Mardi 8 novembre 2005

- Audition de M. Henry-Vincent Charbonné, Président du laboratoire Roche France

(Compte-rendu de la réunion du 8 novembre 2005)

Présidence de M. Jean-Marie LE GUEN, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Henry-Vincent Charbonné, président du laboratoire Roche France.

Le travail de notre mission d'information s'inscrit dans le cadre général du contrôle exercé par le Parlement sur l'Exécutif. Mais nous sommes aussi les porte-parole de nos concitoyens et nous devons apporter une réponse à leurs attentes. C'est pourquoi nous interrogerons tous les acteurs appelés à jouer un rôle dans la crise sanitaire potentielle qui nous menace.

Nous souhaiterions, dans un premier temps, obtenir des précisions sur le Tamiflu, un antiviral fabriqué par le laboratoire Roche. Peut-être pourriez-vous nous rappeler l'emploi principal de ce produit, et nous donner votre appréciation sur le risque de résistances éventuelles au Tamiflu.

Dans un second temps, nous souhaitons aborder deux autres séries de questions, sur lesquelles nous sommes interpellés, tout comme vous. Il s'agit de la question financière, d'une part, et des problèmes de production, d'autre part. Votre communication n'a pas abouti à une grande clarté sur ces sujets.

S'agissant de la question financière, une partie de l'opinion s'interroge sur les effets d'aubaine dont votre entreprise pourrait bénéficier à l'occasion de cette crise sanitaire. Nous avons lu certaines choses concernant le chiffre d'affaires du Tamiflu. Nous souhaitons que vous nous donniez des informations sur ce point, mais aussi que vous nous présentiez les principes sur lesquels votre entreprise se positionne par rapport à cette question des bénéfices attendus. Ce point est très important, pas seulement parce que les parlementaires se doivent d'être vigilants quant au bon emploi des deniers publics, mais aussi, et surtout, parce que la population s'interroge de plus en plus sur le bénéfice financier que vous pourriez tirer de la crise sanitaire annoncée, certains doutant peut-être de la légitimité de se préparer à cette crise. Il nous faut donc dénouer d'une manière ou d'une autre cette question.

L'autre grand sujet d'interrogation est la question de la production en nombre suffisant de produits permettant de faire face à la crise, en France, en Europe et dans le monde. Sur ce point, les chiffres sont très fluctuants, et la communication qui a été celle de votre entreprise ces derniers mois a beaucoup évolué : on voit les chiffres augmenter, on entend parler d'implantations industrielles dont vous ne parliez pas il y a encore quelques mois.

En outre, nous nourrissons un certain nombre d'interrogations sur les modalités de cette production. Il y a quelques semaines encore, vous disiez que seule une entreprise comme la vôtre avait le savoir-faire et les installations nécessaires pour produire ce médicament. Vous mettiez en avant cet argument pour justifier le monopole de la production de votre produit. Vous avez noté, comme nous, des inquiétudes et des réactions très fortes dans le monde. Votre discours a alors évolué : il y a quelque temps, vous ne souhaitiez pas vous dessaisir de votre brevet, pas même par le biais d'un brevet secondaire ; aujourd'hui, nous apprenons que la philosophie de votre entreprise a changé, et que vous êtes prêts à accepter l'idée de brevet secondaire, après que des fabricants de générique se sont proposés pour la fabrication de votre produit. En Inde, où vous n'aviez pas déposé de brevet, vous en déposez un. Pour tout vous dire, nous ne saisissons pas bien la continuité de votre pensée sur ce sujet.

Personne ne peut douter que l'intérêt supérieur de l'humanité est en jeu. Les décisions qui doivent être prises par les firmes ne sauraient donc s'inscrire dans la seule logique de leurs intérêts financiers et industriels. Même s'il est légitime que ceux-ci soient pris en compte, on ne peut pas concevoir qu'ils constituent un obstacle à l'obtention, en France et dans le monde, des moyens de faire face à un risque sanitaire de première importance.

