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N°1275 - tome II - 1ère partie

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 décembre 2003.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION (1)

sur la question du port des signes religieux a l'école

Président et Rapporteur

M. Jean-Louis DEBRÉ,

Président de l'Assemblée nationale

--

TOME II - 1ère partie

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Education.

La mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, est composée de : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président et Rapporteur ; M. François BAROIN, Mme Martine DAVID, MM. Jacques DESALLANGRE, René DOSIÈRE, Hervé MORIN, Éric RAOULT, membres du Bureau ;
Mmes Patricia ADAM, Martine AURILLAC, MM. Christian BATAILLE,
Jean-Pierre BLAZY, Bruno BOURG-BROC, Jean-Pierre BRARD,
Jacques DOMERGUE, Jean GLAVANY, Claude GOASGUEN,
Mme Élisabeth GUIGOU, MM. Jean-Yves HUGON, Yves JEGO,
Mansour KAMARDINE, Yvan LACHAUD, Lionnel LUCA,
Hervé MARITON, Christophe MASSE, Georges MOTHRON,
Jacques MYARD, Robert PANDRAUD, Pierre-André PÉRISSOL,
Mmes Michèle TABAROT, Marie-Jo ZIMMERMANN.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission.

1ère partie du tome II

Audition de M. Rémy SCHWARTZ, maître des requêtes au Conseil d'Etat (séance du 11 juin 2003) 10

Audition de Mme Hanifa CHÉRIFI, chargée de mission auprès de M. le ministre de l'éducation nationale et de la recherche, médiatrice auprès des établissements d'enseignement pour les problèmes liés au port du voile (séance du 11 juin 2003) 26

Audition de Mme Elisabeth ROUDINESCO, psychanaliste (séance du 11 juin 2003) 46

Audition conjointe de M. Vianney SEVAISTRE, conseiller technique chargé des affaires cultuelles au cabinet de M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales et chef du bureau central des cultes, et de Mme Emmanuelle MIGNON, conseillère juridique au cabinet de M. Sarkozy (séance du 17 juin 2003) 59

Audition conjointe de M. Dominique BORNE, doyen de l'inspection générale de l'Education nationale et de M. Yvon ROBERT, chef de service de l'inspection générale de l'administration de l'Education nationale et de la recherche, co-présidents du comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école (séance du 24 juin 2003) 75

Audition conjointe de M. Philippe GUITTET, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN), de M. Pierre RAFFESTIN, responsable de la commission laïcité du SNPDEN et de Mme Marie-Ange HENRY, secrétaire académique de Paris et proviseur du lycée Jules-Ferry (séance du 25 juin 2003) 96

Audition de M. Jean-Paul de GAUDEMAR, directeur de l'enseignement scolaire, responsable des établissements publics et des établissements privés sous contrat (séance du 25 juin 2003) 117

2ème partie du tome II

Table ronde regroupant Mme Thérèse DUPLAIX, proviseure du lycée Turgot de Paris 3ème, Mme Micheline RICHARD, proviseure du lycée professionnel Ferdinand Buisson d'Ermont dans le Val-d'Oise, Mme Elisabeth BORDY, proviseure du lycée Léonard de Vinci de Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis, M. Pierre COISNE, principal du collège Auguste Renoir d'Asnières dans les Hauts-de-Seine, M. Régis AUTIÉ, directeur d'école élémentaire à Antony dans les Hauts de Seine, M. Olivier MINNE, proviseur du lycée Henri Bergson de Paris 19ème (séance du 1er juillet 2003)

Audition de M. Abdallah-Thomas MILCENT, médecin, auteur de l'ouvrage « Le foulard islamique et la République française, mode d'emploi » (séance du 1er juillet 2003)

Table ronde regroupant MM. André LESPAGNOL, recteur de l'académie de Créteil, Daniel BANCEL, recteur de l'académie de Versailles, Paul DESNEUF, recteur de l'académie de Lille, Alain MORVAN, recteur de l'académie de Lyon, Gérald CHAIX, recteur de l'académie de Strasbourg, et Mme Sylvie SMANIOTTO, représentant M. Maurice Quenet, recteur de l'académie de Paris, chef de cabinet du recteur, magistrate, chargée des problèmes de communautarisme à l'école (séance du 8 juillet 2003)

Audition de M. Yves BERTRAND, directeur central des Renseignements généraux (séance du 9 juillet 2003)

3ème partie du tome II

Audition de M. Roland JOUVE, chargé des questions cultuelles au cabinet de M. Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire (séance du 15 juillet 2003)

Table ronde regroupant M. Farid ABDELKRIM, membre de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), accompagné de M. Charafeddine MOUSLIM, M. Yamin MAKRI, membre du Collectif des musulmans de France, accompagné de M. Fouad IMARRAINE, Mme Malika AMAOUCHE, militante féministe, Mme Malika DIF, écrivain, M. Bruno ETIENNE, directeur de l'observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence, Mme Françoise GASPARD, universitaire, Mme Dounia BOUZAR, chargée de mission à la protection judiciaire de la jeunesse (séance du 16 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Mohamed ARKOUN, professeur émérite d'histoire de la pensée islamique de la Sorbonne Paris III, Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH, essayiste, co-auteur de l'ouvrage « La République et l'islam », Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE, personnalité qualifiée membre du Comité de conservation du patrimoine cultuel, M. Abdelwahab MEDDEB, professeur de littérature comparée à Paris X, auteur de l'ouvrage « Les maladies de l'Islam », Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN, ethnologue spécialisée dans l'Afrique du Nord, auteur de l'ouvrage « Les filles contre les mères », M. Antoine SFEIR, directeur de la rédaction des « Cahiers de l'Orient », auteur de l'ouvrage « L'argent des islamistes », Mme Wassila TAMZALI, avocate, présidente du forum des femmes de la Méditerranée-Algérie et M. Slimane ZEGHIDOUR, journaliste à « La Vie », auteur de l'ouvrage « Le voile et la bannière » (séance du 17 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Michel MORINEAU, créateur de la commission « laïcité et islam », Mme Fadela AMARA, présidente de la Fédération des maisons des potes, Mme Aline SYLLA et M. Khakid HAMDANI, membres du Haut conseil à l'intégration, MM. Michel TUBIANA et Driss EL-YAZAMI, président et vice-président de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Michel DUCOMTE, président de la Ligue de l'enseignement, M. Richard SERERO, représentant de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), M. Mouloud AOUNIT, secrétaire général et Mme Monique LELOUCHE, responsable du secteur éducation du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié des peuples (MRAP), et MM. Dominique SOPO et Mamadou GAYE, président et secrétaire général de SOS Racisme (séance du 24 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Georges DUPON-LAHITTE, président et M. Faride HAMANA, secrétaire général de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), Mme Lucille RABILLER, secrétaire générale de l'association des Parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP), M. Bernard TEPER, président de l'Union des familles laïques (UFAL), Mme Véronique GASS, vice-présidente et M. Philippe de VAUJUAS, membre du bureau national de l'Union nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL) (séance du 24 septembre 2003)

Table ronde regroupant les syndicats d'enseignants, MM. Daniel ROBIN et Gérard ASCHIERI, Fédération syndicale unitaire (FSU), Mme Françoise RAFFINI, membre du bureau fédéral et M. Thomas JANIER, membre de la direction fédérale de la Fédération de l'éducation de la recherche et de la culture-CGT (FERC-CGT), M. Hubert RAGUIN, secrétaire fédéral de Force Ouvrière enseignement (FO-Enseignement), M. Jean-Louis BIOT, secrétaire national du Syndicat des enseignants-membre de l'Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA), M. Hubert DUCHSCHER, secrétaire national du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP), Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS, secrétaire générale du Syndicat Sud-Education du Cher, M. Hubert TISON, secrétaire général de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG), M. Patrick GONTHIER, secrétaire général de l'UNSA-Education (séance du 30 septembre 2003)

4ème partie du tome II

Audition de M. Michel BOULEAU, magistrat près du tribunal administratif de Paris (commissaire du gouvernement dans l'arrêt Kherouaa) (séance du 1er octobre 2003)

Audition conjointe de M. Claude DURAND-PRINBORGNE, juriste de droit public, ancien responsable de l'enseignement scolaire et ancien recteur, spécialiste des aspects juridiques de la laïcité et de M. Michele DE SALVIA, jurisconsulte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (séance du 7 octobre 2003 )

5ème partie du tome II

Audition de M. Dalil BOUBAKEUR, président du Conseil français du culte musulman (CFCM) et recteur de la Grande Mosquée de Paris (séance du 8 octobre 2003)

Audition conjointe de M. Fouad ALAOUI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et de M. Okacha Ben Ahmed Daho, secrétaire général adjoint de l'UOIF (séance du 8 octobre 2003)

Audition de M. Mohamed BECHARI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) (séance du 8 octobre 2003)

Audition conjointe de M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l'islam, et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) (séance du 8 octobre 2003)

Audition de M. Mohamed BENELMIHOUB, président de la confrérie musulmane Tidjania (séance du 9 octobre 2003)

Audition conjointe de Mlle Kaïna BENZIANE, de Mme Annie SUGIER, présidente de la Ligue internationale des droits de la femme et de Me Linda WEIL-CURIEL, avocate de la Ligue (séance du 9 octobre 2003)

Audition de Monseigneur Jean-Paul JAEGER, évêque d'Arras, président de la commission « éducation, vie et foi des jeunes » de la Conférence des évêques de France (séance du 14 octobre 2003)

Audition de M. Pierre CRÉPON président de l'Union bouddhiste de France (UBF) (séance du 15 octobre 2003)

Audition de M. Jean-Arnold de CLERMONT, représentant de la Fédération protestante de France (séance du 15 octobre 2003)

Audition de M. le Grand Rabbin Alain SENIOR, représentant du Grand Rabbinat de France (séance du 15 octobre 2003)

Table ronde regroupant les représentants de la franc-maçonnerie, composée de M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE, grand maître honoris causa de la Grande Loge de France, Mme Marie-Françoise BLANCHET, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France, Mme Marie-Danielle THURU, grand maître de la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm, Mme Marcelle CHAPPERT, présidente de la Grande Loge mixte de France, Mme Anne-Marie DICKELE, présidente de la Grande Loge mixte universelle, M. Jean-Pierre PILORGE, grand secrétaire de la Grande Loge nationale française, M. Michel FAVIER, grand secrétaire-adjoint de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, M. Albert MOSCA, grand maître adjoint du Grand Orient de France, Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER, président du conseil national de la fédération française de l'Ordre maçonnique mixte international - Le droit humain (séance du 21 octobre 2003)

6ème partie du tome II

Table ronde regroupant M. Sylvain FAILLIE, principal du collège Jean Rostand de Trélazé dans le Maine-et-Loire, M. Jean-Paul FERRIER, principal du collège Léo Larguier de La Grand'Combe dans le Gard, M. Eric GEFFROY, principal du collège Jean Monet de Flers en Basse-Normandie, M. Armand MARTIN, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord, M. Roger POLLET, proviseur du lycée Jean Moulin d'Albertville en Savoie, M. Michel PARCOLLET, proviseur du lycée Faidherbe de Lille dans le Nord, M. Jean-Paul SAVIGNAC, proviseur du lycée Colbert de Marseille dans les Bouches-du-Rhône et M. Philippe TIQUET, proviseur du lycée Voltaire d'Orléans dans le Loiret Mme Stanie LOR SIVRAIS, proviseur du lycée La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône (séance du 22 octobre 2003)

Audition de M. Roger ERRERA, conseiller d'Etat honoraire (séance du 28 octobre 2003)

Table ronde regroupant M. Jean CHAMOUX, directeur du collège privé Saint-Mauront et Melle Chantal MARCHAL, directrice de l'école primaire privée Saint-Mauront de Marseille dans les Bouches-du-Rhône, Mme Barbara LEFEBVRE, enseignante agrégée d'histoire géographie, co-auteur de l'ouvrage des enseignants « Les territoires perdus de la République », M. Makhlouf MAMECHE, directeur-ajoint du collège musulman Averroès de Lille dans le Nord, acompagné de M. Lasfar AMAR, recteur de la mosquée Lille-sud, M. Jean-Claude SANTANA, porte-parole des enseignants du lycée public La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône, accompagné de M. Roger SANCHEZ, M. Alain TAVERNE, principal du collège privé épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg dans le Bas-Rhin, M. Shmuel TRIGANO, sociologue et professeur des universités (séance du 29 octobre 2003)

Audition privée de Monseigneur Fortunato BALDELLI, Nonce apostolique (compte rendu non publié)

Audition de M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères (séance du 5 novembre 2003)

Audition conjointe de M. Luc FERRY, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche et de M. Xavier DARCOS, ministre délégué à l'enseignement scolaire (séance du 12 novembre 2003)

Audition de M. Nicolas SARKOZY, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales (séance du 19 novembre 2003)

Audition de M. Rémy SCHWARTZ,
maître des requêtes au Conseil d'Etat


(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je remercie M. Schwartz de sa présence. M. Schwartz, je le rappelle, est maître des requêtes au Conseil d'Etat, commissaire du gouvernement et professeur associé de droit public à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a été rapporteur, puis rapporteur général, de 1995 à 1997, du Haut Conseil à l'intégration. Ses informations sont pour nous très importantes, notamment pour mieux comprendre la portée de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989.

Dans cet avis, le Conseil d'Etat a considéré que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses.

Si nous avons demandé à M. Schwartz de venir, c'est parce qu'un certain nombre de questions se posent aujourd'hui.

Le Conseil d'Etat a indiqué que pouvait donner lieu à une exclusion d'élève le port de signes religieux ostentatoires. Quelle distinction existe-t-il entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Peut-on faire cette distinction ? Quelle est la liberté laissée aux chefs d'établissement pour l'application de ce critère ? Enfin, comment se traduit finalement, pour le Conseil d'Etat, le principe de la laïcité dans les établissements scolaires ?

Je terminerai par la question que tout le monde se pose ici : pensez-vous que l'intervention du législateur soit nécessaire pour revoir, modifier ou compléter la loi de 1905 ? Faut-il laisser une liberté d'action aux chefs d'établissement et aux juridictions ?

M. Rémy SCHWARTZ : Merci M. le Président. Je vais essayer rapidement d'exposer les raisons pour lesquelles le Conseil d'Etat a cru pouvoir dégager le principe que vous avez rappelé, puis de préciser la jurisprudence qui n'est pas toujours totalement connue et, enfin essayer de répondre très brièvement, et de façon non exhaustive, à votre question sur la faculté d'intervention du législateur, compte tenu des contraintes constitutionnelles et internationales.

Le premier point est celui de savoir pourquoi le Conseil d'Etat a cru pouvoir interpréter, comme il l'a fait, le principe de laïcité dans les établissements d'enseignement. Je répète très brièvement qu'il n'est pas possible d'interdire par principe tout port de signes religieux, sous réserve d'un certain nombre de contraintes que j'indiquerai dans un instant.

Le juge a procédé, par conciliation de principes qui peuvent apparaître contradictoires. Il a raisonné comme il l'a toujours fait en matière d'expression de libertés ou d'expression de convictions, par exemple comme il l'avait fait au début du XIXème siècle pour tout ce qui concernait les manifestations religieuses, dans la sphère publique, par exemple les processions. Le Conseil d'Etat a donc interprété le principe de laïcité au regard des textes fondateurs.

Le premier texte est la loi du 28 mars 1882 qui dispose que « dans l'enseignement primaire, l'instruction religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires ». Ce principe est repris à l'article 17 de la loi du 30 octobre 1886 relative à l'enseignement primaire : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Et la loi de 1905 a supprimé tout financement du culte.

Dans un premier temps, le Conseil d'Etat a donc estimé que la laïcité a affranchi la personne publique de toute référence religieuse. La personne publique est neutre, elle manifeste sa neutralité en se détachant de tout ce qui est manifestation religieuse. Ce principe a bien évidemment été consacré par notre Constitution - c'est le préambule de la Constitution de 1946 qui a été repris dans notre Constitution - avec l'affirmation de l'organisation d'un enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés. De plus, l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 affirme le principe de la laïcité de l'Etat.

Première interprétation : la laïcité, c'est donc l'affirmation que l'Etat et les personnes publiques ne manifestent pas de convictions religieuses. L'Etat et les personnes publiques sont neutres.

Le deuxième sens donné à la notion de laïcité, est le respect des convictions de tous, l'un et l'autre étant liés. L'Etat doit s'affranchir de toute manifestation religieuse afin de respecter les convictions de tous. Ce principe est affirmé à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public ».

C'est la loi de 1905 qui a séparé l'Eglise et l'Etat, mais aussi affirmé la liberté de conscience. Elle a organisé en même temps les aumôneries dans des services publics, précisément pour permettre d'assurer le respect des convictions de tous.

Le Conseil d'Etat a interprété la laïcité sous ces deux aspects, qui sont liés : la neutralité absolue des services publics doit permettre précisément le respect des convictions de tous. C'était le premier point.

Après avoir interprété la notion de laïcité, le Conseil d'Etat a pris en considération les conventions et accords internationaux auxquels la France était partie. Ils sont nombreux et ont des conséquences sur l'ordre juridique français qui n'avaient pas toujours été prévues.

Il s'agit de la convention du 15 décembre 1960 concernant la lutte contre les discriminations dans le domaine de l'enseignement, des pactes internationaux du 16 décembre 1966 relatifs aux droits civils et politiques, et aux droits économiques et sociaux, et de l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme qui affirme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion et de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement de rites. Mais des restrictions peuvent être apportées par la loi pour des motifs d'ordre public ».

Il est certain que cette affirmation du droit de manifester ses convictions, y compris ses convictions religieuses, dans l'enseignement, a soulevé un certain nombre d'interrogations.

Il faut également signaler que le législateur a affirmé, par la loi du 10 juillet 1989, que les élèves disposent, dans les collèges et lycées, de la liberté d'information et de la liberté d'expression dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité.

Le Conseil d'Etat a donc procédé à une conciliation de l'ensemble de ces données, de l'ensemble de ces normes et de ces règles, pour aboutir à ce qui lui semblait être un constat : il n'est pas possible d'interdire par principe toute expression religieuse par les élèves, sous un certain nombre de réserves.

J'en viens maintenant à l'analyse plus précise faite par le Conseil d'Etat.

Dans son avis de 1989, mais aussi dans l'application qui en a été faite, comme par l'arrêt de Kherouaa du 2 novembre 1992, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il n'est pas possible d'interdire, par principe, le port de tout signe religieux. Le juge administratif a donc annulé un certain nombre de sanctions prises à l'encontre d'élèves, pour le seul motif que les intéressés portaient un signe religieux.

Je voudrais souligner qu'il n'y a pas eu plus d'une vingtaine de décisions du Conseil d'Etat depuis 1992 sur ces questions. Il faut donc relativiser l'importance du contentieux.

D'autres décisions de 1996 réaffirment l'interdiction d'interdire le principe de tout port de signes religieux (décisions du 20 mai 1996, ministre de l'éducation nationale c/Ali  et du 27 novembre 1996, ministre de l'éducation nationale c/Khalid).

Cependant, le Conseil d'Etat a posé, dans le même temps, des limites qui me semblent très sévères et très strictes. Ces limites sont qu'il n'est pas possible d'arborer et de porter des signes religieux qui seraient constitutifs d'actes de prosélytisme, de provocation, de pression ; qu'il n'est pas possible de perturber le déroulement des activités d'enseignement, le rôle éducatif des enseignants, etc. De même, il n'est pas possible de s'affranchir de certaines règles fondamentales du service public, comme l'obligation d'assiduité ou le respect des règles de santé et de salubrité.

En cas de non respect d'une de ces règles seulement, le juge a estimé qu'il était légalement possible de sanctionner les élèves en admettant des sanctions aussi lourdes que l'exclusion. C'est le cas lorsqu'un élève manque systématiquement un cours, par exemple le cours d'éducation physique (27 novembre 1996, époux Wissaadane) ou s'il refuse, par principe, d'aller à des cours un jour donné de la semaine (sens de la décision d'assemblée du contentieux du 14 avril 1995, Cohen et Consistoire central des israélites de France). Il faut faire une distinction entre les autorisations ponctuelles d'absence pour des fêtes religieuses et la volonté d'élèves de manquer systématiquement les cours un jour donné de la semaine.

Il en serait de même pour les élèves qui manifesteraient au sein des établissements d'enseignement, y compris pour affirmer des droits religieux. Le motif tiré d'une manifestation au sein d'un établissement scolaire justifierait une exclusion (27 novembre 1996, Ligue islamique du nord). Le juge a été relativement sévère sur ce point.

De même, le juge a considéré que les enseignants et les chefs d'établissement pouvaient interdire aux élèves de porter certaines tenues dans le cadre d'activités, notamment activités physiques et sportives, ou activités de technologie, au motif tiré du respect des règles de santé, de salubrité ou de sécurité. Ce principe a été illustré par une décision du 10 mars 1995 (époux Aoukili) relative à une sanction infligée à des élèves ayant refusé d'ôter un voile pendant les cours d'éducation physique et sportive. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 octobre 1999 (ministre de l'éducation nationale c/ époux Aït Ahmed), a également confirmé des sanctions en affirmant qu'il était possible d'imposer le port de tenues compatibles avec certains enseignements, notamment éducation physique et sportive, et technologie, sans qu'il y ait lieu de justifier au cas par cas l'existence d'un danger. Cette décision permet de faciliter la vie des chefs d'établissement en les autorisant à interdire ou à réglementer le port de tenues pendant un certain nombre d'activités.

Je ne serais pas complet sur cette jurisprudence si je ne signalais pas son pendant : il est absolument interdit pour un agent public de porter un signe religieux au sein du service public, qu'il soit ou non en contact avec les usagers (avis contentieux du Conseil d'Etat du 3 mai 2000, Demoiselle Marteaux).

Ceci étant, il reste une réserve qui concerne la jurisprudence tout à fait classique en matière de police. Le juge a, en effet, assimilé les décisions prises dans les établissements d'enseignement à des décisions de police intérieure. Or, nous savons que depuis les années 1930 et l'arrêt Benjamin, le juge a autorisé que des interdictions générales puissent être apportées à condition qu'elles soient justifiées par des considérations de temps et de lieu et qu'elles soient limitées et proportionnées à ces considérations de temps et de lieu. Je m'explique : à mon sens, il serait possible à un chef d'établissement, dans un établissement donné, compte tenu du contexte ou d'incidents, d'interdire temporairement, sans doute pour une année scolaire, tout port de signes religieux en justifiant sa décision par des circonstances de temps et de lieu.

M. le Président : Cette limitation serait-elle fondée sur des motifs d'ordre public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, tout à fait. C'était la réserve que je voulais indiquer.

Troisième temps dans mon propos : est-il possible d'aller plus loin, c'est-à-dire que la loi interdise tout port de signes religieux ? Si vous vouliez vraiment changer l'état de droit, vous ne pourriez pas vous contenter d'interdire tout port de signes ostentatoires puisque tel est l'état du droit. La jurisprudence interdit en effet le port de signes considérés comme ostentatoires.

Pour changer vraiment l'état de droit, il faudrait que la loi interdise tout port de signes religieux dans les établissements d'enseignement.

M. le Président : Quand un signe religieux devient-il un signe ostentatoire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je n'en sais rien, M. le Président. C'est là où se situe le problème. J'ai conclu à plusieurs reprises sur cette question et j'ai avoué, à titre personnel, ma difficulté pour apprécier ce qui est ostentatoire. Il faut sans doute faire appel au bon sens : une tenue islamique telle la burka serait bien évidemment considérée comme ostentatoire, mais il y a, au-delà, des marges entre la burka et le port d'un petit signe religieux. La jurisprudence étant lacunaire sur ce point, je suis incapable de vous dire, en l'état de la jurisprudence, ce qui est regardé ou non comme ostentatoire.

M. le Président : Vous laissez donc aux chefs d'établissement le soin de décider si un signe est ostentatoire ou pas ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui.

M. Claude GOASGUEN : La notion d'intention dans l'ostentation est-elle prise en compte ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il est très difficile de vous répondre parce qu'on arrive là à des situations d'espèce et à des cas particuliers. Dès lors qu'il n'y a pas d'interdiction de principe, on arrive à chaque fois à des cas particuliers, ce qui explique les difficultés rencontrées par les chefs d'établissements et les enseignants pour traiter ces cas particuliers. En vertu de l'avis de 1989 et des décisions rendues à partir de 1992, il apparaît que si la façon dont les élèves portent des signes religieux révélait une volonté d'ostentation ou de prosélytisme, ils entreraient évidemment dans le champ des interdictions. L'avis de 1989 et les décisions à partir de 1992 ont également insisté sur les modalités du port des signes religieux.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous nous dîtes qu'une loi qui interdirait le port de signes religieux ostentatoires n'apporterait rien de plus, en tout cas ne faciliterait pas plus la vie des chefs d'établissements et des enseignants que la jurisprudence actuelle du Conseil d'Etat qui renvoie finalement à l'appréciation par le juge, au cas par cas, du caractère ostentatoire de signes religieux. Est-ce bien cela ?

M. Rémy SCHWARTZ : Absolument.

Mme Elisabeth GUIGOU : Et qu'il faudrait par conséquent, si l'on voulait légiférer, interdire le port de tous signes religieux, sous réserve de savoir ensuite si une telle interdiction serait conforme aux textes fondateurs.

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait.

M. le Président : Il faut prendre en compte la jurisprudence du Conseil constitutionnel...

M. Rémy SCHWARTZ : ... tout à fait, mais aussi les textes internationaux auxquels la France est partie. En outre, il convient de souligner que la circulaire Bayrou interdisait le port de signes ostentatoires. Une loi se contentant d'interdire les signes ostentatoires ne ferait donc qu'expliciter ou conforter une circulaire et la jurisprudence.

M. Hervé MARITON : Il me semble que la situation a longtemps reposé sur la capacité des chefs d'établissement de répondre localement et de façon intelligente à des cas particuliers. Ce qui caractérise la situation aujourd'hui, c'est que l'on semble dépassé par le nombre : on n'est plus dans une appréciation de cas particuliers, mais dans un débat plus large.

Sur les problèmes de l'assiduité à l'école, j'ai personnellement connu en classe, à différentes occasions, des cas où l'établissement acceptait tout à fait que tel élève ne vienne pas le samedi. Vous nous indiquez que la jurisprudence récente a rappelé le principe de l'obligation d'assiduité. Connaît-on des contentieux plus anciens dans ce domaine ? Au-delà de la question du nombre qui se pose aujourd'hui, un certain militantisme républicain avait-il antérieurement essayé de policer ces cas particuliers ou, au fond, ce militantisme historiquement s'accommode-t-il aussi de la liberté de gestion des cas particuliers ?

M. Rémy SCHWARTZ : M. le député, je vous répondrai simplement que le juge peut être saisi seulement au bout de cinquante ans ou au bout d'un siècle sur une question donnée, ce qui veut dire que la société se régule parfaitement sans avoir recours au juge.

M. Hervé MARITON : A-t-il été saisi pendant les soixante-quinze premières années ?

M. Rémy SCHWARTZ : De mémoire non. Il a fallu attendre une décision de 1995, qui est un contentieux à l'origine tout à fait particulier parce qu'il concernait un élève d'une classe préparatoire qui ne souhaitait pas aller aux cours le samedi. Or, en réalité, depuis l'origine de l'école de la République, les élèves juifs des classes préparatoires allaient aux cours le samedi avec, sans doute, la bienveillance de leur rabbin. C'était une pratique constante, on faisait avec. Mais il a fallu attendre qu'un parent d'élève, plus militant que d'autres, soutenu ensuite par une institution religieuse, s'oppose à un établissement scolaire puis fasse un contentieux.

M. Hervé MARITON : Ou inversement. J'étais élève en Taupe à Louis-le-Grand, j'avais des camarades qui ne venaient pas le samedi et cela n'a jamais posé aucune difficulté à l'établissement.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Je voudrais savoir si le critère de soumission, donc d'inégalité des sexes, peut être pris en compte. Autrement dit, lorsqu'un signe est certes un signe religieux, mais traduit en fait ce qu'on pourrait appeler une sorte de soumission, notamment des jeunes filles, et renvoie donc à une question d'inégalité des sexes, n'y a t'il pas atteinte au principe de la laïcité qui impose à l'évidence la notion d'égalité entre l'ensemble des élèves ? Je ne sais pas si un contentieux est intervenu sous cet angle, mais comment pourrait-il, à votre avis, prospérer ? La notion d'inégalité des sexes peut-elle ou non régler ou, en tout cas, être un moyen d'appréciation du port de signes religieux ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cette question a été la plus difficile pour le juge puisqu'il a affirmé le nécessaire respect de l'égalité entre les sexes, ce qui est vraiment consubstantiel au principe de laïcité et même consubstantiel à la conception républicaine de la société. Mais il s'est heurté en même temps à une grande difficulté qui est d'interpréter les signes religieux et d'interpréter le sens donné par des religions à des signes. Or, le juge dans un Etat laïque est, d'une façon plus générale, démuni lorsqu'il doit définir ce qu'est une religion et ce qu'est un fait religieux. Il avance avec prudence parce qu'il n'y a pas de définition de la religion, il n'y a pas de définition du fait religieux. Est peut-être une religion ce que les gens affirment être une religion puisqu'il n'y a pas de définition de ce qu'est une religion dans un état laïc.

Le juge a effectivement débattu de cette question, les commissaires du gouvernement l'ont exposé dans leurs conclusions, et se sont heurtés à cette difficulté : est-ce que moi, juge, je peux donner un sens à un signe religieux ? Le juge, même s'il avait conscience que certains foulards révélaient une situation d'inégalité de la femme sans doute peu acceptable dans la République, s'est heurté aux limites de son rôle en estimant qu'il ne pouvait donner une signification aux signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Ce que vous évoquez sur cette question signifie qu'on passe de la religion à la tradition. Si je comprends bien, il y a un fait qui est traditionnel d'une culture, d'un pays ou autres, qui peut avoir une frontière avec la religion. Peut-il y avoir, à ce titre, une interdiction de port de quelque chose qui renvoie à une tradition, laquelle signifie une inégalité de la femme ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui mais le juge se heurterait ici à une difficulté : il ne se sent pas à même de dire : « Non, ce que vous portez n'est pas un signe religieux, mais c'est un signe culturel », si l'intéressé lui dit le contraire. Cela dépasse sans doute son rôle, sa capacité ou sa fonction. En tout cas aujourd'hui, le juge administratif en France ne se sent pas capable de dire que tel signe est un signe religieux ou tel autre signe n'est pas un signe religieux, même si les intéressés affirmaient le contraire. De même, il n'est pas capable de dire que tel signe religieux révèle une conception de la femme qui n'est pas compatible avec nos principes républicains.

M. le Président : Si je comprends bien, la laïcité dans l'établissement scolaire se définit pour vous par trois critères : premièrement, le critère de la neutralité du service public, deuxièmement, le respect des convictions de tous, et troisièmement, l'absence de signe ostentatoire. Ce sont les trois critères de la laïcité dans l'établissement public.

M. Rémy SCHWARTZ : Le troisième élément découle des deux premiers : les deux éléments forts sont la neutralité absolue du service afin de respecter les convictions de chacun.

M. le Président : Mais cela aboutit à des décisions contradictoires. Le tribunal administratif de Paris a, dans une décision du 10 juillet 1996 (Kherouaa) décidé que le port réitéré d'un foulard représentait un caractère ostentatoire et revendicatif et a exclu un élève du lycée du Raincy. Dans la décision Khalid du 27 novembre 1996, le Conseil d'Etat a, au contraire, considéré que le port du foulard ne peut, à lui seul, être assimilé à un acte de prosélytisme ou de pression.

M. Rémy SCHWARTZ : C'est très difficile. Je me souviens de ces deux affaires puisque j'ai conclu dans les deux cas. C'était à chaque fois une question de dossier. Dans un cas, l'établissement avait incorrectement motivé la sanction. On est malheureusement ici au stade du raisonnement juridique. Si une sanction est uniquement motivée par le fait que l'intéressée porte un foulard sans regarder les conditions dans lesquelles il est porté, parce qu'on interdit tout port de signes religieux par principe, le juge est conduit à sanctionner la décision. En revanche, si dans un autre cas - et même dans des situations tout à fait identiques -, le motif de l'administration est que les conditions dans lesquelles l'intéressée porte un foulard constituent un acte de prosélytisme en justifiant sa décision avec quelques éléments, le juge validera la décision prise par l'administration. Mais il est vrai qu'une des grandes incompréhensions de la jurisprudence découle des motifs différents retenus par l'administration, alors qu'elle était confrontée à des situations identiques.

M. le Président : Vous avez indiqué, dans un avis du 3 mai 2000, que le fait pour un agent du service public de l'enseignement de manifester ses croyances dans l'exercice de ses fonctions en portant un signe religieux n'était pas acceptable. Pouvez-vous expliciter cette différence entre l'agent et l'usager du service public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui. C'est tout à fait la frontière que fait la jurisprudence entre usagers et agents publics. Les agents publics, au nom de la neutralité de l'Etat qui doit respecter les convictions de tous, ne peuvent manifester des convictions politiques et religieuses.

M. Hervé MARITON : Neutralité de l'Etat et non pas neutralité du citoyen.

M. le Président : Mais l'usager peut faire porter sur le service public une suspicion puisqu'on accepte qu'il affiche des signes ostentatoires dans un service public.

M. Bruno BOURG-BROC : Tout ce dont nous parlons concerne naturellement les établissements d'enseignement public. Mais quelle est l'extension possible aux établissements d'enseignement privé sous contrat où il y a aussi des agents du service public ? Quelle est la conception du Conseil d'Etat du « caractère propre » de ces établissements ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n'y a pas eu de décision relative à des sanctions prises à l'encontre d'agents publics d'établissement d'enseignement privé - de mémoire je n'en ai pas vu passer - au motif tiré de ce qu'ils auraient porté atteinte à la neutralité du service public. Mais vous avez tout à fait raison, il y a une difficulté pour ces personnels des établissements d'enseignement religieux puisque ce sont des agents publics soumis aux contraintes du service public mais devant respecter le « caractère propre » des établissements religieux. Il pourrait donc y avoir une modulation des contraintes pesant sur eux mais allant uniquement dans le sens d'une prise en compte du « caractère propre » des établissements religieux, c'est-à-dire qu'on admettrait certainement qu'un agent d'un établissement d'enseignement catholique puisse faire référence à la religion catholique dans son enseignement mais sans doute pas au-delà.

M. Bruno BOURG-BROC : « Le caractère propre » est-il reconnu par le Conseil d'Etat ?

M. Rémy  SCHWARTZ : Le « caractère propre » découle de la loi de 1959.

M. le Président : Il est vrai qu'on a toujours fait une distinction entre les usagers, l'enseignant, etc. Mais il y a d'autres jurisprudences affirmant que l'enseignant et l'élève font partie de la même communauté scolaire et dont on pourrait conclure qu'il faut, pour l'enseignant, s'écarter de la distinction habituelle entre usager et agent public.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je pense que la distinction entre les obligations des agents de service public et des usagers du service public n'est finalement pas contradictoire avec l'idée de communauté. Cela dépend de quel point de vue on se place. A partir du moment où les agents du service public ont une fonction d'autorité et peuvent imposer quelque chose aux usagers, en l'occurrence les élèves, je crois qu'il faut qu'ils soient eux-mêmes absolument neutres ... A partir de là, je ne vois pas comment il peut en être autrement. Les agents des services publics ne doivent pas pouvoir donner la moindre prise.

M. le Président : Il n'y a pas de difficulté sur ce point.

Mme Elisabeth GUIGOU : S'ils prennent ensuite des décisions qui sont jugées contestables par les usagers, par les élèves, leurs parents, les associations, etc., le juge peut alors trancher. Je trouve qu'une approche républicaine nous conduirait même tout à fait à accentuer encore cet élément, c'est-à-dire que dépositaires de l'autorité de l'Etat, les représentants de la République doivent être absolument irréprochables au regard des règles de la République.

M. le Président : Il n'y a pas là de difficulté. Mais on peut considérer qu'un élève n'est pas simplement un usager du service public - ce n'est pas comme dans le métro ou comme dans le train - et que l'élève participe aux activités et au choix des activités de l'école. Cette distinction qu'on peut faire pour un service public normal n'a, par conséquent, pas cours dans le service de l'éducation puisque l'élève n'est pas simplement usager. Certaines décisions de jurisprudence sont très claires sur ce point.

M. Claude GOASGUEN : Je voudrais poser trois questions en dehors de la question juridique, qui est instable puisqu'elle dépend de l'analyse au cas par cas. La première : a-t-on une évaluation quantitative du nombre de recours qui ont été faits concernant des élèves ou des agents du service public ? Car ce qui frappe quand on connaît un peu la réalité scolaire, c'est qu'au-delà même de l'interdiction générale, il est vrai que le problème des agents de service public se pose tout entier. Je voudrais bien savoir si cela a des conséquences quantitatives sur le contentieux.

Deuxième question : le problème du rapprochement que l'on peut faire entre d'éventuelles interdictions et les problèmes qui se posent sur un sujet voisin : la date de passage des examens ou les habitudes alimentaires. Autant que je m'en souvienne quand j'étais doyen de faculté, j'ai eu quelques problèmes pour organiser des examens parce qu'il y avait des jours religieux et que des membres de communautés faisaient valoir qu'il était difficile de passer les examens durant ces jours religieux. Comment concilier cette reconnaissance du fait religieux dans les établissements et la laïcité ?

Ma troisième question est de savoir quel est votre sentiment à la fois juridique et personnel sur les difficultés que pourrait poser la question de l'uniformité, non pas de l'habillement mais de la tenue vestimentaire ? Cela se fait d'ailleurs dans un certain nombre d'écoles, qui ne sont pas seulement privées, ou dans un certain nombre de démocraties. Une telle évolution poserait-elle des problèmes ? Car la question que l'on se pose souvent dans l'Education nationale, c'est au fond de savoir quelle est la différence entre le voile qui est ostentatoire sur le plan religieux et l'ostentation que pourrait présenter une autre forme d'habillement. Il est arrivé, par exemple, que la mode soit de porter des cheveux bouclés très longs tel que ce qu'on appelait les coiffures « rastas » et qui présentaient autant de difficultés pour les travaux manuels, en particulier dans les lycées professionnels, que le voile religieux. Quelles solutions peut-on envisager et quelles difficultés rencontrerait-on sur le plan juridique ?

M. Rémy SCHWARTZ : Pour répondre à votre première question, le contentieux est tout à fait marginal, comme le montre mon expérience de doyen des commissaires du gouvernement - je suis maintenant dans ma onzième année de ce qu'on appelle le « commissariat ». Je n'ai pas souvenir de contentieux relatif à des enseignants qui auraient manqué à leur devoir et à l'obligation de neutralité. Il est inéluctable qu'il y en ait. Il y en a sans doute au niveau des tribunaux administratifs mais c'est tout à fait marginal.

Mais j'ai entendu, comme vous, des personnes présentes sur le terrain affirmer que les difficultés étaient grandes, notamment dans un certain nombre de départements comme celui de la Seine-Saint-Denis, entre autres. Il y a une différence entre le volume du contentieux, marginal, et la réalité du phénomène.

S'agissant des dates d'examen et des repas, la laïcité a toujours consisté en la prise en compte juridique des convictions des uns et des autres. Le service public a toujours pris en compte, notamment pour les dates d'examen, les fêtes religieuses, à l'origine catholiques bien évidemment, mais également juives, puis musulmanes.

M. Hervé MARITON : Y aurait-il matière à contentieux sur une date d'examen qui serait fixée ?  

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense qu'il y aurait matière à contentieux. C'est tout à fait certain, car le service public doit normalement faire en sorte de permettre à chacun de respecter ses convictions religieuses et doit faire en sorte de fixer des dates d'examens compatibles avec celles-ci.

M. Hervé MARITON : On ne définit pas ce qu'est une religion, et on définit probablement encore moins ce que sont les fêtes de la religion en question.

M. Rémy SCHWARTZ : Certes, d'où la grande difficulté...

M. le Président : Le choix d'une date pourrait-il être contesté ?

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait, M. le Président. Nous avons eu un contentieux concernant la tenue d'une formation disciplinaire, juridiction de l'Ordre des médecins, parce que celle-ci avait tenu son audience un jour de fête religieuse. Le médecin qui a été mis en cause avait contesté le choix de cette date. L'intéressé s'étant manifesté au tout dernier moment - 48 heures avant - pour dire que l'audience tombait un jour de fête religieuse, on a considéré que c'était un comportement dilatoire. Cependant, cela veut dire, sur le plan du principe, que s'il avait signalé en temps nécessaire que la date correspondait à une fête religieuse, il est évident qu'il aurait normalement fallu déplacer l'audience. Il a donc toujours été admis que le service public prenne en compte - dans les limites tenant aussi à ses possibilités - ce fait religieux.

M. Hervé MARITON : Dans le cas du médecin que vous évoquez, un petit nombre de personnes sont concernées. Vous parlez de tenir compte du calendrier religieux dans la limite des difficultés pratiques, or vous avez des épreuves qui concernent un très grand nombre de personnes. Le calendrier peut-il, à ce moment-là, être objecté dès lors que l'examen concernant un très grand nombre de personnes, la plus grande variété de convictions religieuses peut se retrouver ?

M. Rémy SCHWARTZ : Si je vous comprends bien, monsieur, vous pensez peut-être à des religions très minoritaires concernant un minimum de personnes ?

M. Hervé MARITON : Je ne dis pas cela. Je dis que vous convoquez quelqu'un à un jury qui concerne un petit nombre de personnes à examiner. Il n'est pas illégitime en fait que une sur dix dise qu'elle est concernée par une fête religieuse et que le jury ne peut donc pas se réunir ce jour-là. En revanche, lorsque vous organisez les épreuves du baccalauréat, on peut imaginer qu'on se trouve devant une industrie plus lourde qui ne permet pas de rentrer dans ce raisonnement. Telle est ma question.

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, cela fait partie des contraintes inhérentes au fonctionnement du service public. Ce type d'épreuves nécessite une très lourde organisation et, en pratique, le ministère de l'éducation nationale prend en compte le calendrier des fêtes religieuses des principales religions et fait en sorte d'éviter d'organiser une épreuve ces jours-là. Cela marche normalement puisqu'aux mois de juin-juillet, il n'y a pas de fêtes religieuses relatives à ces grandes religions. Dans d'autres périodes, le ministère de l'éducation nationale veille donc, normalement, à ce que les dates d'examen ne correspondent pas à une fête religieuse. C'est essentiellement le cas, par exemple, pour les mois de septembre-octobre pour les fêtes de Kippour et de Roch Hachana. Notre calendrier républicain s'étant calqué sur le calendrier chrétien, la question se pose pour les fêtes juives musulmanes ainsi que celles de la religion bouddhiste qu'il est nécessaire de prendre en compte, tout à fait légitimement.

S'agissant de la tenue « rasta », en tant que parent d'élèves, je serais très content qu'on interdise dans mon établissement d'enseignement le port de vêtements coûteux, de « Nike », de « Converse » ou autres. Il me semble que juridiquement - mais c'est un point de vue personnel - le juge admettrait tout à fait qu'on puisse, pour des raisons x ou y, et tout simplement pour affirmer la communauté éducative et l'égalité entre les élèves, interdire un certain nombre de vêtements coûteux et un certain nombre de marques, mais cela ne résout pas la question du port de signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Des chefs d'établissement dans certains règlements intérieurs interdisent le port de casquettes en classe. Une casquette, c'est quoi ? C'est la tête qui est couverte. Si un chef d'établissement interdit le port de casquette et si vous êtes saisi, approuverez-vous ou casserez-vous le règlement intérieur ? Et où est la frontière si on passe de la casquette rasta à la couverture de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : La frontière serait peut-être de dire : vous pouvez interdire la casquette dès lors que vous n'interdisez pas le port d'une kippa.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C'est-à-dire qu'on peut interdire la casquette mais on ne peut pas interdire le port couvert de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, bien sûr.

M. Hervé MARITON : Quelle est l'idée derrière l'interdiction de la casquette ?

M. Rémy SCHWARTZ : L'idée est celle que peut se faire le chef d'établissement : interdire qu'on porte, pour des raisons culturelles x ou y, la casquette de telle équipe, qu'on ait tel signe culturel. Cependant, en l'état actuel du droit, il n'est pas possible, par principe, d'interdire le port d'un signe religieux dès lors que c'est compatible avec le déroulement des enseignements.

M. Hervé MARITON : Il y a donc une protection particulière du fait religieux.

M. Yvan LACHAUD : C'est le parlementaire qui vous pose une question mais aussi le chef d'établissement que j'ai été pendant plus de quinze ans. J'ai été confronté à beaucoup de difficultés, comme d'autres collègues, pendant une quinzaine d'années, et je ne vois pas comment l'Etat peut aujourd'hui continuer à demander aux chefs d'établissement de régler ce type de problème. Quelle est la responsabilité du chef d'établissement dans la décision qu'il va prendre ? Jusqu'où peut-il être attaqué ? Ne met-on pas en place un système à double ou triple vitesse avec des établissements qui fonctionneraient de façon différente ?

Deuxième question par rapport à ce qu'a dit Bruno Bourg-Broc tout à l'heure sur le caractère propre des établissements privés sous contrat : quelle est votre position sur la création éventuelles d'écoles musulmanes ?

M. Rémy SCHWARTZ : Les chefs d'établissement engagent la responsabilité du service public. C'est donc théoriquement, par leur comportement, la responsabilité du service public et non leur responsabilité propre qui est engagée. Mais après vous avoir dit cela, je ne sais que vous répondre parce que je ne peux vous faire que des réponses de droit qui sont parfois fort éloignées des réalités du terrain.

M. Yvan LACHAUD : Comment peut-on leur demander de prendre une décision alors que vous ne savez même pas répondre et nous non plus ?

M. Rémy SCHWARTZ : Le juge est dans une situation plus facile parce qu'il intervient a posteriori. Donc, je suis mal placé pour vous répondre.

