
ASSEMBLÉE NATIONALE
mission
d’information
sur la question des signes religieux À l’École
COMPTE
RENDU N° 2
(Application de l'article 46 du Règlement)
Jeudi 4
décembre 2003
(Séance de 9 heures)
Présidence
de M. Jean-Louis Debré,
Président de l’Assemblée nationale
SOMMAIRE
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– Examen du rapport et adoption de celui-ci |
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La mission a
examiné le rapport au cours de sa séance du jeudi 4 décembre 2003 et l’a
adopté.
Elle a ensuite autorisé sa publication conformément à l’article 145
du Règlement de l’Assemblée nationale.
COMPTE
RENDU N° 1
(Application de l'article 46 du Règlement)
Mercredi 4
juin 2003
(Séance de 16 heures 30)
Présidence de M. Jean-Louis Debré,
Président de l’Assemblée nationale
SOMMAIRE
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– Réunion constitutive |
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– Échange de vues sur les travaux de la mission |
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M. Jean-Louis Debré, Président de l’Assemblée nationale,
a indiqué, en préambule, que la mission d’information constituait la
première application de l’une des nouvelles dispositions du Règlement,
adoptées le 26 mars dernier, dans le cadre de la réflexion sur la
modernisation des méthodes de travail de l’Assemblée. Cette réforme prévoit
la possibilité pour la Conférence des Présidents de créer des missions
d’information, sur proposition du Président de l’Assemblée nationale. Cette
première initiative porte sur un sujet essentiel tant aux yeux des français
que pour l’ensemble des groupes parlementaires.
En effet, les
Présidents du groupe socialiste et UMP, ainsi que M. Éric Raoult,
vice-Président, ont exprimé le souhait que l’Assemblée engage une réflexion
sur la question du port des signes d’appartenance religieuse dans les
établissements scolaires. Ce problème a également fait l’objet de plusieurs
propositions de loi et a récemment été abordé dans le cadre des colloques
organisés par le Président de la commission des Affaires culturelles,
familiales et sociales, M. Jean-Michel Dubernard, sur l’école et la laïcité
et M. Jacques Myard sur la laïcité au cœur de la République. Enfin, M.
François Baroin, vice-président de l’Assemblée, vient de remettre un rapport
sur cette question au Premier ministre. Cela montre le caractère tout à fait
sensible de ce thème dont l’Assemblée, conformément à la décision de la
Conférence des présidents du 27 mai dernier, va opportunément se saisir.
La mission est
composée de trente membres (18 membres du groupe UMP, 8 membres du groupe
socialiste, 2 représentants du groupe UDF et 2 du groupe communiste et
républicains). Il avait été proposé que la mission puisse comprendre un
député non inscrit mais aucune candidature n’a été présentée.
A la demande des
Présidents de groupe, le Président Jean-Louis Debré, a indiqué avoir
accepté de présider la mission. Il se propose également d’en être le
rapporteur. Il a cependant précisé qu’il ne serait que le rapporteur
principal, car l’élaboration du rapport devra constituer un travail
collectif. Il a souhaité que les membres du bureau constituent une sorte de
« comité de rédaction » et participent pleinement à l’élaboration du
rapport.
Sans se référer à la
distinction traditionnelle entre les postes de vice-présidents et de
secrétaires, ce bureau pourrait comprendre, outre le Président, 2 membres
UMP, 2 membres socialistes, 1 membre UDF et 1 membre communiste et
républicain. Cette proposition ayant recueilli l’approbation de la mission,
ont été désignés : M. François Baroin et Eric Raoult pour le groupe UMP, Mme
Martine David et M. René Dosière pour le groupe socialiste, M. Hervé Morin
pour le groupe UDF et M. Jacques Desallangre pour le groupe communiste et
républicain.
L’objet de la
mission, tel qu’il a été arrêté par la Conférence des Présidents est
d’établir un état des lieux de la question des insignes religieux à l’école
et de faire des propositions, la question principale étant de savoir s’il
faut légiférer ou non. Le Président Jean-Louis Debré, a conclu en
souhaitant qu’en cas de réponse favorable à cette question, une proposition
de loi, co-signée par l’ensemble des membres de la mission, puisse être
déposée.
Les travaux de la
mission débuteront la semaine prochaine et se poursuivront jusqu’au
15 juillet. Ils reprendront à la mi-septembre et devraient aboutir avant la
fin de l’année. Conformément au souhait du Président Jean-Louis Debré
d’assurer la sérénité des débats, la mission a décidé que ses auditions ne
seront pas publiques, à l’exception, le cas échéant, des tables rondes.
A l’issue d’un large
débat sur le calendrier des travaux de la mission et sur la liste des
personnes susceptibles d’être auditionnées au cours duquel sont
successivement intervenus Mme Martine David, MM. Jean Glavany, Claude
Goasgen, Yves Jego, Lionnel Luca, Hervé Mariton, Pierre-André Périssol,
Bruno Bourg-Broc, René Dosière, Robert Pandraud, François Baroin et le
Président Jean-Louis Debré, la mission a approuvé les orientations
proposées par le président et fixé la date de sa prochaine réunion au
mercredi 11 juin 2003 à 9 h 30.
COMMISSION
DES AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES
COMPTE
RENDU N° 41 bis
(Application
de l'article 46 du Règlement)
Jeudi
22 MAI 2003
(Séance de
9 heures)
Présidence
de M. Jean-Michel
Dubernard, président.
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– Table
ronde : « Ecole et laïcité aujourd’hui » ……………………………………………………
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M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Mesdames, messieurs, mes chers collègues, je vous remercie de participer à
cette table ronde.
Je
tiens à saluer les représentants des parents d’élèves, des enseignants
et les élèves de la classe de terminale L du lycée Henri Bergson, dans le
XIXe arrondissement à Paris.
L’organisation
de cette table ronde a été décidée dans un contexte bien particulier
‑ et je parle sous le contrôle de mon collègue Yves Durand
et de mes autres collègues ici présents ‑, puisque c’est au
cours du débat sur le projet de loi sur les assistants d’éducation, que
nous avons ressenti, à l’initiative du président de séance, Jean Le Garrec,
le besoin de réfléchir sur la laïcité.
Il
nous a alors semblé indispensable d’inviter un certain nombre de grands témoins.
C’est ainsi que nous avons la chance d’accueillir M. Alain
Finkielkraut, philosophe, Mme Gaye Petek Salom, membre du Haut conseil
à l’intégration, M. Rémy Schwartz, maître des requêtes au
Conseil d’Etat, M. Alain Sekzig, chargé de mission à la direction
de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale, et
M. Alain-Gérard Slama, professeur et membre du comité éditorial du
Figaro. Nous aurons le plaisir de les entendre avant de lancer le débat.
Je
salue également la présence de M. Xavier Darcos, ministre délégué
à l’enseignement scolaire, qui introduira cette réunion, M. Luc
Ferry, ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la
recherche devant la conclure.
Monsieur
le ministre, je vous laisse immédiatement la parole.
M. Xavier
DARCOS, ministre délégué à l’enseignement scolaire :
Monsieur le président, je vous remercie. En effet, mesdames et messieurs,
nous nous sommes, Luc Ferry et moi-même, répartis la tâche :
j’ouvre ce débat et il viendra le conclure en fin de matinée. Dans la période
actuelle, nous devons en effet être très présents dans les discussions
avec les représentants des personnels.
Je tiens tout
d’abord à saluer les députés et sénateur, les représentants des
confessions, des obédiences maçonniques, les directeurs, les inspecteurs généraux,
les chefs d’établissement et professeurs, les représentants des parents
d’élèves, les représentants des organisations syndicales et des
mouvements associatifs ici présents. La question de la laïcité mobilise
en effet des publics pluralistes et réunit à peu près toutes les familles
d’esprit.
Ce colloque
s’inscrit dans le débat sur l’école que conduit le gouvernement à
l’heure actuelle. Ce débat doit nourrir la réflexion en vue d’une loi
d’orientation prévue pour 2004. Cette loi rappellera les valeurs de la République,
fondatrices du pacte républicain autour de l’école, comme l’avaient
fait la loi de 1989 et, plus encore, celles de Jules Ferry de 1882 et 1886.
Nous avons besoin de réfléchir afin de pouvoir disposer d’un socle sur
lequel fonder cette loi d’orientation qui redéfinira la laïcité dans le
cadre de l’école.
Je souhaiterais
mettre en avant trois idées qui constitueront sans doute le cœur de vos échanges
et qui sont aussi au cœur de nos préoccupations. Tout d’abord, il
convient de réintroduire, de manière très explicite, la laïcité dans
l’espace du débat public. Certains éléments, certains événements
montrent que ce qui paraissait acquis doit être ressemé, reconstruit, rétabli ;
le débat public doit se saisir du mot laïcité. Ensuite, il convient de
restaurer la pratique et l’enseignement – la pédagogie – de
la laïcité à l’école ; il s’agit de réexpliquer sa
signification et ses implications en termes d’organisation des savoirs et
de réception de ces savoirs par les élèves. Enfin, il convient de rendre
la laïcité plus lisible dans le cadre d’un projet global. Je suis assis
à côté d’Alain Finkielkraut avec lequel je partage nombre de
convictions sur ce qu’est la mission de l’école ; cette mission
doit s’inscrire dans un projet global où la laïcité a sa place.
Nous constatons donc
que le mot de laïcité avait un peu disparu de notre vocabulaire ; ce
mot paraissait désuet, lointain, renvoyant à des images de la IIIe
République et de la « guerre scolaire ». Et dans un système de
plus grande tolérance généralisée, le pluralisme culturel – dans
lequel toutes les idées se valent, sont possibles et acceptables – a fini
par faire peser une menace sur la notion même de laïcité qui, par définition,
doit avoir un caractère clair et univoque.
Au delà de cet
aspect désuet, sont apparus, dans l’espace scolaire, des formes de
communautarisme affirmé, des actes antisémites ou racistes,
l’introduction, dans le vocabulaire quotidien de certains de nos élèves
d’injures racistes dont ils n’ont même pas conscience de la portée.
Or, la plupart des personnes de ma génération ne pouvaient imaginer de
telles évolutions il y a encore quelques années. Il s’est installé une
confusion des esprits qui peut passer du verbe au réel.
De ce fait, il nous
est apparu nécessaire de sortir du déclaratif et des pétitions de
principe, des affirmations solennelles, au profit d’une problématique
beaucoup plus concrète. Ce colloque me paraît donc indispensable,
puisqu’il replace la notion de laïcité dans les missions de l’école.
Ces missions s’inscrivent, en outre, dans un contexte de plus en plus
européen, l’Europe cherchant à trouver une communauté d’esprit autour
des objectifs et des critères de qualité en matière scolaire. Nous
sommes en train de mettre en place des systèmes de comparaison, des
standards de formation. Autant de questions qui se posent dans les différents
pays européens, dans le cadre du débat sur l’identité spirituelle de
l’Europe et donc sur la laïcité.
Nous devons nous
interroger avec sincérité sur les rapports de l’école avec les
croyances et les courants spirituels. Ce colloque sera sans doute
l’occasion de faire des propositions. Je souhaiterais moi-même vous
indiquer deux pistes de réflexion en vue de restaurer un concept de laïcité
plus lisible et de l’inscrire dans une grande ambition pour l’école.
Il convient tout
d’abord de rétablir l’enseignement et la pratique de la laïcité à
l’école. La plupart de nos élèves connaissent mal les principes républicains
et il existe une certaine déficience dans la mise en œuvre de ces
principes dans les établissements scolaires, à l’origine du développement
des communautarismes et de toutes les formes de violence et de transgression
qui affectent l’école aujourd’hui. Ce constat est largement partagé.
C’est la raison pour laquelle la restauration de l’autorité, des
enseignements, des savoirs participe de l’acte laïc, puisqu’il s’agit
de reconnaître que l’opinion de l’élève et celle du professeur ne
sont pas de même nature, que le professeur est porté par une autorité, au
sens latin du terme, par quelque chose qui lui donne une dimension plus
grande et qui se fonde sur la mission que lui a confiée la République.
Cette priorité de
l’enseignement doit être combinée avec une autre priorité : réaffirmer
combien l’édifice scolaire est fondé sur les valeurs de laïcité.
Aujourd’hui, l’exemple type en est le débat sur le foulard islamique :
comment concilier le respect des convictions, des croyances, des habitudes
privées et l’espace scolaire ?
A titre personnel,
j’ai pour coutume de dire que quelle que soit l’opinion que l’on peut
avoir sur le port du voile islamique, celui-ci constitue un signe extérieur
qui porte atteinte non seulement à la laïcité mais également à
d’autres principes de l’école républicaine, et notamment celui du
refus d’une discrimination sexiste. Comment une jeune fille voilée
peut-elle passer les épreuves sportives du bac, en particulier celle de
natation ? Il s’agit donc d’une forme de discrimination par rapport
à l’acte scolaire qui, me semble-t-il, est difficilement acceptable, indépendamment
d’autres questions.
Nous devons lutter
contre la banalisation des actes résultant de la montée des
communautarismes, des actes racistes, antisémites et nous devons par conséquent
inculquer à nos jeunes une culture qui redonne sens à la laïcité :
leur faire comprendre ce qu’est la laïcité, les raisons pour lesquelles
nous imposons des limites à telle ou telle expression, à telle ou telle
croyance dès lors qu’ils sont dans le cadre scolaire. Nous devons également
leur faire comprendre que l’assiduité scolaire, la non-discrimination, le
respect de la liberté d’autrui sont des exigences qui, d’une manière
ou d’une autre, concourent à édifier les droits et devoirs de chacun
dans le cadre scolaire ; or définir le socle des droits et des
devoirs, c’est déjà, en grande partie, définir l’espace laïc.
Nous nous devons également
d’aider nos maîtres à donner du sens à leur enseignement et à leurs
pratiques ; c’est la raison pour laquelle la laïcité ne
s’inscrira utilement dans l’espace scolaire que si elle si elle fait
partie d’un projet plus global de reconquête de l’école.
Je propose donc que
nous refondions le pacte laïque de l’école publique. Il convient de ne
pas réduire la laïcité à la seule dimension de neutralité par
rapport aux courants de pensée mais d’en avoir une vision plus active,
plus positive inspirée par un projet politique : former les citoyens,
émanciper les individus de leur milieu d’origine et leur donner une
liberté de choix.
La laïcité porte
aussi un projet social : elle doit permettre à chacun de construire un
parcours dans la société, de faire valoir ses talents, son travail et son
mérite personnel. Elle s’inscrit de ce fait dans le projet républicain
de promotion et d’intégration par l’école – que d’autres
appellent l’ascenseur social – et ce n’est pas parce que nous
sommes favorables à l’ascenseur social qu’il faut à tout prix détruire
les étages supérieurs.
Face au développement
des idéologies communautaristes et à l’exacerbation de la violence, nous
ne pouvons que constater que le contrat républicain a été rompu :
celui par lequel la République proposait l’accès à l’emploi et à une
certaine réussite sociale comme compléments à l’adhésion de valeurs
partagées. Il nous faut donc relancer la dynamique de l’intégration,
renforcer la lutte contre toutes les discriminations. Dans le premier degré,
nous constatons, par exemple, que les moyens des écoles varient de un à
dix. Or l’école est-elle encore laïque lorsque tel établissement a dix
fois plus de moyens que tel autre ? Il convient de faire en sorte que,
par une péréquation l’égalité des chances sur le territoire garantisse
la promotion sociale, l’insertion sociale, culturelle et politique. Il
convient de crédibiliser la capacité de l’école à accueillir, autour
de valeurs partagées, les élèves les plus différents et issus des
milieux les plus divers.
Je reconnais qu’il
s’agit là d’une immense ambition et que le chantier est important.
Cette mission dépasse au demeurant les représentations traditionnelles que
l’on peut avoir du débat sur la laïcité. Les valeurs de la laïcité
sont un véhicule de l’intégration, dans la mesure où elles offrent un
projet ouvert, fondé sur le respect des consciences et l’égalité de
tous, non seulement devant la loi mais aussi devant l’accès aux services
publics, en particulier celui de l’éducation.
Telles sont les
raisons pour lesquelles je souhaite dégager non pas une définition de la
laïcité qui serait fermée sur elle-même, mais une vision de la laïcité
qui serait celle d’une démarche, d’un projet pédagogique, d’un
projet pour l’école qui permette, tout en respectant les libertés des
uns et des autres, d’offrir une alternative à ce qui se produit
aujourd’hui et de refonder le pacte démocratique autour de l’école républicaine.
Nous serons donc très
attentifs, Luc Ferry et moi-même, à ce que diront tous les éducateurs, à
la manière dont ces enjeux essentiels seront présentés et aux conclusions
de cette table ronde. Il en va de l’harmonie de notre démocratie et,
au-delà, de la définition que nous donnerons de la laïcité. Il en va de
la capacité de notre école à refonder son projet global de promotion et
d’intégration de tous les citoyens. Il en va de la réussite de l’école
de la nation.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir pris sur votre temps, très
précieux en ce moment.
