COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 58

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 20 juillet 2004
(Séance de 15 heures)

Présidence de M. Hervé de Charette, Vice-Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre de la République turque


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Audition de M. Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre de la République turque

Le Président Hervé de Charette s'est dit très honoré de recevoir le Premier ministre de la République turque, M. Recep Tayyip Erdoğan, faisant observer que de nombreux sujets de discussion intéressaient la Commission des Affaires étrangères. A cet égard, il a cité la situation politique, économique et sociale en Turquie, la situation au Proche-Orient, le processus actuellement en cours en Irak, l'état des relations franco-turques, la situation des minorités kurdes au Proche et au Moyen-Orient, ou encore la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, qui fait débat en France actuellement.

M. Recep Tayyip Erdoğan s'est tout d'abord réjoui de cette occasion de pouvoir s'exprimer devant la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Il a rappelé que les relations bilatérales entre la France et la Turquie étaient très anciennes et continuaient de progresser dans tous les domaines (politique, économique, culturel...). Les relations entre les parlements vont également se renforcer, notamment avec l'invitation du Président de la Grande Assemblée nationale de Turquie par le Président Jean-Louis Debré à l'automne prochain. Dans le domaine économique, les relations sont également très étroites puisque le commerce bilatéral atteint 6,5 milliards d'euros par an et que la France est le premier investisseur étranger en Turquie.

M. Recep Tayyip Erdoğan a ensuite abordé le sujet de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. L'échéance de décembre 2004 est capitale puisque c'est à ce moment que le Conseil européen prendra la décision politique d'ouvrir ou non les négociations d'adhésion avec la Turquie, sur la base du rapport de la Commission européenne qui sera rendu le 6 octobre. Cependant il ne s'agira pas d'une décision sur l'adhésion elle-même, mais seulement sur l'ouverture des négociations. Ce processus est ancien puisqu'il a commencé il y a 41 ans, même s'il s'est considérablement accéléré depuis dix-huit mois. Ainsi, avec l'appui du Parlement, presque toutes les grandes réformes nécessaires à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ont été menées, seule la réforme du Code pénal n'est pas encore achevée, parce qu'il y a 600 articles à débattre. Ce travail sera conclu à l'automne prochain. En conséquence, le Gouvernement concentre aujourd'hui son attention sur la mise en œuvre concrète de ces réformes, car il est plus difficile de changer les mentalités que de mener un processus législatif.

Dans cette optique, les cours de sûreté de l'Etat ont par exemple été supprimées. Quant au rôle de l'armée, il a été revu puisque le Conseil national de sécurité sera dirigé à partir du mois d'août prochain par un civil et que l'armée ne sera plus représentée au sein des structures de contrôle de l'audiovisuel ou de l'enseignement supérieur. En ce qui concerne la reconnaissance des langues locales, et notamment du kurde, des programmes sont régulièrement diffusés à la télévision dans ces langues et leur apprentissage dans le cadre de cours privés a commencé. Ces réalisations traduisent la très forte volonté politique du Gouvernement ainsi que le soutien de la population qui est favorable, à 75  %, aux réformes en cours.

M. Recep Tayyip Erdoğan a estimé que l'ouverture de négociations d'adhésion exprimerait une réelle volonté de concorde entre des civilisations déjà proches. Ainsi, les valeurs de la Révolution française ont-elles considérablement influencé le développement de la Turquie moderne ; et déjà sous la période ottomane, l'influence de la France était très prégnante sous l'impulsion des artistes et architectes français auxquels le Sultan faisait appel.

Concernant l'échéance de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, celle-ci dépendra avant tout de la capacité de la Turquie à combler ses lacunes pendant le processus de négociations. En effet, même si les négociations sont ouvertes, il est clair qu'il reste du travail à faire, d'ailleurs certains des nouveaux membres de l'Union européenne eux-mêmes ne respectent pas encore l'acquis communautaire dans tous les domaines.