M. le Président : Les choses seraient-elles plus faciles si la loi était plus claire ?

Mme Martine DAVID : Que signifie « plus claire » ? C'est là où se situe tout le débat.

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez souligné tout à l'heure, M. Schwartz, le caractère apparent de la contradiction de la jurisprudence devant des situations identiques. Il y a eu des tactiques différentes utilisées par les chefs d'établissements devant des situations similaires. L'administration dispose d'un instrument habituel que nous connaissons pour ordonner les motivations et les décisions de ces agents disposant de l'autorité, c'est-à-dire les chefs d'établissement : c'est la circulaire, qui n'est pas un texte de nature normative en quelque sorte, mais qui organise la décision, dès lors qu'elle est prise par une pluralité d'agents de manière à ce qu'on préserve, sur la totalité du territoire, une certaine uniformité devant des situations similaires. La question est aujourd'hui posée car on a des censures différentes de la part du juge devant des situations identiques. Quel bilan pourriez-vous faire ? Je ne pose pas une question de nature politique, mais une question de nature juridique : quel bilan pouvez-vous faire et dresser devant nous de l'efficacité de cette circulaire Bayrou de 1994, sous le contrôle de M. Goasguen qui a participé à sa rédaction ? Quel est le bilan de l'efficacité, de l'ordonnancement des décisions prises par les agents d'autorité sur le terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il me semble que c'est plutôt positif puisqu'il n'y a quasiment plus de contentieux. Il n'y a peut-être plus de sanctions non plus. Si les chefs d'établissement baissent les bras, cela peut traduire la crainte du contentieux. Cependant, il est vrai qu'il y a eu, au départ, une incohérence dans l'application des sanctions au niveau local. La jurisprudence est intervenue pour donner un mode d'emploi, les circulaires - il y a eu la circulaire Bayrou mais il y en a eu d'autres - ont expliqué comment faire, et il n'y a plus eu depuis de censure sur le terrain d'un motif erroné en droit. Je pense que la jurisprudence est maintenant connue, les académies ont le mode d'emploi, et certaines erreurs juridiques commises par le passé ne sont sans doute plus commises aujourd'hui.

Sur la question posée d'une loi qui interdirait tout port de signes religieux, il y a deux interrogations : l'interrogation relative à notre Constitution et, surtout, l'interrogation relative à la convention européenne des droits de l'homme.

Notre Constitution exclut-elle que le législateur interdise tout port de signes religieux dans les établissements d'enseignement ? Je n'en sais rien puisque nous n'avons pas d'indications sur ce point. Dès lors que l'environnement respecte les convictions des uns et des autres, qu'il existe notamment des services d'aumônerie qui permettent à chacun - et il faudrait que chacun puisse vraiment bénéficier de services d'aumônerie - d'exercer sa foi, je pense, à titre personnel, qu'il n'y aurait pas nécessairement d'obstacles constitutionnels, sur le terrain de la liberté de conscience, à ce que temporairement, dans le cadre du service public, c'est-à-dire dans ce cadre limité, les élèves ne peuvent porter un signe religieux. Le Conseil constitutionnel l'admettrait peut-être.

Deuxième point, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme au regard du principe de liberté de conscience posé à l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme est très claire en ce qui concerne les agents publics, et la jurisprudence de la Cour européenne rejoint tout à fait la jurisprudence du Conseil d'Etat, c'est-à-dire qu'un agent public est soumis à des règles très strictes. Il fait le choix de servir l'Etat ou une personne publique. Il doit en tirer les conséquences, respecter les obligations du service et ne peut pas notamment faire acte de prosélytisme. Il y a une décision concernant des officiers pentecôtistes dans l'armée grecque qui est très clair sur ce point. Il y a également des décisions concernant la Turquie ou l'Angleterre. Un agent public doit respecter la neutralité selon notre logique française. La Cour européenne des droits de l'homme va dans ce sens.

En ce qui concerne les usagers, c'est-à-dire les élèves, la jurisprudence est beaucoup plus parcellaire. Il y a, à ma connaissance, une décision de la Cour européenne des droits de l'homme qui concerne la Turquie et qui concerne l'enseignement supérieur turc. Une élève portant le voile dans une université laïque a été sanctionnée pour ce motif. La Cour européenne a confirmé la sanction mais la décision est particulière puisque la Cour a relevé dans ses motifs que l'intéressée avait fait le choix d'aller dans le service public, ce qui voulait dire qu'elle pouvait aller dans le secteur privé religieux. Or, en France, il n'y a pas pour tout le monde des établissements d'enseignement religieux. D'autre part, la Cour européenne des droits de l'homme a relevé qu'en Turquie, il était sans doute nécessaire d'interdire le port du voile pour protéger les minorités dans ce pays musulman. C'est vraiment une décision d'espèce.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est donc très lacunaire en ce qui concerne les élèves, les usagers du service public de l'éducation, et elle est, sans doute, de peu de secours. L'interrogation demeure donc. La Cour, qui a quand même une logique relativement laïque au regard de l'ensemble de sa jurisprudence, admettrait peut-être que soit interdit tout port de signes religieux dans le cadre du service public de l'éducation, dès lors qu'il existe une possibilité de suivre des enseignements parallèles, des enseignements religieux, voire des enseignements à distance.

M. Yves JEGO : Concernant l'aspect que vous venez d'évoquer, la question de la minorité des élèves a-t-elle été prise en compte ? N'y a-t-il pas là une clé ? A-t-on fait une distinction ou plutôt s'est-on s'appuyé sur la protection des mineurs pour trouver une porte d'entrée, ce qui exclut évidemment l'université de ce dispositif ? Cela a-t-il été évoqué dans les instances dont vous venez de parler ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cela a été évoqué par la Cour européenne des droits de l'homme mais dans des contentieux concernant les agents publics pour renforcer la sévérité des règles, en indiquant qu'ils enseignaient à des mineurs. Mais il est vrai que c'est un élément qui doit être pris en considération. L'âge des élèves doit être pris en considération dans le primaire ainsi que dans le secondaire. Le supérieur est complètement en dehors, puisqu'il y existe une liberté pleine et entière.

M. René DOSIÈRE : La récente révision constitutionnelle selon laquelle la France est une république décentralisée est-elle de nature à modifier la perception qu'on pourrait avoir de ce phénomène, notamment en ce qui concerne la législation ?

M. Rémy SCHWARTZ : A titre personnel, je crois que cette formule ne change rien sur le plan du droit et encore moins sur le plan de la laïcité. La République est décentralisée, mais la décentralisation est un mode d'organisation.

M. le Président : J'ai lu dans un article un auteur qui faisait une distinction, dans un établissement scolaire, entre la classe qui fait partie du service public de l'éducation et la cour de récréation ou le réfectoire qui ne font pas partie du service public de l'éducation. Que pensez-vous de cette distinction ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense que la cour de récréation et le réfectoire constituent toujours le coeur du service public.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C'est d'ailleurs là qu'il y a les problèmes.

Mme Martine DAVID : Je ne suis pas complètement satisfaite - mais ce n'est peut-être pas possible de l'être plus - de votre réponse concernant le risque d'inconstitutionnalité, si le législateur décidait d'élaborer un texte d'interdiction. Je ne sais pas si vous pouvez aller plus loin et préciser davantage votre réponse, mais il faudra bien que nous sachions, dans les semaines et les mois qui viennent, si nous pouvons prendre le risque d'aller dans cette direction parce que je crois que c'est un vrai risque. Il faudra bien qu'on nous aide à le peser.

M. le Président : Il y a, en réalité, deux questions auxquelles nous devrons répondre : première question, est-il opportun ou non de légiférer ? Deuxièmement, si nous décidions de légiférer, n'y aurait-il pas le risque d'une sanction du Conseil constitutionnel ?

M. Rémy SCHWARTZ : Une société sans risque n'existe pas. Il n'y a pas encore de principe de précaution généralisé.

Oui, il y a un risque, mais pas plus important que d'autres, je pense. On ne peut pas présager de ce que sera la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Je peux difficilement dire ce qu'elle sera. Il y a donc un risque mais au même titre qu'il en existe d'autres. Il faut sans doute le relativiser.

Tout dépend aussi de l'environnement. A titre personnel, je pense que la question se pose peut-être différemment dès lors qu'existent des aumôneries pour tous, et dès lors qu'on justifie la mesure par des considérations d'ordre public, par le souci de resserrer les liens de la communauté éducative, d'éviter un certain nombre de dérives. Je crois que ce sont des éléments qui entrent tout à fait en ligne de compte dans le raisonnement du Conseil constitutionnel.

Dans le cadre de la jurisprudence sur la loi sécurité intérieure, la prise en compte par le Conseil constitutionnel de ces considérations d'ordre public a été tout à fait réelle.

M. Hervé MARITON : Je suis surpris de la rapidité de votre réponse sur l'intégration de la cour de récréation et du réfectoire au service public. La collectivité publique n'est pas obligée de proposer le service de restauration par exemple. Vous pouvez vous trouver dans des petites communes où ce service n'y est pas. Dès lors que ce service n'est pas obligatoirement proposé par la collectivité, peut-on, aussi rapidement et fortement que vous l'indiquez, considérer qu'il est consubstantiel au service de l'éducation ? Cela ne me paraît pas si évident.

Deuxièmement, pour pousser plus loin le raisonnement évoqué tout à l'heure sur les dates d'examen, une collectivité, qui ne serait pas en capacité de proposer des repas rituels, serait-elle considérée comme fautive de ne pas le faire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Lorsque la personne publique prend en charge un service public, elle doit en respecter toutes les règles.

M. Hervé MARITON : Est-ce le même service ?

M. Rémy SCHWARTZ : Peu importe. Dès lors qu'elle prend en charge un service public administratif, même facultatif, elle doit respecter les règles du service public.

M. le Président : Si le réfectoire est laissé à une entreprise privée ?

M. Rémy SCHWARTZ : Ce serait un marché public et ce serait sous la responsabilité de la personne publique. C'est un marché et c'est une prestation de service. C'est la personne publique qui est responsable. Il est vrai que la question de l'obligation d'instaurer une restauration scolaire n'a pas été tranchée parce que tout dépend de la taille de la commune. Mais la mise en place d'un réfectoire, d'un service de restauration, lorsque la collectivité peut le prendre en charge, fait quand même partie des obligations du service public de l'éducation. Et dès lors, en tout état de cause, qu'elle le prend en charge, la collectivité doit respecter toutes les règles du service public.

M. Hervé MARITON : Quelqu'un dit « je veux manger halal ou casher », quelle est la latitude de la collectivité pour répondre sur ce terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n'y a pas de contentieux sur ce point mais il n'y a pas d'obligation. Je vois difficilement le juge imposant une obligation d'adapter l'alimentation aux besoins ou aux volontés des uns et des autres. J'imagine difficilement le juge allant jusqu'à poser une telle obligation écrite.

M. Hervé MARITON : Nous sommes en Seine-Saint-Denis. Il y a du porc à tous les repas...

M. Rémy SCHWARTZ : Ce n'est pas la même chose de ne pas servir de porc et de servir la nourriture halal ou casher. Le juge essaierait certainement d'avoir le plus de bon sens possible et de coller aussi aux possibilités des personnes publiques. Certes, il est tout à fait pensable d'imposer aux personnes publiques de prévoir des plats de substitution, des oeufs ou autre chose, mais imposer le choix d'une nourriture casher ou d'une nourriture halal me semble très difficile parce que rentrer dans cette logique mènerait très loin. Cela imposerait des vaisselles distinctes, des cuisines séparées, ainsi que des restaurations séparées.

M. Hervé MARITON : Le juge serait-il susceptible d'imposer des plats de substitution ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je ne sais pas.

M. Hervé MARITON : La question ne lui a jamais été posée.

M. Claude GOASGUEN : Il n'y a pas eu de recours.

M. Rémy SCHWARTZ : En effet, il y n'y a pas eu de recours.

M. le Président : Merci beaucoup, M. Schwartz. Votre contribution a été très intéressante pour nous.

Audition de Mme Hanifa CHÉRIFI,
chargée de mission auprès de M. le ministre de l'éducation nationale et de la recherche, médiatrice auprès des établissements d'enseignement pour les problèmes liés au port du voile

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame, merci d'avoir accepté de venir éclairer la mission de votre expérience.

Je rappelle que vous avez été membre du Haut conseil de l'intégration, que vous êtes chargée de mission à la direction des affaires juridiques du ministère de l'éducation nationale et que, surtout, vous assurez depuis 1994 le rôle de médiatrice auprès des établissements scolaires pour les problème liés au port du voile islamique.

Nous avons un certain nombre de questions à vous poser. La première qui me vient tout de suite à l'esprit est celle de savoir comment vous avez vu évoluer le problème du port des signes religieux dans les établissements scolaires depuis votre nomination en 1994 comme médiatrice, combien d'établissements scolaires sont aujourd'hui concernés par les conflits relatifs à la manifestation d'une appartenance religieuse. Pensez-vous que l'avis du Conseil d'Etat a facilité le règlement de ces problèmes ? Les différentes circulaires ministérielles intervenues en 1989 et en 1994 ont-elles contribué à régler et à apaiser cette question ? Voilà un certain nombre de premières interrogations.

Mme Hanifa CHÉRIFI : J'aimerais préciser, c'est important pour moi, que je suis co-auteur, avec Roger Fauroux, d'un ouvrage intitulé « Nous sommes tous des immigrés ».

Je voudrais d'abord faire un petit rappel historique des affaires de voile depuis 1989. C'est dans le collège de Creil, dans l'Oise, en 1989 que le voile islamique apparaît pour la première fois en milieu scolaire. Il connaît aussitôt un retentissement médiatique national et donne lieu à de vives controverses dans le milieu intellectuel comme au sein de la classe politique relayées dans l'opinion. Certains média ont même parlé « d'une nouvelle affaire Dreyfus ».

On apprend dans la presse que l'établissement est classé zone d'éducation prioritaire (ZEP) avec une très forte présence d'enfants issus de l'immigration. Sur les 800 élèves que compte l'établissement, 500 sont musulmans ! 3 élèves portaient le voile (dont 2 sœurs ; les deux familles étaient soutenues par des organisations fondamentalistes connues.)

Une première observation concernant cette affaire comme dans celles qui suivront depuis l'apparition de problème : les adeptes du voiles sont ultra minoritaires parmi les élèves issues de l'immigration. A La Martinière-Duchère à Lyon, la dernière affaire pourtant très médiatisée : il y avait une lycéenne voilée pour 2 500 élèves dans une localité sensible !

A partir du cas de Creil, valable pour l'ensemble des cas de voile que j'ai suivis dans différentes localités, on peut faire les remarques suivantes.

Le rapport entre élèves qui adoptent le voile islamique et les autres élèves musulmanes est quasi insignifiant, même si elles peuvent être nombreuses dans tel ou tel établissement. On ne le répétera jamais assez parce que le traitement médiatique souvent sensationnel de ces affaires laisse croire à l'opinion que nous sommes devant un raz de marée qui concerne l'ensemble de la population musulmane.

Le caractère minoritaire de cette tenue chez les élèves « musulmanes » apporte un démenti flagrant aux meneurs islamistes qui présentent le hidjab comme une tenue islamique universelle à laquelle toutes les femmes se conformeraient de manière spontanée. On observe exactement l'inverse : il n'y a rien d'universel dans le port du voile chez les musulmanes. Cette tenue est si peu familière que seule une minorité y succombe sous la pression du prosélytisme islamiste actif et souterrain.

La progression réelle du nombre de voiles dans les quartiers ces dernières années témoigne de l'écoute favorable remportée par les prédicateurs et les organisations fondamentalistes dans certains quartiers immigrés.

Le caractère minoritaire du voile au sein de l'immigration n'enlève rien à sa signification, aux valeurs qu'il sous tend, à l'image de ségrégation des femmes qu'il renvoie, que cette ségrégation soit volontaire ou subie.

Le contexte dans lequel se développe ce prosélytisme est celui des banlieues déshéritées. A Creil, le taux de chômage et le taux d'échec scolaire étaient particulièrement alarmants. Plus de 60 % des élèves étaient recalés au brevet. Dans une des ses déclarations, le principal du collège de Creil a qualifié son établissement de « poubelle sociale ». Le déficit d'intégration des populations de ces quartiers enfermés sur eux-mêmes s'est aggravé ces quinze dernières années. Le voile apparaît à ce moment là comme le signe avant-coureur de structuration du ghetto sous la houlette des islamistes, sans que les pouvoirs publics en prennent la mesure.

L'opinion publique, immigrés compris, est globalement opposée au port du voile à l'école. 70 % des français se sont déclarés opposés au port du voile à l'école en 1989. Le pourcentage n'a guère changé depuis. A chaque nouvelle consultation, le refus du port du voile est réitéré par l'ensemble de l'opinion, pas seulement par le milieu scolaire.

Sur le fond, si le voile provoque une telle réaction de rejet c'est parce qu'il touche aux valeurs fondamentales de notre société, telle la laïcité que l'on croyait acquise et adoptée par chacun. Le passage par l'école publique était supposé assurer l'adhésion des jeunes générations à l'idéal laïque et aux valeurs républicaines qui fondent la citoyenneté française. Or l'adoption du voile, au sein même de l'école par des jeunes filles, nées en France pour la plupart, soulève des interrogations quant à l'assimilation de ces valeurs.

En 1989, M. Jospin s'est opposé à l'exclusion des trois élèves portant le hidjab. Il consulté le Conseil d'Etat sur la compatibilité de la manifestation d'appartenance religieuse par des élèves avec le principe de laïcité du service public d'Education. Ne voulant pas discriminer les élèves musulmanes, il a posé volontairement une question large concernant tous les signes religieux. Le 27 novembre, le Conseil d'Etat a prononcé son avis que le ministre de l'éducation nationale a rendu public. En décembre, une circulaire reprenant les termes de l'avis du Conseil d'Etat a été envoyée dans les établissements scolaires. M. Jospin recommandait le dialogue pour obtenir de l'élève qu'elle abandonne son couvre-chef religieux. Néanmoins, si à l'issue d'une période raisonnable de dialogue, elle ne cède pas, il a recommandé de l'accepter avec son voile.

En 1993, M. Bayrou reconduira la circulaire Jospin. En milieu de l'année, des remontées du terrain signalent un accroissement inquiétant du nombre de voiles dans les lycées. M. Bayrou décide alors de changer de stratégie.

En 1994, à la rentrée de septembre, une troisième circulaire sur les signes religieux voit le jour, avec l'introduction de la notion de « signes ostentatoires » porteurs par eux-mêmes de prosélytisme et de provocation, que le ministre vise à interdire. Il rappelle dans sa circulaire que l'école n'a pas vocation à gérer des communautés séparées.

M. Bayrou a pris cette décision, comme il l'a expliqué, non pour s'opposer à la religion musulmane - il était lui même croyant - mais parce la montée de l'islamisme très avancée en Algérie avec l'arrivée du FIS (Front islamique du salut) qui imposait le voile aux femmes par la terreur avait des retombées en France. En septembre 1994, le nombre de voiles dans les établissements scolaires était évalué à 2 000

M. le Président : On était donc passé de 3 en 1989 à 2 000 en 1994.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, alors même qu'on avait déjà une batterie juridique avec l'avis du Conseil d'Etat et les deux circulaires ministérielles. En fait, c'est le contexte qui a changé. En 1989, la montée de l'islamisme était encore timide, y compris dans les pays musulmans. En 1994, en revanche, l'islamisme prend une place prépondérante dans les pays d'origine et son implantation en France se fait plus visible.

Suite à l'application de la circulaire de 1994, les élèves voilées qui ont refusé d'abandonner cette tenue ont été convoquées en conseil de discipline. Plusieurs dizaines d'exclusions ont été prononcées par des établissements, notamment dans les académies de Lille, Strasbourg et en région parisienne, Créteil et surtout Versailles.

Ces affaires ont bénéficié d'une grande couverture médiatique. A nouveau, l'opinion publique était partagée sur la réponse apportée. Certains se sont élevés contre les mesures d'exclusion prononcées à l'encontre de jeunes filles d'origine immigrée, vivant des situations sociales difficiles. La question était : l'école doit-elle exclure des élèves parce qu'elles portent le voile ?

Face à l'émotion provoquée les nombreuses exclusions, Simone Veil, alors ministre des affaires sociales et de l'intégration propose de recourir à la médiation. Elle pensait qu'une meilleure écoute de ces jeunes filles permettrait d'obtenir d'elles qu'elles adoptent une tenue plus conforme au milieu scolaire, s'appuyant sur l'esprit de la circulaire Bayrou qui préconisait « de convaincre plutôt que contraindre ».

Mme Veil m'avait reçue en audience dans le cadre de mon action en faveur des femmes. A l'époque, je dirigeais une entreprise d'insertion par l'emploi en faveur des femmes immigrées, que j'avais créée à Paris dans le quartier Ménilmontant. J'avais mis en place aussi des sessions de formation à la médiation culturelle dans les ZEP. Elle m'a proposé de rencontrer les jeunes filles qui refusaient de quitter leur voile, pour comprendre leur état d'esprit et éventuellement les faire changer d'avis. J'ai accepté cette mission confiée par le ministère de l'éducation nationale, à titre expérimental, pour quelques semaines seulement. Neuf ans, après j'y suis encore !

Le rebondissement médiatique des affaires de voiles est dû au traitement par voie disciplinaire, appuyé par l'avis du Conseil d'Etat, mais surtout aux recours des familles et des élèves devant les tribunaux administratifs et la jurisprudence qui a suivi, annulant fréquemment les décisions d'exclusion prononcées par les conseils de discipline. La réticence, voire le refus - pétition ou grève - du milieu enseignant de devoir apprécier au cas par cas le caractère prosélyte ou provocateur d'une élève qui porte le voile a soulevé un débat contradictoire, relayé par les médias.

Aujourd'hui, la situation dans les établissements est d'une certaine manière apaisée, compte tenu de la jurisprudence actuelle qui sert de cadre. Le ministère a mis en place un dispositif qui comprend à la fois : la médiation, la formation des personnels de direction pour leur connaissance des textes juridiques et mieux saisir la motivation des jeunes filles par une approche sociologique de l'immigration. Cela ne veut pas dire que nous avons réussi à faire disparaître les voiles dans les établissements scolaires. Il y en a toujours, dans certaines localités. En revanche, on a réussi à les canaliser et à réduire les conflits. Au moment où j'ai pris mes fonctions, nous étions deux médiatrices et nous avons suivi plusieurs centaines de cas conflictuels. Pour ma part, j'ai suivi plus de cinq cents jeunes filles dans l'année 1994/95. Au fil des années, grâce au dispositif dont j'ai parlé, nous avons réussi à anticiper sur ces situations conflictuelles et aujourd'hui, en 2002/2003, au niveau du ministère de l'éducation, les situations dans lesquelles j'interviens se situent entre 100 et 150 cas par an. Il faut signaler aussi une réduction de l'activité contentieuse. On avait plus de 100 affaires devant les tribunaux au milieu des années 90, on en a une petite dizaine aujourd'hui.

Il faut souligner par ailleurs, que ce n'est pas parce qu'on maîtrise le problème à l'école que le voile ne prolifère pas dans les quartiers. En neuf ans d'observations, je peux dire que le port du voile est en extension dans les quartiers. En 1994, au moment de ma prise de fonction, j'ai sillonné la France. Je me suis rendue dans différentes banlieues, j'ai assisté aux rassemblements au Bourget organisés par l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), et je peux témoigner ici que le port du voile était beaucoup moins développé à l'époque. Il concernait exclusivement une minorité de jeunes adolescentes. Aujourd'hui il concerne des tranches d'âge plus âgées. On nous dit que les jeunes filles ont grandi, c'est évident, mais cette explication n'est pas suffisante. En fait, cette situation est aussi le résultat du développement du prosélytisme qui cible toutes les catégories de la population immigrée, et on compte même quelques conversions. Au début des années 90, le prosélytisme islamiste s'est adressé d'abord aux jeunes marginaux dans les cités. Ensuite, il a gagné progressivement le milieu scolaire et aujourd'hui il continue d'élargir son audience à d'autres milieux et l'ensemble des membres de la famille.

Le voile ne saurait être compris si l'on fait abstraction de l'action prosélyte des islamistes, dans un contexte social sur lequel je ne reviendrai pas.

Contrairement à la thèse souvent entendue, le voile n'est pas le signe d'une appartenance religieuse musulmane. C'est le signe de l'appartenance à l'islam fondamentaliste. Le port du hidjab peut être subi ou assumé volontairement par les femmes, cela ne change rien à la nature de ce voile. Si certaines jeunes filles ou femmes disent l'avoir adopté librement, il faut regarder le milieu dans lequel elles évoluent. L'ambiance générale dans certains quartiers est marquée par un retour aux normes islamiques. Dans certains contextes, c'est désormais la version de l'islam fondamentaliste qui prime et s'impose comme norme à l'ensemble, avec un véritable contrôle social des membres. Contrôle social qui s'exerce notamment sur les femmes.

Il y a un engouement des jeunes pour l'islam des prédicateurs. Certains jeunes se sont laissés séduire par le discours des prédicateurs parce que l'islam auquel ils font référence, appuyé par le texte coranique, tranche avec l'islam tranquille, maghrébin et donc traditionnel de leur parents. Ces prédicateurs, souvent des étudiants ou des professeurs, disqualifient les parents aux yeux des jeunes générations. Ainsi, j'ai entendu les jeunes filles et les garçons répéter comme un leitmotiv les mêmes critiques vis-à-vis de leur parents. Ils affichent un mépris certain à l'égard des cultures et des traditions de leur milieu familial, transmises de génération en génération. Ils disent d'eux qu'ils « n'ont jamais lu le Coran parce qu'ils sont analphabètes », qu'ils pratiquent « un islam patriarcal pétri de mœurs d'Afrique du Nord qui n'ont rien à voir avec l'islam ». Ainsi, ils ne reconnaissent plus leurs parents dans leur rôle de transmission quant aux références d'origine et à la religion.

Toute une littérature en français - cassettes audio et vidéo à bon marché - diffuse ce discours. Des islamistes connus comme Tariq Ramadan ou le Docteur Milcent - un médecin converti à l'islam, auteur du livre : « Le foulard islamique et la République : mode d'emploi » - jettent, dans leurs ouvrages, le discrédit sur les parents et valorisent en contrepartie l'islam des jeunes, celui-là même qu'ils leur inculquent.

A propos des familles et de l'école, Tariq Ramadan dit dans une de ses conférences distribuées en France : « je compatis à la situation de cette pauvre jeune fille qui porte le voile. A l'école, elle se voit traiter de rétrograde par ses professeurs qui l'accusent de refuser l'émancipation des femmes. Quand elle rentre chez elle, elle attend de la compassion de la part de son père et voilà qu'il la frappe parce qu'elle refuse d'enlever son voile ». On remarquera que c'est l'image d'un père maltraitant que ce prédicateur habile renvoie à l'assistance, alors que le père cherche à soustraire sa fille de l'influence sectaire des islamistes, sans apparemment y parvenir.

Un des arguments en faveur du voile utilisé par les jeunes filles, que j'ai souvent entendu, est : « nous pratiquons l'islam authentique, alors que nos parents ne connaissent pas le vrai islam. » Plusieurs jeunes filles m'ont dit : « le voile est un commandement de Dieu, la preuve que nos mères ne sont pas de bonnes musulmanes : elles ne portent pas le voile, alors que nous, nous respectons à la lettre le Coran et les prescriptions religieuses. ». Elles ajoutent aussi que leurs parents sont en dehors de la société française, incapables de s'intégrer.

En ce qui les concerne, elles s'affirment françaises, rejètent le terme d'intégration qui, disent-elles, ne les concerne pas. Il y a dans les propos et les arguments en faveur de la religion utilisés par les jeunes filles et les garçons que je rencontre, un besoin évident, d'une certaine manière pathétique, de références valorisantes de soi, individuelle et collective. Sans doute l'image dévalorisée, que la société et les médias leur renvoient de leur famille et plus largement de leur milieu, les incitent à rechercher une identification de soi dans d'autres modèles.

Si les islamistes parviennent à séduire ces jeunes, c'est assurément parce qu'ils leur offrent une identité d'origine mystifiée qui leur donne l'impression de recouvrer une dignité. Mais je dis bien mystifiée et instrumentalisée par les islamistes, car leur objectif est d'amener les jeunes générations à adopter des comportements sociaux, et même vestimentaires, en rupture avec la société française. Les islamistes, on le sait, adhèrent à une vision d'opposition civilisationnelle avec l'Occident. Leur objectif en investissant les banlieues est de créer, au cœur même des sociétés occidentales, cette opposition civilisationnelle.

Le travail de médiation au plus près du terrain, nous a permis de nous rendre compte que l'islam auquel adhèrent certains jeunes, sous l'influence des prédicateurs, ne les rapproche pas de leurs parents, mais au contraire les en éloigne. On ne peut donc parler de repli identitaire mais plutôt d'identité de substitution. Celle-ci s'oppose en même temps à la culture familiale et à celle de la société. Elle projette les jeunes dans un rapport de double rupture, familiale et sociale, qui peut avoir des conséquences dramatiques sur leur équilibre mental et identitaire. Elle engendre une confrontation intergénérationnelle sur le thème de l'identité et de la religion, pulvérisant d'un côté l'unité familiale, alors qu'elle entérine la désobéissance à l'autorité institutionnelle de l'autre, au nom de l'obéissance absolue à Dieu.

Khaled Kelkhal, ce jeune homme qui s'est engagé dans l'action islamique terroriste, qui lui a coûté la vie, a dit dans sa confession reproduite dans le journal « Le Monde » en 1995 : « Je ne suis ni Algérien ni français, mais musulman ». J'ai retrouvé cet argument de « ni, ni » dans la bouche de beaucoup de jeunes filles voilées, légalistes et pacifiques, qui vivent l'islam comme une identité fédératrice exclusive. Ainsi je me souviens d'une jeune fille du lycée d'Albertville, exclue une première fois, réintégrée par la voie du tribunal administratif et qui, lors de son retour dans l'établissement, s'est exprimée dans la presse locale en disant : « Je ne suis ni marocaine, ni française. Je suis musulmane et l'islam est la seule religion qui tienne debout. »

Cette mouvance intégriste dans laquelle les jeunes croient trouver une forme de reconnaissance qu'ils ne trouvent pas toujours dans la société, les entraîne davantage encore dans une relégation dont ils ont du mal à sortir, car ils se trouvent coupés même de leur repères naturels, familiaux et sociaux. En fait l'intégrisme islamique les maintient dans le ghetto, alimentant chez eux le ressentiment.

Cette idéologie ne se confond pas avec la religion des parents, même si elle s'appuie sur celle-ci comme instrument de son discours. Mais il faut reconnaître que la propagande islamiste largement diffusée par différents moyens, notamment par les radios qui leur ouvrent leur antenne, a amené un nombre toujours plus grand de personnes à se réinvestir dans la religion, comme référent identitaire.

Même les parents, qui avaient un temps résisté à cette influence, en viennent maintenant à l'accepter pour préserver la notion de famille et éviter de se couper de leur enfants, pour certains, parce qu'ils ont fini par se laisser influencer à leur tour, même de manière passive. Le voile fait aujourd'hui une percée dans le monde du travail, on le voit porté partout dans la rue, même chez des femmes âgées.

On peut dire que l'islamisme est un rouleau compresseur qui structure le ghetto et en marque les frontières visibles à travers des tenues vestimentaires spécifiques pour les femmes, la barbe pour les garçons et d'autres manifestations.

M. Bruno BOURG-BROC : Premièrement, y a-t-il dans d'autres pays européens des fonctions comparables à la vôtre, soit dans le cadre d'un système éducatif centralisé, soit dans le cadre de systèmes régionaux, et, si oui, avez-vous des contacts avec vos homologues ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port du voile pour une jeune femme ou une jeune fille, librement consenti, aliène sa liberté ?

M. le Président : Pour prolonger ce que dit M. Bourg-Broc : dans votre fonction de médiatrice, n'êtes-vous saisie que du problème du voile ou êtes-vous saisie d'autres difficultés ?

M. Robert PANDRAUD : Il y a deux problèmes tout à fait différents : il y a celui de l'école et des établissements publics, et il y a celui de la vie. En quoi cela nous importe-t-il que certains portent le voile ou la kippa dans les cités ? C'est aussi un réflexe de défense des jeunes filles contre la liaison faite entre celles qui ne le portent pas et les prostituées. C'est un réflexe de défense de la féminité. Le problème se pose dans l'école. Je pense que rien ne nous oblige - ce ne serait même pas constitutionnel - à interdire tel uniforme, tel voile, tel insigne ostentatoire dans les rues ou dans des secteurs qui ne sont pas tenus par l'Etat. Tout cela rappelle de vieux débats.

Lors de mon entrée à l'Ecole nationale d'administration (ENA), le premier exposé qu'on m'a demandé de faire portait sur la question : « Est-ce que le port de la soutane équivaut au port d'un uniforme étranger ? » C'était une réminiscence de 1905 ou autre, mais cette question a été, pendant des années, un vrai problème de droit public.

Il faut être très prudent quant à la portée des signes. Je pense qu'il faut être très rigide dans les écoles, piscines ou autres lieux publics car cela pourrait être un moyen de défense pour les jeunes filles qui diraient « Je n'y peux rien » parce qu'elles auraient peur des grands frères ou autres. Il faut être intransigeant, mais pas dans les cités, dans les rues, ou autres..., où il y a bien des filles, après tout, qui se promènent presque nues.

M. le Président : C'est le port du voile dans les établissements scolaires qui nous intéresse.

M. Robert PANDRAUD : Absolument, et je crois qu'il ne faudrait pas que nous débordions, sinon vous interdirez les bikinis.

M. le Président : Vous constatez, dans ce qui nous a été dit par Mme Chérifi - et c'est intéressant - que le port du voile connaît un développement important en dehors des établissements scolaires, et ce n'est finalement que le prolongement d'une situation plus large. Il est vrai qu'on pourrait se demander, pour revenir à l'école, si le port du foulard ou d'autres signes d'appartenance religieuse est un obstacle ou non au bon déroulement des cours et au bon fonctionnement de l'établissement scolaire. Avez-vous constaté, oui ou non, que le port du voile par des jeunes filles ou d'un autre signe distinctif d'une religion par des garçons perturbait les cours ou le fonctionnement de l'établissement scolaire ?

Et dans le prolongement de cette question - ayant cru comprendre, à travers ce que vous avez dit, que vous étiez très attachée au principe de la laïcité - la législation actuelle est-elle suffisante, selon vous, ou faut-il carrément interdire le port de signes religieux à l'école, dans la mesure où il apparaîtrait qu'ils sont la manifestation d'un refus d'intégration sociale - en tout cas pour le port du foulard islamique - compte tenu de ce que vous nous avez dit précédemment ? Or l'école doit être le lieu d'une intégration sociale.

M. Claude GOASGUEN : Merci de votre intervention très intéressante. Je poserai plutôt une question à la médiatrice. Ce que vous nous avez dit sur les parents m'a beaucoup étonné car on entend d'habitude le contraire ; on entend plutôt que la jeune fille est soumise à un père autoritaire et patriarcal. Pourriez-vous nous préciser votre expérience dans ce domaine et nous dire quelle a été, dans les difficultés que vous avez rencontrées, l'attitude des parents et notamment des pères ?

Deuxième question : ce qui frappe, c'est l'effarante disproportion qui existe entre le battage médiatique et le petit nombre d'actions contentieuses. Ou bien la médiatrice règle tous les problèmes, et je vous en félicite, ou bien vous devez nous dire comment cela se passe dans la réalité avec des exemples concrets, c'est-à-dire en quoi consiste votre travail de « démineur ». Comment expliquez-vous cette différence d'attitude entre le fait et le droit ? Cela signifie-t-il qu'on n'ose plus intervenir dans un certain nombre d'établissements pour des tas de raisons souvent liées à l'ordre public ou à la sécurité des individus, ou cela veut-il dire que les journalistes inventent des dossiers parce que cela fait vendre ? Quelle est votre interprétation et surtout quel est votre vécu dans votre pratique de médiateur ?

Mme Martine DAVID : Contrairement à mon collègue M. Goasguen, je ne suis pas très étonnée de la réalité que vous constatez. Je crois effectivement, comme vous l'avez dit, que les personnes plus âgées au sein de la famille sont dorénavant mises à part, pour un certain nombre d'entre elles, et que ce sont plutôt les jeunes, c'est-à-dire les frères, les cousins, etc., qui font la loi. Je l'ai en tout cas décelé depuis longtemps dans ma circonscription, qui est une banlieue politiquement un peu difficile, et cela recoupe très nettement ce que vous dites.

Vous avez dit avoir pu apporter une médiation dans environ 100 à 200 cas. Pouvez-vous déceler, dans ces cas, ce qui relève de la véritable détermination personnelle et ce qui relève de l'obligation faite à la jeune fille de porter le voile ? Pouvez-vous le déterminer, non seulement dans les cas sur lesquels vous êtes intervenue, mais aussi dans les informations que vous avez du terrain ?

M. Eric RAOULT : Je voudrais tout d'abord rendre hommage à la longévité mais aussi à l'efficacité de la médiatrice qui est restée neuf ans dans la même fonction et a montré que les choses peuvent s'améliorer.

Première question : quel est le lien entre le port du voile et la sexualité ? Il y a, pour un certain nombre de ces jeunes filles, le repli religieux et le repli communautaire, mais n'y a-t-il pas aussi l'âge de la puberté et la difficulté pour une petite jeune fille de se retrouver dans un monde où les sollicitations et parfois les agressions sont assez fortes ?

Pouvez-vous également rappeler la particularité des pays d'origine ? Car on a rappelé tout à l'heure l'origine marocaine des deux premières petites jeunes filles. Il faut se souvenir que le roi Hassan II était intervenu pour régler le dossier. N'a t'on pas maintenant, dans un certain nombre de cas, des dossiers plus compliqués avec la Turquie, la Tunisie ou d'autres Etats dont les positions sont très fermées ?

M. le Président : Sur ce point précis, pouvez-vous aussi nous préciser le nombre et la localisation des établissements concernés ?

M. Eric RAOULT : Troisième remarque : n'y a-t-il pas aussi un lien entre le repli de ces jeunes filles et les sollicitations télévisuelles ? N'y a-t-il pas une grande confusion entre la culture d'origine, la publicité et l'image de la femme européanisée et le contraste avec la pauvreté et l'exclusion de leur cité ?

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez employé tout à l'heure le mot « réguler » pour exprimer le moyen par lequel on arrivait à concilier les contraires sur le terrain. Je voudrais que vous nous expliquiez plus précisément ce que vous entendez par là en dressant, si possible, une typologie des solutions sur le terrain, celles qui marchent et celles qui ne marchent pas, celles qui sont fragiles et celles qui sont solides.

Cette régulation, à partir de la circulaire la plus récente de 1994, fonctionne-t-elle plutôt vers la douce tolérance ou vers la fermeté ? Quelle est votre conception de la solution qui s'impose et qui fonctionne sur le terrain ? Il est important de le savoir pour le législateur que nous sommes.

M. Yvan LACHAUD : Comme Claude Goasguen, je m'étonne de votre analyse, que je crois pertinente, sur le port du voile chez les personnes d'un certain âge. Il me semblait avoir vécu, depuis une vingtaine ou même une trentaine d'années, la cohabitation avec des personnes très âgées portant le voile. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

M. Hervé MARITON : Il me semble, madame, que vous avez insisté sur la différence entre le voile en tant que signe religieux, qu'il n'est peut-être pas, et le voile en tant qu'objet d'un conflit civilisationnel. Dans ces conditions, trouvez-vous pertinent le fait, pour la mission d'information, d'aborder le problème du port du voile à l'école sous l'angle du port de signes religieux.

M. le Président : Autrement dit, y a-t-il plusieurs significations au port du voile à l'école et n'y a-t-il pas, à ce sujet, une évolution selon laquelle l'on serait passé d'une signification religieuse à une autre signification ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je ne connais pas de personnes en Europe qui auraient la même fonction que moi. Je suis par ailleurs sollicitée par des journalistes ou par des responsables politiques de différents pays européens pour leur apporter l'expérience que nous avons en France. Ils critiquent parfois aussi notre position. Je pense à l'Allemagne avec qui j'ai eu plusieurs échanges. J'ai eu aussi plus récemment beaucoup d'échanges avec des Anglais, des Américains qui disent que la France pratique vraiment une laïcité particulière. C'est mieux compris lorsqu'on leur explique la situation que nous vivons et toutes les méthodes que nous utilisons à l'intérieur et en dehors de l'école pour faciliter l'intégration, l'insertion et une meilleure émancipation des jeunes filles.

La question du libre consentement des jeunes filles, aliénation ou liberté, est une question difficile. Je ne suis pas sûre que le voile soit émancipateur, quel que soit, d'ailleurs, le pays où il est porté. Quand j'entends une jeune fille de 15 ou 16 ans dire qu'elle a choisi librement de porter le voile contre l'avis de ses parents parce qu'elle se réalise comme cela, allant jusqu'à dire qu'elle porte le voile comme une forme d'émancipation, je suis sceptique même si certains sociologues soutiennent la même argumentation. Il suffit de voir les pays où le voile est imposé - Iran, Arabie Saoudite, Soudan etc. - pour se rendre compte que le voile n'est pas émancipateur.

En revanche, les jeunes filles qui argumentent sur l'idée de liberté individuelle, de respect de leur liberté ou de choix, le font par référence à d'autres choses, notamment à un besoin et à un désir de se valoriser au moment de l'adolescence, comme M. Raoult le disait. Ces jeunes filles, ultra-minoritaires au sein de cette immigration, n'ont peut-être pas trouvé d'autre voie que celle-là pour se valoriser. On peut dire la même chose pour les courants sectaires, quelle que soit leur dangerosité : il y a aussi des personnes qui affirment leur liberté dans leur appartenance à des sectes.

Je pencherais plutôt pour l'aliénation de ces jeunes filles dans la mesure où le voile est une contrainte physique et sociale pour elles. Il n'y a donc pas lieu de considérer le voile comme un signe d'émancipation.

Oui, il y a d'autres problèmes que celui du voile à l'intérieur des établissements scolaires pour lesquels je suis sollicitée, concernant en tout cas les populations musulmanes, mais ils sont ultra-minoritaires, voire anecdotiques. Je vais vous donner quelques exemples.

Dans l'académie de Versailles, j'ai eu une demande du cabinet du recteur me disant : « Mme Chérifi, on a vu des garçons déambuler dans le couloir d'un établissement avec des djellabas ». La question qui m'a été posée par cette personne était de savoir si nous avions une jurisprudence « djellaba ». C'est assez surprenant, mais j'ai compris que cette demande de jurisprudence venait de ce qu'on était très déboussolé et très déstabilisé face à des comportements vestimentaires et sociaux inattendus et incompris de l'ensemble des enseignants concernés. Je réponds évidemment qu'il n'y a pas de jurisprudence « djellaba », et que si on parlait à ces jeunes gens en les rappelant à l'ordre tranquillement, ils l'enlèveraient vraisemblablement - ce qui s'est fait.

Autre exemple : avant-hier, un garçon s'est mis à faire sa prière pendant les examens, dans la salle d'examen. Des garçons peuvent aussi arriver avec un keffieh dans les établissements scolaires. C'est l'adolescence, et l'on pourrait énumérer tout autant de comportements exubérants en prenant d'autres catégories de jeunes à l'intérieur de ces établissements scolaires.

Il y a donc des problèmes mais, là encore, les médias font des manchettes là-dessus alors que ces affaires sont tout à fait infimes dans la réalité. Cette population, désormais majoritairement française, s'intègre plutôt bien, adopte et intègre les valeurs de cette société comme tout un chacun. Mais il y a effectivement, en marge, ce qui est normal pour une population aussi nombreuse (5 millions de personnes), cette forme de comportements qui sont, encore une fois, instrumentalisés. Nous n'aurions pas ce type de comportements si l'on n'assistait pas à la montée de l'islamisme, même dans un contexte socialement et économiquement difficile.

Il y avait une question autour de l'école et de la société. De par mon expérience, quand on m'a demandé d'intervenir dans un établissement scolaire, on m'a demandé de rencontrer les jeunes filles en pensant que la conversation avec les jeunes filles et le simple rappel à l'ordre suffiraient. Or, c'est dans l'échange avec les jeunes filles et le contact dans les quartiers que j'ai compris que ces comportements débordaient largement la sphère scolaire et que l'école voyait, au contraire, des retombées en son sein des problèmes de société. On peut apporter des réponses sur le plan scolaire, mais on n'apportera pas les réponses suffisantes en faisant abstraction du fait que le voile est né dans les quartiers et dans la société, et les réponses qui ont été apportées en terme disciplinaire, même si elles sont efficaces, ne sont pas suffisantes.

S'en tenir à l'école est donc assez vain et difficile à gérer. Il faut savoir d'où ces comportements proviennent et pourquoi.

J'ai bien compris la priorité de cette mission qui est d'apporter une réponse pour l'école. Mais la réponse sera biaisée si l'on ne tient pas compte des problèmes sociaux et les problèmes persisteront au sein de la société. Par exemple, si l'on interdit aujourd'hui le voile à l'école, ce qui est une possibilité, cette interdiction ne conduira pas à réduire le nombre de voiles dans les quartiers, et vous verrez des jeunes filles arriver avec un voile devant l'établissement scolaire et l'enlever de manière ostentatoire, comme ce qui se passe aujourd'hui, c'est-à-dire une espèce de jeu qui n'est pas toujours facile à gérer pour les milieux scolaires. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut pas légiférer ou apporter des réponses ponctuelles. Mais si l'on ne tente pas de réduire l'influence des islamistes dans les quartiers par des réponses sociales et par une meilleure connaissance de leur discours, donc d'apporter un contre-discours à ces courants, toutes les lois que l'on pourra voter ne suffiront pas à réduire le phénomène.