Avant de laisser la
parole à nos grands témoins, je souhaiterais introduire ce débat en
allant rechercher dans le passé les racines de ce que nous vivons
actuellement et en réfléchissant à ce que nous pourrions connaître
demain si nous ne réagissons pas. En effet, hier encore, la laïcité à la
française semblait rangée au panthéon de nos exceptions ; nous
n’en parlions plus. Après un siècle d’affrontements, de quasi-guerre
civile, faute de combattants, les partisans ou les adversaires de la laïcité
peinaient à peupler leurs colloques respectifs. Aujourd’hui, les médias
relancent tous les jours le débat en parlant de la laïcité, du port du
voile à l’école et de l’opportunité de légiférer.
Les bases mêmes de
notre droit public et privé, nos lois et nos mœurs, nos relations
internationales sont brutalement bousculées par le retour du religieux et
nous sommes amenés à nous interroger sur nos principes. Il semble que le
mot « laïcité » soit franco-français et, de ce fait, lourd de
passions nationales. Par ailleurs, il semble ne plus avoir le même sens
pour tous. Inutile de se référer au Littré de 1871 où apparaît pour la
première fois la définition du terme : laïcité :
« caractère laïque ». Nous sommes bien avancés !
Je vous invite donc
à faire un peu d’histoire : la notion de laïcité, lorsqu’elle
est apparue, était liée à l’école : laïcité des salles de
classe, des programmes, des enseignants. Elle est ensuite devenue une valeur
implicite qui s’éprouve plus qu’elle ne se démontre, au point que
certains parlent d’un climat laïque ou d’un contexte laïque. Depuis
peu, la laïcité est affectée d’épithètes : laïcité nouvelle,
laïcité plurielle, laïcité de l’an 2000, voire laïcité
compensatoire.
Reprenons quelques
dates importantes du travail accompli par nos prédécesseurs, ici même à
l’Assemblée nationale :
- 1789, la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen : « Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Cela signifie
une absolue liberté de conscience et une relative liberté de culte.
- 1905 :
« La République assure la liberté de conscience, elle garantit
l’exercice des cultes ».
- 1946 :
« La liberté de conscience et des cultes est garantie par la
neutralité de l’Etat ».
- 1958 :
« La France est une République indivisible, laïque […] ».
La laïcité est
ainsi en France un principe à valeur constitutionnelle.
Aujourd’hui, il
est question de laïcité à l’école. Là encore, un retour en arrière
est intéressant. En 1882, Jules Ferry, après la gratuité, fit adopter à
la fois l’obligation scolaire et la laïcité. L’instruction religieuse
à l’école datait de la loi Falloux de 1850 et si le père de famille
pouvait demander une dispense pour ses enfants, l’instituteur était,
depuis trente ans, le répétiteur « forcé » du catéchisme et
de l’histoire sainte. Il disait la prière, conduisait ses élèves à la
messe, s’occupait des cloches, du portage de l’eau bénite dans les
maisons le dimanche et de bien d’autres tâches qui étaient éloignées
de sa fonction initiale – en tout cas, telle que nous la concevons
aujourd’hui.
Pour Jules Ferry, la
laïcité de l’école était une conséquence de son caractère
obligatoire. Pour citer une anecdote, le député catholique Boyer
protesta en 1872 : « On oblige 35 millions de catholiques, 580 000
protestants et 50 000 israélites à subir les leçons de l’école laïque
ou sans Dieu pour complaire à 80 000 libres penseurs ! ».
Paul Bert, médecin biologiste, rétorqua : « Nous sommes dans
le domaine de la conscience au seuil duquel s’arrête la loi de la majorité ».
L’instruction
religieuse fut remplacée par l’instruction civique enseignée dans les
manuels, dont certains furent violement dénoncés par le Vatican. Jules
Ferry reconnu que le manuel de Paul Bert contenait des éléments
irreligieux, tels que : « vous pouvez aller ou ne pas aller à
l’église ». Un autre manuel affirmait que « le premier
devoir pour tous, c’est l’obéissance aux lois du pays, les devoirs
religieux étant personnels et ne regardant qui que ce soit en dehors de
nous-même ». Rien que de fort véniel, en somme, mais à l’époque
Rome y voyait pression, provocation, prosélytisme, propagande !
L’apaisement vint
avec la célèbre « lettre aux
instituteurs » de 1883 : « Demandez-vous si un père
de famille, je dis un seul, présent à votre classe, et en vous écoutant,
pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait
dire ».
Bien que la loi fût
muette sur les emblèmes, le préfet de la Seine-Inférieure de l’époque
s’empressa de faire enlever tous les crucifix et statues de la Vierge des
écoles de son département au grand embarras du ministre. Il faudra une
circulaire de 1903 pour que tout emblème religieux soit interdit dans les
écoles publiques. En 1936, une autre circulaire interdit tout objet dont le
port serait susceptible de provoquer des manifestations en sens inverse.
Enfin, le décret-loi de 1937 interdit toute proclamation d’appartenance
politique ou religieuse ainsi que toute forme de prosélytisme dans les établissements.
Sous le régime de
Vichy, l’instruction religieuse réapparaît dans les aumôneries des lycées,
et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Guy Mollet admet à contrecœur
cette « tolérance illégale ».
Qu’en pensaient
les instituteurs ? En 1882, il y avait presque autant de congréganistes
que de laïques dans les écoles publiques, ce qui remettait à plus tard la
laïcisation du personnel. Quatre ans pour former des maîtres, et surtout
des maîtresses, et en 1886 tout était prêt pour mettre en œuvre la loi Goblet, du nom du successeur de Jules Ferry : l’enseignement
est alors exclusivement confié à un personnel laïque. En application de
cette loi, quelque trente ans plus tard, en 1912, l’abbé Bouteyre est interdit de se présenter au concours de l’agrégation,
le Conseil d’Etat ayant précisé « que
le manque de maturité des élèves ne permettait pas de confier une charge
d’enseignement à un ministre du culte dont on ne pouvait attendre qu’il
respectât le principe de neutralité ». Julien l’Apostat partageait déjà cette manière de voir les choses en
362, puisqu’il interdisait aux chrétiens d’enseigner, au motif qu’ils
ne pouvaient aborder Homère
et Démosthène qui
reconnaissent les Dieux comme guides de toute éducation. La question
n’est donc pas nouvelle !
Cependant, celle qui
se pose aujourd’hui est la suivante : qu’est-ce qu’un personnel
laïque ? Et la laïcité en ses débuts fut d’abord un exercice de
soustraction : l’école moins l’enseignement religieux, moins les
frères et autres ursulines, moins les crucifix dans les classes, moins
les cathédrales, effacées du « Tour
de France de deux enfants », lu par tous nos grands-pères ou arrière-grands-pères.
On croyait alors, à l’école laïque, à la raison, au progrès, à la
science, à la morale laïque, tout comme les catholiques croyaient à la
sainte Vierge.
Alors quelle leçon
tirer de cette laïcité jacobine ?
En premier lieu, qui
est concerné ? Le maître d’école, le père de famille ?
S’agissant de la laïcité, cette grande question de la fin du XVIIIe
semble initialement avoir été un débat d’adultes. Mais aujourd’hui ce
sont les élèves qui semblent davantage nous interroger sur la laïcité ;
c’est la raison pour laquelle je remercie une fois encore les élèves du
lycée Bergson d’être venus ce matin !
En outre,
l’obligation pour les parents de mettre leurs enfants à l’école,
fait-elle des uns et des autres de simples usagers du service public ?
Les parents d’élèves font partie de la communauté scolaire, de la
communauté éducative, ainsi que le prévoient les lois de 1979 et de 1985 ;
mais cela n’implique-t-il pas l’acceptation d’un certain nombre de règles
communes ?
Enfin, les élèves
et leurs professeurs ont, jusqu’à ces dernières années, perdu leur
« visibilité » religieuse. Mais, en renonçant ainsi à ce qui
risque de séparer, d’opposer, ont-ils pour autant perdu leur liberté de
conscience ? N’est-ce pas au contraire « l’ignorance organisée des opinions » qui est la condition
de cette liberté ? Or, depuis le débat fondateur, le décor, les
acteurs, les religions, parfois même les mots ont changé. Mais les hommes
n’ont pas, eux, beaucoup changé.
Si l’on se tourne
tout d’abord vers l’Europe, qu’en est-il exactement ? La
Convention européenne des droits de l’homme reconnaît à toute personne
la liberté de conscience, de pensée et de religion et prévoit que : « Lorsque
plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se
révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion des
limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à
assurer le respect des convictions. »
A cet égard, la
Cour européenne des droits de l’homme a décidé que les convictions
religieuses d’un militaire ne peuvent l’emporter sur la laïcité des
armées, qu’un instituteur musulman n’a pas à être libéré le
vendredi. En outre, en 1992, à propos d’une étudiante turque voilée, la
Cour a admis qu’une réglementation « peut
soumettre la liberté de manifester sa religion à des limitations de lieux
et de formes, destinées à assurer la mixité des étudiants de croyances
diverses ».
Par ailleurs, la
Convention des droits de l’enfant spécifie que « l’enfant a droit à la liberté de penser, de conscience et de
religion, mais que les parents ont le droit et le devoir de le guider ».
L’autorité des parents n’est que provisoire, elle fixe des limites pour
faire grandir l’enfant vers l’autonomie. Le premier renoncement à cette
autorité, la première « apostasie » familiale est la confiance
en l’école de la République. L’autorité parentale a certes souvent été
critiquée ces dernières années, pour autant qui saurait dire
aujourd’hui dans quelle limite les parents ont ou n’ont pas le droit de
disposer de la conscience de leurs enfants ?
Lors de la première
affaire de voile à Creil, en 1989, on aurait pu en accepter le port à la
manière de la « tolérance illégale » de Guy Mollet. Mais le
Conseil d’Etat – et cela peu de Français le savent – a reconnu aux élèves
« le droit d’exprimer, de
manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements,
dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui ».
La première
conception de la laïcité, celle de Jules Ferry, supposait à l’inverse
l’absence de toute manifestation d’appartenance religieuse dans les écoles.
Dans un arrêt de 1992, le Conseil d’Etat a jugé que « l’enseignement
est laïque non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois,
mais parce qu’ils les tolèrent toutes ». C’est ce que l’on
appelle la post-laïcité. Qu’est-ce que l’expression de la foi ?
J’ajoute que la haute juridiction ne voit aucun inconvénient à ce que le
renversement de jurisprudence pour les signes religieux s’étende au
domaine des signes politiques. En février 1989, deux dirigeants du
Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples (MRAP) exigent
la rupture complète de toute relation avec l’Afrique du Sud et demandent
aux enfants des écoles d’écrire au Président de la République pour réclamer
des actions contre l’apartheid. Il s’agit bien entendu d’une intention
louable, qui dénote cependant une conception très ouverte de la neutralité
de l’école.
Et en posant la
question de la laïcité à l’école, n’ouvrons-nous pas le débat sur
celui, plus large, de sa neutralité ? J’ai bien entendu les propos
du ministre. Mais ne faut-il pas aussi laïciser le débat sur la laïcité
à l’école ?
Pour conclure, le
problème me semble être le suivant : comment reconduire la laïcité
dans ce qui lui est le plus essentiel ? C’est la question que nous
posons ce matin à nos invités. Dans son sens le plus large, la laïcité,
c’est la volonté de considérer le peuple comme unique source de la loi.
Quand une petite Samira, enfant mineure, s’obstine dans le bureau du
proviseur à réciter que l’expression de sa foi prévaut sur le respect
des lois et règlements de la République, elle joue Antigone sans en avoir
l’âge. Elle aurait besoin de se frotter à l’âpreté du doute. La laïcité
est une culture où il y a une prééminence de la question sur la réponse.
« Le refus des vérités définitives » et
« les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent et non ceux qui
se vantent de l’avoir trouvée », disait Condorcet.
Enfin, s’il est
vrai que la laïcité, selon Jules Ferry, définissait moins des attitudes
qu’un contenu, aujourd’hui, la réciprocité et le respect en deviennent
une expression majeure. Ainsi, c’est la manière dont on procède qui rend
manifeste l’attachement à la laïcité. Elle suppose un scrupule, une
retenue, une certaine pudeur, pour faire vivre en bonne intelligence, à
l’école, cet agrégat d’élèves désunis : Arméniens, Turcs
sunnites et Kurdes, Marocains et Algériens, musulmans, hindous, enfants de
policiers du FLN et de députés du FIS, tous réfugiés pour des motifs
opposés. Pourront-ils, un jour, chanter comme autrefois lors de la
distribution des prix : « Honneur et gloire à l’école publique, où nous avons appris à
penser librement » ?
Tels sont les propos
que je souhaitais vous exposer pour introduire cette réunion. Je vais à présent
donner la parole à nos grands témoins. Monsieur Alain Finkielkraut, vous
avez la parole.
M. Alain
FINKIELKRAUT, philosophe :
Je vais essayer de réfléchir avec vous à la question de la laïcité, et
je commencerai par une définition que j’irai chercher chez un auteur
auquel on ne pense pas toujours quand on réfléchit à ces problèmes.
C’est pourtant l’auteur d’une formule laïque par excellence. Il
s’agit de Péguy parlant des hussards noirs de la République. A la fin de
l’un de ses textes intitulé « De
Jean Coste » qui, dans les Cahiers de la Quinzaine, servait
d’introduction à l’autobiographie romancée d’un instituteur – Jean
Coste –, Péguy écrit ceci : « Il ne faut pas que
l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement. Il
convient qu’il y soit le représentant du l’humanité. Ce n’est pas un
président du Conseil, si considérable que soit un président du Conseil,
ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans la
commune représente, il est le représentant né de personnages moins
transitoires, il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et
des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui
maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la
culture, c’est pour cela qu’il ne peut pas assurer la représentation de
la politique, parce qu’il ne peut cumuler les deux représentations ».
Si j’ai choisi ce
texte pour définir par excellence la laïcité, c’est qu’il en saisit
le caractère subversif que nous oublions peu à peu. Nous avons coutume –
et il s’agit d’une coutume très ancienne – de penser en termes
dualistes : le temporel, le spirituel, le sacré, le profane. Et dans
ce dualisme, nous mettons la laïcité du côté du profane et du temporel.
Péguy nous alerte, justement dans cette polémique laïque, de ce qui
pourrait être la tentation de l’Etat de coloniser l’enseignement au
profit d’une idéologie ou d’une métaphysique qui serait la sienne.
Autrement dit, Péguy introduit immédiatement un troisième terme :
celui de culture. Ou pour dire les choses autrement : la laïcité
n’est pas toute entière du côté du temporel, c’est le fait de
disputer à la religion le monopole du spirituel. Voilà, je crois, une
bonne base de départ.
La religion veut
exercer une sorte de mainmise sur le sacré et la laïcité est le refus de
cette mainmise. Péguy se réfère implicitement à la hiérarchie
pascalienne des trois ordres : la distance des corps aux esprits, qui
est infinie et qui figure la distance plus infinie encore des esprits à la
charité. Pascal lui-même a une propension à penser en termes dualistes :
la religion, la charité d’un côté, la chair de l’autre, puis lui-même,
qui doit concéder l’existence d’un domaine, l’indépendance de
l’ordre de l’esprit. Et la laïcité, et notamment l’école laïque,
incarne cette indépendance. Autrement dit, l’école laïque n’est pas
un espace profane. On peut profaner l’école laïque, car il s’agit
d’un espace séparé, fondé précisément sur ce refus du dualisme.
Il y a eu, en
France, un conflit très fort entre l’église et l’école républicaine,
l’église n’aimant pas qu’on lui dispute le monopole du spirituel. Et
l’on oublie aujourd’hui, confrontés que nous sommes à de nombreux
problèmes, que la République a été d’abord anti-cléricale ; on
oublie l’extrême sévérité de l’école laïque à l’égard de la
religion originelle des Français, à l’égard du catholicisme. Dans les
années 1960, lorsque des élèves entraient au lycée avec un crucifix sur
leur pullover, on leur demandait de le dissimuler.
Cette bataille était
menée au nom d’une autre idée de la vie de l’esprit. Et aujourd’hui,
l’idée que les instituteurs, les professeurs, sont les représentants de
la culture, et surtout l’idée corrélative selon laquelle l’école
n’est pas un espace profane, ces deux idées sont très fortement
combattues. D’abord, évidemment, par ce qu’on appelle pudiquement le
retour du religieux ; pudiquement, car l’on voit aujourd’hui –
pour des raisons très nobles – d’énormes efforts se déployer dans la
pensée et chez les hommes politiques pour noyer le poisson de
l’islamisme.
Le problème de
l’islamisme est à la fois interne et planétaire. On va parler du retour
du religieux et s’interroger sur le feu sacré qui nous animerait tous. Là
n’est pas l’essentiel. Il existe, en réalité en France, une sorte de
bras de fer, depuis 1989, entre la République et l’islamisme radical –
autour de la question du foulard. On peut regretter, qu’en 1989, cette
partie de bras de fer se soit aussi mal terminée et qu’ait prévalu
l’idée selon laquelle les principes devaient laisser place à une sorte
de négociation perpétuelle. On a, en effet, remplacé l’affirmation des
principes par la création d’un espace continu de négociabilité.
