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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2004-2005 - 52ème jour de séance, 126ème séance

2ème SÉANCE DU MERCREDI 26 JANVIER 2005

PRÉSIDENCE de M. Jean-Louis DEBRÉ

Sommaire

      MODIFICATION DU TITRE XV
      DE LA CONSTITUTION (suite) 2

      MOTION DE RENVOI EN COMMISSION 2

      AVANT L'ARTICLE PREMIER 16

      ORDRE DU JOUR DU JEUDI 27 JANVIER 2005 29

La séance est ouverte à vingt et une heures trente.

MODIFICATION DU TITRE XV DE LA CONSTITUTION (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle modifiant le titre XV de la Constitution.

MOTION DE RENVOI EN COMMISSION

M. le Président - J'ai reçu de M. Nicolas Dupont-Aignan une motion de renvoi en commission déposée en application de l'article 91, alinéa 7, du Règlement.

M. Nicolas Dupont-Aignan - Permettez-moi d'associer à cette motion mes collègues Labaune, Mourrut et Villain.

« Honte au pays où l'on se tait », disait le grand Georges Clemenceau. S'il est un domaine où tout est fait pour dissimuler l'importance des enjeux, c'est bien celui de l'Europe. En témoigne la citation suivante, qui date de 2002 : « A l'heure où les candidats à la présidence de la République préparent calicots, arguments et ripostes, il est une sorte de secret dans le débat politique français. Ce grand secret, c'est d'abord que la plupart des décisions que les candidats vont s'engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d'eux seuls. » Qui a écrit cela ? Philippe de Villiers, Charles Pasqua, Philippe Séguin ? Non : Michel Barnier.

Rares sont cependant les avocats de l'actuelle construction européenne qui reconnaissent l'importance des révisions constitutionnelles et des traités qu'ils nous demandent d'approuver. Habituellement, nous vivons dans l'ambiguïté et la caricature. On n'expose jamais les conséquences des transferts de souveraineté sur notre démocratie. Pour éviter les débats cruciaux, qui risqueraient de susciter des interrogations, on caricature les positions. Il y aurait d'un côté les bons, favorables au rapprochement entre les peuples, à la paix et à la prospérité, qui approuveraient la dernière avancée du jour, et de l'autre les méchants, les franchouillards, les frileux, hostiles à la marche triomphale du progrès humain...

Or la question n'est pas, n'a jamais été de se déclarer pour ou contre l'Europe, qui est une nécessité, mais de savoir comment on la bâtit.

De quelle Europe parlons-nous ? Evoque-t-on l'idéal de rapprochement des peuples, qui fait l'unanimité chez les gaullistes, ou la pression disciplinaire d'un super-Etat ? Discute-t-on des politiques communes volontaristes des années 1960 ou du marché unique ultralibéral des années 1990 ? S'interroge-t-on sur les traités, approuvés de bonne foi par notre Parlement, ou sur le droit européen dérivé ?

La discussion générale l'a montré, nous débattons moins de la révision constitutionnelle que de la vague idée que les uns et les autres se font de l'Europe. Or, nous ne pouvons nous prononcer sur la révision constitutionnelle sans mesurer précisément à quoi nous engage le traité.

J'ai souhaité défendre la motion de renvoi en commission pour donner aux représentants du peuple, avant de prendre position, un peu de temps supplémentaire. Je le fais en conscience. Ce débat transcende les formations politiques. Je vous demande donc de ne pas mal interpréter ma position, qui était la même à propos du traité de Maastricht, alors que le gouvernement était différent. C'est l'honneur du Parlement de laisser parler ses membres sur un tel sujet.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Nous ne pouvons nous déterminer sans nous poser deux questions fondamentales. En premier lieu, la constitution européenne nous fait-elle basculer dans un système fédéral, en remettant en question les principes fondateurs de la Ve République, pour ne pas dire de la République tout court ? A cette question, je réponds oui. En second lieu, est-ce l'intérêt de la France et des Français, est-ce même celui de l'Europe ?

Si je peux être rapide sur le premier point, c'est grâce aux arguments que Jacques Myard a exposés hier. Permettez-moi une simple réflexion de juriste sur la nature de ce fameux traité constitutionnel. Allons-nous changer de régime ?

M. Jacques Myard - Oui !

M. Nicolas Dupont-Aignan - A la lecture du traité, il y a création d'un Etat européen et mise en œuvre d'une nouvelle architecture institutionnelle sans clarification des compétences entre l'Union et les Etats membres. La constitution européenne pose les bases d'un Etat supranational. Pourquoi, d'ailleurs, utiliser le vocable de « constitution » si ce n'est dans ce but ? En effet, la constitution est l'acte par lequel les citoyens définissent les conditions d'exercice du pouvoir politique. Il y a constitution quand il y a Etat.

On me répondra qu'il n'y a Etat que s'il existe un peuple suffisamment soudé pour s'en réclamer.

M. Jacques Myard - Une nation !

M. Nicolas Dupont-Aignan - C'est vrai et c'est précisément l'objet de ce traité que de décréter la création d'un peuple européen qui, autrement, n'aurait aucune chance de voir le jour. Ce n'est pas là je ne sais quel fantasme de souverainiste, mais le point de vue de Josep Borrell, président socialiste du Parlement européen, qui affirme avec une louable franchise : « Instituer une constitution pour l'Europe revient à accepter virtuellement l'existence d'un peuple européen. » Du virtuel au réel, il n'y a qu'un pas que les fédéralistes s'imaginent pouvoir franchir contre le gré des peuples, si tant est que ceux-ci s'en rendent compte.

Il s'agit bien d'un pas décisif vers la fondation artificielle d'un peuple européen, sans laquelle il ne peut exister d'Europe fédérale. Une fois posé cet objectif suprême, le traité tend logiquement à conférer à l'Union le plus grand nombre possible d'attributs internes et externes de la souveraineté étatique.

Au plan interne, la suprématie du droit européen sur les droits nationaux est pour la première fois inscrite dans un traité. Elle est ainsi revendiquée en pleine lumière, encore qu'on en minimise la portée. « Mais non, me dira-t-on, vous lisez mal : cette suprématie ne s'applique qu'au droit de l'Union. » Certes, mais celui-ci tend à investir tous les domaines de la vie des nations.

On ne peut que s'étonner de voir le Parlement réviser la Constitution avant même que le peuple se soit prononcé par référendum sur le traité constitutionnel, préjugeant ainsi du vote des Français. Si le « non » l'emportait, le Parlement serait ainsi en porte-à-faux avec le peuple.

N'oublions pas que le texte qui nous est soumis tend à modifier en profondeur la Ve République. Il autorise seize transferts de compétences reconnus contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004. Il va donc beaucoup plus loin que le texte de 1992, préalable à la ratification du traité de Maastricht. Il valide par avance les cinq clauses dites « passerelles » prévues dans le traité pour quatre matières essentielles et la clause générale de révision simplifiée figurant à l'article 444 du traité, qui concerne l'ensemble des domaines à l'exception de la défense.

Cette révision revient à subordonner la Constitution au traité de Rome du 29 octobre 2004. D'une part, on ne pourra plus lire la Constitution sans se référer au traité ; d'autre part, la constitutionnalité des modifications qui seront apportées au traité est d'avance validée.

On ne peut que s'interroger sur l'ambiguïté de la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur le traité constitutionnel, une décision qui semble à beaucoup de constitutionnalistes en deçà des enjeux. Le président Mazeaud me pardonnera ces propos, lui qui, ici même, le 7 mai 1992, s'estimait « en droit de critiquer le Conseil constitutionnel ».

Le juge constitutionnel a estimé que le texte de cette constitution s'inscrivait dans la continuité juridique de la construction européenne, sans aucun bond en matière d'intégration communautaire, malgré l'article 6 qui proclame la suprématie du droit européen sur les droits nationaux.

Le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'intention des parties, selon laquelle l'Union européenne aurait vocation à fonctionner sur le mode communautaire et non fédéral, ce qui n'induirait aucune contrainte supra-constitutionnelle. Ainsi, ce traité relèverait des articles 55 et 88 de notre Constitution : il ne serait qu'un traité ordinaire, organisant un transfert complémentaire.

Pour étayer sa doctrine, le Conseil constitutionnel invoque l'article 5 du traité, selon lequel l'union respecte « l'identité nationale » des Etats membres, sans se préoccuper du caractère vague de cet énoncé ni de l'effet des 457 autres articles. Philippe Séguin, en 1992, estimait déjà significatif le choix de cette expression, « l'identité nationale ». Je le cite : « L'identité, c'est ce qu'on consent à nous laisser. On parle d'identité quand l'âme est déjà en péril, quand les repères sont déjà perdus. La quête identitaire est la démarche de ceux qui ont le sentiment d'avoir cédé. On ne nous concède donc pas grand-chose en nous laissant l'identité nationale. Que veut-on mettre à la place de ce qu'il est question d'effacer ? A quoi veut-on nous faire adhérer quand on aura obtenu de nous un reniement national ? Sur quoi va-t-on fonder ce gouvernement de l'Europe auquel on veut nous soumettre ? Sur la conscience européenne ? C'est vrai, elle existe ; il y a même quelque chose comme une civilisation européenne, au confluent de la volonté prométhéenne, de la chrétienté et de la liberté de l'esprit. Bien sûr, nous autres européens avons un patrimoine, et nombre de similitudes. Mais cela ne suffit pas pour forger un Etat. S'il y a une conscience européenne, c'est un peu comme il y a une conscience universelle : elle est de l'ordre du concept et n'a rien à voir ni avec l'âme du peuple, ni avec la solidarité charnelle de la nation. La nation française est une expérience multiséculaire : la conscience européenne est une idée, qui d'ailleurs ne s'arrête pas aux frontières de la communauté, et l'on ne bâtit pas un Etat légitime sur une idée abstraite, encore moins sur une volonté technocratique. » Tout est dit dans ce texte magistral. La Convention n'ignorait pas tout cela, et c'est bien pourquoi elle a accepté, comme un lot de consolation, que soit retenu à l'article 5 le respect des identités nationales - après avoir expressément refusé d'y inscrire celui de la souveraineté nationale.

M. Jacques Myard - Scandaleux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - La garantie avancée par le Conseil constitutionnel repose donc sur l'intention des Etats signataires du traité. Garantie bien fragile, puisque par définition non juridique et éminemment subjective dans son interprétation. Si fragile d'ailleurs que le président du Conseil constitutionnel a cru prudent de l'assortir après coup de quelques réserves décisives : « il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable ». Or c'est là que le bât blesse : par son article 375, la constitution européenne confie au juge supranational un monopole d'interprétation du droit européen. Cela revient à dire que le Conseil constitutionnel n'a pour garantie de l'application « naturelle et raisonnable » du traité que la jurisprudence passée et la bonne volonté future de la Cour de Luxembourg, et qu'en cas de dérapage - par exemple sur la laïcité, au titre de l'article 70 de la Constitution - il n'aura aucun moyen de recours. Ainsi, le Conseil a beau affirmer le maintien du bloc de constitutionnalité de la République française, il ne s'en dessaisit pas moins de sa garde en validant de la sorte le traité. Accorder une telle confiance à des eurocrates inamovibles et non élus - ce qui explique sans doute les scrupules légitimes de Pierre Mazeaud - c'est inviter le loup dans la bergerie pour qu'il assure la comptabilité des moutons !

M. Jean-Pierre Brard - C'est vrai.

M. Arnaud Montebourg - C'est un problème réel.

M. Nicolas Dupont-Aignan - Force est donc de revenir à la question cruciale, la seule qui vaille, et qui depuis quinze ans n'a pas trouvé un début de réponse : qu'est-ce que le mode de fonctionnement communautaire ? Jusqu'où doit-il aller ? Et dans quel but ? La question n'est pas académique : elle se pose concrètement, puisque le Conseil constitutionnel lui-même fonde sur elle le cœur de sa doctrine. A l'en croire, en effet, la différence entre le communautaire et le fédéral serait décisive, bien qu'il ne donne aucun contenu substantiel à cette mystérieuse distinction. A-t-on affaire à du communautaire, qui additionnerait et compléterait les souverainetés nationales sans les bafouer, ou à du fédéral qui les subordonne, y compris dans leur dimension constitutionnelle, à un ordre supranational contraignant ? Le président de la Convention européenne lui-même, Valéry Giscard d'Estaing, apporte ici un éclairage salutaire. « Dans la Constitution européenne, dit-il, le mot « fédéral » a été remplacé par le mot « communautaire », ce qui veut dire exactement la même chose ; cette substitution a eu lieu parce que, dans les différentes langues de l'Union, le terme fédéral n'a pas la même connotation »... Tout est dit : selon son principal concepteur, et en contradiction flagrante avec l'analyse du Conseil constitutionnel, ce traité est en réalité fédéral et fait basculer la France dans un système irrévocablement supranational.

