COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 21

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 10 décembre 2002
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères


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Audition de M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères

Le Président Edouard Balladur a fait part à la Commission des excuses de Mme Noëlle Lenoir, retenue à la réunion du Conseil affaires générales à Bruxelles. Il a précisé que M. Dominique de Villepin aborderait trois thèmes : l'élargissement de l'Union européenne, avant l'ouverture du Conseil européen de Copenhague ; l'Irak après la remise comme prévu par la résolution 1441 de la liste des matériels et armements dont il dispose ; et la Côte d'Ivoire, où la mobilisation générale vient d'être décrétée par le Président Gbagbo.

Le Ministre des Affaires étrangères a remercié la Commission de lui donner l'occasion de présenter les enjeux du Conseil européen de Copenhague, qui se déroulera jeudi et vendredi prochain, ainsi que les travaux de la Convention.

L'Union européenne se trouve dans une dynamique de succès. A ce stade, il n'y a pas de difficulté particulière. Il a souhaité que le sommet de Copenhague voie l'effacement des blessures de la seconde guerre mondiale. Il a estimé que cette réunion représentait une nouvelle étape historique sur la voie de l'élargissement de l'Union et que les quinze Etats membres et les dix pays candidats trouveraient un accord politique sur le résultat des négociations engagées depuis cinq ans. Outre l'accueil des dix nouveaux pays membres, le Conseil européen devrait adresser un message d'encouragement à la Bulgarie et à la Roumanie, pays d'ores et déjà engagés dans le processus d'adhésion, et évoquer la question de la Turquie.

Il a souligné le fait que ce cinquième élargissement aboutira à un quasi-doublement du nombre d'Etats membres. Actuellement, la Présidence danoise achève de négocier avec les pays candidats sur la base d'un « paquet final » élaboré sous sa responsabilité le 25 novembre dernier, prenant en considération les positions des Etats membres de l'Union, mais aussi la contrainte budgétaire forte en vigueur depuis le Conseil européen de Berlin de 1999.

Abordant le contenu de la dernière étape de ces négociations, il a évoqué trois questions : l'agriculture, les questions budgétaires et les institutions.

La Présidence a maintenu pour les aides directes agricoles le mécanisme du « phasing-in », agréé au Conseil européen de Bruxelles en octobre dernier. Ce versement croissant et progressif des aides aux futurs Etats membres accordera à ces derniers en 2004, au moment de leur adhésion, 25 % du montant des aides perçues par les Etats membres actuels, pour parvenir à 100% en 2013 - ce qui est jugé très insuffisant par les pays candidats. Mais l'accord des Quinze sur cette offre ayant été très difficile à obtenir à Bruxelles avec les autres partenaires, les pays candidats ont dû admettre que l'Union n'avait aucune marge de manœuvre sur cette offre. En revanche, la Présidence danoise a proposé aux candidats quelques augmentations des quotas laitiers et des rendements de référence, à condition que ces ultimes concessions n'affectent pas l'équilibre des marchés et des budgets agricoles.

La Présidence a également proposé d'autoriser les nouveaux membres à ajouter aux aides directes agricoles un complément national appelé « topping up » pour se rapprocher des montants d'aides consentis aux Quinze. Ce supplément est plafonné de 2004 à 2006 à hauteur de 40% des aides prévalant dans l'Union actuelle et, à partir de 2007, à 10% de plus que le niveau du pourcentage annuel du « phasing in ». Ce complément serait financé, de 2004 à 2006, par prélèvement, d'une part, sur les enveloppes communautaires destinées au développement rural et d'autre part, à partir de 2007, sur les budgets nationaux, sans prélèvement sur les enveloppes de développement rural. La France est d'accord sur ce mécanisme et serait prête à aller au-delà de ces pourcentages, puisqu'il n'y aurait pas de coût additionnel pour le budget communautaire. Les nouveaux Etats membres doivent bénéficier des financements communautaires, et donc de la PAC, dans les mêmes conditions que les Etats membres actuels.

