints ne les voient plus s'atteler aux tâches domestiques. On pourrait discuter des effets des 35 heures sur le travail domestique masculin, mais la plus forte implication des femmes, qui avait été notée avec le temps partiel, s'est répétée avec les 35 heures.

Par ailleurs, ce décalage dans le temps des tâches liées à la vie familiale permet aux gens de moins faire la queue dans les magasins ou les administrations, ce qui constitue une amélioration concrète.

Un autre effet sur lequel j'ai moins travaillé, mais dont vous avez certainement entendu parler et que vous évoquerez sans doute, est que les 35 heures vont de pair avec la montée en puissance d'un autre rapport aux loisirs et aux départs. Les courts séjours se sont en effet développés depuis la mise en place des 35 heures : celles-ci ont permis de dégager davantage de temps en fin de semaine et, donc, d'inventer d'autres façons de prendre des vacances, de manière plus ponctuelle tout au long de l'année.

Pour ce qui est des conséquences sur le long terme, par définition, il faudra attendre. Comme le disait Keynes, « à long terme nous serons tous morts ». D'autres que moi évalueront peut-être ces conséquences de long terme, mais, on ne peut pas en préjuger aujourd'hui.

Je souhaiterais conclure sur les débats récents autour des 35 heures et de la valeur travail. Je suis frappé que le débat occulte un travail qui n'a pas ce statut ni cette dignité : le travail domestique. Or, celui-ci compte autant que le travail d'entreprise. Une femme en couple fait, en moyenne, cinq heures de travail domestique quotidien, contre deux heures et demie pour un homme. Le travail domestique produit de la richesse. Les quelques évaluations dont nous disposons estiment que le travail domestique produit en un an par les Français peut être évalué entre un tiers et deux tiers du PIB. Ce travail n'apparaît jamais dans les débats sur les 35 heures. Pourtant, il est extrêmement important du point de vue du vécu quotidien du salarié.

Il convient en outre d'apporter un éclairage historique. Il y a 200 ans, 70 % du temps de vie d'un Français était capté par le travail, contre 50 % il y a un siècle et 20 % aujourd'hui. Le fait de passer de 39 à 35 heures joue donc marginalement sur le temps de travail global d'un Français et ne représente qu'une très faible augmentation de son temps libre. Sur la base de ces chiffres, il est difficile de déduire mécaniquement que les 35 heures ont été un vecteur de dévalorisation du travail.

M. le Président : Je vous remercie.

Je voudrais vous poser deux ou trois questions. Dans votre ouvrage, vous comparez la situation de la France avec d'autres pays, notamment la Suède ; pourriez-vous nous en dire un mot ?

Par ailleurs, la moindre progression salariale qui a accompagné la mise en place des 35 heures a-t-elle, à votre avis, satisfait l'ensemble des catégories de salariés ?

Enfin, si d'aventure la législation devait changer, quels seraient, selon vous, les comportements et les modes de relation de travail qui resteraient définitivement acquis ?

M. le Rapporteur : Avec votre intervention, notre mission aborde les effets sociologiques de la RTT. J'ai quatre questions à vous poser à ce sujet.

La première correspond à l'évaluation globale que vous avez faite dans votre premier propos. Vous nous avez indiqué la typologie de la personne la plus satisfaite par les 35 heures. Pourriez-vous nous dire quelle est la personne la moins satisfaite ? L'insatisfaction est-elle liée au niveau salarial ? Y a-t-il des études plus globales par sondage ou toutes les études émanent-elles de la DARES ?

Concernant les liens entre temps de travail et conditions de travail, vous avez insisté avec raison sur la diversité des situations, tout en indiquant qu'on ne pouvait pas établir de lien mécanique entre la RTT et la dégradation des conditions de travail. Pourriez-vous alors nous indiquer quels sont les autres facteurs de dégradation des conditions de travail ? Sont-ce un stress plus important, la détérioration des conditions de travail, ou l'insatisfaction croissante des salariés ? Est-il possible de hiérarchiser ces facteurs ?

Quant au lien entre temps de travail et mode de vie, j'ai bien noté que vous avez indiqué que le temps hors travail s'est dilaté et qu'il n'y a pas eu invention de nouvelles activités. Je voudrais ainsi savoir si une partie du temps libre dégagé a entraîné, comme cela est dit parfois, une augmentation du travail au noir.

Enfin, je souhaiterais que vous précisiez votre conclusion. En effet, j'ai cru noter une contradiction entre ce que vous avez indiqué à la fin sur le fait qu'il n'y a pas de dévalorisation de la valeur travail et ce que vous avez dit auparavant, à savoir qu'il y avait des liens évidents entre les 35 heures et l'évolution des conditions de travail, et entre les 35 heures et les modes de vie. Si ces liens sont si évidents, comment ne joueraient-ils pas sur l'évolution de la relation au travail ?

M. Gaëtan GORCE : Plusieurs questions rejoignent une partie des propos qui viennent d'être tenus.

Vous donnez le profil type du salarié satisfait. Ce dernier a l'avantage de caractériser, mais il a aussi l'inconvénient d'éliminer un certain nombre de caractéristiques et de catégories concernées. Pouvez-vous être plus précis sur le profil type de celles et ceux qui ont un jugement plutôt positif ?

Pour celles et ceux qui expriment des doutes, des réserves ou une insatisfaction, cela n'est-il pas corrélé soit à la faiblesse de la présence syndicale, soit à la faible capacité à négocier ou encore à une situation de travail plus difficile ? Les 35 heures ont-elles accentué, ou simplement révélé, une situation en matière de relations et de conditions de travail, qu'elles n'ont pas pu corriger en l'absence de négociations ?

Par ailleurs, estimez-vous que les 35 heures ont eu un rôle positif dans le climat social des entreprises ? Ont-elles amélioré la négociation et contribué à d'autres types de relations sociales dans l'entreprise ?

Concernant la valeur travail, les salariés ont-ils le sentiment que leur situation au travail a été plus ou moins dévalorisée ? Ressentent-ils une culpabilité ? Ont-ils le sentiment qu'ils bénéficient d'un avantage indu, qu'éventuellement ils seraient prêts à remettre en question ? Ou, plus globalement, la RTT n'a-t-elle pas contribué à accompagner ou anticiper une évolution ? La mise en œuvre des 35 heures a-t-elle accompagné, anticipé ou modifié les comportements psychologiques des salariés au travail ou hors travail ?

Mme Catherine GENISSON : Vous avez indiqué que la femme cadre ayant des enfants, était le profil type de la personne la plus satisfaite de l'application des 35 heures. Vous avez ensuite noté que les 35 heures n'avaient pas modifié la répartition sexuée du travail domestique, et particulièrement insisté sur le fait que le travail domestique féminin devenait de plus en plus invisible. J'aimerais que vous alliez plus loin sur ce sujet, notamment sur le fait de savoir si, dans la sphère familiale, il y a eu des changements de prise de responsabilité entre l'homme et la femme, à la fois sur l'éducation des enfants et sur l'organisation globale de la maison.

J'ai en outre les mêmes questions que les uns et les autres sur l'incidence de la RTT sur les différentes catégories socioprofessionnelles.

M. Christian DECOCQ : Je voudrais revenir sur le lien entre la RTT et les conditions de travail.

Je crois avoir bien compris la difficulté à établir une relation causale entre réduction du temps de travail et conditions de travail. Je crois même que vous avez ajouté que, finalement, la dégradation des conditions de travail n'est pas liée à la RTT. Or, ce que je viens d'entendre, et ce que je crois avoir compris de votre analyse, est contraire à tous les témoignages que j'enregistre personnellement, y compris dans ma propre famille, et qui attestent véritablement d'une rupture dans l'évolution des conditions de travail, pour les chauffeurs routiers par exemple, depuis les 35 heures. Il y a vraiment un changement radical entre l'avant et l'après 35 heures.

M. le Président : Je vais rajouter une question. Tout le monde a vu « Les temps modernes » de Charlie Chaplin. Vous avez parlé de récupération. Cette fatigue dont on veut récupérer ne provient-elle pas aussi de l'intensification du travail, puisque l'on accomplit les mêmes tâches dans un temps réduit ?

M. Jacques BOBE : Je voudrais apporter un témoignage pour dire que dans les collectivités territoriales, notamment à gros effectifs, les 35 heures ont a été l'occasion d'une réflexion importante sur la réorganisation du travail et sur une nouvelle approche du management, ainsi que de négociations entre les organisations syndicales, les élus et la direction.

J'ai donc tendance à penser, mais c'est peut-être fonction de l'importance des structures et des secteurs d'activité, que la RTT a été l'occasion d'une réorganisation du travail, d'une approche un peu différente du management. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.

M. Michel LALLEMENT : S'agissant des comparaisons internationales, je dirais, que, en dépit de la mondialisation et avec toutes les imprécisions que revêt ce terme, la force des cultures nationales reste à l'œuvre dans la façon de gérer son travail ou de le vivre. Deux choses importantes se dégagent des enquêtes comparatives menées en Suède et en France. La première est qu'en Suède, la famille capte encore davantage le surplus de temps libre : elle est, encore plus qu'en France, une valeur centrale, pour des raisons sociohistoriques. Suite à une rupture démographique, la famille a été survalorisée dans la conscience nationale, ce qui explique le souci beaucoup plus fort dans les couples suédois de partager les travaux domestiques. Il est clair que la France est en retard par rapport à la Suède du point de vue de l'égalité entre les hommes et les femmes.

Par ailleurs, et de façon plus surprenante, si la France a, dans ses relations professionnelles, une image souvent dégradée - notamment car c'est la dernière de l'OCDE du point de vue du taux de syndicalisation (9 % dans l'ensemble de l'économie, 5 % dans le privé) -, les acteurs syndicaux français sont beaucoup plus actifs que leurs homologues suédois. Ceci s'explique notamment par la nature même du système suédois qui relève d'une tradition corporatiste, avec une sorte de délégation quasi-automatique des salariés à des organisations syndicales reconnues légitimes pour négocier. Dans certaines collectivités locales suédoises où j'ai travaillé, les salariés avaient appris par la presse que leur organisation syndicale avait négocié un accord sur le temps de travail... En France, en revanche, la faiblesse des organisations syndicales les contraint, lorsqu'elles sont présentes dans l'entreprise, à faire preuve de plus de dynamisme et d'égards pour les salariés.

Concernant l'adhésion aux 35 heures, j'ai condensé mon propos en traçant le portrait idéal de la personne satisfaite. Vous avez raison, cela pose problème. Je précise que nous ne disposons pas de beaucoup d'enquêtes quantitatives autres que celles de la DARES. C'est une lacune extrêmement forte, alors même qu'il faudrait réitérer ces enquêtes pour voir l'évolution des choses. Une enquête CSA, que vous connaissez peut-être, donne quelques éléments confirmant globalement les résultats det la DARES, à ceci près que cette enquête révèle que ce ne sont pas forcément les cadres, mais les professions intermédiaires et les techniciens qui sont satisfaits des 35 heures. Globalement, la satisfaction augmente avec le diplôme, le niveau de revenus et le caractère urbain de l'habitat.

Autre élément qui correspond à une des questions de M. Gorce : le passage aux 35 heures a été beaucoup mieux vécu dans les entreprises où les accords étaient aidés, sous Aubry I, que dans les entreprises qui y sont passées à la dernière minute. Par ailleurs, les 35 heures n'ont pas dérogé à cette constante des relations du travail qui veut que, plus on consulte les gens, mieux le changement passe et plus les gens sont satisfaits.

En outre, lorsque l'organisation du travail est relativement planifiée et que les activités sont régulières, le degré de satisfaction est important. A l'inverse, si les gens ont le sentiment de vivre dans un chaos, le degré de satisfaction chute.

M. le Président : Vos études sont très intéressantes, mais jamais vous ne faites allusion aux chefs d'entreprise. Dans le cadre de vos interrogations, vous êtes-vous intéressé à leurs réactions ?

M. Michel LALLEMENT : Bien évidemment. J'ai mis l'accent ici sur les salariés car, pendant très longtemps, les études les ont occulté, mais tous les acteurs m'intéressent. La première personne que je vois est le responsable de l'entreprise. Je dois d'ailleurs constater la distance entre ce qu'il se représente de la vie de son entreprise et ce que vivent ses salariés. Concernant les réformes, les chefs d'entreprise ont souvent des « surfantasmes » et pensent qu'elles seront explosives, alors que, sur le terrain, les choses se déroulent souvent plus calmement.

A propos de l'intensification du travail, loin de moi l'idée de dire qu'il n'y a pas de lien entre RTT et conditions de travail. Simplement, lorsqu'on regarde les choses du point de vue des entreprises, on s'aperçoit qu'il y a une extraordinaire variété d'articulations entre RTT et conditions de travail. Par exemple, pour être tout à fait concret, j'ai été frappé de voir comment les cadres avaient pu gérer, pour certains d'entre eux, l'articulation entre RTT et conditions de travail, en prenant en charge pendant leur temps de présence le travail qu'ils ne pouvaient pas réaliser les jours de RTT, au prix d'une certaine intensification. Il est amusant, en outre, de voir des formes de glissement externes auxquelles on n'avait pas forcément pensé, dans le cas où les entreprises externalisent. Par exemple, des ingénieurs des sociétés de services informatiques vont faire des missions dans des banques où l'accord sur les 35 heures est plus favorable que dans leur entreprise. De ce fait, ce que le salarié de la banque ne peut pas faire, car il est en RTT, sera fait à sa place par la personne extérieure en mission, qui bénéficie de moins de journées de repos. Il y a une espèce de glissement des tâches qui s'opère de ceux qui ont des jours RTT vers ceux qui en ont moins.

La question des pauses a ainsi été au cœur des négociations, comme la question des intercontrats dans les sociétés de services. Lorsqu'un ingénieur n'est pas chez un client, peut-on lui imputer son quota de jours de RTT ? La branche, suite à de longues négociations, ne s'est pas prononcée et chaque entreprise décide si on compte ou non les jours de RTT dans ces intercontrats.

Globalement, la variété de négociations et de stratégies pour compenser la réduction de temps de travail en termes de conditions de travail, de productivité, d'efficacité est extraordinaire.

M. le Rapporteur : La diversité des situations n'induit-elle pas une complexité supplémentaire dans l'entreprise ? D'une certaine manière, cette complexification à l'intérieur de l'entreprise ne va-t-elle pas, à plus long terme - je sais que vous vous êtes situé délibérément dans le court terme - entraîner une insécurité juridique ou psychologique croissante ?

M. le Président : J'aimerais que vous répondiez plus précisément à ma question sur les chefs d'entreprise. Dans vos études, les réactions des chefs d'entreprise correspondent-elles à quelque chose qui peut être apprécié ou ces réactions sont-elles tellement diversifiées que l'on n'est pas capable d'en retirer des tendances ?

M. Michel LALLEMENT : Il n'est pas possible de faire des chefs d'entreprise un ensemble homogène, même au niveau d'une même branche. Mais, globalement, tous les chefs d'entreprise que j'ai pu rencontrer ont vécu les 35 heures comme une contrainte, un choc exogène de plus parmi d'autres. Toutefois, il apparaît fortement qu'il n'y a pas eu plus de fixation sur les 35 heures que sur d'autres contraintes exogènes, comme, par exemple, la tension du marché. De plus, il y a pu avoir, au sein d'un même secteur, des stratégies différentes selon la taille des entreprises.

Reprenons l'exemple des sociétés de services informatiques. Les grandes entreprises, comme Cap Gemini ou Ernst and Young, ont, avant même la loi Aubry II, profité des 35 heures pour repenser toute une série de modes de gestion concernant le temps de travail ou le statut des cadres. Les 35 heures ont aussi été l'occasion de mettre en place une convention collective minimale, ces entreprises étant en situation de concurrence les unes par rapport aux autres, avec l'idée que l'accord de branche ne devait pas être trop favorable du point de vue salarial.

Les 35 heures, vécues comme une contrainte parmi d'autres, ont ainsi été l'occasion de repenser les stratégies de gestion de la main d'œuvre, et de remettre à plat la façon de fonctionner. Par exemple, certaines entreprises se sont aperçues qu'elles n'avaient pas de cartes métiers dans l'entreprise ou qu'elles avaient dix formules de temps partiel. Cet effet latéral des 35 heures, auquel le législateur n'avait pas pensé, est très visible dans beaucoup d'entreprises.

M. le Rapporteur : Je vous ai aussi interrogé sur la diversité des situations, la complexification croissante et l'insécurisation juridique éventuelle.

M. Michel LALLEMENT : Il est vrai que les 35 heures sont un dispositif très touffu. Plus d'une fois, lors des entretiens avec les chefs d'entreprise - c'est d'autant plus vrai dans les petites entreprises dont vous connaissez comme moi l'importance dans le tissu productif français - on s'aperçoit d'un renversement des rôles assez amusant, car bien que l'on soit venu faire une évaluation des 35 heures, on finit par expliquer au chef d'entreprise que la loi n'est pas exactement ce qu'il est en train d'appliquer.

Il y a en effet une complexité juridique dont les acteurs, chefs d'entreprise et organisations syndicales, ne savent pas forcément se défaire, ce qui n'empêche pas, d'ailleurs, la négociation. Négocier c'est déjà exister socialement : l'important est de négocier pour exister aux yeux de son interlocuteur.

