Mercredi 1er février 2006

- Audition de M. Emmanuel CAMUS, Directeur du département d'élevage et de médecine vétérinaire du CIRAD, accompagné de M. Renaud LANCELOT, directeur adjoint

(Compte rendu de la réunion du 1er février 2006)

Présidence de M. Jean-Marie LE GUEN, Président

M. le Président : Messieurs, notre mission d'information a un rôle tout à la fois de contrôle de l'action gouvernementale et d'information de nos concitoyens. La complexité du sujet nous a conduits à travailler en plusieurs temps. Nous nous sommes d'abord penchés sur la préparation des moyens médicaux face au risque de pandémie grippale : un premier rapport, consacré à cette question, a été rendu public il y a quelques jours.

Le deuxième volet de nos investigations vous concerne très directement, puisqu'il porte sur l'épizootie de grippe aviaire, qui appelle un combat aussi bien national qu'international. Le rapporteur, Jean-Pierre Door, et moi-même avons pu assister, à Pékin, les 17 et 18 janvier derniers, à un début de mobilisation, même si certaines lacunes demeurent dans le dispositif international.

Le troisième temps de notre réflexion sera consacré à l'examen plus précis des éléments opérationnels du plan gouvernemental de préparation à la pandémie. Votre audition s'inscrit davantage dans le champ de notre deuxième rapport, mais sans doute avez-vous des choses à dire sur la santé humaine. Peut-être pourriez-vous commencer par décrire votre organisme et son rôle.

M. Emmanuel CAMUS : Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, le CIRAD, est un établissement public à caractère industriel et commercial, qui tire donc, en raison de son statut, un peu plus du tiers de ses ressources à l'extérieur. C'est, à ma connaissance, le plus gros organisme de recherche agronomique dans le domaine du « tropical » sur le plan mondial. Le CIRAD a trois missions : recherche, formation et appui au développement. Son directeur général devrait être nommé aujourd'hui même en conseil des ministres. Il compte sept départements, dont celui d'élevage et de médecine vétérinaire, que je dirige, consacré à la santé animale, à la production animale et à la gestion de la faune. Ces trois volets se retrouveront dans nos interventions sur la grippe aviaire.

Depuis cinq ans environ, nous avons développé des activités sur les maladies émergentes et, particulièrement, celles qui, certes, touchent avant tout les pays du Sud, mais menacent également le Nord. Nombre d'entre elles sont des zoonoses, c'est-à-dire qu'elles affectent tout à la fois l'homme et l'animal. Nous travaillons par exemple sur la blue tongue, maladie uniquement animale, présente en Corse et qui menace le littoral méditerranéen, sur la fièvre du Nil occidental, zoonose qui a circulé en Camargue, et sur d'autres maladies plus spécifiquement tropicales. Je signale qu'une quinzaine de vétérinaires, fonctionnaires du ministère de l'agriculture, opèrent dans mon département, ce qui permet de conjuguer la sensibilité tropicale, propre à leur mission, et le souci de protection du territoire français. Nous fournissons par ailleurs au ministère de l'agriculture une expertise sur les maladies tropicales, dans le cadre d'une convention avec la Direction générale de l'alimentation. Nous sommes également laboratoire de référence OIE et FAO pour une demi-douzaine de maladies tropicales. Nous coordonnons enfin un très gros projet intégré, EDEN - Emerging Deseases in a Changing European Environment -, qui rassemble une cinquantaine de partenaires européens et africains et vingt-quatre pays sur plusieurs maladies - Nil occidental, fièvre du Rift, malaria, etc. Nous sommes dont très impliqués dans les maladies émergentes.

M. le Président : Quel est l'objectif d'EDEN ? La connaissance, la recherche-développement, la lutte, l'alerte ?

M. Emmanuel CAMUS : Tout ce que vous venez de dire : recherche, pour mieux connaître les cycles épidémiologiques, modélisations, afin de prévoir les risques et anticiper l'apparition de ces maladies sur le territoire européen, voire les contrôler. Nos préoccupations sur la grippe y seront peut-être bientôt intégrées.

Pourquoi intervenons-nous sur la grippe aviaire ? Compte tenu de nos effectifs relativement limités, intervenir sur une nouvelle maladie est toujours une décision difficile, que nous prenons au vu de certains critères.