Par ailleurs, il est important de dire - c'est exactement ce que j'essaie de faire passer auprès des jeunes filles et de leur famille - que le voile, en dehors même de la sphère scolaire, empêche les jeunes filles - cette catégorie de population issue de l'immigration - d'entrer dans la fonction publique puisque, là, il y a incompatibilité absolue avec la manifestation d'appartenance religieuse. C'est d'ailleurs un de mes points forts parce qu'on ne le leur dit pas. On leur dit : « La France ne veut pas de vous parce que, si elle voulait de vous, elle vous garderait avec vos voiles ». Or, la laïcité, ce n'est pas cela, c'est le respect de toutes les religions, mais les agents du service public, de la fonction publique, ne peuvent pas manifester leur appartenance religieuse.

J'utilise ainsi leur projection professionnelle. Lorsque des jeunes filles me disent qu'elles veulent être enseignantes, je leur soumets le problème : « On essaie aujourd'hui de t'aider à l'école, tu n'as pas de contraintes particulières, sinon de respecter les règles de l'école, mais pour être autonome dans la société, pour te réaliser professionnellement, tu auras un secteur extrêmement limité ». Les jeunes filles voilées acceptent de plus en plus des emplois dans la communauté turque ou pakistanaise, ou dans les librairies islamiques, parce que le monde de l'entreprise et tous les emplois qui exigent le contact avec le public leur sont fermés. Le voile est plus qu'un handicap, il ferme la voie de l'intégration sociale, c'est-à-dire la possibilité de devenir un citoyen français et exercer une fonction comme citoyen français.

M. le Président : Celles et ceux qui incitent ces jeunes filles à porter le voile n'ont-ils justement pas, comme arrière-pensée, d'empêcher cette intégration ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. C'est exactement leur projet. C'est pour cela que je dis qu'il faut construire un argumentaire et ne pas être seul pour le construire parce que l'objectif des courants fondamentalistes, quelle que soit la voie par laquelle ils s'expriment, est de stopper le processus d'intégration qui est en voie de réalisation.

On avait parlé de la possibilité de porter d'autres signes. Il n'y a pas d'autres signes vestimentaires mais il y a de plus en plus le problème du port de la barbe par les jeunes gens, même à l'âge de 13-14 ans.

M. le Président : Voyez-vous également une évolution sur ce point ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je vois une énorme évolution. Il y a, en plus, l'idée de la virilité. On constate une course à la longueur de la barbe de la part des jeunes gens dans les établissements scolaires comme signe d'appartenance...

M. le Président :... comme signe d'appartenance religieuse ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, comme signe d'appartenance religieuse. Les courants fondamentalistes vous proposent Mahomet, le Prophète, comme modèle, y compris la tenue vestimentaire, et l'on voit effectivement des garçons avec des djellabas, des calottes et des barbes. Il sied à un homme qui respecte l'islam de porter la barbe. On a vu récemment au Maroc des opérations de rasage obligatoires dans les quartiers. On les a aussi connues en Algérie, puisque la montée de l'islamisme fait qu'il y a une espèce d'entraînement vers une identification comme musulman et la revendication des normes de comportement définies par l'islam. Les courants islamistes, toutes tendances confondues, soutiennent en effet que les sociétés occidentales, en particulier en France, ne sont plus des sociétés porteuses de valeurs et notamment de valeurs familiales. Il faut donc se réapproprier des valeurs religieuses fortes qui donnent à chacun sa place et qui protègent les femmes dans la mesure où l'homme a une position dominante.

Il y a d'autres signes qui agacent et qui déstabilisent le milieu enseignant. Certains garçons refusent maintenant de s'asseoir à côté de jeunes filles dans les établissements scolaires. Il faut, là encore, relativiser mais on nous le rapporte et je l'ai vu. Ces jeunes gens remettent en cause l'autorité de l'enseignante au prétexte que c'est une femme, y compris l'autorité de la chef d'établissement. J'ai vu - on me l'a rapporté, et cela s'est passé en ma présence - des garçons, voire des pères, qui refusaient de serrer la main de la chef d'établissement parce qu'elle est de l'autre sexe et que ce serait impudique.

M. le Président : Avez-vous vu des candidates musulmanes à des examens qui refusaient d'être interrogées par un homme ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais c'est toujours anecdotique car les jeunes filles qui l'exigent aujourd'hui sont très peu nombreuses, c'est-à-dire trois à quatre, mais cela existe.

M. Hervé MARITON : Quelle est la réponse de l'institution ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : En se fondant sur un texte, l'institution a rappelé que ce n'est pas à l'élève de choisir son examinateur. Cela paraît évident mais la réponse n'est pas facile à faire sur le moment.

Il y a également des jeunes filles qui arrivent le visage voilé aux examens. On est dans une espèce de surenchère due à la fois à l'adolescence et à d'autres choses mais cela provoque des réactions de rejet ou d'inquiétude.

A propos de la législation ou de la jurisprudence actuelle, le texte de l'avis du Conseil d'Etat me semble remarquable sur le rappel de ce que sont les libertés publiques ou la protection de celles-ci.

Je crois - mais je dépasse peut-être ma fonction de médiatrice - que nous avons eu tort de considérer le voile comme étant un signe religieux comme un autre. Et toute la difficulté que nous avons aujourd'hui dans les établissements scolaires provient de ce que le voile a été interprété comme un signe religieux, alors même qu'on se refusait à interpréter ensuite le pourquoi du voile pour les musulmanes.

M. le Président : Cela nous a enfermé dans une impasse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, tout à fait. Le voile n'est pas un signe religieux, il n'y a pas de signes religieux dans l'islam. Concernant le voile, il y a exclusivement deux références dans le Coran. Il est dit s'adressant au Prophète : « Dis à tes femmes et aux femmes des croyants de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Aujourd'hui encore, des prédicateurs et des oulemas se posent la question de savoir comment est le voile. C'est un peu comme le sexe des anges. Le Coran ne parle pas explicitement du hidjab, un terme arabe qui désigne l'idée de couvrir, de fermer, de mettre un rideau ni du djelbab, du tchador, du tchadri ou de la burka.

Les traditions musulmanes ressemblent aux traditions catholiques du début du siècle dernier, quand les femmes se couvraient les cheveux pour une question de pudeur.

Les Saoudiens qu'on regarde à la télévision ne s'habillent pas comme le reste des musulmans parce qu'ils ont décidé d'en rester à une tenue vestimentaire du VIIème siècle, voire avant. C'est un choix mais ce n'est pas prescrit dans le Coran. Il n'y a pas de prescription particulière dans le Coran.

M. le Président : Y a-t-il dans le Coran des prescriptions quant à la tenue vestimentaire de ceux qui croient ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, il n'y en a pas. Le monde musulman est vaste, 1 milliard de personnes dans des pays différents, et les gens s'habillent selon leurs traditions locales et celles du pays. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on a ces différentes tenues, y compris d'une région à une autre. En Algérie, c'est le haïk qui prévalait mais il est tombé en désuétude et seules les femmes d'un certain âge le porte. Le voile en Arabie Saoudite, en Iran ou aujourd'hui dans les pays d'Europe, est une référence exclusive aux courants fondamentalistes. C'est la version fondamentaliste du Coran.

M. le Président : Il n'y a rien dans le Coran qui dise qu'un musulman doit montrer clairement sa foi à l'extérieur ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, absolument rien. En revanche, il est prescrit dans la sounna d'essayer de ressembler à ce qui est appelé « le beau modèle », c'est-à-dire au Prophète, de suivre la voie du Prophète, notamment dans sa manière de se vêtir et de traiter ses épouses, d'essayer, mais ce n'est même pas une obligation, d'être un modèle, « le beau modèle ».

Mme Martine DAVID : Cela veut donc dire, compte tenu de la réponse que vous faites au Président, que les fondamentalistes réécrivent leur interprétation du Coran. Ils cherchent évidemment à s'imposer dans les ghettos avec cette interprétation, mais comment la justifient-ils ? Les musulmans ne sont pas plus ignorants que les autres, ils connaissent le Coran. Ou alors ne le connaissent-ils pas suffisamment pour ne pas en tirer les interprétations possibles ?

M. le Président : Ou le Coran est-il suffisamment imprécis pour permettre des interprétations différentes ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Ce serait plutôt l'interprétation de M. le Président parce que, comme tous les textes religieux, vous avez des « littéralistes »...

M. Arnaud MONTEBOURG : C'est comme cela dans les religions monothéistes.

Mme Martine DAVID : Oui, mais cela va très loin ici !

Mme Hanifa CHÉRIFI : Pas plus. Je pensais à cette communauté des Mormons aux Etats-Unis qui pratique la polygamie.

Mme Martine DAVID : On touche ici les phénomènes sectaires.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais le fondamentalisme à un rapport avec le sectarisme.

M. le Président : Le phénomène sectaire est souvent lié à une interprétation très particulière d'un texte religieux...

Mme Hanifa CHÉRIFI : C'est ici une interprétation à la lettre, par exemple, Ibn Thaymiya, qui est une référence pour les fondamentalistes, ou Al Afghani qu'on dit être un réformisme mais qui propose une lecture littérale de l'islam.

Comment les fondamentalistes justifient-ils l'objectif ? Ils le justifient en disant : « Vos parents ne savent pas lire le Coran ». Ils se fondent sur la lecture du Coran, dont ils donnent l'interprétation qu'ils veulent. Ce sont des choses que l'on retrouve dans d'autres religions.

Il y a deux tendances chez les fondamentalistes concernant cette question du voile. La première tendance selon le Prophète - dont les propos auraient été rapportés par quelqu'un qui était présent - les femmes ne doivent montrer de leur corps que le visage et les mains. C'est la version la plus répandue, c'est la version « ouverte ». Et vous avez, par ailleurs, ceux qui disent que la femme doit tout couvrir de son corps parce qu'elle est une honte à elle seule. Le corps de la femme perturbe tellement les rapports sociaux qu'à défaut de réclusion, celle-ci doit être entièrement couverte lorsqu'elle sort de sa maison. C'est le cas de l'Arabie Saoudite où les femmes sont entièrement couvertes et de l'Afghanistan avec le tchadri qui couvre entièrement les femmes.

M. le Président : Une interprétation dit aussi que la femme ne peut montrer son visage qu'à son mari et à ses enfants.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. Il y a dans les sourates du Coran auxquelles je faisais allusion une énumération de personnes devant lesquelles une femme peut se montrer sans son voile, que ce soit celui qui la couvre entièrement ou celui qui couvre uniquement son visage. C'est évidemment la parenté masculine toute proche. La femme n'a pas à se couvrir dans un milieu non mixte. Ce précepte n'est évidemment pas religieux. C'est pour cela que le voile n'a pas de dimension religieuse mais une fonction sociale.

M. le Président : Il a une fonction sociale, pas religieuse, et nous en avons fait une fonction religieuse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, exactement.

M. le Président : Nous avons légitimé une mauvaise interprétation du port du voile.

Mme Hanifa CHÉRIFI : On n'a pas pris assez de temps à cette époque pour traiter cette question. C'est pour cela que je revenais sur l'idée qu'il y avait trois voiles.

M. le Président : Le port du voile n'a donc rien à voir avec la laïcité ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Le port du voile est une atteinte à la laïcité dans la mesure où il prône dans le champ social, dans l'identification de soi, une définition de l'être humain, en particulier des femmes, par la religion - puisqu'elles doivent se vêtir, se comporter par rapport à la religion - et non pas par la dimension civique.

M. Goasguen posait la question importante du rapport aux parents. J'ai vu des parents, des pères et des mères, en larmes dans des établissements scolaires qui disaient : « Je ne sais pas quoi faire de ma fille, mon fils ne pratique pas ce Coran-là ». Les parents immigrés de milieux populaires vivent l'islam comme la foi du charbonnier Une maman par exemple m'a dit : « Je ne comprends pas cet islam. Ils ont de tout petits livres mais on n'a jamais vu des livres du Coran de cette dimension ». C'est vraiment un courant sectaire qui produit énormément d'ouvrages à très bon marché. On ne sait pas non plus que les cassettes vidéo, les livres, les rapports de conférence, sont à des prix dérisoires dans les librairies islamistes telles que celles que je connais. Vous avez une clientèle qui est toujours renouvelée...

M. le Président :... avec des réseaux de distribution très bien faits.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, et de plus en plus. Vous avez maintenant des librairies islamistes, des boucheries halal... J'habite le quartier Belleville-Ménilmontant, et j'ai vu, autour de la mosquée, toute la rue Jean-Pierre Timbaud s'islamiser avec l'ouverture de librairies et de boucheries islamistes qui se sont ouvertes. C'est à Paris intra-muros mais il faut voir aussi ce qu'il en est dans les banlieues...

M. le Président : ... et en province.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Il est important de revenir sur cette question des parents parce qu'on a tendance à voir les parents immigrés comme des parents démissionnaires incapables de tenir leurs enfants et de leur transmettre quelque valeur que ce soit. Je les écoute parce que j'insiste toujours pour rencontrer les parents dans les établissements scolaires. Je ne rencontre jamais une élève toute seule. Je la rencontre seule au cours de l'entretien mais je demande toujours à voir les parents, de préférence les deux mais au moins un des deux, et sans intermédiaire, même si certains parents se laissent dépasser par des responsables d'associations, par des juristes, qui viennent parler à leur place en prétendant qu'ils auraient un meilleur contact avec les chefs d'établissement puisque les pères et les mères ne parlent pas bien français.

L'affaire de Flers est, à ce titre, exemplaire. Je suis intervenue auprès de parents d'origine turque qui parlaient correctement français, mais j'ai vu arriver un jeune homme responsable d'association qui m'a dit : « C'est avec moi que vous devez parler parce que le père ne comprend rien à la loi française, ne parle pas français, et je suis plus que l'interprète ». Il voulait que je le reçoive indépendamment des parents et on aurait même pu éviter de voir les parents. Il s'en est suivi, non pas une négociation parce que je ne voulais pas lui parler, mais un moment assez difficile parce que le père, qui était lui-même membre de l'association à laquelle appartenait ce jeune homme, se sentait en difficulté. Nous avons réussi à obtenir un échange avec les deux pères d'enfants de l'établissement de Flers, sans intervention extérieure.

Une des réponses apportées dans les établissements scolaires par la médiation, grâce à une meilleure connaissance du terrain, est de dire aux chefs d'établissement de ne pas recevoir tous ces intermédiaires qui encadrent les familles et que l'administration a les moyens de faire intervenir un interprète s'ils reçoivent des parents qui ne parlent pas français.

Les parents sont effectivement en difficulté. On ne voit pas la fracture qui se produit à l'intérieur des familles, on ne voit pas leur désarroi face à une situation où ils se voient dévalorisés, disqualifiés. Ce qui est grave, c'est la remise en cause de leur rôle de transmission culturelle et religieuse. Il est normal qu'ils soient disqualifiés dans leur rôle de transmission par rapport à la culture française et par rapport à l'école puisqu'ils viennent d'un autre pays et qu'ils n'ont pas forcément été à l'école. Mais ces courants islamistes nient leur rôle de transmission, y compris dans leur propre culture et dans leur propre référence à la religion. Ils aggravent donc le phénomène de déstructuration identitaire chez les jeunes et la situation des parents. Les parents ne se sentent pas nécessairement compris ou soutenus par l'école et ils ne peuvent pas non plus rejeter l'islam ; il faut comprendre leur situation difficile. Vont-ils désapprouver l'islam pour pouvoir se mettre en accord avec l'établissement scolaire ? Ils ont du mal.

J'ai vu des parents dire : « Ce sont, de toutes façons, les enfants de la France » en parlant de leurs propres enfants. « Ils n'ont qu'à gérer cela maintenant puisque, nous, on ne nous écoute pas ». Mais j'ai vu aussi des parents se mobiliser, essayer de m'interpeller ou d'interpeller un chef d'établissement pour demander de les aider à faire sortir leurs enfants de ce courant qui ressemble aux courants sectaires.

M. Goasguen demandait des réponses concrètes sur l'action de « déminage ». L'attitude concrète et de déminage consiste d'abord à ne porter aucun jugement de valeur sur l'attitude des jeunes filles et des parents mais de les écouter, d'essayer de faire comprendre à la jeune fille que l'école, les enseignants, voire les parents - quand je comprends que les parents s'opposent au voile - sont de leur côté et que ce ne sont pas les responsables d'associations islamiques et leur prédicateur qui pensent à leur avenir. Le docteur Milcent conseille aux jeunes filles dans son ouvrage « Le foulard islamique et la République française : mode d'emploi » - ouvrage qui est sur un site internet et qu'il a largement distribué -, un certain nombre de procédures et un argumentaire, aussi bien juridique que pour l'échange avec les enseignants. Il écrit notamment : « Cela ne fait rien si vous perdez une année scolaire ou deux du collège et du lycée, à l'âge de votre adolescence, car ce que vous apprendrez au cours de cette épreuve ne se trouve dans aucun manuel scolaire ». C'est un encouragement fait à des adolescents et adolescentes à être dans le conflit. Il intervient dans les conseils de discipline, non pas en faveur des jeunes filles - c'est ce que j'essaie de leur expliquer - pour les aider à vivre leur scolarité normalement mais pour défendre le port du voile. Les islamistes ne défendent pas les jeunes filles voilées, ils défendent le voile.

La médiation de l'Education nationale essaie de défendre les jeunes filles voilées dans leurs droits, dans le cadre du contexte actuel, en essayant d'éviter les conflits et de faire comprendre la complexité des questions sociales et des questions liées à l'adolescence.

On se focalise aujourd'hui sur l'idée du religieux. Le voile ressort du religieux, on va donc gérer le religieux, et on se sent démuni parce que c'est difficile. La médiation permet d'essayer de comprendre pourquoi la jeune fille a pris le voile et ce qui la motive dans son parcours personnel, son contexte social ou son rapport d'opposition à sa famille. Si les islamistes disent que l'islam de ses parents est mauvais, la jeune fille peut avoir envie de se référer à un islam en opposition à un parent pour dire au père ou aux frères : « Je suis musulmane et meilleure musulmane que toi, et tu n'as plus à me commander ».

M. le Président : Ces jeunes filles qui portent le voile sont-elles des jeunes filles qui pratiquent la religion musulmane et y en a-t-il qui sont musulmanes mais qui ne pratiquent pas la religion musulmane ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Elles ne pratiquent pas. Elles disent qu'elles connaissent le Coran. Elles le connaissent pour autant qu'elles pratiquent la langue d'origine  -et on voit les limites de leur connaissance du Coran - mais elle se le font lire, elles l'étudient. Certaines se montrent très assidues aux cours sur le Coran, sur la religion, plus qu'à l'école.

On suppose qu'elles pratiquent la prière cinq fois par jour mais il n'y a pas d'obligation pour le musulman de faire sa prière aux cinq moments prescrits dans la religion. Il est dit, y compris dans le texte religieux, qu'il est possible de faire ses cinq prières à la fin de la journée. Il n'est pas obligatoire de s'arrêter à des moments précis de la journée, de l'aube au coucher du soleil, pour faire ses prières.

Il y a effectivement un retour à la pratique, parce qu'on leur enseigne dans ces associations ou dans les contacts qu'elles peuvent avoir avec certains prédicateurs qu'elles doivent, justement, aller toujours plus avant dans la religion. Mais le voile - et c'est ce que disent les prédicateurs - est le summum de la pratique musulmane pour les femmes. Le conditionnement social des femmes est effectivement essentiel pour eux. N'y a t-il pas un contexte de pression pour ces prédicateurs si une jeune fille adopte le voile à 13-14 ans ? Ils les amènent à croire que le port du voile est la meilleure manière pour une femme de mettre en cohérence le texte religieux et sa vie de tous les jours. Il y a vraiment un endoctrinement et l'école ne fait pas attention à cela. On gère pour l'instant simplement la question disciplinaire. On gère le problème sur le plan des droits, on regarde si la jeune fille a dépassé ses droits en tant qu'élève au regard de la jurisprudence, mais on ne traite pas les questions sociales, les questions d'influence. Si on le faisait, on n'aurait pas besoin de loi. Selon moi, on pourrait plus facilement faire reculer ces pratiques en traitant le contexte et en apportant des réponses pour anticiper ce problème.

J'ai vu des jeunes filles me dire : « Vous me demandez d'enlever le voile pour ma scolarité, pour mon devenir professionnel et pour une meilleure vie en France, mais si j'enlève le voile tout à l'heure, que je traverse la rue et que je me fais écraser en traversant la rue, je vais me retrouver devant Dieu sans le voile, et que va-t-il faire de moi ? »

Il y a donc l'idée du châtiment divin, transmise à des adolescentes de 10, 12 ou 13 ans par ces courants, qui oblige, là encore, les jeunes filles à faire abstraction de leur vie sociale et de leur vie de jeunes filles. C'est pour cela que c'est sectaire. Elles ont l'idée que le voile est un commandement de Dieu et que l'on ne peut pas ne pas respecter le commandement de Dieu. La loi commune, les valeurs de la société sont importantes, mais en deçà du commandement de Dieu. Ce qui est grave, c'est qu'elles privilégient la loi divine à la loi commune, donc le religieux au civique.

Toutes ne sont pas comme cela, mais on voit que celles qui tiennent ce type de discours sont très influencées et qu'elles n'ont même plus leur libre-arbitre pour pouvoir se sortir de cette situation. C'est justement par l'écoute que l'on peut les aider à sortir de cet enfermement, en leur montrant qu'aucune religion ne doit être exclusive dans la vie d'un individu mais toujours inscrite dans la diversité et dans l'ouverture. Il faut essayer, au niveau de l'Education nationale, et plus largement au niveau des politiques de la ville et des politiques publiques, de traiter spécifiquement la question identitaire de ces jeunes filles. Il faut apporter des réponses en termes culturels, de mémoire, d'actions éducatives et ne pas les rejeter parce que les islamistes les récupèrent au fur et à mesure qu'on les rejette. Ils ne jouent que sur la question identitaire et c'est comme cela qu'ils font avancer leur discours.

N'ose-t-on plus intervenir dans certains établissements ? Y a-t-il beaucoup plus de voiles qu'on ne le croit ou beaucoup plus de manifestations ? Dans certains établissements, les enseignants nous disent qu'ils n'osent pas intervenir, qu'ils n'osent pas enseigner la shoa, la laïcité, les textes de Voltaire... C'est vrai et c'est faux parce que les établissements scolaires n'osent plus enseigner quoi que ce soit dans certains quartiers et dans certains sites, même plus les mathématiques ! Le voile n'est qu'un symptôme de quelque chose d'autre, et on ne peut pas le gérer à part, bien que ce soit un peu comme cela que l'on fait aujourd'hui, comme si c'était juste un signe religieux.

Les journalistes ne s'intéressent, en effet, qu'au côté spectacle. Je prends l'exemple du lycée de La Martinière-Duchère où s'est posé un problème de voile, il n'y a pas longtemps. Cet établissement scolaire est le plus gros établissement scolaire de Lyon avec 2 500 élèves ; il marche bien et a bonne réputation dans la cité. Il s'y pose le problème d'un voile, alors la presse ne cesse d'en parler.

J'ai vu des chefs d'établissement harassés, non pas par la gestion du problème du voile dans leur établissement scolaire, mais par les à-côtés, par la pression causée par les médias et, évidemment, par l'administration parce qu'il est toujours gênant qu'un problème de voile soit relaté dans un journal. Les médias se nourrissent des problèmes de banlieue. De ce fait, ils influencent l'opinion et tout le monde en a peur. Les établissements scolaires qui n'ont jamais eu de problème de voile en ont même peur. Les établissements à qui il arrive un problème de voile pour la première fois, y compris dans une ZEP, ont souvent le réflexe d'interdire l'accès de l'établissement scolaire à la jeune fille qui le porte, ce qui va tout à fait à l'encontre de la jurisprudence car on ne peut pas interdire l'accès d'un établissement scolaire à un élève au motif qu'il arbore un signe religieux. Il faut attendre qu'il ait commis des manquements à ses obligations d'élève. Ces établissements vous disent qu'ils auront dix ou vingt problèmes de voile demain s'ils n'arrêtent pas aujourd'hui celui-là.

A la lumière de mon expérience de neuf ans, je peux vous dire que c'est faux. Un voile n'en amène pas d'autres. Des élèves peuvent, à certains moments, arriver en nombre avec un keffieh dans la cour de l'établissement scolaire, comme après le 11 septembre, et manifester, mais un voile n'en amène d'autres en aucune façon.

Il y a donc de la part du milieu enseignant une méconnaissance réelle de cette population d'immigrés à laquelle il a affaire. Il n'est pas capable d'anticiper son comportement ni de savoir ce qu'il va advenir demain de tel ou tel comportement.

La question de la sexualité est un élément central de la définition du statut des femmes comme étant différent de celui des hommes. Le voile renvoie au statut social des femmes et est revendiqué ou prescrit au nom de la pudeur. Pour les courants fondamentalistes, la pudeur est une notion de gestion sociale, ce n'est plus simplement une valeur individuelle et de bienséance. La société devrait être gérée en séparant les hommes et les femmes. Pour que cette séparation, au nom de la préservation de la pudeur des femmes, soit effective, il faut, si l'on ne peut pas la mettre en pratique comme dans un pays qui respecte la charia par exemple, trouver d'autres formes de séparation. Le voile est une forme de moralisation de la mixité dans la société.

Mme Martine DAVID : Mais s'il y a contrainte, elle ne s'applique qu'aux femmes.

Mme Hanifa CHÉRIFI : De toute façon, la contrainte ne s'applique qu'aux femmes puisque ce sont elles qui constituent le danger.

Mais il y a aussi la question de l'adolescence. On a, par exemple, un problème avec la sanction du refus d'aller à la piscine. On peut exclure par la voie du conseil de discipline, d'une manière tout à fait légale, une jeune fille qui porte le voile et qui refuse d'aller à la piscine. J'ai vu des chefs d'établissement avoir mauvaise conscience en s'appuyant sur ce motif parce qu'ils nous disent que 90 % des jeunes filles de leur établissement scolaire trouvent des prétextes et produisent des certificats médicaux pour ne pas aller à la piscine. On peut imaginer les raisons pour lesquelles des garçons et des filles, à l'adolescence, ne veulent pas aller à la piscine. Faut-il sanctionner cette jeune fille, alors que les enseignants, les élèves, tout le monde, voient que la piscine est un problème à 13, 14, 15 ans, pour les garçons comme pour les filles ?

La référence au voile c'est l'obligation pour les jeunes filles, dès l'âge de la puberté - cela peut commencer à 11 ans, 12 ans, et j'ai vu des jeunes filles poser le voile en 6ème -, de ne rien montrer de leur corps et de considérer qu'elles sont l'objet de convoitise de la part de leurs camarades de classe et de leurs professeurs, alors que ce sont des adolescentes et qu'elles n'ont pas à vivre avec cette image négative d'elles-mêmes.

La petite fille de 11 ou 12 ans à qui l'on fait porter le voile bascule dans la sphère des femmes et n'est plus dans la sphère des adolescentes.

On pourrait au minimum proposer que l'autorisation du port du voile soit fixée à l'âge du mariage autorisé pour les filles, ce qui supprimerait toute obligation du voile pour les fillettes.

M. le Président : Merci beaucoup, Madame, pour toutes ces informations et réflexions qui nous sont très utiles. Nous allons y réfléchir. Votre présentation a été passionnante.

Audition de Mme Elisabeth ROUDINESCO, psychanaliste

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je rappelle que vous êtes psychanalyste et que vous avez publié, le 27 mai 2003, un article dans le journal Libération intitulé : « Le Foulard à l'école, étouffoir de l'altérité ». Vous y défendez la laïcité et vous vous déclarez favorable à l'interdiction du port du foulard à l'école. Cependant, vous faites une distinction entre l'école et l'université et plus généralement entre l'école et l'espace public. J'ai été surpris de lire que vous êtes pour l'interdiction du port du foulard à l'école mais pas à l'université.

Par ailleurs, je souhaite vous poser une question qui est plus en rapport avec votre métier et avec l'ouvrage « La psychanalyse à l'épreuve de l'islam ». Marcel Gauchet qualifie le communautarisme de « péril imaginaire ». Partagez-vous cette analyse ? Quelle est votre position en la matière ? De votre réponse à cette question découlent en effet beaucoup d'autres positions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne vais pas trancher le débat juridique qui est très complexe. Le livre auquel vous faites allusion et qui consacre tout un chapitre à la question du voile, a été écrit par un de mes amis, M. Fethi Benslama. Quant à l'article paru dans Libération, je l'ai écrit en réponse à une pétition publiée une semaine auparavant dans le même journal et intitulée « Oui au foulard à l'école laïque » qui disait qu'il était discriminatoire d'interdire le voile. Cette pétition me paraissait absurde et véritablement excessive. Je pense qu'il faut faire la distinction entre un interdit qui est nécessaire et une discrimination contre laquelle il faut lutter. C'est sur ce point que j'ai voulu réagir.

M. le Président : Je rappelle que dans cette pétition, un certain nombre d'intellectuels, d'universitaires, d'enseignants et de féministes, se sont prononcés en faveur du port du voile à l'école. Dans votre réponse, vous dites, qu'à l'appui de leur thèse, ils invoquent l'idée que son interdiction entraînerait la République sur la voie d'une « exclusion néocoloniale » des jeunes filles musulmanes issues de l'immigration.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai été d'autant plus étonnée par cette pétition qu'elle était signée par quelques-uns de mes amis et par un certain nombre d'intellectuels tels que Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant. Je la trouvais également excessive dans la confusion qu'elle opérait entre ce qu'on peut appeler un interdit - lequel est nécessaire du point de vue de la psychanalyse ou de la psychologie parce qu'il structure la personnalité - et une discrimination qui relève d'un autre ordre.

Sur la question du port du voile à l'université, j'aurais tendance à vouloir l'interdire, là comme à l'école. Mais c'est très difficile parce que l'université est un milieu très différent de celui de l'école. C'est un espace beaucoup plus ouvert et les étudiants sont majeurs. A l'école, les élèves peuvent être majeurs à la fin de leur scolarité mais les problèmes qui se posent concernent avant tout des jeunes filles mineures.

S'il est donc très difficile d'interdire le port du voile à l'université, je serais en revanche assez favorable à une interdiction dans toutes les administrations et chez les professeurs. En effet, le problème ne manquera pas de se poser aux professeurs femmes qui auront porté le voile au cours de leur formation et qui souhaiteront le garder pour enseigner.

Pour revenir au fond du problème, il me semble évident que l'interdiction des signes ostentatoires d'appartenance religieuse est une nécessité. Mais le voile a une autre signification. D'abord, il n'est pas prescrit par le Coran. Il est donc la preuve d'un islam politique et légalitaire. Il répond à une visée politique très précise. En ce sens, le voile revêt un caractère spécifique. Il n'est pas seulement un signe religieux.

M. le Président : Pas « seulement » religieux ou pas « du tout » religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Si j'ai bien compris les spécialistes de l'interprétation du Coran, il l'est un peu et c'est toute la complexité. Vous savez que les textes religieux sont soumis à interprétations. L'interprétation la plus intégriste de l'islam le considère comme un signe religieux ce qui conduit beaucoup de musulmans à s'opposer à cette interprétation. A la suite de l'article « Oui au foulard à l'école laïque », l'hebdomadaire Marianne a organisé un débat sur ce thème. La quasi-totalité des personnes présentes dans la salle qui s'opposaient au port du voile étaient des femmes issues de l'immigration.

Il importe de tenir compte du fait que les musulmans eux-mêmes sont divisés entre modérés et légalitaires. En outre, il faut favoriser le combat des jeunes filles qui veulent se débarrasser de l'emprise que le voile fait peser sur elles. Très jeunes, on les contraint à le mettre. La femme doit se voiler à partir de la puberté jusqu'à la ménopause. Le voile a ainsi une signification très précise : il faut voiler la femme pour qu'elle ne soit pas l'objet de désir de la part des hommes. Le voile porte en lui-même le refus de la mixité. Psychiquement, c'est l'idée qu'une femme ne doit pas être regardée, ce qui intellectuellement suppose tout de même - comme je le dis aussi dans l'article - la haine de l'autre et le refus d'être objet de désir. Or, dans notre société où la sexualité entre adultes est libre - la sexualité des enfants est, d'ailleurs, d'une certaine façon également beaucoup plus libre qu'avant -, on ne peut pas former des jeunes filles à être exclues du regard, ce qui n'a rien à voir avec la volonté de les préserver d'une quelconque violence matérielle. En filigrane, c'est aussi l'idée, souvent invoquée par les jeunes filles elles-mêmes, que celles qui ne se voilent pas sont impudiques et impures. Tel est le sens du port du voile.

Les enquêtes nous révèlent que deux sortes de très jeunes filles portent le voile : celles qui y sont contraintes par leur famille et, au contraire, celles qui sont en révolte contre leur famille et qui, pour des raisons diverses, invoquent un excès de pureté contre une famille qu'elles jugent beaucoup trop adaptée au mode de vie occidental. J'ai très souvent entendu l'argument selon lequel notre société occidentale est pornographique, trop permissive en matière de liberté sexuelle... et qu'il faut lutter contre cela. Je rappelle au passage que la psychanalyse est interdite dans la totalité des pays à régime islamique au motif qu'on n'a pas le droit de s'interroger sur soi, sur son inconscient, sur sa sexualité. La notion d'exploration de soi n'est pas expressément interdite par la police mais, dans les faits, elle n'existe pas parce qu'il y a une emprise sur le corps de la femme. L'interdiction passe toujours par les femmes. Dans ces pays, il n'y a pas de liberté sexuelle au sens où nous l'entendons.

M. le Président : Les femmes sont un objet au service d'une cause.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Elles sont l'objet exclusif d'un homme qui est désigné depuis leur puberté comme étant leur futur mari. C'est tout un système qui n'est plus du tout le nôtre. Elles sont l'objet du père, des frères et du futur mari, ce qui suppose tout de même une conception particulière de la sexualité. A titre d'exemple, il faut rappeler qu'elles doivent rester vierges jusqu'à leur mariage. Nous avons abandonné tout cela. Ou plutôt, la sexualité relève désormais chez nous de la liberté individuelle, en tout cas à partir de la majorité pour les jeunes filles, et même avant. Dans l'islam, tout le monde vous le dira, l'idée est que le corps des femmes appartient aux hommes de la tribu. Cela entre en contradiction radicale avec l'évolution de nos mœurs. Si l'on veut être, par ailleurs, très ferme sur les questions de violence sexuelle, de viol, de pédophilie, il faut être libre du côté de ce que l'on peut appeler la liberté du désir.

Dans mon article, j'ai aussi évoqué une autre hypothèse sur les dangers du voile. Je n'ai pas aimé l'argument utilisé par les signataires de la pétition en faveur du voile selon lequel « ces jeunes filles sont studieuses ». Je me méfie de cet argument parce que je ne sais pas ce que l'on peut retirer de l'enseignement lorsqu'on se borne à apprendre comme un automate studieux. Développe-t-on vraiment la pensée critique sous un voile en ingurgitant un savoir sur lequel on n'a pas de recul critique ? Je n'ai pas vérifié ce que j'avance. Mais la mission de l'école est aussi de faire naître chez l'élève, dans certaines limites bien sûr, un esprit critique sur ce qu'on lui enseigne, voire un esprit de rébellion par la parole. En tout cas, la mission de l'école n'est certainement pas de confiner l'élève dans un silence voilé. Il existe des premiers de la classe parfaitement studieux qui sont complètement dévastés à l'intérieur d'eux-mêmes. J'ai abouti à cette réflexion après avoir constaté que les islamistes ont suivi les meilleures études techniques possibles. Ils se sont servis des universités, notamment américaines et anglaises, pour être férus de science occidentale. Je me méfierais donc de l'argument selon lequel il ne faut pas interdire le voile parce que les jeunes filles qui le portent sont « studieuses ».

Cela me conduit à évoquer un autre problème. Les personnes qui sont plutôt favorables au voile disent qu'il peut être porté dans la mesure où les jeunes filles participent aux cours de gymnastique et suivent l'ensemble du programme scolaire. Cela ne suffit pas et je crois qu'il est nécessaire de réaffirmer que l'école républicaine a aussi une fonction d'enseignement critique. On doit développer la conscience critique et pas la soumission. L'autorité n'est pas la soumission.

M. le Président : Dans votre article, vous écrivez : « [...] l'école moderne a pour mission de demeurer un lieu conflictuel marqué autant par le principe d'une puissance souveraine - fût-elle toujours contestée - que par l'exercice d'une liberté critique - fût-elle sans cesse soumise à des interdits. ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : C'est la dialectique hégélienne. La souveraineté doit exister, mais elle ne peut pas être totalitaire. Il faut qu'elle soit contestée.

M. le Président : L'équilibre est difficile à trouver.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. J'étais moi-même une mauvaise élève...

M. le Président : ... mais vous avez bien réussi après.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr, parce que je me suis ensuite approprié le savoir. Il ne faut pas avoir peur du mauvais élève. Il faut discuter avec lui. L'échange doit passer par la parole - c'est ce que je tente de démontrer dans mon article. Si cela ne passe pas par la parole, cela va passer par le corps, par les actes et par la violence. Les vertus de la parole sont fondamentales. Autrement dit, même en interdisant le voile, quelque chose peut, à la limite, être négocié. J'aurais tendance à essayer de convaincre par la parole quelqu'un qui porte le voile de l'enlever plutôt que par la contrainte. Mais nous sommes quand même aidés par des interdits.

M. le Président : Avez-vous le sentiment, madame, que le problème du voile est important en France et qu'il concerne de nombreuses jeunes filles, ou bien estimez-vous que ce problème est très marginal ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai l'impression que le problème du voile est symboliquement important, quelles que soient les statistiques.

M. le Président : Il est symboliquement important parce qu'on l'a aussi assimilé à un signe religieux, alors qu'il n'est pas forcément un signe religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, pas forcément. Il faut se référer à tous les spécialistes du Coran. Dans mon article, je cite Christian Jambet, lequel affirme que le voile est un signe religieux d'un certain courant de l'islam mais pas de tous. Le voile est plus qu'un signe religieux. Il revêt une forte dimension sexuelle, dimension qui est absente de la kippa et de la croix. L'idée de voiler est consubstantielle au voile. La femme doit être soumise. Or notre monde occidental n'accepte plus cela aujourd'hui.

M. René DOSIERE : A vous suivre, madame, ce n'est pas seulement à l'école qu'il faut interdire le voile mais dans l'ensemble de la société française.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, on ne le peut pas. Notre société est fondée sur la tolérance. Il serait déjà très difficile de parvenir à l'interdire à l'université, du moins je ne sais pas comment on pourrait le faire.

M. le Président : Pour vous, l'école ou l'université, c'est un service public laïque.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais l'université est un lieu très ouvert.

Mme Martine DAVID : De plus, l'école est obligatoire, au contraire de l'université.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Et certains étudiants sont des auditeurs libres.

M. le Président : Oui, mais le lieu de l'université est matériellement un lieu laïque où l'on impose aux enseignants, comme aux usagers de ce service public, le respect des règles de la laïcité et des autres religions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, absolument.

M. le Président : Il y a une petite faille dans ce que vous dites, si je puis me permettre.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Le débat sur l'université est très complexe et l'espace dont je disposais dans ma tribune au journal Libération était trop limité pour que je puisse m'y engager.

M. le Président : Accepteriez-vous qu'un professeur d'université fasse son cours voilé ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non ! Il faut distinguer le cas de l'élève de celui du professeur. L'enseignant est un fonctionnaire de la République.

M. le Président : Je suis tout autant choqué par une enseignante voilée que par une étudiante voilée. Le lieu de l'université, comme le lieu de l'école, est pour moi un lieu de laïcité.

M. Yvan LACHAUD : L'enseignant est encadré par la loi.

M. le Président : Oui, mais il y a une communauté d'enseignants et une communauté d'étudiants, et ces deux communautés font partie du même service public, le service public de l'éducation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je pense que vous avez raison. Il importe cependant d'être réaliste sur ce que l'on peut faire. L'enseignant n'a pas du tout le même statut que l'étudiant. Adopter une loi trop rigide comporterait des risques. Il est très difficile de contrôler tous les étudiants qui viennent à l'université. On peut, à la rigueur, contrôler ceux qui sont inscrits mais il demeure le problème des auditeurs libres. Fort heureusement, tout le monde peut entrer dans un amphithéâtre.

M. le Président : Puisque vous faites une différence entre l'enseignant et l'étudiant, et que vous acceptez cette différence, trouvez-vous normal qu'une étudiante musulmane refuse d'être interrogée par un homme ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est bien entendu absolument nécessaire d'interdire que celle-ci exige d'être interrogée par une femme car elle outrepasse ici ses droits. Il est impensable de céder à de telles injonctions. Il faut évidemment appliquer la règle. Mais une étudiante peut très bien porter le voile à l'université et respecter les règles qui régissent l'organisation des examens. Ce n'est pas incompatible.

M. le Président : Madame, vous qui êtes professeur, accepteriez-vous d'interroger une étudiante voilée ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ferais tout, absolument tout, pour lui faire enlever son voile, mais toujours en recourant au dialogue.

Mme Martine DAVID : Mais si, malgré vos arguments, vous ne parveniez pas à lui faire ôter son voile, vous seriez contrainte d'accepter de l'interroger en l'état.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai évidemment reçu beaucoup de courriers à la suite de la publication de mon article. Je suis plutôt en faveur de l'interdiction du voile mais soyons réalistes aussi.

M. Bruno BOURG-BROC : Selon vous, existe-t-il des cas dans lesquels le port du voile peut être émancipateur ? Par ailleurs, j'ai bien compris que votre réflexion portait plutôt sur le voile et que vous faisiez une différence très marquée entre ce signe-là et les autres signes religieux. Néanmoins, avez-vous étendu votre réflexion à d'autres signes religieux ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'estime que le port du voile n'est jamais émancipateur, même lorsqu'il est revendiqué comme tel. Certaines jeunes filles déclarent : « Nous contestons le désordre de nos familles, le désordre de l'occident. Le voile est un signe de liberté ». Je ne le crois pas. Le voile devient alors la preuve d'une incapacité à affronter la modernité.

M. le Président : Il constitue donc un repli identitaire.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, et de manière générale, il est toujours regrettable qu'une personne soit d'abord identifiée par sa confession religieuse, quelle qu'elle soit. Dans l'article, j'écris qu'il n'est pas dans mon propos de nier les origines historiques ou la généalogie de chacun. Pour autant, il ne s'agit pas d'être identifié comme juif, catholique... Ce n'est pas tout à fait la même chose. Je ne suis pas pour l'identification ethnique. Le problème que nous affrontons aujourd'hui est celui-ci. La France n'est pas menacée, comme les Etats-Unis, par un communautarisme qui est étranger à notre culture. Cependant, on ne peut pas nier qu'il existe un problème. Or ce problème ne se posait pas dans l'école que j'ai moi-même connue. Personne n'affichait ce type de signe. On affichait d'autres signes de rébellion. J'ai connu l'école où les adolescentes ne pouvaient pas assister aux cours en pantalon. Venir en pantalon - mais pas en short - était émancipateur.

M. Bruno BOURG-BROC : En quoi le port du pantalon est-il plus émancipateur que le port du voile ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Parce que le port du pantalon n'était pas un signe d'oppression mais, au contraire, la revendication d'une égalité vestimentaire avec les hommes. Autre exemple, la contestation des blouses à l'école a été une bonne chose. Certes, dès que l'on conteste quelque chose à juste titre, les excès ne manquent pas de surgir en parallèle, et on ne peut pas tolérer dans une classe n'importe quelle tenue vestimentaire. Mais cette contestation se place sur un autre plan que la revendication du port de signes religieux.

M. Bruno BOURG-BROC : Le port de l'uniforme est-il une solution ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Justement, non, certainement pas ! Mais cela ne signifie pas que l'on doive accepter que des élèves viennent à l'école en short, en baskets ou dans n'importe quelle tenue.

En 1966, j'ai vécu une expérience qui m'a profondément marquée. Durant deux ans, j'ai enseigné à Boumerdes, en Algérie, où j'accompagnais mon mari qui était coopérant. C'était au moment de la guerre des Six jours. Ma classe était uniquement composée de garçons de mon âge ou presque qui tous avaient connu la guerre. Un jour, j'ai retrouvé ma classe couverte de croix gammées. Tous les enseignants présents - des Français et des Russes - m'ont dit que cela n'avait absolument aucune importance, qu'il fallait que je continue à enseigner sans prêter attention aux croix sur les murs parce que, dans l'esprit des élèves, ce signe n'était pas dirigé contre les Juifs, mais contre l'Etat d'Israël. J'étais alors très jeune - j'avais 22 ans - mais j'ai absolument refusé ce raisonnement que j'ai jugé inacceptable. J'ai alors demandé à mes élèves quelle était la signification de leur acte et je leur ai indiqué que je ne pouvais pas accepter une telle attitude. Il s'en est suivi une très longue discussion au cours de laquelle je me suis aperçu qu'en effet, ils n'avaient jamais entendu parler du génocide juif ou du moins qu'ils ne voulaient pas savoir. De ce jour, j'ai compris l'importance des fonctions symboliques puisque, suite à mon intervention, ils ont effacé les croix gammées. Ce jour-là, je leur ai fait comprendre qu'ils pouvaient très bien être contre Israël - que là n'était pas le problème - mais que je ne pouvais pas enseigner en faisant semblant d'admettre que la croix gammée pouvait revêtir une signification relative. Déjà, à cette époque, s'engageait le débat sur le relativisme.

M. Yvan LACHAUD : Je me pose un certain nombre de questions à propos de votre raisonnement sur l'université. Comment justifier que l'on interdise de porter le voile à Darifa, élève en Brevet de technicien supérieur (BTS), soumise au statut d'étudiante mais qui pose problème parce qu'elle suit ses cours dans le cadre du lycée La Martinière-Duchère à Lyon et affirmer, dans le même temps, qu'il n'est pas possible d'interdire le port du voile à l'université ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Est-elle majeure ?