S'agissant de Chypre, la Turquie a agi dans le cadre tracé par l'Union européenne pour mettre fin à la partition de l'île et pour éviter une situation difficile pour l'Union européenne. Mais, si la population de la partie Nord a voté à 65 % pour le plan de paix, les électeurs de la partie Sud l'ont rejeté. Il va donc falloir trouver des solutions pour mettre fin à l'isolement de la partie Nord qui n'est plus justifié ; la visite du Premier ministre de la République turque de Chypre Nord en France le 22 juillet y contribuera.

Sur le conflit israélo-palestinien, M. Recep Tayyip Erdoğan a rappelé que la Turquie entretenait des relations amicales avec les deux parties, dans les domaines politique, économique, culturel et même militaire. L'escalade actuelle du terrorisme et de la répression ne conduira à rien et on ne peut admettre ni les bombes vivantes, ni celles déversées par des hélicoptères. La Turquie dit ainsi à ses amis des deux camps qu'il est urgent d'apporter à cette région la paix et la prospérité.

En Irak également, le terrorisme ne cesse de se développer, et l'on peut s'interroger sur la capacité du Gouvernement provisoire à organiser des élections d'ici la fin de l'année. La position de la Turquie à l'égard de l'avenir de l'Irak est de mettre l'accent sur la nécessité de préserver l'intégrité territoriale du pays et d'éviter l'hégémonie de l'une des ethnies sur les autres.

Abordant la question des Kurdes en Turquie et en Irak du Nord, M. Recep Tayyip Erdoğan a indiqué que subsistaient de nombreux conflits d'intérêts entre les Kurdes d'Irak du Nord eux-mêmes. Les relations que les Turcs entretiennent avec les Kurdes sont anciennes et il existe même des liens de parenté. Il faut espérer que la paix s'étendra sur l'ensemble de l'Irak.

Il a indiqué que les entretiens organisés lors de sa visite en France allaient permettre de développer encore les relations économiques franco-turques. Ainsi un accord devrait être trouvé sur l'achat d'Airbus, les négociations devraient être approfondies sur l'énergie nucléaire et des travaux sont en cours avec Alcatel dans le domaine des télécommunications.

Le Président Hervé de Charette a remercié M. Recep Tayyip Erdoğan pour son esprit de synthèse et précisé qu'il faudrait prochainement ajouter à la liste des rencontres franco-turques la réception en novembre prochain par le groupe d'amitié France-Turquie de l'Assemblée nationale de son homologue du Parlement turc.

M. Jacques Godfrain a souhaité savoir si l'on pouvait espérer l'établissement dans les mois ou les années à venir de relations diplomatiques normales entre la Turquie et l'Arménie.

Tout en souhaitant la bienvenue à M. Recep Tayyip Erdoğan, M. Lionnel Luca, dont la circonscription des Alpes-maritimes comporte une forte communauté arménienne, a tout d'abord fait part de la difficulté de la population française à comprendre comment un gouvernement du vingt-et-unième siècle pouvait sembler gêné par l'histoire du début du vingtième siècle. La Turquie n'est pas le seul pays à l'histoire tourmentée et, dans le cadre de l'Union européenne, il convient de dire certaines choses. Puis il a souhaité connaître l'état des relations que la Turquie entretient avec les Etats-Unis et s'est demandé plus particulièrement si elle n'était pas embarrassée par la forte insistance de ces derniers à ce qu'elle intègre l'Union européenne. Enfin, il a demandé en quoi les Turcs se sentaient profondément européens.

M. Axel Poniatowski a demandé quelle serait l'appréciation de M. Recep Tayyip Erdoğan au cas où la situation politique de la région conduirait à la création d'un Kurdistan irakien indépendant, et non pas autonome. En tant que député du Val d'Oise où la communauté turque est importante, il a fait part des difficultés à intégrer l'islam dans les valeurs occidentales. Si les musulmans ont été intégrés en France de façon progressive, l'intégration en une seule fois de 70 millions d'entre eux que représenterait l'adhésion de la Turquie amène à poser la question des frontières de l'Europe. Où celle-ci s'arrête-t-elle ? Quelles en sont les limites, et notamment autour du bassin méditerranéen ?