Toutefois, M. Dominique de Villepin a souligné le désaccord de la France sur l'offre faite par la Présidence d'inclure une « clause de garantie agricole » visant à sanctuariser, pour les seuls dix nouveaux membres, les augmentations d'aides directes de 2007 à 2013 à partir du niveau de 2006. Une telle clause aboutirait à faire porter sur les seuls agriculteurs des Quinze les effets d'une dégressivité accrue en cas de réforme de la PAC, ce qui aurait un effet déstabilisateur. Le Président de la République a confirmé au Premier ministre danois que cet élément relatif aux aides directes agricoles n'était pas acceptable et devait être retiré. L'Allemagne soutient cette position et ne souhaite pas la réouverture du compromis de Bruxelles. La France sera d'une extrême fermeté sur ce point à Copenhague.

En ce qui concerne les aspects budgétaires, le Ministre a expliqué que le financement de l'élargissement s'inscrivait dans le cadre général des perspectives financières encadrant les dépenses du budget communautaire jusqu'en 2006. L'accord de Berlin de mars 1999 a fixé à 42,6 milliards d'euros en limite absolue, en crédits d'engagement, le plafond des dépenses pour l'élargissement sur la période 2004-2006. Personne n'envisageant de réviser les perspectives financières jusqu'à 2006, surtout les Etats fortement contributeurs au budget communautaire comme la France, ce n'est qu'à partir de 2004 que s'ouvriront des discussions, probablement difficiles, pour l'après 2006. La proposition initiale de la Commission pour le financement de l'élargissement se montait à 41,4 milliards d'euros, laissant ainsi 1,2 milliard de marge sous le plafond de dépenses défini à Berlin. L'accord trouvé au Conseil européen de Bruxelles a ramené l'offre des Quinze à 39,3 milliards, accroissant la marge sous le plafond à 3,3 milliards d'euros.

Face au maintien de surenchères des candidats, la Présidence a proposé, le 25 novembre, sans mandat du Conseil, un paquet plus généreux de près de 40,2 milliards d'euros, qui comporte : une « facilité de trésorerie » pour l'année 2004 (fixée à 1 milliard d'euros), afin que les 10 adhérents quittent Copenhague avec un « chèque », et une « facilité Schengen » s'élevant à 900 millions d'euros de 2004 à 2006, qui les aidera à renforcer la surveillance de leurs frontières. S'y ajoute une facilité « nucléaire » de 105 millions d'euros supplémentaires pour le démantèlement des deux centrales d'Ignalina (Lituanie) et Bohunice (Slovaquie) et un « cadeau de trésorerie » lié au report de la date d'adhésion au 1er mai 2004, lequel s'élève à 1,635 milliard d'euros, soit un surcoût pour la France de 360 millions en 2004. Ce paquet a pour conséquence d'améliorer sensiblement la situation financière des futurs Etats membres en 2004.

L'Union a prévu à Bruxelles de verser une compensation budgétaire pour qu'aucun des nouveaux Etats membres ne soit contributeur net pendant les premières années de son adhésion. L'effet des nouvelles propositions de la Présidence permet que seuls quatre candidats soient désormais éligibles à cette compensation : Chypre, Malte, la Slovénie et la République tchèque. La Présidence a proposé le 4 décembre dernier d'ajouter 298 millions d'euros à la compensation budgétaire prévue pour ces pays. Après d'ultimes ajustements, le paquet de la Présidence se monte donc à 40,4 milliards d'euros de 2004 à 2006, avec près de 2,2 milliards de marge sous le plafond. Si l'on intègre les 1,635 milliard de manque de contributions des candidats en 2004, la marge serait en réalité de 552 millions de 2004 à 2006. Le paquet de la Présidence a donc quasiment saturé les plafonds de Berlin ; aussi cette offre doit-elle être considérée comme quasi-définitive et ne doit être ouverte qu'à la marge à Copenhague.