M. Yvan LACHAUD : Oui, elle est majeure - elle a 21 ans - et mariée.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement, c'est une situation difficile. Je ne suis pas opposée à l'interdiction du port du voile à l'université. En vérité, je ne sais pas bien ce qu'il faut faire. J'ai tout à fait conscience qu'une telle interdiction entrerait en contradiction avec la législation européenne et avec le respect des libertés religieuses. Essayons au moins de faire quelque chose pour les filles mineures. Si je suivais mon penchant, je serais en faveur d'une interdiction du port du voile à l'université. Mais est-ce possible ?

Mme Martine DAVID : Vous êtes donc favorable à l'interdiction du port du foulard à l'école.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, certainement.

M. Christophe MASSE : L'interdiction du port du voile, qui constitue une solution envisageable, quoique relativement radicale, répondrait à l'inquiétude des chefs d'établissement. Dans le Figaro du 26 mai 2003, ils déclaraient : « Nous faisons du droit local, le voile est toléré ici, interdit là ; c'est au législateur de prendre ses responsabilités et pas à nous de nous débrouiller ». Interdire le port du voile pour répondre aux difficultés du monde enseignant ne conduirait-il pas à diaboliser une frange de la population musulmane avec les risques bien connus que cela comporte, notamment de créer des mouvements de révolte là où, pour l'instant, ils n'existent pas ? Quel est votre avis sur ce point ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il ne faut jamais avoir peur de diaboliser, sinon on ne fait plus rien. Le risque que vous évoquez est bien réel mais il nous appartient de démontrer qu'un interdit n'est pas une discrimination. De plus, la peur de la diabolisation relève d'un raisonnement stratégique. Je crois qu'il faut se déterminer par rapport à des vérités plus essentielles. Dans la pétition à laquelle j'ai répondu, il est écrit : « Nous ne sommes pas ″ des partisans du voile ″ [...] mais... ». « Nous ne sommes pas... mais... », je n'aime pas ce type d'argumentation. Je crois qu'il faut savoir prendre des risques en légiférant, quitte à apporter ensuite des correctifs à la loi. Vous parliez des chefs d'établissement : une législation claire serait, en effet, de nature à les aider.

M. Christophe MASSE : De quelle manière ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les chefs d'établissement devraient également prendre des risques. Si j'étais dans leur position, je me débrouillerais pour interdire le voile. Rendez-vous compte de ce qui se passerait si le port du voile à l'école était autorisé ! Les jeunes filles contraintes à le porter n'auraient plus aucun recours pour l'enlever. Cela est également à prendre en compte.

M. le Président : Vous ne croyez pas à la force de la loi pour régler ces problèmes.Vous pensez plutôt qu'il faut recourir au dialogue.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il faut utiliser les deux moyens.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Il faut le faire par la loi.

M. le Président : Faut-il que nous modifiions la loi ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne sais pas. La jurisprudence du Conseil d'Etat pose évidemment problème. Faut-il faire une nouvelle loi ? Je ne sais pas. Réaffirmer les principes de laïcité de la loi 1905 sera-t-il suffisant ? C'est à vous de trancher la question...

M. le Président : Nous allons le faire et nous assumons nos responsabilités, mais nous essayons d'être éclairés par vous.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : En la matière, j'aurais plutôt tendance à vous faire confiance tant l'aspect législatif de la question, notamment en raison des contraintes de la réglementation européenne, me paraît compliqué. Je peux néanmoins formuler une proposition : les lois sont nécessaires parce qu'elles permettent de contester la loi. La problématique est ici la même qu'en matière de délinquance. La loi est nécessaire mais il faut ensuite l'appliquer avec une certaine souplesse. L'absence de loi conduit à l'anarchie et l'absence de souplesse dans son application conduit à l'autoritarisme. Telle est ma vision des choses qui m'incline à être favorable à l'adoption d'une loi interdisant le port du foulard à l'école.

Mme Martine DAVID : Pour poursuivre notre réflexion, je voudrais rapporter les propos du président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), M. Mohammed Bechari, qui a indiqué très récemment que l'interdit législatif aurait vraisemblablement pour conséquence la création d'écoles musulmanes privées, et que l'Etat ne pourrait pas l'empêcher. A partir de là, il n'y avait aucune raison de penser que ces écoles joueraient le jeu de l'intégration. Je pense qu'on ne peut pas passer à côté de cette question. Ces propos sont peut-être volontairement outranciers ou exagérés, dans la mesure où M. Mohammed Bechari est opposé à l'interdiction du voile. Néanmoins, une peur existe. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : L'histoire des relations de l'église catholique avec la laïcité est là pour nous éclairer. Je me pose la question suivante : les écoles coraniques privées, si jamais elles existent, seront-elles contraintes de suivre le programme défini par le ministère de l'éducation nationale ?

Mme Martine DAVID : Uniquement si ces écoles sont sous contrat avec l'Education nationale.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Dans tous les cas, c'est ce qu'il faut leur imposer. On a bien imposé aux écoles catholiques ce qu'on appelle le contrat. Dès lors, il n'y aurait plus aucune raison de s'opposer à la création d'écoles musulmanes privées.

Mme Martine DAVID : Le contrat entre l'école et le ministère de l'éducation nationale ne s'impose que dans la mesure où l'école souhaite obtenir un financement de la part de l'Etat.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais pourquoi pas ? Faisons ce pari. La même question se pose pour les mosquées. Pourquoi ne pas favoriser la construction de mosquées de façon à réduire l'influence des intégristes qui domine dans les garages ? Nous ne sommes pas en lutte contre la tolérance religieuse mais contre l'intégrisme sous toutes ses formes, c'est-à-dire contre la religion qui se transforme en politique. Historiquement, l'affrontement entre la tolérance et l'intégrisme a toujours tourné à l'avantage de la première. Acceptons la création de ces écoles, à condition de les obliger à jouer le jeu de l'intégration.

Mme Martine DAVID : Cela signifie qu'il faut modifier la loi de 1905. On met ici le doigt dans un engrenage.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les écoles privées catholiques existent.

Mme Martine DAVID : Oui, mais il n'existe que celles-là.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : La plupart des cinq millions de musulmans qui vivent en France ne veulent pas du tout du voile.

M. le Président : Jusqu'ici, nous n'avons parlé que du voile. Mais, progressivement, on apprend qu'un certain nombre de jeunes garçons, pour des motifs religieux, se laissent pousser la barbe.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est très difficile de les en empêcher.

M. le Président : Certes, mais si l'on ne prend pas garde à ce phénomène, il peut aussi devenir un élément de refus de l'intégration, de la laïcité et de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : On ne pourra jamais dire que se laisser pousser la barbe est un signe religieux ostentatoire. On va avoir du mal.

M. le Président : Qu'on ait du mal, c'est certain. Mais on nous a longuement expliqué précédemment qu'un certain nombre de mouvements extrémistes islamistes incitaient les jeunes à se laisser pousser la barbe, provoquant l'exaspération des professeurs, et que ce signe extérieur, ostentatoire, commençait à poser ainsi un certain nombre de problèmes.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Vous avez raison, M. le Président. Mais le port de la barbe n'est pas tout à fait la même chose que le port du voile parce que, dans ce cas, l'emprise est directe. Il est impossible de légiférer sur le port de la barbe.

M. le Président : Effectivement, mais si l'on pousse le raisonnement à son terme...

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Cela devient absurde. On ne va pas légiférer sur le port de la barbe ! Il faut rester dans le domaine du possible.

M. le Président : Naturellement. Il y a la loi et le possible. Mais si l'on poursuit le raisonnement jusqu'au bout, il faut faire disparaître de l'école laïque et des lieux publics tout signe religieux ostentatoire ou tout signe de refus des valeurs de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non car que ferait-on alors si un garçon venait avec les cheveux verts ou un piercing ? Ces signes n'ont aucun caractère religieux.

Mme Martine DAVID : Le piercing est déjà admis dans les écoles.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Symboliquement, ce n'est pas tout à fait la même chose.

M. le Président : On nous a expliqué que ces jeunes se laissaient pousser la barbe pour ressembler au « Prophète ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai bien compris le sens de leur action, mais je suis convaincue qu'on ne peut pas légiférer sur la barbe.

M. le Président : J'en suis, moi aussi, convaincu mais je veux montrer qu'il y a une logique dans le raisonnement qui peut amener à certaines extrémités très graves.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr. Mais ne soyons pas nous-mêmes intégristes pour lutter contre l'intégrisme. Je suis absolument convaincue que le véritable problème posé par le voile est qu'il recouvre une dimension sexuelle. Il nie l'égalité entre les hommes et les femmes sur laquelle repose notre société.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Selon vous, le voile constitue donc bien plus un signe communautariste d'autant plus condamnable qu'il porte atteinte à la liberté ou, plus exactement, à la libération même de la personne...

Mme Elisabeth ROUDINESCO :... à la liberté de conscience.

M. Pierre-André PÉRISSOL : ... qu'un signe religieux. Dans votre esprit - et votre réflexion rejoint ici celle que nous avons menée avec M. Rémy Schwartz - le voile est donc est un signe de tradition, un signe d'appartenance à une communauté, qui entraîne un risque d'aliénation pour la personne qui le porte et dont l'école a la responsabilité parce qu'elle est jeune. C'est d'ailleurs pour cette raison que vous faites la distinction entre le port du voile et le port de la barbe. La barbe n'entraîne pas une aliénation de l'homme tandis que le voile isole la jeune fille de sa capacité à intégrer la société et l'école peut en être complice. Si j'ai bien suivi votre raisonnement, telles sont les raisons pour lesquelles vous estimez que le voile ne constitue pas un problème religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement. En interdisant le port du voile à l'école, nous favoriserions la lutte des femmes musulmanes en faveur de la laïcité dans les pays islamiques. Nous étions opposés à la pratique de l'excision et de la polygamie, nous les avons interdites. Il faut toujours favoriser ce qui peut être émancipateur. Si le voile est autorisé, les jeunes filles qui le portent n'auront plus aucun recours lorsqu'elles souhaiteront l'enlever et qu'elles seront sous l'emprise de leurs familles. C'est plutôt sous cet angle qu'il faut envisager notre réflexion. On ne peut pas lâcher la lutte des femmes dans le monde entier qui veulent se libérer de ce système abominable.

M. le Président : Le problème pour nous est celui de savoir s'il faut ou non modifier la législation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Certes, mais ces problèmes doivent rester présents à notre esprit. Dans ce domaine, la France a un rôle à jouer et certains pays attendent beaucoup d'elle.

Mme Martine DAVID : Y compris quand le port du voile est, nous dit-on, de la propre volonté de la personne qui le porte.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. Le concept de « servitude volontaire » existe, même chez les adolescentes de quatorze ans. Tous les autres arguments ne sont qu'illusion.

Mme Martine DAVID : Je le pense également.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : D'où la nécessité d'interdire le voile à l'école. L'interdit est nécessaire à la jeune fille de quatorze ans car elle ne peut pas être libre de porter le voile, même si elle a l'impression d'être libre ...

M. le Président : Ce qui est important, c'est donc la notion d'interdit.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, il ne faut pas discriminer mais interdire. Il existe des interdits majeurs : l'interdit de l'inceste, l'interdit du trouble des générations, l'interdit de la violence physique. On les appelle des interdits fondamentaux.

M. le Président : Cela dit, l'histoire de nos sociétés montre que les interdits évoluent.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui et c'est pour cela que je suis progressiste.

M. le Président : Madame, nous vous remercions. Votre exposé était passionnant. Mais vous avez soulevé plus de questions que vous n'avez apporté de réponses à nos interrogations !

Audition conjointe de M. Vianney SEVAISTRE,
conseiller technique chargé des affaires cultuelles au cabinet de M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales et chef du bureau central des cultes,
et de Mme Emmanuelle MIGNON, conseillère juridique au cabinet de M. Sarkozy


(extrait du procès-verbal de la séance du 17 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame, monsieur, je vous remercie de votre présence. M. Sevaistre, peut-être souhaitez-vous débuter votre intervention par un exposé liminaire sur les textes en vigueur concernant la question du port des insignes religieux à l'école, sur la situation des musulmans en France et sur les incidences éventuelles d'une législation sur le port des signes religieux. Nous vous poserons ensuite une série de questions.

M. Vianney SEVAISTRE : Merci M. le Président. Je tiens à indiquer que je parlerai en mon nom personnel et non en celui du ministère.

Je suis le chef du bureau central des cultes. A ce titre, j'ai suivi les travaux de la consultation des musulmans de France en tant que conseiller juridique du conseiller technique du ministre de l'intérieur de l'époque, M. Daniel Vaillant. Au changement de gouvernement, j'ai directement pris en charge les travaux de la consultation au titre de conseiller technique officieux au cabinet de M. Nicolas Sarkozy. Depuis le 20 juin 2002, j'ai ainsi préparé l'ensemble des réunions de la consultation des musulmans de France dont j'ai moi-même rédigé les statuts, les décisions étant prises par les musulmans eux-mêmes.

Les experts de l'Education nationale et du Conseil d'Etat que vous avez auditionnés vous ont déjà exposé la législation et la jurisprudence concernant le voile. Je me bornerai donc à en faire ressortir les grandes lignes.

En préambule, je tiens à indiquer que, selon le conseiller pour les affaires religieuses du ministère des affaires étrangères, il n'existe aucune législation ou réglementation sur le port du voile en Europe. Trois pays, la Belgique, l'Allemagne et l'Autriche, disposent de textes que l'on peut rattacher à cette question sous la forme de simples circulaires ministérielles demandant le maintien d'une atmosphère sereine dans les établissements scolaires et universitaires. Mais dans aucun cas le voile n'est explicitement mentionné.

En France, aucun règlement ne traite du port du voile, ni des signes religieux à l'école. En revanche, la jurisprudence est assez riche : avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 sur le port par les élèves des établissements publics d'enseignement de signes distinctifs religieux, interdiction du port des insignes religieux pour tous les agents du service public (avis du Conseil d'Etat rendu en matière contentieuse, Mlle Marteaux, 3 mai 2000), deux arrêts du Conseil d'Etat qui annulent des règlements intérieurs d'établissements scolaires et révèlent un grand souci d'équilibre entre la liberté de manifestation religieuse des uns et la liberté de conscience des autres.

Je souhaiterais ensuite évoquer la question de l'islam en France. Dans notre pays, le nombre des musulmans est estimé à cinq millions. Dix pour cent environ d'entre eux fréquentent les lieux de culte. Concernant le port du voile, ils se divisent en trois écoles de pensée. La première estime que le voile est un insigne religieux dont le port revêt un caractère obligatoire.

M. le Président : Qui incarne cette première école de pensée ?

M. Vianney SEVAISTRE : Un certain nombre de personnes de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), mais également, de façon dispersée, des personnalités de la communauté marocaine.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner des noms de personnes qui incarnent ce courant ?

M. Vianney SEVAISTRE : M. Jabala, le théoricien de l'UOIF. Vous pourriez également auditionner Mme Dounia Bouzar, auteur de plusieurs ouvrages dont « L'une voilée, l'autre pas ». Ces deux personnalités sont, à mes yeux, les plus significatives.

M. Dalil Boubakeur, le recteur de la mosquée de Paris, incarne quant à lui le deuxième courant de pensée constitué des personnes qui estiment que le port du voile est un signe religieux obligatoire, mais que ceux qui ne le portent pas seront pardonnées par Dieu. D'une certaine manière, Mme Dounia Bouzar réalise la synthèse entre ces deux premiers courants de pensée.

Le troisième courant considère que le voile est un signe de pudeur, mais que, chez la femme, la pudeur peut s'exprimer autrement que par le port du voile. M. Soheib Bencheikh, le mufti de Marseille, mais M. Dalil Boubakeur s'inscrit aussi dans cet esprit.

Il n'y a donc pas unanimité des musulmans sur la question et il serait utile qu'ils s'expriment afin que ressortent leurs divergences. De la même manière que si l'on entendait les protestants sur la nature de l'eucharistie, leurs positions seraient divergentes.

M. le Président : Une chose à la fois !

M. Vianney SEVAISTRE : Cependant, le port du voile n'est qu'un sujet parmi tant d'autres. Il convient d'évoquer, en parallèle, le refus de certaines filles de participer au cours d'éducation physique et sportive en tenue de sport ; le refus de la mixité pour certaines activités dans les écoles ; le refus de voir enseigner certaines sciences ; le refus d'assister à certains cours dispensés par des enseignants non musulmans ; la question de la viande non halal et d'autres produits non halal à la cantine car la question dépasse le seul problème de la viande. Le voile n'est donc qu'un aspect des problèmes suscités par l'islam dans les écoles et il convient de ne pas le séparer du tout.

Mme Hanifi Chérifi estime que le nombre de filles portant le voile à l'école est stable. 

M. le Président : Quelle est votre appréciation ?

M. Vianney SEVAISTRE : Elle seule possède des statistiques sur le sujet. La focalisation récente sur le voile est intervenue à la suite de l'intervention du ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, M. Nicolas Sarkozy, au congrès annuel de l'UOIF, le 19 avril 2003. Il y a tenu un discours de 45 minutes. Il a été applaudi 44 minutes et hué une minute lorsqu'il a évoqué le caractère obligatoire de la photo d'identité, tête nue, sur la carte nationale d'identité et sur le passeport. Quelques jours avant, les 6 et 13 avril, avaient eu lieu les élections pour le Conseil français du culte musulman (CFCM). Depuis lors, la presse s'est emparée de ce sujet et on assiste à une focalisation sur ce sujet et sur l'islam. Pourquoi une telle focalisation ?

Un an environ après le 11 septembre 2001, date de la destruction des « twins towers », plusieurs ouvrages ont été publiés, parmi lesquels « La République et l'Islam, entre crainte et aveuglement » de Mmes Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, qui ont contribué à jeter le discrédit sur les musulmans. Les deux auteurs fondent leur hypothèse de travail sur une minorité de musulmans intégristes estimée à 15 % de la population musulmane française. Cependant, la lecture achevée, on a l'impression que tous les musulmans sont considérés comme tels. Telle est du moins l'analyse que j'ai faite de ce document.

Un sondage récent montre que 62 % de la population française estiment que l'islam n'est pas compatible avec les valeurs républicaines. Le même sondage montre que 82 % des musulmans considèrent que l'islam est compatible avec les valeurs de la République. Ce sondage révèle en outre que 58 % de la population française jugent la création du CFCM comme étant un élément de nature à rétablir un équilibre. De nombreux Français font ainsi l'amalgame entre islam et terrorisme. Les musulmans en souffrent avec pour conséquence un repli identitaire, dont le port du voile est une des manifestations.

La question de savoir si l'islam est compatible avec les valeurs de la République est une mauvaise question. Les musulmans sont présents en France et il convient d'en tenir compte. La question de fond est de déterminer le ou les moyens de réduire ce repli identitaire. Une loi sur le voile, prise par une majorité non musulmane, serait interprétée par la minorité musulmane comme une atteinte à sa dignité et comprise comme un acte de mépris envers l'islam et les musulmans. Je ne crois pas que ce soit le but recherché.

Je risque une comparaison. En 1904, une loi a interdit aux congrégations religieuses d'enseigner. Plus de 30 000 religieux ont quitté notre pays. Il a fallu attendre la fin de la Première guerre mondiale et le constat que de nombreux prêtres étaient morts dans les tranchées pour que la France rétablisse ses relations avec le Vatican.

M. Robert PANDRAUD : Vous faites là une analyse un peu rapide !

M. Vianney SEVAISTRE : ... très rapide, certes. De même, le législateur a décidé la construction de la grande mosquée de Paris suite au très grand nombre de musulmans morts dans les tranchées.

Je me pose la question suivante : une loi sur le port du voile ne serait-elle pas de nature à créer une nouvelle crispation identique à celle qui a existé entre l'église catholique et la France en 1904 ? Cette hypothèse n'engage que moi.

Par ailleurs, il convient de réfléchir aux conséquences juridiques de l'adoption d'un texte sur le port du voile. La jurisprudence du Conseil d'Etat fait référence à la convention européenne des droits de l'homme. Elle précise que l'interdiction du port du voile ou d'un signe religieux ne peut être « ni générale, ni absolue ». De plus, comment définir la limite entre un voile islamique qui couvre complètement la tête sans cacher la face et un bandana. Ce n'est pas facile à déterminer.

Autre conséquence de l'adoption d'une loi sur le voile : comment l'appliquer dans les départements dits « concordataires » de l'Alsace et de la Moselle ? Dans ces trois départements, le régime juridique en vigueur prévoit l'enseignement religieux dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Il ne s'agit pas d'un enseignement du fait religieux, mais d'un enseignement confessionnel prévu par la loi, laquelle prévoit la rémunération des professeurs. Conviendrait-il de modifier le régime concordataire ou bien faudrait-il décider que la loi sur le voile ne s'applique pas dans ces départements ? La polémique concernant les crucifix accrochés aux murs des écoles alsaciennes et mosellanes serait immanquablement relancée.

Il faut également rappeler que dans les départements soumis au régime de la loi de 1905, des aumôneries peuvent être créées à la demande des parents ou des élèves majeurs dans les écoles et collèges. Pour l'heure, il n'existe aucune aumônerie musulmane. Conviendrait-il de supprimer toute information relative à cette possibilité à destination des parents ou des élèves majeurs, par voie d'affichage ou par courrier, au risque sinon d'être accusé de prosélytisme ? Je pose la question.

Enfin, concernant la religion israélite, je rappelle que le grand rabbin de France, M. Joseph Sitruk, a récemment adressé à plusieurs ministres du gouvernement un document dans lequel il demandait de façon implicite que la loi précise qu'aucun examen ou cours n'intervienne le samedi, jour du shabbat. Comment peut-on imaginer que d'un côté l'on interdise le port du voile et que, de l'autre, l'on maintienne la tolérance pour que les examens n'aient pas lieu le jour du shabbat ?

M. le Président : Je souhaite vous poser un certain nombre de questions en votre qualité de chef du bureau central des cultes.

Tout d'abord pouvez-vous nous préciser quel est le rôle du bureau central des cultes du ministère de l'intérieur dans la gestion du problème du port des signes religieux à l'école ? Travaille-t-il en relation avec le ministère de l'éducation nationale ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je travaille en complémentarité de l'Education nationale. Le bureau central des cultes est en quelque sorte une araignée sur une toile puisque les sujets religieux et cultuels touchent l'ensemble des ministères. Je suis un peu aussi la mouche du coche, dans la mesure où mon rôle consiste à orienter vers des interlocuteurs compétents les personnes des différentes administrations confrontées à un problème qui touche aux cultes.

M. le Président : Deuxième question, quel est votre sentiment sur la jurisprudence administrative née de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 ? Pensez-vous qu'elle soit satisfaisante, notamment pour les chefs d'établissement ?

M. Vianney SEVAISTRE : Pardonnez-moi de vous dire, M. le Président, que la question est un peu piégée. Sans doute cette situation juridique est-elle difficilement vécue par certains chefs d'établissements. Mais chacun doit assumer ses responsabilités.

Il n'appartient pas à la loi de tout dicter dans le moindre détail. Il revient aux chefs d'établissement de prendre leurs responsabilités dans un certain cadre légal. Si la loi est trop précise, les chefs d'établissement n'ont plus lieu d'être. Il existe d'ailleurs des établissements où ce type de problèmes ne se pose pas. En parlant avec M. Régis Debray, j'ai pu mesurer que lorsque les personnels sont bien formés à la culture des religions, les tensions s'apaisent. En la matière, je suis favorable à ce que le principe de subsidiarité s'applique. Les chefs d'établissement disposent de règles qu'il leur appartient d'appliquer. Certains le font avec facilité, d'autres rencontrent davantage de difficultés.

M. le Président : Pensez-vous que le port du voile soit un signe religieux ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il ne m'appartient pas de décider à la place des religieux.

M. le Président : Le port du voile dans une école constitue-t-il une marque ostentatoire à l'encontre du principe de laïcité de l'Etat ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il appartient aux professeurs et au personnel d'encadrement de l'établissement de comprendre, par le dialogue, les raisons qui déterminent les jeunes filles à porter le voile. Si elles expliquent qu'elles considèrent le voile comme un signe religieux, les professeurs doivent poursuivre le dialogue et leur expliquer ce qu'est la laïcité. Dans cette affaire, il faut marquer des étapes.

M. le Président : Pensez-vous qu'un chef d'établissement public puisse accepter que des élèves portent des signes distinctifs de religion à l'école tels que la kippa, le foulard ou tout autre signe assimilé à la religion ?

M. Vianney SEVAISTRE : Tout est question de nuance. N'étant pas membre de l'Education nationale, je ne puis vous répondre clairement. Tout signe qui revêt un caractère de prosélytisme me paraît malsain. Nous sommes dans le domaine de l'équilibre.

M. le Président : En votre qualité de chef du bureau central des cultes, vous avez pour mission de faire respecter la laïcité de l'Etat. Pour vous, en quoi cela consiste-t-il à l'école ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je veux répondre sous deux angles. Le premier est celui du professeur. Sur ce point, je partage pleinement l'avis du Conseil d'Etat, lequel a indiqué clairement que les professeurs et le personnel d'encadrement ne devaient pas porter de signes distinctifs. Du côté des élèves...

M. le Président : Et du côté de l'Etat ?

M. Vianney SEVAISTRE : L'Etat, c'est l'Education nationale, les professeurs et leur hiérarchie. Autant je dialogue avec l'Education nationale, autant je serais incapable de me substituer à elle.

Second aspect de la question : les élèves. Nous sommes ici en présence d'une dualité : le respect de l'intime conviction de l'élève et le respect de la conscience de ses camarades qui ne partagent pas les mêmes idées que lui. L'équilibre est très difficile à trouver. L'Education nationale y parvient. Je ne peux pas me substituer à elle pour trancher le débat.

M. le Président : Mme Mignon, vous souhaitiez ajouter quelque chose sur ce point là ?

Mme Emmanuelle MIGNON : M. le Président, je comprends bien le caractère politique de votre question. Mais si nous examinons les principes juridiques qui régissent notre Etat, nous ne trouvons aucune norme supérieure, ni dans la Constitution, ni dans les textes internationaux - notamment la convention européenne des droits de l'homme -, qui institue une obligation, pour l'usager du service public, de respecter la laïcité de l'Etat. L'Etat, lui, doit respecter la liberté de conscience et de culte des usagers du service public. Il doit garantir que, par la manifestation de leurs convictions religieuses, ils ne portent pas atteinte à la liberté de conscience des autres - et c'est là que le voile peut poser difficulté. Cependant, à ce jour, aucun fondement juridique ne permet de décréter l'interdiction du voile en ce qu'il porterait atteinte à la « laïcité de l'Etat ».

M. le Président : Pensez-vous qu'aujourd'hui le service public de l'éducation nationale traite également les différentes religions ?

M. Vianney SEVAISTRE : J'évoquais l'affaire des aumôneries. Aujourd'hui, certains établissements de l'enseignement public refusent la création d'aumôneries catholiques au motif qu'ils craignent la demande de création d'une aumônerie musulmane. Pour l'heure, il n'est pas prévu de créer des aumôneries musulmanes. A mon sens, c'est une question de temps. Sur ce point, un progrès reste à opérer. Je suis convaincu qu'à chaque fois que l'on apporte de la connaissance aux gens, on lutte contre l'ignorance, laquelle engendre la violence. Je pense qu'il faut développer les aumôneries quand les gens en demandent la création.

Toujours concernant l'égalité des religions, je rappellerais que les juifs orthodoxes estiment qu'il est interdit d'écrire le jour du shabbat - il est, selon eux, autorisé de suivre un cours, mais non de prendre des notes. Je sais qu'un certain nombre de juifs se sentent pénalisés pour cette raison et demandent la suppression des cours le samedi. Pour ma part, je suis assez défavorable à ce que l'Education nationale accède à ces demandes. Agissant de la sorte, elle se placerait au service de chacune des religions. Très rapidement, les demandes des uns et des autres - y compris des « adorateurs du transistor » - la conduiraient à une situation de très grande confusion !

M. le Président : Comment définissez-vous une religion ?

M. Vianney SEVAISTRE : Juridiquement, il n'existe pas de définition de la religion. Seul le culte est défini et encore sa définition juridique à travers les avis du Conseil d'Etat est-elle limitée : le culte est l'expression extérieure d'une religion - celle-ci étant l'expression du lien entre Dieu et les fidèles - à travers des célébrations et une doctrine.

M. Robert PANDRAUD : En premier lieu, une constatation : heureusement qu'en 1905 - année où nos prédécesseurs ont voté une loi qui paraît faire l'unanimité - n'existaient ni la convention européenne des droits de l'homme, ni de préambule à la constitution de 1875, ni l'Organisation des Nations unies (ONU). Sinon, ils n'auraient jamais voté cette loi. Tous ces « bidules », éthiques ou autres, que l'on généralise à loisir, sont en définitive des nids à contentieux et ne servent qu'à poser des problèmes ! Ils nous ont éloignés progressivement de la laïcité. « Grand Dieu » que la France était belle au début de la troisième République ! Cela lui a permis de gagner la guerre de 14-18. Et si à la suite de la Grande guerre, la France a renoué avec le Vatican, c'est parce que le Vatican représentait un Etat souverain et non une religion.

Le problème qui se pose aux chefs d'établissement n'est pas uniquement celui du foulard. Se pose également le problème de la nourriture qui ne concerne pas seulement les musulmans. A mon sens, la question devrait être réglée de façon abrupte. S'ils ne veulent pas manger à la cantine, qu'ils aillent manger sur les bancs publics ! On ne va pas bâtir un menu à la carte pour chaque secte ! D'ailleurs, comment distinguez-vous une religion d'une secte ? A la lecture de certains statuts de la scientologie ou d'autres sectes, voire de certaines jurisprudences étrangères, nous sommes face à de nouvelles religions. Pourquoi sévir contre les une et pas contre les autres ?

M. le Président : Pour reprendre la question de M. Pandraud, pensez-vous qu'il soit nécessaire, dans le cadre du fonctionnement d'une cantine scolaire, d'opérer des distinctions entre les différentes religions ?

M. Robert PANDRAUD : Introduire les religions à l'école pose problème. Et si les religions entrent à l'école, c'est parce que la religion catholique a depuis longtemps, hélas, cessé d'exercer son rôle missionnaire et apostolique. Si l'on se met à discuter des dates d'examen, des horaires d'entrée à la piscine et de la nature des cours de sciences naturelles, on assistera non seulement la fin de la laïcité, mais surtout on créera un grave désordre dans tous les établissements !

M. le Président : C'est la fin de la laïcité et de l'Education nationale...

M. Robert PANDRAUD : ...avec la complicité de beaucoup de gouvernements qui, par lâcheté, ont cru régler le problème en demandant l'avis du Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat a pour mission de préparer les travaux du législateur et de les interpréter, non de légiférer. Dans les domaines délicats, nous avons l'impression que les avis du Conseil font loi. Je suis désolé, Mme Mignon, mais le Conseil d'Etat n'est jamais qu'un organisme juridictionnel.

M. le Président : En réalité, les propos de M. Sevaistre vont plus loin : pas de loi, pas d'avis du Conseil d'Etat ..., laissons à chacun le soin de régler le problème !

M. Vianney SEVAISTRE : Je n'ai pas dit cela. J'ai rappelé qu'il existait des références supérieures. Concernant le contenu des cours, le problème est clair. Des enseignements doivent être dispensés et il n'y a aucune raison pour que certains élèves s'abstiennent de les suivre. L'enseignement est un ensemble. En revanche, dans la vie des élèves ensemble, les problèmes sont d'une autre nature.

M. le Président : L'école se résume-t-elle à vos yeux à la mission d'enseignement ou bien est-ce un ensemble ? Pour être plus précis, le principe de la laïcité doit-il s'appliquer dans la cour de l'école ou doit-il uniquement porter sur le contenu de l'enseignement dispensé ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il doit s'appliquer aux deux, M. le Président, mais peut-être avec plus ou moins de fermeté selon le cas. Par exemple, dans les armées, on sert de la nourriture casher et halal sur les navires qui ont la capacité d'en emporter tels que les porte-avions. Cela n'empêche pas les marins de confession juive de prendre le quart le jour du shabbat. Le principe de laïcité, sous cette forme, s'applique depuis de très nombreuses années dans l'armée. Dans l'Education nationale, le principe pourrait être vécu de façon similaire en procédant à une distinction forte entre le contenu de l'enseignement et la vie en commun tout en prenant en compte le fait nous avons là affaire à des mineurs. Reste la question suivante : comment cela doit-il se vivre en pratique ? Je ne suis pas capable de vous le dire.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je souhaite rassurer M. Pandraud. 99 % des membres du Conseil d'Etat sont persuadés que la mission de leur institution n'est pas de faire la loi. Si le Conseil d'Etat a rendu un avis sur la question du voile c'est parce qu'on le lui avait demandé.

Je voudrais également rappeler que la jurisprudence administrative, ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, reconnaissent à un Etat le droit de s'organiser en fonction d'une religion dominante. Il est difficile d'écrire ce principe dans une loi, mais dans la pratique il est tout à fait admis que l'on ne peut pas organiser tous les services publics en tenant compte de l'ensemble des religions actuelles ou à venir. Ce principe a été consacré par le Conseil d'Etat dans sa jurisprudence Cohen de 1995, laquelle précise clairement que les enfants des classes préparatoires doivent aller à l'école le samedi puisqu'il se trouve qu'en France, pour des raisons historiques tenant à la religion majoritaire, le jour vacant est le dimanche.

La question d'une loi qui encadrerait et régirait davantage le principe de laïcité au sein des établissements scolaires peut se poser. En même temps, il est important de laisser une certaine souplesse à la réalité du terrain. Voici un exemple pour illustrer mon propos. Hier, le responsable d'une association bien connue de lutte contre le racisme me téléphone en sa qualité d'enseignant. Il était très choqué du fait que certains de ses élèves aient dû passer les épreuves du baccalauréat dans un lycée privé dont les salles de classe étaient décorées de croix. Cela lui paraissait une atteinte aux convictions religieuses des élèves non catholiques. Et il me demandait si cette situation était compatible avec les textes et dans quelle mesure elle pouvait nourrir un motif d'annulation de l'examen. Je lui ai répondu que cette situation n'était pas explicitement proscrite par les textes et qu'en aucun cas elle ne pouvait constituer un motif d'annulation de l'examen. Voilà une question très concrète qui peut se poser si on ne laisse pas un peu de respiration à la législation.

M. Jacques MYARD : M. Sevaistre, je souhaite relever l'opinion tout à fait scandaleuse que vous avez émise sur l'ouvrage de Mme Jeanne-Hélène Kaltenbach et de Mme Michèle Tribalat. Je suis scandalisé qu'un fonctionnaire de l'Etat, même s'il s'exprime en son nom personnel - et vous avez le droit d'avoir votre propre opinion -, puisse dire que cet ouvrage est la cause du repli identitaire des musulmans de France, alors même que Mme Kaltenbach est une femme hors normes et tout à fait objective ! Sa démarche est rigoureusement inverse. Elle constate un repli identitaire pour le dénoncer et le combattre. Je ne puis admettre vos propos et je tenais à vous le dire.

Par ailleurs, il est vrai que l'islam de France est multiple et la majorité des musulmans commence à ne plus supporter la dérive dogmatique d'un certain nombre d'intégristes. Quelles sont vos connaissances de l'islam ? Quels séjours avez-vous effectués dans les pays où l'islam est dominant ?

Deuxièmement ne pensez-vous pas que les positions du grand rabbin de France, M. Joseph Sitruk, puissent conduire à faire entrer le dogme religieux dans la conduite des écoles laïques ? Ne trouvez-vous pas cela inadmissible, voire profondément choquant ? Pourriez-vous clarifier votre position sur ce point ? Ne sommes-nous pas en train d'assister à l'éruption du dogme religieux dans la conduite des écoles laïques ?

Enfin, Mme Mignon, je suis désolé de vous contredire, mais je conteste votre affirmation selon laquelle l'ordre juridique actuel - et notamment la Constitution - ne permettrait pas de dicter à l'usager un comportement de neutralité et de laïcité.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, notamment celle issue du cas d'espèce de l'institutrice suisse qui professait en portant le voile, comprend toute une série de considérants qui soulignent combien les écoles sont des lieux de neutralité et qu'un certain nombre d'obligations peuvent très bien s'appliquer à l'usager. On ne peut laisser dire qu'il n'y aurait aujourd'hui aucune norme dans la République pour imposer le respect à l'usager de la neutralité du service public.

M. Robert PANDRAUD : Je rappelle à M. Myard qu'il n'est pas d'usage dans les missions d'information d'interpeller aussi fortement les hauts fonctionnaires entendus. Autant je partage les dernières opinions de M. Myard, autant il n'appartient pas aux fonctionnaires de répondre sur leur vie privée.

M. le Président : C'est justement ce que je voulais dire à M. Myard. Nous sommes dans une mission d'information, non devant un tribunal. Les personnes auditionnées ont le droit de s'exprimer librement. M. Myard, vous avez certes tout à fait le droit de ne pas adhérer à leur opinion, mais l'intérêt d'une telle mission est d'entendre tout le monde, y compris les personnes qui ne partagent pas les mêmes idées.

M. Vianney SEVAISTRE : Peut-être ai-je été un peu caricatural dans mon opinion sur le livre de Mme Kaltenbach mais, un an après le 11 septembre 2001, de nombreuses analyses parues dans la presse ont assimilé islam et terrorisme. C'est là un fait constaté, qui continue et qui a été entretenu par un certain nombre de musulmans eux-mêmes, dans la mesure où, ne disposant pas d'instance représentative, ils se sont insultés par voie de presse. D'un côté, les musulmans soi-disant laïcs ou modernistes, accusaient leurs coreligionnaires d'être d'affreux barbus terroristes, de l'autre, les plus orthodoxes reprochaient aux modernistes de n'être plus des musulmans. Cette lutte a entraîné un climat de mépris sur l'ensemble des musulmans. C'est une situation de fait.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je maintiens qu'aucun principe de notre droit ne contraint l'usager à respecter le principe de laïcité de l'Etat. J'admets tout à fait d'être contredite, mais j'attends de mon contradicteur qu'il me cite les textes qui fondent son analyse. Pour ma part, je peux vous citer l'article 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme, l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958, lequel précise que la République respecte toutes les croyances. Quoique je ne la partage pas, j'admets et je respecte votre opinion selon laquelle les tribunaux et le Conseil d'Etat auraient interprété de manière erronée la notion de « République laïque ». Toutefois, en ma qualité d'expert, je maintiens que cette notion n'a jamais été interprétée dans le sens que vous développez.

M. René DOSIÈRE : Compte tenu de votre connaissance de la situation du système concordataire en Alsace-Moselle, avez-vous le sentiment que le problème du voile se pose là-bas de la même manière qu'à « l'intérieur » ? Deuxièmement, la législation en vigueur dans ces départements sur les associations - qui diffère quelque peu de celle issue de la loi de 1901 - permet-elle de mieux différencier sectes et religions ?

M. Vianney SEVAISTRE : Les contacts directs ou indirects que j'entretiens avec les musulmans d'Alsace-Moselle montrent que les choses se passent plutôt bien dans le sens où le système juridique en vigueur accorde une situation plus favorable aux associations cultuelles qui n'appartiennent pas aux quatre cultes reconnus que le système juridique applicable sur le reste du territoire. Les musulmans eux-mêmes reconnaissent les avantages qu'ils peuvent tirer d'un tel dispositif. J'ai donc l'impression que la situation des nouvelles religions implantées en Alsace-Moselle est relativement saine. En revanche, je pense que le problème du voile sera de même nature dans cette région que dans le reste du pays. Cette conviction est entretenue par le fait que les musulmans sont assez nombreux dans le bassin de Strasbourg.

Concernant la différence entre religion et secte, je voudrais préciser que je ne sais pas ce qu'est une secte. La loi de 1905 prévoit que la République garantit le libre exercice du culte sous les réserves du respect de l'ordre public. Au titre de la loi de 1905, c'est l'ordre public qui prévaut. Quant à savoir ensuite ce qui relève de l'ordre moral, ce n'est pas du ressort de l'Etat. Définir une secte est très complexe. Je n'en connais pas de définition juridique.

En France, très peu d'associations musulmanes sont régies par la loi de 1905. Cette situation n'est pas normale et tient principalement à des raisons historiques. Lorsque les associations musulmanes se sont créées pour gérer leur lieu de culte entre 1950 et 1970, elles ont utilisé la loi de 1901. Ensuite, l'habitude fut prise de ne pas déposer de demande dans le cadre de la loi de 1905. La principale raison en est la suivante : quand les intéressés se sont présentés dans les préfectures, nul ne leur a indiqué la voie passant par la loi de 1905 puisque l'on était encore sous le régime des associations étrangères et que dans leur majorité, les personnes qui formulaient des demandes n'étaient pas françaises. Encore aujourd'hui, dans les préfectures, il arrive, rarement, mais cela arrive, que le personnel administratif précise qu'il ne peut donner le statut d'association cultuelle à une association musulmane car l'islam n'est pas mentionné dans la loi de 1905. Les esprits doivent encore évoluer pour considérer que les musulmans ont une religion qui existe.

Il existe plusieurs définitions de la laïcité. La loi de 1905 précise que l'Etat garantit le libre exercice des cultes et que la République n'en reconnaît aucun. En Alsace-Moselle cette définition ne s'applique pas, d'où une diversité de définition de la laïcité selon les endroits.

M. Jean-Pierre BRARD : M. Sevaistre, vous avez déclaré que les aumôneries permettaient de progresser sur la voie de la connaissance et constituaient de la sorte un point d'appui pour empêcher le repli identitaire. Mais ne pensez-vous pas que les aumôneries relèvent du domaine de la foi et que le rôle de l'Etat républicain n'est pas de favoriser l'enseignement religieux, mais au contraire d'encourager la connaissance de l'histoire des religions, afin que tous les citoyens aient des points de repère leur permettant de s'orienter ?

Par ailleurs, vous avez parlé de l'importance d'appliquer avec une certaine finesse le principe de laïcité. Cela implique des marges d'appréciation et renvoie à la jurisprudence Conseil d'Etat qui, en quelque sorte, laisse les chefs d'établissement se débrouiller au cas par cas et aboutit à créer des situations impossibles. Récemment, le maire de Lille, Mme Martine Aubry, me confiait s'être rendue dans un quartier de sa ville où 70 % des personnes s'identifiaient comme étant de tradition musulmane. Au moment de prendre la parole, elle fut interrompue par un imam qui déclara : « Les musulmans vous souhaitent la bienvenue dans leur quartier ». Je pense qu'il y a là un petit problème et même danger pour notre Etat républicain. Nous n'avons pas intérêt à nous mêler des luttes de factions entre obédiences musulmanes. Notre rôle, en revanche, est de veiller au respect de la loi dans l'Etat républicain.

Nous ne parviendrons pas à régler l'affaire du voile, en nous limitant à celui-ci. Il convient au contraire de faire appliquer la loi de 1905 dans sa lettre et dans son esprit, à savoir un traitement égal de toutes les religions. A mon sens, les conditions de l'égalité établies, de nombreux problèmes se dissiperont d'eux-mêmes. L'égalité passe par la possibilité, pour chaque religion, de disposer de lieux où exercer le culte. Evidemment, je ne demande pas à ce que l'Etat finance les lieux de culte, mais quelques propositions simples restent à faire.

Dernier point. M. Sevaistre, vous avez déclaré que le port du voile était la revendication d'une identité. Nous qui avons les « mains dans le cambouis » dans nos circonscriptions, nous sommes bien obligés d'avoir des idées sur ces affaires. Mme Jacqueline Costa-Lascoux, universitaire qui a travaillé sur ces questions, dénombre sept raisons qui conduisent les jeunes femmes à porter le voile. Cela me pousse à croire qu'avant de sévir et de faire respecter la règle commune, il faut écouter et dialoguer. Mais ensuite, dans l'espace public, et tout particulièrement à l'école, il ne peut y avoir d'appréciations diverses. Je me place sur la ligne de M. Régis Debray lorsqu'il déclare que la laïcité ne peut être une valeur ou une croyance comme une autre. C'est notre valeur commune qui permet aux autres croyances de vivre et de cohabiter dans la paix. Rappelons-nous que, dans notre pays, il y a eu des guerres de religion.

M. Vianney SEVAISTRE : Je reviens sur la question des aumôneries. Il est clair que l'enseignement du fait religieux est totalement distinct de la création d'aumônerie qui répond à une demande des parents ou des élèves majeurs. A des jeunes filles qui lui disaient que le voile était une obligation religieuse, M. Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, a répondu ne connaître d'obligations pour les musulmans que les cinq piliers de l'islam. Or le voile n'en fait pas partie. Il a poursuivi en leur demandant si elles connaissaient les ablutions qu'elles devaient faire lorsqu'elles avaient leurs règles. Ayant répondu par la négative, il leur a expliqué qu'il existait des obligations plus importantes que celles de porter le voile. Puis il a conclu en ces termes : « Connaissez votre religion avant d'en parler ». Or, où peut-on apprendre sa religion ? Notamment dans des aumôneries qui ne se situeraient évidemment pas à l'intérieur des établissements. Il faut donc à la fois dispenser une culture historique sur l'ensemble des religions, mais pour les gens qui se disent appartenir à une religion, il est nécessaire qu'ils puissent se former d'une façon correcte. Cela peut se faire à travers les aumôneries, sans quoi nous ne disposons d'aucune formation religieuse à donner à ces personnes.

Enfin, vous avez évoqué le problème du communautaire. La question religieuse ne constitue qu'une partie de ce problème. La véritable question est celle de l'intégration dont la religion n'est qu'une des facettes.

M. Eric RAOULT : Mme Mignon, vous avez dit qu'aucune norme juridique ne pouvait fonder l'interdiction le port du voile. Existe-t-il des règles qui, au nom de la dignité de la personne, permettraient de l'interdire ?

M. Sevaistre, pouvez-vous nous dire comment les choses se passent dans les pays régis par des systèmes similaires aux nôtres ?