Par ailleurs - et je l'ai déjà constaté pour la loi quinquennale sur l'emploi -, si l'on déploie, dans les entreprises, beaucoup d'efforts pour négocier et pour produire des règles nouvelles, la vie de l'entreprise reprend ensuite le dessus et, souvent, ces règles tombent en désuétude.

Il ne faut donc pas surestimer le foisonnement juridique, qui peut paraître très touffu et invalidant dans la conduite de l'entreprise, mais dont les effets sont souvent atténués.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Henri ROUILLEAUT,
directeur général de l'Agence pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT),
ancien président de la commission « Réduction du temps de travail, les enseignements de l'observation »

(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

Puis de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

M. le Président : Nous accueillons M. Henri Rouilleault, directeur général de l'ANACT et ancien président de la commission qui fut créée en 2000 à l'initiative du Commissariat général du Plan et a remis, en juin 2001, un rapport fort intéressant relatif aux enseignements que l'on pouvait tirer de la réduction du temps de travail. Vous êtes accompagné de M. Pierre Vanrelenberghe, chef du service des affaires sociales au Commissariat général du Plan, qui a participé aux travaux de cette commission.

Vous savez que notre mission est chargée de l'évaluation des différentes conséquences de la législation sur le temps de travail depuis 1997. La commission que vous avez présidée est pour nous une incomparable source d'informations. Vous nous direz si les conclusions de celle-ci sont encore valables aujourd'hui. Par ailleurs, vos fonctions au sein de l'ANACT nous permettront d'entendre votre avis quant aux effets de la réduction du temps de travail sur les conditions de travail. Les auditions précédentes laissent entendre qu'une dégradation a été constatée mais peut-être convient-il de la préciser selon les catégories de salariés et les secteurs professionnels.

M. Henri ROUILLEAULT : Le propos que je vais tenir devant vous s'articule autour des trois grandes questions que sont l'impact de la réduction du temps de travail sur l'emploi, l'impact sur les conditions de vie et de travail et, enfin, l'impact sur le dialogue social.

Je remercie cette mission d'évaluation de m'auditionner à la fois en tant qu'ancien président de la commission du Commissariat général du Plan, avec par conséquent une perspective macroéconomique, et en tant que directeur général de l'ANACT, donc avec un regard sur les aspects microéconomiques propres à ce sujet. Le réseau de l'ANACT s'est en effet attaché à aider les partenaires des entreprises à aboutir à des compromis sur l'aménagement et la réduction du temps de travail.

L'influence sur l'emploi d'une réduction du temps de travail est une question qui se pose depuis les années 1970. Dans un article de référence publié en 1978, Jean-Michel Charpin et Jacques Mairesse montrent que la réduction du temps de travail peut avoir un effet positif sur l'emploi, si elle est associée à des gains de productivité, à une meilleure utilisation des équipements et à une modération salariale. Ce constat supposait donc de combiner, pour parvenir à un effet maximal sur l'emploi, un processus de réduction du temps de travail le plus large possible et une négociation décentralisée portant sur les contreparties, qu'il s'agisse des gains de productivité, de la durée d'utilisation des équipements ou de la modération salariale.

Le passage aux 39 heures hebdomadaires s'est fait dans des conditions fort différentes de celles que préconisait Jean-Michel Charpin. La question est revenue à l'ordre du jour il y a une dizaine d'années, dans un contexte particulier. Nous étions alors dans une période de récession et de morosité du marché du travail qui avait débuté avec la guerre du Golfe, mettant ainsi fin à quatre années de forte croissance économique et de baisse du chômage entre 1987 et 1990. Il était alors courant de dire qu'en termes d'emploi, on avait « tout essayé ».

La représentation nationale de cette époque a cependant agi sur trois leviers importants avec une certaine réussite, et c'est tout à son honneur. En 1992, Pierre Bérégovoy renforçait le temps partiel par un accroissement des exonérations de charge. Edouard Balladur en 1993, puis Alain Juppé en 1995, ont à leur tour mis en œuvre des exonérations de charges sur les bas salaires. Enfin, le troisième levier fut la réduction collective du temps de travail, dans un premier temps avec l'amendement Chamard de 1993 puis les lois de Robien en 1996 et Aubry en 1998 et 2000.

Dans les trois cas, l'objectif visé était d'aboutir à un enrichissement de la croissance en emploi. Il est incontestable que cet objectif commun à toutes ces politiques a été atteint. Une comparaison de la croissance des périodes 1986-1991 et 1996-2001, grâce aux données chiffrées de la DARES, permet d'établir qu'avec des taux de croissance comparables (respectivement 2,9 et 3 %), le secteur marchand non agricole s'est accru de 880 000 emplois durant la première période et de 1 800 000 emplois au cours de la seconde. Ces chiffres, qui ne concernent que les emplois marchands, n'incluent pas les mesures relatives aux emplois-jeunes ou les conséquences de la fin de la conscription. Ce qui reste néanmoins à déterminer est le poids respectif de ces trois instruments évoqués plus haut, d'autant que, par exemple, dans les lois de Robien et Aubry, plusieurs sont à l'œuvre simultanément, en l'occurrence la réduction du temps de travail et l'exonération de charges. Mais, le fait que l'objectif fixé initialement a été atteint doit être souligné.

Je vais donc m'attacher ici à distinguer l'impact de la réduction du temps de travail proprement dit sur l'emploi, en tâchant de ne pas développer d'arguments inutilement techniques. La méthodologie que la commission a appliquée est celle de la DARES. Elle a consisté à exploiter les enquêtes ACEMO qui sont des enquêtes trimestrielles auxquels répondent tous les grands établissements et, par sondage, ceux de plus de dix salariés. Ces enquêtes portent sur l'emploi, la durée du travail et les salaires. On peut comparer les données des entreprises qui ont appliqué la loi de Robien, de celles qui ont suivi la loi Aubry I, de celles qui ont appliqué la RTT sans bénéficier des mesures Aubry I et enfin de celles qui, n'ayant pas réduit le temps de travail, ont appliqué la loi Aubry II. La comparaison de ces différentes générations d'entreprises permet de mesurer l'effet de ces mesures en termes d'emploi, de salaire et de durée du travail. Ces résultats sont corrigés de certains biais de sélection, tels que la dynamique antérieure de l'emploi, la taille de l'entreprise et son secteur d'activité. Naturellement, les entreprises qui s'inscrivaient dans le processus, ne le faisaient pas par hasard. Ces résultats de la DARES, portant sur les chiffres de l'année 2000, ont permis d'établir un effet emploi de 240 000 créations sur la base des accords mis en œuvre en décembre 2000. Sur cette même base, on atteint 300 000 créations en 2001 et 350 000 environ en 2002.

Ces chiffres rejoignent les simulations qui avaient pu être faites ex ante, à cette différence que l'on a davantage fait appel à des gains de productivité et aux aides à la réduction du temps de travail qu'à la modération salariale.

Je conclurai sur cet impact sur l'emploi en soulignant un paradoxe et en soulevant quelques interrogations. Tout d'abord, cet impact sur l'emploi concerne paradoxalement peu les grandes entreprises. En effet, celles-ci ont enregistré de forts gains de productivité et ont préféré procéder à une remise à plat de la durée effective du travail plutôt que d'appliquer une réduction de cette durée de 10 %, telle qu'elle était préconisée par les lois de Robien et Aubry I. La durée effective moyenne dans les grandes entreprises n'a ainsi baissé que de 5 % du fait soit de la prise en compte des pauses rémunérées dans l'automobile ou des congés supplémentaires dans les banques par exemple.

Ensuite, et je pense que la DARES peut maintenant répondre à cette interrogation, il peut être pertinent de s'interroger sur le comportement comparé, dans une conjoncture aujourd'hui plus morose, entre les entreprises qui avaient créé beaucoup d'emplois par rapport à celles qui en avaient créé moins. L'effet sur l'emploi a-t-il été conjoncturel ou durable ?

Troisième élément, il existe un contre-effet sur lequel le rapport de la commission insiste, à savoir la question du SMIC. Un mécanisme au demeurant assez illisible - puisque les organisations syndicales ont semblé le découvrir lors des travaux de la commission - a mis en place un système de multiples garanties, qui nécessitait un important travail d'harmonisation qu'a réalisé la première loi Fillon, en reprenant ce qui se dégageait des travaux de la commission. Ainsi, la réduction du temps de travail a un effet sur le SMIC horaire qui est augmenté de 16,4 % pour les salariés passés aux 35 heures et de 17,5 % pour ceux travaillant toujours 39 heures en effectuant des heures supplémentaires. C'est donc un fort choc sur le coût salarial qui nécessitait des compléments d'exonérations. Ceux apportés par la loi Fillon sont une compensation de ce choc important et ne devraient pas avoir d'effets propres sur l'emploi.

Enfin, notre dernière interrogation porte sur la fonction publique. Ce domaine sortait de la compétence de la commission, puisque l'application de la réduction du temps de travail dans la fonction publique s'est faite au début de 2002, sans création d'emplois dans la fonction publique d'Etat et avec des créations dans les fonctions publiques hospitalière et territoriale. Il y a donc eu des conséquences sur les prélèvements obligatoires, ce qui joue un certain rôle dans une évaluation finale.

Même si les connaissances ont progressé depuis deux ans, il est illusoire de considérer le bilan de ces politiques comme définitif et certaines pistes doivent faire l'objet d'études complémentaires.

J'en viens aux effets sur les conditions de vie et de travail. Selon l'article de MM. Charpin et Mairesse évoqué plus haut, la réduction du temps de travail supposait de la négociation décentralisée, afin d'apporter un gain pour les salariés en terme d'emplois - parfois, il ne s'est agi que de consolidation de temps partiels - et, en contrepartie, des modulations plus ou moins contraignantes du temps de travail. Notre expérience montre qu'il existe de multiples formes de modulation, depuis l'existence de périodes haute et basse au cours de l'année jusqu'à l'ajustement journalier des horaires sur les fluctuations des commandes. Les questions des délais de prévenance et du nombre de variations dans l'année sont alors déterminantes. Le levier de la modération salariale n'a, quant à lui, pas le même effet, selon que le niveau du salaire est plus ou moins proche du SMIC. Les premières études, effectuées un an après l'application de la réduction du temps de travail, révèlent que 59 % des salariés interrogés y ont vu un impact positif sur leurs conditions de vie, 13 % seulement estimant qu'elles s'étaient détériorées. En revanche, l'impact sur les conditions de travail laisse une impression plus mitigée, puisque 26 % des sondés ont constaté une amélioration, 28 % une dégradation, et 46 % n'ont mesuré aucun changement.

Il est également très intéressant de noter que ces résultats présentent une forte dispersion. L'appréciation est ainsi d'autant plus critique que, plus on était haut placé dans la hiérarchie, plus on était content de la réduction du temps de travail. Les cadres étaient donc plus satisfaits que les techniciens, les employés qualifiés et a fortiori ceux qui étaient peu qualifiés. Cette dispersion est encore davantage marquée chez les femmes que chez les hommes. En caricaturant, un couple de cadres ayant 15 ou 20 jours de congés supplémentaires et un pouvoir d'achat correct était dans une meilleure situation qu'une femme étant rémunérée aux environs du SMIC et subissant une modération salariale.

En outre, je tiens à souligner qu'aucune donnée n'est, à ma connaissance, aujourd'hui disponible sur l'opinion que se font de la réduction du temps de travail les 25 % de salariés qui n'en bénéficient pas. J'ai l'intuition qu'ils y sont globalement plutôt favorables. Cette question mériterait d'autant plus d'être étudiée que, avec l'arrêt du processus lié à la déconditionnalisation des aides instituée par la loi Fillon, les salariés des petites entreprises se trouvent pénalisés à la fois par des rémunérations et des avantages sociaux plus faibles et une durée du travail plus élevée. Des processus de convergence sont inévitables et se mettront certainement en place. Mon pronostic est que, lorsque la conjoncture économique redeviendra meilleure et que, en raison des effets démographiques attendus en 2006 ou 2007, les besoins de recrutement poseront la question de l'attractivité comparée des emplois dans les grandes et plus petites entreprises, cette inégalité entre salariés des petites et grandes entreprises sera appelée à évoluer.

Donc, en ce qui concerne les effets sur les conditions de vie et de travail, il existe un certain nombre de certitudes, mais aussi d'incertitudes qui obligent à rester modestes dans le jugement. Enfin, en ce qui concerne l'effet de la réduction du temps de travail sur le dialogue social, il est apparu à la commission qu'il était très différent selon le niveau auquel s'est déroulée la négociation. Au niveau de l'entreprise, la négociation a été très fortement stimulée et a souvent abouti à des accords globaux concernant l'emploi, la formation, les salaires ou encore l'organisation du travail. C'était une évolution car on avait davantage l'habitude, en France, d'une négociation séquentielle, sujet par sujet. En revanche, l'échec de la négociation tripartite du 10 octobre 1997 a engendré de très fortes tensions entre l'Etat et les confédérations d'employeurs et de salariés. Cet échec aurait pu, à mon sens, être évité si le choix avait été fait d'un processus de négociation s'étendant plus dans la durée. Or, les pouvoirs publics étaient pressés. Je rappelle qu'à l'époque, le taux de chômage atteignait un record - 12,5 % de la population active. Le prix de ce processus interprofessionnel mal engagé a été une confusion entre durée légale et durée effective. C'est-à-dire entre ce qui était obligatoire et ce qui ne l'était pas. Parfois, à écouter le gouvernement ou le MEDEF, on avait l'impression que tout était obligatoire. Or, la durée légale est simplement celle à partir de laquelle sont comptabilisées les heures supplémentaires. C'est dans les entreprises que la durée effective se négociait, compte tenu d'un certain nombre de règles. Le contingent fixé à 130 heures obligeait cependant, à terme, les entreprises à 39 heures à réduire leur durée du travail. Il y avait là une grande confusion que la loi Fillon a abordé, en augmentant provisoirement le contingent à 180 heures et en renvoyant, à terme, sa fixation à la négociation de branche.

Deux autres questions reviennent aujourd'hui à l'ordre du jour avec le projet de loi Fillon sur le dialogue social et l'accord intervenu sur la formation professionnelle. Il s'agit de la question de l'accord majoritaire et de celle de la hiérarchie des normes. L'application des exonérations de la loi Aubry II était conditionnée à l'existence d'un accord majoritaire, signé par des organisations syndicales représentant une majorité de salariés. Cette question a retrouvé une certaine actualité avec la « position commune » à laquelle les partenaires sociaux ont abouti en juillet 2001, même si celle-ci fait l'objet d'interprétations différentes selon les signataires. La hiérarchie des normes, quant à elle, doit être clarifiée entre la loi, la négociation de branche et la négociation d'entreprise. Si la loi Fillon s'arrête aux rapports entre les deux dernières, il me semble important d'insister sur ceux existant entre la loi à la négociation de branche. Le diagnostic de la commission en l'espèce était que nous devons faire face à la fois à trop de lois et trop de dérogations. La pratique des dérogations a été introduite par l'ordonnance de 1982 et s'est généralisée au travers des 30 000 accords annuels que j'évoquais tout à l'heure. Le projet de loi Fillon ne traite ce problème qu'à travers son préambule et sa proposition qu'aucun grand sujet social ne soit évoqué par la loi sans une négociation préalable entre les partenaires sociaux, ce qui rejoint les conclusions de notre commission. En revanche, une proposition technique de celle-ci n'est pas reprise et me paraît, pourtant, très importante. Il s'agit de l'idée de décrets supplétifs. Cela consisterait à recentrer la partie législative du code du travail sur les questions essentielles relatives aux grands principes et aux principales mesures d'ordre public social - SMIC, durée du travail. Les autres questions relèveraient prioritairement de la négociation de branche ou, à défaut, de décrets supplétifs qui seraient alors intégrés en seconde partie du code du travail.

Je souhaiterais conclure en évoquant la question du coût des 35 heures. Pour autant qu'il existe un effet sur l'emploi, celui-ci profite à trois acteurs : l'Etat, la Sécurité sociale et l'Unedic.

Les calculs, qu'avait faits la DARES ex ante, répartissaient le bénéfice pour environ un sixième à l'Etat, pour un tiers à la Sécurité sociale et pour la moitié à l'Unedic, qui gagnait à la fois par une baisse du chômage et une augmentation des cotisations sociales. Ce constat pose la question de la légitimité respective du raisonnement macroéconomique et du raisonnement institutionnel. En effet, les responsabilités de gestion ne sont pas les mêmes s'agissant de l'équilibre des finances publiques, de l'équilibre de la sécurité sociale ou de l'équilibre de l'Unedic. Il est regrettable que l'échec de la conférence du 10 octobre 1997 n'ait pas permis cette confrontation des idées, aboutissant à la crise d'octobre 1999 qui a débouché sur le processus dit de « refondation sociale ». Dans ces conditions, dans la mesure où c'est l'Etat qui a tout payé, reste à comparer le coût relatif des gains en emplois obtenus par la réduction du temps de travail et ce qui a été obtenu par d'autres mesures.

M. le Président : Je vous remercie.

(Madame Catherine VAUTRIN remplace Monsieur Patrick OLLIER à la présidence.)

M. le Rapporteur : En évoquant la période des travaux de la commission, vous avez rappelé qu'à l'époque, l'impression dominante était que tout avait été tenté contre le chômage et qu'il existait donc un relatif consensus sur l'effet de la réduction de la durée du temps de travail. Pensez-vous que vous parviendriez aux mêmes conclusions si vous deviez aujourd'hui reprendre ces travaux ?