Une série d'ultimes concessions a été faite aux candidats sur plusieurs chapitres : clauses de sauvegarde sur les acquisitions de terres agricoles, chasse à l'ours et au lynx en Estonie et en Lettonie, ainsi que d'autres éléments ponctuels, comme l'acceptation des demandes hongroise et tchèque visant à aligner le nombre de leurs députés européens sur la Belgique, la Grèce et le Portugal. Ces pays auront ainsi 24 députés européens en 2004. La France bénéficiera de cette nouvelle répartition résultant de l'attribution des sièges accordés à la Roumanie et la Bulgarie dans le traité de Nice, en gagnant 6 sièges, portant sa représentation au Parlement européen à 78 sièges pour la prochaine législature, au lieu des 72 prévus par le traité de Nice, à comparer à nos 87 sièges actuels.

Le Ministre a signalé que des dispositions institutionnelles, déjà agréées, seront reprises dans l'accord de Copenhague : dix commissaires « sans portefeuille » issus des nouveaux pays membres rejoindront la Commission dès le 1er mai 2004. Cette nouvelle Commission prendra ses fonctions le 1er novembre 2004 et sera confirmée par le Parlement européen qui aura été élu en juin de la même année. Enfin, les nouveaux membres participeront pleinement à la conférence intergouvernementale qui suivra la Convention sur l'avenir de l'Union. La Roumanie et la Bulgarie y auront un statut d'observateurs.

Le Ministre a fait valoir que les pays candidats ont, dans l'ensemble, réservé un accueil favorable aux propositions de la Présidence. La Slovaquie, la Lettonie et Chypre les ont acceptées avec une sorte de clause de la nation la plus favorisée. La Lituanie est prête à le accepter mais attend l'accord des Quinze sur le protocole relatif à Kaliningrad, qui sera annexé au traité d'adhésion, et la prise en charge de son financement par l'Union, pour un coût d'environ 9 millions d'euros.

La Slovénie et la République tchèque voudraient encore améliorer leur situation financière à la marge, mais la Présidence leur a opposé un refus. La Hongrie maintient des demandes fortes pour que les dépenses atteignent les plafonds fixés à Berlin. La Pologne accepte désormais, quant à elle, les propositions relatives aux aides directes. Elle souhaite pouvoir recourir plus largement à l'enveloppe du développement rural pour financer le complément national aux aides directes agricoles proposé par la Présidence. Elle demande davantage de quotas laitiers et souhaiterait obtenir un milliard d'euros de plus au titre des aides budgétaires. Mais un compromis devrait être trouvé.

Du côté des Etats membres, le sentiment général est qu'il faut conclure les négociations sans modifier le paquet de la Présidence. L'Allemagne a refusé de donner son accord à ce paquet à l'occasion du Conseil affaires générales de Bruxelles du 10 décembre 2002, craignant que les candidats ne demandent d'autres concessions à Copenhague. La France a soutenu cette position et la Présidence en a pris acte.

Selon le Ministre, il y a donc au total de bonnes chances que les négociations d'adhésion puissent être terminées à Copenhague.

Le Ministre a considéré que Copenhague devait être l'occasion d'adresser un encouragement à la Bulgarie et à la Roumanie, qui ne sont pas encore prêtes à conclure leurs négociations d'adhésion. Le Conseil européen devrait se fixer pour objectif de les accueillir comme membres en 2007, et confirmer l'irréversibilité de leur adhésion en endossant les propositions de la Commission, « feuilles de route » et augmentation de l'aide de pré-adhésion (de 20% en 2004, 30% en 2005 et 40% en 2006). De 2004 à 2006, la Roumanie recevra ainsi 2,8 milliards d'euros et la Bulgarie 1,2 milliard, la justice et les affaires intérieures devant être une priorité de la programmation de l'aide de pré-adhésion conformément aux vœux de la France. Cependant l'Allemagne, les Pays-Bas et la Suède restent réservés sur l'adhésion de ces pays en 2007.