Nous, parlementaires, avons besoin d'être éclairés sur les orientations de votre entreprise, et sur les moyens qui peuvent être trouvés pour apporter une solution aux problèmes gravissimes auxquels nous allons peut-être devoir faire face.

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Je commencerai par la description du Tamiflu lui-même.

Il importe d'abord de rappeler que le Tamiflu n'est pas un vaccin mais un médicament, en l'occurrence, un antiviral spécifique de la grippe. Ses indications sont le traitement curatif de la grippe chez l'adulte et chez l'enfant au-dessus d'un an, la prévention de l'apparition de la grippe chez l'adulte et chez l'enfant au-dessus de treize ans. Un dossier est en cours d'évaluation aux États-Unis et en Europe pour l'utilisation, en usage préventif, chez l'enfant de un à treize ans. D'autre part, un certain nombre d'études sont menées, notamment au Japon, sur l'intérêt de ce médicament et sa posologie pour l'enfant de moins d'un an.

La posologie, en usage curatif, est une gélule de 75 mg, deux fois par jour pendant cinq jours.

La posologie, en usage préventif, est une seule gélule de 75 mg pendant dix jours.

Le médicament existe également en suspension, pour les enfants et pour certains adultes ayant des difficultés à avaler des gélules.

S'agissant des résultats en usage curatif, ce médicament produit un effet significatif sur la sévérité des symptômes, qui diminue d'environ 40 %. Il provoque une diminution significative des complications - bronchite chez l'adulte, otite et sinusite chez l'enfant. On constate également une diminution significative de la prise d'antibiotiques et du nombre d'hospitalisations. Enfin, s'il est pris entre 36 et 48 heures après l'apparition des symptômes, la durée de celle-ci diminue d'un jour, ce qui veut dire qu'une grippe classique passe de cinq à quatre jours. C'est là un point sur lequel il convient de s'attarder. Tous les antiviraux agissent en bloquant la multiplication du virus et en empêchant sa diffusion dans l'organisme. Dans le cas de la grippe, la multiplication du virus est très intense jusqu'à 48 heures, voire 72 heures après l'apparition des symptômes. Si le Tamiflu est pris dans les douze premières heures, la durée d'une grippe classique est réduite de cinq jours à deux jours, parce qu'il bloque très tôt la multiplication du virus. On comprend pourquoi le médicament a été peu efficace en Asie du Sud-Est : il a été prescrit trop tardivement, entre quatre et quinze jours après l'apparition des symptômes. Pris dans de telles conditions, le Tamiflu ne permet pas de sauver les malades. Il faut recourir aux antibiotiques, corticoïdes ou autres.

S'agissant de l'action en usage préventif, il convient de distinguer entre deux usages. Le premier est celui de la prévention - ou prophylaxie - post-contact. C'est le cas typique d'une maison de retraite. Lorsqu'il y a un cas de grippe, les dommages peuvent être considérables étant donné que l'efficacité du vaccin est de seulement 50 % chez les personnes âgées. Dans ce cas, l'usage du Tamiflu peut réduire de 90 % le nombre de cas de grippe. Le second usage, la prophylaxie générale, qui est l'équivalent de la vaccination, n'a pas d'intérêt pour la grippe saisonnière : la substitution du Tamiflu au vaccin n'a pas lieu d'être.

Les dernières études publiées lors du congrès européen sur la grippe aviaire organisé par le European Scientific Working group on Influenza, qui s'est déroulé à Malte en septembre dernier, ont confirmé les données existantes sur l'efficacité en prophylaxie post-contact. En termes curatifs, une étude américaine démontre une réelle efficacité du Tamiflu sur l'hospitalisation, la morbidité et même la mortalité.

Du point de vue de la stratégie thérapeutique, le Tamiflu et les antiviraux spécifiques ne sont pas des concurrents du vaccin. Il faut continuer de vacciner. Le Tamiflu est un apport important en complément de la vaccination, notamment chez les personnes âgées de plus de 65 ans, chez qui la vaccination a une efficacité moindre. L'autre indication princeps concerne toutes les personnes qui ne peuvent pas être vaccinées, notamment les immuno-déprimés. Enfin, le Tamiflu peut être efficace pour tous ceux qui ne se sont pas fait vacciner, adultes ou enfants.