Premièrement, l'impact économique. La grippe aviaire est incontestablement une maladie aux conséquences dévastatrices sur les petits élevages des pays asiatiques. Deuxièmement, l'avancée des recherches. La grippe aviaire est, à l'évidence, une maladie extrêmement complexe dont on connaît peu de choses : pratiquement tout reste à faire en matière de connaissance de son épidémiologie. Troisièmement, la grippe aviaire est ce que l'on appelle trivialement une « maladie solvable » : nous savons que nous obtiendrons des financements afin de poursuivre des actions de formation, de recherche et d'appui au développement.

Aussi avons-nous décidé, à la suite de cette analyse, de nous investir sur la grippe aviaire, avec l'objectif clair d'intervenir dans le Sud et dans le domaine de la santé animale. Les compétences en matière de santé humaine ne sont pas les nôtres, même si nous sommes à la frontière entre l'humain et l'animal. Et si, indirectement, le but est de protéger le territoire français, notre premier objectif est de connaître et de contrôler cette maladie dans les pays du Sud, particulièrement en Asie.

Nous avons, pour cela, développé de nombreux partenariats, avec des organismes français - AFSSA, INRA, IRD, Institut Pasteur, Office national de la chasse et de la faune sauvage, en Europe avec le Royal Veterinary College de Londres, les laboratoires de Venise et de Pirbright, avec le laboratoire sud-africain d'Onderstepoort, l'école vétérinaire de Dakar et un organisme de recherche au Vietnam. Sur le plan international, nous travaillons en étroite relation avec l'OIE et la FAO, ainsi qu'avec une ONG, « Agronomes et Vétérinaires sans frontières ».

Dès l'apparition de l'épizootie au Vietnam, nous avons été sollicités pour nos compétences en épidémiologie. Nous sommes ainsi intervenus au Vietnam, au Cambodge, en Chine, pour donner des conseils sur les réseaux de surveillance à mettre en place, organiser des ateliers de formation et aider à la réflexion sur la reconstruction des filières, par exemple celle de l'élevage de canards, de très nombreux petits éleveurs de canards se retrouvant aujourd'hui sans ressources. Il faut imaginer la reconstitution de ces filières en fonction des données acquises sur la maladie, afin que les nouveaux élevages puissent mieux s'en protéger lorsque, inévitablement, elle réapparaîtra.

À l'été 2005, nous avons été appelés par la FAO pour lui apporter un appui sur la coordination de cinq programmes de coopération technique en Afrique de l'Ouest, en Afrique de l'Est, en Afrique centrale, au Moyen-Orient et en Europe de l'Est. L'objectif était double : d'une part, organiser des formations en épidémiologie ; d'autre part, surveiller les oiseaux migrateurs afin de vérifier si des oiseaux en provenance d'Europe de l'Est, où des foyers avaient été signalés, et arrivés sur certaines zones africaines entre décembre et fin février, étaient porteurs du virus H5N1 hautement pathogène et susceptible d'être transmis à des migrateurs remontant vers l'Europe ainsi qu'à l'avifaune sauvage et domestique africaine. Nous sommes ainsi intervenus il y a quinze jours au Mali et en Éthiopie, en association avec l'ONG Wetland International, l'Office national de la chasse, le Royal Veterinary College et plusieurs partenaires africains. Nous avons collecté à ce jour environ 800 prélèvements cloacaux, conditionnés sous froid, sur glace sèche ou dans l'azote liquide, et expédiés à Padoue. Ils devraient être actuellement en train de transiter à l'aéroport de Milan.

M. le Rapporteur : Quand ont été faits ces 800 prélèvements ?

M. Emmanuel CAMUS : Ces quinze derniers jours ; 700 au Mali, dans la boucle du Niger, et un peu plus de 100 en Éthiopie. Nous connaîtrons les résultats fin février. Il faut compter un bon mois : le laboratoire de référence de Padoue est totalement débordé.

M. le Président : Par quoi ?

M. Emmanuel CAMUS : Par toutes sortes de prélèvements qui lui arrivent du monde entier : c'est un des cinq laboratoires de référence... Sitôt qu'une suspicion est détectée en Turquie, par exemple, une série de prélèvements sont analysés sur place, mais ils doivent obligatoirement être apportés à un laboratoire de référence pour confirmation. On imagine la quantité de prélèvements qui arrivent chaque jour à Padoue, Weybridge et ailleurs.