Mais pour en revenir
à la thématique générale, l’irruption du foulard islamique semble
signifier que la religion, ou cette religion-ci, a le monopole de la
transcendance et que ce monopole indiscutable doit être réaffirmé. A l’école,
effectivement, de donner les connaissances instrumentales utilitaires dont
on a besoin pour se débrouiller dans la vie. Il est faux de dire que
l’intégrisme est anti-moderne. Dès lors que la modernité, c’est la
technique au sens large, l’intégrisme en est preneur. Ce qu’il refuse
de prendre, c’est une autre hétéronomie que celle de la religion ;
c’est l’idée exprimée par Alain, dans « Les
principes de pédagogie », selon laquelle dans culture, il faut
entendre le mot culte. Non ! Il n’y a qu’un seul culte et, pour le
reste, il y a toutes les connaissances instrumentales dont on a besoin pour
devenir informaticien ou monitrice d’auto-école, comme la jeune femme
turque, apparue au journal télévisé de France 2 et dans le journal Libération,
qui affirme être à la fois moderne et voilée. Oui, en effet, on peut être
à la fois moderne et voilée, mais c’est précisément au détriment de
la culture. Tel est l’enjeu.
J’irai jusqu’à
dire que l’école aussi est un temple. Ce n’est pas seulement un
sanctuaire, c’est aussi un temple. Et on enlève son foulard dans ce
temple, précisément pour se rendre disponible aux grandes œuvres de la
culture, aux œuvres qui font l’humanité. Si l’instituteur, le
professeur est le représentant des poètes, des artistes, de la culture,
rien ne doit s’entremettre entre sa représentation et la réception par
l’élève. Or le foulard est quelque chose qui s’entremet, il s’agit même
d’un rideau que l’on tend devant la culture. Voilà ce que l’école,
en tant que temple, se doit de refuser. L’école est un espace séparé
qui obéit à ses propres règles : la laïcité.
En outre,
l’offensive islamiste est compliquée par une autre contestation ;
les islamistes radicaux parlent au nom de la transcendance qu’ils ne
veulent pas partager. Mais aujourd’hui, on entend un autre discours très
fort, celui de l’immanence absolue. Ce discours intègre toutes nos
vieilles distinctions dans de grands « englobants ».
Le premier englobant
est le social : tout est social. Et si tout est social, tout doit obéir
aux règles et aux lois du social. Le foulard est dans la société,
pourquoi ne pourrait-il pas être à l’école. Au nom de quoi l’école
serait-elle un sanctuaire et devrait-elle échapper aux règles du social ?
Deuxième englobant,
le culturel. Tout est culturel. Le foulard n’est pas moins révélateur
d’une identité que ne le sont les œuvres dites de culture. Cela nous met
dans l’horizon du relativisme : si tout est culturel, tout en vient
à s’équivaloir et il n’y a aucune raison d’opprimer une culture au
nom d’une autre. Le culturel et le social exigent la présence du foulard
à l’école, mais ils l’exigent aussi au nom d’une autre idée de la
laïcité. Le combat que nous vivons en France est celui des homonymes ;
nul en France n’est prêt à accepter la présence du religieux comme tel
à l’école. L’argument explicite des islamistes est refusé par tous.
Mais pour autant, les islamistes sont défendus par des sociologues, des
philosophes qui se disent laïques mais qui sont porteurs de cette tout
autre idée de la laïcité. Une idée de la laïcité qui nous fait vivre
dans un univers d’immanence absolue et pour laquelle aucune séparation ne
vaut.
Cette idée de la laïcité
fait apparaître Péguy, et ceux qui tiennent ce même raisonnement, comme
des esprits eux-mêmes religieux. La laïcité au sens de Péguy ou
d’Alain, c’est la dernière religion. La notion de culte contenue dans
culture semble absurde à ceux qui souhaitent laïciser notre rapport au
monde et lui faire subir une ultime désacralisation. Et c’est très
exactement ce qu’il ressort d’un ouvrage très intéressant de Christian
Baudelot – « Et
pourtant, ils lisent » -, paru en 1999, pour accompagner
l’ouverture du salon du livre. Christian Baudelot fait un constat
terrifiant : les élèves lisent de moins en moins et plus ils
grandissent, moins ils lisent. Mais il ajoute : ne pleurez pas, les
pleureuses sont stupides. Car en fait, ils lisent autre chose : ils
lisent sur internet, ils lisent des magazines, ils lisent Stephen King et
n’ont plus peur de l’affirmer. Ils ne sont plus intimidés, ils ne
s’inclinent plus devant la culture.
Les vieux tests, les
vieux sondages révélaient simplement une admiration protocolaire
d’individus encore courbés sous le joug de l’hétéronomie. Maintenant,
tout le monde relève la tête, affirme ses goûts sans complexe. Il
s’agit d’une grande et belle nouvelle, celle de la laïcisation de la
lecture ; c’est la fin, dit Christian Baudelot, de la lecture
avec un grand L. Voilà où nous en sommes, voilà comment la laïcité au
sens de Péguy est combattue, vidée de l’intérieur par une autre laïcité
vécue comme une sorte de combat héroïque pour l’émancipation ultime
des consciences.
Ultime grand
englobant : la démocratie. La démocratie qui avance en profanant
notre dernier culte, celui de la culture. Voilà qui rend la tâche de ceux
qui veulent aujourd’hui défendre la laïcité au sens de Péguy extrêmement
ardue.
J’ai cru, jusqu’à
ces derniers jours, que ce combat valait encore la peine d’être mené,
mais maintenant j’ai envie de jeter l’éponge. Je crois que c’est
perdu. Et ce du fait des mouvements de contestation actuels dans l’éducation
nationale, et surtout de la réception qui leur est donnée dans la plupart
des grands médias. En effet, j’ai été bouleversé lorsque j’ai vu, à
la télévision, des professeurs jeter des livres – à Rodez – ou quand
j’ai appris que certains les brûlaient ou les déchiraient. En
l’occurrence, vous aurez compris que je parle du livre que Luc Ferry a
envoyé à tous les professeurs. Il s’agit peut-être d’une maladresse
de communication, mais c’est tout de même un livre qui défend
l’intellectualité du métier de professeur. Dans ce livre, le ministre
est clair : ce n’est pas l’élève qui est au centre du système éducatif,
c’est ce qu’on lui transmet. Or l’instituteur et le professeur sont
les représentants de la culture. Et voilà la réponse qu’ils apportent !
D’aucuns
diront que cette réponse est peut-être très minoritaire. Sans doute, mais
elle est approuvée non seulement par des journaux qui dénoncent la
stigmatisation des professeurs, mais également par des syndicalistes – le
secrétaire général de la FSU a affirmé qu’il ne s’agit pas d’un
livre mais de propagande et qu’il n’a donc aucune importance – voire
par des hommes politiques : j’ai entendu François Hollande dire que
Luc Ferry est le premier homme politique à avoir transformé un livre en
boomerang. Or il s’agit là d’un événement extrêmement grave. Que
voulez-vous faire pour la culture quand un instituteur dit : « je
ne suis pas le représentant de la culture ». Vous ne pouvez rien
faire.
J’ajoute que les
choses sont encore aggravées par l’argumentation utilisée pour combattre
le nouveau système de retraite. Les professeurs peuvent invoquer de
nombreuses raisons pour ne pas travailler au-delà de 60 ans. Mais le motif
le plus souvent avancé peut se résumer à la photo d’une pancarte, publiée
par Le Monde, pancarte tenue par
une jeune femme et sur laquelle était inscrit : « Une instit.
vieille, ridée, sans énergie ne fait plus sourire ses élèves.
Laissez-moi faire mon métier le temps qu’il faut, 37,5 ans mais pas trop ».
Et combien d’instituteurs et de professeurs avons-nous entendu dire
qu’il ne faut pas imposer aux élèves la présence des vieux ! On ne
peut pas enseigner « gaga » devant un élève !
Que vous voulez vous
faire devant ce vitalisme, ce biologisme effrayant ? Qu’est d’autre
la culture que le contact avec les morts ? Qu’est d’autre
l’enseignement sinon la responsabilité pour un monde et pour un monde qui
est toujours vieux ? Qu’est d’autre cette transcendance, ce culte-là
sinon le culte des morts ? Je pourrais donc m’élever comme je le
fais une dernière fois contre ce genre d’attitudes en me disant que ce
combat a un sens ; mais je pense qu’il n’en a plus dès lors que
cette attitude est favorisée, soutenue par la doxa, par les journalistes,
par le pouvoir social.
Et à partir d’un
tel constat, certaines choses doivent être formulées et j’en
terminerai là. Premièrement, l’idée de la laïcité au sens de Péguy
est minoritaire, de plus en plus minoritaire dans le corps enseignant, et on
doit prendre acte de l’apparition d’un
« lumpen-professorat ». Deuxièmement, ce point de vue
minoritaire dans l’école est complètement absent du débat public sur
l’école. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas beaucoup
d’espoir. Légiférer en faveur de la laïcité est une initiative à la
fois légitime et, dans le contexte actuel, absurde. Que signifie légiférer
en faveur d’une laïcité complètement oubliée ? Je pense donc
qu’aujourd’hui tout est foutu !
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Merci Alain Finkielkraut, mais vous me permettrez de ne pas partager un tel
pessimisme. Il ne faut jamais jeter l’éponge car l’esprit de résistance
nous a permis d’être là où nous sommes. La parole est maintenant à Mme
Gaye Petek Salom, membre du Haut conseil à l’intégration.
Mme Gaye PETEK
SALOM, membre du Haut conseil à l’intégration : Merci monsieur le président. Il est difficile d’intervenir après
Alain Finkielkraut, mais je vais tout de même vous livrer mes observations
et vous faire part de quelques expériences.
Je suis en effet
membre du Haut conseil à l’intégration et chargée des questions liées
à l’intégration des populations immigrées, mais je suis également
directrice d’une association qui travaille autour de l’immigration
turque depuis de nombreuses années. Les réflexions que je souhaite
partager avec vous ont donc aussi trait à l’observation sur le terrain,
depuis plus de vingt ans, des enfants et de leurs parents.
Il y a une trentaine
d’années, lorsque les dernières vagues migratoires sont arrivées par
voie régulière et que l’on a accueilli les premières familles après la
loi relative au regroupement familial, la question du port d’un insigne
distinctif religieux revendiqué par des familles ou des jeunes dans l’école
ne s’était jamais posée. J’ai travaillé à l’accueil de familles
turques dès les années 1975-1976 et je n’ai jamais été confrontée, de
la part des familles anatoliennes dont les mères portaient un foulard à
leur arrivée en France, à une quelconque revendication à l’égard de
l’école, tendant à ce que les filles puissent le porter.
En 1989, à Creil,
avec les jeunes marocaines, il s’agissait bien d’une première tentative
de rendre visible l’appartenance communautaire religieuse à l’école.
En quinze ans, on peut dès lors s’étonner de l’augmentation des
« affaires ». Chaque année, environ 150 ou 200 jeunes filles résistent
et revendiquent le droit d’arborer un insigne religieux en n’hésitant
pas à faire appel aux tribunaux.
Mon expérience auprès
des populations originaires de Turquie me permet d’affirmer que les très
jeunes filles – 10 ou 11 ans – qui se voilent en entrant au collège, ne
le font pas par choix personnel, après réflexion. Je constate également
que les familles marocaines et turques – qui sont aujourd’hui les plus
impliquées dans la question du foulard – sont presque toujours soumises
à des pressions de réseaux islamistes radicaux, associations diverses et
mouvements très actifs de l’islam politique et confrérique turcs,
organisés en France à travers des associations « loi de 1901 ».
Il va de soi qu’un
règlement ou une loi devrait interdire le port de tous les signes
distinctifs religieux à l’école et dans la fonction publique. Néanmoins,
le voile est un signe particulier chargé de symboles.
Premièrement, le
voile est ségrégationniste. C’est le constat de l’inégalité et de
l’infériorité de la femme. L’espace public ne lui est pas autorisé,
à moins qu’elle n’y paraisse cachée sous son voile afin de ne pas être
offensée. Croyante, elle doit veiller, par son recouvrement, à sa pudeur
et à sa chasteté. A l’inverse, il faudrait donc penser qu’une jeune
fille non voilée est une incroyante, indigne de respect et donc a priori
pas sérieuse. Voilà bien une équation qui nous conduit aujourd’hui à
voir des jeunes filles obligées de marquer la distance avec les garçons
dans les établissements scolaires, de se vêtir quotidiennement de survêtements
informes pour qu’on ne voit pas leur corps et de baisser le regard devant
leurs camarades garçons si elles ne veulent pas se faire traiter de
« putes » dans le quartier, comme me le disaient très récemment
des jeunes filles d’un lycée de Clichy‑sous‑Bois, que j’ai
rencontrées pour débattre du thème des mariages forcés.
Rappelons ici les
termes du Verset 31 de la Sourate 24 du Coran : « Dis aux
croyantes de baisser leur regard, d’être chastes, de ne montrer que
l’extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine ».
C’est aussi récemment au nom de ces tabous et de ces interdits que l’on
a pu brûler vive une jeune fille, jugée trop légère, dans un local à
poubelle. Ce système oppressif, inégalitaire, patriarcal, guide également
des pratiques coutumières telles que les mariages forcés, les retraits
scolaires précoces des jeunes filles, les violences, etc.
Mais cela est un autre débat. L’école doit donc affirmer la loi et les
principes inviolables de la République que sont l’égalité et la liberté.
La République autorise à chacun de conserver ses traditions et sa culture,
mais celles-ci ne peuvent en aucun cas devenir les fondements de la loi.
Deuxièmement, le
voile est communautariste. C’est l’affichage d’une appartenance
religieuse, donc d’une différence qui confine au particulier. Or l’école
est un espace partagé où prime avant tout le vivre ensemble. La neutralité
est seule garante de l’universalité et de la paix scolaire.
Jamais, il y a
quelques années, on aurait vu sur les murs d’une école ou d’une
université des graffitis antisémites – j’ai vu cela récemment à Asnières
– tels que : « Dommage que les fours soient éteints ».
Ou encore, comme le signalait un directeur d’établissement que nous avons
auditionné au Haut conseil à l’intégration, des jeunes maghrébins
faire le signe de l’égorgement à des camarades qui ne pratiquaient pas
le jeûne du ramadan. Toutes ces choses sont insupportables dans
l’enceinte de l’école de la République. Il s’agit d’une tendance
extrêmement dangereuse qui consiste par ailleurs à pousser les individus
à se définir au travers de croyances et de pratiques qui concernent leur
vie privée. Des familles turques disent maintenant devoir être obligées
de se justifier devant leurs coreligionnaires s’ils n’imposent pas à
leur fille de se voiler à l’école. Des présidents d’association
disent aussi que des discussions malsaines s’instaurent, comme celle de
savoir si on est moins bon musulman lorsqu’on ne lutte pas contre l’école
pour y imposer le voile. Ce sont des propos que j’entends de la bouche de
musulmans pratiquants, présidents d’association cultuelles, et non pas de
laïcs convaincus.
Le port d’insignes
religieux à l’école pousse aussi à l’identification de la différence
et contraint les individus à se positionner. Le résultat est un amalgame
entre le culturel et le religieux. Au fil du temps, les structures publiques
ont considérablement réduit les aides aux actions sur les « cultures
d’origine », sous prétexte qu’elles n’entraient pas dans le
champ de l’intégration. Pourtant, on va encourager aujourd’hui des
associations cultuelles – sous couvert de la loi de 1901 – au nom de la
préservation de la culture réduite à la seule dimension religieuse – au
lieu de laisser s’exprimer la diversité. Si je suis différente parce que
je crois autrement, nos pratiques nous séparent. Alors que la diversité
culturelle, elle, est facteur de richesses, de connaissances, de partage et
de complicité.
L’école doit
former l’esprit critique en donnant de la connaissance sur les religions.
L’école n’a pas à s’adapter aux religions : c’est à elles de
respecter le contrat de l’école. Je mentionnerai ici cet enseignant turc
de langue et culture d’origine (ELCO) qui expliquait à ses collègues
français que le voile était interdit dans les écoles turques. Il fut
contredit par ces derniers qui avaient plusieurs fillettes voilées dans
leur classe. L’instituteur répondit : « Je sais, elles
sortent de votre cours avec leur voile et devant la porte de ma classe elles
l’enlèvent avant d’entrer ». Imaginez le dépit et la douleur
des enseignants français ! Ou encore ce père d’une collégienne
turque de dix ans, rétorquant à l’inspecteur d’académie qui faisait référence
à l’interdiction du voile dans son pays d’origine : « Oui,
c’est bien pour cela que nous sommes ici ».
Autrement dit,
lorsque la règle n’est pas posée, on ouvre une brèche qu’on risque un
jour de ne plus pouvoir colmater. Demain, s’exprimeront de nouvelles
revendications : salles de prières dans les écoles, viande hallal, etc. Récemment, en Alsace, on a déjà admis des horaires séparés
pour les garçons et les filles dans certaines piscines. Le repli sur soi
des musulmans accroît le radicalisme religieux, au demeurant seul rempart
contre l’intégration républicaine.
Troisièmement,
refuser le port d’un signe distinctif religieux à l’école serait
contraire à la démocratie. Dans une démocratie, un individu est libre de
corps et d’esprit. Et la première liberté est aussi celle de ne pas
croire. Comme par hasard, dans les écoles d’un certain nombre de pays
musulmans régis par la loi de la charia, il est interdit de venir sans
voile. La démocratie ne serait-elle valable qu’à sens unique ?
Comme par hasard encore, les défenseurs de cette démocratie à lecture
variable sont muets lorsqu’on oblige, ici ou là, le port d’une burka ou
d’un tchador à une fillette ou une femme, lorsqu’on la lapide pour
suspicion d’adultère ou encore qu’on la tue au nom de l’honneur.