M. le Rapporteur : Quelle est l'efficacité des autres antiviraux contre le H5N1 ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Je vais vous répondre dans un instant, Monsieur le rapporteur. Tout ce que je viens de rappeler concerne les grippes saisonnières classiques. Que peut-on attendre du Tamiflu en cas de pandémie ?

Les antiviraux agissent sur la neuraminidase, qui est présente dans les virus humains comme dans les virus aviaires. Nous avons vérifié in vitro l'efficacité du Tamiflu sur le H5N1, mais aussi sur le H7N7, responsable d'une épidémie de grippe aviaire ayant eu des conséquences chez l'homme aux Pays-Bas il y a deux ans. On l'a même vérifiée sur la souche qui est à l'origine de la grippe espagnole de 1918. Nous l'avons vérifiée in vivo chez la souris, et surtout chez le furet, modèle animal plus proche de l'homme. L'efficacité sur tous les modèles animaux a donc été vérifiée.

L'efficacité antivirale du Relenza est comparable à celle du Tamiflu. Il est cependant beaucoup moins développé. D'autre part, son mode d'administration, l'inhalation, est moins aisée. Enfin, il se diffuse dans les poumons, alors que le virus attaque tout l'organisme.

Les autre antiviraux, tels que l'amantadine ou la rimantadine, voient rapidement apparaître des résistances, ce qui les rend inefficaces en cas de pandémie grippale. De plus, ces produits ne sont pas forcément très bien tolérés.

S'agissant des résistances, je souligne qu'il existe un réseau international de surveillance d'apparition des résistances au Tamiflu. Au Japon, entre 14 et 15 millions de personnes ont été touchées par la grippe l'hiver dernier, dont 6 millions ont pris du Tamiflu. Le taux de résistance est aujourd'hui de 0,4 % chez l'adulte. Sur mille souches, quatre seront résistantes ou auront une sensibilité réduite.

J'ajoute que la très grande majorité des souches résistantes au Tamiflu sont « bâtardes », qu'elles ont perdu beaucoup de leur pouvoir pathogène et que l'organisme est donc capable de les éliminer par lui-même. La presse s'est fait récemment l'écho de la découverte d'une souche H5N1 résistante au Tamiflu. Il pourrait s'agir d'une mauvaise nouvelle. En réalité, la lecture attentive de l'article de Nature montre qu'il s'agit plutôt d'une bonne nouvelle. Premièrement, la résistance qui est apparue correspond à un type connu de résistance avec les souches humaines. Deuxièmement, la souche résistante était une souche « bâtarde », avec un pouvoir pathogène réduit. Troisièmement, cette souche a été isolée chez une petite Vietnamienne qui a été mise sous traitement préventif de Tamiflu alors qu'elle était déjà atteinte par le virus. Lorsqu'elle a reçu un traitement curatif, elle a guéri.

Cela dit, j'insiste sur le fait qu'en cas de pandémie il est évident que l'utilisation massive de Tamiflu conduira à l'apparition de souches résistantes. Mais elles apparaîtront probablement après, et non avant la pandémie, ce qui est beaucoup moins grave.

Il n'y a aucune raison de penser que le Tamiflu ne sera pas efficace en cas de pandémie. Qui plus est, puisqu'il s'agit d'un antiviral, il n'empêchera pas les personnes qui auront été grippées de développer leurs défenses immunitaires. Ceux qui auront été atteints lors de la première vague pandémique mais guéris par le Tamiflu seront de fait immunisés lors de la seconde vague.