Mme Emmanuelle MIGNON : Je n'ai pas dit qu'aucune règle juridique ne permettait d'interdire le voile. Je me suis contentée d'appeler votre attention sur le raisonnement à conduire si l'on veut l'interdire à l'école. A mon sens, cette interdiction ne pourrait pas être fondée sur l'idée qu'un principe supérieur exigerait le respect par les usagers du service public de la laïcité de l'Etat. La piste à creuser pour interdire le voile à l'école est ouverte dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989. Elle tient dans l'idée que la libre expression des convictions religieuses - outre qu'elle doit respecter l'ordre public et ne doit pas revêtir un caractère ostentatoire - s'arrête lorsque le port de signes religieux ou l'expression des convictions religieuses nuit à la qualité du service public de l'enseignement. Or, la qualité du service public de l'enseignement s'apprécie certainement au regard de sa capacité à faire - pour chaque enfant - de l'école un lieu d'épanouissement, d'ouverture aux autres et d'égalité entre les hommes et les femmes. En fonction de son appréciation de la situation actuelle de la société, le législateur pourrait juger utile, pour lutter contre le communautarisme et le repli identitaire, d'interdire le port de signes religieux à l'école afin de favoriser l'émergence d'un espace protégé d'égalité et d'ouverture ; de même qu'à une certaine époque on a imposé l'uniforme pour faire disparaître toute trace d'appartenance à telle ou telle classe sociale. Cette voie juridique, étroite mais réelle, est expressément ouverte dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989 - même si la jurisprudence l'a ensuite oubliée. Elle constitue donc une piste à creuser.

M. le Président : Le port du voile à l'école n'est donc pas forcément la manifestation d'un signe religieux. Par ailleurs, il convient peut-être de travailler dans une autre direction, celle de l'égalité entre les sexes. Si l'on n'interdit pas le port du voile, ne mettons-nous pas en cause l'égalité entre les sexes ?

Mme Emmanuelle MIGNON : A entendre votre question, je crois comprendre que vous allez dans le sens de mes propos.

M. Vianney SEVAISTRE : Concernant la question sur le port du voile dans les autres pays européens, vous pouvez interroger directement M. René Roudaut, conseiller pour les affaires religieuses au cabinet du ministre des affaires étrangères.

M. Jean GLAVANY : J'ai l'intime conviction que le problème posé à la mission, et que certains tranchent déjà en pensant qu'un unanimisme bien compris conduira à une loi sur l'interdiction du voile - ce qui reste à démontrer - n'est pas de savoir si nous sommes pour ou contre le port du voile à l'école, mais de savoir si une loi permettrait de l'interdire. Voilà pourquoi je pense que la problématique exposée par Mme Mignon est la seule qui doive nous intéresser : une loi pour quoi dire ? Une loi pour quoi faire ? Et une loi soumise à quelles contraintes ? Dès lors, compte tenu des impératifs constitutionnels et du cadre défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, une loi suffisamment claire et honnête et présentant un réel progrès juridique est-elle possible et applicable ou bien, au contraire, sa rédaction étant soumise à tant de précautions n'aboutirait-elle pas, au fond, à répéter la jurisprudence du Conseil d'Etat ?

Mme Emmanuelle MIGNON : Cette question n'est pas tranchée et le juriste ne peut y répondre de manière absolue. En ce qui concerne le droit interne, je pense qu'il existe une piste assez sérieuse. Je crois que les choses sont plus difficiles au regard de la convention européenne des droits de l'homme car, pour défendre l'interdiction du port du voile devant la Cour européenne des droits de l'homme, il faudrait arguer de l'existence d'un modèle français d'intégration incompatible avec toute forme de communautarisme. Or la Cour européenne des droits de l'homme risque de répondre qu'elle n'a que faire de ce particularisme français. Une autre piste à creuser consisterait à interdire le port de signes religieux à l'école mais en permettant, dans le même temps, l'expression des religions dans l'enceinte scolaire sous une autre forme, notamment dans le cadre des aumôneries. La recherche d'un tel équilibre pourrait peut-être permettre à la loi de passer le filtre de la jurisprudence de la Cour des droits de l'homme.

M. Eric RAOULT : M. Sevaistre, Mme Mignon, vous avez réussi, après un long cheminement, à obtenir une représentation du culte musulman en France. Lors des travaux préparatoires à la création du CFCM, avez-vous évoqué le problème posé par le port du voile à l'école ?

Deuxièmement, je souhaiterais savoir dans quelle mesure le caractère nuancé de votre position concernant le port du foulard à l'école est dicté par les circonstances. En effet, une loi sur le voile serait de nature à remettre en cause l'équilibre patiemment établi pour créer le CFCM. Je comprendrais qu'après l'apaisement suscité par la mise en place de ce conseil, vous ne vouliez pas risquer l'ouverture d'une polémique qui viendrait se greffer à tous les autres points d'accroche.

M. Vianney SEVAISTRE : Dans le cadre des travaux préparatoires à l'établissement du CFCM, j'ai clairement interdit aux interlocuteurs de parler de problèmes religieux. Autant le ministère de l'intérieur avait toute légitimité pour créer le CFCM, autant il n'avait aucune légitimité pour conduire ou organiser des débats religieux. Les représentants musulmans souhaitaient parler de la laïcité dans la République, je ne les ai pas autorisés à en débattre.

Concernant le port du voile, lors des réunions du bureau du CFCM auxquelles j'ai participé, j'ai indiqué que, la société française étant intéressée par cette question et les parlementaires réfléchissant à la rédaction d'un texte de loi sur le sujet, il serait très utile que les nouvelles instances représentant le culte musulman y réfléchissent. Ils m'ont indiqué, d'une part, que cette réflexion devait en effet être conduite mais d'autre part, qu'ils ne voulaient pas être instrumentalisés par le pouvoir politique et n'avaient pas à répondre à un diktat venu de l'extérieur.

Hier, à la réunion de bureau du CFCM, se posait la question extrêmement intéressante de savoir qui au sein du CFCM ou quels théologiens extérieurs pourraient être contactés pour débattre de ce sujet. Effectivement, la question est intéressante. Cette institution vient de se créer et nul ne connaît son autorité théologique sur le sujet. C'est la première fois, en Europe, que les musulmans disposent d'une institution autonome. Les théologiens de France sont-ils les plus compétents pour parler de ces thèmes ou peuvent-ils et doivent-ils faire appel à des théologiens européens, sachant que les écoles de pensée sont très diversifiées ? Les conclusions, à mon avis, seront de nature très diverses. Nous n'aurons pas forcément un avis ferme, définitif et global, mais peut-être une série d'avis à caractère contradictoire.

Je ne vois pas pourquoi le CFCM exploserait sur ce sujet-là. Les luttes de pouvoir internes sont davantage de nature à faire exploser cet ensemble. Les débats théologiques sont nécessaires comme dans toutes les instances de pensée. Nous ne connaissons pas les débats théologiques des autres cultes, faute de les suivre par médias interposés, mais ils sont très certainement intenses.

M. Jean-Pierre BRARD : Quand on débat de questions militaires, l'on ne fait pas uniquement appel à des généraux. Pourquoi, pour débattre de la religion, ne fait-on appel qu'à des théologiens ? Des historiens des religions ont au moins autant de compétence que les théologiens sur le sujet et, avec eux, l'on évolue davantage dans le domaine du rationnel et l'objectivité. Si l'on ne comprend pas l'évolution de l'islam depuis les origines, si l'on ne connaît pas son histoire, si l'on ne comprend pas les raisons de son blocage à partir de XIIème siècle et que l'on fait appel aux théologiens d'aujourd'hui nous ne sommes pas prêts d'en sortir ! Je finirai par une autre anecdote : la ville de Montreuil, dont je suis le maire, compte une communauté musulmane importante venue du sud du Sahara. Le président de la fédération - créée selon le régime de la loi de 1905, comme je le souhaitais - et qui regroupe les diverses associations cultuelles musulmanes qui existaient sur des bases ethnico-religieuses, est un Malien. Il a dit une chose fort juste aux musulmans du Maghreb : « Quand l'islam a trouvé les femmes chez nous, elles étaient en pagne, elles sont toujours en pagne. Nous sommes musulmans dans le cœur et non dans notre façon de paraître ». J'ai trouvé ces propos pleins de sagesse.

M. Jean-Yves HUGON : Première constatation : notre mission a vocation à réfléchir sur la question posée par le port de l'ensemble des signes religieux à l'école, or, pour l'instant, le débat se cristallise autour du voile. Il nous faudra évoquer les problèmes posés par les autres signes religieux.

Je souhaiterais ensuite poser deux questions : avez-vous des informations sur le nombre de jeunes filles qui portent le voile à l'école ? On parlait de 300 jeunes filles. Ce chiffre connaît-il une évolution ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je ne dispose pas de ces chiffres, l'Education nationale vous les fournira.

M. Yvan LACHAUD : Le ministère en aurait répertorié 150. Mais il y en aurait plus en réalité.

M. le Président : Notre collègue fait allusion à l'audition, la semaine dernière, de Mme Hanifa Chérifi.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je ne connais pas précisément les chiffres, mais pour vous donner une idée de l'ampleur du phénomène, je peux vous dire que le ministère des affaires sociales estime à environ 300 le nombre de jeunes filles voilées qui refusent d'être photographiées tête nue et refusent d'être interrogées par un homme dans le cadre de la procédure de naturalisation. La question du port du voile pour l'accès à la nationalité française est également ouverte.

M. Jacques MYARD : Quelle attitude le ministère des affaires sociales adopte-t-il face à ces cas ?

M. le Président : Cette question ne correspond pas au thème de notre mission qui traite d'un objet très précis.

M. Vianney SEVAISTRE : Cette question est néanmoins intéressante car il existe des jeunes filles françaises qui se convertissent et qui, une fois converties, porteront le voile de la même façon. 

Je reviens à la question posée par M. Brard. En effet, dans certains pays d'Afrique, et au Sénégal notamment, le voile a fait son apparition de la même façon qu'en Malaisie où les jeunes filles dansent désormais beaucoup moins car certaines portent un voile. Nous constatons un phénomène nouveau d'internationalisation du voile qui n'existait pas auparavant. C'est un sujet de préoccupation lié à l'internationalisation du problème.

M. Jacques MYARD : Je voudrais revenir à la convention européenne des droits de l'homme. La lecture que vous en faites, Mme Mignon, est extrêmement timide.

Je suis au regret de vous dire qu'à la lecture des considérants de la dernière décision relative à une institutrice voilée du canton de Genève, l'on perçoit bien que la Cour est en train de bâtir une théorie fondée sur l'idée que le fait religieux dans les services publics d'un Etat, dont se n'est pas la tradition, n'est pas acceptable. Il ne faut pas se faire peur par des arguties juridiques. Je souhaiterais d'ailleurs que cet arrêt, qui date de 2001, soit distribué à tous les membres de la mission. Il y est clairement précisé que le voile constitue une atteinte directe à l'égalité des sexes.

M. le Président : Nous allons essayer d'entendre un juge de la Cour européenne des droits de l'homme et le rapporteur de cet arrêt.

Madame, monsieur, merci beaucoup.

Audition conjointe de M. Dominique BORNE,
doyen de l'inspection générale de l'Education nationale
et de M. Yvon ROBERT, chef de service de l'inspection générale de l'administration de l'Education nationale et de la recherche,
co-présidents du comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Messieurs, je vous souhaite la bienvenue.

J'aimerais en premier lieu que vous nous fassiez un bilan de la situation concernant le port du voile à l'école et que vous nous disiez si, selon vous, les textes, tant la loi que les décisions du Conseil d'Etat, permettent de trouver une solution à ce problème ?

M. Dominique BORNE : M. Yvon Robert et moi-même sommes chargés d'une mission de réflexion sur l'idée républicaine, la laïcité et la lutte contre le communautarisme, qui débouchera sur la rédaction d'un ouvrage à l'intention de l'ensemble de la communauté éducative.

Pour répondre à votre première question, les remontées que nous avons à l'Education nationale sur le port du voile ne sont pas toujours très fiables. Certains chefs d'établissement préfèrent parfois ne pas faire remonter cette information, estimant qu'ils seront mieux jugés s'ils ne font pas état de problèmes au sein leur établissement. D'autres estiment maîtriser la situation et pensent que les deux ou trois voiles qu'il peut y avoir dans leur établissement puisqu'ils ne posent pas problème, ne doivent pas être signalés car alors, ils en provoqueraient.

C'est dire qu'il est absolument impossible de décompter le nombre de jeunes filles portant le voile au sein d'établissements scolaires. Des tentatives ont été faites en ce sens, mais les comptages et les appréciations sont très diverses. J'ai essayé de regarder de très près la réalité. Même si, ici ou là, mais dans des lieux très précis, une croissance du nombre de voiles a pu être constatée, cela ne signifie en aucun cas une croissance générale.

En recoupant l'ensemble des informations dont nous disposons, il s'avère que, quand il y a croissance, elle se situe dans des lieux très particuliers, ghettoïsés, proches de cités où la non mixité sociale avec les cités voisines entraîne des problèmes forts dans les collèges et les lycées. Je ne crois pas que l'on peut parler d'une extension géographique sur le territoire. En tout état de cause, au regard de l'ensemble des établissements, le nombre d'établissements touchés ne dépasse en aucun cas un peu plus de 5 % de l'ensemble des établissements, mais reste certainement en dessous de la barre des 10 %.

M. Yvon ROBERT : Les établissements scolaires sont au nombre de 7 000, primaires et secondaires confondus, et accueillent environ 10 ou 12 millions d'élèves.

M. le Président : Sur ces 10 à 12 millions d'élèves, combien de jeunes filles portent-elles le voile ? Lors de certaines auditions, des personnes nous ont avancé des chiffres.

M. Dominique BORNE : Pour le secondaire, le nombre d'élèves est d'environ 4 millions. Nous ne disposons d'aucun chiffre sur les jeunes filles qui portent le voile à l'école. D'autant que ce décompte est très difficile à établir : par exemple, faut-il inclure, dans ce nombre, la jeune fille qui enlève son voile quand elle entre en salle de cours ? Dans de nombreux cas, les chefs d'établissement sont arrivés au compromis suivant : les élèves arrivent voilées dans l'établissement, mais enlèvent le voile en entrant dans les classes. J'ai beaucoup de témoignages en ce sens. C'est la raison pour laquelle il me semble que tout compte trahit la réalité.

Un fait certain est que, dans quelques lieux, des formes de durcissement sont constatées. A cet égard, je pense à un cas significatif d'une école maternelle de Marseille où des mères venant chercher leurs enfants complètement « grillagées » et enfermées dans leur voile, posent un vrai problème car on ne peut pas rendre les enfants si l'on ne reconnaît pas les mères. Ces dernières n'acceptent de lever leur voile qu'à l'intérieur de l'établissement, devant une femme, et volets clos.

En dehors d'un tel cas extrême, l'éventail des possibilités est large. Dans certains cas, la tension dans l'établissement est extrêmement forte, notamment quand, en raison de la jurisprudence du Conseil d'Etat, il y a eu obligation par l'établissement de réintégrer des jeunes filles qui en avaient été exclues. Ces cas ont entraîné une forme de durcissement de la communauté éducative. Dans d'autres cas, une sorte d'accord tacite a été passé entre les jeunes filles et la communauté éducative, mais ce n'est pas forcément dans ces cas qu'il y a le plus de ports de voile. C'est très compliqué à analyser.

A moins d'en avoir la preuve statistique, notre sentiment est que, dans quelques cas, une attitude d'interdiction fait naître le port du voile, alors qu'une autre attitude en fait disparaître. Cette conviction ne peut être affirmée de manière absolue et généralisée, car elle découle de quelques exemples.

Par ailleurs, ayant examiné un certain nombre de textes et échangé avec nombre de mes collègues, le problème essentiel est de savoir s'il faut analyser ou non le voile comme un signe religieux. Dans un nombre encore impossible à évaluer statistiquement, la revendication est plus identitaire que religieuse. Elle est soit identitaire soit de protection par rapport aux garçons. A cet égard, les cas sont extrêmement nombreux. J'ai une citation en tête, à savoir que chacun sait qu'une jeune fille voilée ne descend pas dans les caves. Ce sont des affirmations très claires que l'on pourrait répéter à plusieurs reprises.

Dans d'autres cas, il s'agit d'une affirmation identitaire et culturelle de la part de ces jeunes filles, qui ont le sentiment d'appartenir à des populations socialement ghettoïsées, exclues, où règne le chômage et qui ne trouvent que ce moyen pour affirmer un refus identitaire. Les deux choses, me semble-t-il, sont très souvent liées.

M. Yvon ROBERT : J'apporterai un complément d'information. Toutes les analyses et le travail de réflexion sont menés en relation avec les deux inspections générales. Très souvent, les chefs d'établissement indiquent que, pour beaucoup d'élèves, le port du voile constitue, à un moment donné, une étape, c'est-à-dire qu'une jeune fille portera le voile pendant trois mois, six mois ou un an. Mais cela peut survenir aussi bien en sixième qu'en quatrième, et s'arrêter à n'importe quel moment dans la scolarité.

Ceci fait que toute logique d'interdiction brutale compliquerait un travail d'éducation entrepris avec les élèves qui sont dans cette situation. Cela rend également difficile les comptages, au regard de ces évolutions quasi-quotidiennes.

Par ailleurs, c'est une réalité difficile à mesurer car on ne dispose d'aucun élément statistique. Toutefois, vous avez en France aujourd'hui, des établissements dans lesquels 80 %, voire 90 % des élèves sont musulmans, d'origine musulmane ou de parents musulmans. Ce sont soit des collèges situés dans certaines zones, soit des lycées professionnels qui regroupent tous les élèves en difficulté. Dans ce type d'établissement, tout repose sur la capacité du chef d'établissement à dialoguer en permanence avec les tentations de toute espèce.

Ma troisième remarque, qui est également ma conviction personnelle, complétera le propos de M. Borne. A partir de témoignages de différentes natures, il semble que la violence faite aux jeunes filles est sans doute plus grave pour elles et pour ce que représente un établissement scolaire que le port du voile à l'école. C'est un problème que l'on ne sait pas traiter. Quand on constate que le voile est une forme de protection contre cette violence faite aux jeunes filles, l'interdire à tout prix met dans une position délicate si, dans le même temps, on n'a pas de réponse à cette violence faite aux jeunes filles.

M. le Président : Si je comprends bien, il est quasiment impossible d'établir un bilan de la situation ?

M. Yvon ROBERT : C'est un bilan qui change chaque jour.

M. le Président : En réalité, ce n'est pas qu'il change tous les jours, c'est que les informations qui remontent sont imparfaites, imprécises et donc aléatoires, car elles dépendent de la situation, des professeurs, des chefs d'établissement.

M. Yvon ROBERT : Ce qui est certain, c'est que c'est un problème très minoritaire.

M. le Président : Qui plus est, très localisé géographiquement.

Quel bilan faites-vous de notre situation juridique ? Faut-il ou pas modifier notre législation ? L'avis du Conseil d'Etat est-il suffisant ? Par ailleurs, estimez-vous qu'il faut laisser la responsabilité aux chefs d'établissement de traiter ce problème ou bien fixer un certain nombre de règles générales ?

M. Dominique BORNE : Il y a certainement nécessité de faire mieux connaître les textes et les principes. C'est un sujet qui comporte une dialectique de l'égalité et de la liberté très difficile à comprendre et à dominer, auquel s'applique non seulement le droit français mais également le droit européen. Il est certainement nécessaire de rappeler ce qu'est la laïcité car on ne sait jamais vraiment à quoi l'on se réfère.

M. le Président : Pour ces familles, le mot « laïcité » a-t-il une signification particulière ?

M. Dominique BORNE : Il serait dramatique qu'il représente une interdiction et non pas une liberté. Il faut, à tout prix, faire en sorte que la laïcité représente une liberté, quelle que soit la solution choisie, loi ou pas. Sinon, il est quasi certain que l'on provoquera, en réaction, une multiplication du port du voile.

Sur ce problème, il y a ensuite la pratique. Certaines communautés éducatives et certains chefs d'établissement estiment qu'ils ne devraient plus être seuls à prendre des responsabilités et réclament une loi. Dans le même temps parfois, ils ont des revendications fortes d'autonomie. Il n'est pas simple de jouer entre toutes ces aspirations et revendications.

Certains chefs d'établissement ont su parfaitement utiliser la jurisprudence du Conseil d'Etat pour apaiser les tensions qui régnaient dans leur établissement, tandis que d'autres n'ont pas su s'en servir. On ne peut pas, me semble-t-il, affirmer que la jurisprudence du Conseil d'Etat a provoqué unanimement des bons ou des mauvais résultats. C'est une affaire d'espèce et de lieu. Chacun sait également que, dans un lieu que l'on peut qualifier de calme et où apparaîtrait un voile, cela provoquera un scandale invraisemblable. Dans d'autres lieux, c'est un phénomène davantage banalisé. C'est la raison pour laquelle il me parait difficile de porter un jugement sur ces outils juridiques.

Par ailleurs, d'autres éléments, me semble-t-il, n'ont pas été suffisamment mesurés dans le débat actuel. En premier lieu, il y a le problème de l'enseignement privé sous contrat. L'absence actuelle d'établissements privés sous contrat musulmans explique que les familles très religieuses n'ont pas d'autre solution que d'envoyer leur enfant dans un établissement scolaire public. Il me semble difficile à la fois de légiférer strictement tout en refusant des établissements privés sous contrat musulmans.

D'autre part, s'agissant du statut des établissements privés sous contrat, si le « caractère propre » ne fait aucun doute, le statut de l'enseignement lui-même, le savoir scolaire, est vérifié par des inspecteurs et reste parfaitement laïque.

Comment faire pour appliquer une loi aux établissements confessionnels sous contrat ? Doit-on faire une différence entre l'espace de l'établissement et l'espace de la classe ? Cette question comporte des difficultés redoutables. Je rappelle que, dans les établissements publics, on trouve des aumôneries. Actuellement, dans les établissements publics, tout signe religieux n'est pas prohibé officiellement, de sorte que si l'on légifère, il sera extrêmement difficile de cibler les interdits.

M. le Président : S'agissant des chefs d'établissement, estimez-vous qu'il faut leur laisser la responsabilité ?

M. Dominique BORNE : Sur ce sujet, il conviendrait de les aider avec des textes plus clairs.

M. le Président : Vous estimez donc qu'il faut donner un fondement juridique, mais avec de la souplesse.

M. Jacques MYARD : Je suis étonné par le constat que vous faites. Certes, je vous l'accorde, nous sommes moins que vous en contact avec les chefs d'établissement. Néanmoins, récemment encore, dans ma circonscription, le proviseur d'un lycée professionnel m'indiquait que l'on sentait monter le phénomène. Or aujourd'hui, vous nous donnez un cliché, mais pas une tendance. Nous savons très bien que le voile constitue pour les jeunes filles une protection, mais où va-t-on ? Cela pose problème.

S'il s'agit d'une revendication identitaire, c'est bien aussi un problème parce que, jusqu'à nouvel ordre, je vois des Français en face de moi et non pas une suite d'identités juxtaposées, ce qui s'appelle le communautarisme et qui est contraire à l'école de la République.

Je constate, dans une ville bourgeoise comme Maisons-Laffitte, que des voiles commencent à apparaître dans la population. Dans la ville voisine, plus populaire sociologiquement, il m'a été rapporté que les jeunes filles enlèvent le voile et le portent en bandana.

Il ne s'agit pas de mettre à feu et à sang les écoles de la République, mais il me semble que nous allons vers une crise. Votre attitude me fait penser au verset de la Bible qui dit que, quand le sel ne sale plus... Vous allez sans doute rencontrer un problème encore plus grave demain qu'aujourd'hui. Je voudrais vous entendre sur la perception que vous avez de l'évolution de ce phénomène.

M. Dominique BORNE : Il me semble avoir indiqué, au début de mon propos, que certains observateurs dénoncent ou annoncent un durcissement. C'est vrai dans certains cas. Les exemples dont j'ai connaissance ont plutôt pour cadre des lieux difficiles.

Je rappelle aussi que c'est un problème compliqué à analyser par rapport à une période où la situation internationale peut jouer. L'extension du port du voile est parallèle aux crises internationales qui touchent l'islam. J'adhère tout à fait à ce que vous dites. Dans les établissements scolaires, et c'est la grandeur de l'école, les professeurs ne connaissent pas l'origine de leurs élèves. Même quand les parents sont en situation irrégulière, aucune vérification n'est effectuée à cet égard, et leurs enfants sont acceptés. C'est la loi qui fait que l'on accueille actuellement tout le monde à l'école.

Ce qui me gêne dans le débat actuel sur le voile, c'est qu'il a pour conséquence, ce qui me semble dramatique, de rejeter vers le religieux, des enfants qui ne sont pas plus pratiquants que leur famille et de considérer que tous les fils et filles d'immigrés, quelle que soit la génération, sont obligatoirement musulmans. Ce n'est absolument pas le cas.

J'ai lu, hier, un article de René Raymond qui évaluait à 10 à 12 % le nombre de pratiquants parmi les musulmans, soit environ 400 000 pratiquants sur 4 à 5 millions de musulmans vivant en France. Il y a un danger très fort et qu'il convient donc d'éviter : c'est l'assimilation de tous les fils ou filles d'immigrés à des musulmans. L'approche de cette situation nécessite un peu de subtilité pour éviter cette assimilation.

M. René DOSIERE : Avez-vous le sentiment, de par vos connaissances, que la communauté éducative a aujourd'hui un comportement qui se voudrait plus répressif ou plus directif vis-à-vis du voile ?

En deuxième lieu, dans les établissements publics qui reçoivent une forte proportion d'élèves musulmans, a-t-on observé des comportements différents de ceux que l'on observe ailleurs ?

En dernier lieu, avez-vous constaté des phénomènes du même type par rapport aux autres religions, dans des établissements publics ou privés ?

M. Yvon ROBERT : Le niveau des difficultés tient fondamentalement à la manière dont le chef d'établissement traite le problème au quotidien. Dans tous les établissements où les chefs d'établissement sont au front tous les jours et le font de façon satisfaisante, on ne constate pas de difficultés particulières, même si certains d'entre eux, à un moment ou un autre, se lassent de cette situation.

Ceux qui se battent quotidiennement, sont confrontés à des tentatives de provocation ou autres. Ils se battent pendant cinq ou dix ans, puis à un moment donné, n'ont plus l'énergie pour le faire. Si le chef d'établissement doit faire face pendant longtemps à cette situation, il peut y avoir une montée des difficultés.

Le comportement des enseignants est très lié à celui des chefs d'établissement. Quand ce dernier tient son établissement et le dirige effectivement, ce qui est très difficile au quotidien, les professeurs sont globalement satisfaits. Les problèmes naissent dès lors qu'un chef d'établissement se lasse. Dès qu'il baisse un peu les bras, des tensions se créent entre les enseignants, qui sont totalement divisés sur le sujet. Puis si le débat s'étend dans l'établissement au lieu d'être traité au niveau de l'équipe pédagogique, il devient très vif et violent entre les enseignants.

A ce stade, il n'y a plus de réalité éducative quand, sur de tels sujets, le débat devient très vif. D'où la tentation de demander que les politiques prennent leurs responsabilités et leur indiquent la manière de procéder en la matière. C'est une tentation totalement légitime. Néanmoins, ma conviction est qu'à l'heure actuelle, cela aurait plus de conséquences négatives. Je ne suis pas certain que des grandes déclarations solennelles nationales feraient diminuer le problème.

M. le Président : Si le chef d'établissement parvient à imposer des limites, c'est parce qu'il y a un fondement juridique.

M. Yvon ROBERT : Selon un grand nombre de chefs d'établissement, le fondement juridique est parfaitement suffisant et leur convient. Ce problème requiert une construction quotidienne, car c'est chaque jour qu'il se pose dans ces établissements.

M. le Président : Je vous rappelle la deuxième question de M. Dosière qui était de savoir si vous voyez se développer d'autres signes ostentatoires d'autres religions ou d'autres sectes.

M. Dominique BORNE : La réponse est difficile. Je pense aux écoles juives sous contrat.

M. le Président : Je ne parle pas des écoles juives sous contrat, mais des lycées et collèges.

M. Dominique BORNE : Ceux qui veulent, dans la communauté juive, manifester ostensiblement des signes religieux mettent leurs enfants dans des écoles privées juives sous contrat. C'est un phénomène très clair pour lequel j'ai étudié les statistiques récemment.

Sur l'enseignement de l'hébreu en France, 80 ou 85 % des élèves qui suivent un tel enseignement sont dans des écoles juives sous contrat. Ce phénomène fait en sorte que l'on a moins de manifestations dans l'école publique.

M. le Président : C'est peut-être parce que peu d'écoles publiques proposent l'enseignement de l'hébreu.

M. Dominique BORNE : Non, pas du tout.

Le domaine dans lequel la laïcité doit être absolue est celui de l'assistance aux cours. Je crains parfois qu'une certaine rigueur sur le voile fasse oublier que l'essentiel est l'enseignement. Certains accommodements en la matière me semblent tout à fait condamnables, avec des dispenses d'assistance aux cours de gymnastique, des sciences de la vie et de la terre, etc. Ce problème, d'une grande gravité, ne doit pas être toléré. Or parfois, par accommodement, pour éviter des conflits, on tolère cette non-assistance aux cours.

M. le Président : Dans les établissements publics, pouvez-vous distinguer plusieurs espaces tels que la cour, la classe, etc. ?

M. Dominique BORNE : La différenciation entre l'espace public et l'espace scolaire est un problème. On trouve des aumôneries dans l'espace scolaire. Néanmoins, le lieu où la laïcité doit être totale est celui de la salle de cours.

M. le Président : Mais vous avez dit tout à l'heure que le voile n'est pas simplement un signe religieux.

M. Dominique BORNE : Absolument.

M. Robert PANDRAUD : Vos dernières déclarations nous permettent d'approcher un peu de la vérité. Ce que nous voulons éviter dans ce pays, c'est un communautarisme, l'école n'étant jamais qu'un aspect de cette tentation. J'aimerais connaître le nombre d'écoles privées sous contrat simple ou d'association musulmans.

M. Dominique BORNE : Il n'en existe pas, hormis une tentative à Roubaix.

M. Robert PANDRAUD : Combien y a-t-il d'écoles israélites ?

M. Dominique BORNE : Nous pourrons vous le donner par écrit.

M. Robert PANDRAUD : C'est un élément important à connaître car, dans les écoles israélites, le port d'un signe ostentatoire me paraît aller dans la nature des choses.

M. Yvon ROBERT : La loi Debré précise qu'on ne doit pas accepter, dans les écoles privées sous contrat d'association, des élèves selon un critère religieux et que les écoles privées sous contrat doivent accepter tous les enfants qui désirent s'y inscrire, quelle que soit leur religion.

M. Dominique BORNE : Les écoles sous contrat font partie du service public de l'Etat.

M. Robert PANDRAUD : Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que tous les élèves des écoles privées sous contrat israélites, arméniennes ou autres ne sont pas soumis aux règles que la loi Debré a heureusement introduites dans ce pays. Mais dans une école privée sous contrat israélite, essaie-t-on d'éviter le port d'un signe religieux ostentatoire ?

M. Yvon ROBERT : Non.

M. Robert PANDRAUD : Votre réponse me suffit. Il y a donc là un dérivatif pour les intégristes religieux, qui n'existe pas pour les intégristes musulmans.

Par ailleurs, toujours dans le cadre de la lutte que nous sommes tous disposés à mener contre le communautarisme, il faut constater qu'il est accéléré par l'introduction des doubles nationalités. En effet, quand vous avez une double nationalité, est-ce du communautarisme ou la disparition du pays ? Or beaucoup de personnes, que ce soient des musulmans, des israélites ou autres, ont la double nationalité pour le bien ou pour le pire. C'est dans une constitution ou dans la règle de la religion.

Troisième question : l'interdiction du port d'un signe religieux ne s'applique pas aux universités. C'est dire que nous faisons l'entonnoir. Nous essayons de sérier les problèmes à l'école primaire, dans les collèges et les lycées, mais en laissant de côté de facto les écoles privées sous contrat et les universités. Or, c'est aussi du communautarisme que d'accepter dans les universités tout signe religieux ostentatoire.

M. le Président : Vous avez fait à la fois les questions et les réponses.

M. Robert PANDRAUD : J'ai posé des questions auxquelles j'ai donné ma réponse. Mais j'attends les réponses de ces messieurs.

M. Dominique BORNE : Comme il n'y a pas eu d'enquête quant à l'enseignement donné dans les écoles privées sous contrat juives, je m'exprime avec précaution. Néanmoins, on assiste, dans l'enseignement même de ces écoles, à une tendance à des formes de communautarisme. Quelques rapports d'inspecteurs venus inspecter les cours d'histoire m'ont indiqué que les programmes d'histoire ne sont pas toujours suivis, alors que cela devrait être le cas.

Je ne voudrais pas que cette situation soit généralisée à toutes les écoles juives sous contrat, mais il est certain que dans quelques cas, c'est patent et clair. Il me semble que rejeter le religieux vers le privé sous contrat aurait plutôt tendance aggraver le communautarisme et non pas à lui trouver une solution.

M. Hervé MARITON : Lorsqu'il est énoncé que le port d'un signe religieux est en lui-même une expression d'intégrisme, nous sommes sur une piste assez redoutable.

Je relève, dans ce que vous avez évoqué tout à l'heure, qu'il y a un critère objectif qui est celui de l'enseignement et de la capacité de l'élève, en toute situation, à respecter l'enseignement pour lequel il est dans l'établissement. Dans ce débat, nous avons là un critère extrêmement simple, tout à fait objectif et pour le coup, me semble-t-il, plutôt facile à gérer. D'où quelques questions.

Vous évoquez la responsabilité et l'appréciation des chefs d'établissement, sans toutefois donner tout à fait votre sentiment à cet égard. Globalement, les chefs d'établissement, sur lesquels repose une lourde part aujourd'hui, sont-ils en état de répondre à ce qui leur est demandé ou leur tâche est-elle insurmontable ? C'est une partie du débat. Nous entendons beaucoup le discours selon lequel ce qui leur est demandé les dépasse, qu'ils ne peuvent pas faire, et qu'il faut les aider, éventuellement par des dispositions législatives. Sur ce point précis, compte tenu de votre connaissance de cette population, les chefs d'établissement sont-ils capables ou non de répondre à cette demande ?

Deuxième point : est-il préférable ou non qu'il y ait une loi ? On peut deviner votre conviction au travers de certains de vos propos, mais à d'autres moments, vous avez observé un balancement très prudent.

Enfin, je n'ai pas compris lorsque vous avez dit qu'il ne faudrait pas qu'immigré veuille dire musulman.

M. Dominique BORNE : Je vais commencer par répondre à votre dernière remarque. Ce qui me frappe, c'est que nous ne savons pas comment qualifier les populations dont nous parlons. Je vais élargir mon propos pour me faire comprendre. Les chefs d'établissement, par exemple, n'ont pas le droit de faire une enquête sur la religion des élèves qui fréquentent leur établissement. Quand un chef d'établissement dit qu'il a tant d'élèves musulmans, c'est une appréciation qu'il a faite en comptant ceux qui pratiquent le ramadan, etc.

Nous avons un vrai problème pour parler simplement. Certains parlent d'immigrés. Dominique Schnaper dit très justement qu'on n'hérite pas de l'immigration et qu'en évoquant une deuxième ou troisième génération d'immigrés, on stigmatise des élèves. Ce n'est pas leur histoire à eux. Il va falloir finir par convaincre tout le monde de dire que les élèves sont français, ce dont ils ne sont d'ailleurs pas persuadés. Soit ils sont Français, soit ils le seront, on peut l'affirmer pour 95 % des élèves.

Par exemple, quand des élèves de Seine-Saint-Denis sont amenés à Paris, ils disent qu'ils vont chez les «Céfrans». Ils ne se sentent pas habiter en France. Déjà ces élèves sont ou se sentent stigmatisés. Il ne faudrait pas en plus que leur comportement de nature politique ou revendicatif, y compris le port du voile, soit systématiquement renvoyé dans le religieux. Le renvoi dans le religieux me semble être un des dangers de la situation actuelle.

Néanmoins, l'école ne peut pas complètement ignorer le réel. On ne peut pas, par exemple, interdire le mot communauté, même si on lutte fermement contre le communautarisme. Dans une tribune libre, on a pu lire récemment « Voir les communautés refuser les communautarismes ». Je crois que l'attitude forte est celle-là. J'entendais dernièrement une jeune fille d'origine maghrébine se désigner comme citoyenne française, mais culturellement d'origine maghrébine. Son affirmation n'était en rien religieuse, mais la reconnaissance d'une culture, au sens large.

Ce problème de dénomination me semble très important actuellement. Pour revenir à ma position, je suis personnellement opposé à une nouvelle loi, en tout cas portant sur les signes religieux. Une loi rappelant que l'essentiel est l'enseignement et que tout enseignement est obligatoire, certes. Mais je craindrais, même si l'on parle d'autres religions, que l'on en revienne toujours à la religion musulmane et qu'une loi apparaisse comme dirigée exclusivement contre une religion et non pas contre l'ensemble des problèmes.

De plus, en raison de la situation internationale, il ne faudrait pas que cette loi apparaisse comme une loi de circonstance, en réaction au 11 septembre, au conflit israélo-palestinien, etc. On peut le craindre. Faut-il légiférer en période de crise ?

Par ailleurs, je peux affirmer que quantité de manifestations communautaristes ne sont pas des manifestations religieuses, mais des manifestations de jeunes de cités et d'exclus. Même par rapport à la tenue vestimentaire des jeunes filles, dans certaines manifestations, nous voyons bien que ce n'est pas la religion musulmane qu'il faut incriminer - celle-ci n'est qu'un habillage la plupart du temps - mais des comportements forts de jeunes qui prennent ainsi leur revanche sur la vie.

Je crois que l'on ne peut pas dire que tout communautarisme est religieux. Or, faire une loi semblerait le dire. Il existe d'autres moyens de lutter contre le communautarisme. Si l'on compare notre situation à celle de pays voisins - la Grande-Bretagne avec les Pakistanais et l'Allemagne avec les Turcs -, ce sont des populations qui pratiquent un islam complètement différent de celui qui est pratiqué en France. L'islam pratiqué en France est d'origine nord-africaine et très majoritairement modéré, même s'il a ses extrémistes, dans ses formes traditionnelles. Il me semble que l'on donnerait l'impression de légiférer contre une religion et non pas contre l'ensemble des signes religieux.

Concernant les chefs d'établissement, nous n'avons pas suffisamment de candidats au concours de chef d'établissement, parfois à peine plus candidats que de postes. Cela signifie que le résultat est très inégal.

M. Jean-Pierre BRARD : Nous sommes dans une matière extrêmement délicate. Vous faisiez référence à la Grande-Bretagne et à l'Allemagne. Or notre modèle national et la façon dont on devient citoyen sont très différents. Kofi Yamgnane n'aurait jamais pris le risque d'être député ni en Allemagne, ni en Grande-Bretagne, sauf s'il avait eu une majorité d'électeurs noirs.

Nous sommes entrés dans une réflexion très importante et difficile et, si nous voulons aboutir, nous devrons prendre le temps qu'il faut pour bien déterminer notre champ d'intervention, y compris s'abstenir, tant que notre travail n'est pas conclu, de s'exprimer publiquement. Je suis en total désaccord avec la promotion des Frères musulmans par Nicolas Sarkozy mais je m'abstiens de le dire car je pense qu'en nous exprimant maintenant sur la place publique, nous ne réglerons rien.

Je m'interroge sur un phénomène d'accoutumance qui fait que l'on se résigne à un état de fait et qu'on le banalise. Dans ma circonscription, j'ai quatre lycées. Un des chefs d'établissement ne veut pas affronter la situation. Les autres sont confrontés à des phénomènes de surenchère au sein de la communauté pédagogique, qui rendent la gestion du problème extrêmement difficile. Cela me conduit à dire que nous avons intérêt à avoir des règles qui ne laissent pas reposer toute la charge sur les chefs d'établissement. Par déduction, je considère que les règles actuelles sont insuffisantes. A mon avis, laïcité ne signifie pas seulement liberté, mais aussi exigence de connaissances.

Sur l'espace, je ne suis pas d'accord avec ce que vous disiez, mais nous sommes là pour confronter des points de vue. Je me demande si l'espace défini pour l'école n'est pas celui de l'enceinte globale de l'école. En effet, on ne peut commencer à faire la différence entre la salle de classe, le couloir, la cour de récréation. Toutefois, vous soulevez un vrai problème avec l'aumônerie. Néanmoins, nous devrions nous sortir de cette situation dès lors que c'est un lieu fermé qui ne comporte aucun signe religieux extérieur, telle une croix.

Ma question est la suivante : pensez-vous que l'on pourrait résoudre cette situation dans de meilleures conditions si l'on ne se limitait ni au foulard ni aux signes religieux en général, mais que l'on engage une réflexion plus globale ?

En premier lieu, il ne faut plus ignorer les musulmans et la discrimination dont ils font l'objet du point de vue de la pratique religieuse - notamment les lieux de culte - sans pour autant les traiter spécifiquement. Je ne serai pas favorable à ce que nous prenions des dispositions spécifiques à l'égard des musulmans, mais plutôt des dispositions d'application générale pour les lieux de culte, y compris sur leur financement, sans qu'il en coûte un euro à la nation.

Par ailleurs, il conviendrait d'affirmer clairement la nécessité de combattre l'analphabétisme religieux et mieux structurer l'enseignement de l'histoire des religions dans les écoles, enseignement trop souvent laissé à l'initiative particulière.

Enfin, ne croyez-vous que si on affirmait l'égalité des cultes et que l'on compense ainsi les inégalités que certains subissent, et que l'on lutte contre l'analphabétisme religieux, une des conclusions serait que, dans l'enceinte scolaire, il n'y a pas de place pour les signes religieux ?

Je note qu'en Espagne, à la fin de la semaine dernière, il a été pris la décision de rendre obligatoire l'enseignement de la religion catholique dans les écoles, sauf demande expresse de s'y soustraire.

Je terminerai par une information dont on m'a fait part samedi et qui m'effraie. Dans ma ville, qui n'est pas une ville où les intégristes tiennent le haut du pavé, une jeune fille juive porte le foulard et la main de Fatma pour se protéger contre la pression des jeunes Maghrébins. Quelle est la part de fantasmes ? Cette perception du réel est sans doute exagérée. Mais cette jeune fille et cette famille ne se sentent-elles pas abandonnées par l'Etat, même si elles ne l'intellectualisent pas ainsi, pour en être réduites à des moyens de protection individuelle de cette sorte. Le fait d'en arriver à de tels moyens favorise non seulement le communautarisme des uns, mais également celui des autres.

M. Yvon ROBERT : Quelles que soient les règles qui seraient énoncées, elles reposent sur les chefs d'établissement. Je ne suis pas certain que des règles apparemment extrêmement strictes soient forcément plus faciles à appliquer dans un établissement. En effet, une fois posées, il y a ensuite toutes les nuances. Quelle que soit la règle, il y aura toujours des jeunes qui seront à la limite de la règle, y compris par provocation. De plus, il ne faut jamais oublier que, dans un établissement scolaire, avec des jeunes entre 15 et 18 ans, il y a de toute façon de la provocation par rapport à la règle, de quelque nature qu'elle soit. Cela fait partie d'une étape dans la vie.

De toute façon, quelles que soient les règles, cela suppose des chefs d'établissement extrêmement forts, même si aujourd'hui, je suis convaincu que l'énorme majorité d'entre eux est capable de tenir. De plus, il n'est pas nécessaire d'avoir 7 500 chefs d'établissement exceptionnels car les problèmes difficiles ne sont pas dans tous les établissements du second degré. Notre métier est de faire en sorte que dans les 300, 400 ou 500 établissements qui connaissent des difficultés, d'y mettre les gens les plus aptes, à condition qu'ils veuillent bien y aller. Il n'y a aucun problème pour avoir 500 ou 600 chefs d'établissement d'une très grande qualité face à ces difficultés, hormis qu'à certains moments, certains n'ont plus envie d'y aller.

Ma première remarque sera la suivante : ne nous figurons pas qu'avec une loi claire nette et précise, ce sera plus facile à appliquer.

Sur le deuxième point, je suis entièrement d'accord avec M. Brard. On ne pourra traiter publiquement et fortement ces problèmes, avec ou sans loi, que si on progresse sur la question de la construction des lieux de culte musulmans.

Ayant été maire de Rouen pendant six ans, j'ai toujours été choqué que l'Etat, la région, le département, la commune n'aient aucun problème pour payer l'intégralité des dépenses sur les églises catholiques, que ce soit la réfection du chauffage, la rénovation du presbytère ... Sans compter qu'au titre de la protection des monuments historiques, ces lieux sont aussi entretenus. Les sommes mises dans le culte catholique sont absolument considérables. Etant catholique, je n'ai aucun état d'âme sur le sujet.

Quand il s'est agi de construire une mosquée à Rouen, les intéressés ont mis sept ans à la construire, quasiment de leurs mains. Chaque fois que j'ai essayé d'engager un tout petit peu de financement public sous une forme ou une autre, cela a immédiatement déclenché des polémiques sans fin. Je suis convaincu que l'on ferait avancer le problème de l'école et que l'on aurait un discours plus fort sur le voile si l'on avançait sur cette question. On ne peut pas traiter exclusivement le problème de l'école.

Je suis également convaincu qu'il faut absolument avoir ne serait-ce que cinq établissements musulmans privés de second degré en France. Même si ces cinq établissements étaient des lieux très fondamentalistes, ce n'est pas cela qui mettrait en péril la République française. Ainsi, il y aurait quelques endroits qui pourraient soulager les établissements publics. Il est clair que des élèves abusent et que, parfois, le chef d'établissement ne parvient pas à faire régner le calme. Ces élèves auraient ainsi un lieu pour suivre une scolarité. Cela permettrait de faire baisser la tension et d'en parler moins.

Je suis pour que de l'argent public soit consacré à la construction de mosquées et à celle de quelques établissements privés sous contrat musulmans, par exemple un à Lille, un ou deux dans la Seine-Saint-Denis, à Lyon et dans le nord de Marseille.