La raison en est simple : on ne peut pas relever en même temps de deux ordres juridiques. Puisque de plus en plus de compétences sont transférées à Bruxelles, la coexistence de deux ordres juridiques devient une fiction : une constitution l'emporte nécessairement sur l'autre. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer un extrait de l'intervention de Pierre Mazeaud, le 7 mai 1992, à l'Assemblée nationale : « Nous sommes tous d'accord pour considérer que la souveraineté ne peut en aucun cas se transférer, qu'elle est inaliénable et imprescriptible. Les premiers constituants du 3 septembre 1791 l'avaient d'ailleurs inscrite dans l'article premier de la Constitution, reprenant en cela les lois fondamentales du royaume. Ce qui me fait dire, et je souhaiterais que la commission des lois puisse encore réfléchir à cette question, que le peuple lui-même ne saurait aliéner la souveraineté nationale. Alors, a fortiori, ses représentants ne peuvent pas le faire. »

L'analyse du traité constitutionnel confirme et même aggrave ce jugement. Comment notre Parlement peut-il une nouvelle fois, après le précédent de Maastricht, remettre en cause le pacte fondateur de la République, traduit par l'article 3 de la Constitution de 1958 : « la souveraineté nationale appartient au peuple » ? Selon la vieille recette du « deux pas en avant, un pas en arrière », j'entends les voix de ceux qui nous disent toujours : dormez tranquilles, ce traité n'est qu'un compromis, non une révolution ; rien ne change vraiment... Ce propos ne résiste pas à une lecture approfondie, notamment pour ce qui est de l'architecture institutionnelle et des compétences. Tout d'abord, le traité transforme l'architecture institutionnelle de façon à anticiper une architecture fédérale. Le principe directeur de l'Europe selon le projet de constitution, c'est de favoriser systématiquement les institutions supranationales et leur rôle dans le processus de décision, à l'exact opposé de l'Europe des nations que souhaitait le Général de Gaulle. Le traité esquisse ainsi un système fédéral où la Commission prend de plus en plus les allures d'un gouvernement, cependant que le Parlement prend de plus en plus celles d'une assemblée dépositaire d'une souveraineté, tandis que le Conseil européen tend à se transformer en une sorte de Sénat. Mais comme on ne va pas au bout de la logique, il n'y a pas non plus de démocratie européenne : on reste au milieu du gué. D'autre part, l'extension de la majorité qualifiée change la nature de l'Europe, et du coup celle des pays qui la composent. La Commission, cœur du système, voit ses prérogatives énormément accrues. Elle conserve et renforce son monopole d'initiative, en particulier en matière budgétaire. Elle est renforcée d'un vice-président qui n'est autre que le ministre des affaires étrangères lui-même, à l'élection duquel elle participe de plein droit ; et pour la première fois dans le système européen, le ministre des affaires étrangères de la Commission présidera un conseil des ministres. Elle est le carrefour obligé de tout ce qui importe dans la vie de l'Union, proposant, recommandant, vérifiant, menaçant et punissant. Elle a le plus souvent l'avantage face au Parlement et au Conseil, et obtient la création de règlements délégués - article 36 - lui permettant de compléter ou de modifier certains éléments « non essentiels » - sans que le critère soit défini - de la loi ou de la loi-cadre. Elle continue en outre de bénéficier du vote à l'unanimité des Etats membres sur les amendements du Parlement qu'elle refuse : elle aime la majorité qualifiée quand cela l'arrange, mais garde l'unanimité quand cela la sert... Quant au Parlement européen, il bénéficie d'une large extension de la procédure de codécision, très ambiguë sur la plan démocratique. Son pouvoir de blocage du Conseil est renforcé. Par ailleurs ses amendements, s'ils sont acceptés par la Commission, ne doivent faire l'objet que d'un vote à la majorité qualifiée au Conseil, ce qui favorisera ses hardiesses fédéralistes. Enfin il a désormais le pouvoir de s'inviter dans la révision du traité au titre de la procédure simplifiée.

D'autre part, le Conseil européen se fédéralise un peu plus, car la règle du consensus cède franchement la place à la majorité qualifiée partout où la constitution le prévoit. La majorité qualifiée devient la règle commune de l'Union, et s'étend à de nombreuses politiques jusque-là décidées à l'unanimité. Surtout elle devient implicitement l'essence même de l'intérêt général européen. Cette extension ne concerne pas moins de cinquante-cinq domaines, dont la culture, l'immigration - avec la disparition de la clause de sauvegarde nationale du traité de Schengen -, la politique de libre-échange de l'Union, la définition de la comitologie - qui a permis à la Commission d'imposer la levée du moratoire sur les OGM -, la définition du périmètre des services d'intérêt économique général - adieu les services publics en France ! -, les nouveaux règlements délégués permettant à la Commission de compléter elle-même des directives, la politique spatiale européenne, la politique énergétique, la position de l'Union en politique étrangère...

Dans tous ces nouveaux domaines, qui bien sûr s'ajoutent aux anciens, nos partenaires européens pourront nous imposer sans recours des politiques incompatibles avec le mandat que nous auront confié les Français. Le basculement dans la majorité qualifiée va donc bien plus loin que le simple accroissement de l'efficacité institutionnelle invoqué par les partisans de la Constitution : il aura aussi un effet fatal sur les politiques qui restent décidées à l'unanimité. En effet, lorsqu'un Etat s'opposera dans l'un de ces domaines, les autres pourront évidemment faire pression sur lui à travers les votes à la majorité qualifiée sur d'autres dossiers.

Un dernier point du traité montre son caractère fédéral : c'est le fameux partage des compétences, que le texte est censé clarifier. Avons-nous lu la même constitution ? Chef d'œuvre d'hypocrisie, l'article 12 définit les compétences partagées comme celles que peuvent exercer les Etats membres « dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l'exercer ». Étrange conception du partage ! Notons qu'il s'agit de « domaines de compétence » et non des « compétences » elles-mêmes : ce qui révèle le trait essentiel de la démarche, à savoir le caractère extensif des prérogatives de l'Union, que renforce encore le vague des énoncés. Ces domaines de compétence se répartissent en deux familles principales : celle où l'Union a les coudées franches pour agir, et celle des « compétences d'appui ou de complément » où elle ne le peut qu'à la marge. Du moins sur le papier : en réalité elle a de nombreux moyens d'action détournés, notamment l'invocation du sacro-saint principe de libre concurrence ou celle de l'objectif générique de favoriser l'émergence d'un fait européen. Ainsi la Commission fait déjà peser des menaces sur le cinéma français, au nom de la prétendue nécessité de donner naissance à un cinéma transnational européen... Ainsi, l'Union intervient dans ces domaines de biais, par le truchement d'autres politiques. L'industrie reste principalement de la compétence nationale ? Oui, mais par le biais de la politique de la concurrence, qui est européenne, on peut empêcher un Etat de devenir actionnaire d'une société, Alstom, par exemple. L'éducation est nationale ? Oui, mais la Belgique s'est vue condamner pour discrimination entre nationalités parce qu'elle réservait aux étudiants belges la gratuité des études universitaires, les étrangers n'ayant pas contribué par l'impôt, comme les nationaux, à financer le système éducatif national. La santé reste nationale ? Oui, mais au nom de la libre circulation des travailleurs, des directives ont imposé la reconnaissance de tels ou tels diplômes. La culture reste nationale ? Oui, mais cela n'a pas empêché l'Union, au nom du libre accès des activités non salariées, d'établir une directive dite « télévision sans frontière », et on n'a encore rien vu : attendons la fameuse directive Bolkestein, qui va apprendre vraiment aux Français ce qu'est la délocalisation...

Ainsi, qu'elles soient exclusives, partagées ou d'appui, les compétences de l'Union couvrent à peu près l'ensemble de la vie des peuples européens. Et si malgré tout quelque chose échappait à la voracité sans limite de l'Union, il serait toujours possible de réparer cet oubli au titre de l'article 18 de la Constitution, dite « clause de flexibilité ». Celle-ci reprend et étend un article existant des traités, le 308 TCE à la réputation légitimement scélérate, et dont la mise en oeuvre est allée jusqu'à susciter, une fois n'est pas coutume, les critiques répétées de la Cour européenne de justice. Son application ne nécessiterait pas l'accord des parlements nationaux mais leur simple information. Avec d'autres « clauses-passerelles » dont elle est l'emblème et le fer de lance, la clause de flexibilité doit permettre d'étendre presque sans fin le périmètre d'action de l'Union. Et qu'elle soit mise en œuvre à la suite d'un vote unanime du Conseil européen ne représente qu'une garantie très fragile.

Ainsi, pour les compétences exclusives, et bientôt pour les compétences partagées, les Etats membres seraient réduits au statut de circonscriptions administratives déconcentrées, comme le sont les arrondissements français par rapport à l'Etat. Ce n'est qu'au titre des domaines de compétence d'appui et de coordination qu'on pourrait assimiler les Etats membres à des collectivités locales. Quant à la souveraineté, elle se cantonnerait désormais dans la rubrique introuvable des compétences exclusives des Etats membres.

Face à une telle dépossession des prérogatives des Etats nations, on était en droit d'attendre que la constitution invente au moins de réels mécanismes de rééquilibrage démocratique au profit des citoyens ou de leurs représentants. Hélas, la démocratie en toc de la Constitution n'est qu'un trompe-l'œil : pour ce qui est de résorber le fameux déficit démocratique, l'Europe de la Constitution est comme jamais celle du « Désert des Tartares ».

Ainsi, le droit de pétition est une mauvaise farce : il ne s'agit en fait que d'un droit de supplique que la Commission européenne pourra ignorer et dont les mécanismes sont compliqués. Leur détail n'est même pas connu.

M. Arnaud Montebourg - Tout à fait exact.

M. Nicolas Dupont-Aignan - La Commission a par ailleurs déjà démontré qu'elle se moquait éperdument de l'avis des citoyens de l'Union : elle a ainsi décidé, juste avant les élections européennes, en juin dernier, de lever unilatéralement le moratoire sur les OGM. En fait, cette disposition a un double objectif : faire croire à la démocratisation de l'Union, concourir à la création d'une opinion publique européenne artificielle. A propos de cet inepte « droit » de pétition, certains ont été jusqu'à affirmer que l'Europe avait innové là où les Etats se montraient incapables de résoudre leur mal-être démocratique. Il serait plus juste de constater qu'aucune démocratie au monde n'a eu jusqu'à présent le front de ressusciter les cahiers de doléances de l'ancien régime. Le « droit de pétition » est une telle insulte au bon sens et à la dignité des Français qu'il ne mérite pas que l'on s'y appesantisse.

En revanche, le contrôle tant vanté de la subsidiarité par les parlements nationaux est un piège beaucoup plus subtil. Il s'agirait d'une mini-révolution permettant de faire entendre la voix des représentants des peuples dans les arcanes de Bruxelles. Il y a douze ans, Alain Peyrefitte avait brillamment exposé ici-même la problématique à laquelle nous sommes confrontés en renvoyant le principe de subsidiarité à son origine catholique romaine : l'échelon supérieur traite des questions pour lesquelles l'échelon inférieur n'est pas compétent. « Mais qui décide en cas de conflit », demandait-il ? L'échelon supérieur : « La subsidiarité est une forme très autoritaire de fédéralisme ». A la question de savoir qui déciderait de la répartition des compétences, Alain Peyrefitte répondait : « La Cour de justice de Luxembourg, qui n'a cessé d'empiéter sur les compétences des Etats membres. »

M. Jacques Myard - Le peuple réagira !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les événements lui ont donné raison, la Commission s'arrogeant le pouvoir souverain d'étendre elle-même ses prérogatives. L'excellent rapport de MM. Quentin et Lambert n'apporte aucun démenti. Le mécanisme d'alerte précoce n'est en rien contraignant pour la Commission, laquelle est seulement obligée de réexaminer son texte et en aucun cas de l'amender ou de le retirer.

Attributs de la souveraineté étatique, architecture institutionnelle encore plus fédéraliste, généralisation de la majorité qualifiée, compétences extensives et à sens unique, mécanismes de contrôles démocratiques en carton-pâte, cette Constitution européenne ne constitue en rien un simple « habillage » des traités précédents. Que ceux qui y sont favorables le reconnaissent donc ! Faire un pas en avant et deux pas en arrière pourrait laisser croire aux observateurs les moins attentifs que les fédéralistes ont « mis de l'eau dans leur vin ». Certes, le traité constitutionnel ne révolutionne pas notre ordre juridique, mais il prépare un bouleversement d'importance par le poids qu'il confère à la supranationalité. Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice, à ne voir que ce qui change formellement, nous risquons de ne pas percevoir le système dans son ensemble. Après le vote de la Constitution, il ne sera plus possible de revenir en arrière. Non seulement la souveraineté nationale aura perdu sa substance, mais la souveraineté européenne sera fictive. Le vide démocratique et institutionnel deviendra alors vertigineux.

Plus grave encore, cette Constitution préjuge des politiques qui seront menées en remettant en cause la liberté des nations et en empêchant les Européens de définir les orientations de l'Union. Si cette Constitution est inacceptable pour un gaulliste, elle devrait l'être tout autant pour un fédéraliste attaché à l'émergence d'une Europe démocratique. Les méthodes employées par les Européistes idéologues...

M. Jacques Myard - Ils ne sont pas là !

M. Jean-Pierre Brard - A qui pensez-vous ?

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...se retournent aujourd'hui contre les avocats sincères du fédéralisme qui croient que l'on peut construire une Europe démocratique sans forcer la main aux peuples.

M. Arnaud Montebourg - Victor Hugo !

M. Jacques Myard - Il est mort!

M. Arnaud Montebourg - Il est bien vivant !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Ceux qui défendent l'Europe sociale, ceux qui n'estiment pas utile de faire entrer dans l'Union un pays d'Asie comme la Turquie sont désormais victimes de la même excommunication que nous. Un jour, les historiens se demanderont pourquoi les élites d'un grand pays ont démissionné...