M. le Président : Des résistances éventuelles s'opposent-elles, selon vous, à l'utilisation en prophylaxie généralisée pour les professions exposées ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Des experts virologues seraient sans doute mieux placés que moi pour vous répondre, mais d'après ce que l'on sait aujourd'hui de la résistance - 0,4 % des 6 millions de personnes ayant pris du Tamiflu au Japon -, l'utilisation en prophylaxie pour les professionnels exposés, une fois que la pandémie se sera déclarée, est a priori une action envisageable. Par contre, l'usage d'antiviraux est à proscrire pour traiter ou prévenir la grippe aviaire chez les poulets, car il conduit à des résistances.

M. le Président : Cela aura des conséquences sur la quantité de matériel disponible.

Il me semble que nous pouvons maintenant aborder les questions financières et celles relatives au problème de la production.

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Avec votre permission, je commencerai par les problèmes de production.

Comme beaucoup de produits récents, la fabrication du Tamiflu est un processus compliqué. On est très loin de la chimie simple qu'on a pu connaître par le passé. Entre dix et douze mois sont nécessaires entre le ramassage de l'anis étoilé - ou badiane de Chine - jusqu'au stade final de la mise en boîte. En plus, le processus est complexe. D'abord, parce qu'il faut récolter l'anis étoilé et le traiter. Ensuite, parce qu'il y a des opérations de filtration et de purification, avant de passer à une étape chimique délicate, qui utilise des produits hautement toxiques et est explosive. Cette dernière étape de la fabrication de ce médicament ne peut se faire que dans des établissements agréés, lesquels sont actuellement, en tout et pour tout, au nombre de trois, aux Etats-Unis et en Europe. En outre, le caractère explosif de la réaction augmente avec la quantité produite.

Il y a deux goulots d'étranglement : la phase explosive, donc, et l'approvisionnement en matière première. Sur ce dernier point, nous sommes maintenant capables, grâce à un processus biotechnologique, de produire la matière première de base : l'acide shikimique, sans utiliser de la badiane de Chine. Les premières quantités de cette nouvelle source de matière première sont entrées dans la chaîne de production cet été. Nous gagnons en temps, mais surtout en souplesse et en indépendance. Cela étant, nous n'avons pas pour autant l'intention de renoncer à l'anis étoilé, puisque l'objectif est de pouvoir produire les plus grandes quantités possibles de matière première nécessaire à la fabrication du Tamiflu.

M. le Président : Y a-t-il une différence de prix ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Je l'ignore. Je sais par contre que le prix de l'anis étoilé est en train de monter. On voit apparaître des phénomènes spéculatifs.

Pour résumer, je dirais que le processus industriel est complexe. En conséquence, toute décision d'investissement ou d'augmentation de capacité ne porte ses fruits qu'après dix-huit mois ou deux ans. De plus, comme nous sommes dans un processus de fabrication pharmaceutique, toutes les phases doivent être contrôlées, validées, agrées.

M. Alain CLAEYS : Sur quelle phase du processus le brevet porte-t-il ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Nous avons un brevet portant sur l'exploitation du produit, et un autre qui porte sur son industrialisation. Cela étant, le processus est publié. Un chimiste de bon niveau ayant sous les yeux le brevet et la publication est capable de fabriquer l'oseltamivir dès lors qu'il détient l'acide shikimique.

M. Alain CLAEYS : Le brevet biotechnologique a donc été déposé ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Oui.

Je rappelle que le produit a été lancé aux États-Unis en 1999 et en Europe en 2002, à une époque où l'éventualité d'une pandémie était peu évoquée. Puis, nous avons été alertés par l'OMS sur la possibilité de mutation du H5N1. Dès lors, parce que nos capacités de production étaient relativement faibles, nous avons commencé à investir. Nous avons doublé nos capacités de production en 2004, puis en 2005. Nous les doublerons à nouveau en 2006, jusqu'à être capables, en 2007, de produire 300 millions de traitements par an.

Nous avons déjà monté un véritable « Meccano industriel ». Actuellement, treize sites participent à la production du Tamiflu, dont la moitié appartiennent à Roche. Les autres appartiennent à des fournisseurs extérieurs, parce que nous avons dû faire appel à des partenaires ayant des capacités adaptées et des installations ad hoc.