M. le Président : Ne pourrait-on pas, dans cette période de crise, créer de nouveaux laboratoires de référence ? J'ai cru comprendre que la France n'en avait pas.

M. Emmanuel CAMUS : Il y a plusieurs niveaux de référence. En cas de foyer en Turquie, les Turcs s'adressent à un laboratoire de référence international ; la France a un laboratoire de référence national, celui de l'AFSSA à Ploufragan.

M. le Président : Ne peut-on proposer que Ploufragan devienne laboratoire de référence international ? Il a très certainement le niveau scientifique requis.

M. Emmanuel CAMUS : Certainement, mais il est tout aussi débordé... Nous l'avons contacté, voilà un mois de demi, pour faire face aux demandes de très nombreux pays africains qui commençaient à s'affoler et réclamaient un appui, des formations, etc. ; Ploufragan nous a répondu qu'il était tellement débordé qu'il ne pourrait pas nous aider avant début mars.

M. Gérard DUBRAC : Les prélèvements ont-ils été faits sur des animaux vivants ou morts ?

M. Emmanuel CAMUS : En majorité sur des animaux morts, chassés.

M. le Président : Chassés ou tombés ?

M. Emmanuel CAMUS : Chassés. Nous avions très peu de temps pour intervenir : appelés par la FAO fin décembre, il nous a fallu mobiliser une très grosse logistique. Les experts sont partis le 15 janvier, alors que les oiseaux devaient repartir fin février. Il nous reste encore à intervenir sur le lac Tchad - l'expert a dû partir cette nuit - et au Maroc. Nous n'avons pas le temps d'organiser un système de capture.

M. le Président : C'est logique.

M. Gérard DUBRAC : Mais a-t-on constaté une augmentation de mortalité dans ces zones ?

M. le Président : L'alerte mondiale a été lancée par l'OIE et l'OMS depuis plusieurs mois, sinon un an, et les nations se sont plus particulièrement mobilisées depuis la fin août. Comment se fait-il que la FAO ait attendu le 15 décembre pour vous missionner ?

M. Emmanuel CAMUS : La FAO est une très grosse machine. Elle a malgré tout réagi très rapidement en mobilisant ses fonds propres pour cette opération. Au demeurant, nous ne pouvions pas intervenir avant que les oiseaux migrateurs ne soient arrivés, autrement dit début décembre. Nous n'avons perdu qu'un mois. La machine administrative aura été tout à la fois rapide et lente...

M. le Président : Rapide par rapport à l'habitude, et lente par rapport aux besoins.

M. Emmanuel CAMUS : Rapide pour une organisation mondiale et lente en termes d'urgence.

Nous n'avons pas, à ma connaissance, constaté de mortalité particulière d'oiseaux sauvages.

M. Renaud LANCELOT : Nous n'avons pas constaté de mortalité anormale, rien qui laisse supposer une circulation du virus. Nous saurons exactement ce qu'il en est lorsque nous aurons les résultats des prélèvements, d'ici à un mois et demi. Cela dit, si les services vétérinaires des pays du Sud n'ont que peu de moyens, ils ne restent pas pour autant inactifs. Vous avez pu observer que plusieurs cas suspects avaient été repérés au Sénégal, en Éthiopie et en Afrique australe, mais tous les résultats ont été négatifs jusqu'à présent. Le dispositif est certes insuffisant, mais nous ne partons pas de zéro.

M. Emmanuel CAMUS : J'insiste sur la lourdeur de la logistique à mettre en place. Il faut rapidement mobiliser des experts - habituellement des binômes vétérinaire-ornithologiste -, informer les autorités locales et obtenir leur accord, accéder à des lieux parfois très éloignés des centres habités, conditionner les prélèvements, les expédier et faire en sorte que les compagnies aériennes acceptent de les transporter, en espérant que le transitaire fasse son travail - ce qui n'a pas été le cas en Italie où les prélèvements se sont retrouvés bloqués à la douane de Milan...

Après cette campagne d'hivernage, nous poursuivrons la surveillance durant toute la saison d'été, notamment pour observer les mouvements d'oiseaux au sein de l'Afrique - beaucoup moins bien connus que les trajets migratoires entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique - par capture et installation de balises Argos. Nous devrions ainsi mieux connaître la dynamique de ces populations, élément fondamental si l'on veut comprendre la dynamique de la maladie.