M. Jacques Myard - La trahison des clercs !

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...pourquoi elles ont abandonné leur pouvoir à une organisation bureaucratique. Ils s'interrogeront sur la contradiction qu'il y a à vouloir transférer des compétences pour soi-disant peser davantage et, au même moment, oublier d'orienter l'œuvre commune qu'on est censé bâtir. Le paradoxe n'est en fait qu'apparent car la dépossession de la souveraineté nationale comme la dépossession du projet européen participent de la même peur de gouverner et de penser les changements planétaires. Tel est le mal français, cette idée que l'on serait incapable de peser sur l'histoire du monde. Il est tellement plus aisé de fuir ses responsabilités tout en ne conservant que l'apparence du pouvoir ou de se réfugier dans les bons sentiments des sommets internationaux ! Comme au temps de Maastricht, une certaine droite et une certaine gauche font bloc. Dans leur esprit, le référendum vise à délivrer un ultime blanc-seing leur permettant de sauver les apparences, sauf que, comme le disait Philippe Séguin, les deux commerces de détail s'approvisionnent chez le même grossiste et que les citoyens se lassent. Les historiens liront le florilège des déclarations où certains avocats du « oui » au référendum parlent du peuple comme osaient à peine le faire les défenseurs du suffrage censitaire. Il faudrait faire de la pédagogie au bon peuple.

M. Jacques Myard - Il n'y a qu'à élire un autre peuple !

M. Jean-Pierre Brard - Brecht !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il nous reste à inventer le référendum à réponse unique. Comme pour Maastricht, on relativise l'importance du traité, puis on caricature les adversaires et on dramatise un éventuel rejet.

M. Jacques Myard - Le chaos !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Mais n'est-ce pas une fois de plus contradictoire ? L'adoption de ce texte aurait des conséquences dramatiques pour la France et pour l'Europe. Peut-on imaginer une Europe qui réussirait sur les décombres des nations et le reniement des peuples ? Nous n'ignorons pas les évolutions du monde : l'enjeu du XXIe siècle consiste à additionner les forces des Etats européens pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Prenons garde à ne pas les neutraliser par une constitution qui désarme les nations sans construire une Europe « puissance ».

Depuis dix ans, nous avons vu monter la colère des Français et on ne peut que s'interroger sur la déresponsabilisation générale qui mine notre démocratie. Il serait certes malhonnête d'en attribuer la seule origine à la manière dont nous construisons l'Europe, mais la confusion qui règne entre l'échelon européen et le niveau national n'est pas pour rien dans les difficultés que l'on rencontre. Les Français pressentent qu'une autre Europe mérite d'être préparée. C'est justement parce que nous aimons l'Europe et les nations qui la forment que nous ne voulons pas de n'importe quelle Europe. Nous avons le choix entre l'Europe tremplin ou l'Europe tombeau. La première consiste à unir les nations de manière à ce qu'elles soient plus libres et plus puissantes ; la seconde uniformise tout et fait échouer l'œuvre commune. Cette constitution nous fait basculer dans un fédéralisme autoritaire et nous conduit à cette Europe tombeau car elle ne répond pas à trois grandes questions : avec qui faire l'Europe, comment et pourquoi ?

Le choix est simple entre l'Europe sans frontière du traité constitutionnel et l'Europe européenne que nous attendons. Le traité n'aurait rien à voir, nous dit-on, avec l'adhésion programmée de la Turquie à l'Union : il n'y aurait qu'un malencontreux télescopage de calendrier. Mais le lien entre les deux questions est fondamental. La Constitution européenne n'est rien d'autre que le contrat de mariage qui propose de lier entre elles les nations d'Europe. Or, comment inviter nos concitoyens à parapher ce contrat de mariage en leur enjoignant de ne pas se demander avec qui ils le signent ? C'est un peu se moquer du monde car chacun sait que lorsque l'on se marie, on se soucie plus du conjoint que du code civil. Or, le conjoint est turc. (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. Jacques Godfrain - Mais non !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il est évident qu'il ne sera pas possible de dire non après une décennie de négociations avec Ankara. Comme le dit Robert Badinter, on ne dit pas non devant Monsieur le maire après dix ans de fiançailles !

M. Arnaud Montebourg - Pourtant, ça s'est déjà vu !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Du reste, dans dix ans, on nous dira qu'il serait suicidaire pour la France de bloquer solitairement l'adhésion turque dans le cadre de la Constitution.

Un député socialiste - Ce serait très dangereux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les Français auront une dernière chance d'empêcher le mariage forcé avec la Turquie en juin prochain en refusant de signer la Constitution (Murmures sur les bancs du groupe UMP). Après, il sera définitivement trop tard.

M. Jean-Louis Bernard - Oh, mais non !

M. Nicolas Dupont-Aignan - A lire la Constitution, on a le sentiment que le traité constitutionnel est l'instrument de l'adhésion turque, voire son complice. Il ouvre la voie à l'intégration turque quand le traité de Nice l'empêchait.

Plus grave, l'adhésion de la Turquie devient franchement nocive pour l'Europe dans le cadre du traité constitutionnel. En effet, ce pays, le moins européen de tous, deviendrait le plus puissant de l'Union en raison de son poids démographique et son influence se ferait sentir dans les nouveaux domaines de compétences, dont l'immigration, auxquels le traité constitutionnel étend la majorité qualifiée. A l'instar d'Alain Madelin, je dis oui à la constitution, oui à la Turquie mais non aux deux en même temps ! En somme, le oui condamne l'Europe là où le non lui offre sa dernière chance de sursaut.

Ce traité creuse le fossé démocratique entre Bruxelles et les citoyens qu'il avait la charge de combler. L'extension de la majorité qualifiée, les élargissements successifs et la boulimie de compétences privent peu à peu les démocraties de leur souveraineté nationale avec laquelle, pour le général de Gaulle, la démocratie se confond. Aujourd'hui, à la différence du débat de 1992 sur le traité de Maastricht, nous avons le recul de l'expérience et demain, après l'économie, ce sera la sécurité intérieure et la politique étrangère qui seront retirées aux Etats.

Quelle sera la position du gouvernement français quand une loi européenne sur l'immigration sera adoptée avec l'appui de la Turquie contre l'avis de la France ? Quelle ineptie de vouloir créer une politique de l'immigration unique en faisant fi des différents contextes démographiques ! Nos compatriotes sont indignés que l'adhésion de la Turquie soit programmée.

La France est inconsciente des lendemains que lui réserve le projet constitutionnel par méconnaissance de l'état d'esprit des dix pays qui ont rejoint l'Union et en raison du double langage des autorités françaises sur la perte de souveraineté nationale et le maintien de la spécificité française. Même les socialistes européens ne croient pas à une Europe sociale ! La Constitution consacre la recherche d'une meilleure concurrence, libre et non faussée, plus que le plein emploi.

Les déclarations de Javier Solana au moment le plu aigu de la crise irakienne ont montré combien Bruxelles s'alignait sur les positions américaines. Du reste, la Constitution, dans son article 41, soumet la future politique étrangère de l'Union aux orientations décidées par l'OTAN.

M. Jacques Myard - Que l'OTAN règne en maître !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Le double langage que nous tiennent les partisans de la Constitution sur l'Europe est déresponsabilisant. En pratiquant le grand écart, on ne servira ni la France ni l'Europe. Pour nos compatriotes, le réveil sera douloureux.

Un député UMP - Décidément, c'est foutu !

M. Jean-Pierre Brard - Ils sortiront les fourches !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les partisans de la Constitution nous assènent aujourd'hui que ce traité serait bon pour la France car celle-ci l'aurait largement inspiré. Curieux jugement lorsqu'on considère les défaites essuyées par notre diplomatie, et notamment, le déséquilibre entre la France et l'Allemagne en termes de sièges. Les garanties négociées en matière d'exception culturelle sont très en retrait par rapport à celles obtenues par l'Angleterre sur l'Europe sociale : la France devra établir la preuve que ses intérêts sont menacés, obtenir un vote à l'unanimité et, en cas de désaccord avec la Commission et nos partenaires européens, ce sera à la Cour européenne de justice de statuer !

Je devine que l'on me répliquera que mon raisonnement ne tient pas à l'échelon européen et que, désormais, s'exprimera une souveraineté européenne. Pourquoi pas ? Mais en l'absence d'un peuple européen, cette souveraineté n'existe pas !

M. Jacques Floch - Elle se construit !

Un député UMP - Elle dégringole !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Un sondage récent a montré que la très grande majorité des habitants de l'Union se sentent d'abord, voire uniquement, de leur nation avant d'être européens. Aucune conscience politique « européenne » n'arrive à se dégager.

Un député UMP - C'est faux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Et le paravent d'institutions communes et contraignantes ne peut pas remplacer le « vouloir-vivre ensemble » cher à Renan. Inconscient de la faiblesse démocratique de l'échafaudage européen, on met aujourd'hui en avant le Parlement européen, mais comment croire un instant que les élections européennes, où l'abstention est considérable et dont le mode de scrutin est proportionnel, puissent légitimer l'orientation d'un continent ? Un fédéralisme équilibré, pourquoi pas ?...

M. François Bayrou - Vous seriez, comme moi, pour un fédéralisme plus équilibré ?

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...En revanche, je m'oppose au fédéralisme bancal que ce traité met en place.

Ce vide démocratique ira en s'amplifiant, il aura des conséquences dramatiques sur la vie des peuples et sur l'Europe elle-même. Les décisions seront prises par les experts dans l'indifférence des peuples, nous en avons déjà l'exemple dans le domaine économique et monétaire avec le pouvoir sans précédent de la BCE. On nous riait au nez au moment du débat sur Maastricht, et maintenant voyez les résultats : surévaluation de l'euro, irresponsabilité de M. Trichet...

Nous reviendrons à une sorte d'Europe de l'Ancien Régime, fédération de régions, addition de tribus : en un mot tout le contraire du modèle français bâti avec constance par nos rois successifs puis par la République. Je crains que la France, par faiblesse et lâcheté, ne cède comme souvent au renoncement pour finalement découvrir qu'elle a perdu sa liberté et se cabrer dans la douleur. Notre histoire fourmille de tristes précédents où la « souveraineté limitée » fut érigée en remède miracle. Mais tout dépendra du mois de juin...

Il reste que c'est sans doute notre pays qui vit le plus douloureusement cette impasse démocratique. Nulle surprise à cela, puisque notre nation est une exception politique. Et si l'une des explications du malaise politique qu'il connaît tenait justement à cette obligation de se conformer à des politiques qui lui échappent et ne lui correspondent pas ? Le tort de nos élites est d'avoir cru que l'on pouvait mener un peuple là où il ne veut pas aller par personne interposée, d'avoir invité leurs concitoyens dans leurs querelles nationales. On sait où cela commence, mais rarement où cela finit. Si, depuis 1978, toutes les majorités ont perdu les élections, si l'abstention et les extrêmes sont si hauts, c'est bien parce que notre démocratie est malade, malade de ce double jeu permanent qui prend son inspiration dans l'éternelle complainte de ceux qui démissionnent : on ne peut pas faire autrement, il faut s'adapter, nos partenaires l'ont bien fait, la France est trop petite... Trop petite ? Peut-être, mais plus encore depuis qu'elle a accompli une marche forcée vers l'euro qui l'a laissée exsangue (Exclamations sur certains bancs du groupe UMP) et lui a fait échanger sa quatrième place économique mondiale avec la Grande-Bretagne !

Le paradoxe est que cette politique n'a abouti qu'au laxisme : pour acheter le silence d'un peuple mécontent, il a fallu toujours plus dépenser, démontrant l'inanité de cette fuite en avant. Toute l'histoire de la France prouve qu'on ne réussit pas ainsi. La France fut forte quand son peuple était libre. Les Français étaient prêts à l'effort quand ils partageaient une ambition, qui peut d'ailleurs avoir un aspect européen. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'une très large majorité d'entre eux aient suivi le Président de la République dans sa position sur l'Irak. De Jeanne d'Arc au général de Gaulle en passant par Richelieu, Gambetta ou Clemenceau, je ne connais pas d'exemple où l'on puisse se relever dans la dépendance extérieure et dans l'oubli de ses intérêts. Cela n'implique pas un refus de l'Europe, mais au contraire une juste articulation entre projet national et ambition européenne.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il faut bâtir l'Union européenne différemment, la rendre suffisamment souple pour laisser vivre à son aise chaque nation. Le choix n'est pas entre l'Europe supranationale et le repli sur soi : aucun pays ne pourrait se hisser sans participer à des coopérations, et l'Europe supranationale n'a pas d'avenir car, contrairement à ce que l'on veut nous faire croire, la souveraineté ne peut se limiter. Or, adopter la Constitution, c'est la transférer à l'échelon européen sans légitimité démocratique.

Il faut donc reconstruire les institutions européennes et donner une fois de plus au général de Gaulle raison, quand il écrivait à Paul Reynaud : « Vous savez qu'à mon sens on peut voir l'Europe, et peut-être la faire, de deux façons : l'intégration par le supranational ou la coopération des Etats et des nations. C'est à la deuxième que j'adhère pour mon compte ». Cette Europe des nations additionne des souverainetés nationales vivantes, dont le respect n'a jamais interdit ni le développement des échanges, ni Airbus, ni Ariane, ni l'ouverture aux autres. Au contraire : le respect des Etats nations conditionne le progrès, comme en témoigne la PAC, l'une des politiques européennes les plus intégrées, née après la crise salutaire de la chaise vide. Cette crise a donné lieu au fameux compromis de Luxembourg, qui évite à notre peuple d'être entraîné là où il n'acceptera jamais d'aller. Vous n'avez pas, Monsieur le ministre, répondu à la question de Jacques Myard : le compromis de Luxembourg est-il toujours d'actualité ? C'est grâce à sa capacité de blocage que la France a souvent donné corps à l'avancée européenne, mais lorsque nous n'aurons plus rien à bloquer, ou si peu, comment pèserons-nous ?