Nous en étions là il y a trois mois. Or, depuis cette date, la demande a explosé : tout le monde veut du Tamiflu, et tout le monde en veut pour demain. Dans ce contexte, quelle est notre position ? Je pense que nous avons la chance, qui est aussi une chance pour le monde entier, d'avoir pris le risque de développer, d'industrialiser, de commercialiser le Tamiflu. Dans notre esprit, cela nous donne des droits, et notamment le droit de gagner notre vie correctement. Mais cela nous donne aussi des devoirs. Nous n'oublions pas que notre responsabilité est de trouver les moyens de faire face à la demande. Notre devoir est de faire en sorte que le produit soit disponible en quantités suffisantes. Or, l'augmentation de notre capacité de production ne suffira pas à atteindre cet objectif. C'est pourquoi, comme l'a souligné le PDG du groupe, M. Franz Humer le 18 octobre dernier, Roche exclut que les brevets soient un obstacle à la disponibilité du produit. Nous sommes prêts à mettre en place toutes les coopérations nécessaires pour augmenter le plus vite possible la capacité de production, que ce soit avec des États ou des sociétés privées. Ces partenaires doivent pouvoir participer efficacement et rapidement à une augmentation importante de la production. On espère par exemple trouver des spécialistes de la chimie explosive. Au total, l'évolution de notre position a résulté de celle de la demande : nous avons pris conscience que nous ne pourrions pas, seuls, y répondre.

M. Alain CLAEYS : Quelle va être, concrètement, votre politique de licence pour renforcer cette coopération avec des partenaires privés ? Et quelle sera votre attitude par rapport aux pays où il n'y a pas de brevet ?

M. le Président : Le laboratoire indien Cipla affirme être sur le point de produire une copie du Tamiflu. Un laboratoire thaïlandais se dit prêt à produire du Tamiflu dès le mois de février prochain. Quel sérieux accordez-vous à ces déclarations, et quelle sera votre attitude ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Nous recherchons des partenaires capables de contribuer à une augmentation importante des quantités produites. Ils peuvent venir de l'industrie chimique, en apportant des capacités non utilisées, en prenant en charge telle ou telle phase du processus de production. Nous sommes en contact avec huit partenaires, après avoir reçu 150 demandes. Il s'agit soit de génériqueurs, soit des grands acteurs de la pharmacie ou de la chimie. Nous allons examiner de près ce qu'ils peuvent apporter à la production, et dans quels délais. Car nous savons qu'il nous faut deux ans pour monter des capacités nouvelles. Il faudra trois ans à celui qui n'a aucune expertise.

M. François GUILLAUME : Actuellement, la demande est très forte. Vous développez au maximum vos investissements, tout en recherchant des collaborations. Votre entreprise ne prend-elle pas un risque, en cas de chute de la demande ? Lorsque la demande sera revenue à son niveau habituel, que ferez-vous de votre capacité de production ainsi augmentée ?

M. Alain CLAEYS : Vous avez une licence exclusive. Quelles conséquences le développement des coopérations aura-t-il en termes de propriété intellectuelle, et quelles sont vos marges de négociation ?

M. Michel LEJEUNE : Quel est le délai de péremption du Tamiflu ? Il est important de le savoir pour organiser le stockage.

M. Daniel PRÉVOST : Les laboratoires travaillant sur les vaccins ont appelé à un soutien public à la recherche. Compte tenu des risques de pertes économiques qu'ils courent, qu'en pensez-vous ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Les gélules qui sortent de l'usine ont un délai de péremption de cinq ans. La poudre en vrac se périme pour l'instant au bout de cinq ans, mais devrait rester stable au moins dix ans. Cependant, en droit pharmaceutique, on ne peut augmenter le délai de péremption que lorsque l'augmentation de celle-ci a été constatée en temps réel.

Nous avons une licence exclusive de Gilead, société américaine, qui nous donne tous les droits de commercialisation et d'industrialisation. Gilead a estimé que nous n'avons pas fait tous les efforts nécessaires pour développer le Tamiflu. L'arbitrage est en cours. Nous avons la volonté de régler le problème à l'amiable. Mais je souligne que, quelle que soit la position de Gilead, Roche ne cessera pas d'investir et de chercher toutes les solutions pour augmenter la disponibilité du produit.