Quant à la Turquie, le Ministre a estimé qu'elle avait toute sa place en Europe, qui lui a ouvert une perspective d'adhésion dès 1963 avec le premier accord d'association et a reconnu sa candidature en 1999 au Conseil européen d'Helsinki. Avec le processus d'adhésion de la Turquie, l'Europe dispose d'une chance historique pour montrer que culture musulmane, démocratie et modernité peuvent aller de pair : il y a là un message d'ouverture, de dialogue et de paix à adresser au monde et qui serait conforme aux valeurs fondamentales défendues par l'Europe. Il convient d'encourager la Turquie sur la voie des réformes qu'elle a engagées pour se rapprocher des principes sur lesquels est fondée l'Union. Elle sera jugée sur ses actes, au-delà de ses engagements, car les autorités et le peuple turcs devront prouver qu'ils ont fait le choix politique de l'Europe et qu'ils adhèrent aux valeurs communes. Pour la Turquie, l'appartenance à la famille européenne est à la fois la marque d'une volonté et d'un choix politique. La France serait favorable à la fixation d'une date de rendez-vous à la fin de 2004, où serait examiné un rapport de progrès établi par la Commission.

L'adhésion de la Turquie va nécessiter un travail de pédagogie auprès de l'opinion publique et un examen trop précoce de sa candidature pourrait être contre-productif. En outre, il faut tenir compte du calendrier de l'élargissement en cours, puisque le traité d'adhésion des nouveaux Etats membres sera signé à Athènes le 16 avril 2003 et qu'il devra être ratifié par les vingt-cinq parties concernées avant le 1er mai 2004. La Constitution européenne élaborée par la Convention devra pour sa part être ratifiée courant 2004 et les élections au Parlement européen auront lieu la même année. La nouvelle Commission sera enfin mise en place le 1er novembre 2004. Pour toutes ces raisons, le début des négociations d'adhésion de la Turquie, qui devra d'ici là faire ses preuves, ne pourra avoir lieu avant la fin du premier semestre 2005. En attendant, la Turquie devrait effectivement respecter les principes de l'Etat de droit, les droits de l'Homme, le principe de laïcité, dont l'application sera vérifiée sur le terrain.

Le prochain Conseil européen de Copenhague sera également l'occasion de faire le point sur le règlement de la question chypriote. Les communautés grecque et turque de l'île doivent trouver un accord sur la base des propositions du Secrétaire général de l'ONU et nous encourageons la Grèce et la Turquie à contribuer au règlement de la situation en usant de leur influence sur les deux parties. Sans que la réunification soit une condition préalable à l'adhésion, il serait toutefois préférable qu'elle la précède. Le règlement de la question chypriote est par ailleurs dans l'intérêt même de la candidature turque.

S'agissant des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Union, l'énergie et l'enthousiasme des conventionnels méritent d'être relevés. Ces travaux ont également montré que les clivages entre grands et petits pays ou entre fédéralistes et intergouvernementaux s'estompent. Il faut faire preuve d'imagination pour la nouvelle Europe et la France doit être une force de proposition pour faire en sorte que l'Union fonctionne mieux et soit plus efficace à vingt-cinq qu'à quinze. Il faut également réfléchir sur l'identité européenne et sur les futures frontières de l'Europe. Un statut de pays partenaire, qui pourrait par exemple être proposé à la Russie, ou de pays associé devra également être élaboré pour répondre à l'attente des pays tiers, qui souhaitent renforcer leurs liens avec l'Europe.

M. Jean-Claude Guibal s'est demandé s'il n'était pas un peu trop tard pour aborder les grands thèmes de réflexion tels que l'identité européenne et le périmètre de l'Europe dans la mesure où la dynamique est déjà bien engagée.