Vous avez également noté que la méthodologie de la DARES dans la détermination du nombre d'emplois créés pouvait présenter un biais. Nous avons déjà évoqué cette question lors de précédentes auditions. Il me semble que ce constat doit être précisé, car il conditionne en partie l'évaluation du coût net de la réduction du temps de travail.

Cette mission d'évaluation a auditionné le directeur de la Prévision, qui a montré que l'enrichissement de la croissance en emplois était deux fois plus efficace avec une politique d'allègement des charges qu'en mettant en œuvre la réduction du temps de travail. Quel est votre avis à ce sujet ?

Vous nous avez décrit l'existence de deux France, l'une, constituée des cadres et des salariés des grandes entreprises, ayant bénéficié des 35 heures, l'autre étant restée à l'écart. Au-delà du passage du temps, quelle autre méthode préconisez-vous pour réconcilier ces deux France, réconciliation qui me semble indispensable ?

Pouvez-vous, enfin, nous éclairer sur les modalités d'un meilleur partage de compétences entre la loi et la négociation interprofessionnelle ?

M. Philippe VUILQUE : Je suis globalement d'accord avec les arguments développés par Henri Rouilleault et regrette que le rapporteur fasse, une fois de plus, une fixation sur des questions de méthodologie. En effet, même s'il existe quelques divergences, personne ne conteste, qu'en matière de création d'emplois, nous restons dans l'épure avec environ 300 000 emplois créés grâce à la réduction du temps de travail. Je me demande néanmoins s'il n'est pas un petit peu tôt pour faire une évaluation des 35 heures, qui constituent une véritable révolution culturelle dont les effets sur l'entreprise, le comportement des salariés et sur certains secteurs de l'économie comme l'industrie des loisirs, se feront sentir sur le long terme. L'estimation du coût global de l'impact de cette politique me semble donc très prématurée.

M. Henri ROUILLEAULT : Je crois tout d'abord nécessaire de distinguer la période très morose entre 1992 et 1996, au cours de laquelle les premières mesures de réduction du coût du travail et de réduction du temps de travail ont été prises, et la période 2000-2001, de croissance très dynamique, au cours de laquelle la commission a travaillé. Je rappelle également que le 31 octobre 1995, Jean Gandois avait signé, avec les cinq confédérations syndicales, le premier accord sur l'aménagement et la réduction du temps de travail qui était le premier accord interprofessionnel par lequel les employeurs acceptaient la réduction du temps du travail et les syndicats de salariés acceptaient l'aménagement du temps du travail.

Pouvait-on faire autrement ? Je suis un fervent adepte de la négociation paritaire et tripartite. De ce point de vue là, l'idée que l'on pouvait tout régler à Matignon avec le Premier ministre qui parle le matin et qui conclut en fin de soirée après avoir écouté tout le monde me parait trop française. Nous gagnerions certainement à nous inspirer des exemples de certains de nos voisins européens, qui ont mis en place des procédures de négociations tripartites inscrites dans la durée.

La commission n'a pas évoqué dans ses travaux le lien entre réduction du temps de travail et retraite, ce dernier sujet n'étant revenu à l'ordre du jour, pour décision, qu'en 2002. On a, en effet, successivement diminué la durée annuelle du travail et reculé l'âge du départ à la retraite pour sauver nos régimes par répartition. Ceci peut sembler paradoxal, mais il ne faut pas oublier que le point de la réforme de 2002 qui a fait le plus débat est l'alignement de la situation des salariés de la fonction publique sur le régime appliqué progressivement depuis 1993 aux salariés du privé.

Concernant les problèmes de méthodologie, la DARES répondra elle-même, c'est un sujet qui divise les économistes. Personne n'a la vérité, ni ceux qui disent qu'il y a beaucoup de biais, ni ceux qui disent qu'il n'y en a pas. La DARES corrige dans ses mesures trois biais : l'effet de taille de l'entreprise, l'effet de secteur d'activité et l'effet de dynamique antérieure de l'emploi. D'autres travaux de la DARES évoquent un quatrième biais qui serait la présence syndicale. Cependant, la présence syndicale est généralement corrélée à la taille de l'entreprise, donc ce biais a pu être, au moins partiellement, corrigé. On sait que les entreprises qui se sont engagées dans les processus Robien ou Aubry I avaient une présence syndicale importante, notamment de la CFDT, organisation la plus favorable à la réduction du temps de travail.

En ce qui concerne le débat sur le coût relatif des différentes politiques de l'emploi, il faut d'abord reconnaître qu'il y a un fort enrichissement de la croissance en emploi, grâce au développement du temps partiel, à la réduction du temps de travail et à l'allègement du coût du travail concentré sur les bas salaires. Il serait intéressant de déterminer le poids respectif de ces différents éléments. Il y a un intérêt rétrospectif, mais également un intérêt pour l'avenir. Ce débat existe dans tous les pays européens. Je lisais récemment qu'une grande entreprise allemande de l'automobile venait de réduire très fortement son temps de travail dans un contexte de crise.

Faut-il rapprocher les salariés des très petites entreprises de ceux des très grandes avant 2006 ? Je pense que, si on leur posait la question, ils diraient oui. Si j'ai évoqué 2006, c'est parce que je pense que nous sommes à la veille de la mise en place d'un paysage économique et social très différent de celui que nous connaissons aujourd'hui. Lorsque 150 000 personnes supplémentaires partiront en retraite chaque année, il y aura un effet très important sur la population active. Or, lors des reprises antérieures, 1986-1991 et 1996-2001, on a senti l'importance des questions de l'attractivité des entreprises, de la fidélisation des salariés et des difficultés de recrutement. De mon point de vue, il faudra tirer partie de ces difficultés de recrutement pour réduire le chômage d'exclusion. Il devra forcément se passer quelque chose. Il y a trois ou quatre ans déjà, des PME rencontraient des difficultés de recrutement alors que des grandes entreprises n'en avaient aucune, parce qu'elles payaient mieux leurs employés. Une entreprise comme Renault, par exemple, n'a jamais fait état de difficultés de recrutement, alors que des petites en ont connu, y compris dans la mécanique et dans la chaîne des sous-traitants des grandes entreprises. Cette question va se poser très fortement et le levier démographique entraînera vraisemblablement l'activation des démarches d'entreprise.

En ce qui concerne la hiérarchie des normes, je dirais que la question qui se pose entre la loi et la négociation interprofessionnelle n'est pas une question de dérogation, mais avant tout une question de mécanique de négociation. A ce propos, on peut se livrer à une comparaison européenne : il existe deux façons d'élaborer les directives, soit que le Parlement et le Conseil s'en saisissent, soit que les partenaires sociaux en débattent au préalable. François Fillon vient de montrer que, sur certains dossiers comme la formation professionnelle, le débat entre partenaires sociaux pouvait être utile et fructueux, la loi reprenant alors l'essentiel de l'accord signé. Le problème de la dérogation se pose, quand on évoque la loi et la négociation de branche. Il ne s'agit plus là de dynamiques d'acteurs mais de réalités économiques et sociales fort différentes selon les secteurs concernés. La situation est, par exemple, très différente entre la grande distribution, dont les salariés sont jeunes et où existe un turnover très élevé, et certains secteurs industriels aux salariés vieillissants. Certaines branches sont également beaucoup plus sensibles que d'autres aux variations de l'activité ou de la conjoncture économique. Les dérogations peuvent donc être rendues nécessaires par une indispensable adaptation à la situation respective des branches et des entreprises.

Je répondrai à M. Vuilque sur deux points. Sur l'évaluation des 35 heures, j'appartiens à cette génération de fonctionnaires qui croient beaucoup à la logique de Plan, car je crois que les partenaires sociaux, nécessairement opposés entre eux et envers l'Etat sur le court terme, doivent pouvoir travailler ensemble et avec les pouvoirs publics sur des problématiques de moyen et long terme, tant en ce qui concerne une approche rétrospective que l'analyse des grandes questions de société à venir. Contrairement au discours fréquent sur la seule politique possible, il existe toujours des marges de manœuvre et des choix C'est même la grandeur du politique ! Mais il ne peut pas tout faire et ces travaux en commun doivent permettre d'éclairer à la fois les contraintes et le possible. Il est donc important d'évaluer en permanence les grands enjeux de société.

Vous avez également rapidement évoqué une question capitale sur laquelle notre copie n'est pas très bonne, car nous ne disposions pas encore des données, à savoir l'impact sectoriel. Ce que l'on sait, c'est que le financement de la réduction du temps de travail s'est fait de façon très différente selon les branches, mais aucune étude à ce jour ne donne une vision globale de cette réalité. Vous évoquez les branches qui ont gagné des marchés, comme l'industrie des loisirs. C'est indéniable, comme on le constate en discutant avec des responsables de certaines entreprises, du tourisme par exemple. On pourrait aussi se demander quelles entreprises ont été contraintes sur l'offre à cause de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail. Cet argument est souvent employé par les plus ardents opposants à cette politique. L'appréciation portée à la question de la suppression du lundi de Pentecôte est différente selon que l'on fait l'hypothèse que les entreprises sont plutôt contraintes par l'offre - et qu'elles n'auraient aucune difficulté à écouler la production de ce jour de travail supplémentaire - ou qu'elles le sont davantage par la demande -, et que cette augmentation de la production serait compensée à un autre moment. L'étude des poids respectifs de la contrainte d'offre et de la contrainte de demande selon les secteurs serait donc certainement un enrichissement pour l'évaluation des politiques de réduction du temps de travail.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Vous avez constaté un enrichissement de la croissance française en emplois. Avez-vous comparé ces résultats, par exemple sur une décennie, avec ceux d'autres pays européens qui auraient fait d'autres choix politiques ?

Dans le cadre de la réflexion sectorielle, je veux bien admettre qu'une entreprise comme le Club Méditerranée ait vu son activité augmenter, encore que je ne sois pas sûr que cela ait suffi à améliorer ses comptes pour l'instant. Néanmoins, la structure des vacances prises par les Français a évolué. Il semblerait que les vacances plus traditionnelles, qui donnaient lieu à des séjours de 15 jours ou trois semaines, aient diminué avec l'arrivée de l'ARTT. Avez-vous constaté un effet de « compensation »
- encore qu'il ne s'agisse pas vraiment d'une compensation - entre les professionnels ayant bénéficié des nouvelles pratiques de loisirs et ceux en ayant souffert ?

M. Philippe VUILQUE : Vous avez rappelé l'échec de la conférence tripartite du 10 octobre 1997. Faut-il attribuer ce blocage à une certaine frilosité des syndicats ou à une volonté du patronat de ne pas aller au-delà de la loi de Robien en termes de réduction du temps de travail ?

M. Henri ROUILLEAULT : Sur la question des comparaisons internationales, il faut avoir à l'esprit que l'enrichissement de la croissance en emplois implique une augmentation de la productivité horaire et une baisse de la productivité par salarié. C'est toute la logique poursuivie par la politique de réduction du temps de travail. En matière de comparaisons internationales, il y a beaucoup de sujets passionnants. Nous pouvons par exemple nous intéresser à la productivité américaine, qui a évolué dans les années 1990 beaucoup plus vite que la productivité européenne. Cela semble dû essentiellement au bond qualitatif des nouvelles technologies et laisserait donc présager en Europe, dans les années à venir, une augmentation possible de la productivité horaire. Pour en savoir davantage sur nos voisins européens, je vous invite à lire les derniers documents de Patrick Artus pour CDC-Ixis. Il s'appuie notamment sur ces comparaisons internationales et sur des méthodes économétriques, pour aboutir à l'évaluation de la création de 300 à 400 000 emplois par la réduction du temps de travail. Sur le long terme, Patrick Artus introduit néanmoins une critique en notant que le volume maximal de production se trouve de facto limité par la réduction du temps de travail.

Sur la question du partage entre vacances longues et vacances courtes, je pense qu'il y a d'autres explications que la RTT. Pour approfondir votre question, il serait intéressant d'interroger Robert Rochefort et les gens du CREDOC. Les Français semblent avoir tendance à fractionner de plus en plus leurs prises de congés. Il est évident que les cadres apprécient beaucoup de pouvoir organiser des week-ends plus courts. Cela change naturellement beaucoup la donne pour les professionnels du tourisme.

La rupture de Matignon enfin est un magnifique sujet pour un historien. J'ai eu la chance d'avoir la version de Jean Gandois de cet échec mais il faudrait interroger également les syndicalistes, Martine Aubry, les collaborateurs de Lionel Jospin ou les représentants du CNPF qui défendaient une autre position que celle de Jean Gandois...

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie pour votre analyse et la qualité de vos réponses et tiens à souligner qu'in fine, c'est bien aux élus qu'incombe la responsabilité de faire des choix.

Audition de M. Stéphane TREPPOZ,
président-directeur général d'AOL-France


(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous accueillons M. Stéphane Treppoz, président-directeur général de la société AOL France. Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail. Parallèlement à l'audition de responsables administratifs ou d'experts, nous avons souhaité entendre des chefs d'entreprise pour nous informer des conditions concrètes dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre. Nous attendons de votre expérience de chef d'une entreprise internationale dans un secteur dynamique des éléments concrets d'appréciation.

M. Stéphane TREPPOZ : Je tiens d'abord à souligner le caractère atypique de mon entreprise. AOL France a été créé en 1996 et est passée en sept ans de 0 à 1 000 salariés. La particularité de l'entreprise tient au fait que 300 salariés environ travaillent au siège, à Neuilly, pour créer le produit AOL et travailler sur la politique de marketing, alors que 600 autres se répartissent dans nos centres d'appel en province, à Marseille, ou à Casablanca, au Maroc. La négociation sur les 35 heures, dont je vais parler, a concerné uniquement le siège de Neuilly, dont la moyenne d'âge est de 29 ans et où la proportion de cadres atteint 90 %. Ces cadres, généralement issus de formations supérieures, ont une relation au travail assez homogène et plutôt atypique. Le centre d'appel de Marseille a fait l'objet d'un accord distinct et spécifique compte tenu de l'activité et des métiers différents qui y sont exercés.

A l'époque des négociations, l'actionnariat d'AOL France était assez différent de ce qu'il est aujourd'hui. Nous sommes aujourd'hui à 100 % une filiale de Time Warner, premier groupe mondial de communication. Nous étions alors une joint-venture dont Vivendi détenait la majorité du capital, le reste étant partagé entre Bertelsmann et AOL. Jean-Marie Messier, faisant un peu de surenchère sur les 35 heures, s'était alors engagé à appliquer le premier et, dans les meilleures conditions, cette nouvelle législation. Nous étions alors situés dans les mêmes locaux que Cegetel, qui a très rapidement signé un accord pour 22 jours de RTT par an. Les cadres d'AOL m'ont alors demandé à bénéficier du même régime. Mais, nous ne comptions que 150 salariés et ne pouvions par conséquent mettre en œuvre la solution choisie par Cegetel pour ses 3 000 salariés.

Nous avons néanmoins négocié, en tentant de concilier la très forte demande des salariés pour un accord de ce type, ceux-ci étant très demandeurs de jours de congé supplémentaires, et la situation économique fragile de l'entreprise. Cette négociation a abouti à un accord fixant la durée du travail à 37,5 heures hebdomadaires et attribuant 15 jours de RTT, la moitié étant fixée par l'entreprise et l'autre laissée à la discrétion du salarié. Cet accord ne prévoyait aucune réduction de salaire et était le premier signé dans une entreprise de nouvelles technologies. Il a d'ailleurs fait école dans les négociations de notre secteur.

L'effet sur l'emploi de cet accord est assez difficile à mesurer. Notre entreprise ayant été, depuis, en très forte croissance, il est difficile d'attribuer la création d'un emploi à telle ou telle raison. Nous avons néanmoins essayé de faire un bilan par directions, dont il résulte que nous avons peut-être embauché grâce aux 35 heures dans les directions travaillant sur le contenu du site et sur la technique, ces métiers nécessitant une présence physique importante et constante.

Quel bilan peut-on tirer aujourd'hui de la mise en place des 35 heures chez AOL ? Le message fort que je souhaite vous faire entendre est que cette réduction du temps de travail est clairement perçue par les salariés comme étant un avantage majeur et acquis, sur lequel il est impossible de revenir. Ce constat peut vous paraître étonnant de la part d'un chef d'entreprise, mais je n'oublie pas qu'à l'époque de la négociation, durant laquelle la mode dans nos entreprises était à l'attribution de stock-options, j'avais réalisé un sondage proposant l'alternative entre des stock-options et les 35 heures. J'ai été très surpris de constater que mes cadres se partageaient exactement entre ces deux solutions. En pleine bulle internet, à une époque où l'on pensait tous que ces stock-options représenteraient beaucoup d'argent, j'étais persuadé que 90 % de mon personnel souhaiterait avoir des stock-options. C'était sans compter avec une véritable évolution de la relation au travail, notamment dans la génération des 25-35 ans, qui est très attachée à la qualité de vie et donc à ses jours de congé. Il est d'ailleurs indéniable que les 35 heures ont offert plus de temps aux gens pour se consacrer à leurs loisirs ou à leur famille. A cet égard, elles sont positives.