M. Recep Tayyip Erdoğan a indiqué que la Turquie n'avait, pour sa part, aucun problème avec l'Arménie. Ce sont les Arméniens qui mènent aujourd'hui, en France et à l'étranger, une campagne sur le prétendu génocide arménien. Malheureusement, la diaspora arménienne encourage cette évolution. Pour la Turquie, il s'agit du passé et il faut essayer de nouer des relations de fraternité auxquelles la Turquie reste prête et laisser les historiens mener leurs travaux. En revanche, l'Arménie refuse de reconnaître les frontières officielles établies avec la Turquie. Les postes frontières ne peuvent être ouverts avant que ces campagnes ne cessent.

Puis il a insisté sur le fait que les Turcs étaient déjà européens. C'est pourquoi il est faux de dire qu'il leur faut se sentir européens. La Turquie est tournée vers l'Union européenne. Déjà 4 millions de Turcs sont actuellement dans l'Union européenne. Ainsi, à travers eux, la Turquie est déjà dans l'Union. Alors que les pays du rideau de fer, qui rejetaient les thèses de l'Union européenne, en sont aujourd'hui membres, la Turquie a du mal à comprendre pourquoi elle ne peut même pas commencer à négocier, alors qu'elle a compris et adopté la philosophie de l'Union européenne depuis fort longtemps déjà. Elle ne considère pas l'Union européenne comme une simple union économique, mais comme une rencontre entre les civilisations, une conciliation, un ensemble de valeurs politiques. C'est pourquoi elle veut en être membre. Si elle est arrivée sans problème au stade où elle remplit les critères de Copenhague, c'est parce qu'elle partage cette philosophie de base.

A propos des relations avec les Etats-Unis, il a précisé qu'elles se poursuivaient à un niveau normal. Si ceux-ci souhaitent l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, ils expriment ainsi simplement leur point de vue, sachant qu'ils ne peuvent voter pour cette adhésion.

S'agissant d'un Kurdistan irakien autonome, la Turquie considère qu'une structuration basée sur une simple identité ethnique n'est pas souhaitable pour l'Irak et serait même préoccupante pour son avenir. L'histoire montre qu'une structuration sur de telles bases n'est pas saine et fait naître, avec le temps, des affrontements qui aboutissent même, à terme, à une guerre civile. Déjà, les Kurdes d'Irak du Nord distribuent des cartes englobant dans le Kurdistan une partie du territoire turc où vivent des citoyens kurdes, peut-être pour inciter à une séparation au sein de la Turquie. Il est inadmissible de raisonner sur de telles bases.

M. Recep Tayyip Erdoğan a ensuite souligné qu'aujourd'hui, environ 10 % de la population française était musulmane. Cette population poursuit un effort d'intégration en France et il est souhaitable et nécessaire, pour elle-même mais également pour la France, que cette population s'intègre et non pas s'assimile à la société française. Cette question a été évoquée avec le Président Jacques Chirac.

Enfin, il a rappelé que, depuis le début, l'Union européenne n'était pas une construction géographique. Si des frontières sont absolument nécessaires, il faut concevoir la Turquie comme un pont entre l'Europe et l'Asie, comme une réunion des deux continents. Géographiquement, ce pays est à cheval sur les deux continents et représente une rencontre entre les civilisations, une conciliation. On ne peut plus débattre du statut de la Turquie car le sommet d'Helsinki de 1999 lui a déjà accordé le statut de candidat et maintenant il lui est imparti de remplir les critères de Copenhague. Remettre en cause cet acquis reviendrait à décrédibiliser l'Union européenne. Les frontières de l'Union européenne s'arrêtent donc là où s'arrêtent les valeurs de l'Union européenne.

M. Paul Quilès a félicité M. Recep Tayyip Erdoğan pour la démarche de la Turquie que sa visite contribue à faire comprendre aux Européens et plus particulièrement à la France. Il a également souligné la clarté de ses propos dans un débat compliqué et où les arguments avancés ne sont pas toujours les vrais arguments. Parmi les arguments sous-jacents figure l'inquiétude ressentie par certains Français et certains hommes politiques devant l'adhésion d'un pays musulman au moment où le climat est fait d'une inquiétude considérable face à l'islamisme. Il a tenu à rappeler que la plupart des socialistes n'étaient pas opposés à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne pour autant que certaines conditions soient remplies et certaines réserves levées. A cet égard, il a souhaité connaître la position de M. Recep Tayyip Erdoğan par rapport aux risques de dérive islamiste dans la plupart des pays où la religion musulmane est dominante.