Enfin, le voile est
une exclusion de la femme de la vie active et professionnelle. J’ai pu
apprendre qu’une fillette voilée rencontrée dans un collège de
l’Orne, jouait un an auparavant, à l’école primaire, au football et
suivait des cours de karaté. Elle a dû tout arrêter du jour au lendemain.
N’est-ce pas une soumission à son père bien plus qu’à Dieu ? Une
jeune fille pourra faire des études en étant voilée, mais les métiers de
la fonction publique lui seront interdits. Rares sont les entreprises privées
qui accepteront une ouvrière ou une employée voilée, à moins qu’il ne
s’agisse de sociétés islamistes – et cela m’a été confirmé par un
PDG d’entreprise à qui j’ai posé la question. Je ferai une parenthèse
pour vous dire que cela peut aller très loin : en Turquie, des étudiantes
en médecine ont réclamé une dispense de cours de médecine légale afin
de ne pas toucher le corps d’un homme pubère.
En acceptant la
visibilité des signes religieux dans l’enceinte de l’école, on admet
que s’expriment des identités communautaristes génératrices de droits
particuliers. Ces voiles ostentatoires sont des armes de destruction du
contrat républicain dans les mains d’idéologues radicaux qui veulent empêcher
l’émancipation et l’autonomie des jeunes filles. Nombre d’entre elles
attendent de l’école qu’elle les protège, les soutienne. L’école de
la République doit rester le lieu de partage d’une identité fédératrice
et de valeurs communes à tous.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
La parole est maintenant à M. Rémy Schwartz, maître des requêtes au
Conseil d’Etat.
M. Rémy
SCHWARTZ, maître des requêtes au Conseil d’Etat :
Monsieur le président, je voudrais tout d’abord saluer les élèves ici
présents du lycée Henri Bergson, ce lycée de l’Est parisien, dont je
suis ancien élève, ainsi d’ailleurs que de l’école publique du
quartier dit « Amérique, butte rouge » du XIXe
arrondissement. Par ailleurs, à l’ENA, nous étions trois à
être issus de ce quartier. Je tiens donc à remercier l’école laïque et
républicaine et le concours républicain, en mon nom et au nom de tous ceux
qui ont pu intégrer la haute fonction publique.
Il est difficile
d’intervenir après M. Finkielkraut et Mme Petek Salom, mais je
voudrais exposer la jurisprudence du Conseil d’Etat en trois points. Tout
d’abord, pourquoi le Conseil d’Etat a‑t‑il abouti à une
jurisprudence balancée, à savoir qu’il est interdit d’interdire par
principe le port de signes religieux, en ce qui concerne les élèves, mais
que des limites strictes sont posées ? Je voudrais ensuite rapidement
indiquer quelle est précisément la règle de droit dégagée. Et enfin, si
j’ai le temps, voir si des évolutions législatives sont possibles
juridiquement.
La jurisprudence
trouve son origine dans un avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989.
Puis le contentieux a pris le relais entre 1992 et 2000, avec une vingtaine
d’arrêt du Conseil d’Etat. Je viens d’en exposer le principe :
il est interdit d’interdire, par principe, le port de signes religieux,
sauf violation de certaines règles dont je ferai état dans un instant.
- Premièrement,
pourquoi le Conseil d’Etat a‑t‑il cru pouvoir dégager cette règle ?
Je crois que, selon son habitude, il a tenté de concilier des principes qui
pouvaient apparaître contradictoires, voire antagonistes. Comme il l’a
fait au début du XXe
siècle, quand il s’agissait de réglementer les sonneries de cloche, les
processions religieuses, ainsi que tout ce qui était manifestation de libre
expression dans la sphère publique. Le Conseil d’Etat a interprété le
principe de laïcité comme imposant le strict respect de toutes les pensées
et de toutes les convictions. Et la première règle est que
l’enseignement public est libre de toute attache religieuse et égal pour
tous.
Je citerai
rapidement les textes qui ont été évoqués tout à l’heure. Le principe
de la laïcité trouve sa première expression dans la loi du 28 mars 1882,
qui dispose que « dans l’enseignement primaire, l’instruction
religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires ».
Ce principe a été repris à l’article 17 de la loi du 30 octobre 1886,
relative à l’enseignement primaire : « Dans les écoles
publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un
personnel laïque ». Et la loi de 1905 a supprimé tout
financement du culte, à l’exception des aumôneries.
Ce principe a été
consacré dans le préambule de la Constitution de 1946, qui est intégré
dans la constitution actuelle – « L’organisation de
l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés est un
devoir de l’Etat » – et dans l’article 1er
de la Constitution de 1958 qui affirme le caractère laïque de la République.
La première portée de ce principe est l’affirmation d’un enseignement
délivré par l’Etat, enseignement libre de toute attache religieuse. La
deuxième conséquence est que la laïcité doit être respectueuse des
convictions de tous. Je citerai l’article X de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété
pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
Quant à la loi de
1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle affirme la liberté
de conscience et organise des aumôneries dans les services publics, précisément
pour permettre le respect par tous des convictions religieuses.
Le Conseil d’Etat
a interprété ce principe de laïcité comme imposant que l’enseignement
soit délivré et transmis en dehors de toute attache religieuse, afin de
respecter la foi et la conviction de tous.
Parallèlement à
cette conception de la laïcité, existe un principe également
constitutionnel de liberté de conscience qui est de plus consacré par les
conventions internationales. Je ne reviendrai pas sur la portée
constitutionnelle du principe de liberté de conscience, j’insisterai brièvement
sur les accords internationaux auxquels la France a adhéré : la
Convention européenne des droits de l’homme, la Convention du 15 décembre 1960
concernant la lutte contre les discriminations dans le domaine de
l’enseignement, les deux pactes internationaux du 16 décembre 1966
relatifs aux droits civils et politiques, d’une part, et aux droits économiques,
sociaux et culturels, d’autre part. De cet ensemble de normes
internationales, c’est évidemment l’article 9 de la Convention
européenne des droits de l’homme qui est le plus fort : « Toute
personne a droit à la liberté de penser, de conscience et de religion ;
ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi
que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement,
les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses
convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,
à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de
la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
J’ajouterai que le
législateur, en 1989, a repris cette logique posée par la Convention européenne
des droits de l’homme, puisque l’article 10 de la loi
d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 relative à
l’éducation affirme : « Dans
les collèges et les lycées, les élèves disposent dans le respect du
pluralisme et du principe de neutralité de la liberté d’information et
de la liberté d’expression ».
Une fois que des
normes sont adoptées, une fois que la France est partie à des conventions
internationales, une fois qu’une loi est votée, il revient ensuite au
juge d’appliquer ces normes auxquelles il n’est pas partie prenante
directement. Le Conseil d’Etat a donc essayé de concilier l’ensemble de
ces données : un principe de la laïcité entendu d’une façon plutôt
libérale et un principe constitutionnel, et consacré sur le plan
international, de liberté de conscience. C’est ainsi que le Conseil
d’Etat a jugé que la laïcité s’impose strictement aux agents publics.
Quel que soit le service dans lequel il travaille, un agent public, qu’il
soit ou non au contact du public, ne peut en aucun cas porter de signe
religieux (avis rendu en matière contentieuse, 3 mai 2000, Mlle Marteau).
En revanche, il a distingué les agents publics des usagers du service
public, considérant que la laïcité, telle qu’interprétée comme indiqué
précédemment, avait été conçue pour permettre le respect des
convictions de tous les usagers. Et c’est la raison pour laquelle il
existe, par exemple, des aumôneries dans les établissements publics.
- Deuxièmement,
quelle est précisément cette règle de droit ?
Le principe est
qu’il n’est pas possible, selon l’avis du Conseil d’Etat de 1989,
consacré ensuite par les décisions rendues au contentieux, d’interdire
par principe, en ce qui concerne les usagers, tout port de signes religieux,
sans qu’une différence soit faite entre une croix et un foulard (2 novembre 1992,
Kerouaa). Et un élève ne peut être sanctionné au seul motif qu’il
porterait un signe religieux. Un élève peut manifester ses croyances
religieuses dans son établissement par le port d’un signe religieux et il
n’est donc pas possible d’interdire, dans un règlement intérieur, le
port de signes religieux (20 mai 1996, ministre de l’éducation nationale
c/Ali ; 27 novembre 1996, ministre de l’éducation
nationale c/Khalid). Un signe religieux – et sans qu’une distinction
soit faite entre une croix, une kippa et un foulard – ne peut en soi être
considéré comme un acte de prosélytisme (27 novembre 1996, époux
Naderan).
Cependant, cette règle
est complétée par des principes très stricts. Par son comportement, l’élève
ne peut manquer aux règles fondamentales de l’enseignement public ;
il ne peut porter atteinte à la continuité du service, il doit respecter
tous les programmes, il ne peut arborer des signes religieux qui seraient
constitutifs d’un acte de prosélytisme, de provocation, il ne peut porter
atteinte à la liberté d’autrui, il ne peut perturber le déroulement des
activités d’enseignement, le rôle éducatif des enseignants, etc.
En cas de
non-respect de ces règles, il est légalement possible d’infliger des
sanctions lourdes allant jusqu’à l’exclusion. Par exemple, en ce qui
concerne des élèves qui « sécheraient » les cours d’éducation
physique (27 novembre 1996, époux Wissaadane), qui
refuseraient d’aller en cours un jour donné de la semaine pour des
motifs religieux (décision d’assemblée, 14 avril 1995, Koen et
Consistoire central des israélites de France). Un élève qui participerait
à des manifestations dans le lycée au motif de défendre ses convictions
religieuses pourrait légalement faire l’objet d’une exclusion (27 novembre 1996,
Ligue islamique du Nord). Et un élève doit, pour un certain nombre
d’enseignements, ôter les signes religieux, s’ils sont incompatibles
avec le bon déroulement de cet enseignement, en particulier le sport (10 mars 1995,
époux Aoukili) et a fortiori pour certains cours de physique
comportant des travaux pratiques. Il est possible d’exiger le port de
tenues compatibles avec le bon déroulement des cours, notamment en matière
de technologie et d’éducation physique et sportive, sans qu’il y ait nécessité
de justifier dans chaque cas particulier l’existence d’un danger pour
l’élève (10 octobre 1999, ministre de l’éducation nationale c/ Epoux
Aït Ahmed).
Il est évident que
cette jurisprudence est très difficile à manier, notamment lorsqu’il
s’agit de faire le partage entre signe ostentatoire et signe qui ne serait
pas ostentatoire.
J’ajouterai, pour
compléter cette jurisprudence, que reste toujours d’actualité la bonne
vieille jurisprudence relative aux troubles à l’ordre public (19 mai 1933,
Benjamin). En effet, le Conseil d’Etat a assimilé les sanctions prises à
l’égard des élèves à des mesures de police intérieure. Et dès lors
que nous sommes sur le terrain de la police, il est possible en cas de
trouble à l’ordre public, en fonction de considérations de temps et de
lieux, de prendre des mesures d’interdiction. S’il n’est pas possible
de poser des mesures d’interdiction générale et absolue, il serait
possible, dans un établissement donné, en fonction de troubles à
l’ordre public, d’imposer une interdiction motivée par des
circonstances de temps et de lieux. Tel est le sens implicite de l’arrêt
Yilmaz du 14 mars 1994.
- Enfin, très
rapidement, quelles sont les évolutions possibles ?
Peut-on faire évoluer
cette règle de droit ? Affirmer l’interdiction du port de tout signe
ostentatoire n’apporterait strictement rien puisque tel est l’état du
droit aujourd’hui. Imposer l’interdiction de tout signe religieux au
sein du système éducatif, du moins en ce qui concerne l’enseignement
primaire et secondaire, telle est la vraie question. Elle suscite néanmoins
deux interrogations : la question constitutionnelle et celle de la
Convention européenne des droits de l’homme. Quelle lecture le juge
constitutionnel ferait‑t‑il du principe de liberté de
conscience ? Autoriserait-il qu’une atteinte générale lui soit portée
au sein des établissements d’enseignement public ?
La deuxième
interrogation porte sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme. Cette jurisprudence rejoint assurément celle du Conseil
d’Etat en ce qui concerne les agents publics. La Cour européenne des
droits de l’homme a eu exactement le même raisonnement que le juge
administratif français, en considérant que le service public est un choix
de l’agent – il n’est pas tenu de choisir de travailler pour l’Etat
ou pour une personne publique. Il ne peut en conséquence s’affranchir des
obligations du service public (Cour européenne des droits de l’homme, 12 mars 1981) :
vous avez évoqué, monsieur le président, cette décision concernant
l’instituteur musulman qui souhaitait s’absenter le vendredi pour des
raisons religieuses.
Les Etats peuvent
restreindre la liberté des agents publics de manifester leurs convictions
religieuses ; car il n’y a pas de droit à intégrer une fonction
publique (Cour européenne des droits de l’homme, 8 mars 1976).
Les Etats peuvent sanctionner les agents publics manifestant dans leur
service leur conviction religieuse (Cour européenne des droits de
l’homme, 6 janvier 1993, Yanasike contre Turquie). Et un agent
public peut être sanctionné en raison de comportements prosélytes dans
son service (Cour européenne des droits de l’homme, 24 février 1998) :
cela visait le comportement d’un certain nombre d’officiers pentecôtistes
au sein de l’armée grecque. La Cour européenne a également validé une
sanction prise à l’encontre d’un enseignant manifestant ses convictions
auprès de jeunes enfants.
Je terminerai,
monsieur le président, en invoquant néanmoins une difficulté : la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est très
laconique en ce qui concerne les usagers du service public. Il y a
uniquement une décision, évoquée tout à l’heure, concernant une étudiante
d’une université turque, sanctionnée pour le port d’un signe religieux ;
les motivations de l’arrêt sont toutefois ambiguës puisque la Cour a
fondé sa décision sur deux motifs : d’une part, elle a relevé que
l’intéressée avait choisi de poursuivre ses études dans un établissement
d’enseignement supérieur laïque, ce qui signifiait qu’elle pouvait
poursuivre des études dans un établissement religieux ; d’autre
part, la Turquie est un pays très fortement musulman et l’interdiction du
port du foulard vise aussi à protéger les minorités. Il s’agit d’un
arrêt spécifique à la situation turque.
Voilà, monsieur le
président, quel est l’état du droit.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
La parole est à M. Alain Seksig, chargé de mission à la direction de
l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale.
M. Alain
SEKSIG, chargé de mission à la direction de l’enseignement scolaire du
ministère de l’éducation nationale : Dans un texte intitulé
« Clarté, fermeté, laïcité » qui a été publié dans le
journal Libération le 12 novembre 1999, Mme Petek Salom
ici présente et moi écrivions : « Tout serait beaucoup plus
clair, beaucoup plus simple si une loi venait préciser la laïcité
scolaire, ses exigences et ses modalités d’application. A
fortiori, à l’heure où tout le monde se réclame de la laïcité mais
sans toujours lui donner le même sens ».
Rien depuis ne nous
a paru de nature à invalider notre proposition, bien au contraire. De
nombreux professeurs, des militants associatifs, des personnalités
politiques de la majorité comme de l’opposition l’ont reprise et développée.
C’est une bonne chose ; quelle que soit la manière dont la question
sera tranchée, il est sain que le débat ait lieu. Prenons le temps de ce débat,
en précisant que la loi n’est pas exclusive d’autres initiatives. Je
fais référence en particulier au travail qui avait été amorcé, voici
deux ans, par le comité de réflexion et de proposition sur la laïcité à
l’école que nous avions créé au ministère de l’éducation nationale
avec Jack Lang, et qui avait commencé à travailler sur une charte de l’école
laïque et sur les contenus de formation dans les instituts universitaires
de formation des maîtres sur la laïcité. Je me réjouis que les ministres
s’apprêtent à réunir à nouveau ce comité le 11 juin, mais je ne
peux m’empêcher de regretter qu’ils aient ignoré son travail pendant
un an. On a sans doute perdu du temps.
C’est sans
enthousiasme débordant que j’en suis personnellement venu à cette
proposition de légiférer. J’aurais préféré que la laïcité continue
simplement à faire autorité, qu’ici ou là on ne la tienne pas pour datée
mais au contraire, partout, comme faisant date. Aujourd’hui, nous
n’avons plus le choix, sauf à dire comme Alain Finkielkraut que « c’est
foutu ». Je tiens d’ailleurs à lui dire que je souscris intégralement
à ses propos.
Pour avoir travaillé
avec Jack Lang, j’ai été moi-même absolument révulsé par les images
que j’ai vues à la télévision de professeurs jetant, déchirant le
livre de Luc Ferry. Cette attitude est absolument indigne de professeurs. Un
livre, ça se lit, ça se discute, on oppose des arguments à des arguments,
ça ne se déchire pas. Cela tient de l’autodafé et c’est inadmissible.
Je partage donc largement le pessimisme d’Alain Finkielkraut, mais j’ai
fait mienne depuis longtemps cette phrase de Scott Fitzgerald :
« Il doit être possible de concevoir que le monde est sans espoir
et être cependant décidé à le changer ». Alain Finkielkraut
partage sûrement ce point de vue.
Nous avions le
choix, il y a quatorze ans, lorsque éclata la première affaire du foulard.