M. Christian Philip a émis la crainte que l'annonce d'une date pour un rendez-vous avec la Turquie ne vienne obérer le débat sur les résultats de la Convention pour l'avenir de l'Europe qui se transformerait ainsi en un débat sur la question turque, qu'il faudra par ailleurs bien avoir un jour.

M. Richard Cazenave a fait observer que les pays voisins de la Turquie se situaient tous dans la perspective d'être un jour candidats à l'entrée dans l'Union, ce qui pose la question de la limite des frontières de l'Europe.

M. Guy Lengagne a souhaité connaître la position des autres membres de l'Union européenne sur la question de la Turquie.

Le Ministre des Affaires étrangères a estimé que la vocation européenne de la Turquie n'est pas une nouveauté puisqu'elle s'inscrit dans une dynamique engagée par le Général de Gaulle avec l'accord d'association signé en 1963. Sans doute les Français s'interrogent-ils sur l'adhésion de la Turquie en pensant qu'ils risquent d'être dépossédés de leur pouvoir de décision. Il est vrai, que la division en blocs de l'Europe a longtemps empêché que l'on pose la question de ses frontières. Si l'Europe ferme la porte à la Turquie, alors même que cette dernière exprime avec force sa volonté d'y entrer, elle risque d'être perçue comme un ensemble hostile aux pays musulmans. Il ne faut pas accréditer la thèse que ces pays sont étrangers aux principes de la modernité et de la démocratie, pas plus qu'il ne faut céder à la tentation de construire les relations internationales sur la peur et le rejet des différences. Si l'Europe se définit par un héritage commun, elle est également fondée sur une volonté commune d'organiser le monde dans un cadre de paix et de prospérité. L'adhésion de la Turquie est un défi qui permettra de montrer au reste du monde qu'un pays musulman peut partager ces mêmes valeurs.

La position commune de la France et de l'Allemagne en faveur d'un examen de la demande d'adhésion de la Turquie a permis de rallier un nombre très large d'Etats membres de l'Union, alors même que leurs positions étaient sur ce point très divergentes. Cela montre qu'en cas d'accord entre la France et l'Allemagne, nos deux pays peuvent tracer le chemin Il faudra donc que la Commission et le Conseil vérifient à la fin 2004 si la Turquie respecte les critères requis pour son adhésion et prendre une décision responsable et sereine qui recueille l'assentiment de nos concitoyens.

M. Dominique de Villepin a estimé que la fixation d'un rendez-vous en 2004 pour ouvrir les négociations avec la Turquie pouvait être discuté, certains Etats membres estimant qu'une date plus tardive, comme 2008, permettrait de faire un meilleur choix.

En ce qui concerne les frontières de l'Union, il faut dire que l'Europe n'a pas vocation à s'élargir éternellement : certains, il est vrai, s'interrogent sur l'Ukraine, ou sur les Balkans, vis-à-vis desquels l'Union a pris des engagements. Pour le moment, la priorité est de réussir l'élargissement actuel et d'intégrer le facteur temps. En effet, il faudra prendre position en se posant la question de la place de l'Europe dans quelques années. Une Europe plus puissante aura par exemple vocation à peser plus lourdement au Proche-Orient, où elle apporte une contribution financière de 1,4 milliard d'euros par an. L'Europe devra devenir l'autre pôle de stabilité dans le monde avec les Etats-Unis ; cela implique qu'elle s'arroge des pouvoirs, dans le domaine de la défense par exemple, qu'elle n'arrachera pas pour autant aux pays qui la composent, car actuellement aucun ne dispose vraiment de ceux-ci.

M. Jacques Remiller s'est demandé si la non-reconnaissance du génocide arménien par le gouvernement turc actuel ne constituait pas une des principales raisons de se montrer réticent face à la demande d'adhésion de la Turquie.