S'agissant des coopérations, je ne citerai que ceux qui ont rendu publique leur démarche. Nous sommes en contact, en Inde, avec Ranbaxy, qui dit être en mesure de produire en grandes quantités dès lors qu'on lui fournirait la matière de base. Notre volonté est d'apporter notre savoir-faire et notre expertise à des partenaires capables de contribuer à une augmentation rapide et significative de la production.

En ce qui concerne la coopération avec les États, une dimension politique ou géopolitique doit être prise en compte. Taïwan, le Vietnam, la Chine nous ont approchés en souhaitant produire un médicament par leurs propres moyens et pour la défense de leurs propres citoyens. Nous leur demandons quelles sont leurs capacités du point de vue industriel, en étant prêts à les aider par notre expertise.

Je n'ai pas envie de commenter les déclarations que vous avez évoquées, Monsieur le président, de laboratoires indiens ou thaïlandais. Je précise seulement que la politique de Roche est de ne pas déposer de brevets dans les pays à faibles revenus, tels qu'ils sont définis par les Nations unies. Cette politique vaut pour tous les produits, pas seulement pour le Tamiflu. Il n'y a pas de brevet en Thaïlande. Mais nous sommes en contact avec la Thaïlande pour tenter de faire avancer les choses. Il reste qu'il faut organiser nos contacts : sinon, le désordre risque de s'installer et, au lieu d'avancer, nous risquons de reculer en raison des goulots d'étranglement évoqués précédemment.

Quant aux déclarations de Cipla, elles ont varié. Il y a trois mois, Cipla aurait déclaré - j'insiste sur le conditionnel, car il s'agit de propos rapportés par la presse - qu'il lui fallait trois ans pour produire le Tamiflu. Trois semaines après, Cipla aurait déclaré qu'il lui était possible de le produire en quinze jours. Récemment, Cipla aurait déclaré qu'il pouvait en produire à condition qu'on lui fournisse la matière première. Il m'est difficile de me faire une opinion.

M. le Président : Le brevet industriel explicite-t-il très clairement toute la chaîne de production. Le savoir-faire est-il public ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : En règle générale, un brevet ne contient pas tout. Mais une publication scientifique explique les grandes étapes de fabrication du Tamiflu.

M. le Président : Un industriel de la chimie peut donc, à la lecture du brevet, produire le médicament ? Certains pays, comme Taïwan, la Chine ou l'Inde, disposent aujourd'hui d'une industrie chimique assez avancée et seraient donc en mesure de fabriquer le produit. Vous ne contestez donc pas la déclaration du laboratoire thaïlandais qui se dit prêt à produire du Tamiflu dès le mois de février ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : La chimie employée dans la fabrication du Tamiflu n'est pas hors d'atteinte de bons industriels de la chimie. Cela dit, elle est complexe, elle requiert des installations qui sont très peu courantes. Elle requiert aussi des mesures de sécurité encore moins courantes.

M. le Président : Cela étant, devant l'ampleur du risque sanitaire, certains pays prendront moins de précautions qu'ils n'en prendraient en temps normal.

M. Alain CLAEYS : Jusqu'où êtes-vous prêts à aller dans votre coopération au niveau du processus de production ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Si nous avons affaire à des partenaires capables de produire en grandes quantités un produit de qualité, nous coopérerons avec eux.

M. le Président : Le Tamiflu a un intérêt non seulement curatif mais prophylactique, du moins pour les populations particulièrement exposées qui seront au cœur de la crise. Plus la pression sera forte, plus nous risquons de voir apparaître des escrocs ou des apprentis sorciers, ou, en tout état de cause, des acteurs n'ayant pas les compétences nécessaires, qui vont produire, soit des produits sans aucune efficacité, comme on en voit aujourd'hui sur Internet, soit des produits dont l'efficacité n'est pas totale. Pour éviter cela, ne pensez-vous pas qu'il est temps que se mette en place un véritable réseau, sous la responsabilité d'une organisation internationale, par exemple l'OMS, qui soit capable de conduire une stratégie de distribution du produit, et de vérifier qu'il soit fabriqué en grandes quantités, non seulement par Roche, mais par des industriels patentés, dans tous les sens du terme, dans le monde entier ?