Se réjouissant de l'excellence des relations que la France entretient avec la Turquie, M. Jean-Marc Roubaud a souligné le paradoxe existant entre le fait que la Turquie soit un pays laïc et l'appartenance de M. Recep Tayyip Erdoğan à un parti politique islamiste. Il a ainsi rappelé que celui-ci avait été condamné pour des propos intégristes. Puis il a fait part de ses craintes devant la polémique que risquait de susciter la demande d'adhésion de la Turquie.

M. Jacques Myard s'est intéressé à la conception que la Turquie avait de l'Union européenne. Souhaite-t-elle une Europe fédérale ou une union d'Etats souverains ? Il a demandé au Premier ministre quelle était sa conception de ce qui représente l'un des fondements de la République française, à savoir la laïcité.

Le Président Hervé de Charette a demandé comment le Gouvernement turc envisageait la période de négociations qui s'ouvrira, si le Conseil européen le décide, en décembre prochain, dans la mesure où l'on peut penser que le rapport de la Commission sera assez équilibré.

M. Recep Tayyip Erdoğan a répondu sur les liens entre la religion et la politique. Il a regretté l'amalgame trop souvent fait entre islam et terrorisme, alors que ce genre d'actes ne devrait pas être défini en fonction de la religion. Il y a d'ailleurs eu des terroristes issus de toutes les religions, et même des terroristes athées. Quant à la religion musulmane, c'est une religion de paix qui considère que tuer un seul être humain revient à tuer toute l'humanité ; c'est dans cet esprit que l'islam est pratiqué en Turquie où l'on ne connaît pas l'intégrisme.

M. Recep Tayyip Erdoğan a ensuite indiqué que la Turquie était un Etat de droit social, laïque et démocratique et que son parti, l'AKP, n'était pas un parti islamiste, ni un parti religieux, ce qu'il a toujours dit, malgré les attaques nombreuses, parfois reprises à l'étranger. L'AKP est un parti démocrate-conservateur, où l'on trouve il est vrai des personnes croyantes et pratiquantes, ce qui n'est pas un crime et n'est pas non plus contraire à la laïcité. Le principe du respect de la laïcité est enfreint dès lors que quelqu'un cherche à imposer sa foi, ce qui n'est pas du tout la conception de l'AKP, qui considère que la foi est d'abord une question personnelle. Il suffit d'ailleurs d'observer la politique menée par ce parti depuis qu'il est au pouvoir, et qui a recueilli 42 % des voix aux dernières élections, ce qui montre qu'il a un fort écho dans la société turque. Concernant son propre passé, M. Recep Tayyip Erdoğan a rappelé qu'il n'avait pas été condamné pour intégrisme, mais pour avoir récité des vers d'un grand poète turc, idolâtré par Atatürk, le poème en question étant un texte recommandé par l'éducation nationale.

Il a fait observer que l'islamisme politique était marginal en Turquie car l'islam turc est marqué par la tolérance et l'ouverture, sous l'influence des grands philosophes musulmans que ce pays a connus. L'enseignement de ces derniers nous apprend qu'il faut apprécier les hommes en tant qu'êtres humains et non en fonction de leur religion ; en effet tous les hommes, quelle que soit leur religion, sont des créatures de Dieu et, à ce titre, il faut tous les aimer.

Enfin, concernant le rapport de la Commission européenne, M. Recep Tayyip Erdoğan a souhaité que celui-ci soit équitable et permette à la Turquie de progresser. Jusque-là en effet, la Turquie s'est attachée à combler toutes les lacunes soulevées par la Commission car il y a une très forte volonté politique pour assurer la mise en œuvre des réformes décidées.

Le Président Hervé de Charette a remercié M. Recep Tayyip Erdoğan pour les réponses qu'il a apportées aux questions des députés, y compris les plus délicates. Il a souhaité que sa visite en France contribue à faire avancer la cause de la Turquie.

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