Nous ne l’avons plus aujourd’hui. La confusion est telle qu’elle
appelle fermeté et clarté dans la définition des principes. Seule la
fermeté sur les principes, qui n’est précisément pas la fermeture mais
au contraire la condition même de l’ouverture et du dialogue, peut
permettre la souplesse dans leur application. Au lieu de quoi, au cours de
ces quatorze dernières années, nous avons eu souvent à nous plaindre en
matière de laïcité d’une approche rigoureusement inverse : floue
sur les principes, autoritaire dans la pratique car il faut bien décider
quelque chose en fin de compte.
Aujourd’hui dans
l’école publique, on ne sait plus très bien à quel saint laïque se
vouer. Tant bien que mal on tient bon. Dans les situations particulièrement
conflictuelles, comme à Tremblay‑en‑France, à Flers ou à
Lyon, au lycée de La Martinière, on fait front. Mais en plus d’un
endroit, il arrive qu’on ne sache tout simplement plus ce que laïcité
veut dire.
Je prendrai quelques
exemples. Dans un grand lycée de la région parisienne, fin novembre/début
décembre 2001, un conseiller principal d’éducation, en fin de journée,
vers 17 h 45, entend du bruit dans une salle de classe. Il sort de
son bureau, se dirige vers une salle et voit un groupe de jeunes lycéens en
train de ripailler :
- « Qu’est-ce
que vous faites là ? Seuls, à manger ? »
- « Mais
monsieur, on casse le jeûne du ramadan ».
- « Vu
l’heure, soit vous êtes chez vous pour rompre le jeûne, soit, si vous êtes
au lycéen, vous êtes en cours ».
- « Mais
on a demandé au prof ! ».
Le jeune professeur
de mathématiques, qui fait bien son travail, en fin de semaine, à la dernière
heure, n’en peut plus et laisse faire ces jeunes qui viennent lui dire au
début de son cours : « On a rien mangé, on a faim ! Il
faut qu’on rompe le jeûne du ramadan ».
Dans un grand lycée
de la région parisienne, quelques élèves de confession musulmane ont
souhaité se regrouper dans l’une des salles du réfectoire. Cela
paraissait humain. Aucune opposition ne leur a été formulée.
Aujourd’hui, cette salle a été totalement investie, annexée même, par
plus d’une centaine d’élèves, et gare à celui qui oserait se présenter
dans cette salle avec une tranche de jambon sur son plateau !
Voici une autre
anecdote que je tiens de M. Ali Arabi, un ami proviseur en retraite. Il y
a une dizaine années, il reçoit un appel d’un de ses amis proviseur :
« Une jeune fille voilée veut faire sa prière, elle me demande la
direction de la Mecque ». On ne sait plus si l’on doit autoriser
ou non ce type de comportement. Il a fallu que ce soit M. Arabi qui lui
explique ce qu’est la laïcité et que l’école n’est pas un lieu de
prière, même si ce doit être un temple.
Dans une école
primaire de la région parisienne, une directrice a été menacée et est en
cours de procès actuellement avec le père d’un élève, islamiste
militant, qui lui reproche d’avoir laissé son enfant de trois ans
manger du jambon alors que cela lui était formellement interdit.
Qu’a-t-elle fait au juste, comme d’ailleurs nombre de directeurs et
directrices d’écoles ? Elle a affiché au réfectoire la liste des
enfants qui ne doivent pas manger de porc. Et quand cette liste n’est pas
affichée, le personnel se charge de distinguer le « bon grain de
l’ivraie »… Les élèves entre eux s’encouragent, se disputent
sur la question : « tu ne dois pas manger de porc, tu n’es
pas un bon musulman », « mais toi tu es juif, tu ne dois
pas en manger non plus »,
etc.
Le personnel des établissements
scolaires est perdu. Il est temps de refonder, comme le disait le ministre,
l’idée et les principes laïques. S’agissant du port de signes
religieux ou, concernant le voile islamiste, politico-religieux à l’intérieur
des établissements, face au même type de situations les réponses peuvent
radicalement diverger d’un établissement à un autre, parfois voisins de
quelques centaines de mètres.
Comment en est-on
arrivé là ? La fausse bonne idée de s’en remettre à l’avis du
Conseil d’Etat en lieu et place de la décision politique qui s’imposait
dans une telle situation, pour inconséquente qu’elle fut et ravageuse
dans ses implications, n’est pas seule en cause. De longue date, au sein
de l’éducation nationale, on recommandait tout à la fois de partir du vécu
de l’enfant et de valoriser les différences culturelles. Ces
orientations, que l’on présente encore aujourd’hui comme novatrices, même
si elles n’en finissent pas d’être ressassées depuis trente ans et
plus, ont en l’occurrence brouillé aux yeux de nombreux enseignants la
saine distinction entre ce qui peut se dire et se faire dans l’espace
public et ce qui ressortit à la sphère privée.
Ainsi, ce qui était
jadis proprement inimaginable devient à présent monnaie courante. A l’école
élémentaire même, des enseignants, sous couvert d’aborder en classe
l’histoire des religions et soucieux de partir du vécu de l’enfant,
n’hésitent pas à demander à leurs élèves qui dans la classe est
catholique, protestant, juif, musulman. Et de décliner à leur tour,
c’est le cas de le dire, leur profession de foi. Un professeur de lycée
de la banlieue parisienne me disait l’an dernier : « Mais si
mes élèves me demandent qui je suis, si je crois en Dieu, quelle est ma
religion, je suis obligé de leur répondre, je ne peux pas rester indifférent
sur mon estrade ». Je lui ai répondu : « Rien
n’oblige un professeur à répondre à une telle interpellation, encore
moins à descendre de son estrade. Son devoir est précisément la réserve,
la retenue, la neutralité, l’indifférenciation, la distance ; ce
qui n’exclut nullement l’engagement professionnel et la bienveillance
envers les élèves ».
Il a été demandé
dans les établissements scolaires de faire travailler les élèves sur leur
identité. Il y a là un vain et sot projet de demander à des élèves de
se raconter, de définir leur identité. D’abord, parce que ce que l’on
appelle communément l’identité d’un individu ne saurait résider tout
entière dans le lieux et les conditions de sa naissance. Pour importants,
pour déterminants sans doute que soient ces facteurs, il ne s’agit pas de
les minimiser, on ne saurait résumer ou réduire à eux seuls la réalité
d’un individu tout entier. A fortiori à l’école, où par définition
la personnalité des individus, leur identité est en formation, en élaboration.
Dans les années
1960-1970, les enseignants disaient aux parents de nationalité étrangère
scolarisant leur enfants à l’école française : « Si vous
voulez que votre enfant maîtrise bien la langue française et réussisse à
l’école, à la maison, parlez-leur français ». Résultat :
les parents parlaient un français approximatif, dont bien souvent les
enfants se moquaient, quand ils n’en avaient pas honte. En 1973, on crée
les enseignements de langue et culture d’origine auxquels faisait référence
tout à l’heure Mme Gaye Petek Salom. Et à partir de là, puis dans
les années 1980, le discours a changé. On a alors dit à ces mêmes
parents : « Si vous voulez que votre enfant se sente à
l’aise dans ses baskets, et qu’ainsi il s’épanouisse à l’école
sans entraves, à la maison, parlez-lui votre langue d’origine ».
Dans les deux cas,
on est tenté de dire : de quoi je me mêle ! Il appartient aux
seuls parents de décider en quelle langue ils entendent chez eux, entre
eux, parler avec leurs enfants. En revanche, il incombe à l’école de ne
pas oublier ce qu’elle doit faire pour que ces enfants, comme tous les élèves
qu’elle scolarise, se sentent chez eux dans la langue française. Le temps
m’est compté, je m’arrête, mais il y aurait encore beaucoup à dire.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Je demande à présent à M. Alain‑Gérard Slama de faire la
synthèse de ce qui vient d’être dit et d’ouvrir la discussion.
Ensuite, nous entendrons les élèves, car je suis édifié par la qualité
de leur écoute. Enfin, je donnerai la parole à M. Yves Durand avant
de lancer le débat. Monsieur Slama, vous avez la parole.
M. Alain-Gérard
SLAMA, professeur, membre du comité éditorial du Figaro :
Je me sens un peu dans la situation du professeur de mathématiques dont il
vient d’être question et qui, en fin de journée, parle le dernier :
c’est une situation à la fois inconfortable et confortable.
Nous sommes bien
dans les certitudes avec lesquelles j’arrivais, c’est-à-dire que nous
assistons à un choc de cultures et que notre pays – ce qui donne le
sentiment parfois que nous sommes « foutus » – est heurté de
front par plusieurs phénomènes convergents :
- Premièrement,
par l’apparition d’une génération d’enfants issus d’immigrés qui
ont des comptes à demander à une société qui ne les pas bien accueillis
- soyons honnêtes, et dans laquelle un travail de mémoire extrêmement
tardif vient réveiller de vieux ressentiments liés à la période
coloniale.
- Deuxième
choc, au moins aussi important que le premier, nous assistons à la
confrontation de notre droit avec un droit européen ainsi que l’a
excellemment rappelé notre ami maître des requêtes au Conseil d’Etat.
- Enfin troisième
phénomène, l’évolution de notre propre droit interne. En entendant
rappeler l’avis du Conseil d’Etat de 1989, je me disais que ces
conseillers d’Etat, très soucieux de garder l’esprit de leur
jurisprudence, auraient eu intérêt quelquefois à suivre, à
Sciences‑Po ou ailleurs, des cours d’histoire des idées politiques.
En effet, ils y auraient vu que la laïcité à la française – et c’est
la raison pour laquelle ce choc existe – a une spécificité par rapport
à toutes les autres formes de laïcité, que l’on emploie ou non le mot,
dans l’ensemble des démocraties développées : elle ne se contente
pas d’affirmer le pluralisme scolaire. Elle ne se contente donc pas de
dire que le fait d’arborer des signes d’appartenance religieuse dans un
endroit tel que l’école ne serait pas condamnable en soi, dès lors que
ce serait l’expression d’un pluralisme assumé et ne dérangeant pas
l’ordre public.
Car la laïcité à
la française, c’est aussi un combat et une doctrine. J’ai apprécié
qu’Alain Finkielkraut le rappelle : la laïcité est sans doute en
concurrence avec les religions ; elle a essayé de bâtir, mais elle
n’y est pas parvenue, un sacré face au religieux et nous aurions pu citer
d’admirables textes de Nietzche parallèlement à ceux de Péguy. Pour
affirmer quoi ? Et c’est là que je vais apporter ma pierre
personnelle à l’immense construction qui vient de nous être présentée.
La laïcité à la
française n’est pas seulement une doctrine pluraliste ; c’est une
représentation de l’homme, c’est un combat pour l’idéal d’une société
constituée d’individus autonomes et aussi rationnels que possible. Elle
ne se borne pas à affirmer la tolérance à l’égard de toutes les
religions ; elle se distingue par rapport aux autres formes de laïcité
par le fait qu’elle respecte la liberté de penser de tous les citoyens,
à commencer par les libres penseurs. Ces 80 000 libres penseurs dont
parlait M. Dubernard doivent eux aussi être respectés. D’ailleurs,
ils ne sont pas eux‑mêmes directement à l’origine de la loi de
1905. Nous savons très bien que le père Combes était un homme religieux. Et avant de s’orienter vers la
séparation de l’église et de l’Etat, inspirée en tout premier lieu
par Aristide Briand, il était partisan d’un concordat, d’une espèce de
loi Sarkozy avec les catholiques de France.
Nous sommes donc
dans une autre logique : bien que les libres penseurs n’aient pas à
proprement parler fait la loi de 1905, il est vrai en revanche que le
respect fondamental de la liberté de penser est au centre de cette loi.
Celle-ci demande à ceux qui croient de respecter ceux qui ne croient pas ;
elle demande à ceux qui réclament la tolérance de ne pas l’exiger
seulement à leur propre égard.
Et par rapport aux
Etats-Unis, où Dieu est inscrit dans la Constitution, où le Président prête
serment sur la Bible, où figure sur les billets de banque la mention« In
God we trust », la laïcité française constituerait plutôt un
progrès. Nous voyons où mène le « In
god we trust » quand il conduit à interpréter un choc de
cultures en termes de guerre de civilisation.
On cite toujours la
fameuse lettre de Jules Ferry qui invite les instituteurs à ne rien dire
qui puisse blesser la susceptibilité d’une seule personne. Mais on arrête
souvent la citation à « si vous êtes dans ce cas, abstenez-vous
de le dire ». Or qu’ajoute Ferry ? « Sinon parlez
hardiment. Car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas
votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain. – on rejoint
là le texte de Péguy, cité par Alain Finkielkraut tout à l’heure
‑ C’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles
de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Parlez
donc hardiment ».
Je rappellerai
maintenant deux points pour engager le débat.
Un argument en
faveur de la laïcité à la française est exposé par Rousseau, dans « Le
contrat social » : aucune règle ne peut être acceptée par
quiconque, ni même conçue par quiconque, s’il ne pense au préalable
qu’elle lui sera applicable et appliquée. Et en tant que telle, la
conception française de la loi et de la volonté générale repose sur un
individualisme fondamental. Autrement dit, il ne peut y avoir, dans une société,
des groupes qui revendiquent des règles particulières pour eux-mêmes.
Nous le savons tous. Cela veut bien dire – et Rousseau insiste beaucoup
– que de proche en proche, une société dans laquelle on accepte
d’accorder des règles particulières à un groupe donné est une société
qui finit par se défaire. En effet, les revendications jouent comme des
dominos les unes par rapport aux autres et contribuent à son éclatement.
Enfin, notre culture
qui remonte à la Renaissance, aux humanistes, est au fond le rejet du fait
identitaire. Il est de l’intérêt de l’être humain, il est même de
son devoir, d’écarter toute revendication d’appartenance qui implique
en tant que telle une limitation de la liberté. L’identitarisme substitue
à la libre volonté par laquelle nous nous construisons l’acceptation de
déterminismes liés aux lieux, à la génération, aux différences
physiques par lesquelles nous prétendons nous caractériser, voire à la
race. La conception républicaine de la liberté récuse toute allégeance
identitaire, parce qu’elle a de l’individu une idée plurielle. Nous
nous assumons par notre moi et par l’exercice de notre responsabilité,
mais nous sommes multiples. C’est dans le système totalitaire que l’on
vous dit : « Tu as dit cela, tu as tel trait caractéristique,
tu portes un foulard, donc tu es ceci ou cela ». On déduit
d’une apparence un être. Chacun de nous est multiple et le réduire à
une seule définition revient à nier sa liberté. Réduire un individu à
une identité unique et totalisante a été l’un des objectifs des régimes
totalitaires. Et j’ajoute que cela est incompatible avec le message
religieux tel que le conçoivent les intégristes.
Alors faut-il légiférer ?
Je ne le pense pas. Nous avons tout ce qu’il faut dans nos textes. En écoutant
M. Rémy Schwartz, on voit bien qu’il existe des interprétations
possibles de la loi selon que l’on regarde le voile – et dans ce cas
c’est dérisoire – ou ce qui se passe sous le voile. Et bien évidemment,
l’essentiel n’est pas le voile lui-même, mais ce à quoi il renvoie. Or
ceux qui appliquent la loi ont suffisamment de liberté. C’est une affaire
d’indication. Il m’est difficile d’intervenir après Jean‑Michel Dubernard
car ses propos rejoignent intégralement ma pensée : il faut relaïciser
le débat sur la laïcité. Cela passe évidemment par l’école, mais il
conviendrait aussi que ceux qui ont la charge de notre droit ne se considèrent
pas uniquement comme des émanations du tout social ou du tout culturel. Ils
doivent aussi s’appliquer à fonder leur jurisprudence en fonction de ce
qu’on leur a appris de notre passé et de notre culture.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président : Nous allons à présent commencer le débat
en donnant la parole aux jeunes, puis je demanderai à M. Yves Durand
d’intervenir. Monsieur Ahamada, qu’avez-vous pensé de ces
brillantes interventions de nos éminents spécialistes, philosophes,
ministre ? Vivez-vous ce problème comme eux ?
M. Hassani
AHAMADA, élève de terminale L du lycée Henri Bergson de Paris :
Monsieur le président, messieurs les députés, lorsqu’on demande
aux jeunes « Qu’est-ce que la laïcité ? », ils répondent
sans hésiter : « C’est ne pas porter le voile, ne pas parler
de religion à l’école ». Or en vous écoutant, j’ai appris ce
qu’était vraiment la laïcité. Je crois donc que le problème des jeunes
est d’abord un problème de compréhension.
La France est un
pays laïque et démocratique qui assure les libertés des citoyens et qui
respecte les croyances. Or cela conduit certains religieux à construire des
écoles, comme à Lille, par exemple, où vient d’ouvrir la première école
musulmane. Ne pensez‑vous pas que les religieux considèrent le fait
d’interdire le port d’un signe religieux comme un acte raciste ?
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président : C’est une bonne question que je pose aux
grands témoins. Ils reprendront la parole à l’issue des interventions de
la salle. M. Belhadj, vous avez la parole.
