Version PDF

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 35

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 12 avril 2006
(Séance de 11 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

page

- Audition de représentants des associations Médecins du Monde (MDM) et Action contre la Faim (ACF) sur la situation humanitaire en Tchétchénie et en Ingouchie

  


3

Audition de représentants des associations Médecins du monde et Action contre la faim

Le Président Edouard Balladur a accueilli les représentants des organisations non gouvernementales « Action contre la Faim » et « Médecins du Monde » qui ont saisi la Commission de la situation humanitaire en Tchétchénie et en Ingouchie. Il a rappelé le rapport qu'avaient publié ces deux ONG en septembre 2005, et qui s'intitule « Vivre dignement : une lutte quotidienne pour les civils tchétchènes ». Puis il a indiqué que, dans le cadre d'un débat qu'elle a souhaité contradictoire, la Commission avait écouté le point de vue de la Russie lors d'une audition de Son. Exc. M. Alexander Avdeev, ambassadeur de la Fédération de Russie, le 22 mars dernier.

Après avoir remercié le Président, M. Benoît Miribel, Directeur général d'Action contre la Faim, a précisé que son plaidoyer en faveur des civils tchétchènes s'appuyait sur les activités engagées sur le terrain pour défendre les intérêts des populations les plus vulnérables. C'est le cas dans le Caucase, mais aussi dans d'autres régions du monde, notamment au Zimbabwe, au Darfour et au Laos. Il est important que ces actions soient relayées auprès des parlementaires nationaux et européens. S'agissant de la situation en Tchétchénie, il a rappelé la présence de 80 000 soldats russes et la persistance d'exactions. Les conditions de vie et d'hygiène y sont déplorables : 34 000 civils tchétchènes sont hébergés dans des bâtiments surpeuplés ; on ne dénombre en moyenne qu'une latrine pour 70 personnes. Dans les villages du sud de la Tchétchénie, parmi les personnes interrogées sur leurs perspectives d'avenir, 43 % répondent ne pas avoir de projet pour le futur. Evoquant ensuite la situation économique, il a indiqué l'obligation quasi-systématique de recourir à des prêts pour subvenir aux besoins les plus élémentaires, précisant que 80 % de la population vivait avec moins de 2,5 euros par jour, et parfois même avec moins d'un euro. Ces constatations montrent que la situation en Tchétchénie est loin d'être normalisée.

M. Michel Brugière, Directeur général de Médecins du Monde, a ensuite exposé la situation sanitaire, particulièrement préoccupante. Depuis dix ans, la population vit dans l'angoisse et la terreur, ce qui n'est pas sans provoquer d'importants troubles psychologiques chez les personnes les plus fragiles. Les grossesses qui n'arrivent pas à leur terme sont également de plus en plus fréquentes, tandis que le nombre de naissances prématurées ne cesse d'augmenter. De plus en plus de cas de tuberculose sont par ailleurs signalés. En lien direct avec l'état de guerre, le nombre de personnes handicapées souvent en raison d'amputations nécessite une prise en charge totale qui n'est pas assurée en raison de la situation économique. Face à cela, le corps médical - médecins, infirmiers - est en constante diminution : certains sont morts, d'autres sont partis. Les infrastructures ne sont pas adaptées tandis que l'on constate une pénurie importante sur les consommables et les réactifs de laboratoires. Il existe en revanche des progrès quant à l'accès aux médicaments, grâce à l'aide internationale. Néanmoins, le système de santé est payant, ce qui limite la possibilité pour la population d'accéder aux soins et les campagnes de vaccination des enfants ont dû être interrompues.

Le Président Edouard Balladur a indiqué que, lors de son audition par la Commission, l'ambassadeur de la Fédération de Russie avait déclaré qu'il fallait replacer l'affaire tchétchène dans son contexte et ne pas négliger le fait que, selon ce dernier, les activistes tchétchènes ne défendaient pas les activités séparatistes mais étaient des extrémistes qui souhaitaient la création d'un califat wahhabite allant de la Caspienne à la Mer noire. Cette analyse est-elle partagée par les ONG ? La Tchétchénie est-elle ou non un champ d'action du terrorisme international ? Il a également demandé quelles avaient été les poursuites pénales engagées contre les membres de l'armée russe qui se seraient rendus coupables d'exactions. Ces poursuites concernent-elles les crimes imputés à des militaires russes, cette qualification ayant été utilisée par l'ambassadeur de la Fédération de Russie lui-même, lors de son audition par la Commission ?

M. Roland Blum, se déclarant sensible aux actions humanitaires engagées par les ONG, a fait état du rapport publié par la Commission des Affaires étrangères sur le rôle des ONG françaises sur le plan international. Ce qui se passe aujourd'hui dans le Caucase semble être le résultat de la politique menée par les autorités russes qui n'acceptent pas les revendications d'indépendance de certains territoires, citant également l'Abkhazie et l'Ossétie. Puis il a interrogé les représentants des ONG sur les modalités de versement et de répartition de l'aide de 8 millions d'euros décidée par l'Union européenne pour venir en aide aux victimes du Caucase Nord et Sud. Il a aussi souhaité savoir si le HCR était présent sur le terrain, ou s'il envisageait d'intervenir, et à quelles conditions. Il s'est également interrogé sur les raisons pour lesquelles les autorités d'Ingouchie refusent d'enregistrer les nouveaux réfugiés. S'agit-il de raisons matérielles ou de motivations politiques ?