Par ailleurs, nous avons très rapidement mis en place une cellule de communication - vous savez mieux que moi combien cet aspect est sensible - afin de bien montrer que notre intervention dans les pays du Sud concernait essentiellement l'animal, que nous n'étions pas compétents pour répondre à des questions sur les maladies humaines, et d'expliquer le but de notre dispositif.

M. le Président : À qui ? Aux gens du Nord ou aux gens du Sud ?

M. Emmanuel CAMUS : Aux deux.

J'en viens à la recherche. La grippe est une maladie extrêmement complexe et beaucoup d'éléments nous restent inconnus : les interactions entre la faune sauvage et la faune domestique, celles entre l'avifaune et le porc - vraisemblablement le maillon faible, favorable à un réassortiment du virus adapté à l'homme - l'influence du mode d'élevage... J'ai été très frappé au Vietnam, l'été dernier, en voyant à quel point l'élevage de plein air, avec transhumance, était important pour des millions de gens et profondément enraciné dans la culture du pays. Avant de chercher à modifier ces habitudes, il faudra commencer par les comprendre pour, ensuite, proposer des solutions de remplacement. Tous ces aspects doivent être pris en compte dans les travaux de recherche, que nous conduirons pour l'essentiel au Vietnam et au Cambodge, là où le virus circule et où, pensons-nous, se situe le foyer d'origine de la maladie. Mais il faudra vraisemblablement intervenir aussi en Afrique et à Madagascar où certains écosystèmes sont très proches de ce que l'on observe en Asie.

Tout cela représente pour nous un lourd investissement à long terme. Nous serons très rapidement à court de moyens humaines et financiers, alors que nous intervenons simultanément sur trois fronts : l'appui au développement, la formation - les besoins sont énormes : formation des services vétérinaires, mise en place de réseaux d'épidémiosurveillance et d'analyse de risque - et la recherche.

La France peut jouer un rôle pilote dans le domaine de la grippe aviaire dans les pays du Sud. Nous ne manquons pas d'atouts : le CIRAD, unique en son genre par sa taille, sa présence dans de nombreux pays, ses partenariats ; l'IRD, l'AFSSA, l'INRA, l'Institut Pasteur et d'autres organismes, qui interviennent dans ces zones ; nous avons également la chance d'avoir plusieurs vétérinaires français à des postes clés dans des organismes internationaux : le directeur général de l'OIE, Bernard Vallat, le responsable des services vétérinaires de la FAO, Joseph Domenech, les responsables de la grippe aviaire à la Banque mondiale, à la Commission européenne, etc., soit tout un réseau de vétérinaires français qui se connaissent bien, sont en relation de manière formelle ou informelle et qui peuvent aider pour des interventions de la France.

Notre pays s'est engagé à fournir des moyens financiers et des postes, mais ceux-ci ont, dans un premier temps, été destinés essentiellement aux organisations internationales. Le souci d'efficacité et de lisibilité commande qu'une partie de ces moyens soit directement fléchée sur des organismes français - dont, naturellement, le CIRAD.

M. le Rapporteur : Le CIRAD bénéficie-t-il de financements autres que français, européens, par exemple ?

M. Emmanuel CAMUS : Les financements du CIRAD proviennent, pour les deux tiers, essentiellement du ministère de la recherche, et le tiers restant en grande partie de l'Europe, mais également du ministère des affaires étrangères, un peu de l'AFD et le reste d'appels d'offres internationaux. Pour ce qui concerne le département élevage, le ratio est encore plus défavorable : 50 % de nos ressources propres doivent être cherchées à l'extérieur, en grande majorité auprès des fonds européens, mais également auprès de fondations privées du type Wellcome Trust.

M. le Président : Vous procurez-vous des ressources par le biais des brevets ?

M. Emmanuel CAMUS : Oui, mais relativement limitées. Nous venons de breveter des protéines vaccinales, mais il peut s'écouler cinq à dix ans avant d'en faire un vaccin diffusé et rentabilisé. Nous avons également mis au point des kits de diagnostic, fabriqués sous licence par des organismes privés.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous la durée de cette épizootie qui remonte déjà à plusieurs années ?