Une réforme en profondeur des institutions européennes passe aussi, évidemment, par la prise en compte de l'élargissement : à 25, on ne peut fonctionner comme à six. Outre la réduction du poids des organismes non élus - commissions, cour de justice, banque centrale - le rétablissement de la primauté des droits nationaux, la création d'un congrès des parlements ou la stricte délimitation des compétences de l'Union, il faudra autoriser des coopérations à géométrie variable plutôt que les coopérations renforcées de cette Constitution, qui ne seront jamais réalisables tant elles sont strictement encadrées. Permettre à deux ou à vingt Etats de regrouper leurs moyens dans un domaine précis, avec des objectifs concrets, est le vrai moyen de concilier les souverainetés nationales et l'ambition légitime de l'Europe puissance.

J'en arrive à la plus importante des questions : pourquoi donc bâtir l'Europe ? L'argument massue des promoteurs de la Constitution est celui de l'Europe puissance : le traité permettrait de renforcer les pays d'Europe pour pouvoir relever les défis de la mondialisation. La survie de l'Europe se ferait au prix de nos libertés et des démocraties nationales. Malheureusement, cette argumentation ne résiste pas un instant à l'examen. Le paradoxe est de voir cette Constitution renforcer, avec tant de malice de la part de ses auteurs, les attributions européennes pour n'en rien faire, ou plutôt pour les mettre au service d'une politique de l'impuissance. Est-ce préparer l'avenir du continent que de transférer à Bruxelles la quasi-totalité des compétences, pour se perdre dans les détails de la vie quotidienne des peuples quand de si grands défis sont à relever ? Est-ce le préparer que d'inscrire dans le marbre des politiques qui ont échoué, comme l'orientation monomaniaque de la BCE contre l'inflation, les dogmes poussés à l'extrême de la libre concurrence et du libre échange ou un pacte de stabilité stupide, qui aggrave le mal au lieu d'y remédier ?

Vous avez aimé les taux d'intérêt plus élevés qu'aux Etats-Unis, l'euro cher, la fin de l'accord multifibre, le refus de toute politique industrielle, le rachat de nos fleurons par des entreprises extra-européennes ? Vous aimerez sans aucun doute cette Constitution ! Bien sûr que nous avons besoin d'une politique monétaire rigoureuse, d'une ouverture commerciale intelligente et d'une concurrence intérieure, mais faut-il pour autant brancher un pilote automatique pour cinquante ans ? En vérité, l'Europe qu'on nous prépare a vingt ans de retard ! Cette Europe niveleuse, tentaculaire, bavarde, procédurière, ne répond en rien aux nouveaux défis de la mondialisation. Croit-on sérieusement que nous aurions pu faire Airbus ou Ariane en attendant d'être 25 et en respectant les oukases de la direction de la concurrence ? Preuve en est le destin compromis du projet Galileo, que la France a eu la bonne idée de laisser communautariser par anticipation. Grâce à l'esprit de capitulation de la Commission et à l'éternelle complaisance de l'Angleterre, il est acquis avant même sa naissance que le GPS européen n'aura pas d'application militaire ! Avec cette première expression de l'Europe puissance, version Constitution européenne, les Etats-Unis peuvent dormir sur leurs deux oreilles pendant longtemps ! A l'heure où la rapidité, les réseaux et les savoirs comptent plus que la taille, croire qu'on va créer une superpuissance en additionnant des carottes et des choux fleurs est une absurdité.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Dans le monde, ce ne sont pas les pays les plus peuplés qui progressent forcément le mieux, mais ceux dont la motivation, la cohésion, l'organisation sont les plus fortes. Quand comprendra-t-on que l'Union sans accord préalable sur des objectifs stratégiques conduit tout droit à une Europe impuissante ? C'est des objectifs qu'il faut partir, pour ensuite déterminer les moyens nécessaires. C'est tout l'enjeu de l'Europe à géométrie variable que nous proposons. Il est préférable d'être efficace dans un domaine avec 90 millions d'habitants que d'être inefficace à 450 millions !

Or, quelles sont les grandes priorités de l'Europe aujourd'hui ? D'abord, sa démographie. Pouvons-nous bâtir une puissance avec un taux de natalité de 1,2 en Italie, en Espagne ou en Allemagne, tout en favorisant une immigration massive ? Ensuite, sa puissance économique, scientifique et militaire : pouvons-nous affronter la compétition des Etats-Unis, du Japon, de la Chine et de l'Inde en continuant à crouler sous un euro cher et en nous interdisant d'intervenir dans le financement de grands programmes ? Troisième priorité : l'équilibre social. Pouvons-nous susciter la confiance des peuples en leur offrant comme perspective des conditions de travail et de salaire alignées sur la Chine ? (Protestations sur certains bancs du groupe UMP) Cette mondialisation subie, qui s'apparente de plus en plus à une clochardisation à grande échelle, est le fruit du libre échangisme idéologique de la commission américaine de Bruxelles, comme l'a justement baptisée notre ministre des finances - avant d'être ministre. Dernière priorité : sa vitalité culturelle. Pouvons-nous compter dans le monde de demain en sabordant nos langues - je pense au texte sur les brevets, que l'Assemblée a refusé de ratifier pour l'instant - et en laissant condamner une exception culturelle qui indiffère à la majorité de nos partenaires et qui hérisse les bureaucrates de la Commission ?

Ces quatre grands défis suffiraient à occuper pour vingt ans l'énergie des Européens convaincus, mais croyez-vous que les eurocrates s'y intéressent ? Faire ensemble ce que chaque nation ferait moins bien seule ne les préoccupe pas. Il est vrai que les Etats-Unis, si puissants à Bruxelles, s'en chargent pour nous. L'Europe utile, c'est une Europe multiplicateur de puissance, qui fait vivre le marché unique avec moins d'idéologie, qui se protège davantage ou laisse au moins les siens le faire quand l'intérêt national est en jeu, qui coordonne des projets scientifiques, industriels et culturels. Cette Europe-là sera efficace, car elle s'appuiera sur le seul ressort qui peut faire mouvoir les peuples : le sentiment d'appartenance et la foi dans un avenir commun. Unir des peuples contre leur gré, c'est casser ce ressort, priver au bout du compte l'Europe de leurs dynamismes et de leurs légitimités additionnés.

Alors, comme souvent dans l'histoire du monde, les Français vont tenir entre leurs mains non seulement leur propre destin, mais aussi l'avenir de l'Europe. Ils ne doivent pas avoir peur de cette grande et belle responsabilité. Ils ne doivent pas écouter ceux qui, par intimidation, veulent les dissuader d'être eux-mêmes. La Constitution européenne reprend à son compte les dispositions défaillantes des traités d'Amsterdam et de Nice. Les Français ne doivent donc pas se laisser abuser par le faux argument du « rien ne change ». La Constitution met en place le cadre d'un fédéralisme arbitraire et envahissant qui est la négation même de l'Europe prospère et heureuse qu'attendent les Européens. Elle dessine un système de gouvernement hors-sol, oligarchique, affranchi de tout contrepouvoir et soumis à l'influence des Etats-Unis, celui-là même qui a d'ores et déjà ouvert les fatales négociations avec la Turquie. Bien entendu, ce système est absolument contraire aux valeurs de la République française, à sa démocratie comme à son projet de société.

Le traité constitutionnel dépasse de très loin ce qu'avait prévu le constituant de 1958 en établissant, dans l'article 55 de notre loi encore fondamentale, que les traités internationaux s'imposent à la loi nationale. Qui invoque l'intention des signataires de la Constitution européenne est obligé de prendre en compte celle des rédacteurs de notre Constitution et de conclure à son inadmissible distorsion. Je suis d'accord avec Jean-Pierre Raffarin lorsqu'il confie à la presse que cette Constitution est le rendez-vous du non-retour, établissant un projet irréversible. Oui, avec ces 448 articles confus et ambigus, l'Europe supranationale, qui n'est pas l'Europe des nations, nous offre un aller simple hors de la démocratie et, au bout du compte, hors de la France elle-même. Car, de la France, que restera-t-il ? Des paysages, des clochers, une langue en déclin, des habitants unis par le sentiment d'appartenir aux mêmes confins de l'Union... Mais pas de citoyens, car l'identité française, amputée du projet politique qui a constitué l'essence même de la France depuis ses origines, sera privée de l'essentiel.

Avec la Constitution européenne, il est peut-être possible de respecter une identité allemande, hollandaise ou espagnole, mais pas l'identité française, inconcevable sans la souveraineté politique et un minimum d'indépendance nationale. Romain Gary se reconnaîtrait-il dans la France d'aujourd'hui, lui qui se plaisait à dire : « Mon pays, ce n'est pas la France, c'est la France libre » ?

Ultime non-sens ! En effet, l'Europe se renierait elle-même si elle obtenait, par cette Constitution, que la France se renie elle-même. Peut-on sincèrement croire qu'une France désabusée, éteinte, trahie servira l'Europe, alors que celle-ci se trouve plus que jamais à la croisée des chemins ?

A la traîne d'une mondialisation débridée qu'elle se refuse à maîtriser, la Constitution européenne ne prépare en rien l'avenir du continent. Elle désarme les nations sans apporter aucun substitut mobilisateur aux peuples. Faute d'objectifs clairs et réalistes, elle ne donnera malheureusement pas envie aux Européens d'aimer l'Europe.

Lors du référendum, les Français doivent savoir dire non et se souvenir de ce message du général de Gaulle : « A force de dire oui à tout, on disparaît soi-même. » Qui mieux que lui a prouvé, tout au long de sa vie, qu'il n'était nullement incompatible de défendre bec et ongles le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et de promouvoir la belle idée européenne ?

De l'esprit des Lumières à Valmy, de 1848 à l'unification italienne, du 18 juin 1940 à la réconciliation franco-allemande, en passant par la Déclaration universelle des droits de l'homme, une France forte, fidèle à ses idéaux, sereine, a toujours servi l'Europe et été utile au monde. Ayons le courage et la volonté d'être à nouveau utiles en osant nous battre pour une France libre dans une autre Europe. (M. Myard applaudit)

M. Pascal Clément, président et rapporteur de la commission des lois - Cette demande de renvoi en commission n'est certainement pas la meilleure idée que notre collègue Dupont-Aignan ait eue depuis longtemps ! La commission a déjà beaucoup travaillé. Sa position a même évolué entre les deux séances qu'elle a tenues, puisque certains amendements, initialement repoussés, ont été acceptés. Et nous sommes finalement parvenus à un consensus entre les deux principaux partis de notre Assemblée, l'UMP et le PS. Je ne vois donc pas ce qui pourrait encore faire progresser notre réflexion.

Je ne peux répondre à tous les points que vous avez abordés pendant cette heure et demie - au cours de laquelle vous avez également soutenu des affirmations totalement inexactes. Je me limiterai à un point qui vous intéresse ainsi que M. Myard, et d'une manière générale, les souverainistes...

M. Jacques Myard - Les gaullistes !

M. le Rapporteur - ...ainsi qu'une partie non négligeable des gaullistes. L'Europe est-elle ou non fédérale ? La question s'est longtemps posée. Le traité de Maastricht lui-même a failli ne pas être signé au motif que le mot « fédéral » y figurait ! Mais depuis lors, et surtout avec ce projet de Constitution, la question ne se pose plus car il a été clairement dit qu'une fédération détermine elle-même les compétences qu'elle souhaite exercer et celles qu'elle laisse aux Etats membres.

M. Jacques Myard - C'est exactement le cas.

M. le Rapporteur - Non, c'est exactement l'inverse. Ce sont les Etats-nations, membres de l'Union européenne, qui déterminent les compétences qu'ils délèguent volontairement à l'Union. La question, longtemps posée, est donc tranchée : l'Europe n'est pas, n'est plus et ne sera pas fédérale, elle reste une Europe des Etats-nations, comme l'ont toujours souhaité, il est vrai, les gaullistes. Si certains, parmi les politiques, devraient pleurer aujourd'hui à chaudes larmes, ce sont bien les centristes, les plus fédéralistes, qui ont cru, jusqu'à il y a peu, à la possibilité d'une Europe fédérale. Vous devriez au contraire, Messieurs Myard et Dupont-Aignan, vous réjouir de ce qui arrive...

M. Jacques Myard - Je ne puis me réjouir d'un malheur !

M. le Rapporteur - M. Mazeaud, lui, qui n'est pas fédéraliste, tant s'en faut, non plus que le Président de notre Assemblée, a bien compris de quoi il retournait, parlant désormais d'une Europe des Etats qui délègue des compétences à l'Union, et non l'inverse.

Tout cela prouve combien, cher collègue Dupont-Aignan, vous faites fausse route. L'Europe n'est pas et ne sera jamais fédérale. Le risque en est à jamais écarté.

M. Jacques Myard - Nous ne manquerons pas de vous rappeler au moment opportun ces propos, Monsieur le meilleur juriste de France !