Les aspects les plus négatifs concernent les lourdeurs administratives des mécanismes de mise en œuvre de la loi. La négociation a été difficile, d'autant que nous n'avons pas de représentation syndicale. Il nous est d'ailleurs aujourd'hui impossible de répondre aux demandes de flexibilité de certains salariés sans risquer de remettre en cause l'ensemble de l'accord : renégocier, ce serait ouvrir la boîte de Pandore. Le suivi des heures supplémentaires et des journées de RTT est également une charge. Chaque salarié doit tenir à jour une feuille de temps que l'entreprise doit ensuite régulièrement contrôler. Vous imaginez bien qu'il est impossible de contrôler toutes les feuilles, tous les mois. Le seul cas de poursuite devant les prud'hommes, qu'AOL-France ait connu depuis sa création, est dû aux 35 heures et concerne un salarié qui nous avait quitté dans de mauvaises conditions et nous avait ensuite attaqué sur l'inexactitude des informations relevées sur sa feuille de temps. Autre aspect négatif, celui de la pression suscitée par l'application des 35 heures, et notamment l'idée que les tâches à effectuer sont demeurées les mêmes et n'on pas décru proportionnellement à la baisse du temps de travail. Cet aspect fait toutefois débat au sein de mon comité de direction, certains pensant que les 35 heures ont mis beaucoup de pression sur les salariés, les privant de la sérénité nécessaire à leur travail, d'autres qu'elles n'ont rien changé.

Je souhaiterais également faire un bilan plus personnel, à la fois comme citoyen, et comme chef d'entreprise, membre du directoire d'une entreprise internationale, qui travaille beaucoup avec l'Angleterre, l'Allemagne et les Etats-Unis. En tant que citoyen, si le principe d'une réduction du temps de travail au profit des loisirs ne me choque pas, je ne peux néanmoins que constater que cette législation a créé une France à deux vitesses opposant les salariés bénéficiant de la réduction du temps de travail à ceux, artisans et petits commerçants notamment, qui ne sont pas concernés. J'ai récemment discuté avec un artisan à la tête d'une petite entreprise de dix salariés. Il me disait travailler 70 heures par semaine et ne pas pouvoir faire autrement pour faire vivre son entreprise. Des agriculteurs du Lot m'ont tenu exactement le même discours cet été : pour eux, les 35 heures sont un concept de riches citadins, éloignés de leurs réalités quotidiennes. Cela pose un réel problème, sans que j'aie pour autant de solution à proposer.

En tant que chef d'entreprise appelé à se déplacer régulièrement à l'étranger, je peux témoigner des sentiments mitigés qui animent mes homologues allemands, américains ou britanniques. Ils sont à la fois très envieux quant à notre qualité de vie, et très réticents à investir chez nous quand ils constatent le manque de flexibilité de notre droit du travail, et notamment du droit du licenciement, le poids exorbitant des charges ou encore le nombre de jours de congés. Je ne prends pas position : je vous signale juste cette réalité. Il est assez édifiant de comparer le statut d'un salarié américain d'AOL, avec trois semaines de congés payés et cinq jours fériés, avec celui de son homologue français, qui bénéficie de huit semaines de congés payés et de dix jours fériés. Il conviendrait de trouver le juste équilibre entre le confort du salarié et l'attractivité vis-à-vis des investisseurs étrangers, notamment pour toutes les industries ou les services, où la présence physique de salariés sur le sol français n'est pas nécessaire. Si je prends l'exemple d'AOL France, nous avons ouvert il y a deux ans un premier centre d'appels à Lens, puis un autre à Troyes, et un autre à Marseille où nous avons créé 400 emplois. Quand il a fallu en ouvrir un quatrième, j'ai comparé les chiffres et je l'ai ouvert à Casablanca où les 300 salariés me reviennent 2,5 fois moins cher qu'en France. Vous pouvez dire que c'est bien ou que ça n'est pas bien. Je suis très attaché à mon pays et à son dynamisme économique. J'ai travaillé six ans aux Etats-Unis, où j'aurais pu continuer de faire carrière, et j'ai décidé de revenir. Mais je suis aussi un chef d'entreprise, dont la responsabilité est de rationaliser son activité. Les 35 heures ne sont pas seules en cause, mais l'accumulation des différents handicaps qui pèsent sur le coût du travail en France amène à se poser des questions.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie. Vous travaillez pour un groupe international. Pourriez-vous nous indiquer comment vous organisez votre temps entre vos activités à Paris et celles liées à votre fonction au directoire d'AOL ? Pouvez-vous également nous éclairer sur la gestion du temps partiel, notamment dans vos centres d'appel, et nous indiquer si celle-ci a été modifiée par les 35 heures ?

M. le Rapporteur : Je note que vous faites le même constat que la plupart des personnalités que nous avons entendues avant vous. Les cadres, qui constituent l'essentiel de votre personnel, sont extrêmement attachés à la réduction du temps de travail et semblent être les plus satisfaits par cette législation. Les 35 heures sont pour eux un avantage majeur sur lequel il n'est, pour votre entreprise, pas question de revenir. Sur l'échelle de satisfaction des salariés par rapport aux 35 heures, il apparaît que l'indice de satisfaction croît avec la place dans la hiérarchie de l'entreprise. Vous avez, en outre, évoqué le surcroît de complexité engendré par la lourdeur des procédures de négociation et de suivi administratif. Vous avez cité l'exemple de la gestion des feuilles de temps ; c'est important, car la question du surcroît de travail de gestion engendré par les 35 heures est parfois un peu éludée. Avez-vous pu chiffrer le coût de cette charge de travail supplémentaire ? Enfin, vous avez utilisé l'expression de « France à deux vitesses ». Henri Rouilleault, qui intervenait avant vous, faisait le même constat et estimait que seul le temps permettrait de pallier ce déséquilibre. Quelles solutions proposez-vous pour essayer de réconcilier ces deux France ?

M. Philippe VUILQUE : Vous avez rappelé, avec justesse, être à la tête d'une entreprise assez atypique. J'ai, à l'instar du rapporteur, noté la récurrence du constat d'une modification du rapport au travail. Pour les cadres, qui constituent 90 % de vos salariés, les mesures liées aux 35 heures sont aujourd'hui considérées comme un avantage majeur irrévocable. J'ai bien compris que l'absence de représentation syndicale dans votre entreprise avait compliqué la négociation et la mise en œuvre de votre accord. Vous constatez également que l'application de la réduction du temps de travail a créé un différentiel entre les grandes entreprises, où les salariés, et notamment les cadres, sont favorisés par les 35 heures et les artisans. Mais, au-delà des 35 heures, ne pensez-vous pas, néanmoins, que cet état de fait, ainsi que les difficultés inquiétantes de recrutement dans ce secteur, sont dus à un désintérêt des jeunes pour les métiers de l'artisanat ? Il me semble, en revanche, que votre jugement sur la vision de nous que se font nos homologues étrangers doit être nuancé. Les 35 heures ne sont, tout d'abord, pas seules en cause. De plus, le niveau des investissements étrangers en France tendrait à prouver que notre attractivité est plutôt bonne, malgré les contraintes que vous avez relatées. Je voudrais vous dire à cet égard qu'il n'est pas très citoyen d'aller investir à Casablanca, même si c'est probablement plus rentable. D'une façon générale, pensez-vous que l'application des 35 heures a été un handicap pour le développement de votre activité ou, au contraire, qu'elle a créé une occasion de vivre différemment le travail et ainsi profité à l'entreprise ?

M. Jacques BOBE : Ma question prolonge celle qui vient d'être posée. Considérez-vous que les 35 heures ont été ou non un handicap en termes de compétitivité, dans une entreprise internationale agissant dans un secteur d'activité en plein développement ?

M. Eric WOERTH : Vous dirigez une entreprise essentiellement constituée de cadres et je suppose que vous êtes amené à recruter régulièrement de jeunes diplômés. Avez-vous le sentiment que la jeune génération a changé d'attitude vis-à-vis du travail ? Pensez-vous que les 35 heures ont modifié sa façon d'envisager le travail ? Je souhaiterais également savoir si vous avez pu évaluer le coût des 35 heures dans votre entreprise.

M. Yves BOISSEAU : Vous n'avez pas évoqué, M. le Président, la politique salariale mise en œuvre dans le cadre de cet accord. Pourriez-vous également, si cela est possible étant donné la forte croissance de votre entreprise, faire la part entre les créations d'emploi dues à la croissance d'une part et aux 35 heures d'autre part ? Vous avez enfin fait remarquer qu'AOL France avait ouvert la voie de la réduction du temps de travail dans son secteur d'activité. Le choix de l'attribution de journées de RTT est-il une caractéristique des entreprises de votre secteur, ou ce choix a-t-il été fait aussi dans des secteurs d'activité plus traditionnels ?

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Je souhaiterais des éclaircissements sur le profil de vos cadres, notamment commerciaux, sur la façon dont vous les évaluez et sur leur turn-over. Pourriez-vous également nous dire comment ils gèrent l'apparente contradiction entre la réduction du temps de travail et l'obligation de résultats à laquelle vous les soumettez, quels que soient leurs horaires ? J'aimerais également que vous évoquiez l'état d'esprit de ces cadres vis-à-vis du travail et savoir si vous constatez une démotivation et un changement d'état d'esprit.

M. Maurice GIRO : Croyez-vous qu'un assouplissement de la règle des 35 heures et la libération du temps de travail pour ceux qui veulent travailler plus seraient de nature à attirer à nouveau les investisseurs étrangers en France, et à permettre à des entreprises comme la vôtre de ne pas délocaliser leur activité ? D'autres charges comme la taxe professionnelle n'entrent-elles pas en ligne de compte ? Quel est le poids des coûts salariaux au regard de l'ensemble des charges d'une entreprise ?

M. Stéphane TREPPOZ : La réduction du temps de travail a une influence incontestable sur nos relations avec les autres filiales du groupe dans le monde. Ainsi au mois d'août, avec 90 % de salariés en vacances, la branche française n'a pas pu être représentée à certaines réunions. Cela n'a pas entraîné la faillite, bien sûr, mais a fait très mauvaise impression.

Le temps partiel pose des difficultés de gestion pour l'entreprise, mais nous essayons, notamment pour les femmes qui doivent gérer parallèlement leur vie familiale, d'accepter par principe les temps partagés. La loi n'ayant pas prévu de dispositif spécifique pour ces personnels, nous avons choisi d'opter pour le prorata entre le temps travaillé et le nombre de jours de RTT accordés.

Concernant les cadres, j'ai en effet été très surpris de voir à quel point leur relation au travail avait changé. Nous faisons tous les ans des enquêtes de satisfaction auprès de nos salariés. Depuis trois ans, le premier sujet de satisfaction qui ressort de ces enquêtes est notre accord de réduction du temps de travail.

Quant au constat de la France à deux vitesses, je n'ai pas de solution à vous proposer. Je ne crois pas que le temps y changera quoi que ce soit, surtout tant qu'il y aura des gens qui seront, de par la nature de leur activité, contraints de travailler soixante-dix heures par semaine. J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec un exploitant agricole du Lot qui m'expliquait qu'il ne trouvait plus d'employés français pour travailler pour lui. J'ai fait le même constat de l'absence de main-d'œuvre française auprès de l'artisan qui travaille actuellement chez moi. Il me paraît incontestable que l'attractivité de la valeur travail a reculé dans l'esprit d'une partie des Français. Cela m'attriste. Dans le même ordre d'idée, nous avons fait un sondage en ligne pour savoir si nos abonnés étaient prêts à renoncer à un jour férié par an pour aider au financement des retraites. Le résultat est sans appel puisque 90 % des 100 000 votants se prononcent contre cette idée. Aujourd'hui, c'est chacun pour soi et Dieu pour tous !

Je ne pense pas que la législation sur les 35 heures empêche les grands groupes de venir investir en France, mais elles sont une donnée supplémentaire dans leur choix d'investissement en défaveur de notre pays. Je pense qu'il vous revient d'introduire une souplesse suffisante, sans pour autant revenir sur cet acquis. N'oublions pas, néanmoins, qu'il n'y a pas que les 35 heures qui pèsent sur la compétitivité des entreprises et sur l'attractivité de notre territoire. Il faut y ajouter l'ensemble des charges auxquelles sont soumises nos entreprises. Si j'ai ouvert un centre d'appel à Casablanca, c'est parce que le coût de la minute chargée, c'est-à-dire le coût de revient de la minute de téléphone, représente 40 % du coût de la même minute en France. Je précise que nous sommes pourtant les mieux payants là-bas. Je n'ai pas de solution. Il est clair que ce n'est pas simple de trouver le bon équilibre, mais c'est indispensable.

Je crois que l'attitude d'une bonne partie des jeunes vis-à-vis du travail a changé. Je ne suis pas très fier de mon pays, quand je vois ce que regardent huit millions de nos concitoyens le samedi soir à la télévision, et quand je constate qu'aujourd'hui, le modèle de réussite, c'est de ne rien faire dans un loft pendant trois mois... De telles émissions font certainement une audience formidable et ont donc pour ceux qui les produisent une justification économique. Néanmoins, l'image qu'elles projettent sur la société est discutable et a très certainement une influence sur l'appréhension de la valeur travail chez les jeunes.

Je n'ai pas chiffré le coût des 35 heures dans notre entreprise, pour la simple raison que je sais que nous ne reviendrons pas en arrière et que je n'ai pas de temps à y consacrer.

En matière de politique salariale, nous n'avons pas procédé à une augmentation générale en 2000, mais il n'y a pas non plus eu de baisse. La faiblesse du marché de l'emploi et la qualité de l'entreprise dissuadent les salariés de partir et nous nous retrouvons avec un turn-over qui stagne à 2 %. Dans un tel contexte, deux options sont possibles. La première, axée sur une vision comptable à court terme, consisterait à geler les salaires. La seconde, qui est celle que nous privilégions, regarde vers l'avenir en rémunérant les salariés selon leur mérite et leurs performances. Cette année, nous allons appliquer une augmentation générale de 3 % et une série d'augmentations individualisées, car je suis totalement favorable à la rémunération au mérite, et ce quelle que soit l'ancienneté du salarié dans l'entreprise. A poste équivalent, si quelqu'un a dix ans d'ancienneté supplémentaire, mais travaille moins bien qu'un nouveau salarié, il n'est pas normal que le premier soit mieux payé.

Le profil des cadres de l'entreprise se répartit comme suit : 60 travaillent dans le marketing, 60 dans la technique, environ 60 sur le contenu, 40 dans la publicité, une trentaine au budget, 20 dans la prospective, 10 aux ressources humaines - ce qui est beaucoup pour une entreprise de notre taille -, et enfin une dizaine aux relations publiques. Nous avons comme la plupart des entreprises un système annuel d'évaluation qui consiste à attribuer un bonus en fonction des objectifs atteints. Nous y ajoutons le système des POP, les points orientation perspective, qui permettent au salarié, tous les dix-huit mois environ, de nous faire part de ses aspirations et de se faire évaluer non seulement par son chef hiérarchique, mais aussi par le chef de celui-ci et par deux de ses collaborateurs. Nous menons, enfin, une enquête annuelle sur une centaine de questions.

On ne pourra jamais empêcher les salariés motivés de travailler 60 heures par semaine au lieu de 35. Mais tout ce qui pourra être fait pour assouplir le système et permettre aux entreprises d'avoir, globalement, un volume d'heures travaillées supérieur, ne fera que rendre service à l'ensemble des entreprises.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Pour compléter votre réponse, pouvez-vous être sûr que vos cadres ne font pas plus de 35 heures ? J'ai rencontré des cadres d'autres entreprises qui me disent qu'ils sont certes passés aux 35 heures, mais que les objectifs qui leur sont fixés les obligent à dépasser cette durée, sous peine, le cas échéant, de perdre leur emploi. En êtes vous réduit à la même extrémité que ce dirigeant de Thomson qui, suite à un jugement devant le tribunal correctionnel consécutif à une plainte de l'Inspection du travail, avait dû couper l'électricité à 18 heures afin d'être sûr que ses employés ne dépassent pas les 35 heures ? Enfin vous serait-il possible, puisque vous travaillez dans un groupe international, de nous transmettre un tableau comparatif des avantages et faiblesses respectifs de notre système et de ceux de nos principaux voisins et concurrents en matière de législation sociale, d'horaires ou de modes de fonctionnement, et de rentabilité des investissements ?

M. Stéphane TREPPOZ : Certains de mes cadres font 35 heures pile, d'autres font plus, dans une proportion que je ne connais pas. Mais ce qui plaît vraiment aux gens dans cet accord n'est pas le fait de ne travailler que 35 heures par semaine, mais de pouvoir bénéficier de jours de congé supplémentaires : ce sont les jours de RTT auxquels les salariés sont attachés. Je peux vous assurer que tous mes cadres prennent leurs jours de RTT, et que pas un n'en fait cadeau à l'entreprise.

Je n'ai pas été réduit à couper l'électricité à 18 heures. A titre d'information, elle se coupe de toute façon automatiquement à 22 heures pour éviter que les bureaux restent allumés pour rien !

L'évaluation comparative des systèmes nationaux n'a pas été conduite pour des raisons pragmatiques : on n'a pas intérêt à consacrer du temps, et donc de l'argent, à des études qui ne nous rapporteraient rien. Nous pouvons toutefois étudier la question si vous le souhaitez.

M. le Rapporteur : Je voudrais simplement revenir sur deux points. Au sujet de la problématique d'une France à deux vitesses, vous avez estimé que le temps ne permettrait pas de résoudre le problème et nous avez, je crois, invité à agir pour éviter que cette situation dommageable ne se perpétue. Quant à votre perception de la dégradation de la valeur du travail dans notre pays, vous devez savoir qu'elle n'est pas partagée par tout le monde puisque l'intervenant suivant est de l'avis contraire. Je vous invite donc à préciser votre jugement.