M. Emmanuel CAMUS : Et ce n'est pas fini...

M. le Rapporteur : Quelle est, à votre avis, la probabilité de la voir s'étendre en Afrique et venir sur notre territoire ? Vous êtes aux premières loges en Afrique.

M. Emmanuel CAMUS : On s'est aperçu que les modes d'élevage en Asie avaient très fortement évolué ces dernières années : le cheptel de volailles, notamment de canards, a pratiquement doublé en cinq ans, notamment au Vietnam.

M. le Rapporteur : C'est très important...

M. le Président : Cette évolution est-elle spontanée ou résulte-t-elle d'une politique d'État ou encore des organismes internationaux ? Comment ce développement s'est-il mis en place ?

M. Emmanuel CAMUS : C'est vraisemblablement dû à plusieurs facteurs : une forte croissance des populations, une aspiration à un certain mieux-être, à une alimentation meilleure, plus carnée, l'opportunité de dégager des revenus plus importants, une perspective de développement qui ne pouvait qu'appeler le soutien des organismes internationaux. Et je ne peux pas imaginer que les autorités politiques de ces pays n'aient pas appuyé ce mouvement, au demeurant parfaitement logique et légitime.

M. le Président : Y a-t-il de la littérature à ce sujet ?

M. Emmanuel CAMUS : On doit pouvoir en trouver, tout au moins sur le Vietnam, plus difficilement sur le Cambodge. La Chine reste une « boîte noire », si je peux dire, même si elle a fait des efforts de communication et de transparence ces derniers temps. Nous devrions avoir plus de difficultés à obtenir les chiffres et surtout à connaître la situation en 1999 - à supposer que les Chinois la connaissent eux-mêmes.

M. Jean-Claude FLORY : Je suppose que, du fait notamment d'une forte urbanisation, les élevages familiaux disséminés un peu partout cèdent la place à des structures beaucoup plus denses et donc plus faciles à comptabiliser. N'était-il pas moins aisé de compter les volailles il y a cinq ans ?

M. Emmanuel CAMUS : Certainement. L'intensification a également joué un rôle, dans la mesure où le virus a beaucoup plus de possibilités de circulation et de réassortiment que dans un élevage plus extensif.

M. le Président : Nous avons entendu plutôt le contraire : les élevages industriels sont beaucoup plus faciles à protéger et à surveiller, nous a-t-on dit. On est allé jusqu'à nous expliquer qu'en Thaïlande, la seule politique d'avenir consiste à regrouper les élevages dans des structures industrielles...

M. le Rapporteur : Et de supprimer les petits élevages.

M. le Président : Or, cette politique serait à vos yeux un facteur de risque. Ce n'est pas nécessairement contradictoire, mais cette question mérite explications...

M. Emmanuel CAMUS : En effet, ce n'est pas totalement contradictoire. Un milieu très confiné et très concentré favorise la circulation du virus une fois qu'il est introduit ; reste qu'il est plus facile de surveiller ces élevages intensifs, d'y appliquer des mesures de biosécurité, de les vacciner et de les contrôler en cas d'épizootie.

M. Roland CHASSAIN : Quel est le budget du CIRAD ?

M. Emmanuel CAMUS : 176 millions d'euros.

M. Roland CHASSAIN : Les migrations de retour suivent deux couloirs : Espagne et Camargue. Allez-vous placer des sentinelles le long de ces trajets ? Les zones de rassemblement en Camargue, avec notamment l'étang de Vaccarès, sont importantes. Comment comptez-vous travailler ?

M. le Président : Sur le territoire national, cela ne dépend plus du CIRAD, mais du ministère de l'agriculture et des DDSV.

M. Emmanuel CAMUS : Exactement, et également de l'Office national de la chasse, à la Tour-du-Valat, qui continue, pendant tout l'hiver, à piéger les oiseaux et à effectuer des prélèvements. Sur tous ces sites sensibles, la surveillance est permanente.

M. Roland CHASSAIN : La grosse période se situera en mars-avril, lorsque les échassiers remonteront.

M. Emmanuel CAMUS : Tout à fait. Mais notre rôle s'arrête au sud de la Méditerranée, et, pour le reste, se limite à intervenir à titre de conseil ou d'avis auprès du ministère de l'agriculture.