M. Sami BELHADJ,
élève de terminale L du lycée Henri Bergson de Paris :
Nous savons tous que les écoles assurent un enseignement laïque et exempt
de toute éducation religieuse. L’idée de laïcité est une idée noble
qui mérite d’être protégée mais également réédifiée. Selon notre
ami philosophe Alain Finkielkraut, l’école est le temple du savoir et de
la culture. Aussi ne pensez-vous pas qu’un enseignement religieux pourrait
être profitable, ne serait-ce que pour la culture et l’épanouissement du
sens moral chez certains jeunes déboussolés ?
Je sais combien il
est difficile d’éviter le prosélytisme et l’intégrisme religieux qui
trouvent leurs racines dans l’ignorance. Mais peut‑on concilier
valeurs républicaines et enseignement religieux au sein d’une école laïque
où la religion serait enseignée d’une manière éclairée, c’est-à-dire
grâce à la lumière naturelle de la raison humaine ?
Mlle Marie
PIVETTE, élève de terminale L du lycée Henri Bergson de Paris :
J’ai lu, dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi, que
l’absentéisme pour motifs religieux n’était pas autorisé. Or je
voudrais rappeler que le calendrier scolaire et les congés comme
l’Ascension, la Pentecôte sont fondés sur le christianisme. Je considère
donc qu’il n’y a pas d’égalité car il n’y a pas de jour férié
pour les fêtes musulmanes.
Une élève de la terminale L du lycée Henri Bergson de Paris :
Ce que j’ai entendu aujourd’hui me fait un peu peur, car je constate
qu’en France il n’y a pas d’intégration, mais plutôt une
assimilation. Je prends l’exemple d’un élève musulman qui va dans une
école laïque. Il est musulman, il restera musulman, c’est son identité.
On ne peut pas lui demander de laisser son identité en dehors de l’école.
Je ne comprends pas
pourquoi le port du foulard pose problème. Pour les occidentaux, porter le
voile, c’est réduire la femme, la rabaisser. Mais les musulmans ont un
autre point de vue : pour eux, la femme est sacrée et porter le voile
est un moyen de la respecter et de la valoriser. Il n’y a pas une vision
universelle, mais une autre manière de penser. Et je ne comprends pas
pourquoi mes copines de lycée sont obligées d’enlever leur voile. On les
pousse en réalité à être laïques et je considère cela comme une sorte
d’ethnocide. Si une femme ne porte pas le voile au lycée ou sur son lieu
de travail, où peut‑elle donc le porter ? À la maison ?
Voilà ce que je ne comprends pas.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Je me demande, en vous entendant, si les enseignants expliquent suffisamment
le contexte historique de la loi sur la laïcité de la fin du XIXe siècle.
Il convient de se rappeler les bains de sang, les croisades, les guerres de
religion, la révocation de l’Edit de Nantes… Cela s’est terminé par
la laïcité, il y a 150 ans. Le devoir de mémoire s’impose sur ce
point.
Mlle Sonia
LITAIEM, élève de terminale L du lycée Henri Bergson de Paris :
Je voudrais répondre à ma camarade. Si l’on accepte tout insigne religieux
dans les écoles au motif qu’il s’agit d’une identité, on fait place
en même temps au communautarisme et à la discrimination – et je parle là
en connaissance de cause. Si on laisse entrer la religion au collège et au
lycée, on se rendra vite compte en effet que les communautés religieuses
feront elles aussi des discriminations envers les autres communautés
religieuses. Cela créera des tensions. Ce n’est donc pas une bonne idée.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Je remercie les élèves du lycée Bergson et leur professeur d’histoire-géographie
qui pourra réagir à la fin du débat, juste avant l’intervention de M. Luc
Ferry, afin de nous dire ce qu’il en a pensé. Je m’adresse à présent
à Yves Durand : monsieur le député, faut‑il légiférer ou pas ?
M. Yves
DURAND, député du Nord :
Je ne voudrais pas apporter à cette question directe une réponse de
normand. Je dirais que, pour l’instant, je n’en sais rien. Pour apporter
une réponse adaptée, nous devons prendre un moment de réflexion. Et en
quelques minutes, monsieur le président, je voudrais essayer de m’y
livrer.
Je voudrais tout
d’abord remercier les élèves, à la fois de leur franchise et de leur
courage d’avoir clairement énoncé leurs opinions, même si elles ne sont
pas partagées par l’ensemble de la salle ; la capacité de dire
clairement ce que l’on pense, bien que l’on ne soit pas majoritaire,
constitue aussi un des éléments de la laïcité.
Je me réjouis que
la laïcité, ainsi que l’a rappelé Xavier Darcos, revienne au premier
plan du débat public et du débat politique. Cela prouve, s’il en était
besoin, qu’il s’agit d’une valeur qui est terriblement d’actualité,
tout simplement parce qu’elle est universelle. Elle vaut donc évidemment
mieux que les débats politiciens que nous pouvons avoir et ne peut être
ramenée à une simple contestation de la loi d’orientation sur l’éducation
de 1989.
Je n’aurai pas la
prétention de me placer à un niveau strictement philosophique et j’éviterai
de terminer sur les retraites ou sur les mouvements actuels dans l’éducation
nationale. Je voudrais juste dire que j’ai une totale confiance dans l’école
et dans ceux qui la servent, notamment en ce moment.
Peut-on légiférer ?
Doit-on le faire ? Pour répondre clairement à cette question, il
convient d’abord d’éviter d’enfermer la laïcité dans le seul lieu
de l’école. La laïcité n’est pas un problème uniquement scolaire ;
il s’agit d’un problème politique au sens large du terme, il s’agit
de dire que nous voulons une société laïque. Et c’est parce que nous
voulons que l’école soit au cœur de la société, que nous défendons la
laïcité à l’école. L’espace public dans son ensemble est un espace
laïc. Rémy Schwartz a d’ailleurs précisé tout à l’heure que le
problème se pose dans la fonction publique.
Il convient aussi de
rappeler les principes fondateurs de la laïcité. On a parlé des lois de
Jules Ferry, mais le vrai principe fondateur, la véritable loi qui institue
la laïcité de la société, et non pas uniquement de l’école, c’est
la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, dont les termes
sont à la fois très clairs, très beaux et presque philosophiques :
la République ne reconnaît aucun culte mais elle les connaît tous. Là
est le fondement même de la laïcité. Cela répond en particulier à
l’interrogation de cette jeune fille qui disait : « Pourquoi
nous obligez-vous à ne pas porter le voile ? » La laïcité
n’est pas antireligieuse. C’est justement la valeur qui permet d’avoir
soi-même, individuellement, sa propre religion et de la pratiquer ou de ne
pas en avoir.
Proclamer la laïcité,
c’est important, essentiel, mais pas suffisant. Il faut la faire vivre, et
notamment à celles et ceux qui, aujourd’hui encore, comme au moment où
elle a été établie par la loi de 1905, la contestent ou n’en voient pas
l’utilité essentielle. Je ne souhaite pas, parce que je suis un fervent
militant laïque et que je considère qu’elle est la base même du
« vivre ensemble » sans lequel il n’y a ni liberté
individuelle, ni société démocratique, que l’affirmation de la laïcité
provoque un afflux vers des écoles religieuses, qu’elles soient
coraniques, catholiques, protestantes ou israélites ; ce serait un échec
de la laïcité elle-même. Au contraire, pour faire vivre la laïcité, il
convient de la faire comprendre.
Et pour ce faire, je
reprendrai ce que disait Jean Jaurès au sujet de la question laïque, en
rappelant qu’avec Aristide Briand il a été le véritable initiateur de
la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat trop souvent attribuée
au petit père Combes, lequel voulait contrôler l’Eglise mais pas la séparer
de la société – ce en quoi il n’était pas véritablement un laïque
d’ailleurs. A l’inverse d’Alain Finkielkraut, je pense avec Jaurès
qu’il faut lier la question laïque et la question sociale. On ne peut pas
dire à une jeune fille ou un jeune homme : « Abandonnez dans
l’espace laïque vos signes identitaires » si dans le même
temps on ne conduit pas une politique républicaine d’intégration et d’égalité
des chances. L’école laïque est celle où l’on doit vivre ensemble, où
il est nécessaire – il faut le rappeler fermement, y compris par
l’interdiction – d’abandonner son identité religieuse ou politique,
c’est‑à‑dire tout signe distinctif, mais c’est en même
temps – et de manière indissociable – l’école de l’égalité
des chances. Sinon, on engendrera des sentiments identitaires, qui sont des
sentiments de peur, de repli, quelquefois de révolte, et dans ce cas-là,
on réduira la laïcité à une seule interdiction. Mais cela n’excuse en
rien, ni ne justifie le fait que l’on accepte quelquefois le port ou la démonstration
de signes religieux.
Notre obligation de
nous poser la question sur la nécessité de légiférer prouve
aujourd’hui que l’avis du Conseil d’Etat est insuffisant. Pourquoi ?
Parce que le problème n’est pas essentiellement juridique mais politique.
Il appartient ainsi aux politiques d’apporter une réponse politique et
donc législative. Avançant dans ma réflexion, j’ai donc tendance à répondre
par l’affirmative : il faut légiférer, mais pas dans n’importe
quelles conditions et certainement pas, par exemple, sur l’interdiction du
port du voile. Il faut s’interroger sur l’interdiction des signes
distinctifs religieux et politiques : je ne me vois pas en effet
arriver en cours dans ma classe avec un insigne du parti socialiste dans ma
classe !
Il faut assortir
cette interdiction et ce rappel à la laïcité d’un véritable appel à
l’intégration républicaine, car aux fondements mêmes de l’idée laïque,
se trouvent celle de l’individu libre, de l’esprit critique, ainsi que
l’a souligné M. Slama, et celle de l’égalité des chances,
indissociable de l’école républicaine et donc de l’école laïque.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président : Nous avons bien noté l’évolution de
votre pensée : au départ, vous n’étiez pas pour légiférer, puis,
à la fin, vous seriez presque prêt à le faire. Par ailleurs, vous
rappelez un point important : il s’agit d’une question politique
qui ne concerne pas uniquement l’école. Dans les années 1930, un
juriste nommé René Capitant
avait introduit la notion de séparation de la société civile et de la
société religieuse. L’Etat n’exerçait donc aucun pouvoir religieux et
l’église aucun pouvoir politique. Telle est la base de la loi de 1905. Et
je ne suis pas, à titre personnel, convaincu de la nécessité d’aménager
cette loi. Pour reprendre le débat, je souhaiterais une réaction des
grands témoins aux propos des jeunes.
M. Alain SEKSIG,
chargé de mission à la direction de l’enseignement scolaire du ministère
de l’éducation nationale :
Je ne sais pas si ceci est de nature à nous rassurer ou à nous désespérer
davantage, mais les jeunes ne sont pas les seuls à ne pas comprendre ce
qu’est la laïcité. Nos interventions respectives montrent qu’il y a
aussi beaucoup de flou, d’hésitations parmi nombre d’adultes, y compris
les enseignants.
S’agissant de la
création d’écoles privées musulmanes, je dois dire que depuis 1989, je
n’ai pas varié d’opinion : je ne vois pas pourquoi les musulmans
de France qui le souhaitent n’auraient pas la possibilité de créer des
écoles privées musulmanes. Libres à elles de passer un contrat avec le
ministère de l’éducation nationale pour respecter les programmes comme
cela est possible pour d’autres confessions. Il revient à l’école laïque
de montrer qu’elle est la meilleure pour continuer à attirer, comme
c’est encore le cas aujourd’hui, l’immense majorité des élèves. Je
suis certain que si ces propos avaient été tenus en 1989, moins de 1%
d’enfants de familles de confession musulmane se seraient tournés vers
l’école privée confessionnelle. Aujourd’hui, ils sont sans doute plus
nombreux, mais il n’y a aucune raison de la leur refuser.
En ce qui concerne
l’éducation religieuse dans le cadre scolaire, elle ne saurait en aucun
cas relever de l’école laïque. C’est une prérogative des églises,
des religieux. En revanche, il est bien évidemment souhaitable que les
enseignements contiennent des éléments sur l’histoire des religions, la
présence du religieux de par le monde et dans l’histoire, comme fait de
culture. C’est d’ailleurs le cas depuis longtemps. L’accent a été
mis sur cette question l’an dernier, peut-être trop à certains égards,
à la suite du rapport remis à Jack Lang par Régis Debray, mais on a
surtout insisté sur la nécessité de davantage former les enseignants à
ces questions du fait d’une certaine inculture en la matière. Je suis
donc favorable à l’histoire des religions dans les contenus
d’enseignement, mais pas à l’éducation religieuse stricto sensu.
En ce qui concerne
le calendrier scolaire, vous n’êtes pas la seule, mademoiselle, à
souligner son inspiration chrétienne. Des lecteurs s’offusquent en effet
dans le courrier du journal Le Monde du fait que toutes les fêtes religieuses catholiques
sont chômées en France en souhaitant revenir au calendrier républicain,
sans se poser une seconde la question de savoir pourquoi celui-ci a échoué.
C’est tout simplement le fait du poids de l’histoire. Les mêmes
insistent lourdement sur le devoir de mémoire et sont capables de se délester
du poids de l’histoire de manière incroyable !
L’école laïque a
toujours eu des égards vis-à-vis des religions. Non seulement les fêtes
chrétiennes sont chômées, mais le bulletin officiel de l’éducation
nationale publie chaque année la liste des fêtes des principales religions
qui ouvrent droit à un congé, à une absence. Il en est de même en ce qui
concerne les menus des cantines.
Quant à la question
de l’identité, on n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui. Il fut
un temps où l’élève qui se rendait à l’école était un élève,
quelle que soit son origine. Aujourd’hui, on considère d’abord
l’appartenance communautaire d’un enfant ou d’un jeune, avant de voir
l’élève. L’école est en proie à une véritable obsession
identitaire. Je lisais dernièrement un propos du sociologue Michel Wieworka
dans un dossier du Monde de l’Education consacré à la montée des
communautarismes à l’école : « C’est l’incapacité des
enseignants et de l’école à tenir compte des différences qui explique
la montée du communautarisme ». Je pense rigoureusement
l’inverse ! On a trop parlé, trop insisté sur les différences, il
n’est question en effet que de cette obsession identitaire depuis des années
à l’école. Or, l’éducation nationale n’a pas vocation à former des
appartenants communautaires.
M. Alain
FINKIELKRAUT : Je répondrai
d’abord sur le point de savoir si le port du voile peut apparaître comme
une forme de racisme. Nous sommes entrés dans une ère où l’antiracisme
est devenu une idéologie. On reformule tout dans les termes de
l’antiracisme. En réalité, ce ne sont pas les jeunes filles mais le
foulard qui est exclu. L’exclusion des jeunes filles constituerait une
forme de racisme, mais l’interdiction du foulard n’est que
l’application d’une règle de droit qui vaut pour tous.
Quant à
l’antiracisme développé jusqu’à son terme, il fait de la tolérance
la valeur des valeurs, or la tolérance est le visage souriant du nihilisme.
Si la tolérance est la valeur des valeurs, alors tout se vaut ! Ta
culture, ma culture et qu’est-ce que tu viens m’embêter ? Et
c’est de cela que l’école est en train de périr à petit feu.
Quant à la prétendue
injustice que représenterait l’application du calendrier catholique alors
que coexistent précisément toutes sortes de religions, il s’agit du cœur
du problème, à savoir la mutation progressive de la France qui est de
moins en moins une nation et de plus en plus une société. La société est
une collectivité qui vit au présent, composée de groupes affirmant chacun
ses revendications et ses droits. Une société ne compte que des
plaignants, une nation, que des citoyens héritiers et dépositaires d’un
passé. Ce passé, la France l’ouvre à tous. Mais ce passé est en effet
partiellement catholique. Et c’est précisément de ce catholicisme que la
laïcité s’est séparée trop rigoureusement, de telle sorte que l’on
ne comprend rien aux œuvres de culture si l’on ne veut rien savoir de
leur substrat catholique. Il est très dangereux d’avoir une vision
exclusivement contemporaine de la collectivité dans laquelle nous vivons.
Nous ne sommes pas seulement une société, nous devons être aussi une
nation.
M. Jean-Michel
DUBERNARD : Je
voudrais remercier M. Luc Ferry de nous avoir rejoint plus tôt que prévu.
Je voudrais également remercier M. Jacques Myard, qui préside,
demain, un colloque sur la laïcité, de sa présence.
M. Jean-Claude
SANTANA, professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon :
Je souhaiterais apporter le témoignage du combat que nous avons dû mener
pour nous opposer courageusement à une autorité qui souhaitait appliquer
rigoureusement la jurisprudence du Conseil d’Etat car nous pensons avoir
pris un certain nombre de risques.
La question porte
sur la référence aux textes qui ont fondé l’avis et les décisions du
Conseil d’Etat. Il n’est nullement fait référence à la Convention de
New York sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes, en vigueur en France depuis 1984, qui prévoit que les Etats
s’obligent à lutter, y compris sur le plan réglementaire, contre les
coutumes et usages discriminatoires pour la femme. Pour quelle raison cette
source n’est-elle pas prise en considération ?
M. Roger
SANCHEZ, professeur au lycée La Martinière‑Duchère de Lyon :
En l’absence de l’avis du Conseil d’Etat, il n’y aurait pas nécessairement
besoin d’une loi. Mais aujourd’hui, les établissements appliquent un
droit local qui est fonction des rapports de force ; à La Martinière‑Duchère,
par exemple, nous sommes perdants. Une loi est donc nécessaire.