M. Gabriel BIANCHERI : Pour compléter cette question, a-t-on les moyens d'expertise permettant de faire la différence entre le Tamiflu et ses succédanés ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Ce qu'a proposé Roche le 18 octobre dernier par la voix de M. Humer, c'est exactement ce que vous venez de décrire, monsieur le président. Roche n'est pas capable de faire face à la demande mondiale, il souhaite mettre en place un réseau d'industriels pour que le produit soit disponible le plus rapidement possible en grandes quantités, à condition, bien sûr, que nous trouvions des entreprises disposant des capacités de production suffisantes. Assumer la réponse à la demande par une offre de qualité est le meilleur moyen d'éviter l'apparition sur le marché d'acteurs qui feraient tout et n'importe quoi. Le risque de contrefaçon existe, mais nous parviendrons à le limiter.

Cela dit, même si j'ai beaucoup de respect pour l'OMS, je souligne qu'elle n'est pas un industriel.

Pour répondre à la question de M. Guillaume, je dirais qu'il faut que les pays occidentaux donnent leur place aux antiviraux, trop longtemps perçus comme des concurrents du vaccin alors qu'ils sont complémentaires. Oui, nous avons intégré le risque financier, et nous savons qu'à un certain moment, nous allons nous retrouver avec des capacités industrielles excédentaires. Cela dit, nous assumerons notre responsabilité jusqu'au bout. L'essentiel, encore une fois, est de faire face à la demande.

M. le Rapporteur : Selon un grand quotidien de ce matin, vous êtes en contact avec plusieurs gouvernements et vous accorderez des licences. S'agit-il de pays qui pourraient être le point de départ de la pandémie, ou de pays occidentaux ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Les licences ne concernent pas a priori l'Europe. Nous sommes capables, en Europe, d'assurer la totalité de la chaîne de production.

Nous avons été approchés officiellement par Taïwan. Les modalités de coopération restent à préciser. Notre volonté, je le répète, est de préserver la qualité et d'assurer la quantité.

M. Gérard DUBRAC : Je suis pharmacien, et je suis dans l'incapacité de m'approvisionner en Tamiflu depuis plusieurs mois. Pour quelles raisons ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Notre politique d'allocation du produit pour 2005 a répondu à deux priorités. La première était de disposer de quantités suffisantes pour faire face à la grippe saisonnière classique. La seconde était de pouvoir répondre le plus vite possible aux commandes des États.

Pour ce qui est de la France, les autorités ont fait le choix de la transparence sur l'évaluation du risque de pandémie et sur les décisions qu'elles comptaient prendre pour s'y préparer. Ce choix, que je ne critique pas, a eu pour conséquence une explosion de la demande, en raison de l'augmentation des achats de précaution. J'aurais pu choisir de répondre en fournissant les boîtes au fur et à mesure qu'elles étaient commandées. Dans ce cas, l'hiver venu, le risque de pénurie était réel. J'ai fait le choix, que j'assume, de vendre les stocks résiduels de l'hiver précédent et de garder les nouveaux stocks pour pouvoir les mettre à disposition des grossistes au moment de l'arrivée de la grippe saisonnière.

M. Gérard DUBRAC : Avez-vous en stock les quantités de traitement qui permettraient de répondre à une pandémie en France ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Les stocks dont nous disposons correspondent au nombre de traitements nécessaires pour couvrir une épidémie grippale classique, et même de haut niveau. Cela dit, devant le risque de thésaurisation du Tamiflu, nous réfléchissons, avec la DGS1 et l'AFSSAPS2, sur les moyens de faire en sorte que les personnes qui auront vraiment besoin de Tamiflu puissent y avoir accès.