M. le Président : Quelles sommes sont mobilisées dans le cadre d'EDEN ?

M. Emmanuel CAMUS : EDEN mobilise 23 millions d'euros, dont 11,5 fournis par la Commission européenne.

M. le Président : Et le reste par les pays. Autrement dit, vous êtes contributeur...

M. Emmanuel CAMUS : Essentiellement sous forme de salaires-chercheurs, temps-chercheurs, installations, etc.

M. le Président : Vous manquerez bientôt de moyens financiers et humains, avez-vous dit. Sentez-vous monter une crise du recrutement de personnels qualifiés ?

M. Emmanuel CAMUS : L'opération que nous menons en Afrique, Europe de l'Est et Moyen-Orient est financée par la FAO à hauteur de 831 000 dollars.

M. le Président : Laquelle FAO devrait être refinancée par la conférence de Pékin.

M. Emmanuel CAMUS : Tout à fait. C'est dans le cadre de cette intervention que nous avons pu recruter un vétérinaire en CDD ainsi qu'un post-doc en épidémiologie moléculaire. Nous avons également fait le pari de recruter en CDI un écologue de la santé : la grippe aviaire étant une affaire appelée à durer, il faut dès à présent investir en moyens humains sur ce thème.

Parallèlement à ces opérations coups-de-poing - surveillance de l'avifaune, formation accélérée, transfert de techniques de laboratoire -, nous devons développer les recherches à beaucoup plus long terme, ce qui suppose de répondre à des appels d'offres en provenance de l'ANR, de la Commission, de Wellcome Trust, etc. Or nous n'avons ni le temps de monter des dossiers aussi importants, ni les gestionnaires et les scientifiques capables de gérer et de réaliser de tels projets. Nous fonctionnons déjà à 120 ou 130 % de nos capacités ; nous n'avons abandonné aucune des thématiques de maladies tropicales sur lesquelles nous travaillons depuis longtemps, toutes extrêmement importantes : peste bovine, péri-pneumonie, blue tongue, autant de programmes qu'il est impossible d'arrêter pour mobiliser tous nos moyens sur la grippe aviaire. Jusqu'à présent, nous avons puisé sur nos propres forces, avec des personnels travaillant samedis et dimanches. La poursuite de cet effort exige impérativement des moyens financiers et humains supplémentaires. Pour l'instant, une douzaine de personnes travaillent sur la grippe aviaire, entre 10 % et 100 % de leur temps, soit quatre ou cinq équivalents temps plein.

M. le Rapporteur : Avez-vous lancé un appel à l'aide ?

M. Emmanuel CAMUS : Oui, à notre direction générale, ce qui nous a permis de bénéficier d'un recrutement, ainsi qu'en direction du ministère des affaires étrangères lorsque nous avons appris que la France prenait un engagement financier de l'ordre de 10 millions d'euros sur la grippe aviaire, en demandant qu'une partie de ces fonds soit dirigée vers le CIRAD. Ce à quoi on nous a répondu que ces crédits devaient être mis à disposition des organismes internationaux.

M. le Président : Cela vaut pour les 10 millions d'euros, mais pas pour les 26 millions d'euros promis au total. Autrement dit, il en reste 16...

M. Emmanuel CAMUS : Pouvons-nous espérer bénéficier d'une partie de ce delta ?

M. le Président : Nous avons été généreux lors du vote du PLFSS pour 2006... Nous avons mis de l'argent sur la table ; or vous n'avez rien vu arriver pour l'instant, c'est cela ?

M. Emmanuel CAMUS : Pas grand-chose, si ce n'est indirectement lorsque la FAO a reçu 750 000 euros par le biais de la représentation française à Rome. Reste que c'est à la FAO qu'est allé cet argent ; nous espérons qu'une partie reviendra au CIRAD, mais tout dépend de la bonne volonté du gestionnaire du fonds en question.

M. le Président : Y a-t-il eu des appels d'offres supplémentaires de l'ANR ?

M. Emmanuel CAMUS : Nous avons beaucoup milité depuis six mois en faveur d'un appel d'offres spécifique ANR sur les maladies émergentes ; on nous a répondu que des programmes de recherche existaient déjà dans le domaine des maladies infectieuses ou celui de la santé - environnement et que cela était suffisant. C'est dommage : un appel d'offres spécifiquement dédié aux maladies émergentes permettrait de développer plus rapidement des recherches sur ces sujets.