Le Conseil d’Etat
s’appuie sur la liberté de la manifestation religieuse, mais je voudrais
comprendre quel est le sens du mot liberté. Quelle est en effet la liberté
d’une jeune fille voilée de 10 ou 11 ans, dont l’esprit critique
n’est pas encore formé ? Quelle est sa liberté si ce n’est celle
que ses parents ou sa communauté lui imposent ? Je voudrais citer
Henri Peňa-Ruiz : « Notre identité ne se réduit pas à
la religion, c’est l’humanité qui est première. L’humanité est
universelle mais la religion est privée et particulière ». L’école
s’adresse à cet universel, c’est la raison pour laquelle les signes
distinctifs de différences doivent en être écartés.
M. Jean-Marie
BINETRUY, député du Doubs :
Je souhaiterais moi aussi aborder la question de la jurisprudence du Conseil
d’Etat. Le Conseil d’Etat s’appuie sur la question de la liberté de
conscience pour dire qu’il est interdit d’interdire tout signe
religieux, alors qu’il existe d’autres arguments. L’exposé de Mme
Petek Salom a bien montré que le voile n’est pas seulement un signe
religieux mais aussi un signe discriminatoire évident. Le jour où les garçons
musulmans porteront le voile, on pourra alors parler d’un signe religieux
et général ! Mais pour l’instant, il s’agit d’une
discrimination à caractère sexiste et on peut ajouter que cela est confirmé
par l’obligation de baisser les yeux. Le Conseil d’Etat aurait peut-être
pu s’interroger sur le principe – au moins aussi important –
d’égalité et sur la liberté de ces jeunes filles, ainsi que cela a été
évoqué.
Mme Annie
GENEVARD, maire de Morteau, enseignante : En tant qu’enseignante, je voudrais remercier M. Finkielkraut
pour la lumineuse définition qu’il nous a donnée de la laïcité. Il me
vient l’idée, inspirée par les jeunes d’ailleurs, qu’il est peut-être
nécessaire de les inviter à apprendre le sens de la laïcité avec leurs
enseignants. Vous avez donné aujourd’hui les clés d’une telle
explication. Je partage sa tristesse pour avoir, en qualité de maire, subi
une épreuve symbolique : on a jeté contre ma voiture le livre du
ministre de l’éducation nationale. Je m’apprête à quitter l’éducation
nationale, faute de temps, mais je le fais avec beaucoup de tristesse. Je ne
me reconnais plus aujourd’hui dans l’éducation nationale. Par ailleurs,
je constate avec impuissance, dans ma ville, la montée du communautarisme,
principalement dans la communauté d’origine turque. Je constate également
que le dispositif actuel
d’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO) est
source de communautarisme et j’aimerais que l’on puisse sereinement en
entreprendre la réforme, qui est urgente.
Je ne sais pas
s’il faut légiférer, mais les élus locaux doivent disposer de moyens,
d’un socle, sur lesquels appuyer l’action publique. Sinon, nous, élus
locaux, pouvons être accusés d’être antisocial, ces populations étant
socialement plus exposées, ou anticulture, antireligion, alors que notre
action est bien évidemment animée par les principes d’universalité. Il
ne faut pas nous laisser seuls dans ce combat. La démonstration donnée par
Mme Petek Salom est suffisamment éclairante : dans la situation
actuelle, il faut des moyens pour pouvoir lutter.
Mme Betoule
FEKKAR-LAMBIOTTE, inspectrice de l’éducation nationale :
Ayant écouté très attentivement les débats, je constate avec regret que
les amalgames dominent déjà nos esprits. L’islamisme n’est que la
caricature de l’islam. Ce n’est pas l’islam authentique, véritable.
Sur plus de 6 400 sourates, trois seulement sont relatives au voile.
Les jeunes filles
qui sont voilées sont une infime minorité. Mais elles sont, hélas pour
nous, très médiatisées. C’est la raison pour laquelle ce problème
constitue une interpellation de toute la société française. Car nous
sommes tous concernés. Je suis signataire de l’appel de mai, par lequel
nous, citoyens musulmans laïques ‑ car cela existe ‑, sommes désireux
d’intégration, de promotion sociale et désireux aussi de vivre notre
spiritualité dans l’islam de la façon la plus paisible qui soit.
Faut-il ou non légiférer ?
Nous devons poser cette question avec prudence du fait de sa grande
complexité. Elle vise aussi le port de la kippa et le samedi, jour sacré
pour les juifs. On peut être tenté de légiférer de manière passionnelle
en regardant simplement les images, présentées par la télévision, de ces
jeunes filles qui sont des victimes même si elles sont minoritaires. Dans
l’islam, en effet, la condition de la femme lui est défavorable. Mais il
faut faire très attention.
Nous, musulmans laïcs,
sommes concernés au premier chef par les problèmes de la laïcité.
C’est pour cela que j’ai démissionné du Conseil français du culte
musulman qui donnait une part trop grande aux courants rétrogrades et
communautaristes. Je suis en effet fondamentalement laïque. Nous ne pouvons
pas jeter le bébé avec l’eau du bain, car cela représente une menace
pour la cohésion sociale. Cette réflexion sur la laïcité et ma présence
ici constituent une interpellation à la République. De là à considérer
qu’il y a échec de la République dont l’école est l’exemple le plus
parfait… Je souscris entièrement au propos de M. Yves Durand sur la
nécessité de faire vivre la laïcité et celle-ci n’est pas simplement
scolaire.
M. Gérard
BAPT, député de Haute-Garonne :
Je voudrais formuler trois remarques. Je souhaite en premier lieu attirer
votre attention sur une difficulté sémantique : j’entends parler
indifféremment de voile ou de foulard. Un foulard est assimilable à une écharpe,
que l’on met l’hiver quand on a froid. Le voile, c’est ce qui sépare.
Nous devons donc faire attention à notre vocabulaire. Deuxièmement,
j’avais en 1989 la même position que M. Alain Finkielkraut et je suis à
présent favorable à ce qu’on légifère, avec le risque néanmoins que
représente une loi d’orientation scolaire.
S’agissant de
l’ouvrage de Luc Ferry, je ne puis résister à la provocation d’Alain
Finkielkraut qui a cité le terme de boomerang utilisé par François
Hollande. En réalité, le ministre de l’éducation nationale aurait pu
s’adresser aux enseignants par la voie du Bulletin officiel tandis que le
ministre citoyen Luc Ferry pouvait mettre son livre en vente dans les
librairies ; en tout état de cause un livre ne saurait être utilisé
comme un tract…
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Cela est hors sujet, monsieur Bapt !
M. Gérard
BAPT : Dans la
mesure où le nom de François Hollande a été prononcé, je me permets de
faire cette remarque ! Troisièmement, pour en revenir à la laïcité,
le danger est de ne considérer ce problème que sous l’angle de l’extrémisme
islamique. Il n’existe pas seulement des intégristes religieux
islamiques. Dans une interview récente au journal Le Figaro,
le grand rabbin Sitruk, définissant la laïcité comme la neutralité,
exprimait son opposition à l’interdiction du port du voile tout en précisant
que cette interdiction ne saurait concerner celui de la kippa, moins
voyante. Ce problème, général, politique, concerne donc toute la société
et toutes les croyances.
M. Michel
RAOUST, président du comité français des scientologues contre la
discrimination (CFSD) :
Je préside une association de lutte contre les discriminations religieuses.
Si la neutralité de l’Etat est effectivement indispensable, il faut que
ce concept soit appliqué dans toute sa portée. Quand les manuels
d’instruction civique de la classe de quatrième se moquent ouvertement
des croyances et des pratiques de certains groupes religieux minoritaires,
tels les Témoins de Jéhovah qui comptent tout de même 200 000 fidèles
en France, je m’interroge sur cette neutralité.
Mme Gaye PETEK
SALOM : Je voulais réagir
sur une remarque formulée par une élève, car elle me paraît dangereuse.
Elle a mélangé de façon précise et très grave la question de
l’identité avec celle de la religion. Une identité, ce n’est pas
qu’une religion. Je suis d’origine turque, mon arrière-grand-mère
portait un tchador, ma grand-mère un foulard ; ma mère n’en porte
pas et moi non plus. Je suis incroyante, mais je suis d’origine musulmane.
Mon identité ne saurait se réduire à la religion, c’est aussi la
culture, les beaux-arts, l’histoire, ce sont les photos de mon arrière-grand-mère
en tchador, les calligraphies ottomanes qui ornent les murs de ma maison.
En outre, un tel
raccourci entre religion et identité ouvre la voie, dans les écoles, à
des remarques telles que : « Tu ne portes pas le foulard alors
que tu es musulmane, tu n’es donc pas une bonne musulmane ». Il
faut laisser la question de la religion dans le domaine privé et personnel.
L’école est un lieu où doit pouvoir s’exprimer la diversité
culturelle dans une large acceptation du terme. Il n’y a pas assimilation
mais intégration en France. Je suis un produit de l’école française, je
n’ai pas été assimilée. Dans ma maison, j’ai encore toutes les traces
de ma culture. Il faut faire attention à ce que l’on dit.
M. Rémy
SCHWARTZ : En réponse
aux observations formulées sur la jurisprudence du Conseil d’Etat, je
souhaite préciser que le Conseil d’Etat ne s’est pas réveillé un beau
matin en disant : « Tiens,
on va aborder une question sympathique : le voile ».
Le Conseil d’Etat est saisi de questions et tranche en matière de
contentieux. Il faut replacer les choses dans leur contexte. S’il n’y a
pas de contentieux, cela veut dire que la société se régule sans
difficulté. Et c’est tant mieux. Les juridictions, qui ont abondance de
dossiers, ne recherchent pas elles-mêmes le contentieux.
Le problème était
de déterminer la signification du port du foulard et le sens de ce que peut
être une religion. Le juge ne s’est pas estimé capable de les définir
tout en ayant la conviction que le port du foulard symbolise pour la femme
une situation qui n’est pas conforme à nos principes d’égalité. Mais,
dans sa modeste attribution de juge, il ne s’est pas senti en mesure de
donner un sens à un signe affiché par des gens qui se proclament fidèles
d’une religion. C’est un point très important : le juge qui
n’est peut-être plus tout à fait dans son rôle ne sait pas comment
traiter une telle question.
S’agissant des ELCO,
ils ont été créés par des accords internationaux qui ont
peut‑être dépossédé le Parlement d’une faculté
d’intervention, à une époque où l’on pensait que ces populations
d’origine étrangère ne resteraient pas en France et qu’il était donc
nécessaire de maintenir des liens avec leur culture d’origine. Depuis, ce
dispositif a été maintenu du fait des accords internationaux, alors même
qu’il n’a plus de raison d’être.
M. Alain-Gérard
SLAMA : Je voudrais
citer trois phrases tirées des « Essais » de Montaigne en réaction
aux propos de Melle Traore :
- « Il
se trouve autant de différences de nous à nous-même que de nous à
autrui. »
- « Les
plus belles âmes sont celles qui ont le plus de variété et de souplesse ».
- « Il
n’y a que les fous certains et résolus ».
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Je voudrais tout de même saluer Melle Traore, car elle a dit ce qu’elle
pensait et elle a eu raison. Par ailleurs, elle trouvera peut-être des réponses
à ses propres interrogations. Nous reprenons maintenant une série de
questions.
Mme Marie-Ange
HENRY, proviseur du lycée Jules Ferry de Paris : Les chefs d’établissement demandent dans leur majorité une
loi afin que le législateur prenne ses responsabilités. La jurisprudence
du Conseil d’Etat les place dans des situations aussi variées que de cas
se présentent. Nous sommes contraints, aujourd’hui, dans les établissements
de faire ce qu’on appelle du droit local. Nous devons dialoguer, réfléchir
et nous adapter à la situation. Cela ne s’inscrit pas dans les règles de
l’école. Je souhaite savoir ce qu’il est possible de faire dans le
cadre de l’école de la République. On oublie souvent que les chefs d’établissement
sont les premiers représentants du ministre sur le terrain et qu’à ce
titre, ils sont chargés de régler au jour le jour des problèmes extrêmement
aigus. Celui du foulard islamique l’est tout particulièrement. Le
qualificatif d’ostentatoire est subjectif. On ne peut pas voir de
l’ostentation partout. En revanche, tout signe religieux, voile, foulard,
kippa ou croix, est un signe distinctif. Le foulard est doublement
discriminatoire car il replie vers l’identité musulmane et fait de la
femme une inférieure.
Par ailleurs, je
conteste la réduction de la notion d’élève à celle d’usager du
service public. Comment peut-on comparer un élève qui reçoit le savoir du
maître à une personne qui prend le métro le matin ?
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président : Qui
dit communauté scolaire dit acceptation d’un certain nombre de règles
communes, vous avez raison de l’avoir rappelé.
Mlle Barbara
LEFEBVRE, professeur d’histoire-géographie, co-auteur des « Territoires
perdus de la République » : M. Darcos a parlé de
restaurer la laïcité. Mais comment le faire lorsque les enseignants eux-mêmes
ne l’incarnent plus, lorsqu’ils n’assument précisément plus la
« responsabilité du monde », telle que définie par Hannah
Arendt qui a quitté le totalitarisme pour se réfugier dans une démocratie ?
Si les enseignants n’incarnent pas la laïcité, comment peuvent-ils la défendre ?
Il se produit des
choses terribles dans certains établissements. Le lycée Henri Bergson de
Paris a été le théâtre, l’année dernière, d’une agression antisémite
extrêmement violente. Des jumelles de 15 ans se sont fait traiter de
« chiennes de juives » et ont dû se mettre à genoux pour
demander pardon d’être juives.
Comment peut-on
accepter que des enseignants tolèrent des manifestations religieuses dans
leur cours, et notamment la rupture du jeûne ? Que des élèves
remettent en cause leurs enseignements ? Comment des enseignants
peuvent-ils accepter de ne plus enseigner la Shoah et l’affaire Dreyfus
parce que cela soulève la réprobation de certains élèves ? Comment
enfin peuvent-ils incarner la laïcité lorsqu’ils organisent eux-mêmes
des manifestations ou des projets de nature idéologique ou politique ?
Un collège, dans le département des Hauts-de-Seine, a ainsi un projet sur
le point d’aboutir consistant à déplacer une pierre d’Auschwitz pour
l’installer dans les territoires palestiniens. Quand les adultes ne
respectent plus ainsi leur devoir de neutralité, comment peut-on demander
aux élèves d’être des élèves et non pas des jeunes ?
Mme Rita THALMANN,
universitaire, représentante de la LICRA, membre de la commission « Laïcité
à l’école » :
Je représente la LICRA mais je suis aussi une universitaire et une fille
d’immigrés du nazisme. En tant qu’historienne, je voudrais simplement
dire que la France, depuis le XIXe
siècle, est un pays d’immigration dont la cohésion sociale a été
cimentée par le pacte de laïcité. Nous ne devrions pas l’oublier. Lors
de la constitution de la commission laïcité au sein du ministère de l’éducation
nationale – et j’espère que notre ministre va prochainement la rétablir
– nous nous sommes aperçus que ses membres étaient issus de toutes les
vagues d’immigration, depuis la Russie blanche jusqu’au tiers-monde
d’aujourd’hui. Tous se sont présentés spontanément comme produits de
l’école laïque et républicaine.
Mais depuis quatorze ans,
ce pacte est rompu. Nous sommes dans un rapport de forces où enseignants et
élèves ne connaissent plus l’histoire et la philosophie de la laïcité.
Je voudrais donc demander les deux choses suivantes. En premier lieu, que
soient rétablis de tels enseignements dans les IUFM, où souvent
l’empilement des matières a éclipsé dans les programmes la question des
droits de l’homme, sans même parler de celle de la laïcité. Deuxièmement,
qu’on revienne sur l’application de la convention des droits de
l’enfant : c’est en effet le savoir qui est au centre de l’école
et pas n’importe quelle opinion, sans étayement ni référence.
Mme Sophie ERNST,
chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique
(INRP), en mission au ministère de l’éducation nationale :
L’enjeu d’une loi sur le port du voile est fondamental, mais grand est
le risque de gagner une bataille législative tout en perdant la guerre
puisque c’est de guerre dont il est apparemment question, de guerre contre
les communautaristes fanatiques des mœurs et de l’éducation.
J’invoquerai Marcel Gauchet, l’un des auteurs les plus pertinents sur la
question des rapports entre la laïcité et la société et les
transformations de l’ordre politique démocratique, pour mettre en garde
contre la croyance illusoire que l’on peut dans une démocratie tout régler
par la loi, par le droit et tout réguler en légiférant. Je crois au
contraire que l’on se trompe.
Pour des raisons
tenant à la structure de l’histoire du port du foulard, il est très
difficile d’opposer des théories féministes, de liberté, de droits de
l’homme face aux arguments de jeunes filles qui évoquent non pas leur
communauté, mais leur liberté individuelle de femme et leur conviction de
femme. Depuis quatorze ans, il s’agit d’un casse-tête insoluble sur le
plan juridique et l’on ne le résoudra pas aisément. Légiférer risque
de nous mener droit dans le mur.