M. le Rapporteur - Pour autant, refuser de modifier notre Constitution pour pouvoir adopter des règles de fonctionnement communes à 25, ou plus, prêterait à rire, si nous ne respections pas la liberté de pensée de nos collègues.

M. Jacques Floch - Nous ne nous reconnaissons pas du tout dans le discours de M. Dupont-Aignan.

M. Jacques Myard - Cela me rassure !

M. Jacques Floch - Comment peut-on mener de tels combats d'arrière-garde qui, s'ils devaient être gagnés, conduiraient à un recul de l'Europe, et surtout de la France ? L'Europe n'a jamais été fédérale. Nous souhaitons, pour notre part, qu'elle le soit à terme...

M. le Rapporteur - Cela n'est plus possible.

M. Jacques Floch - ...et sommes convaincus qu'elle le sera, pour le bien des peuples et des nations européennes.

Le groupe socialiste ne votera pas cette motion de renvoi.

M. Jacques Myard - Ouf !

M. Jacques Floch - En effet, un large débat a eu lieu en commission, dont je veux pour preuve les améliorations apportées au texte.

M. le Rapporteur - Très bien !

M. Jean-Pierre Brard - Nous avons bien senti tout à l'heure la gêne de M. Clément, qui a dû appeler le parti socialiste à la rescousse pour étayer son point de vue un peu faible. Il s'est d'ailleurs dispensé de tout argument dans sa réponse. C'est qu'il n'est pas si facile de contrer la logique implacable de notre collègue Dupont-Aignan, qui a énuméré des faits, en soi incontestables. Nul doute d'ailleurs que si ses arguments eussent pu être contestés, M. Clément l'eût, avec le talent qu'on lui connaît, foudroyé autrement qu'il ne l'a fait !

Notre collège Dupont-Aignan a raison : la future Constitution retient la règle de l'unanimité lorsqu'elle arrange et la repousse lorsqu'elle dérange. Je pense que vous avez tous lu le texte -encore que je n'en sois pas sûr, car, vous connaissant, je sais que beaucoup d'entre vous ne pourraient alors y adhérer. Comment développer en Europe des politiques solidaires sans les moyens nécessaires, ce qui suppose une politique fiscale juste ? Or, la future Constitution organise le dumping fiscal, puisque la règle de l'unanimité continuera de prévaloir en ce domaine, encourageant ceux des pays qui, comme l'Irlande, attirent les entreprises en rognant sur les droits et la protection sociale de leurs salariés, taillables et corvéables à merci. D'après une récente enquête, les détenteurs de capitaux se sont enrichis en Irlande tandis que le peuple irlandais s'est appauvri, un quart des Irlandais vivant même aujourd'hui sous le seuil de pauvreté. On pourrait ainsi multiplier les exemples.

Pas plus dans l'Europe que l'on nous propose que dans celle bâtie jusqu'à présent, n'existe de socle social. S'il est donc un domaine où le principe de subsidiarité devra s'appliquer, c'est celui de la protection sociale, tant il est vrai que certains qui se prétendent de gauche, comme le chancelier Schröder en Allemagne, s'acharnent à mettre à bas le contrat social. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) Lorsque nous avons reçu nos homologues du Bundestag à la commission des finances, le président Méhaignerie ne les a-t-il d'ailleurs pas pris à témoin de ce que nous, à gauche, refusions de suivre l'exemple allemand ? Voilà la belle harmonisation que l'on nous prépare ! On nous met en garde contre le risque d'une crise, mais une crise serait salutaire pour tout remettre sur la table. En 1945, le projet de Constitution avait été rejeté : la belle affaire ! On a recommencé en 1946...

M. Hervé de Charette - Le résultat n'a pas été très brillant...

M. Jean-Pierre Brard - Monsieur de Charette, nous n'avons pas forcément la même appréciation de ce qui est brillant et de ce qui ne l'est pas. On ne voit pas les choses de la même manière en Seine-Saint-Denis et en Vendée (Interruptions sur les bancs du groupe UMP).

Néanmoins nous ne voterons pas cette motion de renvoi en commission car, au-delà des critiques, nous attendons un projet alternatif, fondé sur la coopération et faisant de l'Union un pôle de progrès, non une vaste zone de libre-échange et de moins-disant social.

M. Hervé de Charette - Rappel au Règlement, fondé sur l'article 58, alinéa 1.

Chaque fois que je prends la parole pour contredire les propos de M. Brard, j'ai droit à ses attaques personnelles. Je veux donc protester solennellement car je représente le peuple français tout autant que lui et j'ai le droit de m'exprimer, quels que soient mon nom et mon département.

M. le Président - Puisqu'il s'agit d'un fait personnel, je n'aurais pas dû vous donner la parole à ce moment de la séance.

Mme Anne-Marie Comparini - Du discours très documenté de M. Dupont-Aignan, il ressort que deux visions s'opposent : certains ne voient d'avenir pour notre pays qu'en développant des politiques nationales fortes ; d'autres, dont nous sommes, estiment que le monde actuel est aux puissances-continents, que les pays d'Europe ne peuvent rester à l'écart de ce mouvement, que la France a toute sa place dans une telle construction et qu'elle peut même en être un moteur. Ce n'est pas un renvoi en commission qui permettrait de réconcilier ces deux visions ; notre groupe votera contre (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

La motion de renvoi en commission, mise aux voix, n'est pas adoptée.

M. le Président - J'appelle maintenant les articles du projet de loi constitutionnelle dans le texte du Gouvernement.

AVANT L'ARTICLE PREMIER

M. le Président - Les amendements 13 et 40 peuvent être soumis à discussion commune. A la demande de la commission des lois, j'appellerai immédiatement après l'amendement 12 et le sous-amendement 41, qui portent sur un sujet voisin.

M. Marc Le Fur - L'amendement 13, que j'ai cosigné avec un certain nombre de collègues du groupe UMP, aborde le problème des langues régionales. Celles-ci font partie du patrimoine de nos concitoyens - qui n'en sont pas moins de bons Français. L'attachement à ces langues, qui concernent de nombreuses régions métropolitaines et d'outre-mer, ne relève pas de la nostalgie ; il est très fort chez de nombreux jeunes, encouragé par le talent de musiciens et par le développement de l'offre de formation.

L'enjeu est l'adoption par notre pays de la Charte européenne des langues régionales. Celle-ci, préconisée par le Conseil de l'Europe, a été ratifiée par une majorité de pays européens, mais la France, après l'avoir signée, ne l'a toujours pas ratifiée. Le Conseil constitutionnel ayant considéré en 1999 que cette ratification nécessitait une modification préalable de la Constitution, il est logique que nous évoquions ce sujet aujourd'hui.

Sur la Charte elle-même, je voudrais répondre par anticipation à certaines critiques. On entend dire qu'elle menacerait les fondements de notre République. Ce n'est pas vrai puisqu'il suffit, pour qu'un pays soit considéré comme « adoptant », qu'il ait adopté 35 de ses 98 mesures : libre à lui de ne pas adopter celles qui ne lui conviennent pas.

Ce débat ne doit pas être caricaturé, folklorisé. Europe, France, régions : additionnons ces réalités qui font notre richesse, au lieu de les opposer.

M. François Bayrou - Nous abordons là un sujet passionnel. Ceux qui défendent ici les langues régionales veulent dire à quel point elles font partie du patrimoine de la nation.

Le premier alinéa de l'article 2 de notre Constitution, selon lequel la langue de la République est le français n'a pas été introduit dans l'idée qu'il pourrait être un jour opposé à la défense des langues régionales. Je me souviens même de Jacques Toubon affirmant le contraire. La défense du français n'est pas contradictoire avec la défense des langue de France. Ce n'est pas parce qu'une langue est minoritaire qu'elle est moins digne d'intérêt, et les langues que nous défendons ici ont une syntaxe, une longue histoire. Le béarnais était langue de droit bien avant que le français n'existe...

Nous sommes nombreux à penser que les langues régionales sont victimes d'un ostracisme, et qu'un jour le français le sera aussi car c'est une langue minoritaire en Europe et dans le monde. Au Japon, le japonais est classé trésor national ; nous nous honorerions à classer nos propres langues comme trésors nationaux : c'est le sens de notre amendement 40, comme de celui de M. Le Fur (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

M. le Rapporteur - C'est un débat que nous avons déjà eu, qu'il s'agisse du breton, du béarnais, du basque...

M. Pascal Terrasse - De l'occitan !

M. Jacques Myard - Du verlan !

M. Jean-Pierre Soisson - En tout cas, pas du bourguignon ! Si l'Assemblée nationale ne défend pas le français, à quoi servons-nous ?

M. le Rapporteur - J'ai essayé, par cette énumération, de faire revivre la France d'hier.

M. François Bayrou - La France d'aujourd'hui !

M. le Rapporteur - D'hier particulièrement. Tout l'effort de la IIIe République et de ses hussards noirs - et peut-être cet effort avait-il des origines plus lointaines - a consisté à donner une langue commune aux Français, n'en déplaise aux nostalgiques.

M. François Bayrou - Il ne s'agit pas de nostalgie.

M. le Rapporteur - La Constitution a consacré cet effort dans son article 2, par cette phrase qui n'apprend rien à personne : « La langue de la République est le français. »

Cet effort d'unification linguistique a permis que tous les Français comprennent le français. Ce résultat n'est d'ailleurs acquis que depuis peu. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il y avait encore dans nos villages des personnes qui ne parlaient que le patois. Il nous faut préserver une victoire de la République qui a été longue à obtenir.

M. Marc Le Fur - C'est un argument éculé.

M. le Rapporteur - Ce rappel n'était pas inutile.

Par ailleurs, un certain nombre de députés, relayés par de nombreuses associations, demandent la ratification de la charte européenne des langues régionales. Le Conseil constitutionnel a toutefois fait observer que la quasi-totalité des engagements contenus dans cette charte étaient déjà des réalités en France.

MM. François Bayrou et Marc Le Fur - Et alors ?

M. le Rapporteur - Il est donc inutile de se mettre en colère, les exigences de cette charte sont satisfaites dans la pratique.

Le problème est que, sur certains points, l'application de la charte pourrait ne pas être constitutionnelle.

M. Hervé Morin - Si nous modifions la Constitution, il n'y aura plus de problème.

M. le Rapporteur - Je souhaite que cette discussion ne soit pas passionnelle mais rationnelle.

Selon le Conseil constitutionnel, si aucun des engagements souscrits par la France ne méconnaît les normes constitutionnelles, la charte proclame le droit imprescriptible à pratiquer une langue régionale ou minoritaire non seulement dans la vie privée, mais encore dans la vie publique. Or, un tel droit serait contraire aux principes d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français, dans la mesure où il reviendrait à conférer des droits spécifiques à certains groupes linguistiques à l'intérieur du territoire. C'est là le point du débat : les quatre cinquièmes de la charte sont déjà appliqués, mais reconnaître des droits particuliers à certains groupes reviendrait à accepter que de pseudo pays se constituent à l'intérieur de nos frontières.

M. Christian Estrosi - Et qu'a-t-on fait d'autre en Corse ?

M. le Rapporteur - Je ne souhaite pas qu'une révision constitutionnelle, sur ce point, ruine tout l'effort de la République. Tous ceux qui aiment leur langue régionale peuvent la pratiquer, tous ceux qui aiment la France peuvent la conserver. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP)

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice - La Constitution autorise la reconnaissance culturelle des langues régionales, comme l'a montré, Monsieur Estrosi, la décision du Conseil constitutionnel de janvier 2002 sur la loi relative à la Corse. Une aide publique peut être accordée pour l'enseignement du corse, à condition que cet enseignement soit facultatif. C'est très bien ainsi.

Mais la Constitution ne nous permet pas, comme l'a expliqué d'autre part le Conseil constitutionnel dans sa décision de juin 1999, de ratifier la charte européenne des langues régionales. D'une part, il est impossible de « reconnaître des droits collectifs à quelque groupe que ce soit qui se définirait par une communauté d'origine, de culture ou de croyance ». D'autre part, « nul ne peut se prévaloir, dans ses relations avec l'administration et les services publics, du droit de faire usage d'une langue autre que le français ». Ces deux limites que pose notre Constitution me paraissent légitimes. Je souhaite que ces deux amendements ne soient pas adoptés.

Mme Marylise Lebranchu - Avec Jean-Yves Le Drian, j'ai déposé un sous-amendement 41 à l'amendement 12 qui nous permettrait d'avancer...

M. le Président - Il n'est pas encore en discussion.

Mme Marylise Lebranchu - En effet. Mais il s'agit de trouver une solution au problème qui vient d'être posé, certains points de la charte étant incompatibles avec la Constitution. Le texte de 1999 ne reprenait d'ailleurs pas la charte dans sa totalité.

M. Clément ne peut se contenter de dire que nous n'avons pas besoin de ratifier la charte parce qu'elle serait déjà largement appliquée. Cela reviendrait à dire qu'il n'est pas utile de ratifier le traité constitutionnel au motif que nous respectons déjà les droits fondamentaux. On ne peut se satisfaire de tels raccourcis. Nous voulons la ratification de la charte, sans que tous ses articles s'appliquent en France.

Par ailleurs, on ne peut nous opposer des décisions du Conseil constitutionnel dans un débat qui a précisément pour objet de modifier la Constitution.