M. le Président : Nous avons souligné dans notre premier rapport le fait qu'il n'y ait pas dans l'ANR de chapitre dédié aux maladies émergentes. Nous le confirmerons et nous interrogerons le directeur de l'agence sur ce point.

M. Emmanuel CAMUS : Vous m'avez interrogé sur la probabilité de voir la grippe aviaire arriver en Afrique. Nous n'en sommes encore qu'à la phase de l'analyse du risque : les premiers résultats, qui seront connus à la fin du mois, nous donneront une première indication en nous disant si, oui ou non, le virus a été détecté en Afrique. Si c'est non, il faudra attendre les résultats sur d'autres sites - Maroc, lac Tchad - et ceux de la prochaine campagne, l'hiver 2006-2007 prochain. La probabilité n'est pas nulle : on sait que les oiseaux migrateurs ont été au contact de foyers d'infection en Europe de l'Est et qu'ils sont susceptibles de transporter le virus H5N1 hautement pathogène sur de longues distances. Mais pour l'instant, je ne peux répondre à cette question, et pas davantage sur le risque lié au retour des oiseaux migrateurs sur l'Europe.

M. le Président : Et sur la longévité du virus et la sévérité de l'épizootie ?

M. Renaud LANCELOT : Non seulement il y a eu cet énorme accroissement de la densité des volailles en Asie du Sud-Est, mais les services vétérinaires ne se sont pas mobilisés à la hauteur de la menace. Le virus a été détecté pour la première fois en 1997 à Hong-Kong : l'affaire avait fait quelque bruit puisqu'il y avait eu des cas de mortalité humaine. Mais, par la suite, le virus est devenu une sorte de sous-marin : on le soupçonne d'avoir tourné pendant longtemps en Chine, avant de réapparaître en 2003. Pendant toute cette période, il a eu largement le temps de s'adapter étroitement à l'animal et de devenir encore plus dangereux pour les volailles.

M. le Président : Cet élément est extrêmement important, et même décisif, au regard des conséquences à en tirer en matière de veille virologique et de ce que l'on a appelé l'ingérence sanitaire. Si ce virus n'avait pas tourné en sous-marin pendant toutes ces années, il ne serait pas aussi armé et difficile à combattre aujourd'hui.

M. Renaud LANCELOT : Il est même réapparu à Hong-Kong ces derniers jours.

Non seulement le virus s'est encore mieux adapté aux volailles, mais le développement de l'aviculture en Asie du Sud-Est, pour une bonne part, a surtout concerné l'élevage intensif, qui utilise des animaux au type génétique très homogène et peu variable. Il y a tout lieu de craindre que le virus se soit particulièrement bien adapté au type génétique de ces volailles domestiques, ce qui explique qu'il ait provoqué dans ces pays de véritables catastrophes économiques, d'autant plus graves que des pays, comme le Vietnam, ont délibérément souhaité développer de nouvelles filières d'élevage intensif, en les concentrant dans des bassins de production à l'écart des villes. D'où la nécessité de réfléchir à la reconstruction des filières en analysant les risques liés à cette évolution.

Du fait de cette masse de virus circulant en Asie du Sud-Est, la question était de savoir s'il allait pouvoir diffuser dans d'autres parties du monde. Jusqu'à l'été dernier, un certain nombre de personnes soutenaient que la faune sauvage était beaucoup plus victime que vecteur du virus ; beaucoup le pensent encore, le virus H5N1 hautement pathogène n'ayant encore jamais pu être isolé sur un oiseau sauvage vivant, mais seulement sur des animaux morts - ce dont on déduisait qu'ils s'étaient contaminés au contact d'oiseaux domestiques.

M. Roland CHASSAIN : On a retrouvé du H5N1 sur des oiseaux sauvages vivants en Camargue...

M. Renaud LANCELOT : Oui, mais pas la forme H5N1 hautement pathogène. La grippe aviaire est une maladie très compliquée. De nombreux virus circulent et, chaque année, on en isole de nouveaux, y compris en France, à tel point qu'une directive européenne oblige, depuis décembre, les services vétérinaires à déclarer toute identification d'un virus d'influenza aviaire.

L'examen de la carte des contaminations et des nouveaux foyers apparus cet été réduit peu à peu à néant cet argument : le doute est de moins en moins permis sur le rôle de la faune sauvage dans la diffusion du virus, même s'il n'est pas encore prouvé pour le moment. Toutefois, un article scientifique a rapporté que de jeunes colverts auxquels on avait inoculé le virus pouvaient survivre tout en portant le virus - en conditions expérimentales, il est vrai.