M. Stéphane TREPPOZ : Le constat de la France à deux vitesses doit vous inciter à agir mais, honnêtement, je ne vois pas ce que vous pouvez faire. Je suis très attaché à mon pays : j'aurais pu, très légalement, me faire domicilier fiscalement à Londres et je ne l'ai pas fait. J'espère sincèrement que vous trouverez la voie à suivre, car je trouve injuste que certains salariés soient surprotégés et favorisés par la législation et d'autres non. Les 35 heures n'ont fait qu'accentuer un fossé qui existait déjà.

Je n'ai pas dit que la valeur travail était reniée par tout le monde, mais je maintiens qu'une proportion non négligeable de la population, notamment chez les jeunes, fait passer son travail et l'investissement personnel qu'il représente, ainsi que la réussite sociale, après sa vie personnelle et ses loisirs. Je trouve honteux que des personnes préfèrent vivre d'allocations et aides diverses plutôt que de trouver un travail. C'est un choix de société que nous ne pourrons certainement pas assumer financièrement sur le long terme. Votre rôle de politique est de réfléchir à ces questions et d'y trouver des solutions, pour l'avenir de notre pays, que je vois se dégrader avec beaucoup inquiétude et de peine.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Il me reste à vous remercier pour votre témoignage clair et franc.

Audition de M. Bernard VIVIER,
directeur de l'Institut supérieur du travail


(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous recevons M. Bernard Vivier, directeur de l'Institut supérieur du travail (IST), membre du Conseil économique et social désigné par la CFTC, dont il est vice-président. Votre expérience au sein de l'IST et vos travaux au sein du Conseil économique et social - vous avez présenté en juillet dernier un rapport relatif à la place du travail - constituent pour nous une source importante d'informations. Je vous laisse la parole pour une dizaine de minutes avant que le rapporteur et les parlementaires présents ne vous interrogent.

M. Bernard VIVIER : Je vous remercie d'avoir évoqué ma qualité de directeur de l'IST, qui constitue mon activité professionnelle, distincte de mes activités syndicales, lesquelles me conduisent à siéger au Conseil économique et social, et constituent un engagement extraprofessionnel. Je m'attacherai à vous exposer l'évaluation par l'IST - créé il y a 34 ans pour observer les évolutions des relations sociales -, des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, notamment sur le système de relations sociales et syndicales dans notre pays. Je vous rendrai également compte de mes observations de rapporteur de la section du travail du Conseil économique et social.

Concernant les conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, je pense que trois phénomènes majeurs se dégagent.

Le premier est une remise en cause forte et grave de la liberté de négociation. Les négociations ont été prévues et encadrées par deux lois successives et ne sont donc pas issues de la seule volonté des négociateurs. Les représentants syndicaux ont été convoqués au ministère du travail où leur ont été présentées les « tables de la loi ». Cela a eu pour conséquence une grande fragilité de la négociation, puisque les milliers d'accords conclus n'avaient pas de fondement propre. Nous retrouvons là une vieille inquiétude du syndicalisme français. Un des fondateurs de notre syndicalisme, M. Henri Tolain, disait déjà le 15 octobre 1861 dans le journal L'Opinion nationale, à propos du syndicalisme et de la liberté de négociation : « Il n'y a qu'un moyen, c'est de nous dire : vous êtes libres, organisez-vous, faites vos affaires vous-mêmes, nous n'y mettrons point d'entrave ». Au contraire, le syndicalisme, qui peut et doit s'inscrire dans une perspective d'économie de marché, a été entravé dans sa capacité à agir par la loi sur les 35 heures.

Mon deuxième constat est que nous avons glissé de la dialectique initiale, qui liait la réduction du temps de travail et la création d'emplois à une dialectique liant flexibilité et rémunération. La première correspond à un vœu ancien qui a traversé les majorités politiques. Elle a été balayée au profit de la seconde. Nous pouvons regretter que les conséquences de ce choix n'aient pas été mesurées à l'avance mais constatées a posteriori. A ce titre, la fin du XXème siècle et le début du XXIème n'ont rien à envier à 1919 ou 1936. En 1919, nous avons, sans le vouloir, créé de la richesse par l'instauration autoritaire de la journée de huit heures ; le mythe a été créateur. A l'inverse, en 1936, le mythe de la semaine de 40 heures s'est avéré destructeur et le Front Populaire a dû, très vite, revenir sur sa décision, la réduction brutale de la durée du travail ayant bridé la capacité de production. Aujourd'hui, nous ne connaissons pas les conséquences des 35 heures en matière de créations d'emplois, de temps de travail effectif ou de temps de travail des cadres, qui ont été « retaylorisés » malgré certaines compensations en terme de temps libre.

Nous ne connaissons pas non plus les conséquences de cette législation sur les rémunérations ; à cet égard, les mesures récentes prises en faveur du SMIC sont sages. Le coût pour le contribuable n'est pas non plus connu, puisque son évaluation va de cinq milliards d'euros pour un inspirateur de cette législation à dix ou quinze milliards selon deux ministres du présent gouvernement. Cette législation a eu également des conséquences positives, puisqu'elle a permis une annualisation du temps de travail, et, ainsi, une meilleure utilisation des équipements. L'industrie automobile a ainsi pu gommer le retard culturel et organisationnel que nous avions sur tous nos concurrents, européens et mondiaux. La France était le seul pays d'Europe où l'on s'arrêtait de travailler au mois d'août. Aujourd'hui, les négociations ont permis d'aboutir à une meilleure organisation tout au long de l'année. Mais il ne faut pas non plus oublier que cette flexibilité est allée aussi de pair avec une certaine fragilité, notamment pour les petites et moyennes entreprises sous-traitantes, qui ont souvent supporté le coût des trente-cinq heures à la place des grandes sociétés. Néanmoins, l'exemple récent d'une charte sur le temps de travail, signée chez un grand constructeur automobile, tend à montrer que de nouvelles relations peuvent s'instaurer entre l'entreprise et ses sous-traitants.

La question de la rémunération a été brutalement et fort justement posée par M. Henri Emmanuelli relevant que « le type qui a perdu cent euros par mois d'heures supplémentaires se fout (sic) que les socialistes aient créé 300 000 emplois ». C'est une réalité incontournable : les ouvriers ont été frustrés de voir leurs heures supplémentaires diluées dans l'annualisation du temps de travail, ce qui s'est traduit par une perte de pouvoir d'achat.

La troisième conséquence de cette loi est l'effacement de la démocratie par délégation et la montée d'une certaine tendance à la démocratie directe. L'entreprise a été très valorisée par rapport à la branche, au motif que la vie sociale se déroule essentiellement dans l'entreprise. Parallèlement à l'installation du mandatement, la notion de référendum a pris de l'ampleur, et les critères de représentativité ont commencé à être reconsidérés au profit de l'idée d'audience. Cette volonté de faire fonctionner l'entreprise avec les outils de la démocratie politique est extrêmement dangereuse. La finalité de l'entreprise est économique et non politique. Il est absurde de vouloir lui imposer les règles de fonctionnement des institutions politiques.

Saisi d'un rapport et avis sur « la place du travail », le Conseil économique et social a travaillé, au cours du printemps 2003, au moment du débat sur les retraites. En tant que rapporteur de la section du travail du Conseil, je me suis d'abord attaché à savoir si la valeur travail avait été galvaudée par la mise en place des 35 heures, comme le suggéraient certains, à la lecture de la lettre de saisine du Premier ministre. Notre prise de position, exprimée dès les premières pages de notre rapport, est unanime : l'ensemble des groupes a voulu témoigner que le travail n'avait pas perdu de sa valeur aux yeux de nos concitoyens. Le conseil a ainsi rejeté deux lieux communs. Le premier, popularisé par Mme Viviane Forrester, tend à considérer que le travail participe de « l'horreur économique » dans laquelle nous serions. Mme Forrester écrit ainsi : « Des millions de destins sont ravagés, anéantis, par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré, celui du travail [...] Le travail n'est plus aujourd'hui qu'une entité dénuée de substance ».

L'ensemble des 18 groupes qui composent le Conseil économique et social a toujours considéré que le travail n'est pas uniquement producteur de richesses mais également source de dignité et de cohésion sociale. Nous avons également rejeté la fausse idée selon laquelle les 35 heures auraient donné naissance à une société où l'intérêt porté au travail se serait renversé au profit des loisirs, et qu'il y aurait un seuil en dessous duquel les travailleurs ne se sentiraient plus suffisamment impliqués. Certains chiffres doivent être connus. En un siècle, la productivité horaire du travail a été multipliée par seize, pendant que la population active ne croissait que de quatre millions de personnes, passant de 19 à 23 millions. La durée du travail productif a diminué de moitié, puisque l'on travaillait 3 000 heures par an en 1900, contre 1 600 en 2000. La baisse continue et générale du temps de travail est inscrite dans le progrès de notre société. Il n'y a pas de corrélation entre baisse du temps de travail et paupérisation.

Pour conclure mon propos, je voudrais insister sur trois idées.

La première consiste à dire qu'il est important de distinguer le travail, le temps libre et l'oisiveté. Ces notions ont été insuffisamment étudiées à tel point qu'il y a une confusion entre le temps libre et l'oisiveté. Sous Napoléon 1er, on travaillait environ 50 % de son temps de vie éveillée. Aujourd'hui, cette proportion est passée à 10 ou 11 % grâce à l'industrialisation et aux machines.

A la fin des Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand écrivait déjà ceci : « Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines. Que ferez-vous du genre humain désoccupé, que ferez-vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? ». Nous faisons aujourd'hui face à la même problématique.

L'accord sur la formation professionnelle continue du 20 septembre dernier nous offre certainement un formidable début de piste. Après deux ans d'hésitations, les employeurs et les représentants des salariés se sont entendus pour considérer comme valable l'idée de co-investissement. Le temps libéré est du temps libre sans être pour autant nécessairement du temps oisif. Le ministère du temps libre, qui avait été intelligemment institué en 1981, n'a malheureusement pas duré, car il a été confondu avec une sorte de second ministère du tourisme. Nous devrions donner un second souffle à ce ministère afin de construire une éducation au temps libre, éducation d'autant plus nécessaire depuis que les 35 heures ont dégagé du temps supplémentaire.

Le second point que je souhaite aborder est la nécessité de redonner de l'importance au champ de la négociation de branche. Ce choix semble plus à même de réparer les dégâts commis par la mauvaise appréhension de la législation sur le temps de travail que l'abrogation de celle-ci ou l'élaboration d'une nouvelle loi. La loi sur les 35 heures procède d'un mythe, au sens donné par Georges Sorel au début du XXème siècle, qui appliquait le terme de mythe à la grève générale. Il prônait la grève générale, non pas en pensant qu'elle allait se réaliser, mais par son effet mobilisateur. On a fait un constat semblable avec les lois Auroux de 1981 et 1982 : si elles n'ont rien apporté en tant que telles, elles ont conduit les partenaires sociaux et les entreprises à une réflexion sur les modalités d'expression des salariés, qui a imprégné toute la décennie. Si l'on met de côté la notion de partage du travail, qui relève plus du bon sentiment que de la réalité économique, le mythe des 35 heures devait permettre de redynamiser ces discussions au sein des branches sur la notion de temps libre. L'organisation du temps de travail doit relever des partenaires sociaux ; un revirement de législation ne serait pas bon.

Enfin, je soulignerai que le rapport du Conseil économique et social a conclu que la supposée perte de la valeur travail n'est pas due aux 35 heures, mais à la souffrance au travail, qui est liée en fait à la nature même du travail, moins pénible physiquement aujourd'hui qu'hier, mais générateur de davantage de difficultés psychologiques. C'est moins sous l'effet des 35 heures que de cette évolution de la nature du travail que la relation au travail s'est brouillée. En outre, il apparaît que l'inévitable mobilité du travail ne doit pas être entravée par des ruptures dans les garanties individuelles et collectives des salariés et qu'un statut du travailleur doit pouvoir émerger dans les temps à venir.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Merci beaucoup, M. Vivier. Je souhaite vous poser trois questions. Pensez-vous d'abord que les 35 heures aient été un facteur de dégradation des conditions de travail ? Je souhaiterais également que vous abordiez l'attachement des salariés à ce nouveau rapport au temps que vous avez évoqué. A cet égard, le chef d'entreprise, que nous recevions avant vous, nous a parlé d'un sondage qu'il avait réalisé, attestant de l'engouement de ses cadres pour la réduction du temps de travail. Ma dernière question porte sur l'égalité entre hommes et femmes face aux 35 heures.

M. le Rapporteur : Vous avez souligné que les 35 heures avaient permis d'aboutir, dans certaines entreprises, à une meilleure organisation du travail, que les sociologues que nous avons entendus associent généralement à un stress supplémentaire. Confirmez-vous cet effet induit sur les salariés ?

Ma deuxième question porte sur la frustration des ouvriers, que vous avez évoquée. Pensez-vous qu'elle est due à la modération salariale qui a accompagné la mise en place des 35 heures, notamment pour les salaires proches du SMIC ?

Bien que l'ensemble des représentants au Conseil économique et social ait estimé que la valeur travail n'avait pas été affectée, n'y a-t-il pas malgré tout une prise de distance vis-à-vis du travail depuis l'instauration des 35 heures ? N'est-il pas à craindre que cette modification de la relation au travail n'affecte l'ensemble de la société française ?

Vous avez, enfin, souligné que ces lois avaient porté un coup à la liberté de négociation. Quel est votre sentiment sur le texte relatif au dialogue social qui vient d'être présenté au conseil des ministres ? Va-t-il permettre la relance des négociations et atténuer les effets les plus nocifs de l'application des 35 heures ?

M. Maurice GIRO : Les 35 heures ont conduit à une baisse de la valeur travail, surtout chez les cadres, qui semblent très attachés aux RTT. Mais, elles ont aussi entraîné une perte de pouvoir d'achat importante, d'autant plus ressentie au bas de l'échelle salariale. Ne pensez-vous pas que les salariés les moins rémunérés souhaiteraient une plus grande souplesse dans l'application de la législation, afin de pouvoir travailler davantage ? N'y a-t-il pas, de leur part, une véritable aspiration à la liberté de travail ?

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Je souhaiterais quelques éclaircissements sur la manière dont vous avez estimé certaines des conséquences de cette législation. Vous considérez notamment que l'annualisation du temps de travail a permis de compenser les conséquences des 35 heures. Ne pensez-vous pas que les événements de l'été dernier viennent au contraire témoigner de l'aggravation de la situation, due à la nécessité de prendre davantage de jours de congés ? Le chef d'entreprise qui vous a précédé à cette tribune a ainsi évoqué une période creuse systématique au mois d'août pendant laquelle 90 % de ses cadres sont en congé, malgré un accord sur les 35 heures.

Votre rapport au Conseil économique et social réfute toute dégradation de la valeur travail : mais, avez-vous bien pris en considération le point de départ de la négociation qui consistait à payer 39 heures pour une durée effective de 35 heures ? Un tel raisonnement induit une question simple sur la relation qui doit exister entre la rémunération et la durée effective du travail. N'y voyez-vous pas un décrochage de ce lien fort entre travail et salaire ?

Vous avez, enfin, évoqué le manque d'une éducation au temps libre dans notre société. Pensez-vous qu'il s'agisse là d'un handicap majeur par rapport à nos voisins européens ou à d'autres régions du monde ?

M. Jacques BOBE : L'avis du Conseil économique et social est à contre-courant de ce que nous constatons dans nos entreprises ou nos collectivités territoriales, où la distanciation par rapport au travail chez un nombre important de salariés est réelle. Les 35 heures ne sont certainement pas seules à l'origine de ce mouvement, qu'il faut replacer dans l'évolution globale de notre société, et notamment de la jeune génération. Qu'en pensez-vous ?

Vous dites constater une baisse du poids de la négociation dans les entreprises. Je ne crois pas qu'elle soit due aux modalités de mise en place de la réduction du temps de travail, mais plutôt à la baisse continue du taux de syndicalisation dans nos entreprises. Ne pensez-vous pas que ce soit la recherche d'une sécurité, dans un marché de l'emploi morose, et un certain individualisme, consécutif à l'amélioration du niveau de vie, qui ont conduit à l'affaiblissement des mécanismes de négociation dans l'entreprise ?

Par ailleurs, le problème de la concentration au travail et de l'augmentation du stress, consécutive aux 35 heures, n'est-il pas lié à la problématique du partage entre travail, loisir et oisiveté ?

M. Bernard VIVIER : La première question, qui portait sur les conditions de travail, rejoint la dernière. La réduction du temps de travail n'est pas en elle-même une source de stress. Le chef d'entreprise que vous avez entendu me semble faire un lien de cause à effet quelque peu rapide. Le stress constaté actuellement est en réalité dû à un mouvement beaucoup plus vaste de dématérialisation progressive du travail. Si le travail est toujours une violence faite à l'homme, la nature de cette violence a évolué, en passant d'une violence physique à une violence plus psychologique. Loin d'être des phénomènes de mode, le stress et le harcèlement moral correspondent à une évolution profonde de la société, évolution sur laquelle médecins, psychologues et sociologues doivent encore travailler. Le passage aux 35 heures a pu provoquer une accélération de ces phénomènes ; ceux-ci les dépassent toutefois, car ils sont liés à un problème plus vaste de perte de repères et de déconnexion par rapport à la réalisation de son travail. Le travail effectué à distance, par l'intermédiaire d'écrans, supprime tout lien avec la notion de production, diminue la fierté du travail accompli, devenu invisible, et entraîne un éloignement de la communauté de travail, qui est source d'isolement et de frustration.