M. Dominique BORNE : Si j'ai insisté sur la classe, c'est parce qu'il me semblait que c'est là que s'exprime la valeur libératrice du savoir. Si l'on est en République, c'est le savoir qui fait tomber le voile. C'est cela qu'il faut affirmer très fortement. Je suis absolument en accord avec Yvon Robert sur la visibilité de l'islam.

Quelques incidents en région parisienne entre musulmans et juifs ont entraîné des familles à changer leur enfant d'établissement. Un enfant dans un établissement public a été mis dans un établissement privé sous contrat juif. Cela arrive dans la région parisienne, mais beaucoup plus rarement à Marseille où il y a pourtant une communauté juive, mais l'entente est meilleure à Marseille pour des raisons sans doute de proximité antérieure. On ne peut donc pas généraliser ce type de conflit, qui reste très localisé, avec un vrai problème de mots.

Il y a eu une époque où la France parlait « blacks, blancs, beurs ». Comment faire ensuite pour expliquer à un enfant qu'il ne faut pas dire « feuj ». Ce problème des mots est très compliqué actuellement. Il faut affronter ces formes de racisme puisque la violence raciste est une forme de communautarisme, et faire la part entre ce qui est plaisanterie douteuse, bien sûr à proscrire, et véritable racisme. Certains enfants pensent que puisque l'on dit « black », on peut dire « feuj », avec tous les risques de dérives sémantiques immédiates. Le problème lié à l'usage des mots est très complexe.

Je voudrais revenir sur un point qui m'a particulièrement atteint, puisque je me suis beaucoup occupé de l'enseignement du fait religieux à l'école. Je crois qu'il faut faire attention à ne pas traiter d'un côté, la religion, de l'autre la laïcité.

Le problème du religieux à l'école est un problème de savoir et c'est uniquement en terme de savoir qu'il faut traiter le religieux dans l'enseignement. Il n'y a pas de problème de laïcité par rapport à cela.

Mme Patricia ADAM : J'aurais voulu avoir des éléments plus précis sur l'enseignement obligatoire. Ce que j'observe dans ma circonscription, c'est la difficulté à rendre obligatoire l'ensemble des cours. Je pense aux cours de gymnastique et à d'autres cours qui existent sur la sexualité. Je pense aussi à des cours qui sont dispensés par des interventions de collectivités comme les cours de planification familiale. J'aimerais savoir si vous avez des éléments chiffrés sur ce type de questions et comment ces problèmes sont résolus.

Deuxième point, je vis en Bretagne où l'enseignement catholique est important. Nous sommes beaucoup plus confrontés à des problèmes d'intégrisme religieux qu'avec la religion musulmane. Nous avons quelques écoles intégristes. Je rappelle d'ailleurs qu'en France, l'enseignement est obligatoire, mais l'école ne l'est pas.

Présidence de M. Eric Raoult

Aujourd'hui, aucune législation ne permet de contrôler ces établissements pour y vérifier l'enseignement qui y est dispensé. Les maires sont absolument désarmés.

J'aimerais que l'on parle de l'exercice de l'intégrisme et du communautarisme, et cela ne s'arrête pas uniquement à la religion musulmane, mais va bien au-delà. Pour en avoir discuté avec le diocèse, celui-ci est bien désarmé face à ce type de phénomène qu'il ne souhaite pas voir se développer.

Si on élevait le débat en se posant la question sur le fond et sur l'obligation de l'école, peut-être arriverions-nous à regarder si nos textes sont conformes à ce que nous souhaitons et examiner comment y arriver. J'ai bien peur que si l'on stigmatise l'islam, on obtienne l'inverse de ce que l'on souhaite.

M. Dominique BORNE : Nous ne sommes pas spécialistes de ces questions car nous nous occupons essentiellement d'enseignement public. Il me semble qu'il conviendrait d'améliorer aussi le contrôle des établissements privés sous contrat qui n'est pas toujours ce qu'il devrait être, y compris sur ce qui est obligatoire. En effet, le programme d'enseignement dans les établissements sous contrat est le même que pour les établissements publics et il est vérifié par des inspecteurs.

M. Yvon ROBERT : Par rapport à cette question, vous auriez intérêt à entendre la directrice de la direction de l'évaluation et de la prospective. Cette direction qui lance 50 000 enquêtes chaque année dont certaines à caractère exhaustif. Ce sont des enquêtes par questionnaire, alors que pour notre part, nous ne sommes jamais dans l'exhaustivité. Notre travail et notre analyse complètent ces enquêtes.

Pour notre part, nous allons dans les établissements passer plusieurs journées et recueillir de l'information qualitative. Il serait intéressant pour vous d'avoir accès aux données quantitatives ou de demander des enquêtes qui ne sont pas faites et qui mériteraient de l'être.

Mme Martine AURILLAC : J'ai été très frappée, et ce positivement, par votre souci d'affirmer que toute réglementation sur le respect de la laïcité devait être positivée et ne devait pas apparaître comme une interdiction systématique, mais bien au contraire comme un pas supplémentaire vers plus de liberté.

Je crois que pour les jeunes filles, c'est un élément extrêmement important. Il y a là une voie ouverte pour permettre d'arriver non seulement à la liberté mais aussi à l'égalité que nous recherchons.

J'en reviens aux chefs d'établissement, car ils représentent une partie importante de notre mission. Ils ont été finalement très démunis par l'avis du Conseil d'Etat qui les laissent véritablement « nager ». Vous dites que vous pouvez trouver sans problème 500 caractères bien trempés, tant mieux. Mais le découragement est là aussi parfois. Je vois que même dans des quartiers relativement privilégiés comme le mien, les chefs d'établissement sont très demandeurs d'aide. Si vous êtes manifestement contre la loi, pensez-vous que des circulaires supplémentaires pourraient les aider ?

M. Dominique BORNE : Dans ce domaine, un dispositif d'aide est actuellement mis en place par le ministère de l'éducation nationale. A la direction de l'enseignement scolaire, se mettent progressivement en place une cellule appelée « valeurs républicaines », pour bien signifier son rôle, et un site. Une première réunion s'est tenue à Paris. Chaque académie compte un certain nombre de médiateurs aptes à répondre très précisément à des demandes d'établissement. Nous mettons en place, au ministère de l'éducation nationale, un réseau à la fois d'écoute et d'aide, du fait de la grande diversité de nos chefs d'établissement.

Nos deux ministres, Luc Ferry et Xavier Darcos, ont réuni, il y a trois ou quatre mois, une centaine de chefs d'établissement venant de lieux réputés les plus difficiles. Nous étions présents à la réunion et nous avons été frappés par le nombre de chefs d'établissement tenant à affirmer qu'ils ne rencontraient aucun problème dans leur établissement. Le disaient-ils parce qu'il fallait être positif devant le ministre ? Nous ne sommes pas naïfs car nous savons que, devant le ministre, personne n'affichera les problèmes qu'il rencontre dans son métier.

Néanmoins, il y a autre chose. Je suis convaincu que certains chefs d'établissement ne rencontrent pas de problèmes particuliers, parce qu'ils arrivent à les résoudre et qu'ils n'ont aucune envie qu'on les résolve à leur place parce qu'ils sont maîtres de la communauté éducative. Les problèmes sont inexistants ou ont trouvé leur solution, dès lors que le chef d'établissement a réussi à créer autour de lui une véritable communauté éducative. C'est ainsi qu'il faut poser le problème. Il est vrai que certains d'entre eux ne sont pas préparés à cela et qu'il est incontestable qu'il faut alors les aider.

Mme Martine DAVID : Je partage toute l'inquiétude que vous avez évoquée par rapport à la violence et l'attitude d'un certain nombre de jeunes filles qui considéreraient le port du voile comme une protection. Cela fait partie de nos préoccupations fortes.

En revanche, vous avez évoqué un autre point qui m'a remémoré ce que nous indiquait Mme Chérifi lors de son audition, sur le fait qu'un certain nombre de jeunes filles passaient une étape en portant le voile.

Comment appréciez-vous la part de la révolte liée à tout enfant qui grandit, la part liée à la sexualité et puis éventuellement, celle qui est liée à l'appartenance religieuse ?

Est-ce que les jeunes filles reviennent fréquemment en arrière ?

M. Yvon ROBERT : Je ne m'aventurerais pas à faire des parts entre les différentes étapes. Je suis absolument convaincu que tout est lié chez des adolescentes de 14 ou 15 ans : la religion, la sexualité, la dimension personnelle. Bien malin qui saurait faire la part entre les différentes étapes. A un moment donné, la religion peut contribuer à l'éveil à la sexualité. Personne ne sait véritablement quelles sont les dimensions. Toutefois, tous les témoignages concordent pour dire que certaines jeunes filles qui s'obstinent vraiment, à un moment donné, dans le port du voile, l'enlèvent ensuite. L'étape est finie. Pourquoi ? Il y a ce que l'on peut penser et ce qu'elles peuvent penser. Entre ce qu'elles pourraient dire et la réalité, il y a aussi tout un champ sur lequel nous avons peu d'éléments.

Mais encore une fois, je crois que l'extrême difficulté est de quantifier. Dans ce problème, on veut absolument tout illustrer avec des exemples très précis. Les grands discours ici ou là sont souvent bâtis sur des réalités mais des réalités marginales et dont personne ne sait ce qu'elles représentent effectivement.

Pour ma part, je passe mon temps à dire qu'il faut que l'on se méfie de toute généralisation dans le domaine de l'éducation. C'est vraiment un domaine où l'on peut tous se tromper parce qu'on peut trouver des faits extrêmement graves sur tous les sujets, dans un établissement quel qu'il soit. Il faut donc rester extrêmement prudent sur le sujet de l'éducation.

M. Jean GLAVANY : Ma première question concernera la réflexion sur les espaces dans l'école, cour de récréation et classes. On dit que l'école doit être perçue comme un sanctuaire laïque et qu'on ne peut faire de distinguo alors que de fait, il y a un. Au jour le jour, tout le monde sait qu'il se passe dans la cour de récréation des choses qui ne se passent pas dans les classes, y compris vous-même qui citez le fait que, dans de nombreux établissements, le compromis fait que certaines jeunes filles rentrent avec leur voile dans l'espace de l'école et le retirent à l'entrée de la classe. Existe-t-il, dans le droit réglementaire de l'éducation nationale, un quelconque distinguo entre la cour de récréation et la classe ?

Je reviendrai maintenant sur le problème des chefs d'établissement. Leur diversité constitue peut-être un problème. Il y a évidemment plus de problèmes de voile dans certains collèges ou lycées professionnels de banlieue qu'au lycée Henri IV - et pourtant, les chefs d'établissement qui ont une expérience et une autorité sont plus facilement placés au lycée Henri IV que dans les établissements professionnels de banlieue.

Le mode de gestion des corps de chefs d'établissement est-il adapté à la difficulté du problème posé ? J'en viens à cette idée de loi pour dire que la question n'est pas tant sur le constat ni l'objectif, sur lesquels nous sommes quasiment tous d'accord, ni même sur l'idée d'une nouvelle loi, mais sur son contenu et son application.

Vous avez dit tout à l'heure, et cela m'a beaucoup marqué, qu'au fond un interdit ne serait pas mieux applicable par l'Education nationale, sous prétexte qu'il serait exprimé par une loi.

Ma conviction est que, tant du point de vue de la constitution française que de la législation européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice européenne, nous ne pourrions déplacer l'équilibre de l'interdit que si, par ailleurs, nous inscrivions dans le droit de nouvelles avancées en termes d'équilibre, c'est-à-dire aumôneries, établissements privés sous contrat musulmans ou autres.

Ma troisième question est la suivante : l'Education nationale, au-delà des constats et des réflexions, a-t-elle une réflexion sur le contenu d'une loi, son applicabilité et ses conséquences ?

M. Dominique BORNE : Sur la question d'un distinguo entre la cour de récréation et les salles de classe, je ne suis pas juriste, mais je ne crois pas qu'il y a une distinction. Il y a néanmoins une distinction symbolique, à savoir que l'espace de la classe est l'espace du savoir national avec des programmes nationaux. Si j'avoue mon ignorance sur les conséquences juridiques, dans le domaine du symbolique, il me semble que l'espace de la classe est un espace particulier.

Quand le conseil d'administration l'autorise, on peut faire venir dans l'établissement le conseiller général du canton où est situé le collège, qui peut s'entretenir avec les élèves, sans pour autant que l'on estime que la laïcité est enfreinte dans ce domaine. De fait, il me semble que l'on fait une distinction, mais je ne sais pas si elle est de droit.

Sur votre deuxième question concernant les chefs d'établissement, il y a effectivement une réflexion à mener à leur égard, mais il ne faudrait pas dire deux choses à la fois, c'est-à-dire davantage de lois pour les aider et, d'un autre côté, qu'ils soient plus autonomes. Nous sommes là dans une contradiction forte où les deux thèmes sont parfois conjugués ensemble, sans que l'on se rende compte de cette contradiction.

Cela étant, la tendance actuelle, avec les expériences qui devraient être menées dans les académies de Bordeaux et de Rennes, va vers une autonomie plus grande des établissements, auquel cas on ne peut pas souhaiter une loi plus forte pour les chefs d'établissement restreignant leur autonomie. C'est très compliqué. Cependant, dans la formation des chefs d'établissement, il manque un élément qui s'appelle l'apprentissage de la gestion de crise.

M. Yvon ROBERT : Je suis d'accord pour dire qu'il y a une extraordinaire diversité des chefs d'établissement. La gestion est assez bien adaptée aux différents cas de figure. Mais il y a une réelle prise en compte de la situation de l'établissement avant de nommer quelqu'un à sa tête. Reste que l'on ne supprimera pas la dimension prestigieuse d'un certain nombre d'établissements et donc le souhait d'un certain nombre de personnes d'accéder à des établissements prestigieux. Aucune loi ne peut changer cet état de choses.

De plus, il est certain qu'un certain nombre de chefs d'établissement supportent plus difficilement à 55 ou 60 ans, un certain type d'établissement. La complexité tient alors au problème de la rémunération. A un moment donné, certains chefs d'établissement peuvent souhaiter entre 55 et 65 ans un poste dans un établissement plus petit et plus tranquille, mais sans pour autant voir diminuer leur rémunération. Il y a là des éléments de contradiction qui ne sont pas propres aux chefs d'établissement.

Je voudrais revenir sur un point qui n'apparaît que peu, à mon sens, dans le débat public. Toute loi sur ce sujet ne peut pas être une loi sur l'enseignement public et toute loi sur ce sujet est forcément une loi sur l'école, y compris privée. Aujourd'hui, la réalité de l'enseignement catholique des établissements privés sous contrat est qu'ils ne respectent pas les lois actuelles. Il ne doit pas y avoir des crucifix dans les salles de classe de l'enseignement catholique. Quand on en voit, on les supprime.

Une loi qui interdirait les signes religieux à l'école signifierait qu'il faudrait commencer à examiner comment on applique, dans l'ensemble de l'enseignement catholique, une telle loi aujourd'hui. Ce point n'est presque jamais évoqué. Il me semble que cela crée en France, aujourd'hui, des problèmes infiniment plus graves que la difficulté à gérer quotidiennement le voile.

L'autre point, et là aussi les témoignages vont toujours en ce sens, concerne une dimension forte liée à la situation internationale. La réalité du conflit israélo-arabe pèse considérablement. Il y a une vraie solidarité. Si l'on se reporte vingt ou trente ans en arrière à ce qu'a représenté pour une génération de lycéens ou d'étudiants français le rapport à la guerre du Vietnam, sans aucun jugement de valeur, on peut comprendre ce que représentent les événements actuels. Je suis absolument convaincu que l'on peut édicter toutes les lois que l'on veut, tant que le conflit israélo-arabe sera dans cette situation de tension quotidienne, comme il l'est aujourd'hui et comme il ne l'a jamais été dans les trente dernières années, nous aurons des situations très tendues.

S'il y avait une vraie diminution de la tension internationale sur ce sujet, la situation serait infiniment moins compliquée à traiter, peut-être pas du jour du lendemain. Ce sont des éléments à garder en mémoire avant de s'engager dans une voie, quelle qu'elle soit.

M. Bruno BOURG-BROC : Un certain nombre d'entre nous ont mis en valeur le fait qu'il fallait enseigner le fait religieux. Je voudrais savoir comment l'inspection générale envisage l'enseignement de ce fait religieux, par quels corps très précisément. Faut-il en créer un spécial, et comment apprécier la neutralité de cet enseignement religieux ?

Ma deuxième question porte sur la formation des chefs d'établissement. Une des difficultés actuelles du recrutement des corps des chefs d'établissement est le recul devant les risques et les responsabilités. Nous avons autant de chefs d'établissement de qualité diverse que de situations. Mais au-delà de l'enseignement de la gestion de crise, comment peut-on sensibiliser davantage, dans le système actuel, les chefs d'établissement aux problèmes que nous évoquons ? De quelle façon est-ce fait actuellement ?

Vous venez de soulever un problème important sur la différence de traitement entre l'enseignement public et l'enseignement privé sous contrat en disant qu'une loi pourrait remettre en cause le « caractère propre » de l'enseignement privé sous contrat, lequel est inscrit dans une des lois fondamentales.

Vous avez également évoqué la manière privilégiée dont était traitée la religion catholique par les pouvoirs publics. Mais l'islam se caractérise par une revendication identitaire, alors que les catholiques constituent, dans les faits et dans la société, un groupe majoritaire, culturellement et historiquement, et qui ne demande pas à être traité comme une communauté particulière. Une différence de traitement qui se justifierait par l'histoire et la culture, sans être pour autant une atteinte à l'équité, vous choquerait-elle ?

M. Dominique BORNE : L'enseignement du fait religieux ou de la dimension religieuse, domaine que je connais particulièrement bien, est effectué depuis toujours. En sixième, on enseigne les dieux de l'Egypte, la mythologie, la naissance du christianisme ; en cinquième, l'islam. On ne peut pas parler d'histoire médiévale sans parler de fait religieux. Cela se fait depuis très longtemps.

Dans les années 90, on a décelé une perte de connaissance culturelle dans le domaine religieux. A l'époque, en charge des programmes d'histoire, j'ai veillé personnellement à ce qu'y figurent certains enseignements. Par exemple, actuellement, en classe de seconde, une question aborde la naissance et la diffusion du christianisme, une autre la Méditerranée au XIIème siècle et la confrontation entre l'islam, l'orthodoxie et le christianisme.

Tout récemment, à l'instigation du ministre précédent et de Régis Debray qui a effectué une mission en la matière, cette réflexion a été étendue à l'ensemble des disciplines. Par conséquent, il ne s'agit pas d'avoir un personnel formé spécialement pour cela, mais de mesurer que, dans un poème de Victor Hugo, un texte de Kant ou de Descartes, il peut y avoir une dimension religieuse. De même qu'il peut y avoir une dimension économique ou culturelle, il peut y avoir une dimension religieuse. A mon sens, cela n'a pas de rapport avec la laïcité parce que c'est un problème de connaissances et il me semble qu'il n'est pas souhaitable de traiter les deux problèmes ensemble.

Sur la formation des chefs d'établissement, j'avoue mon incompétence, car ce n'est pas un domaine dont je m'occupe directement. Mais là encore, je crois qu'il y a une insuffisance dans la connaissance culturelle des problèmes. Les chefs d'établissement devraient posséder quelques connaissances sur l'islam. Savoir qu'il n'y a pas un islam mais une diversité extraordinaire de l'islam, afin d'éviter la simplification dramatique qui a fait dire que Ben Laden c'était l'islam, avec toutes les dérives que cela a occasionnées. Car Ben Laden, même s'il se réclame de l'islam, représente un islam mais pas tous les islams. Il y a là des connaissances culturelles fondamentales qui manquent.

Le retour du religieux a été aussi, à un moment donné, Jean-Paul II et la Pologne. Je suis extrêmement frappé de voir comment l'islam focalise trop, à mon sens, toute la réflexion sur le religieux. Le religieux, dans le monde contemporain, c'est aussi expliquer à des professeurs d'anglais que l'on ne peut pas enseigner la civilisation américaine sans mesurer la place du religieux dans la civilisation américaine. Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas d'exception musulmane, ce qui me semble être actuellement un des dangers de ce thème.

M. Yvon ROBERT : Cela ne me choque pas qu'il y ait une différence de traitement, aujourd'hui, entre le fait catholique et le fait musulman. Je dis simplement qu'avant que le fait musulman ne soit traité par les pouvoirs publics de façon comparable au fait catholique, il se passera des années. Ce que je trouve profondément choquant, ce n'est pas tant la différence de traitement, mais que d'un côté, ce soit considérable, de l'autre, inexistant. Le traitement restera différent, mais il ne peut rester aussi inégal. C'est ainsi que je pose le problème en le simplifiant.

Concernant l'enseignement privé, je ne remets pas du tout en cause le « caractère propre ». Je veux simplement attirer l'attention sur le fait que je n'ai quasiment jamais vu le problème posé par rapport à l'enseignement privé, même dans la presse, malgré la quantité hallucinante d'articles sur le sujet.

J'insiste de nouveau sur ce point. La loi Debré n'est pas totalement appliquée et le « caractère propre » est un terme que peu de personnes savent définir parce qu'il est indéfinissable. En fait, le « caractère propre » est un mot inventé pour recouvrir une contradiction dans la loi, contradiction qui fait que notamment dans les établissements juifs et catholiques, il y a une forte présence de la dimension religieuse alors que la loi Debré est une loi beaucoup plus laïque qu'elle n'y paraît.

Il y a une vraie contradiction dans les termes mêmes de la loi entre les deux sujets. Aujourd'hui, cela n'a pas grande importance. Un équilibre a été trouvé, à tort ou à raison. Ma conviction est qu'aborder la question des signes religieux ostentatoires à l'école par une loi nous obligerait inéluctablement à reprendre tout le sujet. C'est à cet égard que je nourris quelques craintes, même si je partage complètement le souhait de ceux qui voudraient en finir avec cela. Sur le fond, je partage complètement ce souhait, mais j'ai le sentiment qu'une loi précise obligerait à reposer nombre de questions qui ne sont résolues autrement que dans les faits quotidiens. Donc méfions-nous !

M. Jacques MYARD : M. le doyen, vous avez dit tout à l'heure que l'islam d'Afrique du Nord est modéré. Je vous mets en garde. L'école malékite est une école rigoriste et c'est sur la base de cette école rigoriste qu'elle a été travaillée par des wahhabites.

Quant à la situation internationale, il est certain qu'elle est à notre porte et qu'elle va aller en empirant. Le problème est le phénomène de ressourcement qu'expriment actuellement un certain nombre de communautés. Il n'y a pas de ligne Maginot des idées. Nous allons être de plus en plus confrontés au besoin permanent de ressourcement d'une immigration qui va chercher ses valeurs à l'extérieur et qui ne les puisent plus chez nous. Cela pose le problème d'une certaine pusillanimité chez ceux qui devraient être les vestales de la laïcité.

Je voudrais aborder le problème de l'absentéisme aux cours. Vous dites que c'est plus grave que le problème du signe ostentatoire. Puis-je vous rappeler que l'un ne va pas sans l'autre. Pour ce qui est de l'absence des cours, et notamment les revendications dogmatiques de certains religieux du shabbat du samedi matin, l'absence pour les prières, etc., si l'on ne dit pas c'est ainsi et pas autrement, vous allez ouvrir la boite de Pandore.

Enfin, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il existe un problème avec certaines écoles sous contrat qui ne respectent pas les lois de la laïcité. On a laissé faire des choses qui ne sont plus acceptables, que ce soit par laxisme, simple démagogie et lobbying.

M. Christian BATAILLE : La dernière intervention de M. Robert me fait réagir. Le doyen Borne nous conseille de ne pas légiférer et M. Robert vient de nous conseiller d'abolir la loi de 1905. La loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat, dans un de ses articles centraux, prévoit bien que l'Etat ne subventionne ni ne finance aucun culte. Vous faites référence au financement des églises ou des cathédrales qui sont souvent des dépenses d'entretien ou à but culturel. Il est certain qu'il y a eu des dérapages. Je ne connais pas la cathédrale de Rouen qui est fort ancienne, mais je connais celle d'Evry. Je crois que c'est un contre-exemple tout à fait déplorable.

Pour autant, je veux dire mon désaccord avec votre proposition qui décarcasse complètement la loi de 1905, laquelle est, quand même, une loi de cohérence et d'unité nationale. Votre propos est très dangereux.

M. Yvon ROBERT : Ce qui est fait en matière de subventions aux églises catholiques, ce n'est pas du dérapage et ce n'est pas qu'à Rouen. Je vous garantis que c'est sur toute la France. Certes, ces subventions concernent le fonctionnement, mais lors de la construction de la mosquée de Rouen qui a duré sept ans, ils ont uniquement rencontré des problèmes de fonctionnement.

M. Christian BATAILLE : Je vous rappelle que la construction des cathédrales a pris quatre cents ans.

M. Yvon ROBERT : Certes, mais aujourd'hui on refait les chauffages et les presbytères, puisque ces lieux appartiennent aux communes. La loi de 1905 n'est pas respectée, mais je ne propose pas de la supprimer. Ce que je constate dans la réalité quotidienne, que ce soit pour la loi de 1905 ou pour celle de 1959, c'est que bien des lois ne sont pas appliquées. Ce n'est pas simplement le problème de l'éducation, c'est qu'en fait, il y a à côté de la réalité des lois, des équilibres sociaux, culturels, politiques quotidiens dont les uns et les autres nous nous contentons, avec lesquels nous vivons. Je veux bien que l'on bouleverse ces équilibres, mais attention à la manière de le faire.

Fondamentalement, je crois que sur ce sujet, il y a un très large accord sur le fond, tant au niveau des responsables de l'Education que parmi la classe politique. La vraie difficulté, ce sont les modalités pour y parvenir. C'est là qu'il y a de vraies divergences mais qui, à mon sens, n'ont pas grand-chose à voir avec les divergences politiques. C'est la manière dont on perçoit notre capacité collective à faire appliquer une loi.

Je constate, au regard de tous les exemples dont on dispose qu'un certain nombre de lois sont très difficiles d'application, dès lors qu'elles touchent aux croyances, aux convictions, aux sentiments les plus profonds. Il ne suffit pas de proclamer. Ce que j'ai envie de dire à la représentation nationale, si une loi est faite, c'est qu'en même temps qu'on la fait, posons-nous la question de toutes les conséquences de son application. Avant de faire un texte, il conviendra d'avoir listé, de façon très approfondie et réfléchie, les conséquences de l'application de cette loi.

M. Eric RAOULT, Président : Je vous remercie pour vos interventions.

Audition conjointe de
M. Philippe GUITTET, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN),
de M. Pierre RAFFESTIN, responsable de la commission laïcité du SNPDEN
et de Mme Marie-Ange HENRY, secrétaire académique de Paris et proviseur du
lycée Jules-Ferry


(extrait du procès-verbal de la séance du 25 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je vous remercie de nous consacrer un peu de votre temps sur un sujet difficile. Le but de notre mission est de déterminer s'il faut légiférer ou non sur le port des signes religieux à l'école et, s'il le faut, dans quel sens.

Tout d'abord pouvez-vous nous dire si le problème du port de signes religieux ostentatoires est un problème minoritaire ou, au contraire, s'il concerne beaucoup d'élèves ?

Par ailleurs, avez-vous le sentiment que les textes actuels, notamment l'avis du Conseil d'Etat et les différentes circulaires, vous permettent de faire respecter ce qui nous rassemble tous, c'est-à-dire la laïcité à l'école ? Si ces textes ne vous paraissent pas suffisants, quelles modifications vous paraissent pouvoir être apportées ?

Enfin, considérez-vous qu'un établissement scolaire comporte plusieurs espaces ? En d'autres termes, pourrait-on tolérer, à un endroit, le port du voile, et ne pas le tolérer dans un autre ? La classe peut-elle être un espace isolé de la cour, des couloirs, ou pour vous l'espace scolaire est-il un tout ?

M. Philippe GUITTET : Je vous présenterai en premier lieu notre organisation. Le SNPDEN est affilié à l'UNSA-Education. C'est une organisation très représentative chez les personnels de direction puisqu'elle réunit des proviseurs, des principaux et des adjoints et qu'aux élections professionnelles, nous représentons les deux tiers des voix. Notre représentativité est donc très forte. De plus, nous syndiquons massivement les personnels.

En premier lieu, le terme de signes ostentatoires ne nous convient pas réellement. Nous préférerons parler de signes identitaires. Cette question nous préoccupe beaucoup au SNPDEN, au point que, lors de notre dernier conseil syndical national, qui est notre assemblée la plus importante, nous avons voté une motion à la quasi-unanimité de nos mandants sur cette question.

M. le Président : Pourriez-vous nous communiquer cette motion ?

M. Philippe GUITTET : Bien sûr. Le problème qui se pose essentiellement est que le Conseil d'Etat admet le port individuel de signes identitaires. Nous sommes donc obligés, même si la jurisprudence est précisée depuis 1999, de traiter les événements au cas par cas. Cela nous oblige, d'une certaine manière, à dire le droit.

M. le Président : C'est-à-dire à adapter le droit au fait.

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Nous sommes confrontés à quelque chose de difficile. La question du prosélytisme ne peut jamais être évoquée. Les seules questions mises en avant par les tribunaux sont le trouble à l'enseignement, c'est-à-dire le port du voile dans les cours d'éducation physique ou de technologie. Mais les autres questions ne sont pas mises en avant du tout. C'est donc une difficulté d'application des textes au quotidien.

Le Conseil d'Etat admet le port individuel du foulard ou de signes identitaires dans l'école, puisque la question, nous semble-t-il, ne porte pas uniquement sur le voile, même si c'est une question essentielle. C'est un problème car l'école ne peut plus véritablement répondre à sa mission. En effet, les enseignants ont en face d'eux des élèves qui peuvent être identifiés. L'enseignant n'a pas devant lui un élève, mais un élève juif, un élève musulman ou un élève chrétien. C'est un problème fondamental.

Une autre question essentielle est que les jeunes, qui sont voilées ou qui portent des signes distinctifs, ne le font pas toujours pour exprimer une liberté ou une conscience individuelle. Il semble qu'il peut y avoir des pressions communautaires ou familiales fortes sur ces jeunes. Cela peut être l'inverse aussi : des jeunes filles portent le voile contre leur famille parce qu'elles font l'objet d'une pression communautaire ou considèrent le port du voile comme une façon de s'affirmer de manière communautaire.

Or, cette pression communautaire identitaire nous apparaît de plus en plus forte ces dernières années. Pour répondre à votre question qui est de savoir s'il y a de plus en plus de cas, je ne le crois pas. Selon la médiatrice de l'Education nationale, nous sommes passés de 400 cas par an à 100 cas par an. Ces chiffres me semblent refléter la réalité.

M. le Président : Peut-être certains proviseurs ne s'adressent-ils pas à l'administration centrale pour signaler tous les cas ?

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Certains proviseurs continuent d'essayer de dialoguer avec les jeunes filles, dans des conditions souvent de plus en plus difficiles. Lorsque l'avis du Conseil d'Etat de 1989 a été rendu, nous avons souhaité que les proviseurs dialoguent en premier lieu, avant l'application des textes. Mais à l'époque, les questions ne se posaient pas dans les mêmes termes.

Nous avons demandé aux proviseurs de dialoguer avec les jeunes filles et de le faire dans les meilleures conditions. Nous ne voulions pas a priori adopter une position coercitive ou d'exclusion.

Les circulaires n'ont rien arrangé. Au contraire, nous nous sommes très rapidement aperçus que les tribunaux avaient des visions différentes. La situation s'est légèrement améliorée en 1999, avec l'arrêt Ait Ahmad, puisque la jurisprudence du Conseil d'Etat s'est clarifiée. Mais depuis ces deux dernières années, la pression identitaire communautaire s'est accrue.

Je crois que les événements internationaux, que ce soit l'attentat du World Trade Center ou le conflit israélo-palestinien, ont contribué au renforcement des pressions communautaires. Les incidents sont de plus en plus fréquents dans les écoles. En 2002, il y a eu de nombreux incidents, en particulier antisémites, dont environ 10 % des cas se sont déroulés dans l'enceinte de l'école.

Nous assistons donc à une pression identitaire communautaire de plus en plus forte. Il arrive fréquemment que des personnes attendent des jeunes filles à la sortie de l'école pour leur faire remettre leur voile. Cette pression à la sortie des écoles n'existait pas il y a quelques années.

Ce n'est pas forcément un problème quantitatif, mais qualitatif. C'est ce que l'on ressent le plus fortement.

Un autre élément nous semble important. L'école peut difficilement jouer son rôle d'apprentissage d'autonomie de la pensée et de l'esprit critique lorsque nous avons affaire à des élèves qui, dans l'école publique, ont une affirmation communautaire ou identitaire. Cela ne nous semble pas correspondre aux principes de l'école publique définis par les lois fondatrices de notre République, en particulier la loi de 1905.

A l'heure actuelle, nous assistons à une transformation très importante. La pression communautaire identitaire s'effectue de façon très masquée, notamment sur les associations culturelles des quartiers, avec une volonté de se développer aujourd'hui à l'école. A l'émission « Mots croisés » à laquelle j'ai participé, j'ai rencontré une jeune fille qui, sous couvert de défense de l'école qui lui avait permis d'aller jusqu'à bac plus 5 en sociologie, était en fait encadrée par des gens de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF).

Il est indispensable de lire les rapports de Mme Hanifa Chérifi sur les réactions des jeunes filles. Auparavant, nous pouvions discuter avec elles assez facilement sur le fait de retirer ou pas leur voile. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans cette situation. Elles connaissent les arrêts du Conseil d'Etat et ont une attitude beaucoup plus déterminée face au problème. Elles sont très entourées par des juristes, des prédicateurs, toutes sortes de gens qui font pression.

Nous sommes très inquiets sur l'avenir de l'école laïque, s'il n'y a pas de réactions à ce phénomène.

M. le Président : Certes, mais comment réagir ?

M. Philippe GUITTET : Par une législation. Nous ne sommes pas favorables à une modification de la loi de 1905 qui doit conserver toute sa place. Il faut au contraire la conforter. C'est la position que nous défendons. Nous estimons qu'il n'y a pas d'autre solution aujourd'hui qu'une législation claire qui ne permettrait pas aux signes identitaires d'avoir leur place à l'école.

Si, au nom de la liberté et de la tolérance, on ne réagit pas aujourd'hui, certains en profiteront pour s'implanter dans l'école publique. C'est un élément fort et essentiel. En 1989, on pouvait dire à une jeune fille de retirer son voile ; quinze ans après, on n'est plus du tout dans la même situation. La pression sera de plus en plus forte et nous y perdrons beaucoup.

Le chantage aux écoles confessionnelles n'est pas un élément que l'on doit retenir. Après tout, si certains ont choisi d'affirmer leur identité, ils peuvent le faire dans des écoles confessionnelles. L'école publique n'a pas à jouer ce rôle ou alors elle n'assumera plus sa mission jusqu'au bout.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais tout d'abord faire une remarque sur la sous-estimation éventuelle des chiffres donnés par Mme Chérifi. Il n'y a aucune raison de penser que cette sous-estimation intervienne maintenant et pas auparavant. Il est probable que les 400 cas recensés il y a quelques années étaient déjà sous-estimés. On peut appliquer le même principe aux 100 cas actuellement recensés. Il reste que le nombre de cas conflictuels est probablement effectivement en diminution.

Je voudrais revenir sur votre dernière phrase, selon laquelle s'il doit y avoir une affirmation de signes identitaires religieux, cela doit se faire dans des établissements confessionnels. Vous considérez donc que la conséquence cohérente et logique d'une loi sur le port des signes religieux à l'école serait de créer des établissements confessionnels privés sous contrat musulmans ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela. La question des établissements privés sous contrat est un autre élément qui ne relève pas de ma compétence. Les établissements privés catholiques sous contrat accueillent toutes les confessions. Cela ne serait peut-être pas le cas pour des établissements privés musulmans sous contrat. En effet, il y aurait peut-être là un enjeu particulier, pour les établissements privés sous contrat, de garantir un accueil large. Pour l'instant, cela n'est pas le problème que je pose en tant que tel.

M. le Président : Je voudrais prolonger la question de M. Glavany. Selon vous, pour être ferme dans les établissements publics, il convient de permettre à ceux qui veulent porter un signe d'aller le porter ailleurs, notamment dans un établissement confessionnel ?

M. Philippe GUITTET : La question, à mon avis, ne se pose pas en ces termes. Si l'école publique est ferme, nous ferons globalement reculer le port du voile, c'est-à-dire que beaucoup ne souhaiteront pas forcément aller dans des écoles confessionnelles...

M. le Président : Certes, mais pourquoi avez-vous dit que la solution pourrait être la création d'établissements confessionnels ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas vraiment dit cela. J'ai dit qu'il ne fallait pas céder au chantage qui est de garder ces jeunes filles parce qu'on peut les former. C'est un chantage fait à l'école publique pour qu'elle cède devant le pluralisme des confessions et perde son caractère laïque qui signifie l'extériorité vis-à-vis des confessions culturelles.

M. le Président : Ce n'est pas tout à fait ce que nous avions entendu avec M. Glavany. Vous avez parlé d'école confessionnelle.

M. Philippe GUITTET : Oui, mais encore une fois, j'ai dit que la question de l'école confessionnelle était un chantage. Certains exercent un chantage en disant qu'ils créeront des écoles confessionnelles s'il y a une législation. Si l'école laïque est suffisamment ferme, elle fera reculer globalement ce problème-là.

Ici ou là, il y aura peut-être des écoles confessionnelles. Mais c'est la fermeté de l'école laïque et de la République qui fera reculer ce problème, et non pas l'affaiblissement et l'affadissement devant le pluralisme des confessions.

M. Pierre RAFFESTIN : Nous ne sommes pas du tout pour une généralisation du pluralisme scolaire selon les identités et les confessions, voire d'autres idéologies.

Nous sommes très attachés au caractère universel de l'école publique laïque. Ce que nous avons voulu préciser, c'est qu'il ne faut pas que l'argument du chantage, selon lequel des écoles confessionnelles seront créées, soit pris en compte. Tout d'abord, les écoles ne se créeraient pas comme cela. Ensuite, le seul moyen d'éviter un chantage est d'y résister. Si jamais on y cède, on abandonne le terrain.

S'agissant du début de l'intervention de M. Glavany relative à l'estimation du phénomène, nous n'avons pas de recensement exhaustif. D'une part, ce sont des phénomènes qui se différencient dans le temps, avec des temps forts où nous sommes soumis à ces problèmes de signes identitaires, et des périodes moins problématiques. D'autre part, beaucoup de ces cas sont minimisés sur place. On n'en fait pas trop état car ce sont toujours des situations difficiles. Je ne crois pas que l'on peut se targuer d'avoir un recensement exhaustif des situations.

En revanche, le travail de Mme Chérifi est très précis, puisqu'elle intervient sur demande de recteurs, de chefs d'établissement ou d'inspecteurs d'académie. Elle est donc en mesure d'établir un recensement précis.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais reprendre ce terme de « chantage » qui comporte une connotation péjorative ou agressive. En l'occurrence, au-delà du chantage, certainement effectué par un certain nombre de ces jeunes filles et de ceux qui les manipulent, ce n'est pas tant le chantage qui nous intéresse, mais l'équilibre.

Si une loi devait être édictée, puisque certains s'inscrivent dans cette logique, elle ne pourrait s'inscrire que dans la redéfinition d'un nouvel équilibre qui ne devrait pas stigmatiser une religion particulière, pour être acceptable politiquement, même si ce terme « politique » est discutable et que chacun peut avoir ses convictions sur ce point.

De plus, cet équilibre doit être juridique, pour que cette loi puisse être acceptable d'un point de vue constitutionnel et du point de vue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Ce n'est donc pas un chantage, mais plutôt une donnée de base pour l'éventuelle confection d'une loi que de définir un équilibre, lequel, si l'on déplace le curseur sur le port des signes, devra aussi être déplacé sur d'autres sujets, pour que la liberté religieuse soit renforcée.

Mme Marie-Ange HENRY : Je représente les personnels de direction de l'académie de Paris. Je suis moi-même proviseur à Paris. Il me semble que l'on se place beaucoup du point de vue de la liberté individuelle et de l'identité des jeunes gens et des jeunes filles et qu'il faudrait également considérer le point de vue du professeur dans sa classe. Cela est rarement évoqué.

M. Philippe Guittet y a fait allusion dans son propos introductif : un professeur n'a pas à connaître la religion des élèves qui sont en face de lui. Il y a une entrée législative possible par ce biais. Depuis Condorcet, nous avons une république et un enseignement d'intégration et non pas d'assimilation. Quand Mme Elisabeth Badinter s'est exprimée à « Mots croisés », elle indiquait que, quand elle était professeur de philosophie il y a vingt ans en banlieue, tout était très calme et l'on pouvait avoir des échanges sur la philosophie. Elle avait en face d'elle des jeunes filles - car la mixité à l'époque n'existait pas -, dont elle ne savait si elles étaient musulmanes, juives, chrétiennes, athées ou agnostiques. C'était une bonne entrée de cette question.

Je pourrais vous citer un exemple très édifiant des difficultés que nous rencontrons aujourd'hui. Notre collègue du lycée Turgot à Paris, Mme Thérèse Duplaix, a été proviseur au lycée Paul-Eluard de Saint-Denis avant d'être mutée, à sa demande, au lycée Turgot. Au milieu des années 80, elle a eu à en découdre avec un jeune homme qui, à la sortie du lycée, incitait les jeunes filles à remettre leur voile. Elle a discuté, de façon très vigoureuse, dans son bureau avec ce jeune homme, lequel lui a répondu : « Les jeunes filles ne mettront pas le voile, mais sachez que, dans quelques années, c'est nous qui vous dirons ce que vous avez à faire ». Est-ce normal ?

Aujourd'hui Thérèse Duplaix est proviseur du lycée Turgot dans le 4ème arrondissement de Paris. Les communautés juives et musulmanes, en particulier, s'y affrontent sur les questions sensibles évoquées tout à l'heure.

Nous avons aujourd'hui des jeunes filles qui refusent d'assister aux cours de sciences et vie de la terre (SVT) ou de se rendre au cours de piscine obligatoire. Au lycée Voltaire, dans le 11ème arrondissement de Paris, régulièrement, deux ou trois jeunes gens guettent à la sortie les jeunes filles pour s'assurer qu'elles remettent leur voile. Quelle est la liberté individuelle de ces jeunes filles? Elles sont sous pression et entourées, ainsi que nous le constatons dans nos établissements.

Le dernier incident en date a eu lieu pendant les épreuves de BTS, il y a quinze jours. Un jeune homme est sorti de la salle de composition et s'est couché dans le couloir pour faire sa prière. Le proviseur est allé chercher le professeur d'arabe qui n'est pas un professeur de l'Education nationale, mais un enseignant payé par le Maroc. Il fait très bien son travail, il n'y a pas de jugement porté sur ce point, mais il a demandé au jeune homme s'il avait obtenu une dérogation de son imam pour ne pas faire la prière pendant son épreuve.

Ces différents cas de figure obligent les chefs d'établissement à faire du droit local en permanence.

M. le Président : Si je résume vos propos, Madame, pour les proviseurs, les professeurs, les jeunes élèves et l'école, il faut une nouvelle loi leur donnant un cadre juridique susceptible de sauver l'école laïque et républicaine.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui.

M. Philippe GUITTET : C'est la position majoritaire et quasiment unanime de notre syndicat aujourd'hui.

M. le Président : Dans l'espace scolaire, faites-vous des distinctions entre les différents lieux ?

Mme Marie-Ange HENRY : Non.

M. Philippe GUITTET : Cela n'a pas de sens de faire des distinctions. L'école est un tout.

Mme Marie-Ange HENRY : L'école est un service public, mais c'est aussi une institution à l'intérieur de laquelle on doit respecter la transmission des savoirs. Les élèves ne sont pas que des usagers, ce sont des élèves qui écoutent des maîtres et à qui l'on transmet des savoirs. Depuis Condorcet, l'école doit former des citoyens libres.

M. Jacques MYARD : Je voudrais rebondir sur la question des écoles confessionnelles. Si des écoles confessionnelles se constituaient - nous sommes dans un pays de liberté - et si l'enseignement était contraire à la fois aux programmes et à un certain nombre de principes de la République notamment l'égalité des sexes, dans votre esprit, peuvent-elles avoir un contrat avec l'Etat ?

M. Philippe GUITTET : Non, c'est très clair.

M. Jacques MYARD : Dans un deuxième temps, si la violation est plus grande - et on peut le craindre dans certains cas -, ne pensez-vous pas que l'on pourrait utiliser le décret-loi de 1936 autorisant la dissolution d'un organisme contraire aux valeurs de la République ?

Par ailleurs, vous n'avez pas fait allusion à la question de l'absentéisme dans les cours, notamment le vendredi ou le samedi matin pour le respect de dogmes religieux.

M. Philippe GUITTET : Nous sommes obligés de travailler au cas par cas. Mais il est vrai qu'il y a de l'absentéisme dans des cours d'éduction physique et sportive (EPS), voire des certificats médicaux de complaisance qui permettent de ne pas assister à ces cours. Nous sommes bien obligés de tenir compte de cela. Aujourd'hui, le refus d'assister à des cours ou d'être voilée à un cours pourrait être un élément d'exclusion, mais ce n'est pas la solution que nous préconisons a priori.

Les personnels de direction ont toujours travaillé avec beaucoup de responsabilité, ont tenté de dialoguer. Ils l'ont fait pendant des années et le font encore. Nous n'avons jamais voulu travailler dans le sens de l'exclusion, ce n'est pas notre volonté. Toutefois, aujourd'hui, nous sommes confrontés à une situation nouvelle dont ne prennent pas conscience tous ceux qui écrivent sur la liberté individuelle des jeunes filles. Ils n'ont pas vu le saut qualitatif qui s'est fait sur la place dans l'expression du communautarisme.