Le Président Edouard Balladur a demandé confirmation du fait que la Convention sur l'avenir de l'Europe dont les représentants sont au nombre de vingt huit fera, après l'élargissement, des propositions à une conférence intergouvernementale qui sera constituée de vingt cinq membres et non de vingt huit.

M. Dominique de Villepin a précisé que dans le cadre de la Convention tous les pays n'avaient pas le même statut : les pays candidats y sont observateurs, ce qui leur permet de présenter leurs idées et propositions.

M. Guy Lengagne a fait part du message qu'il avait reçu récemment du patriarche de la communauté arménienne de Turquie selon lequel il faut favoriser l'adhésion de la Turquie à l'Union, le pire étant à craindre pour les Arméniens de Turquie dans le cas où celle-ci n'intégrerait pas l'Union.

M. Gilbert Gantier s'est interrogé sur la réponse qu'il conviendra d'apporter le jour où les anciens protectorats de la France en Afrique du Nord demanderont leur adhésion à l'Union.

M. Dominique de Villepin a précisé qu'en ce qui concerne le génocide arménien, cette question lui a été récemment posée à Marseille, mais il faut remarquer qu'elle ne se pose qu'en France. C'est une dimension qu'il faut prendre en compte car la mémoire et la réflexion sur l'histoire font partie des valeurs de l'Europe que la Turquie souhaite partager et qu'elle doit intégrer dans son cheminement démocratique. Il serait peut être excessif de faire de cette question un préalable à l'ouverture des négociations dans la mesure où justement elle ne se pose qu'en France.

Il a estimé que la réflexion sur les frontières de l'Europe devait conduire à proposer aux pays voisins des solutions novatrices pour répondre à leurs besoins et leurs attentes vis-à-vis de l'Union européenne, sans qu'ils sentent la nécessité d'y adhérer : cela pourrait par exemple passer par l'adoption par ces pays de certaines politiques européennes, sans pour autant rentrer dans le cadre institutionnel. Il y a donc un devoir d'être suffisamment imaginatif afin de préciser clairement les relations que l'Europe veut avoir avec chacun de ses voisins.

M. Dominique de Villepin a ensuite fait le point sur la question de l'Irak. Il a d'abord mis en avant le chemin parcouru qui a abouti à l'adoption de la résolution 1441 du Conseil de sécurité de l'ONU, dont l'application est la priorité du Gouvernement français. Pour cela, nous soutenons les efforts de la Commission d'inspection, la CCVINU, et de l'Agence internationale de l'énergie atomique, l'AIEA. La France, qui fournit déjà à la CCVINU près de 30 experts, est prête à faire plus.

Les premières inspections ont commencé le 27 novembre, et se déroulent bien pour le moment : les inspecteurs peuvent aller partout où ils le désirent, en ne faisant preuve ni de complaisance, ni de frilosité.

Le rapport de 12 000 pages fourni par l'Irak sur l'état de son armement le 7 décembre a un caractère très sensible, compte tenu des détails qu'il apporte dans des domaines concernés par la prolifération. En conséquence, il avait été décidé qu'un filtrage serait réalisé avant diffusion à l'ensemble des membres du Conseil de sécurité. Mais, les membres principaux du Conseil doivent pouvoir disposer de l'ensemble des éléments du rapport. Tout l'enjeu est dans la sincérité ou non de la déclaration irakienne : il faudra donc l'évaluer en fonction des informations dont nous disposons, et des inspections qui permettront de corroborer ou d'infirmer les informations données par l'Irak. M. Hans Blix, le président de la CCVINU a annoncé un premier rapport d'étape pour la semaine du 18 décembre.