M. le Rapporteur : Ne pensez-vous pas, tout de même, que le fait pour un salarié de devoir faire la même chose sur une durée plus réduite a dégradé ses conditions de travail ? Vous ne pouvez pas nier un lien entre cette législation et le stress constaté chez les salariés.

M. Bernard VIVIER : Bien évidemment, la période d'adaptation consécutive à la mise en place des 35 heures a généré un stress, mais les entreprises ont su s'adapter. Ce qui a pu être perdu sur le plan économique a certainement été reconquis sur le terrain social : il demeure toutefois des aspects à améliorer, notamment au niveau de la gestion des absences, devenue trop complexe, ou la tendance à la « retaylorisation » du travail des cadres.

Il est abusif d'imputer aux 35 heures les difficultés de prise en charge de la canicule. Au contraire, les 35 heures ont permis, dans un grand nombre de secteurs, de mieux répartir le travail et les congés dans l'année, en installant dans les esprits la notion d'annualisation du temps de travail. Il a fallu, pour un problème aussi important que la réforme des retraites, plus de vingt ans pour que l'opinion publique dominante rejoigne le gouvernement. Dans Le pouvoir et l'opinion, Alfred Sauvy, analysant cette problématique à propos de la loi sur les 40 heures de 1936, a montré pourquoi ce projet avait échoué alors que l'opinion y était favorable. Comme cela a été le cas pour les retraites, la question de l'annualisation du temps de travail devait être posée. Elle a d'ailleurs eu comme effet positif d'avoir fait évoluer les mentalités syndicales sur la question de la formation professionnelle continue.

Concernant le lien entre réduction du temps de travail et rémunération, il est clair qu'il y a deux catégories de salariés séparées par un fossé que M. Henri Emmanuelli a eu raison de souligner. Le cadre, qui a un niveau de revenu suffisant, s'intéresse à l'utilisation de son temps libre, ce dont les voyagistes se réjouissent. Face à cette catégorie de gagnants, les ouvriers et les employés font figure de perdants. Le gouvernement socialiste en a payé le coût électoral. L'ancien système d'organisation du temps de travail des ouvriers laissait naguère une place importante aux heures supplémentaires. L'annualisation du temps de travail, faisant disparaître cela, a induit nécessairement une frustration, ce qui n'avait pas échappé à la CGT et à FO, qui avaient mis l'accent sur la question de la rémunération et laissé de côté la notion de partage du travail, contrairement à la CFDT, la CFTC et, dans un premier temps, la CGC.

La réduction brutale du temps de travail a pu influer sur une certaine distanciation au travail, mais les causes en sont multiples. En outre, cette rupture importante doit maintenant être digérée. Les questions relatives à l'utilisation de ce temps libéré devront par exemple être abordées dans les années à venir. La mise en œuvre mécanique du partage du travail dans de petites entreprises tient de l'utopie. Ce constat avait déjà été fait en 1936. Je voudrais évoquer ici le souvenir d'un propos de l'Abbé Pierre, qui estimait que, comme le pain, le temps de travail se partageait. Et la réponse d'Alain Deleu, de la CFTC, qui estimait que, comme le pain, le temps de travail se multipliait...

Deux de vos questions portent sur le dialogue social et sur le poids des syndicats dans l'entreprise. Il m'apparaît important de souligner que les lois Aubry ont malheureusement contribué à l'effacement de la démocratie sociale par délégation au profit d'une démocratie directe. Je rejoins sur ces positions les confédérations FO et CGT. Ces lois ont abîmé l'idée que le syndicat est autre chose que le résultat d'une émotion collective évaluée à travers des élections périodiques. Il y a dans la démarche syndicale la volonté d'une cohésion et d'une solidarité économiques, mais également d'une solidarité sociale qui s'exprime au niveau d'une branche. La lecture à ce titre des derniers communiqués de l'UPA est fort intéressante : « l'organisation du temps de travail relève des partenaires sociaux ». Le dialogue de branche est une garantie pour les salariés, comme pour les entreprises, d'une meilleure concurrence entre entreprises et entre salariés. Avant de s'implanter dans l'entreprise, le syndicalisme a une base professionnelle. La notion de branche doit certainement aujourd'hui être redéfinie, mais elle permettra de lutter contre cette idée que l'entreprise est le lieu exclusif de la négociation et de la vie sociale. Nous avons ainsi vu les fonctionnaires de l'Etat, chargés de préparer cette législation, se prononcer sur la légitimité des acteurs syndicaux. Ils peuvent poser la question de leur responsabilité, mais certainement pas de leur légitimité. Le dialogue social est l'affaire de ceux qui décident de s'organiser pour représenter leurs collègues de travail. Le fait que nous n'ayons en France que 5 % de salariés syndiqués n'ôte aucune légitimité aux syndicats, qui doivent d'ailleurs faire face aujourd'hui à une certaine concurrence, en Europe avec les ONG, en France les mouvements sociaux, qui prétendent actuellement représenter le monde du travail et assurer la régulation sociale.

Le projet de loi de M. Fillon tente de reprendre en l'état le bel accord sur la formation professionnelle. Nous refaisons ainsi en 2003 ce que nous avons déjà fait en 1971, en transcrivant dans la loi la volonté des parties. Le texte signé le 16 juillet 2001 par sept organisations syndicales et patronales, sur huit négociatrices, est très nuancé, et le gouvernement fera bien de le transcrire le plus fidèlement possible dans la loi.

M. Alfred TRASSY-PAILLOGUES : Je souscris à votre constat de la responsabilité de la dématérialisation du travail dans le développement du stress des salariés. Toutefois, les lourdeurs administratives liées aux cercles de qualité ou aux démarches d'évaluation et de suivi jouent également un rôle. Les médecins généralistes témoignent d'ailleurs de l'augmentation de la fréquence des pathologies liées au stress. Le chef de service d'une entreprise, toujours soumis aux mêmes objectifs malgré les 35 heures, éprouve lui-même nécessairement un stress quand il constate que son service est quasi-désert le vendredi après-midi, voire le jeudi soir ! Les 35 heures ont une vraie responsabilité dans ce constat. Certes, vous estimez que c'est une question d'assimilation de nouvelles habitudes, mais il n'est parfois pas bon d'avoir raison trop tôt et de se lancer dans une réforme à laquelle l'opinion n'est pas préparée. Je ne suis pas persuadé que le pays ait digéré le fameux slogan soixante-huitard « il est interdit d'interdire ».

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Je voudrais simplement que vous précisiez votre opinion sur l'impact de cette législation en termes de compétitivité relative de notre pays dans le marché du travail. N'avons-nous pas à cet égard renouvelé l'erreur de 1919 et de 1936 qui consiste à promulguer des réformes par trop hexagonales sans en mesurer ex ante les conséquences prévisibles ? Concernant l'annualisation du temps de travail, je tiens à rappeler que nous avions déjà octroyé une cinquième semaine de congés payés dans une période encore assez proche. N'est-ce pas un petit peu trop ?

M. le Rapporteur : L'ensemble des personnes que nous auditionnons et vous-même décrivez une France à deux vitesses. Avez-vous des propositions à faire pour résorber la fracture séparant le monde des grandes entreprises de celui des petites et moyennes entreprises, et également les cadres des salariés du bas de l'échelle ? M. Henri Rouilleault, que nous avons entendu, estime que les clivages devraient se résorber à compter de 2006 ou 2007. Le patron d'AOL France, pense, quant à lui, qu'une intervention du législateur sera nécessaire. Quel est votre point de vue ?

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Vous n'avez pas répondu à ma question sur la place des femmes.

M. Bernard VIVIER : Concernant l'impact de la réduction du temps de travail sur les femmes, je vous avouerai, Mme la Présidente, que le monde syndical n'a pas mené de réflexion appuyée sur le sujet. Si vous souhaitez avoir des éléments de réponse, je vous suggère même de prévenir à l'avance les représentants syndicaux que vous serez amenés à auditionner...

Les médecins du travail attribuent aujourd'hui au stress plus de la moitié des consultations en médecine du travail. Ce problème essentiel du lien entre organisation du travail et santé des salariés fait d'ailleurs l'objet d'un rapport spécifique du Conseil économique et social.

Les résultats en matière de concurrence internationale ne seront connus que dans quelques années. N'étant pas économiste, je m'effacerai avec humilité devant le témoignage des spécialistes que vous auditionnerez. Mais, en tant qu'observateur des questions sociales, je m'appuierai une nouvelle fois sur Alfred Sauvy pour vous assurer qu'il arrive que l'on prenne, comme en 1919 ou 1936, des décisions importantes sous la pression de l'opinion publique, sans pour autant avoir une vision claire de leurs conséquences. Je vous rappelle que les Républicains espagnols de 1939 ont été envoyés dans des camps du Sud de la France, alors qu'ils auraient pu constituer la main-d'œuvre qui nous manquait. Aujourd'hui, nous ne savons pas si le mythe sera créateur ou non. Les économistes, pour autant qu'ils aient travaillé sur le sujet, m'apparaissent prudents et très modestes. Dans une décision politique, le poids de l'opinion est finalement très important par rapport au poids des experts. C'est toute la beauté et la difficulté du métier politique que de tenir compte de ces deux avis.

Le fossé constaté entre les deux France est évident. Je suis bien incapable de vous dire si sa résorption prendra une ou deux générations. Quant aux mesures que la puissance publique peut prendre pour accélérer la convergence, un début de réponse me semble avoir été apporté avec la réforme du SMIC. La mesure a été difficile car elle a été prise dans un contexte post-électoral, contre l'avis d'une partie de la majorité parlementaire, mais ces 11 % d'augmentation ont une véritable signification économique. Les représentants du Conseil économique et social consultés par le ministre en amont de la décision politique, ont encouragé cette décision, dont je crois qu'elle accélèrera la réduction des disparités.

S'il est possible aujourd'hui, pour des raisons économiques, d'apporter un certain nombre de correctifs, il est inconcevable d'abroger les 35 heures : l'opinion ne le veut pas. Il nous faut donc maintenant travailler dans le cadre de négociations de branches, sur la question essentielle de l'utilisation du temps libéré, tant au profit du salarié que de l'entreprise. La voie nous est bien montrée par l'accord sur la formation professionnelle.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Il me reste à vous remercier de votre propos particulièrement nourri et enrichissant. Nos questions restées sans réponse montrent à quel point vous nous avez poussés à aller loin dans notre réflexion.

Audition de Mme Annie FOUQUET,
directrice de l'animation de la recherche, des études et de la statistique (DARES)
(ministère de l'emploi, du travail et de la cohésion sociale)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui Mme Annie Fouquet, directrice de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques au ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité, accompagnée par M. Jean-Louis Dayan, chargé de la sous-direction des salaires, du travail et des relations professionnelles, et de M. Frédéric Lerais, chef de la mission d'analyse économique.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée en France depuis 1997. Nous avons estimé, dans cette perspective, que les travaux de votre direction pourraient être utiles à ceux de notre mission.

En effet, la DARES a beaucoup travaillé à la mise en place de ce dispositif législatif. C'est la raison pour laquelle nous considérons que vous êtes une source quasiment incontournable d'informations pour notre mission. A cet égard, d'ailleurs, certains, depuis le début de nos auditions, ont pu regretter le faible nombre de travaux émanant d'autres sources.

Outre le contenu de vos travaux et études, abondamment diffusés, notre mission s'intéresse également aux méthodologies auxquelles ont eu recours vos services.

Mme Annie FOUQUET : Je suis heureuse de l'occasion qui m'est offerte de vous présenter directement les travaux de la DARES sur la réduction du temps de travail.

Vous avez indiqué que la DARES était une source quasiment unique d'information, ce qui est exact. Parfois, je le regrette moi-même, parce qu'avec l'apport d'autres instituts, le débat aurait été plus riche et plus fourni.

J'organiserai mon propos autour des trois points suivants : le rôle de la DARES dans l'évaluation des dispositifs liés à la réduction du temps de travail ; le bilan des informations disponibles relatives au processus de réduction du temps de travail ; un certain nombre de questions pour l'avenir.

S'agissant du rôle de la DARES, je rappellerai tout d'abord qu'il s'agit d'une direction d'administration centrale, au ministère du travail. En tant que direction statistique, elle est partie intégrante du système statistique public et, à ce titre, associée à l'ensemble des travaux en matière de statistiques. Ces travaux sont coordonnés par le conseil national de l'information statistique, de sorte que soit réalisée une meilleure économie de moyens en ce qui concerne l'allocation des deniers publics. Toutefois, en tant que direction d'un ministère opérationnel, elle a également l'avantage d'être proche des sources, et de pouvoir réagir rapidement pour mettre en place les systèmes d'information, dès lors que des politiques sont conduites. D'où la réactivité et la pertinence des collectes d'information mises en place.

La DARES ne fait pas d'évaluation au sens large du terme. Elle fournit des matériaux pour l'évaluation, et les met à la disposition du public et des acteurs eux-mêmes chargés d'évaluations. En particulier, lorsqu'existe une instance ministérielle ou parlementaire d'évaluation, la DARES est heureuse de pouvoir lui donner des éléments d'information. Quand la loi elle-même prévoit l'existence d'instances d'évaluation, la situation est alors optimale.

A titre d'exemple, la loi instaurant le revenu minimum d'insertion en 1989, ou la loi quinquennale sur l'emploi et la formation professionnelle de 1993, comprenaient des dispositions prévoyant l'installation d'une instance d'évaluation pluraliste, dans laquelle des parlementaires étaient représentés. Il me semble que c'était une bonne méthode, qui permettait de garantir une transparence des travaux, d'améliorer la pertinence des questions posées ou des études menées, et de fonder un échange continu d'informations au fur et à mesure que les résultats étaient connus.

A défaut d'instances d'évaluation, certaines lois, telles les lois Aubry et Fillon, prévoient des échéances d'évaluation, sous la forme de rapports du gouvernement au parlement. Dans un tel cas de figure, la DARES inscrit à son programme de travail, validé par le ministre et son cabinet, un certain nombre d'études qu'elle mènera pour évaluer ces lois.

En ce qui a concerné l'évaluation des lois sur la réduction du temps de travail, dès la loi Robien de 1996, en l'absence - regrettée - d'instance d'évaluation, la DARES a mis en place un groupe de travail inter-administratif, qui réunissait la DARES elle-même, l'INSEE, la direction de la Prévision, le centre d'études de l'emploi, le centre de recherche en économie et le Plan. C'est ce groupe qui a défini l'évaluation et le programme de travail qu'il convenait de mettre en oeuvre, comprenant des réunions régulières, voire hebdomadaires.

Avant d'en évoquer les principaux résultats, il est important de rappeler le contexte des années 1990 - qui est celui de cet ensemble de travaux et d'études -, ainsi que la situation actuelle.

Au début des années 1990, nous nous trouvions dans un contexte de forte récession et de hausse rapide du chômage. Les travaux de la commission du IXe Plan de 1992 avaient, dans ce cadre, relancé la question de la baisse de la durée du travail, pour faire face à la croissance du chômage.

Ces travaux ont été suivis, en 1995, d'un accord interprofessionnel sur la question de la durée du travail et de sa réduction. Cet accord ayant été sans grands effets, le ministre du travail de l'époque, Jacques Barrot, a demandé à M. Pierre Cabane, alors président de Thomson, d'élaborer un rapport, en 1996, sur l'ARTT. Ce rapport avait un double objet : établir les conditions permettant qu'une baisse de la durée du travail puisse accroître l'emploi, et étudier les raisons pour lesquelles l'accord interprofessionnel de 1995 ne donnait pas lieu à un grand nombre de concrétisations dans les entreprises.

Les travaux de cette commission ont montré que, pour avoir un effet sur l'emploi, la baisse de la durée du travail devait respecter un certain nombre de conditions, notamment celle de ne pas dégrader la compétitivité de l'entreprise, et que ceci pouvait être trouvé au moyen des gains de productivité liés à un accroissement de la flexibilité et à une modération salariale. Toutefois, ces conditions ne pouvaient être prises en compte au seul niveau de l'entreprise, car l'équilibre global n'aurait pu alors être atteint de manière spontanée. Les travaux de cette commission expliquaient, d'une certaine façon, l'échec de l'accord interprofessionnel de 1995 par le fait qu'une intervention externe était nécessaire pour rendre cet accord valable dans les entreprises.

C'est dans ce contexte que la loi Robien a été votée. Elle instaurait des allégements de charges importants, destinés à inciter les entreprises à échanger de la réduction du temps de travail et de la flexibilité contre de l'emploi. La loi Robien a donc constitué une grande première de ce point de vue, prévoyant une aide de l'Etat très importante, sous forme de baisses des charges qui, si elles s'étaient poursuivies, auraient engendré de très forts effets d'aubaine, intenables à terme. Autrement dit, il fallait revenir sur ce dispositif par une autre loi, ce qui a été fait avec la première loi Aubry, beaucoup plus contraignante en termes de calcul de la durée du travail et d'exigence d'engagement pour l'emploi.

La première loi Aubry avait intégré sa propre évaluation, destinée à préparer une seconde loi, définitive, tenant compte de l'expérience acquise dans les entreprises ayant signé des conventions d'emploi avec l'Etat, dans les conditions requises pour obtenir des aides. Cette seconde loi a commencé à assouplir les contraintes de la première loi Aubry, avant la loi Fillon, qui les a assouplies davantage encore.