M. le Président : Il faut souligner que si l'on n'agit pas pour éviter la thésaurisation, on constatera un extraordinaire gâchis des stocks, pour une efficacité quasiment nulle. Le Gouvernement a annoncé qu'il comptait mener une stratégie de distribution du Tamiflu et de la prophylaxie. Cela me semble judicieux. L'anarchie dans la consommation créerait de fausses protections, et une surconsommation telle que les industriels ne pourraient pas faire face à la demande.

M. Gérard DUBRAC : Une telle surconsommation nécessiterait la complicité des médecins.

M. le Président : En cas de pandémie, il sera difficile aux médecins de refuser les ordonnances.

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Je précise que les stocks dont dispose l'entreprise correspondent à l'épidémie de grippe usuelle qui va arriver cet hiver. Les stocks qui seraient utilisés en cas de pandémie sont entre les mains de l'État.

M. le Président : Il reste que la population cherchera à se procurer du Tamiflu en vue d'une pandémie, même pendant l'épidémie hivernale. Les choses seront difficiles à gérer.

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : C'est bien pour cela que nous réfléchissons aux moyens de faire en sorte qu'il restera toujours des quantités disponibles pour ceux qui en auront le plus besoin, les immuno-déprimés par exemple.

M. le Président : Je pense que nous pouvons maintenant en venir aux questions financières. Selon Les Échos, les ventes de Tamiflu seraient de 214 millions d'euros en 2004, de 812 millions en 2005, de 929 millions en 2006, de 673 millions en 2007. Ces chiffres sont surprenants : les États-Unis ont commandé pour un milliard de dollars ; le Parlement français vient de voter quelques centaines de millions d'euros. Vous devriez dépasser le milliard d'euros en 2006 et 2007.

Quelle est votre philosophie en la matière ? Je précise que, selon une dépêche que j'ai sous les yeux, vous auriez acheté les droits du Tamiflu en 1996 pour 50 millions de dollars. C'est un bon placement !

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Cette somme est celle qui a été versée en 1996. Roche paie, chaque année, des royalties sur les ventes.

Ensuite, il importe de ne pas confondre le chiffre d'affaires et les bénéfices.

Les ventes de Tamiflu devraient être d'environ 800 millions d'euros en 2005.

M. le Président : Combien cela représente-t-il par rapport à votre chiffre d'affaires ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Une partie du chiffre d'affaires 2005 vient de l'épidémie de grippe, notamment celle qui a sévi au Japon. Nos ventes sont extrêmement variables en fonction de l'intensité des épidémies. À ces ventes, s'ajoutent celles aux États, notamment à la France. Les ventes aux États se font à des prix très réduits par rapport au circuit classique.

Le Tamiflu représentera moins de 5 % de notre chiffre d'affaires en 2005 ; il est le 6ème ou 7ème produit. Le chiffre d'affaires de Roche vient surtout de toute une série de produits innovants, notamment dans le traitement des cancers, le cancer du sein en particulier.

M. le Président : Quelle est la part de Roche dans la pharmacie mondiale ?

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Environ 4 %.

M. le Président : Donc, le Tamiflu représente, en 2005, 0,02 % du marché mondial.

M. Henry-Vincent CHARBONNÉ : Oui. Mais puisque vous avez parlé d'effet d'aubaine, monsieur le président, je rappellerai qu'un produit comme le Tahor fait un chiffre d'affaires annuel de 10 milliards de dollars, et correspondant à des traitements qui s'étalent sur 10 ou 15 ans. Le Tamiflu fera un chiffre d'affaires important pendant deux, trois ou quatre ans, après quoi il retombera, fort heureusement, à un niveau beaucoup plus faible. En outre, il exige de notre part de grands investissements, et la mobilisation de nos meilleurs chercheurs au service de nos partenariats.

M. le Président : Je vous remercie de votre contribution aux travaux de notre mission d'information.

1 Direction générale de la santé

2 Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé


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