Pour autant, il est incontestable que les Etats-Unis maintiennent leur pression. Ils ont ainsi fait part de leur scepticisme quant à la déclaration irakienne avant même d'en connaître le contenu, certains estimant même qu'elle constitue en soi une « violation patente » de la résolution 1441 permettant une intervention militaire. Par ailleurs, l'armée américaine se prépare, et des sollicitations ont été envoyées à une cinquantaine de pays afin de mettre en place une coalition contre l'Irak. Mais le Conseil de sécurité doit jouer pleinement son rôle, et la résolution 1441 ne constituant pas une autorisation automatique de recourir à la force, une discussion préalable en son sein reste nécessaire. Si une telle autorisation devait intervenir, la France prendrait ses responsabilités dans le respect des principes qui guident son action : à savoir la primauté du droit et de la morale sur la force.

Le Président Edouard Balladur a souhaité savoir si la France avait été sollicitée pour apporter sa contribution militaire et, dans l'affirmative, quelle réponse avait été faite.

Le Ministre des Affaires étrangères a répondu que la France a été sollicitée comme les autres pays, cependant notre position n'est pas changée : tout doit être fait pour éviter une intervention, tant que le Conseil de sécurité ne l'a pas décidée, sa préparation n'est pas d'actualité.

M. Paul Quilès a souligné que les choses se passaient à peu près comme on les imaginait. Les inspecteurs travaillent dans de bonnes conditions, le rapport fourni par l'Irak est photocopié par les bons soins des Etats-Unis et personne n'en connaîtra le réel contenu. Personne ne sait également à quel moment les Etats-Unis communiqueront les informations permettant de juger si l'Irak ment effectivement ou non, et d'ailleurs la question se pose de savoir comment vérifier la véracité de celles-ci. A cet égard, M. Paul Quilès a signalé une émission télévisée récente où des journalistes ont apporté la preuve que lors de la guerre du Golfe les Etats-Unis avaient présenté à l'ONU des témoins contre l'Irak dont il s'est avéré plus tard que le témoignage était faux.

M. François Loncle a demandé si le Conseil de sécurité avait donné son accord pour que la photocopie du rapport soit effectuée par les Etats-Unis, et plus précisément si, au sein du Conseil, la France avait donné son accord. Par ailleurs il s'est intéressé à l'état de préparation des armées françaises eu égard à une éventuelle intervention.

M. Jacques Myard a estimé qu'il apparaissait clairement que les Etats-Unis ont l'intention d'intervenir en Irak, sans conscience aucune du chaos qu'ils vont ainsi créer au Proche-Orient.

M. Didier Julia a rappelé que déjà le 12 septembre dernier le Président George W. Bush avait brandi à la tribune de l'ONU des photos de sites dangereux en Irak, dont il était apparu ultérieurement qu'ils avaient déjà été visités plusieurs fois par les inspecteurs de l'ONU. Il en a conclu qu'il fallait s'attendre à ce que les Etats-Unis fassent des déclarations selon lesquelles le rapport remis par l'Irak présentait des raisons justifiant une intervention américaine.

Par ailleurs, il a cité la même émission que M. Paul Quilès où de hautes personnalités américaines avaient mis en cause le rôle de la France sur le terrain critiquant son manque de moyens et suggérant qu'il soit mis en parallèle avec son droit à la parole dans le cas du problème irakien. Toutefois, reconnaissant à la France une forte avance sur eux en matière de lutte contre le terrorisme, les Américains n'ont pas hésité à solliciter sa coopération en la matière.

Enfin, M. Didier Julia a souligné que, si les Etats-Unis intervenaient en dehors du droit international, cela légitimerait le terrorisme à l'échelon mondial contre leurs intérêts.

M. Dominique de Villepin a souligné que si les choses s'étaient passées comme on l'imaginait, nous serions à présent en guerre. La mobilisation américaine n'est pas nouvelle : les Etats-Unis veulent être en mesure de tenir leur parole et donc être prêts à une intervention. Leur décision n'est pas prise à ce jour, et elle ne reposera pas sur un prétexte. La résolution 1441, pour laquelle le Gouvernement français a œuvré, donne un cadre clair : un Etat intervient militairement dans les conditions prévues par ce cadre, ou, s'il intervient à l'extérieur, c'est en prenant le risque de ne pas avoir de légitimité internationale. Le Conseil de sécurité devra prendre sa décision sur la base des conclusions que présenteront la CCVINU et l'AIEA, dont les responsables ont montré leur détermination et leur rigueur. Il n'y a pas actuellement d'autre système ouvrant la voie à une intervention militaire. Par ailleurs, la bataille de l'information existe aussi, et l'on doit s'attendre à ce que des Gouvernements ou des médias annoncent que la vérité n'est pas celle que l'on croit.