Dans ce contexte des années 1990, après le rapport du Plan de 1992, la DARES avait déjà travaillé sur ces sujets, et lancé, en 1994, un appel d'offres à l'ensemble des économistes de toutes les sensibilités, dont certains très hostiles à la réduction du temps de travail. La somme de ces travaux a été publiée, en 1997, sous la direction de Pierre Cahuc et Pierre Granier.

Par ailleurs, à cette même époque, la DARES a réalisé et publié des travaux de simulation micro-économique dans le secteur des services, ainsi que des travaux de simulation macro-économique élaborés en liaison avec la banque de France et l'OFCE. Toutes ces études avaient déterminé les conditions de réussite d'une réduction du temps de travail : une diminution significative de la durée du temps de travail, pour créer un choc ; des conditions strictes de financement, telles que je viens de les rappeler.

C'est alors qu'a été définie la règle du financement « des trois tiers » au niveau de l'entreprise : un tiers de gains de productivité grâce à la flexibilité, un tiers de gel et de modération salariaux, et un tiers d'aides de l'Etat via des baisses de charges. Ces dernières devaient également être compensées au niveau macro-économique : les calculs ont montré que ce bouclage pouvait être opéré grâce aux recettes complémentaires qu'engendreraient la croissance de l'emploi et la diminution des prestations de chômage.

La DARES, dans son rôle de maître d'ouvrage statistique, a établi un suivi de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail, en recueillant des informations régulières sur les conventions passées entre l'Etat et les entreprises, les accords d'entreprise et de branche, les demandes d'allégements adressées aux URSSAF. De plus, elle intégrait ces questions à la série d'enquêtes dites ACEMO (enquêtes sur l'activité et les conditions d'emploi de la main d'œuvre), réalisées trimestriellement et annuellement. Ces différents éléments ont permis une observation régulière des effectifs concernés par la réduction du temps de travail, ainsi que de la mise en place concrète des modalités d'application dans les entreprises.

En matière statistique, la DARES n'éprouve aucun regret relatif au fait qu'aucune autre institution n'ait procédé à un tel suivi. Elle jouait alors son rôle dans le système public, et c'était la solution la plus efficace. La DARES a, par ailleurs, mené des enquêtes statistiques et monographiques, dont elle a mis, très rapidement, les résultats à la disposition du plus grand nombre. Là, il est regrettable que peu s'en soient saisis. Je vous cite ces enquêtes, qui ont toutes été publiées :

- une enquête spécifique s'est déroulée en 1999, auprès de salariés ayant bénéficié de la loi Robien ;

- une enquête a été menée auprès des 500 entreprises pionnières, dès avril 1999 ;

- une enquête menée en 2001 auprès de 1 000 entreprises passées aux 35 heures sous les régimes Robien, Aubry I et Aubry II, ou non passées aux 35 heures ;

- une enquête a été conduite en 2001, auprès de 1 200 entreprises passées aux 35 heures en 2000. L'aide prévue par la loi Aubry, était encore incitative et anticipatrice pour les premières entreprises puisque la généralisation devait intervenir en 2002 ;

- une enquête a été réalisée début 2003 concernant les très petites entreprises passées aux 35 heures en 2001 et 2002.

Par ailleurs, la DARES a contribué à trois rapports du gouvernement au Parlement qui ont été publiés : l'un en septembre 1999 ; deux en septembre 2002, le premier portant sur le bilan de la réduction du temps de travail, le deuxième sur la convergence des garanties mensuelles de rémunération.

Simultanément à l'élaboration de ces rapports, la DARES a très largement participé aux travaux du Conseil économique et social, qui a produit un rapport, présenté par Jean Gautier, intitulé SMIC et réduction du temps de travail : des divergences à la convergence, en septembre 2002.

Par ailleurs, la DARES, en 2001, a participé aux travaux de la commission du Plan présidée par M. Rouilleault. Elle a aussi contribué à des séminaires de recherche à l'INSEE, en 1999 et en 2003.

Enfin, en juillet 2000 et en septembre 2001, la DARES a organisé deux colloques publics, afin d'ouvrir le débat sur ses propres travaux - débat alimenté par un grand nombre de chercheurs, mais aussi de partenaires sociaux et de journalistes. Un des axes du débat était qu'il n'est pas bon d'être l'unique réalisateur d'études.

J'aborde maintenant le deuxième point, relatif à la situation actuelle. Je précise que mon propos ne concernera que le secteur marchand non agricole, le champ d'étude traditionnel du ministère du travail, qui correspond à celui du code du travail.

Aujourd'hui, 10 millions de salariés sont « à 35 heures » dans le secteur marchand, soit près de 60 % du total. Dans les entreprises de plus de vingt salariés, 8,6 millions de salariés ont été concernés par les 35 heures, soit plus de 75 % d'entre eux. Dans les entreprises de moins de vingt salariés, 1,2 millions de salariés ont été concernés, soit 22 % des salariés de ces entreprises.

Avant d'en venir au débat relatif aux effets sur l'emploi, qui constitue un sujet vif, je voudrais rappeler trois points concernant les effets des 35 heures.

Le premier point, souvent occulté, et pourtant, à mon avis, très porteur d'avenir, concerne la relance de la négociation d'entreprise. Celle-ci a présenté des innovations. En particulier, un tabou a pu être levé sur un sujet qui, jusqu'alors, ne devait pas faire partie de la négociation d'entreprise, à savoir l'organisation du travail. De plus, l'expérience du mandatement a permis d'élargir les lieux et les capacités de négociation dans des entreprises qui n'avaient pas l'habitude de la présence de délégués syndicaux.

Cette relance de la négociation d'entreprise, avec une ouverture sur des sujets neufs et cette expérience élargie, a préparé la position commune des partenaires sociaux de l'été 2001. Tout cela constitue la base de la prochaine loi sur le dialogue social, en débat, dans cette assemblée, à la mi-décembre.

Sans cette expérience, nous n'en serions pas là aujourd'hui, même si, s'agissant de la rénovation de notre système de négociation sociale, un grand nombre de choses restent à accomplir.

En matière de négociations d'entreprise, jamais n'avaient été signés 30 000 accords par an. Et les accords d'entreprise ont été négociés, six fois sur dix, en 2001, par un salarié mandaté, ce qui constitue, là aussi, une capacité de négociation très nouvelle.

En terme d'organisation du travail, le développement de la flexibilité est le deuxième effet important. La loi de 1982 avait ouvert des possibilités de modulation d'horaires, mais celles-ci étaient extrêmement peu répandues. En effet, la modulation suppose une réorganisation interne de l'entreprise, une maîtrise des lieux où les marges de manoeuvre et les gains de productivité sont possibles, lieux que seuls, en général, les salariés connaissent. Or, la négociation a permis de les mettre en évidence.

Aujourd'hui, la modulation et l'annualisation du temps de travail concernent un salarié sur trois, c'est-à-dire 30 % des salariés à temps complet dans les entreprises passées aux 35 heures et qui font de la modulation. Malgré la baisse de la durée du travail, la durée d'utilisation des équipements, en moyenne, n'a pas diminué. Cela montre qu'il existe des réorganisations importantes.

Troisième effet : la baisse de la durée du travail a été moins forte que prévu. Entre décembre 1998 et décembre 2002, la durée hebdomadaire offerte pour les salariés à temps complet a diminué de 8 % pour les entreprises de plus de dix salariés, passant de 38,7 heures à 35,6 heures. Cette baisse chiffrée ne reflète pas totalement la baisse de la durée effective, puisque les entreprises ont pu requalifier certaines heures, notamment en excluant de la durée du travail les temps de pause ou les jours de congé préalablement accordés.

Par ailleurs, la part des salariés à temps partiel a légèrement diminué. Elle est passée de 17,8 % des salariés à 16,8 %. Au total, entre l'évolution de la durée offerte et l'effet sur les temps partiels, la baisse de la durée effective du temps de travail des salariés du secteur privé a été de l'ordre de 4,5 % sur la période 1997-2002, soit la moitié de ce qui avait été prévu initialement.

Je reviens au débat sur la croissance de l'emploi. En matière de créations d'emplois, la discussion a été quelque peu obscurcie par le mélange de trois types de données, qu'il convient pourtant de distinguer.

Le premier concerne les engagements de créations d'emplois, que les entreprises signaient dans le cadre des accords conclus en application de la première loi Aubry notamment. Ces engagements étaient chiffrés, alors qu'ils ne l'étaient plus dans le cadre de la deuxième loi Aubry. Les déclarations d'engagement de créations d'emplois ont atteint le chiffre de 12 %, alors que la loi n'exigeait que 6 %, pour une réduction de la durée de travail de 10 %.

Le deuxième type de données concerne les créations d'emplois brutes relevées dans les entreprises. Dans les entreprises pionnières, nous avons observé 17 % de créations d'emplois entre 1998 et 2001, soit bien davantage que ce que prévoyaient les accords, mais dans une conjoncture très favorable. D'où la question : quels sont les effets nets et les conséquences imputable à la réduction du temps de travail ?

C'est le troisième point. Pour répondre à cette question, nous avons comparé l'évolution de l'emploi des entreprises passées à 35 heures à celle des entreprises comparables en termes de taille et de secteur restées à 39 heures. Nous avons tenu compte des écarts existant entre les entreprises, s'agissant de la dynamique antérieure d'évolution de la croissance des emplois. En effet, les entreprises qui avaient choisi d'anticiper la baisse de la durée du travail étaient des entreprises dans une situation conjoncturelle souvent plus favorable ou, pour certaines, dans une situation défensive. Ce sont les biais de sélection.

Ces biais de sélection étant pris en compte, le taux de création d'emplois net pour la première loi Aubry est estimé à 7 % pour les entreprises passées à 35 heures. Cet effet est confirmé par les enquêtes directes faites auprès des entreprises. Lorsqu'elles sont interrogées sur les créations d'emplois qu'elles estiment imputables à la réduction du temps de travail, nous retrouvons cet effet de 7 %.

En ce qui concerne l'effet net de la réduction du temps de travail dans le cadre de la deuxième loi Aubry, pour les entreprises ayant signé avant 2000, l'effet, estimé à seulement 3,5 %, est également confirmé par nos enquêtes. Cette ampleur est plus modeste puisque la loi a été moins directive.

En valeur absolue, sur l'ensemble des salariés du secteur marchand non agricole, nous atteignons donc le chiffre de 350 000 emplois fin 2002.

Bien entendu, tout cela suscite des questions techniques difficiles. Ces résultats de 350 000 emplois semblent confirmés par l'approche macro-économique car, sur la même période, nous avons observé, en 1998-2002, un enrichissement de la croissance en emplois, qui ne serait pas explicable sinon.

J'en viens aux questions pour l'avenir. Tout d'abord, ces emplois sont-ils pérennes ? C'est la question de l'équilibre micro-économique des entreprises. Par ailleurs, ces effets sont-ils durables pour la France ? C'est la question de l'équilibre macro-économique, à la fois sur les finances publiques et sur la croissance potentielle.

S'agissant de la question de l'équilibre micro-économique des entreprises, les conditions nécessaires pour éviter que la compétitivité des entreprises ne se dégrade ont été respectées. En termes de modération salariale, si nous comparons l'évolution des salaires pour les entreprises passées à 35 heures et pour les autres, ceux-ci ont cru d'un point de moins dans les premières. Par ailleurs, la modération salariale a concerné la garantie mensuelle de rémunération, revalorisée de façon moins dynamique que le SMIC.

En termes de compétitivité des entreprises françaises par rapport à l'étranger, une enquête de l'OCDE de juin 2003 montre que le coût relatif de la main d'oeuvre dans l'industrie en France, par rapport à l'ensemble des quarante-deux pays étudiés par l'OCDE, a diminué de 17 % entre 1995 et 2002, soit davantage que dans l'Union européenne, où cette diminution représente 12 %, alors qu'aux Etats-Unis ce coût relatif augmentait sur la même période de 18 %.

L'effet sur la compétitivité des entreprises pourrait perdurer, sous certaines conditions.

S'agissant des prévisions des finances publiques au moment de la loi, je vous rappelle les chiffres suivants : 16 milliards d'euros d'allégements de cotisations sociales, une fois le dispositif arrivé à maturité, soit 6 milliards au titre de la ristourne Juppé sur les bas salaires et 10 milliards au titre des 35 heures. Ex post, aujourd'hui, le coût propre représente 8 milliards d'euros. Par conséquent, sur les 350 000 emplois, nous obtenons un coût unitaire d'environ 22 000 euros. Voilà les coûts bruts.

En ce qui concerne maintenant les coûts nets, du fait des retours sur la masse salariale, l'augmentation des cotisations sociales aurait été de 4 milliards d'euros, tandis que la baisse des allocations versées aux chômeurs aurait été de 3 milliards d'euros. Cela étant, ces fonds ne sont pas retournés dans les caisses de l'Etat, puisqu'ils ont permis à l'UNEDIC de baisser le niveau des cotisations et d'augmenter celui des prestations de chômage. Le jeu d'équilibre n'a donc pas joué et n'a pas annulé, ainsi qu'il était prévu dans les études initiales, l'effet des allégements de charges sur les finances de l'Etat.

Si les experts sont d'accord pour attribuer à la RTT des effets positifs sur l'emploi à court terme, la question reste posée des effets à long terme sur la croissance potentielle.

Pour peu que les coûts demeurent modérés, la RTT est sans effet sur la croissance potentielle. En revanche, elle peut réduire le niveau de la production potentielle, en l'occurrence le niveau du PIB, à un moment donné. Tout dépend de la situation conjoncturelle. L'ensemble de ces lois successives a été adopté dans une situation conjoncturelle dégradée. Mais, en cas de relance de l'économie, la durée du travail peut s'élever, indépendamment de la durée légale, si les tensions sur le marché du travail l'exigent. Cela a été le cas dans les années cinquante en France, et cela peut tout à fait se produire à nouveau.

Les travaux prospectifs que la DARES a effectués dans différents cadres ont montré que, si la croissance s'accélérait, des tensions sur le marché du travail pourraient apparaître dans quatre à cinq ans, ce qui serait susceptible de conduire à une hausse de la durée du travail. C'est ce qu'ont montré les projections macro-économiques, réalisées notamment par le groupe prospectif des métiers et qualifications, ainsi que dans le cadre de l'élaboration du rapport du conseil d'analyse économique sur le plein emploi, présenté par M. Jean Pisani-Ferry, publié en 2000.

En l'état actuel, le droit de la durée du travail n'interdit pas une croissance de celle-ci, qui serait liée à des besoins nouveaux des entreprises et de l'économie.

Au-delà de ces chiffres et de ces analyses, je répéterai en conclusion que la DARES a beaucoup regretté d'être en première ligne pour ces estimations des effets sur l'emploi. Le travail doit continuer, des études sont en cours. Des appels d'offres, passés auprès d'un certain nombre de chercheurs, n'ont pas porté leurs fruits, parce que la conjoncture, budgétaire cette fois-ci, n'a pas permis d'aller au bout de la démarche.

Je profite de cette audition pour vous rappeler qu'il revient, en effet, au ministère des finances d'allouer les sommes du budget voté par les parlementaires. Or la DARES n'a pu dépenser que la moitié du budget qui lui avait été accordé en 2002.

M. le Président : Je vous remercie. Je commencerai par vous poser deux questions. Vous avez parfaitement exposé la manière dont vous avez travaillé. Toutefois, pouvez-vous nous expliquer comment vous avez procédé à l'évaluation des effets que l'on pourrait qualifier de défensifs, par exemple dans le cadre de l'application de la première loi Aubry, notamment au regard de deux problèmes.

Le premier a trait à la distinction entre les effets sur l'emploi qui tiennent aux trajectoires d'emplois, et ceux qui tiennent au plan social pour les établissements en difficulté qui, généralement, mettent en oeuvre la RTT en même temps que des licenciements économiques.

Le deuxième problème porte sur la constitution d'un échantillon témoin comparable à ces entreprises en difficulté.

Ma deuxième question concerne les gains de productivité. En tenant compte des modalités de fonctionnement des entreprises, et des chiffres dont vous disposez, comment avez-vous pu déduire que la RTT avait engendré 4 à 5 % de gains de productivité ? Quelle est la fiabilité de ce chiffre ? En effet, concernant l'ampleur des réorganisations des entreprises, la modulation, l'annualisation, la durée d'utilisation des équipements, la durée d'ouverture, ou encore l'octroi de jours de congé non pris en compte dans la déclaration de durée habituelle, quelle part avez-vous faite respectivement à l'analyse des accords et aux déclarations effectuées par les salariés, dans les études réalisées ? Dans ce calcul, le recours par les entreprises à la flexibilité externe, notamment l'intérim, intervient-il également ? Comment avez-vous pu évaluer toutes ces données ?

M. le Rapporteur : Merci, Mme la directrice, de cet exposé assez complet, qui a commencé et s'est conclu avec un regret, le même que le nôtre : votre direction est source unique de chiffres sur les effets de la réduction du temps de travail. A l'évidence, cela vous place dans une situation inconfortable, compte tenu de la charge politique qui en résulte.

Je regrette tout à fait cette situation, comme un certain nombre de membres de cette mission, car la pluralité des réflexions aurait pu apporter plus de sérénité dans le débat relatif aux effets macro-économiques de la réduction du temps de travail. Vous-même notez l'absence d'autres instances d'évaluation - c'est un élément que la mission relève -, instances qui auraient pu reprendre les travaux que vous avez produits, et mener leur propre analyse. Mais j'en viens à des questions plus précises sur vos études.