M. Arnaud Montebourg - Très juste ! Quelle leçon de droit, Monsieur Clément !

Mme Marylise Lebranchu - Les langues que nous avons reçues en héritage ne doivent pas être abandonnées. Jack Lang a parlé très justement de « réparation ». Même si la IIIe République a souvent eu raison, ceux qui ont été privés de leur langue régionale ont ressenti un sentiment d'humiliation. En bons républicains, nous ne devons pas tolérer l'humiliation, qui constitue la première cause de violence.

M. le Président - Je suis saisi par le groupe UDF de deux demandes de scrutin public sur l'amendement 13 et sur l'amendement 40.

M. Jacques Brunhes - « La langue de la République est le français », comme le dit le premier alinéa de l'article 2 de la Constitution, mais cet alinéa est récent, puisqu'il date de la révision constitutionnelle du 4 août 1995. Si en 1995 il a été nécessaire de faire entrer cela dans la Constitution, c'est bien qu'une menace pesait sur le français. Or, je constate aujourd'hui qu'il périclite dans toutes les instances internationales, et notamment européennes ; cette situation s'est encore aggravée avec l'élargissement. Le problème de la défense du français se pose aujourd'hui en termes nouveaux. La semaine dernière l'assemblée des parlementaires francophones a reçu le président Diouf, président de l'Assemblée internationale des parlementaires de langue française, et il a souligné combien le français était menacé. Gardons à l'esprit le risque d'un monopole de l'anglais, l'impérialisme linguistique reflétant l'impérialisme de la puissance économique dominante.

Le groupe communiste a toujours défendu les langues régionales ; nous avons déposé depuis plus de vingt ans de nombreuses propositions de lois pour les défendre, car nous pensons qu'elles doivent être respectées. En revanche, nous avons toujours eu une hésitation au sujet de la charte, car c'est une charte des langues régionales « et minoritaires ». Il faut bien voir ce que signifierait dans notre pays, et particulièrement dans nos banlieues, l'adoption de certains articles de la Charte, et quelles conséquences s'ensuivraient si le français n'était plus la langue commune pour la justice et l'éducation.

MM. Jean Leonetti, Gérard Léonard et le Rapporteur - Très bien.

M. Jacques Brunhes - M. Le Fur dit qu'on peut ratifier la Charte sans en adopter tous les articles. Mais alors qu'on nous dise quels articles on veut retenir, et ceux qu'on refuse. En l'état, et avant de débattre du sous-amendement de Mme Lebranchu, nous préférons l'amendement 40 de M. Bayrou, que nous voterons, car il rappelle simplement le principe du respect des langues régionales.

M. François Bayrou - Trois observations. Tout d'abord, nous ne proposons pas ce soir l'adoption de la Charte : il s'agit simplement d'inscrire dans la Constitution que le français est la langue de la République dans le respect des langues régionales. Il s'agit de faire obstacle aux décisions récurrentes de l'administration ou de la justice administrative qui, s'appuyant sur la Constitution, refusent les aides que certaines collectivités souhaitent apporter aux langues régionales.

D'autre part, le Garde des Sceaux s'est appuyé sur les décisions ou les considérants du Conseil constitutionnel pour nous enjoindre d'aller dans une certaine direction. Mais ceux qui font la Constitution, ce sont les députés de l'Assemblée nationale ! Si l'on s'appuie sur le Conseil constitutionnel pour opposer à l'Assemblée un certain nombre de normes, autant renoncer à la capacité législatrice qui est la nôtre.

Enfin M. le président Clément a dit - et je pense que c'est son inconscient qui parlait : ceux qui veulent défendre les langues régionales pourront le faire, et ceux qui aiment la France pourront défendre le français. C'est une formulation que beaucoup d'entre nous ne sauraient accepter. Nul ici n'aime la France plus que les autres. Le fait que nous voulions préserver et transmettre une langue régionale ne porte pas atteinte à notre amour de la France, de sa langue et de sa culture. Je demande donc au président de la commission des lois de retirer cette phrase, et d'admettre que l'amour de la France n'est pas contradictoire avec le fait d'honorer une partie du patrimoine français : les langues régionales de notre pays. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF)

M. Marc Le Fur - Les deux amendements s'inscrivent dans la même logique : permettre un minimum de respect pour les langues régionales. Je souhaite d'autre part qu'on cesse de nous objecter une démarche nostalgique : ce débat est perçu comme moderne dans bon nombre de régions, et il est le fait de jeunes (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Par ailleurs je suis frappé par une contradiction : tantôt on nous dit que nous menaçons la République, tantôt qu'il n'y a pas grand-chose dans la Charte et que de fait nous l'appliquons déjà... Il faut choisir. En fait la Charte peut être adoptée a minima : il suffit de retenir 35 de ses 98 articles. C'est dire que nous avons des latitudes. Le débat aujourd'hui ne porte pas sur l'adoption de la Charte : il s'agit de faire sauter le verrou constitutionnel, pour permettre ensuite un débat concret sur les modalités d'adoption de la Charte.

Nous sommes tous ici des élus responsables. Nous savons que parfois ceux qui, dans nos régions, s'engagent dans la vie culturelle peuvent être attirés par les sirènes de l'extrémisme. C'est précisément en les rassurant, en leur montrant que leur souci, que leur passion n'est pas en contradiction avec la République, que nous éviterons ces dérives. C'est pourquoi il faut adopter ces amendements.

M. le Président - Compte tenu du nombre de députés en séance, je souligne qu'il ne saurait y avoir plus de 160 votants. Je rappelle que le vote est personnel, que l'on vote seulement pour son délégant si l'on a une délégation, et que l'on doit éviter de voter pour d'autres.

A la majorité de 46 voix contre 25, sur 71 votants et 71 suffrages exprimés, l'amendement 13 n'est pas adopté.

A la majorité de 47 voix contre 30, sur 77 votants et 77 suffrages exprimés, l'amendement 40 n'est pas adopté.

M. Marc Le Fur - L'amendement 12 est de repli par rapport aux précédents. Il s'agit de nous donner les moyens d'avoir un vrai débat sur l'adoption de la Charte, en faisant sauter le verrou constitutionnel. Je veux rassurer M. Brunhes : il n'y a pas de danger du côté des langues de l'immigration, puisque la Charte précise bien qu'il doit y avoir un lien entre la langue et le territoire. D'autre part la Charte a été signée par la plupart des pays européens, et ratifiée par une majorité : notre pays ne peut sans cesse se singulariser. Enfin je souscris au sous-amendement 41 de Mme Lebranchu, qui précise utilement l'amendement.

M. Jean-Yves Le Drian - Ce sous-amendement a pour objet d'éviter certaines interprétations possibles de l'amendement qui mettraient en cause son respect de l'article 2 de la Constitution. Je rappelle que presque tous les pays de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe ont ratifié la Charte ; le gouvernement précédent l'a signée à Budapest pour le cinquantième anniversaire du Conseil de l'Europe. C'est sur un seul point que le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, avait estimé qu'il n'était pas souhaitable de la ratifier. L'amendement de M. Le Fur permet d'en débattre et de rechercher un consensus.

M. le Rapporteur - - J'ai déjà dit pourquoi la modification de la Constitution afin de pouvoir ratifier la Charte n'est pas selon moi bienvenue. Le Conseil constitutionnel, même s'il ne nous donne pas d'ordres, Monsieur Bayrou, a indiqué ce qui se passerait dans le cas contraire : atteinte au principe d'indivisibilité de la République - cela ne vous gêne pas, moi si ; atteinte à l'égalité devant la loi - cela ne vous gêne pas, moi si ; atteinte à l'unité du peuple français - cela ne vous gêne pas, moi si. Il ne s'agit pas de se « coucher » devant une autorité judiciaire, mais d'évaluer les conséquences d'une telle modification. On ne va tout de même pas exiger demain de pouvoir parler sa langue régionale à l'Assemblée nationale et demander des interprètes...

M. Marc Le Fur - Il ne s'agit pas de cela !

M. le Rapporteur - - ...car la ratification de la Charte implique cette possibilité. Est-ce cela que la France désire ? Cessons ce romantisme autour des parlers régionaux, qui ne sont interdits nulle part, et essayons plutôt de préserver la langue de la République dans la vie publique. C'est précisément ce que j'appelle aimer la France, Monsieur Bayrou. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. le Garde des Sceaux - Avis défavorable.

Monsieur Bayrou, je n'ai pas opposé un avis du Conseil Constitutionnel à la volonté du Parlement de modifier la Constitution. J'ai donné à l'Assemblée les explications de deux décisions du Conseil Constitutionnel pour montrer que, sans changement aucun, l'interprétation de la Constitution permet l'expression culturelle à travers les langues régionales et que l'adoption de la Charte nous obligerait à reconnaître l'usage des langues régionales dans les relations avec les administrations publiques.

M. Jacques Brunhes - Je regrette que nul n'ait relevé mon propos sur la défense de la langue française, alors que celle-ci est impérative.

M. Jacques Myard - Je suis d'accord avec vous.

M. Jacques Brunhes - Je suis en outre surpris de ce que l'on puisse aller au bout de ce débat sans manifester la reconnaissance et le respect dus aux langues régionales. L'amendement 40 avait le mérite d'être simple et je regrette que nous ne l'ayons pas voté.

M. Jean-Yves Le Drian - Il ne s'agit pas de proposer le vote de la Charte mais de préciser qu'il sera possible de la ratifier, la France se mettant ainsi au diapason des autres pays européens. Je rappelle de plus les fortes déclarations du Président de la République qui, au Canada, à propos de la langue inuit, disait que lorsqu'une langue n'est pas reconnue, c'est une partie du patrimoine de l'humanité qui disparaît. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur quelques bancs du groupe socialiste)

M. François Bayrou - Certains se drapent dans la toge républicaine en expliquant que la Charte porterait atteinte à l'unité de la République et de la nation. Puis-je vous demander, Monsieur le Garde des Sceaux, Monsieur le Président de la commission, pourquoi le Président de la République l'a-t-il alors signée ?

M. Arnaud Montebourg - Bonne question !

M. François Bayrou - J'ajoute que lorsque l'on défend la biodiversité, on doit également défendre la diversité culturelle et que lorsque l'on défend la langue inuit, on doit aussi pouvoir défendre les langues régionales de la France.

M. le Garde des Sceaux - Restons au cœur de notre débat, Monsieur Bayrou. Pas de dérapage !

M. François Bayrou - Le Président de la République a-t-il ou non signé cette Charte?

M. le Garde des Sceaux - Je vais vous répondre et en ce qui me concerne, je ne vous ai pas interrompu ! Respectez ma fonction comme je respecte la vôtre !

M. François Bayrou - On peut tout de même poser des questions !

M. le Garde des Sceaux - Je vais précisément y répondre. La rédaction actuelle de la Constitution, sans aucun changement, permet parfaitement l'expression culturelle à travers la pratique des langues régionales. L'avis émis par le Conseil Constitutionnel concernant la Corse reconnaît même la possibilité, pour la puissance publique, de favoriser l'enseignement de ces langues à condition toutefois que celui-ci demeure facultatif.

Le sous-amendement 41, mis aux voix, n'est pas adopté.

L'amendement 12, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. le Président - Sur l'amendement 14, je suis saisi par le groupe communiste et républicain d'une demande de scrutin public.

M. François Asensi - L'intégration européenne implique celle des peuples mais aussi de tous ceux qui vivent et travaillent au sein de l'Union. Les personnes de nationalité non communautaire vivant dans l'Europe des 25 représentent près de 7% de la population. Plusieurs pays européens ont donc accordé le droit de vote aux étrangers après plusieurs années de résidence, dont l'Irlande, depuis 1963, la Suède depuis 1975, le Danemark depuis 1981 et les Pays-Bas depuis 1985. La patrie des droits de l'Homme fut déjà en queue de peloton s'agissant du droit de vote des femmes : si elle ne profite pas de l'occasion que représente cette révision constitutionnelle, elle sera de nouveau en retard, cette fois sur le droit de vote des étrangers. Le Parlement européen a voté le 14 février 1989 une résolution demandant aux pays membres d'accorder le droit de vote aux élections locales à l'ensemble des étrangers vivant et travaillant sur leurs territoires.

Du reste, est-il légitime que les ressortissants des nouveaux pays de l'Union soient devenus pleinement citoyens depuis le 1er mai 2004 quand des migrants régulièrement installés en France depuis trente ou quarante ans demeurent des citoyens de seconde zone ? Il est temps que la France reconnaisse ce droit à ceux qui contribuent à sa richesse et à sa culture. Les résidents étrangers installés depuis plus de cinq ans dans notre pays doivent pouvoir, à travers l'exercice du droit de vote, participer à la vie politique de la cité. Tel est le sens de l'amendement 14.

M. le Rapporteur - - M. Asensi lance un débat qui doit être approfondi et que l'on ne peut trancher ce soir car il me parait prématuré. Avis défavorable.

M. le Garde des Sceaux - Même avis.

M. Jacques Floch - Ce débat n'est pas prématuré car nous l'avons au contraire depuis fort longtemps. Que cette question arrive à l'occasion d'un débat sur la réforme de la Constitution ne semble pas non plus incongru. Nous souhaitons tous que ceux qui viennent vivre et travailler chez nous ne soient pas considérés comme de simples consommateurs. Ils ont besoin d'accéder à une forme de citoyenneté. Accorder aux étrangers la citoyenneté, c'est reconnaître leur attachement à leur commune d'accueil. Nous voterons l'amendement de M. Asensi.