Mme Marie-Ange HENRY : Une autre liberté individuelle qu'il faut faire respecter est celle des enfants issus de l'immigration, de la deuxième ou troisième génération, qui ne veulent respecter ni le ramadan ni d'autres fêtes, et qui sont soumis à des pressions. J'ai personnellement reçu à Jules-Ferry la fille d'un juriste berbère laïc. Elle n'a pas pu rester dans son collège du 20ème arrondissement parce que, pendant le ramadan, elle déjeunait. Elle était donc soumise à des pressions. L'immense majorité est encore dans ce cas et c'est cette majorité que nous devons protéger pour que l'école de la République fasse son métier d'intégration.

M. Jean-Yves HUGON : Je voudrais faire une remarque et poser deux questions. M. le secrétaire général, vous avez terminé votre intervention par une phrase que j'ai trouvée forte. Vous avez dit qu'il fallait réagir au nom de la liberté et de la tolérance. Si je me fais « l'avocat du diable », ne pensez-vous pas que l'on puisse vous rétorquer que justement, réagir au nom de la liberté et de la tolérance, c'est aussi passer par l'intolérance ?

Ma question s'adresse aux chefs d'établissement que vous êtes. Comment ressentez-vous la position du corps professoral vis-à-vis de cette question, car je suppose que vous avez des entretiens avec les professeurs et qu'ils s'expriment également sur ce sujet ? Par ailleurs, en tant que chef d'établissement, vous êtes garant de la sécurité à l'intérieur de l'établissement. Y a-t-il des situations, dans la vie scolaire, où le port du voile entraîne une insécurité physique pour la jeune fille qui le porte ?

M. Philippe GUITTET : Pour répondre à votre dernière question, il est évident que le port du voile peut entraîner des dangers lors des cours qui comportent des manipulations comme ceux de technologie ou de SVT. Le port du voile peut entraîner une insécurité physique.

Mais en la matière, la jurisprudence du Conseil d'Etat est relativement claire. On peut s'appuyer assez facilement sur cette jurisprudence, mais le problème n'est pas là. Faut-il être intolérant d'une certaine manière ? En tout cas la tolérance, nous semble-t-il, est l'extériorité par rapport aux confessions et à l'expression et non pas le pluralisme des religions dans l'école. Souvent, au nom de la tolérance et de la liberté, on impose une pression religieuse. On est complaisant.

En ce qui concerne votre question sur l'avis du corps enseignant, il évolue. Le syndicat majoritaire des enseignants est très partagé sur cette question. Je sens néanmoins dans les réactions, y compris d'articles et d'interventions, des manifestations positives sur cette question là, y compris sur les positions que nous prenons, en tant que représentants des personnels de direction. Ils sont très attentifs et refusent parfois des élèves, ce qu'ils peuvent faire d'ailleurs.

En effet, dans le dernier jugement, alors que nous ne pouvons pas interdire l'accès à l'école à une jeune fille voilée de manière permanente, il est précisé qu'un professeur peut refuser une jeune fille voilée dans son cours, considérant qu'elle n'y a pas sa place.

M. Georges MOTHRON : Je suis député-maire d'Argenteuil, une grande ville de banlieue, qui compte une importante population immigrée d'origine maghrébine. Pendant très longtemps, les lieux de prière étaient relégués dans des caves. Nous avons créé, il y a sept et trois ans maintenant, deux mosquées. Par pur hasard, ces deux mosquées jouxtent maintenant, l'une comme l'autre, deux établissements, un lycée et un collège. Il semblerait, selon les professeurs et les proviseurs, qu'il y ait plus de problèmes qu'auparavant.

Avez-vous établi un rapport entre la création de lieux de culte officiels et l'évolution de problèmes depuis sept ou dix ans ?

M. Philippe GUITTET : Le problème des mosquées ne nous concerne pas directement en tant que chef d'établissement. Il faut seulement savoir qui dirige les mosquées. Pour cela, il suffit de lire, dans la presse, les votes exprimés lors de la constitution du dernier comité musulman. Ils montrent que les forces intégristes ont plus de place qu'on ne pouvait le penser à une certaine période. Il faut donc rester très attentif à cette question.

Ce n'est pas l'existence en soi d'une mosquée que l'on doit rejeter. Au contraire, il est normal que les musulmans aient des lieux de culte publics. En revanche, les forces qui avancent ne sont pas les plus libérales. C'est cela le vrai problème. Il ne faut pas négliger le fait que l'UOIF a pris, dans les banlieues, une place importante. C'est un vrai problème de pression. Ils sont très bien organisés, font de l'entrisme et savent très bien utiliser nos lois. C'est la raison pour laquelle nous avons récemment réagi sur cette question là.

M. René DOSIERE : J'ai noté que vous faites du port du voile un signe quasi exclusivement religieux.

S'agissant des autres religions, en particulier la religion catholique largement dominante, ou la religion juive, avez-vous connaissance de problèmes posés par ce que vous appelez des signes identitaires ? Si c'est le cas, quels sont les types de signes identitaires qui posent problème pour ces autres religions ? Par ailleurs, comment vous situez-vous par rapport à la présence d'aumôneries, notamment catholiques, dans les lycées publics ?

Deuxième question : j'ai bien noté votre souhait de disposer d'une loi qui clarifie la situation. N'avez-vous pas le sentiment, quel que soit le contenu de cette loi, qu'elle aurait l'inconvénient de brider considérablement l'autonomie des chefs d'établissement pour faire face à des situations qui ne sont jamais semblables d'un endroit à un autre et que, de ce point de vue, la loi n'est peut-être pas toujours la meilleure des formules ?

Mme Marie-Ange HENRY : Il y a bien entendu de la surenchère et le port d'un signe en a entraîné un autre. Au lycée Turgot, le port du voile a entraîné le port de la kippa, dans une conjoncture internationale difficile. Moi-même, au lycée Jules-Ferry, je n'ai pas directement ce problème, mais pour le baccalauréat, je reçois des candidats venant de plusieurs établissements, et, cette année, j'ai dû demander à trois jeunes filles de retirer leur voile et à un jeune homme sa kippa, ce qu'ils ont fait sans aucun problème, avant de franchir le seuil du lycée.

Il est donc évident qu'un signe distinctif en entraîne un autre. Les luttes communautaires, qui existent aux lycées Turgot et Voltaire de Paris, à Créteil et à Versailles, dont mes collègues vous parleraient également, entraînent une surenchère. Quant aux signes distinctifs de la religion catholique, ils sont inexistants. On ne peut pas dire qu'il y a du prosélytisme.

M. Hervé MARITON : Et si une jeune fille porte une croix sur son chemisier ?

Mme Marie-Ange HENRY : Je n'ai pas encore vu dans mon lycée, qui compte 1 400 élèves, une jeune fille porter une croix sur son chemisier. De toute façon, il faudrait qu'elle soit de grande taille pour représenter un signe distinctif. C'est pourquoi le terme d'ostentatoire nous semble trop subjectif. Le terme « distinctif » est plus adéquat.

Le voile est doublement discriminatoire parce qu'il est un signe distinctif réel de religion, au même titre que la kippa, mais aussi parce qu'il est un signe distinctif d'infériorité de la jeune fille par rapport à l'homme, l'homme n'étant d'ailleurs considéré que comme un être de concupiscence.

Par conséquent, pour nous qui sommes 50 % de femmes dans la zone Paris-Créteil-Versailles à diriger des établissements et un peu moins en province, nous sommes très attachées au fait que notre école est aussi une école d'égalité des sexes. Nous menons actuellement une campagne à l'Education nationale pour que les jeunes filles aillent vers les classes préparatoires scientifiques. A côté de cela, nous avons cette espèce de « Moyen âge en marche » qui fait que les jeunes filles sont voilées et ne peuvent pas aller aux travaux pratiques de physique ou de sciences naturelles. Il y a là une contradiction évidente.

S'agissant des aumôneries, leur existence est prévue au niveau législatif depuis la loi de 1905. Pour ce qui me concerne à Paris, je n'ai jamais eu de remontée de difficultés quelconques. Je crois que les difficultés des aumôneries tiennent au fait qu'elles ne peuvent pas avoir une existence régulière. Mais je n'ai pas connaissance de cas précis.

M. Philippe GUITTET : Nous n'avons jamais voulu une autonomie totale des établissements. Nous sommes chefs d'établissement, nous sommes dans une autonomie cadrée et nous souhaitons qu'elle le soit par des textes et des lois. En particulier, nous avons refusé l'expérimentation autour de l'autonomie des établissements. Nous sommes pour davantage d'autonomie dans les établissements, mais nous ne souhaitons pas avoir une autonomie totale. Nous sommes les représentants de l'Etat dans l'établissement et nous souhaitons avoir un cadrage sur notre façon de vivre cette autonomie, même si nous la voulons un peu plus forte que celle qui existe aujourd'hui.

M. le Président : A l'école des langues orientales, une fille voilée a refusé de répondre à son enseignant sous prétexte que la voix féminine est impudique.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui, tout à fait.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans le même établissement d'ailleurs, sous une burka, on a trouvé un homme.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui, parce que cela permet de composer les uns à la place des autres.

M. Jean-Pierre BRARD : J'ai bien entendu que vous avez comme inspirateur Condorcet mais aussi Louise-Michel !

Mme Marie-Ange HENRY : Ce n'est pas incompatible !

M. Jean-Pierre BRARD : Effectivement et c'est tout à votre honneur, selon moi. J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce que vous avez dit et cela fait écho après l'audition d'hier matin. J'ai rencontré l'un de nos quatre proviseurs, une femme de qualité, déterminée, avec qui j'évoquais l'audition du matin. Quand je lui ai demandé ce qu'elle en pense, elle m'a répondu que c'est de plus en plus difficile, qu'elle est obligée de régler les conflits au cas par cas et que les personnels ne tiennent plus.

Ma question est la suivante. Au-delà des signes religieux extérieurs, pensez-vous qu'il faille élargir le champ de notre réflexion en proposant une législation assurant une égalité réelle entre les cultes, sur la question des lieux de culte, et une lutte plus conséquente contre l'analphabétisme religieux ? Dans nos établissements, y compris parmi les enseignants chez qui la connaissance de l'histoire des religions recule, conviendrait-il de faire de cette connaissance de l'histoire du fait religieux un point d'appui de la lutte contre l'intolérance ? Ne pensez-vous pas qu'une approche plus globale permettrait ensuite de percevoir une éventuelle interdiction des signes religieux comme la conséquence et non pas le point de départ d'une démarche ?

M. Philippe GUITTET : La République doit se poser d'autres questions sur l'intégration, le développement des ghettos du fait de l'urbanisme, et les problèmes de carte scolaire, des questions auxquelles l'école ne peut pas répondre. Il y a là de vraies questions qui dépassent la question des communautés d'identité à l'école.

S'agissant du débat relatif à l'histoire des religions, il me semble que nos enseignants font très bien ce travail à l'heure actuelle. Je suis convaincu qu'il ne faut pas séparer l'histoire des religions de l'enseignement général de l'histoire. A cet égard, j'ai lu avec intérêt les travaux de M. Régis Debray. A priori, je n'y adhère pas totalement, mais ce n'est pas une position unique dans notre organisation syndicale. Il me semble que l'on peut très bien traiter ces questions dans le cadre de l'histoire, sinon on risque de se focaliser encore plus sur ces questions de religion, même si cela est abordé de manière ouverte.

M. Jean-Pierre BRARD : M. le secrétaire général, pour compléter ma question, qu'est-ce qu'un professeur de mathématiques connaît de l'histoire des religions et comment peut-il maîtriser les problèmes auxquels il est confronté s'il est ignorant sur ce sujet ?

M. Philippe GUITTET : Si vous parlez de la formation des enseignants, c'est une autre question. Nous sommes tout à fait conscients qu'il y a peut-être des connaissances à améliorer à ce niveau.

Mme Marie-Ange HENRY : Si le professeur de mathématiques est bien formé à l'histoire des religions, il n'empêche qu'on lui demande surtout d'enseigner la géométrie spatiale.

M. le Président : Pensez-vous que le mode de sélection et de formation des enseignants est aujourd'hui suffisant, quelle que soit par ailleurs la discipline qu'ils enseignent, pour affronter ce problème au quotidien ?

M. Philippe GUITTET : Nous avons fait quelques propositions sur l'évolution des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), la formation et le suivi des enseignants. Nous avons demandé, en particulier, un tutorat plus long, car les enseignants sont trop rapidement livrés à eux-mêmes dans leur premier poste. Les IUFM ont certes multiplié les formations diverses (gestion de la violence ou autre), mais c'est sur le terrain, ensuite, qu'il faut suivre les enseignants et ne pas les laisser seuls dans leur métier, dans des zones difficiles ce qui est souvent le cas pour le premier poste. C'est là que l'institution a tout son rôle à jouer.

Mme Marie-Ange HENRY : Il y a une ambiguïté dans votre propos, M. le député, parce que vous demandez si les enseignants sont prêts à affronter toute compréhension de toute religion.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit, Madame. J'ai demandé s'ils avaient les connaissances pour comprendre et maîtriser et non pas tolérer...

Mme Marie-Ange HENRY : Les religions peut-être pas. Mais en tout cas, la question qui se pose est comment ils peuvent affronter les extrémismes et les intégrismes. Avec les exemples que nous évoquons, nous ne sommes plus tout à fait dans le domaine des religions, mais des religions dans leur acception intégriste. C'est une autre perspective.

M. le Président : Pour prolonger le propos de M. Brard, au-delà de l'histoire des religions, on peut aussi se demander s'il ne serait pas nécessaire qu'il y ait une formation spécifique du fait religieux, et notamment de l'islam, pour les enseignants et les éducateurs, non pas pour accepter, mais mieux comprendre.

M. Philippe GUITTET : Nous n'avons pas d'a priori sur la question. Nous n'y sommes pas du tout hostiles.

M. Pierre-André PERISSOL : J'aurais une question de pratique à vous poser. Le port du voile fait partie d'un tout qui comprend aussi le refus d'assistance à certains cours ou l'absentéisme certains jours. Si la jurisprudence n'est pas très calée par rapport au port du voile, elle est très claire sur ce sujet : si l'élève n'assiste pas à un cours, des sanctions sont prévues. Je note que vous avez répondu au Président que lorsqu'il y avait refus d'assistance à un cours, vous pouviez immédiatement exclure l'élève, mais que vous ne le faisiez pas.

Je ne critique pas votre position, mais j'essaie de l'analyser. En effet, vous nous dites : « C'est à vous de prendre vos responsabilités, faites une loi qui énonce une interdiction claire de port du voile pour que nous l'appliquions. » Mais quelle sera la conséquence de cette loi ? Si vous l'appliquez, cela aboutira à une exclusion. Or aujourd'hui, vous avez déjà la possibilité d'exclure quand vous êtes confrontés à un certain nombre de comportements, mais pour des raisons que je peux comprendre, vous ne le faites pas.

Ma question est la suivante : faut-il faire une loi alors que là où vous pourriez agir maintenant, vous ne le faites pas ? Qu'est-ce qu'une loi changerait ?

Vous dites ensuite que cela vous permettrait peut-être de pouvoir dialoguer avec les jeunes filles concernées en leur disant de ne pas porter le voile parce que cela est interdit par la loi. Mais dans le même temps, vous nous dites qu'aujourd'hui vous avez de moins en moins de possibilités de dialogue, par rapport à il y a dix ans, parce qu'il y a une confrontation, un rapport de force qui n'ont rien à voir avec la religion, mais résultent d'un intégrisme presque plus politique que religieux.

M. le Président : J'ajoute que vous avez dit : « On ne modifie pas la loi de 1905 et on fait du droit local ». Cette cohabitation d'un principe et d'une possibilité qui vous permet de faire du « cousu main » n'est-elle pas finalement la solution ? Une loi est-elle vraiment nécessaire ?

M. Philippe GUITTET : Un certain nombre d'absences sont excusées par des certificats médicaux, beaucoup plus nombreux que l'on ne croit. En deuxième lieu, il ne me semble pas avoir dit que nous ne faisions rien. Mais il est préférable de disposer d'une loi qui va fixer un principe général, plutôt que de traiter les jeunes au cas par cas dans chaque établissement. Il est évident que nous essayons de ne pas exclure immédiatement certains élèves. Il y a des commissions et un débat. Si cela ne change pas, la dernière solution est l'exclusion.

Je vous rappelle que le ministère nous avait promis une loi - que nous attendons toujours - permettant aux chefs d'établissement d'exclure des élèves pour des raisons d'absentéisme.

M. Pierre-André PERISSOL : De quoi avez-vous besoin exactement ?

M. Philippe GUITTET : L'absentéisme est un mal endémique qui dépasse le problème des signes religieux. Pour une exclusion de plus de huit jours, nous sommes systématiquement obligés de réunir un conseil de discipline. L'absentéisme aujourd'hui est un vrai problème car il est très lourd. Il faudrait tenir de nombreux conseils de discipline. Nous ne pouvons pas nous permettre de tenir un conseil de discipline qui se fait casser pour des raisons formelles, comme cela est arrivé à plusieurs reprises.

Il est normal que le recteur, qui apprécie la décision du conseil de discipline lors d'une commission d'appel de discipline, puisse dire s'il y a eu respect des textes et si l'exclusion était justifiée. Nous prenons systématiquement nos responsabilités lorsqu'il s'agit de traiter ces cas. La majorité des personnels de direction essaie de réagir et de traiter cette question-là.

Mme Marie-Ange HENRY : Au lycée, vous ne pouvez pas sanctionner un élève majeur de dix-huit ans qui va à la mosquée le vendredi et se fait lui-même un mot d'excuse, puisqu'il est majeur. De même, vous ne pouvez pas exclure une jeune fille qui ne va pas à la piscine parce qu'elle a le certificat d'un médecin complaisant.

M. le Président : Ce n'est pas parce que vous aurez un texte que vous pourrez exclure une jeune fille qui vous fournira un mot d'excuse.

Mme Marie-Ange HENRY : Un texte fixe un cadre réglementaire général. Le problème aujourd'hui, c'est que les situations sont hétérogènes.

M. le Président : Que pouvez-vous faire s'il y a trop d'absences ?

Mme Marie-Ange HENRY : Nous finissons par mettre en marche des conseils de discipline qui sont des machines lourdes. Il faut aussi savoir qu'en conseil de discipline, l'élève est assisté le plus souvent des religieux. Il l'est également en commission d'appel auprès du recteur. C'est une machine infernale. Si nous avions un cadre plus précis, toutes ces procédures infernales, lourdes pourraient en partie être évitées.

M. Pierre-André PERISSOL : Je note qu'il y a vraiment deux choses distinctes : d'un côté, un cadre légal, de l'autre, des modalités de mise en oeuvre.

Supposez qu'il y ait demain une loi qui vous autorise à exclure, vous aurez toujours la même mécanique, de plus en plus lourde, avec les mêmes religieux et la même procédure.

Mme Marie-Ange HENRY : Pas forcément.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous demandez certes une loi, mais d'abord que le ministère définisse un cadre clair et général pour faire en sorte que l'exclusion d'un élève qui n'assiste pas aux cours ou fait des choses contraires au règlement, a fortiori à la loi, puisse être décidée sans que cela soit un parcours du combattant. En tout état de cause, c'est un point qui peut déjà ressortir de nos travaux.

Avez-vous le moyen de faire vérifier ces certificats de complaisance quand il s'agit de déguiser des absences pour des raisons communautaristes habillées d'un prétexte religieux ?

M. Philippe GUITTET : Aucun. Ce n'est pas le rôle des médecins scolaires de vérifier ces certificats. Le seul rôle des médecins scolaires, en la matière, concerne l'épreuve d'EPS du baccalauréat.

M. Jean-Pierre BRARD : Si les exemptions n'étaient données que par un médecin agréé ou le médecin scolaire, le problème pourrait être réglé. Mais une telle mesure ne relève pas du domaine de la loi.

Mme Marie-Ange HENRY : Cependant, cela nécessiterait d'avoir un médecin scolaire plus d'une demi-journée par semaine dans les établissements.

M. le Président : C'est un autre problème qui n'est pas le nôtre aujourd'hui.

M. Jacques DESALLANGRE : M. Guittet, dans l'article que vous avez signé dans « Libération », vous demandez que l'on s'interroge sur la signification du voile. Il me semble que c'est effectivement un point de passage obligé, avant de rédiger éventuellement la loi que vous réclamez. On le voit par la différence d'interprétation des juridictions : tantôt cela est considéré comme un signe ostentatoire, tantôt on n'y voit ni provocation, ni pression, ni prosélytisme.

Par ailleurs, vous dites que vous préférez la qualification de « signe identitaire » à celle de « signe ostentatoire ». S'il y avait une loi, devrait-elle considérer que tout signe identitaire est ostentatoire ?

Mme Marie-Ange HENRY : Quand des élèves entrent au lycée Turgot ou au lycée Voltaire en portant une kippa ou un voile, il y a volonté de manifester une réalité.

M. le Président : Quand un signe distinctif devient-il ostentatoire ?

Mme Marie-Ange HENRY : Il devient ostentatoire quand il est un élément de pression. Par exemple, lorsqu'il signifie « je porte le foulard et les jeunes filles qui ne le portent pas sont de mauvaises musulmanes ».

M. Jacques DESALLANGRE : M. le Président, il conviendra néanmoins de conserver le terme ostentatoire. Nous ne pourrons pas l'évacuer.

M. Philippe GUITTET : Cela peut être aussi un signe politique. La question du prosélytisme et celle du caractère ostentatoire ne sont jamais traitées par le Conseil d'Etat et les tribunaux. Ce sont toujours les questions d'assistance aux cours ou les questions de sécurité qui sont évoquées. En 2003, il est nécessaire de rappeler ce que sont les conditions de la laïcité dans l'école. Pour moi, c'est l'essentiel de ce combat, aujourd'hui, compte tenu de la situation. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons beaucoup de notre conception de la démocratie et de la République laïque. Ce cadrage est un moment de rappel des conditions de la laïcité.

M. Yvan LACHAUD : Je suis élu à Nîmes, dans le Gard. J'ai travaillé dix ans dans l'enseignement public et, pendant quinze ans, j'ai été chef d'un établissement catholique. Je ferai deux remarques et je vous poserai une question.

Pour ma part, j'adhère à votre position selon laquelle on ne peut pas laisser les chefs d'établissement se « débrouiller » seuls sur le terrain. Pour l'avoir vécu, je sais qu'ils sont confrontés en permanence à des difficultés qui prennent énormément de temps et qu'on ne peut pas leur demander de régler seuls ce problème alors que l'Etat, lui-même, ne prend pas toujours ses responsabilités.

Il est nécessaire de discuter pour savoir s'il faut une loi ou des circulaires pour apporter un cadre plus précis. Mais - et je suis d'accord avec vous sur ce point -, il faut aller plus loin pour protéger les chefs d'établissement. Vous indiquiez tout à l'heure que des écoles confessionnelles musulmanes pourraient éventuellement constituer une solution ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela.

M. Yvan LACHAUD : Si un certain nombre de personnes prenait la décision de faire fonctionner pendant cinq ans des écoles musulmanes, je ne vois pas aujourd'hui ce qui, dans les textes, mis à part les crédits limitatifs, pourrait s'y opposer. A cet égard, je ne vois pas de problème : si certains souhaitent ouvrir de tels établissements, ils peuvent le faire.

M. le Président : Mais le problème se poserait de nouveau, puisque les établissements sous contrat doivent recevoir tous les élèves quels qu'ils soient.

M. Yvan LACHAUD : Je suis tout à fait d'accord. Peut-être est-il alors temps de vérifier quel est le fonctionnement de l'enseignement privé sous contrat, et plus particulièrement confessionnel, dans ce pays. Je crois que l'on constaterait qu'à part quelques établissements privés sous contrat, le reste fonctionne relativement bien. C'est peut-être l'occasion de régler des problèmes. Cela nous aiderait, si des écoles musulmanes devaient s'ouvrir, à vérifier que tout élève peut être accueilli dans ces établissements.

Dans votre syndicat, y a-t-il des personnes qui ont des positions très différentes sur le port du voile ou de tout autre signe distinctif ? Avez-vous des exemples de jeunes filles portant le voile qui ont été exclues d'un établissement et acceptées dans un autre ?

M. Philippe GUITTET : Dans certains établissements, il y a parfois des négociations du type foulard-bandana, etc. Lors de notre dernier conseil syndical national, les 250 membres présents du syndicat se sont exprimés quasiment à l'unanimité, puisqu'il n'y a pas eu de voix contre, en faveur de l'adoption d'une législation claire.

Il est certain que, parmi nos 7 500 adhérents (sur les 13 000 personnels de direction), il n'y a pas unanimité sur ce point. Mais globalement néanmoins, les positions que nous exprimons sont celles des chefs d'établissement.

M. Yves JEGO : Je voudrais que l'on revienne sur le sujet des aumôneries et les questions qui pourraient se poser sur d'éventuels effets collatéraux de textes en la matière.

Deux points de vue peuvent être distingués :

- Selon certains, si un texte vient rappeler les fondements de l'école publique et permet d'éradiquer le phénomène que l'on constate tous sur le terrain, il convient d'aller jusqu'au bout de la logique et de sortir les aumôneries traditionnelles de l'école.

- Selon d'autres, c'est peut-être l'occasion, à l'image des aumôneries catholiques, d'avoir dans les établissements scolaires des lieux spécifiques dédiés aux religions.

Je voudrais connaître votre position sur ces deux extrêmes. En effet, immanquablement, si nous allons vers une nouvelle loi dans ce domaine, la question sera posée. Vous semble-t-il possible d'avoir, dans les établissements, des lieux spécifiques réservées aux religions, ou alors dans le cadre d'une loi stricte, aller au bout de la logique et faire en sorte que les aumôneries ne se situent plus dans les établissements scolaires ?

M. Philippe GUITTET : J'avoue que nous n'avons pas débattu de cette question dans notre syndicat. C'est une question très intéressante et qui se posera en effet, mais je ne me permettrai pas de donner une position sur cette question. En effet, soit tout le monde est concerné par la loi, soit personne. S'il y a nouvelle loi, il ne faut absolument pas qu'elle soit vécue comme une attaque contre les musulmans car les effets seraient pires.

Cette loi doit être une redéfinition ou une définition nouvelle de la laïcité en 2003, et non une disposition de revanche contre la communauté musulmane ou juive. Ce n'est pas ce que nous souhaitons.

D'ailleurs, je ferai remarquer que l'on a tendance à dire qu'il y a cinq millions de musulmans en France. Or il n'y a pas plus cinq millions de musulmans en France que cinquante millions de chrétiens. C'est beaucoup plus compliqué. Il faut éviter de dire cela.

L'avis des organisations religieuses, comme celle qui vient de se créer chez les musulmans ou le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) dans la communauté juive, a de l'intérêt, mais il ne doit pas constituer un blocage. Il ne faut pas attendre l'avis ou le soutien du comité musulman nouvellement créé ou du CRIF pour voter une loi laïque.

M. le Président : Vous ne souhaitez pas une législation contre la religion, mais une réaffirmation du principe de la laïcité à l'école ?

M. Hervé MARITON : En effet, il ne faut assurément pas légiférer contre les musulmans. Néanmoins, la question d'actualité qui se pose à nous est bien celle du voile dit islamique. C'est là l'une des grandes difficultés de notre débat. Nous devons absolument éviter le premier terme, sans pour autant nier le second.

M. Périssol a repris dans son intervention ce que nous avions entendu lors d'auditions précédentes autour d'un critère simple qui est celui de l'assistance à l'enseignement. Eu égard à ce que nous avons entendu, en particulier dans la réponse que vous lui avez donnée, il me semble qu'il conviendrait de définir de meilleures conditions de vérification de ce critère et peut-être vous apporter un certain nombre d'outils en ce sens. Ce qui a été évoqué sur la vérification des mots d'excuse est un élément important.

Vous dites qu'il y a un critère absolu, celui de la capacité à assister à l'enseignement en toute circonstance. Il semble que ce critère ne vous suffise pas, quand bien même ses conditions de gestion seraient améliorées. Vous demandez donc une loi. Mais nous avons vu, il y a quelques minutes, qu'il y aurait alors immédiatement un débat sur le fait de savoir ce qui est ostentatoire et ce qui ne l'est pas.

Très probablement, on se retrouverait alors à peu près dans la situation actuelle car, en réalité, la loi ne serait probablement guère plus utile au chef d'établissement pour mesurer la taille du signe et définir son caractère ostentatoire. Celui-ci répond en effet à une définition subjective, la pression que le signe exerce sur celui qui reçoit le message, l'appréciation des différents signes car, au-delà du signe religieux, il peut y avoir d'autres signes. Où s'arrête-t-on ? Qu'expriment l'insigne d'un parti politique, le signe d'appartenance ou de sympathie pour SOS-Racisme, un symbole de solidarité avec un engagement public ou des campagnes que ce soit pour la lutte contre le Sida ou autres combats ? Comme la loi ne définira pas cela, car ce serait évidemment périlleux, vous risquez de vous retrouver dans la même situation. Quand la République est attachée à de grands principes forts, comme celui de la laïcité, faut-il absolument une loi pour rappeler ce qui existe déjà ?

Je termine par une question très précise. N'y a-t-il aucune possibilité que le critère objectif, qui est celui de l'assistance à l'enseignement, puisse devenir un critère efficace et suffisant de gestion ? Par ailleurs, mesurez-vous bien qu'une loi laisserait toute entière la difficulté d'appréciation de la mesure du signe en face duquel vous vous trouvez ?

M. Philippe GUITTET : Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites. C'est votre débat mais ce n'est pas notre débat. Je n'ai pas parlé d'« ostentatoire », j'ai parlé de signes « identitaires et visibles ». Cela pourrait être un élément d'appréciation. On peut parler de « signes de reconnaissance identitaires et visibles ». C'est une affirmation toute simple. Je ne me situe pas dans ce débat.

Le débat autour de l'assistance aux cours est un élément du débat, mais ce n'est pas le seul. L'autre élément du débat est que l'on ne peut pas faire cours, en tant qu'enseignant, face à des kippas, des voiles ou des croix chaldéennes.

M. Hervé MARITON : Pouvez-vous faire cours face à un jeune qui porte un insigne d'appartenance associative ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela. Mais je vous réponds non.

Mme Marie-Ange HENRY : Dire que l'on se retrouverait dans la même situation, c'est se projeter dans un avenir aussi incertain. En effet, si nous avons un cadrage rappelant les règles de l'école de la République, nous pouvons quand même aussi compter sur les personnes qui seront obligées de s'incliner.

J'ai entendu M. Malek Boutih, lui-même, dire à la jeune fille voilée de « Mots croisés » qu'elle essayait de faire reculer les limites de la République. Dans sa bouche, c'était assez fort de dire cela à une jeune fille voilée. On essaie de forcer le trait à chaque fois. Or, si l'on recadre la situation de façon assez générale et que l'on entre dans le détail du contrôle des certificats médicaux et des cours, il faut savoir que nous n'avons pas pléthore de personnels pour effectuer ce contrôle et que la situation est hétérogène d'une communauté éducative à l'autre. Vous pouvez avoir, dans un établissement scolaire, des positions différentes parmi les membres du personnel sur l'attitude à adopter.

Jusqu'à preuve du contraire, l'école de la République n'a pas à connaître ces différences. La qualité de l'école de la République, c'est de mettre les élèves sur un pied d'égalité, pas simplement à l'intérieur du lycée que nous dirigeons, mais d'un lycée à l'autre, d'une région à l'autre, d'un département à l'autre. C'est la raison pour laquelle nous réclamons un texte de cadrage, non par pour notre confort personnel de chef d'établissement, mais simplement pour pouvoir dire les limites. Or les limites sont comme un édredon, elles peuvent être enfoncées d'un côté et rebondir de l'autre.

M. le Président : C'est bien ce que je retiens. Le problème pour nous est de bien comprendre votre position. Personne ne remet en cause le principe de la laïcité, mais il convient de vous donner un cadre juridique pour faire que, à l'école, vous puissiez faire appliquer ce principe de la laïcité. C'est là notre problème.

Nous entrons alors dans une autre difficulté très délicate qui est celle de l'écriture de la loi. En effet, il ne faut pas que cette loi apparaisse s'exprimer contre quelque chose, mais, au contraire, pour réaffirmer quelque chose.

M. Eric RAOULT : Il y a eu très peu de votants pour l'élection au conseil musulman : si l'UOIF a eu des voix, c'est peut-être parce que ce sont les plus militants, mais ils ne représentent pas la plus grande partie des musulmans. On aurait tort de dire « UOIF = voile ». C'est une organisation jeune, militante, mais qui ne s'est pas encore prononcée sur le voile.

M. Philippe GUITTET : J'ai quand même entendu quelques sifflets dans une réunion publique ... !

M. Eric RAOULT : En l'occurrence, si l'on veut éviter des raccourcis, M. le secrétaire général, il ne faut pas les employer soi-même. C'est la raison pour laquelle, avant que cette organisation ne se soit prononcée, il faut être attentif au cheminement de leurs déclarations à l'intérieur des structures dans lesquelles il peut être. J'aurais deux questions.

Lorsqu'un tel problème intervient dans un établissement scolaire, comment gérez-vous la communauté éducative ? Les exemples que j'ai eus dans mon propre département ont laissé des traces très profondes et durables de division au sein de la communauté éducative. Quand il y a un conflit très grave au sein des formations syndicales, cela laisse des traces très profondes.

Mme Marie-Ange HENRY : Raison de plus !

M. Eric RAOULT : Il ne faut pas être aussi « militante ». Nous n'avons pas pris de position dans cette mission. Avez-vous pu percevoir qu'un conflit très profond se crée sur ce point ? Par ailleurs, lorsque les premiers voiles sont apparus, les représentations diplomatiques ont eu un rôle très important à jouer dans la recherche de solutions. Dans les cas nouveaux, ce sont d'autres pays, qui ont parfois adapté leur propre législation. Avez-vous noté une modification dans les pays dont sont originaires les jeunes filles concernées ?

Mme Marie-Ange HENRY : A votre question « comment faites-vous ? », je répondrai que l'on fait comme on peut. Chaque chef d'établissement fait ce qu'il peut avec sa communauté éducative. C'est vrai que cela laisse des traces. J'ai connu des établissements scolaires où l'accueil ou le non-accueil d'une jeune fille a laissé des traces dans la communauté éducative. Raison de plus pour qu'un cadrage permette à la communauté éducative de ne pas avoir à se poser de questions ni à s'affronter. Quand je dis que nous faisons comme nous pouvons, c'est vraiment au cas par cas, c'est un accompagnement.

M. Philippe GUITTET : C'est un accompagnement comme on sait le faire dans des situations de crise importantes. C'est notre métier. Je ne suis pas sûr, M. le député, de ne pas avoir lu certaines interviews du secrétaire général de l'UOIF et d'autres sur la question du voile. J'ai lu un article de M. Tariq Ramadan sur cette question-là. Il développait des positions qui me font craindre que l'UOIF instrumentalise des éléments de la République.

Mme Martine DAVID : Je voudrais revenir sur l'accompagnement. Vous dites, et les témoignages que nous avons entendus vont dans ce sens, qu'il n'y a pas plus de cas mais qu'ils sont beaucoup plus durs. Pour prolonger cette réflexion, nous avons eu l'impression, lors de l'audition de Mme Chérifi, qu'un accompagnement extérieur de la jeune fille se substituait à celui des parents, ceux-ci étant de plus en plus difficiles à joindre. Désormais, des religieux accompagnent les jeunes filles ou sont à la sortie des établissements. Avez-vous ce sentiment ? Ce changement rend-il le dialogue plus difficile ?

Deuxième point : il me semble que, dans le monde éducatif, la volonté plutôt majoritaire est d'aller vers un cadre législatif plus rigoureux et plus visible, mais que c'est plutôt à l'extérieur du monde éducatif que l'on dit et écrit beaucoup. Plus nos auditions avancent, plus le dossier semble se complexifier, ce qui suppose que nous aurons de plus en plus de difficultés à prendre une décision. J'ai été très sensible aux arguments que vous avez développés ce matin. Ils remettent en question des choses qui me semblaient acquises, c'est-à-dire qu'après trois semaines de travail, il me semblait qu'un nouveau cadre législatif ne répondrait pas à ce que la situation exige.

M. Philippe GUITTET : Nous sommes sur le terrain.

Mme Martine DAVID : Je voudrais être certaine que vous pesez bien le fait qu'une loi aura obligatoirement une conséquence dissuasive forte. Estimez-vous que c'est l'une des solutions pour aider les chefs d'établissement et les enseignants en premier lieu ? Que pensez-vous de ceux qui écrivent que légiférer entraînerait beaucoup plus de réactions négatives de la part des fondamentalistes et des jeunes filles ? Croyez-vous qu'il ne faut pas trop donner d'importance à cette question ?

Mme Marie-Ange HENRY : Pour répondre à la première partie de votre question, je dirai que paradoxalement, un certain nombre de jeunes filles voilées aujourd'hui ont des mères qui ne les aident pas. Elles sont issues de familles d'une génération d'immigration que nous n'avons pas connues fondamentalistes. En revanche, elles sont toujours assistées de religieux, y compris une jeune fille, lors d'une émission de télévision récente.

Mme Martine DAVID : Y compris lors des conseils de discipline ?

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Dans un conseil de discipline, lorsque l'élève est mineur, les parents sont convoqués, mais ils peuvent toujours faire appel à un défenseur. Les parents se font souvent représenter soit par des prédicateurs, soit par des juristes.

M. le Président : La solution ne serait-elle pas de modifier ces textes ?

M. Philippe GUITTET : Il faut être prudent car cela représente des garanties en même temps.

Mme Marie-Ange HENRY : Considérer que la laïcité est une affaire acquise serait une erreur. La laïcité est un combat permanent qui change de terrain. La laïcité ayant peut-être changé de combat, prenons-nous bien en compte les conséquences ? A cela, je répondrai « à chacun son métier ». Nous sommes nommés par le ministre, nous appliquons les règles et nous sommes le dernier représentant de l'Etat sur le terrain.

Mais nous sommes aussi demandeurs d'un cadre parce qu'il n'est pas satisfaisant de se « débrouiller » localement avec des communautés éducatives plus ou moins divisées, plus ou moins déchirées ou tolérantes. On ne peut pas accommoder les principes de l'école de la République. Aujourd'hui, dans la construction du citoyen, nous avons des jeunes de 18 à 25 ans qui ne votent pas. Pour eux, être citoyen, prendre un bulletin de vote et le mettre dans l'urne, c'est difficile. Or la particularité de l'école de la République française, c'est de former le citoyen. Oui, nous savons ce que nous faisons, oui nous savons ce que nous demandons.

M. le Président : Comme Mme David l'a rappelé, et cela est très intéressant, nous avons reçu des intellectuels, des philosophes, des personnes aussi défenseurs que nous du principe de la laïcité, mais qui nous demandaient de ne surtout pas légiférer. Ils vous rejoignent sur le point qu'il ne faut pas légiférer contre une religion. D'une manière générale, pour ces intellectuels, les textes suffisent. Mais vous, praticiens du terrain, vous nous lancez un appel qui interpelle un certain nombre d'entre nous, vous nous demandez de vous aider pratiquement et de manière précise à faire appliquer dans l'école le principe de la laïcité.

Je voudrais une précision pour l'étape de rédaction ou d'une éventuelle rédaction d'une loi. Vous avez bien spécifié qu'il ne fallait pas faire de distinction dans l'application de ce principe au sein de l'espace scolaire, mais faites-vous une distinction entre le primaire et le secondaire ? Vous savez qu'il y a déjà une distinction avec l'université.

M. Philippe GUITTET : Il ne faut pas faire de distinction entre le primaire et le secondaire, puisque les élèves, qui suivent une scolarité normale, iront au lycée jusqu'à environ 18 ans.

M. le Président : La distinction avec l'université vous choque-t-elle ?

Mme Marie-Ange HENRY : Oui. J'ai entendu de grands philosophes comme Christian Jambet, professeur en khâgne au lycée Turgot, et Catherine Kinzler, donnant un cours de philosophie devant un demi amphithéâtre de jeunes filles voilées, admettre qu'ils étaient gênés.

M. Jacques MYARD : Pour aller dans le sens du respect de l'égalité, seriez-vous favorables à ce que tous les élèves soient désormais en blouse ?

M. Philippe GUITTET : Cette question n'est pas réaliste aujourd'hui. Cela n'empêche que, dans certains de nos départements d'Outre-mer, notamment en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, les élèves de collège, sans avoir un uniforme, ont pour consigne de s'habiller en blanc en haut et en bleu en bas, ce qui leur permet de porter un jeans et un tee-shirt blanc. Ce n'est pas autorisé par les lois de la République, mais c'est admis dans tous les collèges de Martinique, de Guadeloupe et de Guyane. De fait, les élèves ont un uniforme.

M. René DOSIERE : Vous venez d'évoquer la Guyane. Avez-vous des informations selon lesquelles le problème de signes identitaires se pose de façon particulière ou pas ?

M. Philippe GUITTET : En Guyane, il y a vraiment d'autres problèmes qui tiennent à la porosité des frontières et à la difficulté d'accueil des élèves venant du Surinam et du Brésil. D'autres questions tiennent à la culture particulière des jeunes Indiens, mais les questions identitaires autour du voile ne sont pas essentielles.

M. le Président : Je vous renvoie à l'excellent article que M. Guittet a publié hier dans « Libération ».

M. Philippe GUITTET : Le titre n'est pas de moi. J'avais donné comme titre « Une loi de laïcité pour l'école pour conforter la loi de 1905 ». « Libération » a voulu faire de l'accroche avec son titre.

M. Pierre RAFFESTIN : Sur le champ d'application de la loi, tout comme M. Guittet, la situation de l'université ne me plaît pas plus, mais il faut distinguer le champ de la scolarité obligatoire primaire, collège et lycée, de l'université.

M. Guittet vous a répondu tout à l'heure sur le fait que l'établissement était un tout et, par incidence, est venu le problème des aumôneries. Il ne faudrait pas oublier que des lieux affectés à la religion dans des établissements scolaires datent d'une époque où ces établissements scolaires étaient absolument fermés sur l'extérieur. Dans les années cinquante, les élèves internes dans un lycée n'avaient pas beaucoup de loisirs, de sorties à l'extérieur. Aujourd'hui, le problème ne se pose plus dans les mêmes termes. Les élèves sortent, y compris quand ce sont des élèves internes de collège.

M. Philippe GUITTET : En conclusion, il conviendrait de traiter cette question aujourd'hui par une législation claire car, sinon dans dix ans, la question qui se posait tout à l'heure sera plus difficile à traiter. C'est un enjeu pour notre travail au quotidien, mais c'est aussi une question qui touche l'ensemble de la République, question à laquelle nous sommes directement intéressés en tant que personnels de direction et représentants de l'Etat dans les établissements scolaires.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Paul de GAUDEMAR,
directeur de l'enseignement scolaire, responsable des établissements publics et des établissements privés sous contrat

(extrait du procès-verbal de la séance du 25 juin 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Avant de commencer votre audition, je rappelle que la Direction de l'enseignement scolaire (DESCO) élabore la politique et la réglementation relatives à l'organisation et au fonctionnement des écoles et des établissements du second degré. Elle définit la politique en matière de vie scolaire, de prévention, d'action sanitaire et sociale en faveur des élèves. Elle exerce également la tutelle des zones d'éducation prioritaire.

Après un exposé introductif pour nous présenter votre bilan de la situation concernant le port des signes religieux à l'école, votre audition se poursuivra sous la forme d'un échange de questions et réponses.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je vous remercie de m'avoir invité à partager avec vous certaines réflexions et certains éléments de pratique. J'ai en effet la chance de pouvoir m'adresser à vous à la fois dans mes responsabilités actuelles de directeur de l'enseignement scolaire et comme ancien recteur d'académie.

En effet, pendant de longues années, j'ai été recteur d'académie à Toulouse et à Strasbourg où j'ai eu à connaître de nombreuses situations concrètes dont j'ai tiré à la fois, à titre personnel et professionnel, un certain nombre d'éléments de réflexion qui inspireront mon propos.

Je suis par ailleurs accompagné de M. Claude Bisson-Vaivre, sous-directeur à la DESCO, chargé de la sous-direction des établissements et vie scolaire qui, dans ses attributions, a notamment la charge de suivre la plupart des questions liées à celles dont nous allons débattre aujourd'hui.

Ces quelques mots de présentation vous montrent d'emblée que vous avez en face de vous quelqu'un qui est très sensible à ces questions pour les avoir rencontrées de manière très concrète. Je dirai même volontiers que je les ai rencontrées parfois dans des conditions qui font réfléchir sur le fonctionnement de l'institution.

Je voudrais évoquer la question qui nous préoccupe à travers trois éléments de réflexion. Le premier est de déterminer ce qu'il y a derrière la question de la présence des signes religieux à l'école, c'est-à-dire, au fond, la question de la relation entre l'école et la religion. C'est la question à la base de laquelle nous devons placer beaucoup de nos réflexions.

En second élément de réflexion, j'évoquerai la manière dont on peut poser certaines questions quant à ce que signifie cette place des signes religieux. Il y a plusieurs manières d'aborder ce problème et ce serait une erreur de croire que cela peut se poser de manière simple.

Le troisième élément de réflexion portera sur les moyens dont l'école dispose aujourd'hui face à ce phénomène, et sur les autres moyens dont elle pourrait éventuellement disposer.

Pour aborder le fond du sujet, c'est-à-dire l'ensemble laïcité-religion-enseignement, nous sommes tous convaincus que la laïcité est une des valeurs essentielles de notre école publique, voire du service public de l'éducation nationale dans un sens plus extensif, avec tout ce que cela implique d'attitudes vis-à-vis non seulement de la religion mais, ce qui n'est pas la même chose, vis-à-vis du fait religieux.

Je voudrais dire d'emblée que nous sommes face à une question qui est d'autant plus délicate que la conviction s'est faite peu à peu - et surtout depuis quelques années - qu'il faut donner une place au fait religieux à l'école, car c'est un élément essentiel de notre patrimoine culturel, et en même temps que le fait religieux n'est pas la religion. Il n'est pas le signe d'appartenance à telle ou telle religion. Cela nous conduit, depuis quelque temps, à nous interroger sur la question - dont celle des signes religieux n'est qu'une conséquence - de l'organisation, de la prescription, de la réglementation et du contenu même des enseignements.