Votre direction s'est livrée à un certain nombre de travaux ex ante et ex post. Les travaux qui avaient présidé à la mise en place de ce dispositif législatif sont-ils en phase avec les résultats que vous produisez aujourd'hui ? En d'autres termes, le bouclage macro-économique est-il réalisé, s'agissant des effets immédiats de la RTT et des effets induits que cette réduction devait entraîner sur les comptes de l'Etat ? J'ai cru comprendre que ce bouclage n'était pas total.

Par ailleurs, concernant les chiffres, il existe un consensus sur les coûts bruts : aucun de nos interlocuteurs précédents n'a donné un autre chiffre, pour ce qui est de la réduction du temps de travail, telle qu'elle résulte de l'application des lois Aubry, que celui de 8 milliards d'euros. Mais le coût net est sujet à beaucoup plus d'incertitudes, puisqu'il intègre les créations d'emplois censées résulter de la mise en place de ce dispositif.

Or nous sommes tous embarrassés par le fait que de cette évaluation va très logiquement se déduire le coût. Selon que nous estimons les chiffres à 400 000, 300 000 ou 150 000 emplois, les effets nets sont tout à fait différents.

J'en viens à vos évaluations et à leurs biais, censés être appréhendés et corrigés. Ils ont été relevés tant par M. Charpin que par M. Didier. Je souhaitais savoir si, à votre avis, les biais de sélection, tels qu'ils ont été analysés, sont véritablement pris en compte par vos études. Par ailleurs, pouvez-vous dénombrer ces biais et indiquer comment vous avez pu les corriger ?

S'agissant des effets cachés dans le secteur public que vous avez mentionnés, pouvez-vous nous donner quelques informations sur la manière dont nous pourrions approcher leur coût ou leur contenu ? Je pense à l'hôpital, aux collectivités locales ou aux entreprises publiques.

Concernant les effets sur la relance de la négociation d'entreprise, vous avez certes eu raison de dénombrer le nombre d'accords. Mais les auditions que nous avons entendues viennent nuancer ce que vous avez dit : la négociation était obligatoire. Par conséquent, sa relance, en l'absence de choix, était un acquis. Le vice-président de la CFTC nous a indiqué qu'à son avis, ce processus avait plutôt porté un coup à la négociation. Peut-être existe-t-il une différence entre la négociation d'entreprise et la négociation de branche, mais, en tout état de cause, il avait un avis quelque peu différent de celui que vous avez exprimé.

Mme Catherine GENISSON : Je prolongerai la question relative à la négociation sociale. Vous n'avez pas évoqué l'impact du recours à l'accord majoritaire dérogatoire. Pouvez-vous nous donner quelques informations sur ce sujet ?

Par ailleurs, disposez-vous des indicateurs qui nous permettent de connaître le nombre d'emplois créés dans des entreprises qui n'ont pas forcément appliqué la réduction du temps de travail, mais qui en ont bénéficié ? Je pense, par exemple, au secteur touristique.

M. Jean LE GARREC : Je voudrais réagir sur quelques points, notamment à la suite de l'intervention de M. le rapporteur. Pour ma part, je me félicite - et ce n'est pas nouveau -, de la qualité des travaux de la DARES, qui ont été d'ailleurs tout à fait confirmés dans le très brillant exposé du directeur général de l'INSEE, M. Charpin. Par conséquent, M. le rapporteur, il ne faut avoir aucune gêne. Nous disposons d'un chiffre en lien avec le travail scientifique exposé. C'est à partir de ces éléments que nous devons travailler, sinon nous nous engageons dans des hypothèses dont nul ne peut vérifier la pertinence.

Il est bien entendu que cela pose le problème du coût net, que vous avez évoqué. Un chiffre est maintenant fixé, celui de 8 milliards d'euros. Mais il serait intéressant d'avoir une idée plus précise du coût net.

S'agissant de la relance de la négociation, au-delà des accords d'entreprise intervenus, il convient de mentionner, fait insuffisamment analysé, la procédure du mandatement. Je me suis livré à quelques enquêtes, certes limitées, mais qui permettent d'obtenir des chiffres importants de mandataires. A titre d'exemple, dans un arrondissement dunkerquois très industriel, j'ai découvert qu'environ 65 % des mandataires avaient ensuite confirmé leur engagement dans telle ou telle organisation syndicale. La négociation ne concerne donc pas seulement le nombre des accords, mais aussi les effets qui en ont découlé naturellement.

Les tensions sur le marché du travail constituent un vrai problème, encore insuffisamment analysé. De plus, j'aurais tendance à penser que ces tensions sur le marché du travail sont à différencier très clairement, selon la nature de l'emploi considéré. Je pense notamment au bâtiment. Je me souviens que le président de la confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment soulignait que, sans une vision différente du temps de travail et des salaires, nous ne trouverions plus de salariés français. A cet égard se pose effectivement un problème, encore assez mal maîtrisé, mais qui doit être analysé en fonction de ce que est la nature du travail.

J'en viens à mon dernier point. Il est paradoxal de constater qu'une instance d'évaluation, qui élabore des études fournies et constitue un lieu très important de réflexions, de travaux et d'études, dispose d'un budget diminué de moitié ! Cela met en évidence des contradictions, qui relèvent d'un autre niveau, je vous l'accorde...

M. Jacques BOBE : Avons-nous pu commencer à mesurer les effets des mesures d'assouplissement prises par le présent gouvernement, notamment en matière d'heures supplémentaires ?

Dans le prolongement de cette question, vous apparaît-il souhaitable de poursuivre dans cette voie de l'assouplissement des lois Aubry ? Dans ce cas, quelles seraient, de votre point de vue, les dispositions les plus efficaces ?

Enfin, nous constatons aujourd'hui l'existence de deux types d'entreprises au regard des 35 heures : celles qui appliquent les textes d'une part, et celles, dont beaucoup de petites entreprises, qui n'ont pas l'obligation de les appliquer, mais néanmoins le font, d'autre part. Cette situation n'est-elle pas facteur de distorsions, voire d'iniquité, à moyen ou à long terme, notamment en matière de compétitivité, entre les entreprises ?

Mme Catherine VAUTRIN : Je voudrais revenir sur l'évaluation des modes de vie après l'instauration des 35 heures. Disposez-vous maintenant d'indicateurs permettant d'observer l'évolution du secteur du tourisme ? On peut avoir du temps, mais sans avoir les moyens nécessaires pour consommer.

Deuxième question, d'une femme à une autre femme : sommes-nous, hommes et femmes, égaux face aux 35 heures ?

M. le Président : J'ajouterai une dernière question. M. Le Garrec a relevé, avec beaucoup de compétence, un certain nombre de points, en soulignant ceux qui lui apparaissaient positifs.

Toutefois, nous, qui ne sommes pas des techniciens des statistiques et des études, sommes aussi en droit de nous interroger sur la manière dont vous avez évalué le nombre d'emplois créés. En effet, il est extrêmement difficile de faire la distinction entre les emplois créés naturellement, dans le contexte habituel de la vie des entreprises, et ceux créés par les 35 heures. C'est la question des effets d'aubaine, un point très subjectif. Peut-être n'êtes-vous pas réellement en mesure de faire la distinction exacte entre les uns et les autres ?

Sur le plan de la méthode purement statistique, je voudrais savoir de quelle manière vous avez procédé, car cela constitue un sujet de polémique. Il est certain que le fait que vous soyez les seuls à avoir fait ces études renforce ce caractère polémique : nous ne disposons d'aucun élément de comparaison. Il serait peut-être nécessaire de pousser certains laboratoires universitaires à s'emparer du sujet. Comment avez-vous fait pour constituer vos échantillons d'entreprises de référence restées aux 39 heures ?

Mme Annie FOUQUET : S'agissant de la polémique sur les effets sur l'emploi, vous m'avez posé des questions très précises sur la manière dont nous les avons établis. Il va sans dire que calculer des biais de sélection n'est pas simple. Nous avons pris en compte un certain nombre d'éléments objectifs comme la taille, le secteur et la dynamique antérieure de l'emploi, mais il reste une quantité d'éléments que nous ne mesurons pas.

Ces études sont très certainement insuffisantes, mais d'autres doivent êtres faites. Je vous ai apporté une bibliographie recensant ces études sur les 35 heures ; certaines ont été réalisées par des laboratoires universitaires extérieurs. Toutefois, l'évaluation des effets en emplois suppose une armature technique assez complexe en matière d'économétrie et de capacités à analyser des données elles-mêmes très complexes. Les candidats sont rares, mais l'INSEE s'est mis à y travailler de manière très assidue, ainsi que deux autres laboratoires universitaires, dont nous espérons recevoir des résultats prochainement. Ces résultats nous permettront de discuter valablement, sur le plan technique, ces premières estimations.

S'agissant de l'échantillon témoin, au début, il a été relativement facile à construire, parce qu'il y avait peu d'entreprises passées à 35 heures et beaucoup d'entreprises restées à 39 heures. Par conséquent, nous pouvions en trouver un nombre suffisant, comparable, par catégorie. Actuellement, les trois quarts des entreprises étant passées aux 35 heures, cela devient quasiment impossible. Les raisonnements doivent alors être alimentés par d'autres sources.

S'agissant des entreprises qui ont passé des accords dits défensifs, elles ne représentaient que moins de 10 % des entreprises ayant passé des accords, et nous les avons négligées.

En ce qui concerne le calcul des gains de productivité, nous l'avons effectué par comparaison et soustraction entre la croissance de la production et celle de l'emploi.

M. le Président : En volume de salariés, combien représente ce pourcentage de 10 % d'entreprises ayant passé des accords défensifs ?

Mme Annie FOUQUET : Je donne la parole à mon adjoint, spécialiste de la question, M. Jean-Louis Dayan.

M. Jean-Louis DAYAN : Je n'ai pas de chiffre précis à vous donner. Les entreprises qui avaient choisi l'option défensive étaient, en général, industrielles et de taille plus grande. En effectifs, elles représentaient environ 15 % des salariés concernés par des accords, soit de l'ordre de 370 000. Mais ces chiffres demandent à être vérifiés.

Mme Annie FOUQUET : Nous les vérifierons.

La complexité est fonction de deux aspects. Le premier porte sur le nombre de salariés des entreprises ayant signé des accords défensifs. Nous pourrons vous communiquer ce chiffre, qui est valable et incontestable, car il découle d'observations.

En revanche, le deuxième aspect concerne les estimations des effets, et nous entrons là dans un domaine contestable. Cet aspect fait l'objet d'un vrai débat d'experts, qui mérite d'être poursuivi.

L'analyse de ce qui s'est passé est certes nécessaire, mais ce qui importe, ce sont les équilibres à venir. C'est sur ce point qu'il faut asseoir des politiques, indépendamment de l'histoire.

Vous m'avez interrogé sur la situation dans le secteur public. Nous n'avons réalisé aucune étude sur cette question. Il existe, dans le ministère, une autre direction d'études, la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), qui dépend à la fois du ministère du travail et de celui de la santé, et qui a mené des enquêtes auprès des hôpitaux. Nous travaillons en coordination étroite, mais je lui laisse le soin de présenter les résultats, car ce n'était pas notre champ d'activité, et je ne souhaite pas répondre pour autrui.

En tant qu'employeur de personnels, je discerne parfois quelques difficultés, notamment dans les ateliers de production des enquêtes. Dans le secteur public, nous ne relevions pas de la loi Aubry, avec des obligations d'augmentation d'emplois. Nous nous trouvons dans une situation totalement différente.

J'en viens à la question de la relance de la négociation, qui relevait d'une obligation, et aux plaintes de la CFTC relatives au coup porté à la négociation. Pour les accords d'entreprise, l'existence d'un salarié mandaté a fait découvrir à des chefs d'entreprise que cette fonction pouvait être utile. Par ailleurs, aujourd'hui, avec les possibilités ouvertes par la loi Fillon sur l'assouplissement du temps de travail, seules trois entreprises sur 1 000 ont renégocié ce temps de travail. Mais, pour le moment, nous n'avons pas totalement étudié la question.

S'agissant des effets de la loi Fillon sur la durée du travail et les heures supplémentaires, il est un peu prématuré d'apporter une réponse. Nous avons lancé deux études très précises sur le décompte des heures supplémentaires. En effet, dans les enquêtes annuelles ACEMO de décembre, nous n'observons que les heures supplémentaires enregistrées en comptabilité. Par ailleurs, la modulation rend plus difficile le repérage des heures supplémentaires, puisqu'alternent des moments d'activité intense et des périodes de non travail.

Nous menons également une enquête monographique auprès des directeurs des ressources humaines, pour étudier la façon dont ils fonctionnent concrètement. D'après l'enquête ACEMO annuelle, en décembre 2001 - ce sont les dernières données disponibles -, seuls 5 % des salariés dans les entreprises passées aux 35 heures effectuaient plus d'heures supplémentaires que le contingent de 130 heures.

Pour les entreprises de plus de 20 salariés restées à 39 heures, un petit tiers des salariés faisaient des heures supplémentaires au-delà de ce contingent. Cela suppose qu'a contrario 70 % n'en faisaient pas. Tout cela tient compte de la situation conjoncturelle. En l'absence de demande, il n'y a aucune raison de faire des heures supplémentaires.

Je relierai les deux questions concernant les tensions sur le marché du travail, notamment dans le secteur du bâtiment, et la distorsion existant entre les entreprises. La difficulté vient du fait que toutes les entreprises ne sont pas égales face aux 35 heures. Certains secteurs sont plus en difficulté que d'autres.

Les tensions sur le marché du travail sont récurrentes, mais structurelles, et indépendantes des 35 heures dans différents secteurs, notamment le bâtiment, l'hôtellerie et la restauration, les métiers de bouche en général. Dès que la conjoncture redevient favorable, ces professions sont particulièrement touchées par des difficultés de recrutement. Cela tient à des conditions de travail et d'organisation du travail que les salariés qualifiés ont parfois du mal à accepter. Il y a eu négociation dans l'hôtellerie. Il ne s'agissait pas de faire passer ce secteur, dont la durée légale était de 43 heures, à 35 heures, mais seulement à 39 heures. Cet accord a été dénoncé.

La résorption des tensions sur le marché du travail, dans ces secteurs, passe d'abord par des négociations collectives, des formations adaptées, des requalifications, le suivi de la qualification tout au long de la vie, etc.

Reste la question de la distorsion entre les entreprises passées aux 35 heures et les autres. La distorsion la plus importante concerne leur capacité à attirer la main d'oeuvre. Cela engendre une autre forme d'iniquité. Si les salariés ont le choix entre une industrie métallurgique aux 35 heures et une autre aux 39 heures, ils peuvent faire le choix entre l'une ou l'autre, mais c'est également la loi du marché qui s'appliquera.

En ce qui concerne le bouclage macro-économique, tout le monde est d'accord sur le chiffre de 8 milliards. Le bouclage ex ante tablait sur des chiffres beaucoup plus importants en termes de créations d'emplois - 700 000 emplois.

M. Jean LE GARREC : Je n'ai jamais vu annoncer ce chiffre de 700 000 emplois.

Mme Annie FOUQUET : Les travaux ex ante de la Banque de France et de l'OFCE, qui ont été publiés, exposaient un effet possible, dans des conditions très particulières, de 700 000 emplois. L'équilibre est indépendant de ce chiffre. Quel que soit le niveau de la création d'emplois, l'équilibre est toujours le même. Ex ante, c'est un tiers de gains de productivité, un tiers de modération salariale et un tiers d'aides de l'Etat, au niveau de l'entreprise. Au plan macro-économique, si 100 000 emplois étaient créés, il y aurait tant de milliards d'euros sur les caisses consolidées de l'Etat et de la sécurité sociale. Avec 200 000 créations d'emplois, la dépense en aides de l'Etat serait deux fois plus importante, mais les ressources supplémentaires aussi.

Quel que soit donc le niveau d'emplois créés, la question est celle des circuits financiers : ce qui constitue cet ensemble consolidé, composé des comptes de l'Etat et de la sécurité sociale. Cet ensemble est consolidé dans les comptes, notamment à Bruxelles ; il comprend aussi les comptes de l'UNEDIC. Or une partie des comptes est gérée par les partenaires sociaux, et ceux-ci ont décidé de ne pas reverser à l'Etat ces sommes, mais d'en profiter pour diminuer les cotisations des entreprises, faire cesser, au terme d'une négociation partenariale avec les représentants des organisations syndicales salariées, la dégressivité des allocations, et augmenter un certain nombre de prestations.

Ce choix, fait par les partenaires sociaux et par l'UNEDIC, transforme les conditions ex post du bouclage. Une partie des retours, au lieu d'aller à l'Etat pour compenser les baisses de charges, est revenue aux entreprises sous forme d'allègements de charges. Une autre partie est revenue aux salariés et aux chômeurs, sous forme de hausse de pouvoir d'achat.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais que vous apportiez une précision. J'ai bien entendu votre explication, mais, dans vos publications, les scénarios évoqués annoncent un résultat de 700 000 emplois après trois ans, une fois les ajustements réalisés.

Mme Annie FOUQUET : Effectivement, cela correspond à la synthèse des premiers travaux de 1998 ex ante. Mais l'important, c'est l'avenir...

M. le Président : Je vous remercie.