Mme Isabelle Moussard-Carlsen, Responsable géographique d'Action contre la Faim, a déclaré ne pas disposer d'informations précises récentes sur les difficultés d'enregistrement des populations tchétchènes déplacées en Ingouchie. On recense environ 50 000 Tchétchènes en Ingouchie, où la population s'élève à 450 000 habitants. Ces réfugiés font l'objet d'un harcèlement administratif de la part des autorités ingouches. Hébergés dans des camps où les conditions d'hygiène sont déplorables, leur situation est très précaire. L'intervention des ONG est essentielle, notamment en ce qui concerne l'accès à l'eau et aux produits de première nécessité, en particulier pour les enfants.

Mme Bleuenn Isambard, Chargée de mission à Médecins du Monde, a précisé que l'accès aux soins et à l'éducation était lié à l'enregistrement. Officiellement, les camps de réfugiés ont été fermés en 2004, mais ils continuent à exister officieusement et les conditions sanitaires y sont déplorables. Les équipes présentes sur le terrain constataient de plus en plus de contrôles et de demandes d'autorisation, ce qui complique l'action des ONG, notamment dans les montagnes du Sud.

Mme Anne Garella, Responsable plaidoyer d'Action contre la Faim, a indiqué que le HCR envisagerait d'ouvrir un bureau de représentation à Grozny, sous réserve d'une évaluation préalable des conditions de sécurité. En attendant, le HCR finance plusieurs structures présentes sur le terrain, notamment l'organisation « Memorial ». Evoquant ensuite l'aide financière européenne, elle a mentionné les fonds alloués dans le cadre de la politique humanitaire (22 millions d'euros) mais aussi à travers l'aide au développement (20 millions d'euros). Des incertitudes persistent sur l'identité des organisations par lesquelles les fonds d'aide au développement vont transiter, ainsi que sur l'acceptation de l'aide par les autorités russes.

Le Président Edouard Balladur a demandé aux représentants des ONG si de tels fonds étaient versés pour la première fois et s'ils se sentaient concernés par la réaction des autorités russes à la présence d'ONG.

M. Benoît Miribel a fait état d'un communiqué de presse commun des ONG françaises. Il a souligné l'objectif prioritaire qui vise à reconstruire le pays et à favoriser l'émergence d'une société civile. Mais rien ne sera possible tant que les conditions de vie des populations ne seront pas dignes ; c'est un préalable qui n'est pour l'instant pas rempli.

M. Michel Brugière a indiqué qu'il n'appartenait pas aux ONG de prendre position sur les responsabilités politiques dans le déclenchement du conflit en Tchétchénie. Il s'agit avant tout d'observer sur ce qui se passe sur le terrain et de répondre à des situations d'urgence.

M. Benoît Miribel a justifié l'action des ONG par les carences des Etats qui ne veulent ou ne peuvent pas intervenir, établissant un parallèle avec la situation au Darfour. L'absence de prise de position politique ne signifie pas l'absence d'analyse géopolitique des situations.

Le Président Edouard Balladur a marqué son accord avec le souhait exprimé par les représentants des ONG de ne pas prendre part au débat politique pour se consacrer entièrement à l'action humanitaire sur le terrain.

Mme Bleuenn Isambard a indiqué que, la semaine dernière, un militaire russe avait été condamné à dix-huit ans de prison pour l'assassinat de trois civils tchétchènes. Elle a mentionné les actions menées par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et l'organisation Memorial, laquelle tente de recenser les disparitions et meurtres de civils en Tchétchénie alors que des investigations ne sont pas toujours entreprises, notamment dans le district de Urous-Martan où, selon Memorial, plus de 200 personnes ont disparu depuis le printemps 2000, sans qu'aucune enquête n'ait été ouverte ; 50 militaires auraient toutefois été condamnés pour des crimes.

M. François Loncle a demandé aux représentants des ONG s'ils s'estimaient suffisamment soutenus par le Conseil de l'Europe, dont la Russie est membre. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe est une enceinte politique où il peut être plus facilement possible d'interpeller les représentants russes.

Mme Anne Garella s'est félicitée des positions très claires prises par le Conseil de l'Europe, et plus généralement de tous les appuis émanant d'institutions internationales sur la situation en Tchétchénie. Pour autant, le Conseil de l'Europe n'est pas en mesure d'exercer à lui seul une réelle pression sur les autorités russes.

M. Richard Cazenave a souhaité obtenir des précisions sur l'identité des ONG, notamment françaises, présentes en Tchétchénie.

Mme Isabelle Moussard-Carlsen a notamment mentionné la présence de quatre ONG française et d'une organisation danoise, ainsi que le Comité international de la Croix rouge.

M. Benoît Miribel a indiqué que Médecins du Monde et Action contre la Faim n'avaient pas d'expatriés permanents en Tchétchénie et Ingouchie, mais que des experts étaient envoyés ponctuellement. En revanche, des actions sont menées à distance avec des organisations locales.

Le Président Edouard Balladur a demandé comment il fallait interpréter l'aide de 8 millions d'euros accordée par les Européens.

M. Michel Brugière a répondu que cette formule représentait à ses yeux un test, si on compare cette somme aux aides d'urgence, supérieures à 20 millions d'euros.

Le Président Edouard Balladur a remercié les représentants de Médecins du Monde et d'Action contre la Faim et a souligné l'intérêt que les parlementaires portent au travail des ONG, comme en témoignent notamment le rapport de MM. Blum et Destot ou les travaux de M. Cazenave. Il les a assurés que la Commission restera attentive à leurs besoins et s'est déclaré disposé à faciliter, le cas échéant, d'éventuelles démarches.

_____

● Médecins du Monde

● Action contre la Faim

● Tchétchénie

● Ingouchie


© Assemblée nationale