C'est une chose que je voudrais souligner devant vous, en ma qualité de responsable du contenu des enseignements. Un des éléments qui me frappe - et qui est à l'origine des questions les plus délicates que nous avons à traiter - est la façon dont notre école, notamment publique, proclame la neutralité et la laïcité par rapport à la fois aux convictions, aux croyances et aux comportements religieux, comme étant depuis toujours un de ses fondements. Elle a, par là même, prescrit un certain nombre de réglementations - mais j'ai le sentiment que nous sommes face à une sorte de double effritement du contenu que nous donnons à la notion de laïcité. Nous constatons également un effritement de notre capacité à intégrer le fait religieux dans les enseignements eux-mêmes, cause d'appauvrissement même de la substance de nos enseignements. Dans le même temps, la mise en place d'une réglementation donne de fait une certaine place à la reconnaissance institutionnelle des comportements religieux.

A titre d'exemple, le calendrier scolaire, dans notre tradition, est un calendrier très fortement marqué par le christianisme. Nous avons observé, toutes ces dernières années, l'introduction d'un grand nombre de tolérances sur des pratiques liées aux fêtes religieuses d'autres religions. Je pense en particulier à tout ce que nous acceptons en matière de pratique des fêtes juives qui donne lieu à des textes officiels de la fonction publique, à certaines périodes, relayés par notre ministère avec des textes spécifiques, ou encore à ce que nous acceptons pendant la période du ramadan dans les établissements.

Ce propos a pour but d'introduire une question que je ne voudrais pas que l'on sous-estime et sur laquelle je reviendrai dans mon troisième point, notamment en termes de contenu et d'organisation de l'enseignement, pour décrire cette situation quelque peu paradoxale. L'école peut être considérée comme la chambre d'écho de situations que notre société a parfois du mal à traiter.

Le deuxième élément de réflexion porte plus précisément sur les signes religieux et sur ce que l'on entend mettre sous cette notion. Il y a des notions tout à fait évidentes. Le voile islamique peut apparaître comme un emblème des signes religieux, mais d'autres formes de signes religieux, parfois mieux tolérés par notre tradition scolaire, peuvent soulever des questions comparables.

De ce point de vue, j'évoquerai trois types de différenciations. La question des signes religieux impose une réflexion sur la différenciation des lieux. On ne peut pas poser la question de la même manière dans l'école ou hors l'école, par rapport à certains espaces ou certains moments de l'enseignement par rapport à d'autres. Il faut accepter une analyse fine de cette situation. C'est une première remarque, la distinction principale étant celle entre l'espace privé et l'espace public à l'intérieur duquel on trouve l'espace scolaire.

On assiste d'ailleurs à des situations extrêmement contrastées selon lesquelles, des signes religieux - le voile islamique mais parfois aussi la kippa, voire d'autres signes d'appartenance religieux parfois plus discrets - sont portés de manière très ostensible en public à l'extérieur de l'école, mais enlevés à l'intérieur de l'école, parfois l'inverse.

La relation entre l'espace public de l'école et l'espace privé, notamment de la famille, est parfois traitée différemment pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. De ce point de vue, nous ne pouvons pas, ne serait-ce que parce que notre champ d'autorité ne s'exerce pas en dehors des murs de l'école, ne pas tenir compte de ce que signifie le signe religieux dans l'école par rapport à ce qu'il signifie hors de l'école.

Une autre distinction très importante est celle qui concerne d'une part les élèves, d'autre part les personnels. A cet égard, les avis du Conseil d'Etat sont très clairs. Je vous renvoie à l'avis de 1989 sur les élèves, mais également à un avis de 2000 qui explique très clairement et confirme ce que nous avons toujours pratiqué, que pour les adultes, notamment en situation d'exercer leur profession à l'intérieur des écoles, le port de tout signe religieux, et notamment du voile islamique, est très strictement contrôlé et prohibé.

Entre des agents qui représentent le service public et exercent la mission du service public dans l'établissement et l'élève, le traitement, confirmé en cela par les avis du Conseil d'Etat, peut aussi être posé de manière différente.

Le troisième élément de différenciation sur lequel je souhaite attirer votre attention, et qui se situe au coeur de bien des problèmes que nous avons rencontrés, est la distinction entre le port de signes religieux et le comportement qui lui est attaché. Je peux témoigner d'une longue expérience personnelle dans ce domaine. J'ai rencontré de nombreuses jeunes filles désireuses de porter le voile islamique avec un éventail très varié de situations et de motivations. Mais la plupart d'entre elles avaient par ailleurs des comportements scolaires absolument impeccables : excellentes élèves, excellent comportement en classe, aucune réticence par rapport aux enseignements, suivi de l'ensemble des cours.

Par rapport à l'obligation scolaire et à ce dont est fait la vie d'un élève, réglementairement, il n'y avait rien à reprocher à ces jeunes filles sinon le port du voile. A l'inverse, des élèves plus conformes en termes de tenue vestimentaire ou de port de quelque signe que ce soit, avaient des comportements scolaires beaucoup plus problématiques, y compris un comportement pouvant confiner parfois au prosélytisme. De ce point de vue, nous aurions tort de limiter la réflexion à ce qui pourrait n'apparaître que comme une simple objectivation du comportement vis-à-vis de la religion, c'est-à-dire d'un comportement de type prosélytique.

De ce point de vue, on ne peut traiter séparément ce qui peut apparaître comme une manifestation ostentatoire d'une conviction - et à ce titre condamnable dans le cadre d'une école laïque - et des comportements même en l'absence de signes religieux, non moins ostentatoires.

Ces trois éléments de différenciation doivent être au coeur de notre réflexion.

Le dernier élément de cette introduction concerne les moyens dont dispose l'école. Le premier point est un petit retour sur l'enseignement lui-même, domaine où il faut avouer que les paradoxes que j'évoquais au début de mon propos sont assez nettement présents. Par exemple, si nous faisons le tour de nos programmes d'enseignement actuels, depuis l'école primaire - dont j'ai également la responsabilité - jusqu'au baccalauréat, nous constatons une situation étonnante : à la fois, au moins de manière implicite et parfois de manière explicite, le fait religieux est extrêmement présent dans nos contenus d'enseignement, pour des raisons qui tombent sous le sens de par la nature même des disciplines que nous enseignons.

A titre d'exemple, il est très difficile d'enseigner l'histoire sans un certain nombre de références importantes à des faits religieux. Mais donner une place au fait religieux à l'école, ce n'est pas remettre Dieu dans l'école. Dans nos programmes d'enseignement, que ce soit à travers l'histoire, la littérature, la philosophie, les langues vivantes, les arts, même à travers l'enseignement scientifique notamment les sciences de la vie, on retrouve ce fait religieux, mais en même temps, il n'est pas assumé comme tel. C'est une des faiblesses de notre système.

Il y a une espèce de réticence de notre institution, depuis longtemps, à parler de la religion car cela pourrait constituer une façon « d'introduire le loup dans la bergerie » alors que c'est un fait de culture qui fait partie du patrimoine que nous avons à transmettre. Certains travaux récents, notamment le rapport élaboré par Régis Debray pour le ministre précédent de l'éducation nationale et repris à leur compte par les ministres actuels, nous ont fait avancer sur ce que pourrait être, à l'avenir, cet enseignement du fait religieux, sous la forme laïque que j'évoquais à l'instant.

Cela procède, en même temps d'ailleurs, d'une formation des enseignants, voire de nos autres personnels. En effet, tout ce que nous évoquons suggère que la formation de nos personnels, notamment de nos enseignants, est insuffisante pour leur permettre de se positionner de manière plus positive et non pas simplement défensive ou négative par rapport à ces questions.

Je vous ai apporté deux ouvrages que nous venons de publier récemment. L'un est notamment issu d'un colloque très important qui s'est tenu, il y a quelques mois, sur l'enseignement du fait religieux. Il présente une somme de réflexions tout à fait intéressante autour des questions que je viens d'évoquer, et fournit également quelques éléments d'analyse de nos programmes d'enseignement en la matière. Je vous ai également apporté les actes d'un colloque sur l'islam que nous avons tenu dans le cadre de la formation de nos enseignants.

Nous avons un programme de travail dans ce domaine qui touche à la fois à l'enseignement donné aux élèves, mais aussi à la formation des personnels, notamment des enseignants, en manière de formation initiale et de formation continue.

De quelles autres armes disposons-nous pour faire face aux problèmes et aux conflits, parfois très traumatisants pour une communauté éducative - et qui se sont beaucoup focalisés ces dernières années sur le port du voile islamique -, voire sur des risques de conflit entre des groupes à l'intérieur d'établissements s'identifiant à des communautés ? Le cas le plus fréquent que nous rencontrons dans nos établissements est celui d'un groupe s'identifiant, par exemple, à la cause palestinienne et, par là même, par un lien qui n'est pas aussi logique qu'il pourrait y paraître, avec la cause musulmane, d'autres s'identifiant à la cause israélienne, souvent aussi assimilée à la cause de la religion juive.

Ce qui nous inquiète le plus, c'est bien ce risque d'affrontement, c'est-à-dire quelque chose qui, d'une certaine façon, dans un langage devenu de plus en plus commun sur les communautés, donne du corps à une réalité que nous voudrions voir disparaître. En d'autres termes, nous sommes toujours très prudents lorsque, dans un lycée, on nous mentionne qu'il y a une « communauté » musulmane, juive ou turque importante.

Nous en avons débattu, de manière approfondie, avec des personnes qui ont beaucoup réfléchi à cette question. Je pense notamment à Mme Dominique Schnapper avec laquelle nous travaillons beaucoup et qui nous disait à quel point elle était réticente à la notion même de « communauté » employée sans discernement. Or nous savons bien que, dans des circonstances locales, concrètes, nous sommes tentés de parler en ces termes. Par là même, cela donne corps, à travers cette notion, à des choses qui sont d'une certaine manière contraires à notre conception de l'intégration républicaine à l'intérieur de l'école laïque.

De ce point de vue, nous avons entre les mains peu d'outils mais beaucoup plus qu'on ne le croit. Tout d'abord, je fais partie de ceux qui pensent que l'avis du Conseil d'Etat de 1989 est un avis très clair, certes pas facile à utiliser à première vue, mais qui est clair à l'usage. De ce point de vue, la première arme très importante dont nous disposons est une application très rigoureuse de cet avis du Conseil d'Etat. Quand je dis très rigoureuse, c'est que selon les termes de l'avis du Conseil d'Etat, ce n'est pas le port du signe religieux en lui-même qui peut poser problème, mais le fait qu'il soit le témoignage ou la traduction ou qu'il s'accompagne d'un comportement qui soit contraire à ce que l'obligation scolaire ou l'obligation faite à l'élève implique. De ce point de vue, une application stricte de cet avis, lorsqu'elle est pratiquée, peut permettre de résoudre un grand nombre de situations.

J'ai également déjà mentionné l'avis du Conseil d'Etat de 2000 sur les personnels qui peut apparaître plus clair que celui sur les élèves. Nous avons aussi mis en place plus récemment d'autres outils à l'égard de ce phénomène dont nous parlons aujourd'hui, et qui est un phénomène cyclique. Sur les quinze dernières années, je l'ai vu surgir à plusieurs moments. C'est en général lié à des circonstances, des conjonctures extérieures. Souvenons-nous de la circulaire Bayrou en 1994 consécutive à des événements dramatiques, y compris la vague d'attentats qui avaient eu lieu en 1993 et début 1994. Des événements extérieurs - comme la première guerre du Golfe, ou la guerre en Irak plus récemment - sont des circonstances qui voient se développer un certain nombre de situations. Toutefois, en même temps, on peut avoir cette tentation, fondée sur un certain nombre d'éléments, de voir s'accentuer un phénomène.

Là-dessus, je voudrais vous dire ma perplexité. En effet, sur la longue période de dix à quinze ans, je pense que c'est surtout le regard de notre société, à la fois de notre institution et de ce qui l'environne, qui a aussi changé le phénomène et la perception que nous en avons. Dans le courant des années 90, alors que j'étais recteur de Strasbourg, j'ai notamment eu la charge de mettre en oeuvre la circulaire Bayrou en 1994. Lorsque l'on regardait quels étaient les comportements dans les établissements, le port du foulard apparaissait, peut-être pas massif, mais extrêmement visible, se mesurant au moins en plusieurs centaines de cas pour la seule académie de Strasbourg.

J'étais toujours surpris parce que, dans les « statistiques » nationales que nous donnions à l'époque, l'académie de Strasbourg apparaissait comme un cas aberrant. En gros, la totalité des foulards se concentrait sur l'académie de Strasbourg, ce que j'ai peine à croire, ne serait-ce que pour avoir connu, par la suite, d'autres régions.

Dans les statistiques que nous établissons, on peut voir apparaître une tendance à la décroissance des problèmes. Là aussi, il faut se méfier car la décroissance des problèmes veut dire que l'institution s'en est emparée et réussit à les traiter sans qu'ils fassent la une des médias, mais je ne suis pas sûr que les comportements correspondants, et notamment en matière vestimentaire, aient diminué.

C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place - depuis déjà quelques années, et renforcé depuis quelques mois - un dispositif de veille de ces problèmes, qui s'appuie notamment sur le travail de Mme Chérifi, mais plus largement sur la mise en place de cellules académiques de veille, sous l'autorité des recteurs, à laquelle nous avons adjoint dans le cadre de ma direction, une cellule nationale de veille. Cette dernière n'a pour autre mission que d'être en appui des cellules académiques pour leur fournir des outils, faire circuler des échanges de bonne pratique, mettre à leur disposition un certain nombre d'outils de réflexion.

Vous avez également auditionné les deux doyens de l'Inspection générale, MM. Borne et Robert, qui ont dû évoquer le travail que nous engageons conjointement pour élaborer un certain nombre d'outils, d'ouvrages de référence, de guides d'action. Nous consolidons ce dispositif mis en place et destiné à aider les établissements à traiter ces différentes questions.

Je terminerai par un élément qui est au coeur de votre réflexion : Faut-il disposer de moyens supplémentaires, en particulier d'une loi dans ce domaine ? Faut-il légiférer ? Bien entendu, je ne peux qu'être d'accord avec l'idée de réaffirmer, partout où c'est souhaitable et nécessaire, les grands principes et les valeurs sur lesquels est fondée notre école. Si nous estimons que le principe de laïcité n'est pas suffisamment inscrit dans la loi aujourd'hui, pourquoi ne pas renforcer nos dispositifs législatifs à cet égard ? Mais c'est une chose que de dire cela, et une autre de savoir ce que l'on fait et notamment de savoir si l'on est capable d'aller au-delà du rappel d'un certain nombre de grands principes. A mes yeux, c'est la question principale.

Pour avoir beaucoup réfléchi à cette question et échangé avec des personnes nous demandant parfois de disposer d'un texte de loi, j'avoue avoir du mal à concevoir l'écriture d'une telle loi. Il conviendrait, en premier lieu, de préciser le champ d'application de cette loi, de manière que la question des signes religieux porte sur l'ensemble des signes religieux. De plus, une loi n'a aucune utilité si elle ne se donne pas, en même temps, les moyens de sa mise en oeuvre et en application.

On sait les difficultés à appliquer l'avis du Conseil d'Etat que je considère comme clair. Je ne pense pas qu'un texte de loi serait en mesure d'aller beaucoup plus loin que l'énoncé de cet avis du Conseil d'Etat, et ce pour des raisons qui tiennent d'abord aux éléments d'analyse que je vous suggérais au début de mon propos, en particulier sur l'analyse extrêmement fine qu'il y a lieu de faire pour différencier la signification du port de tel signe religieux. Par exemple, il n'est pas raisonnable d'aborder ce problème sans regarder de près ce que signifie pour les jeunes filles le port de ce voile, sachant que le problème n'est pas le même à 10 ans, à 13 ans, 16 ou 20 ans. Je doute qu'une loi puisse entrer dans ce degré de finesse, notamment quand on pense aux conséquences.

En effet, j'ai eu en face de moi, en commission d'appel, des adolescentes dont je me demandais ce que pouvait signifier la décision que j'avais à prendre, à savoir une exclusion de l'école, pour la suite de leur parcours. Quand vous avez en face de vous une jeune femme dont vous supposez qu'elle a déjà fait ses choix principaux de vie, ce n'est pas trop difficile. Quand vous avez en face de vous une enfant ou une adolescente dont on voit à quel point elle est tiraillée par toutes les contradictions de ces âges-là, cela vous fait réfléchir davantage.

A cet égard, il y a de vraies difficultés que, pour ma part, je ne sais pas comment nous serions capables de surmonter. Je pense également qu'il est important, dans ce domaine, de ne pas déresponsabiliser les chefs établissement. Soyons clairs, ils nous demandent souvent une loi pour éviter d'avoir à affronter ces problèmes-là. La loi fonctionne comme un parapluie vis-à-vis des responsabilités à prendre. Cela est, à nos yeux, complètement incompatible avec le principe d'autonomie des établissements qui donne, à la fois, de la liberté mais aussi de la responsabilité.

Personnellement, j'ai tendance à penser que, dans des domaines aussi sensibles où l'analyse fine ne doit jamais être oubliée, il est très important que nous donnions à nos chefs d'établissement la capacité d'être, à la fois, très libres dans l'approche de ce phénomène à l'intérieur des grands principes qui fondent l'école républicaine, mais en même temps leur permettre de prendre leurs responsabilités. C'est d'ailleurs là aussi le sens d'une jurisprudence établie peu à peu par le Conseil d'Etat, y compris sur des questions que j'ai évoquées tout à l'heure, c'est-à-dire que les chefs d'établissement gèrent au cas par cas ces situations.

Enfin, et comment ne pas évoquer ce qu'impliquerait une loi proscrivant strictement, à supposer que l'on soit capable de l'écrire, tout port de signes religieux à l'école. Cela signifierait d'emblée - sauf à ce que nous renoncions à nos grands principes républicains et à ce que nous introduisions des discriminations tout à fait insupportables - que se crée ce que l'on pourrait appeler « un nouvel équilibre ». Comment traiter, par exemple, la religion musulmane d'une manière qui respecte les principes qu'une telle loi édicterait et, en même temps, n'apparaîtrait pas comme une sorte de proscription du culte musulman chez nos élèves ? Qu'est-ce que cela implique du point de vue des structures de l'enseignement ? On évoque parfois le problème des aumôneries. Comment traiterons-nous ces questions d'une manière qui reste compatible avec nos valeurs républicaines ?

En outre, nous agissons dans un espace au minimum européen et surtout dans ce domaine qui touche aux droits de l'homme, nos décisions ne peuvent être prises indépendamment d'une jurisprudence européenne, voire au-delà, qui ne nous encourage absolument pas à aller vers une loi.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez posé la problématique de l'enseignement du fait religieux. Au-delà de son enseignement dans le cadre de l'histoire, comme vous l'avez souligné, pensez-vous qu'il doit y avoir un enseignement spécifique, si oui, à quel niveau, par qui et comment s'assurer de la neutralité de cet enseignement ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port, sinon d'un uniforme, du moins d'une tenue, par ailleurs socialement égalitaire, serait de nature à régler les problèmes que nous évoquons ?

Enfin, en cas de législation d'interdiction à laquelle vous n'êtes pas favorable, estimez-vous qu'elle devrait s'étendre à tout signe de caractère associatif, par exemple, et s'appliquer à l'enseignement privé sous contrat ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l'enseignement du fait religieux, cette question n'est pas définitivement arbitrée. Nous y réfléchissons, mais je peux vous donner la tendance qui se dégage de nos réflexions récentes.

La question est moins d'instaurer un enseignement du fait religieux en lui-même, qui serait un peu contradictoire avec ce que j'ai dit précédemment, mais plutôt dans nos programmes, y compris tels qu'ils existent aujourd'hui, de traiter le fait religieux qui est présent partout. J'ai cité l'histoire parce que c'est le plus évident, mais il y a également la littérature, les langues vivantes et pas uniquement l'arabe, la philosophie. Il n'y a pratiquement aucune discipline dans laquelle le contenu des programmes n'évoque pas, à un moment ou un autre, quelque chose en rapport avec le fait religieux.

L'idée que nous avons est plutôt de faire en sorte que ces faits religieux - dans ce qu'ils ont de scientifique, à travers des données observables, constitutives d'un patrimoine culturel - soient mis en lumière en tant que tels et non pas simplement banalisés, dissimulés. C'est une façon de prendre en compte, d'une manière plus explicite, ce que les religions ont apporté au patrimoine de l'humanité ; si l'on estime que le rôle de l'école est de transmettre des savoirs et des valeurs, c'est aussi peut-être d'abandonner une attitude que nous avions jusqu'ici où dominait une certaine réserve à faire apparaître ces faits comme porteurs de cette dimension symbolique qu'est la dimension religieuse.

Vous pouvez traiter le sujet des cathédrales d'une manière purement objective, en traitant les vitraux comme de simples objets d'art, et le traiter en expliquant aux élèves la dimension symbolique et culturelle que signifient les attitudes religieuses qu'il y avait derrière. Tout à l'heure, j'ai parlé de l'effritement de la substance culturelle de notre enseignement. Il est clair que si vous ne faites pas cela, vous pouvez vous donner le sentiment d'être plus neutre, plus laïc à un premier degré, mais en même temps, vous faites passer les élèves à côté d'une dimension tout à fait essentielle de la culture à transmettre. C'est plutôt en ce sens qu'il faudrait aller, parce que le risque de dispenser un enseignement du fait religieux en lui-même, outre les dérives auxquelles cela prêterait, aurait sans doute l'effet inverse à celui attendu. En d'autres termes, cet enseignement du fait religieux risquerait, non pas de faire comprendre aux élèves ce en quoi les religions sont partie prenante des cultures du monde que nous avons à transmettre, mais aurait plutôt tendance à les distinguer, les séparer. Les élèves parleraient alors de cours de fait religieux.

Je le dis d'autant plus volontiers que nous avons un certain nombre d'interrogations par exemple sur l'éducation civique. Alors que nous sommes tous partisans de cette éducation civique, nous constatons à quel point il y a parfois des effets pervers au fait d'identifier un moment qui s'appelle éducation civique et que les élèves vivent comme un cours de plus par rapport à d'autres, là où nous voudrions instiller une culture de la citoyenneté qui procède de toutes sortes de vecteurs, y compris certains enseignements.

Votre deuxième question me fait penser à de nombreuses discussions que nous avons à l'école. J'ai envie de vous dire que si, un jour, nos parlementaires écrivent une loi sur le port des signes religieux, nul doute que cela ne pourrait avoir comme conséquence le port de l'uniforme qui serait lui-même à définir dans le cadre de la loi. C'est une certaine logique, mais j'ai un peu de mal à concevoir une telle démarche dans un pays comme le nôtre, avec un attachement de nos concitoyens à une certaine liberté.

Parfois, je le dis en plaisantant, même s'il n'y a pas d'uniforme officiel dans nos collèges, la quasi-totalité des élèves sont habillés en polo, jeans et baskets, même si nous savons qu'il y a un code très subtil lorsque la tenue se ressemble beaucoup. Tous ceux qui connaissent nos établissements savent que c'est beaucoup plus compliqué que cela. Ne voyez pas dans ma réponse une échappatoire.

Ceci étant, des pays très modernes font aujourd'hui porter l'uniforme aux élèves. L'idée n'est pas absurde en soi, mais il faut alors rentrer dans une logique dont il faut tirer toutes les conséquences.

Pour répondre à la troisième question, l'une des difficultés, dans la perspective d'une loi, serait d'avoir un champ d'extension extrêmement vaste, sauf à renier un certain nombre d'éléments de notre culture républicaine, la capacité d'intégration de la France, sa volonté de traiter ses citoyens sans distinction de religion. Cela aurait des conséquences très difficiles à gérer dans l'enseignement public. Vous avez parfaitement raison de demander si, à partir du moment où nous considérons que l'enseignement privé sous contrat participe du service public de l'éducation, il faudrait également l'appliquer à l'enseignement privé, au moins celui sous contrat. Mais là, nous nous heurterions de front à une situation presque d'antinomie. En effet, l'enseignement privé sous contrat se voit reconnu dans notre système actuel un certain nombre de caractéristiques qui font sa spécificité. Le paradoxe serait alors de risquer de déboucher sur un système qui, voulant pousser jusqu'au bout une certaine vision de la laïcité, provoquerait en fait des dégâts tout à fait irréversibles pour des questions fondamentales.

M. Jacques MYARD : Nous avons bien compris votre prudence, qui est même presque plus que de la prudence. Cela étant, vous avez abordé un grand nombre d'éléments intéressants. Je voudrais vous interroger sur plusieurs points.

Tout d'abord, vous semblez dire que le voile serait finalement plus le résultat que la cause du prosélytisme. En amont, cela signifie qu'il y a un prosélytisme actif contraire à la laïcité. Vous avez indiqué également quelque chose qui m'a quelque peu choqué, à savoir que c'est le regard que nous avons porté sur le voile qui a créé le problème. Pensez-vous vraiment qu'actuellement en France, la société française, notamment un certain nombre de groupes, n'est pas travaillée par des mouvements intégristes forts, prosélytes et qui iront jusqu'à la violence verbale, psychologique et autre ? Je me demande si votre prudence n'est pas en train d'avaliser complètement le communautarisme montant. C'est la raison pour laquelle je vous dis très clairement que je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt, mais aussi beaucoup d'inquiétude. L'aveuglement et la méconnaissance des problèmes pratiqués depuis trop longtemps par de nombreux gouvernements sont la cause de nos problèmes d'aujourd'hui.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je me suis mal fait comprendre. Sur le premier point, j'ai essayé de dire que le port du voile ne pouvait pas s'analyser sous l'angle d'une seule cause ou d'une seule situation. J'ai rencontré des situations où le port du voile était très clairement la manifestation, non seulement d'une appartenance, mais le désir, voire la volonté parfois marquée de manière même politique, d'une forme de prosélytisme condamnable.

Je vous ai d'ailleurs dit tout à l'heure que, lorsque j'avais des cas de ce type en face de moi, je n'avais guère d'état d'âme. Cela simplifiait un certain nombre de décisions, parce que nous étions face à des cas qui ne posaient pas réellement de problème de fond du fait qu'ils étaient contradictoires avec les valeurs de l'école.

Mais ce que j'ai voulu dire en même temps, c'est que nous avions aussi un certain nombre de ports de voile, voire d'un certain nombre d'autres signes religieux, qui pouvaient, notamment à des âges problématiques tel que celui de l'adolescence, traduire autre chose. Certes, on lit beaucoup dans la littérature aujourd'hui, que ce soit la presse ou des ouvrages qui paraissent, de témoignages très intéressants sur ce que disent les jeunes filles qui portent le voile. A la fois, elles parlent de leurs problèmes d'identité, notamment pour celles qui ne se sentent ni françaises ni maghrébines, quand bien même elles sont de nationalité française parce que nées en France, et qui se sentent toujours un peu partout étrangères. Pour elles, le fait de se manifester comme appartenant à une confession leur tient lieu, à un moment donné, d'identité. D'autres jeunes filles expliquent que le port du voile est une protection face à des comportements de garçons. C'est un problème majeur.

M. Jacques MYARD : Il faut agir beaucoup plus profondément en amont.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si je me suis mal fait comprendre, j'espère que ce que je vous ai répondu là montre que nous ne sommes pas du tout éloignés, bien au contraire. On ne peut pas traiter cette question du voile à l'école sans traiter ce qui se passe hors de l'école et la manière dont l'école hérite d'une question que nous n'avons pas su traiter, par exemple dans l'environnement de cités, de quartiers des jeunes filles.

Par rapport à votre deuxième question, pardonnez-moi encore si je suis mal exprimé, mais je crois être assez bien placé pour savoir que le risque que vous évoquez est un risque réel. Nous avons, dans certains de nos établissements, de temps à autre, des craintes que ceux-ci franchissent la porte de l'école. D'ailleurs, quand nous avons été ostensiblement confrontés à cela, nous n'avons guère eu d'état d'âme.

Il serait absurde de dénier ce phénomène, mais j'ai une interrogation et une perplexité quant à un certain nombre de chiffres qui circulent. A la limite, mon propos va plutôt dans le sens de la crainte que vous exprimiez. La situation actuelle peut signifier que dans certains cas, le problème est traité correctement, mais que dans d'autres, on passe à côté d'un problème en train de se produire, qui oeuvre souterrainement.

Je ne suis pas de ceux qui ont une vision paranoïaque de l'histoire, mais nous sommes très attentifs à cela. Ce qui nous inquiète, et c'est pourquoi nous avons un dispositif de veille, c'est de pouvoir détecter à tout moment, dans nos établissements, quelque chose qui serait l'indice d'un phénomène beaucoup plus inquiétant que le port de tel ou tel signe religieux, mais qui serait une entreprise beaucoup plus destructrice pour l'école. C'est la raison pour laquelle la jurisprudence du Conseil d'Etat est intéressante. Par exemple, une des choses qui, pour nous, est insupportable et implique des sanctions disciplinaires, voire au-delà, c'est lorsque l'appartenance religieuse ou le port de tel signe religieux s'accompagne d'une contestation de l'enseignement lui-même. Nous avons eu des jeunes filles ou des jeunes hommes contestant que l'on enseigne un certain type de philosophie, les sciences de la vie, notamment tout ce qui touche à la procréation, contestant le fait que les jeunes filles fassent de la natation. On ne peut pas le tolérer.

Même si ce sont des situations vis-à-vis desquelles il faut être vigilant, nous ne considérons pas que ce sont les cas les plus difficiles à traiter, car le cas est clair, net et précis, et le fait de trancher ne pose aucune difficulté. Nous avons tous les outils pour le faire. Le plus inquiétant, c'est la façon de prévenir tout cela. On revient toujours au problème de ce qui se passe en amont et dont l'école pourrait être, à un moment donné, le réceptacle. J'ai tendance à penser que plus nous agirons en amont ou dans l'environnement de l'école, mieux nous serons armés.

M. Jacques MYARD : C'est là que je vois une contradiction dans votre démarche. Vous avez raison de dire que l'école est la chambre d'écho de la société. Mais ne pensez-vous pas qu'un texte fort qui irait au-delà des signes religieux à l'école, qui réaffirmerait le principe de la laïcité dans tous les lieux publics, une sorte de code de déontologie de la citoyenneté, ne serait pas un moyen d'aller aux causes mêmes ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je crois vous avoir répondu en disant que je ne pouvais qu'être d'accord avec tout texte qui réaffirme fortement les principes de laïcité, notamment dans le service public. Cela étant, une fois rappelé ce principe, la difficulté est de savoir comment écrire et définir un contenu dans ce code de déontologie. Sur le principe, je suis d'accord avec vous. Mais quelle rédaction, quel contenu, quel champ d'application ?

Pour ma part, je serai le premier à me réjouir de tout rappel fort du principe sur la laïcité, d'ores et déjà inscrit de manière très explicite dans notre code de l'éducation. Peut-être faut-il encore le réécrire ?

M. Jacques MYARD : Le terme laïc n'apparaît pas le code de l'éducation.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Le code de l'éducation reprend un certain nombre de principes dont ceux de la Constitution. Le treizième alinéa du préambule de la Constitution dit ceci : « La nation garantit l'égal accès de l'enfant et l'adulte à l'instruction, la formation et la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés, est un devoir de l'Etat. » C'est très clairement inscrit dans la Constitution.

M. Jacques DESALLANGRE : Vous m'avez semblé aller vite en besogne lorsque vous avez dit que si l'on ne laisse pas de place aux signes religieux, il faut mettre un uniforme. Pourriez-vous expliquer cela ?

Vous avez également indiqué qu'il ne faut pas déresponsabiliser les chefs d'établissement, et leur assurer liberté et responsabilité. Pour leur part, ils considèrent que cela s'accompagne d'un grand risque devant des juridictions dont les interprétations sont variables. Ensuite, vous avez mentionné que la loi signifierait la proscription du culte musulman. Je m'interroge. Où le proscrirait-elle ? Si c'est à l'intérieur de l'école, c'est déjà fait.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je concède volontiers que j'ai sans doute usé d'un nombre de raccourcis dans mon propos. J'ai voulu dire que si l'on se préoccupait, à travers la proscription des signes religieux, de quelque chose qui ressemblerait à la normalisation de la tenue vestimentaire de nos élèves, le débouché logique pouvait être l'uniforme. Il y a peut-être des étapes intermédiaires, mais je n'en suis pas certain. Mais je ne demande qu'à être convaincu du contraire.

Je vous donne quelques exemples que nous avons eus à traiter ces dernières années. Nous avons eu souvent des discussions sur la nature du voile islamique, sa taille, ce qu'il doit couvrir ou ne pas couvrir. Cela a conduit parfois à des discussions au centimètre près. Je vous concède très volontiers que ce que j'ai dit pouvait apparaître comme une boutade. Je ne demande pas mieux que l'on me fasse la démonstration du contraire. Je dis simplement que, sur la base de mon expérience pratique, j'ai un peu de mal à concevoir ce que cela pourrait être. Mais je reste très ouvert à toute suggestion.

Sur la déresponsabilisation des chefs d'établissement, je connais bien ce débat pour l'avoir très régulièrement avec les chefs d'établissement, y compris ceux que vous auditionniez lors de la séance précédente. Je vous ai fait part de mon sentiment. Ce sont des questions très difficiles à arbitrer dans un établissement où la communauté éducative et les instances dirigeantes peuvent être divisées. Par exemple, très souvent dans un établissement, vous avez des enseignants très partagés par rapport à l'attitude à avoir face à une élève qui se présente avec un voile islamique. Nous avons eu récemment ce cas de figure au lycée de la Martinière à Lyon où ce sont les enseignants qui ont porté le problème sur la place publique. Il nous est d'ailleurs arrivé de mettre en avant cette forme de trouble de l'ordre public, créé par le conflit, pour prendre un certain nombre de décisions qui, lorsqu'elles ont abouti à l'exclusion de l'élève, ont été annulées par le tribunal administratif et le Conseil d'Etat.

Dans de telles affaires, les autorités administratives que je représente sont toujours solidaires des chefs d'établissement. Pour autant, je ne suis pas sûr - pour les raisons mêmes que j'ai indiquées à propos de l'écriture de la loi - que nous soyons à l'abri d'autres risques qui sont à la fois des risques de constitutionnalité au regard de notre propre Constitution, ou des risques au regard de la Cour européenne des droits de l'homme. Je ne suis pas sûr non plus, contrairement à ce que pensent certains, notamment des chefs d'établissement, que ceci serait une préservation. Nous avons quelques exemples qui démontrent tout à fait le contraire.

J'ai surtout voulu dire que nous aurons de toute façon des problèmes d'interprétation de la nouvelle loi et de sa mise en oeuvre. Nous aurons principalement une question qui demeurera pleine et entière, c'est la capacité d'un conseil d'administration à se prononcer au regard de ce que la mise en oeuvre de la loi sur son établissement a comme implication. La loi ne préservera pas l'établissement de prendre ses responsabilités, mais le mettra dans un autre type de contexte. Or, très souvent, je me permets de le dire parce que c'est ainsi que cela m'est souvent présenté, bien des chefs d'établissement viennent nous demander une loi pour qu'ils n'aient pas eux-mêmes à trancher ces problèmes-là.

M. Jacques MYARD : Ils veulent un cadre.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Certes. Si vous nous en donnez un meilleur, tant mieux, mais ne sous-estimons pas le cadre que nous avons aujourd'hui.

S'agissant de votre question sur une loi qui signifierait la proscription du seul culte musulman, je crois que personne ne veut cela. La conséquence qui existe peu, voire très peu, sera peut-être d'encourager ou de laisser faire le développement d'écoles de confession musulmane dans le cadre de l'enseignement privé, hors contrat ou sous contrat. Que faire par rapport à cela ? C'est une question à laquelle je n'ai pas de réponse.

De ce point de vue, n'est-il pas préférable de faire en sorte que ce soit à l'école publique de jouer son rôle d'intégration ? On peut imaginer un système qui voit se développer des écoles de confession musulmane sous contrat ou hors contrat.

M. Jean-Pierre BRARD : Je vérifie si je vous ai bien compris. Je pars d'un cas concret que j'ai rapporté : une jeune fille juive porte le voile et la main de Fatma pour échapper à ce qu'elle estime être des dangers dans son environnement. Si, en tant que chef d'établissement, vous aviez à traiter ce problème, peut-être considéreriez-vous qu'elle a tort, mais il n'y a pas volonté de provocation religieuse. Dans un tel cas, faut-il admettre le voile ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Dans ce que nous a fourni comme cadre de référence l'avis du Conseil d'Etat, si la jeune fille se conforme à toutes les règles de l'école, il n'y a aucune raison d'en saisir le proviseur.

M. Jean-Pierre BRARD : Je continue mon propos. Je suis juif et, il y a dix ans, ma tonsure apparaissant, je décide, pour la dissimuler, de porter une kippa. Que faites-vous ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si vous êtes élève dans un établissement, ma réponse est du même type. Nous avons des jeunes gens qui portent des kippas dans certains établissements, sans pour autant avoir une calvitie précoce.

M. Jean-Pierre BRARD : N'est-ce pas alors considéré comme un signe d'appartenance ou d'affichage ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : C'est bien là la question. Mais là encore, dans le cadre que nous avons, si l'élève ou l'étudiant se comporte de manière conforme à ce que lui demande l'école, il n'y a pas de raison d'être plus strict vis-à-vis de lui que de la jeune fille précédente.

M. Jean-Yves HUGON : Plus nous avançons dans cette mission, plus semble apparaître une différence dans la vision qu'ont ceux qui vivent le problème au quotidien dans les établissements et ceux qui réfléchissent à ce problème sans le vivre au quotidien.

Dans votre propos, cette différence m'est apparue sous deux aspects. Tout d'abord dans votre conception de l'espace scolaire. Nous avons auditionné, juste avant vous, des représentants des personnels de direction pour lesquels l'espace scolaire ne peut pas être divisé. Selon vous, il peut l'être en différents espaces ainsi qu'en espaces temps.

Par ailleurs, elle est apparue dans l'autonomie que vous prônez pour les établissements scolaires. Il semblerait que les représentants des personnels de direction ne veulent pas forcément de cette autonomie-là.

J'ajouterai une dernière remarque. Dans les signes religieux, il y a aussi le port de la barbe. On parvient à distinguer une barbe de type islamiste. J'ai vu, dans un établissement scolaire, un membre du personnel d'encadrement qui portait une telle barbe. Elle correspondait tout à fait à celles que l'on voit à la télévision. Tout en restant très prudent, le port de la barbe pourrait-il être assimilé au port d'un signe religieux ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur votre première question, j'ai évoqué cette différenciation à l'intérieur même de l'espace scolaire, car cela renvoie à des questions pratiques. Pour certaines activités scolaires, certains établissements jugent, à juste titre, et par là même imposent que les jeunes filles doivent retirer leur voile pour des raisons liées à des questions de sécurité : par exemple, des jeunes filles dans des formations industrielles et professionnelles.

On peut tout à fait estimer, et beaucoup d'établissements le font, que le port du voile peut être toléré dans certaines activités scolaires, mais proscrit de manière absolue en atelier ou à la piscine. C'est à ce type de différenciation entérinée par les tribunaux que je faisais référence et qui est assez bien gérée, d'une façon générale, par nos établissements, mais qui peut aussi être l'objet d'un conflit.

Sur la question de l'autonomie, cette notion est compliquée. Philosophiquement, nous sommes favorables au développement de l'autonomie des établissements. Je crois que beaucoup de nos collègues chefs d'établissement sont eux-mêmes dans une position assez contradictoire par rapport à cela. En effet, l'autonomie offre des latitudes et des libertés nouvelles, mais aussi des responsabilités nouvelles.

Nous avons des chefs d'établissement qui assument parfaitement les deux et font la démonstration, tous les jours, qu'ils sont capables de prendre leurs responsabilités. En revanche, d'autres chefs d'établissement aimeraient bien les avantages de la liberté, sans les inconvénients de la responsabilité. Nous sommes dans cette contradiction.

Quant à la barbe, nous avons la chance que la grande majorité de nos élèves soit imberbe pour des raisons d'âge. Mais pour ce qui est du personnel d'encadrement, nous sommes dans l'espace scolaire. Nous manquons de textes de référence. Faut-il légiférer sur la barbe ?

M. Jacques MYARD : La jurisprudence est parfaitement claire à cet égard : elle interdit, pour les maîtres, tout signe distinctif, quel qu'il soit.

M. René DOSIERE : J'ai bien noté qu'une législation ne manquerait pas d'avoir, pour l'enseignement privé, des conséquences que, pour l'instant, nous n'évoquons pas. Je n'y reviens pas, mais dans cet enseignement privé sous contrat rencontre-t-on avec la même intensité, le même problème du voile ou de tout autre signe distinctif ? Je pense en particulier à l'enseignement juif sous contrat.

Par ailleurs, compte tenu de votre expérience de recteur en Alsace et étant donné la situation particulière de cette région, où il y a une laïcité apaisée, le problème se pose-t-il de manière différente ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l'enseignement privé hors contrat que je connais moins bien, nous avons affaire à des écoles confessionnelles où l'affichage des signes religieux est la règle. Mais cela peut être aussi le cas dans le privé sous contrat. Si vous prenez les écoles juives, le port de la kippa est extrêmement fréquent, pour ne pas dire quasi généralisé dans certaines d'entre elles. Il me semble que c'est là toute la délicatesse du problème évoqué tout à l'heure, à savoir comment édicter une loi qui vaudrait pour l'ensemble du service public et l'imposer à des établissements dont, d'un côté, on dit qu'ils participent du service public puisqu'ils sont sous contrat, et de l'autre nier leur spécificité en tant qu'établissement privé.

M. Jacques MYARD : Y a-t-il eu dérive ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je ne sais pas s'il y a eu une dérive, je n'aurais pas la prétention de répondre à cela. En tout état de cause, depuis une quinzaine d'années que j'ai eu à regarder cela, j'ai le sentiment d'une certaine constance de comportement, le contrat portant à l'évidence d'autres éléments, tout cela sur fond d'une culture d'établissement.

Cela vaut pour les établissements catholiques. Par exemple, vous pouvez avoir un établissement piloté par l'enseignement catholique, accueillant des jeunes filles portant le voile islamique ou des jeunes garçons portant la kippa. L'enseignement catholique est très ouvert à cet égard et s'est souvent d'ailleurs permis de nous donner des leçons de tolérance qui, dans certains cas, étaient méritées, dans d'autres, ne l'étaient pas.

Je ne suis pas sûr, de ce point de vue, qu'un certain nombre de perspectives légiférantes ne soulèvent pas des problèmes qui soient difficiles à traiter, sauf à donner à la portée du contrat une signification suffisamment précise pour que cette contradiction n'apparaisse pas.

Sur mon expérience alsacienne, je pourrais vous en parler longuement parce qu'elle est passionnante. N'étant pas alsacien moi-même, j'ai découvert, dans ces responsabilités, une situation particulière qui est d'ailleurs faite autant d'un héritage concordataire que d'un héritage du droit allemand. Nous avons une situation comparable à ce que l'on trouve chez notre grand voisin, l'Allemagne.

Le droit local qui rend obligatoire l'enseignement de la religion à l'école, est atténué tout de suite dans notre droit républicain par le fait que les parents peuvent s'y opposer. Mais c'est une inversion par rapport à notre système dit « de l'intérieur ». La corrélation que l'on établit souvent, c'est que l'Alsace est probablement l'une des régions de France où l'enseignement privé est le moins développé.

D'aucuns en excipent que cela ôte, outre la qualité de l'enseignement public en Alsace, un des motifs pour envoyer son enfant dans l'enseignement privé, à savoir le fait de disposer, dans un cadre rigoureusement organisé, d'un enseignement de la religion. C'est un constat que l'on peut faire.

J'avoue avoir trouvé une région très apaisée sur le plan des relations entre les religions avec néanmoins un problème considérable, au regard de ce dont nous discutons. En effet, les religions dont il s'agit à l'école sont celles que nous avions à la fin du XIXème siècle ou à l'époque du Concordat, c'est-à-dire que cela exclut ce qui est la deuxième religion d'Alsace, l'islam.

De là, l'un des problèmes que j'avais à régler quand j'étais en Alsace, lorsque je recevais des délégations des communautés musulmanes qui venaient me demander très souvent quand l'islam serait enseigné à l'école. Ce à quoi je leur répondais que, dans le droit, ce n'était pas prévu. Au-delà de cette réponse juridique ferme, je leur indiquais que pour les autres religions, j'avais en face de moi des institutions qui s'appellent les Eglises qui constituaient des interlocuteurs institutionnels avec lesquels les choses pouvaient se régler, y compris sous forme contractuelle. Au-delà des problèmes de droit qui suffisaient, à eux seuls, à régler le problème, il y avait aussi la situation de l'islam et son caractère non organisé. C'est-à-dire que personne ne pouvait prétendre représenter l'islam.

J'ai un peu tendance à dire que ce sont des choses qui plaidaient déjà à l'époque, il y a une dizaine d'années, pour un conseil consultatif du culte musulman de France, qui sera peut-être un jour susceptible de modifier la situation. Mais en tout état de cause, je peux très certainement témoigner d'une région très apaisée par rapport à cela. Ce qui, du reste, avait conduit à accepter, dans ses établissements, un grand nombre de jeunes filles portant le voile islamique dans des conditions qui ne posaient pas forcément de problèmes, mais qu'à un moment donné, un certain contexte a pu rendre problématique du fait de cet environnement national ou international qu'on évoquait tout à l'heure.

M. Eric RAOULT, Président : Merci de votre participation qui a permis d'éclairer, avec votre expérience et votre compétence, un dossier qui tient à coeur aux différents membres de cette mission et qui nous conduira à approfondir ce dossier afin que nous puissions, au niveau de la représentation nationale, être amenés à prendre une position qui soit la plus consensuelle possible.

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école


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