M. Jean-Pierre Brard - Monsieur le président de la commission, ce débat sur l'accès à la citoyenneté n'est pas immature. Cette proposition figurait déjà dans les 110 propositions de 1981, ratifiées par le peuple lorsque François Mitterrand fut élu. Ne faites pas inutilement bouillir la marmite, l'heure de ce débat est venue. Quand un Allemand aujourd'hui peut voter...

M. le Rapporteur - - Ca s'appelle un Européen !

M. Jean-Pierre Brard - Vous êtes Européen parce que Français ou Allemand. La proposition n'est pas réversible, Monsieur Clément.

Lors de la dernière guerre mondiale, ce sont les Algériens, les Sénégalais, les Vietnamiens qui ont contribué à la Libération, pas les Allemands ! Je ne comprendrais pas pourquoi des Algériens, installés en France depuis 1947, n'auraient pas le droit de vote. Je connais un fils d'immigré algérien, né en France, auteur de romans policiers, qui s'est refusé longtemps à voter parce qu'il aurait voulu que sa mère ait la possibilité de venir voter avec lui. Pour certains Français de facto, le rapport à la nationalité est une question intime et difficile. La proposition de M. Asensi pourrait régler le problème définitivement sans entrer dans de vaines polémiques. Vous dites que ce débat est immature, mais la vérité, c'est que vous êtes en désaccord !

M. Jean Leonetti - Nous ne voulons pas que la citoyenneté soit accordée à des étrangers non communautaires. Il existe une citoyenneté française et une citoyenneté européenne...

M. Jacques Brunhes - Elle n'existe pas encore, la citoyenneté européenne !

M. Jean Leonetti - Pour accéder à la citoyenneté, il faut prendre la nationalité française. De grâce, ne prenez pas l'exemple de l'Allemagne où l'on a créé une sous-citoyenneté de vote ! Mme Guigou, au Gouvernement, avait évoqué une « citoyenneté d'opportunité » ou encore une « citoyenneté de passage ». Quelle insulte à la citoyenneté ! Du reste, vous n'avez jamais osé faire voter ces dispositions quand vous étiez au pouvoir car vous savez que le pays y est opposé.

A la majorité de 49 voix contre 13, sur 62 votants et 62 suffrages exprimés, l'amendement 14 n'est pas adopté.

La séance, suspendue à 0 h 5 le jeudi 27 janvier, est reprise à 0 h 10.

M. Arnaud Montebourg - La question de l'accroissement du contrôle parlementaire, qui va de pair avec l'augmentation des pouvoirs des parlements nationaux, ne suscite peut-être pas un consensus politique, mais en tout cas une convergence. Un certain nombre d'amendements, de tous les bancs, concourent à cet accroissement. Cependant, certaines questions ne sont pas réglées, et il en est une que l'Assemblée ne peut ignorer. Lorsque l'exécutif national se rend à Bruxelles pour conclure un accord communautaire, il fait acte législatif. Il a la signature de la France, qu'il engage dans la négociation. Or, cet exécutif se résume au seul Président de la République. Ce que Jacques Chaban-Delmas a nommé en 1969 le domaine réservé trouve une formalisation juridique dans l'article 52 de la Constitution : le Président de la République est la seule autorité qualifiée pour négocier et signer les traités. Dans la discussion politique permanente qu'est l'Union, c'est lui qui dispose de la signature de notre pays.

Depuis au moins quinze ans, on déplore, sur tous les bancs, ce manque de contrôle de l'activité diplomatique européenne de notre exécutif. Du rapport Pandraud, en 1986, aux amendements Lequiller et Floch aujourd'hui, en passant par les rapports Ameline ou Nallet et l'amendement Barnier, nous sommes tous d'accord pour l'augmenter. Mais il ne suffit pas de prévoir que le Gouvernement doit soumettre automatiquement un certain nombre d'actes ! Il faut reconnaître que des problèmes se posent, concernant par exemple la maîtrise de l'ordre du jour par d'autres que le Parlement, l'usage abusif des ordonnances ou la notion de domaine réservé du Président de la République !

La Ve République a un acquis : la force de l'exécutif et la stabilité des institutions. Mais elle a une faiblesse caractérisée : le système cohabitationniste, où l'on ne sait pas qui fait quoi. Dans La France qui tombe, Nicolas Baverez, dont je ne partage pas la théorie du déclin généralisé de notre pays, fait une analyse institutionnelle très intéressante. Il explique que nous sommes entrés dans une période d'incertitudes et d'instabilité : la France dispose concomitamment de deux constitutions, présidentielle ou cohabitationniste, qui alternent au gré des majorités, ce qui revient à ne plus avoir de loi fondamentale et donc de contrat politique stable entre les citoyens.

Cette instabilité structurelle est accrue par le quinquennat et renouvelée, en haut, par le déficit démocratique de l'Union européenne, et en bas, par la multiplication anarchique des révisions constitutionnelles. Le manque de clarté de la répartition des compétences, en cas de désaccord politique entre le Président et le Premier ministre, crée le poison institutionnel qui a provoqué déjà tant de difficultés. Je propose donc, par l'amendement 16, de transférer au Premier ministre, qui conduit la politique de la nation, l'ensemble des compétences de notre représentation dans l'Union. Ce serait une clarification utile, et surtout la fin des ennuis en période de cohabitation. Ce serait une modernisation de nos institutions, qui ne peuvent plus souffrir de ces ambiguïtés.

M. le Rapporteur - M. Montebourg, qui veut revenir à un régime parlementaire, propose de transférer les pouvoirs du Président de la République au Premier ministre. Mais on ne peut dire que le Président ne rencontre aucune espèce de contrepouvoir dans son action diplomatique. L'article 52, qui dispose que le Président négocie et ratifie les traités, est soumis à l'obligation de contreseing, à laquelle n'échappent d'ailleurs que peu de décisions, telles que la nomination du Premier ministre, la dissolution ou les pleins pouvoirs. Le Président de la République n'est donc pas un potentat : il a besoin du contreseing du Premier ministre et du ministre concerné. En cas de désaccord profond, l'Assemblée nationale censurerait le Gouvernement et le Président ne pourrait persévérer.

Les pouvoirs du Président étant contrôlés, en fin de compte, par la majorité parlementaire, nous sommes bien sous un régime parlementaire, même s'il donne au Président des pouvoirs propres qui ont permis à la Ve République de montrer son efficacité institutionnelle dans le monde entier, là où le régime parlementaire strict avait montré ses limites. Voilà pourquoi nous voulons conserver ce régime.

M. le Président - J'ajoute que la ratification se fait après autorisation du Parlement...

M. le Garde des Sceaux - Avis défavorable. Le texte qui vous est proposé a pour but de permettre la ratification du traité d'octobre, pas de modifier les équilibres internes de la Ve République !

M. Hervé Morin - Nous souhaitons nous aussi un rééquilibrage du pouvoir, mais cet amendement ne semble guère utile. S'il avait un sens au moment où des cohabitations successives pouvaient avoir lieu, car elles donnaient une image particulière de la France au plan diplomatique, la clarification ne semble plus nécessaire : les élections présidentielles et législatives ayant lieu au même moment, on peut estimer qu'elles donneront probablement les mêmes majorités et que la cohabitation est révolue. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

M. Arnaud Montebourg - Figurez-vous que j'avais déjà entendu parler du contreseing, mais je connais également la pratique politique ! L'affaire turque est assez éloquente : le contreseing n'est que formel, et la décision politique est entre les mains du Président de la République, qui, au moment où il engage notre pays, ne subit aucun contrepoids. La Constitution a été inventée pour cela !

M. le Rapporteur - Vous n'avez même pas déposé de motion de censure pour l'affaire turque ! Vous n'utilisez pas les instruments institutionnels qui sont à votre disposition !

M. Arnaud Montebourg - Nous pourrions multiplier les exemples de la pratique du domaine réservé. Exerçant la conduite quotidienne de la nation, le Président prend, au sein de l'Union européenne, des décisions qui devraient être réservées au gouvernement et qui peuvent excéder ce qu'un contrôle parlementaire naturel eût autorisé.

Cet amendement est soutenu par d'aussi éminents collègues que MM. Emmanuelli, Valls, Paul, Vidalies, Terrasse et Quilès. Je vais le retirer néanmoins, mais je suis sûr que le débat se poursuivra.

M. Jean-Pierre Brard - Je reprends l'amendement.

L'amendement 16, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Arnaud Montebourg - Un nombre considérable de directives sont transposées par voie d'ordonnance, et les explications données en fin d'après-midi par le Garde des Sceaux à ce sujet sont insuffisantes. Ainsi un gouvernement peut-il signer un texte à Bruxelles, hors de tout contrôle parlementaire européen, soumettre ensuite au parlement national un projet de loi d'habilitation regroupant un si grand nombre de directives, qu'il est impossible aux parlementaires de les étudier dans le détail, et une fois habilité, faire ratifier ces ordonnances, auquel cas il n'y a aucun contrôle parlementaire, ni a priori, ni a posteriori.

M. Hervé de Charette - Il a raison !

M. Arnaud Montebourg - Un gouvernement a même un jour engagé sa responsabilité au titre de l'article 49-3 sur un projet de loi d'habilitation ! Il est donc imaginable qu'un gouvernement puisse faire transposer des directives dont ne voudrait pas le Parlement en l'absence de tout vote, par le simple rejet d'une motion de censure.

J'entends bien les arguments du Garde des Sceaux, selon lequel le Gouvernement, refusant d'encourir les foudres de la Cour de justice européenne, n'a d'autre moyen de rattraper le retard pris en matière de transposition que de procéder par voie d'ordonnances. C'était déjà ce que nous disait déjà M. Jospin ! Il n'est que deux solutions. Soit il faut signer moins de directives, et partant, mieux respecter le principe de subsidiarité...

M. François Bayrou - Tout à fait !

M. Arnaud Montebourg - Nos concitoyens y gagneraient d'ailleurs quand on sait que 60% des dispositions juridiques applicables dans notre pays proviennent de directives européennes. Soit il faut organiser, quel que soit le nombre de directives à transposer, une transposition digne de ce nom. Si nous n'y prenons pas garde, notre Parlement ne servira bientôt plus à rien. C'est pourquoi nous demandons par notre amendement 15 que ne puissent pas être prises par ordonnance des mesures émanant d'une institution européenne et comportant des dispositions qui relèvent de la loi.

M. le Rapporteur - N'en déplaise à ceux qui pensent comme vous, Monsieur Montebourg, vous avez tort. Pour rattraper le retard pris, ce gouvernement a transposé un grand nombre de directives par voie d'ordonnance sans que pour autant le Parlement ait été privé de débat et n'ait signé de chèque en blanc. Si des directives sont passées inaperçues de nous, c'est que nous ne travaillons pas assez ! Le Parlement peut discuter de tous sujets qui l'intéressent à l'occasion des projets de loi d'habilitation. La meilleure preuve en est le débat passionné que nous avons eu l'année dernière sur le partenariat public-privé, auquel vous avez largement pris part, Monsieur Montebourg. Vous aviez parfaitement repéré, au sein du rapport de huit cents pages de notre collègue Etienne Blanc, la directive concernée. Ne laissez donc pas accroire que le Parlement serait court-circuité, mais de grâce, conservons l'article 38, qui nous est fort précieux ! Le problème est que trop souvent, le Parlement n'exerce pas ses pouvoirs.

Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes - Notre pays est en retard en matière de transposition. Nous avons certes ramené notre déficit en ce domaine de 4,1% à 3,2%, mais sommes encore loin de l'objectif de 1,5%.

M. Jacques Myard - Enfin une bonne nouvelle !

Mme la Ministre déléguée - D'où l'importance de pouvoir recourir à l'article 38. Le Gouvernement est donc défavorable à un amendement qui nous priverait d'un outil efficace. Le Parlement reste toujours libre de voter contre un projet de loi d'habilitation.

M. Jacques Brunhes - Excellent exemple, Monsieur le rapporteur, que celui de la directive relative au partenariat public-privé ! Sa transposition fut une caricature. Le rapport de M. Blanc, avec huit cents pages, a certainement vocation à figurer dans le Guinness des records ! Pour avoir participé à ce débat, je mets quiconque au défi de soutenir que le Parlement ait pu contrôler quoi que ce soit dans les 90 textes proposés ce jour-là à l'habilitation. Par le passé, les projets de loi d'habilitation ne comportaient que quelques articles. Maintenant, les records sont à chaque fois battus. On nous annonce pour bientôt un nouveau projet avec encore quelque 90 articles ! Que devient, dans ces conditions, le pouvoir de contrôle du Parlement ? N'est-il plus, comme l'écrit Alain Duhamel, que « de regarder passer les trains » ? Nul ne peut prétendre, et surtout pas le président de la commission des lois, que nous ayons pu travailler sérieusement sur le rapport de M. Blanc.

Certes, du retard a été pris en matière de transposition, qu'il faut rattraper. Mais cela ne saurait se faire en bafouant les droits du Parlement, ce qui est hélas le cas, lorsqu'on lui soumet en une seule fois autant de directives.

M. Hervé Morin - Nous voterons cet amendement, car si le Parlement ne peut exercer son contrôle a priori sur les actes européens, il doit pouvoir le faire au moins a posteriori. Prétendre qu'on ne peut procéder autrement que par des projets de loi d'habilitation fourre-tout est faux : c'est une question d'organisation du travail. Pourquoi ne serions-nous pas capables de faire aussi bien que l'Italie ?