M. Roland CHASSAIN : Le canard colvert est un oiseau sauvage, mais il existe beaucoup de spécimens industriels désormais...

M. Renaud LANCELOT : Tout à fait, et c'est bien pour cela que le doute est encore permis.

Mme Geneviève GAILLARD : À vous entendre, il pourrait y avoir eu en Asie du Sud-Est une co-évolution entre un virus de la grippe aviaire et des variétés de canards ou de volailles particulières, d'où des conséquences catastrophiques. Cette vision des choses pourrait inciter à l'optimisme, dans la mesure où l'épizootie devrait finalement se cantonner aux pays dans lesquels vivent les variétés en question : la circulation du virus serait dans ce cas essentiellement liée aux transports d'animaux et aux échanges commerciaux. Mais dans le même temps, il n'y a plus de doute, à votre avis, sur le fait que la faune sauvage joue un rôle dans cette affaire... Je suis beaucoup plus réservée que vous sur cette hypothèse : personne n'a encore trouvé de virus H5N1 hautement pathogène dans la faune sauvage. Depuis trois ans que sévit l'influenza aviaire, on n'a jamais trouvé de foyer déclaré en Afrique, là où vit la faune sauvage ; on en a trouvé en Europe, mais avec des virus différents. Avez-vous déjà pu dresser un état des lieux contenant des éléments susceptibles de nous éclairer, ou tout cela reste-t-il à vérifier ?

M. le Rapporteur : Et pour les animaux à quatre pattes ? Peut-il y avoir un risque avec le porc, en particulier dans le cas d'élevages avicoles et porcins très rapprochés ? Y a-t-il une surveillance ?

M. Emmanuel CAMUS : Le porc pose beaucoup d'interrogations. C'est un des premiers objets des recherches que nous souhaitons développer au Vietnam. La très grande proximité entre la faune sauvage, les oiseaux domestiques, les porcs et l'homme est de nature à favoriser une évolution très rapide du virus.

M. le Président : Les cochons font-ils aujourd'hui l'objet d'une surveillance et de prélèvements ?

M. Renaud LANCELOT : Tout à fait, en particulier au Vietnam. De très nombreux prélèvements ont été opérés, pour l'instant toujours négatifs, à tel point que nous avons été conduits à relativiser l'importance que nous donnions au rôle du porc.

M. Emmanuel CAMUS : Pour ce qui est du rôle de la faune sauvage, nous n'affirmons rien ; nous disons seulement que c'est une hypothèse forte, alors que celui des transports d'animaux est une évidence. Il faut y regarder de plus près ; c'est tout l'objet de notre intervention en Afrique.

Mme Geneviève GAILLARD : On se focalise beaucoup sur la faune sauvage, et c'est normal ; mais au vu des résultats, tout porte à croire qu'il y a d'autres modes de contamination impliquant directement l'homme, mais dont on ne parle pas. Sans doute est-ce tabou... Tandis que la faune sauvage serait responsable de tous les maux du monde !

M. le Président : La discussion reste ouverte sur le plan scientifique. L'idée d'un rôle de la faune sauvage est relativement nouvelle, la théorie officielle depuis des années restant celle du commerce humain. Or, apparemment, celui-ci n'explique pas tout. Le problème n'est pas de prouver la « culpabilité », si je peux employer ce mot, de l'homme ni des oiseaux, mais de trouver une explication scientifique. Je dois dire, tout de même, que l'idée d'une « culpabilité » des oiseaux ne me semble guère porteuse d'avenir philosophique...

Messieurs, nous avons pu apprécier la qualité du travail que vous conduisez, mais également l'immensité des questions ouvertes et la difficulté à mobiliser les moyens qui s'imposent. À ce propos, disposons-nous d'effectifs suffisants de vétérinaires, ornithologues, chercheurs, dans la perspective d'éventuels recrutements ?

M. Emmanuel CAMUS : Très certainement. Qu'il s'agisse de vétérinaires, de virologistes, d'épidémiologistes, d'écologues, d'ornithologues, nous pouvons compter sur un réservoir suffisant.

M. le Président : Messieurs, nous vous remercions.


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