Il est vrai que la Présidence colombienne du Conseil de sécurité a transmis le document irakien aux Etats-Unis, ce que la France a contesté, car il ne doit pas y avoir de dérogation aux règles régissant l'information au sein du Conseil de sécurité. Depuis lors, la France avait heureusement reçu un exemplaire complet de la déclaration irakienne.

Le Ministre a observé que le Conseil de sécurité comprendrait quatre pays européens au 1er janvier prochain, ce qui devrait renforcer la dynamique européenne.

Il a noté que la compétence et l'expertise de la France dans le domaine de la lutte contre le terrorisme sont très sollicitées ; notre base de données, comme notre mobilisation en termes d'hommes et de structures est reconnue.

L'armée française ne connaît pas d'état de mobilisation particulier pour une intervention en Irak ; le Ministre a cependant souligné que la règle est la capacité de mobiliser des troupes à tout moment.

M. Jean-Paul Bacquet a souhaité savoir s'il y aurait un vote du Parlement en cas d'intervention de l'armée française.

Le Ministre a répondu que le Parlement serait en tout état de cause informé, mais que l'organisation éventuelle d'un vote dépendrait de la situation et de la nature du risque.

Le Président Edouard Balladur a rappelé qu'il n'y avait aucune théorie en la matière puisqu'il y a eu un vote pour la guerre du Golfe mais pas pour l'intervention au Kosovo par exemple. A cet égard il a trouvé légitime que le Gouvernement ne s'engage pas par avance, préférant adapter sa position à la situation le moment venu.

M. Dominique de Villepin a ensuite abordé la situation en Côte d'Ivoire. Si la situation dans le nord du pays semble à peu près stabilisée, de nouveaux foyers de rébellion sont apparus à l'ouest et au nord-est, sous l'action de deux nouveaux groupes, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest et le Mouvement pour la paix et la justice. Il s'agit essentiellement de groupes de l'ethnie Yacouba, mobilisés pour venger l'assassinat du Général Gueï.

La France a remanié son dispositif militaire à l'ouest afin de protéger les Français installés dans la région. Elle multiplie les efforts pour soutenir le processus de sortie de crise et plusieurs rencontres positives ont eu lieu : la rencontre la semaine dernière du Président Gbagbo avec le Président Compaoré, puis la rencontre hier entre le Président Gbagbo et le Président de la CEDEAO M. Eyadema. Une déclaration de principe a été signée, un certain nombre de questions ont été réglées et des avancées ont été constatées dans le domaine politique.

La position française reste l'appui aux autorités légitimes du pays et le maintien de l'intégrité du territoire ; toute atteinte à ces principes ne peut qu'appeler une condamnation très ferme. Enfin la découverte récente d'un charnier à Monoko Zohi appelle une enquête internationale pour déterminer les responsabilités.

Le Ministre des Affaires étrangères a estimé indispensable de continuer d'appuyer le processus de réconciliation politique, auquel l'ensemble des forces ivoiriennes doit travailler, et d'encourager la dynamique régionale entamée sous l'égide de la CEDEAO. Les conséquences d'une instabilité durable en Côte d'Ivoire seraient très graves pour toute la région.

Le dispositif militaire présent sur le terrain a été plus que doublé. Il continue d'assurer la sécurité des ressortissants français et étrangers, et la sécurisation du cessez-le-feu, en attendant l'arrivée de la force CEDEAO.

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