Par ailleurs, la laïcité
est une conquête sur le plan de l’éducation et des mœurs, qui représente
un très gros effort dont on n’a pas pris toute la mesure. La laïcité ne
repose pas exclusivement sur le rapport au religieux, mais aussi sur la
distinction, essentielle, entre ce qui relève de l’ordre cognitif et ce
qui relève du choix de valeurs ; entre ce qui relève de preuves
rationnelles et ce qui relève du saut dans le pari de la croyance, qu’il
soit d’ordre politique ou religieux. Or ce travail de distinction est de
plus en plus fragilisé dans un monde régi par la télévision et par un débat
où chacun expose ses convictions sans faire d’effort pour rejoindre une vérité
commune et partagée.
De plus, la laïcité
repose sur le positionnement entre le public et le privé ; elle résulte
d’une négociation très difficile entre les prérogatives de l’individu
et celles du supra individuel. Ainsi que le montre Marcel Gauchet, l’équilibre
antérieur a été bouleversé par les transformations de la subjectivité démocratique.
Les individus de la grande époque de la République et de la laïcité
« s’écrasaient ». Tel n’est plus le cas à l’heure
actuelle où l’individu demande à être reconnu dans ses particularités
concrètes. Et cela ne concerne pas principalement les élèves – je suis
en désaccord sur ce point avec Alain Finkielkraut – cela
vaut également pour les plus grandes autorités. Ainsi les personnes qui
luttent contre le jeunisme expriment elles-mêmes leurs opinions et déclinent
leurs origines. S’agissant du livre de Luc Ferry, les enseignants l’ont
mal perçu parce que, circulaire ministérielle ou livre d’auteur, il
s’agit d’un objet non identifié.
Pour en revenir au
propos pessimiste d’Alain Finkielkraut, c’est l’individu tel qu’il
était pensé par la laïcité qui n’existe plus et qui est foutu. Il y a
quelque chose de difficile à reconstruire, qui relève de l’éducation,
des mœurs mais je crains qu’une loi ne représente en définitive qu’un
écueil. Elle n’épargnera pas un très long chemin de reconquête de cet
équilibre entre l’individu et le collectif.
M Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Pour ma part je pense, avec Francis Scott Fitzgerald, que rien n’est
foutu.
M. Hakim EL
GHISSASSI, directeur du magazine « La
Médina » :
Je formulerai une observation et une question. En premier lieu, il est
beaucoup question de l’islam et des musulmans, mais il n’y a pas de
contact avec ces populations. Aucune explication ne leur est donnée. J’ai
beaucoup appris aujourd’hui et j’aimerais que ce débat soit diffusé
auprès des religieux, des musulmans, et à la base. Deuxièmement, on parle
des élèves sans s’interroger sur la manière dont ils ont eu des
informations sur la question du foulard. Cela nous amène au sujet de la
formation des imams. Ne devrait-on pas précisément leur proposer des
formations ? De quelle manière les prédicateurs religieux peuvent-ils
connaître le contexte français et adapter leur discours à la société
française ? Peut-on aujourd’hui concevoir l’islam en rupture avec
les pays d’origine ?
Mme Michèle
TRIBALAT, démographe :
Je voudrais revenir sur la jurisprudence du Conseil d’Etat. M. Schwartz
nous a expliqué que, pour le Conseil d’Etat, la liberté de manifester
est à peu près équivalente à la liberté de conscience. Pourquoi, dans
ces conditions, s’est-on arrêté en route ? Si la liberté de
manifester inclut la pratique, le droit d’enseigner, on doit alors pouvoir
pratiquer et enseigner la religion à l’école dans la logique de
l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Or, M. Schwartz
ne nous a pas dit que la Cour européenne des droits de l’homme consent à
mettre des restrictions à la liberté de manifester sa religion afin précisément
de préserver la liberté de conscience de chacun.
En outre, il a
indiqué que le Conseil d’Etat a refusé de donner un sens au port du
voile islamique, mais il a omis de dire que la Cour européenne des droits
de l’homme, dans un arrêt relatif à une institutrice suisse voilée
rendu en 2000, a donné un sens au foulard, et notamment en termes de
condition de la femme, puisqu’elle a déclaré que c’est une atteinte à
l’égalité hommes-femmes. Si la Cour européenne des droits de l’homme
peut le faire, pourquoi le Conseil d’Etat ne le peut-il pas ?
De plus, la loi
d’orientation sur l’éducation de 1989 ne porte pas du tout à ce genre
de solution juridique puisqu’elle réaffirme fortement que l’Etat
garantit le droit à l’éducation, mais dans le respect de trois principes
fondamentaux : la liberté, l’égalité et la laïcité.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Avant de donner la parole au ministre, je voudrais demander à M. Yves Le
Pendu sa réaction sur ce débat.
M. Yves LE
PENDU, professeur d’histoire en classe de terminale L du lycée Henri
Bergson de Paris :
Je voulais vous remercier au nom de toute ma classe de cette invitation qui
coïncide avec l’horaire hebdomadaire d’éducation juridique, sociale et
civique.
Le lycée Bergson
connaît effectivement des difficultés. La défense de la laïcité,
c’est aussi la défense de l’égalité, de la mixité. Vous pouvez
constater que la mixité entre garçons et filles dans cette classe de
terminale L laisse encore à désirer. Mais cela renvoie également à la
mixité sociale dans le quartier, car il s’agit du seul lycée du XIXe
arrondissement. Et ce lycée tend à ouvrir de plus en plus de
classes de technologie. La mixité doit aussi être scolaire, car
malheureusement, nombre d’excellents élèves de collèges des établissements
de la périphérie de Paris sont conduits à partir dans les grands lycées
du centre parisien. Il est enfin important de respecter une mixité des
origines – et c’est le Breton de Belle-Ile-en-Mer fier de ses
racines qui s’exprime et qui encourage ses élèves à la recherche des
leurs – mais aussi d’essayer de partager ensemble un patrimoine. A cet
égard, nous menons une collaboration avec le musée du Louvre et je vous
invite à une exposition de nos élèves de seconde sur le patrimoine le 5
juin.
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président :
Je me tourne maintenant vers M. Luc Ferry, que je remercie encore
d’être venu ce matin.
M. Luc
FERRY, ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la
recherche :
Mesdames, messieurs, chers amis, j’aimerais d’abord réagir à ce que
j’ai entendu, puis vous dire quelques mots sur la question des
communautarismes et sur celle de la nécessité d’une loi sur les insignes
religieux au sein de l’école.
Il doit être permis
à un ministre de dire à la fois que l’école, que le système scolaire,
a fait des choses formidables dans les vingt dernières années, qu’il a
digéré la démocratisation avec toutes les difficultés que cela
impliquait, que l’on observe sur le terrain des discours et des actes
d’intelligence et de courage, dont certains exemples ont été rappelés
ce matin, et que néanmoins, aujourd’hui, cette école se heurte à de très
grandes difficultés. Cela n’est pas être pessimiste, c’est simplement
sortir de la dénégation qui nous a fait beaucoup de mal au cours des dix
dernières années, et peut-être même auparavant.
Sans qu’il
s’agisse de stigmatiser tel ou tel ministre, on s’est éloigné, dans
les dernières années, des principes de l’école républicaine sur trois
points fondamentaux qui fragilisent considérablement la société.
Premièrement, la
question des communautarismes. Laissant progresser la problématique du
droit à la différence, la société a tendu à accepter l’idée que
l’intégration était la même chose que l’assimilation, ce qui n’est
pas vrai. Nous avons là une responsabilité collective très forte et le
dernier rapport du Comité consultatif des droits de l’homme est accablant
sur la montée de l’antisémitisme et du racisme.
Concernant l’antisémitisme,
il faut d’ailleurs avoir le courage de dire que nous avons affaire à un
phénomène d’un type nouveau, qui n’est plus l’antisémitisme de
l’extrême droite traditionnelle, très largement en régression. Il faut
avoir aussi le courage et l’honnêteté de dire que nous avons le corps
enseignant le moins antisémite du monde, mais que chez un petit nombre
d’intellectuels, il existe, sans qu’il soit question d’antisémitisme,
une certaine tolérance à ce qu’il est convenu d’appeler le discours
des victimes. Il s’agit d’un problème réel dans l’affaire des
communautarismes que nous vivons aujourd’hui.
Je ne souhaite pas
qu’à un moment ou un autre, par référence à des problématiques
internationales, les petits « beurs » se prennent pour des
petits Palestiniens et les petits « feujs » pour des petits Israéliens.
Je rends hommage aux proviseurs qui sont parfaitement conscients de cette
difficulté, notamment lorsqu’ils refusent, comme cela a été fait dans
les dernières années, d’organiser une espèce d’épuration ethnique
consistant à déplacer un élève persécuté d’un lycée vers un autre.
Il faut régler le problème sur place et ne pas s’en débarrasser.
Deuxièmement, avec
la fameuse question de l’élève au centre du système, on a également cédé
sur les principes de l’école républicaine. Il ne s’agit pas
d’une fausse question. Je suis consterné de voir que certains de mes
anciens collègues ont feint de ne pas comprendre le problème. L’élève
est bien évidemment au cœur du système éducatif, ne soyons pas
hypocrites ! Il n’empêche que les enseignants, les professeurs
doivent transmettre à leurs élèves des valeurs, notamment celles de la République,
et des savoirs qui sont extérieurs et supérieurs aux élèves, comme à
chacun d’entre nous. Ces valeurs et ces savoirs sont bel et bien
l’apanage du monde des adultes. Je n’ai jamais dit que la formulation
« l’élève est au cœur du système scolaire » était démagogique,
mais qu’elle pouvait prêter à des interprétations démagogiques.
Troisièmement, et
cela résulte du point précédent, en cessant de considérer que la mission
fondamentale des professeurs consiste à transmettre d’abord et avant tout
ces valeurs et savoirs supérieurs aux élèves, on en a fait, dans le
meilleur des cas, des éducateurs et dans le pire des cas, des animateurs ou
des dompteurs. Mais pour moi, un éducateur et un enseignant sont différents.
Là est le vrai problème de l’éducation nationale.
N’essayons pas de
noyer les problèmes de l’éducation nationale en parlant de décentralisation
et de retraites, alors que les vraies difficultés sont les statistiques de
l’illettrisme à l’entrée en classe de sixième, les chiffres de la
violence qui rendent dans les établissements concernés la vie de certains
professeurs totalement infernale, et ceux de l’échec scolaire au sein
d’un collège qui n’a d’unique que le nom. André Hussenet ici présent
m’indiquait il y a deux ans, alors que je n’étais pas ministre, que
l’école était en panne et m’expliquait que ces trois séries de
chiffres – illettrisme, violence, sorties sans diplôme ni
qualification – n’avaient pas évolué depuis 1994.
La seule chose que
je regrette aujourd’hui dans le discours républicain, c’est qu’il
revendique la nostalgie. Ne soyons pas dans l’hypothèse d’une
restauration. Acceptons au contraire que l’idée républicaine doit faire
face à des problématiques nouvelles. Les communautarismes
d’aujourd’hui ne sont pas ceux de 1789 ou de 1848. Les problématiques
du droit des minorités sont apparues, celles de la parité hommes-femmes
ont également émergé. Loin d’envisager une restauration des blouses
grises et des plumes sergent-major, il faut au contraire que cette idée républicaine
aille de l’avant et qu’elle intègre des problématiques nouvelles,
sinon nous serons en très grande difficulté.
La laïcité représente
fondamentalement deux choses. En premier lieu, la France a forgé un rapport
particulier à la loi. Le Parlement et l’Assemblée nationale sont
progressivement devenus un modèle pour toute l’Europe. Et c’est la
raison pour laquelle la source de la loi n’est pas un texte ou un code
religieux, mais ce sont les êtres humains, les représentants du peuple qui
sont réunis en assemblée pour fabriquer les lois pour les être humains.
C’est l’humanisme juridique tout simplement. C’est pour cela que nous
ne connaissons pas, en France, une situation comparable à celle qui prévaut
en Algérie avec le code de la famille, d’inspiration religieuse :
les hommes y ont le droit d’épouser quatre femmes. Ayant accepté que la
source de la loi soit de nature humaine, la France est, en revanche, dans
une situation différente.
La seconde caractéristique
de la laïcité, qui résulte d’ailleurs de la première, est tout
simplement l’anti-communautarisme. Quel est le sens de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? La déclaration qui est
l’expression de l’humanisme abstrait, au sens de Claude Lefort, signifie
qu’un être humain mérite d’être
respecté parce qu’il est un être humain indépendamment de ses
appartenances communautaires. Or, nous avons perdu le sens
anticommunautariste de la Déclaration des droits de l’homme. En 1989,
lors du défilé imaginé par Jean-Paul Goude pour la célébration du
bicentenaire, les minorités étaient les unes à côté des autres. C’était
l’illustration du droit à la différence à l’état pur.
Enfin, je voudrais
aborder la question du port du foulard et des insignes religieux —— kippa,
croix — à l’école . Avec la croix, le problème est tout de même
un peu différent, non pas parce que les religions sont différentes, mais
parce que depuis très longtemps, on ne voit plus de chrétiens porter des
croix sur leur dos. Sur le plan juridique, loin de constituer un détail,
cela pose un vrai problème. Arrêtons tout d’abord d’incriminer
l’avis du Conseil d’Etat de 1989. Il n’a fait que dire le droit. Cet
avis est peut-être insuffisant sur le plan politique, intellectuel, mais
une lecture attentive montre que, du point de vue juridique, il est très
peu contestable si bien que le Conseil d’Etat ne pouvait guère conclure
autrement.
On peut sans doute
souhaiter l’adoption d’une loi supplémentaire qui donnerait ensuite
lieu à une nouvelle jurisprudence inspirée par une plus grande fermeté.
Mais, le problème est de savoir jusqu’où on peut aller sans omettre les
risques que présente, à l’heure actuelle, une évolution législative.
Il faut donc débattre sérieusement des risques encourus plutôt que de légiférer
dans la précipitation au vu des sondages. Ces risques sont au nombre de
deux. Le premier, réel, sans que je puisse l’évaluer, est celui d’une
prolifération des écoles coraniques. Le second est d’ordre juridique :
il s’agit de l’article 9 de la Convention européenne des droits de
l’homme et du citoyen, qui a été ratifiée et qui, en termes de hiérarchie
des normes, est donc supérieure aux lois françaises. Et, en tout état de
cause, le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel vérifient la
conformité de la loi adoptée par le Parlement à cette convention. Il est
impossible de garantir qu’une fois adoptée par le Parlement, une loi ne
ferait pas, à l’initiative de soixante députés ou sénateurs,
l’objet d’un recours devant le Conseil constitutionnel. Et une fois
saisi, le Conseil constitutionnel examine l’ensemble du texte.
Pour autant, il est
possible et souhaitable de légiférer car on ne peut plus laisser les
proviseurs dans la situation qui résulte de l’avis du Conseil d’Etat de
1989. Bien que le sujet soit difficile, je pense, à titre personnel, que
l’on a eu tort de considérer la question des signes ostentatoires
exclusivement sous l’angle du prosélytisme, même s’il est souhaitable
de les interdire dans les établissements. L’avis du Conseil d’Etat de
1989 indique très clairement qu’on ne peut considérer le foulard
islamique comme un élément de prosélytisme et un signe ostentatoire. Il
pourrait donc être envisageable de légiférer sur ce point.
Cependant, le véritable
problème est celui du communautarisme. Il est inacceptable qu’un
enseignant qui entre dans sa classe puisse dire : « De ce côté-ci,
il y a des juifs, de ce côté‑là des cathos, et là des musulmans ».
Je ne souhaite pas qu’on enferme les élèves dans de telles catégories.
L’article 9 de la Convention
européenne des droits de l’homme leur donne le droit d’avoir une
appartenance religieuse, cela va de soi. C’est parfaitement respectable et
c’est l’honneur de la laïcité que de respecter toutes les confessions.
En outre, les élèves ont tout à fait le droit d’exprimer, par exemple
dans le cadre d’un cours d’éducation civique, juridique et sociales
(ECJS) ou dans une dissertation de philosophie leur croyance. Mais il
s’agit d’une expression individuelle. Ce que je ne veux pas accepter,
c’est que les élèves eux-mêmes soient pris au piège du
communautarisme, qu’ils soient enfermés a
priori dans des catégories et que l’on puisse voir dans une classe
les communautés susceptibles de s’affronter.
Si nos juristes sont
capables de traduire cette argumentation dans un article de loi, nous
pourrons disposer d’une législation beaucoup plus ferme sur le sujet et
apporter des réponses claires aux chefs d’établissement. En outre, une
telle disposition pourrait peut-être être acceptée par le Conseil
d’Etat et par le Conseil constitutionnel.
Un dernier mot pour
répondre à une question, évoquée à deux reprises, concernant la
« Lettre à tous ceux qui aiment
l’école » : est‑il réellement scandaleux qu’un
ministre expose directement aux professeurs, aux membres de l’éducation
nationale, ses idées sur l’éducation nationale et les réformes qu’il
met en œuvre ? Est-il inacceptable que, pour une fois, un ministre
s’affranchisse des médias et des organes syndicaux sans qu’il soit
question de remettre en cause ces derniers ? D’autant que mon livre
n’a rien coûté à l’Etat ! Cela mérite-t-il vraiment qu’on brûle
des livres ?
M. Jean-Michel
DUBERNARD, président : Le moment est venu de clore cette table
ronde. Les personnes qui n’ont pu s’exprimer faute de temps voudront
bien m’excuser. Je remercie tous les participants, les grands témoins,
les ministres et nos collègues députés.
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© Assemblée nationale
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