M. François Bayrou - Tout à fait !

M. Arnaud Montebourg - J'ai le souvenir d'une loi d'habilitation visant à transposer 117 directives dans des domaines aussi variés que ceux des médicaments vétérinaires, de la reconnaissance des diplômes, de l'environnement, des assurances, de l'égalité hommes-femmes, des comités d'entreprise européens, des diagnostics in vitro, des transports, des télécommunications, de la propriété intellectuelle, des denrées alimentaires, de l'alimentation animale, des opérations sur titres, de la protection de la couche d'ozone, du transfert des déchets, des poinçons de garantie, du transport des produits viti-vinicoles, de la création du réseau Natura 2000, des marchés publics de travaux, de la refonte du code de la mutualité, de la taxation des poids lourds, et j'en passe. Tout cela en une seule loi ! Et c'est nous qui ne travaillerions pas assez, Monsieur le président de la commission des lois ?

M. le Garde des Sceaux - Quand a eu lieu cette transposition ?

M. Arnaud Montebourg - En janvier 2001.

M. le Garde des Sceaux - J'apprécie de vous l'entendre dire.

M. Jacques Brunhes - Mais il y a eu pire !

M. Arnaud Montebourg - Tous les gouvernements ont abusé de la procédure. Il suffit de faire en sorte que cela ne soit plus possible. Seule la contrainte modifiera les pratiques.

L'amendement 15, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Daniel Garrigue - Alors que la future Constitution européenne renforce la capacité de décision de l'Union ? ainsi que les pouvoirs de contrôle des parlements nationaux, il serait dommage de ne pas profiter de ce débat pour s'interroger sur les outils nous permettant de suivre les questions européennes au sein de nos assemblées.

Depuis 1979, il existe à l'Assemblée nationale et au Sénat des délégations à l'Union européenne. Elles font un travail considérable, sous l'impulsion de leurs présidents, mais comme elles n'ont pas accès à la séance publique, très peu de propositions de résolutions sont discutées dans le cadre de l'article 88-4. Cette situation contribue largement au « déficit d'Europe » que nous constatons dans notre Parlement.

Dans les vingt-quatre autres Etats de l'Union existent des commissions des affaires européennes, et trois arguments militent pour que nous adoptions la même solution. D'abord, l'introduction dans la Constitution des articles 88-5 et 88-6, dont il serait logique que l'application ait pour aboutissement un examen en séance publique, lequel aura beaucoup plus de chances d'avoir lieu si l'instruction a été faite dans le cadre d'une commission permanente.

Ensuite, le problème de la transposition des directives, qui relève aujourd'hui de la compétence des commissions permanentes, alors que dans la phase de préparation des directives, la délégation est saisie au titre de l'article 88-4. Le suivi serait bien meilleur si l'on saisissait la même instance dans les deux cas.

Enfin, la nécessité que les enjeux européens fassent l'objet de discussions dans l'hémicycle : le seul vecteur possible, c'est une commission permanente.

Certes il serait imaginable de maintenir à six le nombre de commissions et de confier à l'une d'entre elles les affaires européennes, mais cela supposerait de modifier la répartition des compétences, qui date de 1959. Quatorze de mes collègues, dont Mme Comparini, et moi-même proposons donc par l'amendement 1 la création d'une septième commission permanente.

M. le Rapporteur - C'est un débat récurrent, mais l'emploi du mot « commission » crée la confusion. Il ne faut pas confondre commission de contrôle et commission législative : dans les autres pays, les commissions des affaires européennes qui existent ne sont jamais des commissions législatives ; chez nous, les six commissions permanentes prévues par la Constitution sont des commissions législatives, et notre délégation est une commission de contrôle à caractère transversal. En la transformant en commission permanente de type législatif, vous lui feriez perdre cette fonction. Peut-être faut-il changer sa dénomination, et je proposerais volontiers « comité ».

M. Jacques Myard - Comité de salut public ! (Sourires)

M. Jean-Pierre Brard - Très bien !

M. le Rapporteur - Tous les membres de l'Assemblée nationale ont vocation à suivre ce qui se passe au niveau européen ; quand nous aurons, je l'espère, adopté par référendum le projet autorisant la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe, nous devrons vérifier que le principe de subsidiarité est respecté : c'est en commission qu'il conviendra de le faire, et il ne serait pas concevable de confier tout le travail à une seule commission. Parallèlement, il convient de conserver un organe transversal de contrôle, mais en évitant de l'appeler « commission ».

M. le Garde des Sceaux - Je comprends très bien la motivation de M. Garrigue, mais je suis très réservé sur la solution qu'il propose. En effet la répartition du travail entre les commissions ne se ferait plus en fonction de la nature des sujets, mais en fonction de l'origine de la norme. Comment ferait-on alors pour veiller dans chaque domaine à la cohérence des actions menées au niveau national et au niveau européen ?

M. René Dosière - Nous souhaitons, comme M. Garrigue, que le Parlement s'intéresse davantage aux affaires européennes, mais nous considérons que la solution qu'il propose est tout à fait insuffisante, au-delà des arguments évoqués par le président de la commission des lois et le Garde des Sceaux. Il faudrait en effet en tirer les conséquences, notamment au niveau de l'exécutif, en donnant au ministère des affaires européennes une autonomie beaucoup plus grande que celle qu'il possède actuellement au sein du ministère des affaires étrangères.

Cette question mériterait un examen plus approfondi.

Mme Anne-Marie Comparini - Voilà trois semaines que nous parlons de cette question avec M. Garrigue. On a commencé par nous dire que l'idée était bonne mais qu'il faudrait changer le nombre de commissions fixé par la Constitution. Ensuite, on nous a dit que les affaires européennes étaient un sujet transversal - mais n'est-ce pas la même chose pour les affaires étrangères, pour les finances, pour les lois ? Ce soir, le président de la commission des lois trouve un nouvel argument.

Le traité constitutionnel donne des prérogatives aux Parlements nationaux. Or, comment la France réagit-elle ? En tournant autour du pot. Pourquoi cette pudeur française ? Nous sommes le seul pays européen à ne pas avoir de commission des affaires européennes. M. Clément l'a dit lui-même, nous nous illustrons tristement par notre lenteur en matière de transposition. Il vous est proposé une structure grâce à laquelle la France cesserait d'être le mauvais élève de la classe européenne. Monsieur le président de la commission, Monsieur le Garde des Sceaux, je suis convaincue que vous étiez de bons élèves !

M. Jean-Pierre Soisson - Monsieur le président, je me tourne vers vous. Tous nos débats, en commission, ont porté sur les rapports nouveaux entre la Commission européenne et les institutions nationales. J'ai pensé que vous pourriez prendre l'initiative d'une mission que vous organiseriez comme vous l'entendez, que vous confieriez à qui vous voulez et peut-être à la délégation pour l'Union européenne. Nous sommes en train de parler du contenant avant d'avoir examiné le contenu.

M. Daniel Garrigue - Il est dommage que M. Clément n'ait pas fréquenté d'autres commissions que celle qu'il préside. Si la sienne est législative, les autres exercent aussi des missions de contrôle, en particulier la commission des finances. La distinction qui a été faite entre commissions législatives et commissions de contrôle n'est pas conforme au droit parlementaire.

M. François Bayrou - Très juste !

M. Daniel Garrigue - Le critère de l'origine ne pose pas de problème. Tous les textes examinés par la commission des affaires étrangères lui sont soumis non en raison d'un critère matériel, mais parce qu'il s'agit de conventions internationales. Par ailleurs, des critères de répartition peuvent être fixés dans le Règlement.

Je ne pense pas que la création d'une commission des affaires européennes dessaisirait celle des affaires étrangères. Les textes européens étant de plus en plus généralistes, tout ce qui concerne les affaires européennes concerne l'ensemble des commissions.

La commission des finances s'est réunie cet après-midi pour définir son programme de travail. On sait qu'en matière économique et financière, tout se joue aujourd'hui à l'échelle européenne. Or, la commission des finances ne sera saisie que de la contribution française au budget communautaire et des perspectives budgétaires pour la période 2007-2013. Sur des sujets aussi importants que la stratégie de Lisbonne ou la réforme du Pacte de stabilité, elle n'est pas saisie et ne se saisit pas. Pour améliorer la situation, il n'y a qu'une solution : créer une commission des affaires européennes capable d'amener ces débats en séance publique, ce qui n'empêcherait pas les autres commissions de se saisir pour avis. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF)

M. le Rapporteur - Ce que dit M. Garrigue a l'apparence de la vérité, mais n'en est pas moins inexact. Les six commissions permanentes ont un point commun : elles sont législatives, même si certaines exercent en outre des missions de contrôle. En revanche, la délégation pour l'Union européenne, qu'on peut très bien dénommer « commission », n'a aucun rôle législatif.

M. Jacques Myard - Elle ne peut en avoir par définition, le pouvoir législatif dans ce domaine appartient au Parlement européen.

M. le Rapporteur - Merci de le reconnaître : elle ne peut donc devenir la septième commission permanente de l'Assemblée.

Dans tous les Etats membres, il y a des commissions de contrôle. En Allemagne, les députés européens viennent d'ailleurs y siéger avec les parlementaires nationaux. Cela n'a rien à voir avec nos commissions permanentes. Aucun pays ne pratique ce que vous recommandez.

M. Edouard Balladur - Ce débat est simple : il y a une question de dénomination et une question d'attributions.

Si notre « délégation » est gênée parce que ses équivalents européens sont appelés « commissions », nous devrions pouvoir trouver une solution. Le président de la commission des lois a suggéré de l'appeler « comité ». Pourquoi pas ? Je n'y verrais aucun inconvénient, pas plus que si nous choisissions de la rebaptiser « commission spéciale ». C'est une question de forme.

Sur le fond, ou bien nous souhaitons que notre délégation intervienne dans tous les domaines et elle se substitue dans ce cas à l'Assemblée tout entière, ou bien elle organise le contrôle des affaires européennes en jouant un rôle d'alerte et de répartition. Est-ce ainsi que cela se passe ? Pas toujours. La situation peut-elle s'améliorer ? Sûrement. S'il est possible de créer un organisme pour y parvenir, j'y suis favorable.

M. Pierre Lequiller - Sur la question de la dénomination, je remercie M. Balladur pour ses propos : nous avons un problème de perception à l'étranger. Je ne suis pas favorable au mot « comité », qui ferait penser au « comité Théodule »... M. Clément a peut- être trouvé la solution en évoquant une « commission de contrôle ».

M. le Président - La dénomination n'est pas l'objet de l'amendement, qui ne vise qu'à créer une septième commission permanente.

M. Pierre Lequiller - Si je n'ai pas droit à la parole, je me tais.

L'amendement 1, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Jacques Myard - La France a deux grands champs d'action extérieurs, en dehors des affaires étrangères : l'Europe, mais aussi la francophonie. Alors que chacun regrette de constater que la langue française recule, il serait utile de mentionner la francophonie dans notre loi fondamentale. Ce serait un signe fort en direction des pays non européens avec lesquels nous partageons cette langue, mais aussi en direction de nos partenaires européens qui, en privilégiant une autre langue, ont tendance à oublier qu'il est nécessaire d'être polyglotte et multiculturel en Europe. Nous devons saisir l'occasion qui nous est donnée de compléter le vieux titre XIV de la Constitution, consacré aux accords d'association de l'ancienne Communauté française. Mon amendement 5 rectifié vise aussi à compléter l'article 88 d'un alinéa ainsi rédigé : « La République française participe à la construction d'un espace francophone de solidarité et de liberté ».

L'amendement 5 rectifié, repoussé par la commission et par le Gouvernement, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. le Président - L'Assemblée souhaite-t-elle que nous poursuivions nos travaux ou que nous les reprenions demain après-midi ?

Plusieurs députés - Demain !

La suite du débat est renvoyée à la séance de 15 heures.

Prochaine séance, ce matin, jeudi 27 janvier, à 9 heures 30.

La séance est levée à 1 heure 15.

                Le Directeur du service
                des comptes rendus analytiques,

                François GEORGE

ORDRE DU JOUR
DU JEUDI 27 JANVIER 2005

NEUF heures TRENTE : 1ère SÉANCE PUBLIQUE

Discussion de la proposition de loi, adoptée par le Sénat (n° 1684), relative à la coopération internationale des collectivités territoriales et des agences de l'eau dans les domaines de l'alimentation en eau et de l'assainissement.

Rapport (n° 2041) de M. André SANTINI, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

QUINZE HEURES : 2e SÉANCE PUBLIQUE

1. Suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle (n° 2022) modifiant le titre XV de la Constitution.

Rapport (n° 2033) de M. Pascal CLÉMENT, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

Avis (n° 2023) de M. Roland BLUM, au nom de la commission des affaires étrangères.

2. Discussion de la proposition de loi, adoptée par le Sénat (n° 1287), relative à la création du registre international français.

Rapport (n° 2039) de M. Jean-Yves BESSELAT, au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.

Avis (n° 2035) de M. René COUANAU, au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales.

VINGT ET UNE HEURES TRENTE 3e SÉANCE PUBLIQUE

Suite de l'ordre du jour de la deuxième séance.

Le Compte rendu analytique
est disponible sur Internet
en moyenne deux heures après la fin de séance.

Préalablement,
est consultable une version incomplète,
actualisée au fur et à mesure du déroulement de la séance.

www.assemblee-nationale.fr


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